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ANTOINE
L'AMI DE ROBESPIERRE
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TYPOGRAPHIE DE CH. LAHURB
Imprimeur du Sénat et de la Cour de Cassation
, rue de Vauglrard, 9
ANTOINE
L'AMI DE ROBESPIERRE
U TOUR AU païen - pTOIBE DE MA GRANDTANTE
- U DAME DES MARÀIS-SÂUNTS
RECITS DANS LA TOURELLI
(xioisiiiia siKii)
PAR X.-B. SAIMINE
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DEUXIÈME ÉDITION
PARIS
LIBRAIRIE DE L HACHETTE ET C"
RtTB PIERRB-SARRAZIN, H" 14
1858
Droit d9 traduction r4$vnr4
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RECITS
DANS LA TOURELLE,
ANTOINE,
L'AMI DE ROBESPIERRE.
I
Le collège.
Vers 1767 à 1768, dans la voiture publique qui, d'Arras,
se rendait à Paris à petites journées, se trouvaient deux
jeunes garçons, dont le plus âgé pouvait compter treize ou^
quatorze ans. Tous deux avaient pour guide et pour com-
pagnon de route un bon frère quêteur, chargé de leur sur-
veillance jusqu'à leur arrivée à Paris, où ils devaient entrer
au collège Louis-le-G-rand , Tun comme élève payant, l'autre
comme boursier.
En faveur de ^es bonnes dispositions religieuses , M. de
Conzié, évêque d'Arras , avait pris celui-ci en affection , et
s'était déclaré son protecteur. ^
Le frère, ayant le sommeil facile en voiture, choisit un
coin sur la banquette où ils se trouvaient tous trois, et, grâce
à cet arrangement et au sommeil presque continu de l'argus
eDcapuchonné, les jeunes garçons, livrés à eux-mêmes,
248 a
2 ANTOINE.
après un instant d'examen ailenciear, échangeaient quelques
paroles, et commençaient une liaison qui, pour le malheur de
Tun d'eux, ne devait durer que trop longtemps.
Antoine était l'un de nos petits voyageurs. L'autre se nom-
mait Isidore.
a: Que fait votre père ? disait Isidore à Antoine.
, — Mon père est brasseur dans la Cité ; il occupe quarante
ouvriers; vous savez cette grande brasserie : Antoine-Antoine^
à la Branche d'acacia,
— Je connais; mais vous, je ne me rappelle pas vous
avoir jamais vu I Vous avez donc commencé vos classes à
l'école et non au collège d'Arras ? sans cela nous nous se-
rions déjà rencontrés, dit Isidore d'un ton quelque peu dé-
daigneux.
— Mon père m'a fait instruire à la maison, sous ses yeux;
il a mieux aimé cela, quoique ça coûte plus cher, répliqua
Antoine avec la fierté du plus riche.
— Qui est-ce qui vous donnait des leçons?
— L'abbé Pdrret.
— Ah! un petit vieux, toujours sale. Est-ce qu'il sait le
latin ?
— Très-bien, puisqu'il me l'a enseigné.
— C'est qu'il ne le savait pas assez pour le collège, où il
était chien de cour. Il y apprenait à lire aux enfants, i
Ce mépris, jeté à mauvaise intention sur son premier pro-
fesseur, fit monter la rougeur au front d'Antoine ; il méditait
sa réponse quand Isidore, revenant tout à coup à ces senti-
ments d'humilité chrétienne que M. de Gonzié avait aimés
en lui, tendit la main à son compagnon de route , en lui
disant :
' c Je vous demande pardon, monsieur Antoine, si j'ai pu
vous contrarier par mes paroles ; je me le reproche et vous
prie de m' excuser. :»
Antoine , bien éloigné de s'attendre à ces avances , en fut
vivement touché ; il pressa avec émotion la main qu'on lui
LE COLLEGE. 3
tendait. Le soir de ee même jour, ils étaient amifl et et se tu-
toyaient à qui mieux mieux.
Nos jeunes gens n'avaient pas séjourné ensemble un mois
au collège que leur position respective fut fixée. Antoine avait
subi l'ascendant d'Isidore. Cependant celui-ci, d'une appa-
rence grêle, d'une figure disgracieuse, était le plus jeune des
deux; il n'avait guère plus de savoir ni plus de raison que
son camarade. A quoi donc attribuer, l'empire exercé par lui
snrAntoine? Ala haute opinion qu'il avait de lui-même, à la
nature sérieuse de son esprit, et môme à certain état mala-
dif, à une irritation nerveuse qui du physique réagissait sur
le moral.
Antoine se soumit d'abord aux idées de son ami, parce
qu'il l'admirait; ensuite, par pure bonté d'âme, parce qu'il
l'aimait. 11 le voyait pâlir et s'émouvoir à la moindre contra-
diction; il traita ses exigences comme des malaises, et crut
qu'en fait de discussions c'était au mieux portant de céder h
l'autre. Le pli une fois marqué ne s'effaça pas. Il devait d'au-
tant moins s'en méfier, que le protégé de M. de Con^iié affichait
sur toutes choses une sorte de rigorisme capable d'imposer à
son compagnon; mais ce rigorisme, chez un garçon de cet
âge, procédait moins de convictions sincères que d'une exal-
tation de cerveau. Jusqu'à présent, cette exaltation se mani-
festait au sujet des idées religieuses dont on l'avait entre-
tenu ; mais qu'elle devait facilement se détourner sur d'autres
objets, même des plus contradictoires ! Nous allons en fournir
la preuve.
Pour les préparer à la première communion et les édifier
durant leurs heures de loisir, on avait mis entre les mains
des deux amis un livre plein de prestige, de dévouements
merveilleux, de pensées sublimes et naïves, un livre dont
chaque histoire est un drame palpitant, la Vie de$ Saints,
Nos deux amis ressentirent à la lecture de ce livre une
impression dont le résultat dépassa de beaucoup le but qu'on
Toulait atteindre. Isidore, s'ehthousiasmant au récit de ces
4 ANTOINE.
pieuses abnégations, de ces renoncements au monde, ne rêva
bientôt plus que la yie érémitique, et le jeûne et les austé-
rités dans quelque solitude.
Antoine songea à sa mère, et refusa d'abord de suivre son
ami, même dans ses rêves; mais celui-ci, à force de le cir-
convenir, de lui parler des joies du désert et d'une existence
rêveuse passée face à face avec Dieu , finit par Tentratner
dans son tourbillon.
Renoncer au monde et à ses joies était ce qui coûtait le
moins aux deux écoliers : cela signifiait simplement pour
eux quitter le collège et s'affranchir des leçons, des pensums
et des châtiments. Mais ils ne s'abusaient pas sur un point :
c'est que l'argent leur était indispensable pour gagner le
désert. Le seul moyen d'en amasser fut de mettre de côté
celui que M. de Conzié envoyait à Isidore pour ses déjeuners
et ses menus plaisirs, et celui qu'Antoine recevait de sa fa-
mille pour le même objet.
Les voilà donc se condamnant au pain sec chaque matin
et à la privation de tout plaisir onéreux. En attendant l'ac-
croissement de leur trésor, les voilà enfantant projets sur
projets pour organiser leur Thébaïde et y vivre en vrais
anachorètes.
Gomme logement , à la rigueur, une grotte spacieuse et
profonde pourrait suffire, décorée à l'entrée de buissons
d'églantiers, de liserons et de chèvrefeuilles , tapissée inté-
rieurement de mousse et de lierre : ce serait encore là une
retraite assez agréable. On aurait soin de la choisir tout au-
près d'une source claire, limpide et non saumâtre. Quand on
se décide à ne boire que de l'eau, faut-il au moins la boire
à son goût. Mais la nourriture?... Y a-tril pour si peu de
quoi rester embarrassé ?
c Nous travaillerons à la terre, et Dieu bénira notre cul-
ture comme il a béni celle de saint Pacôme.
— Nous aurons, avant tout, un champ de blé ; car on ne
peut se passer de pain.
LE COLLÈGE. 5
— Od, et un verger.
— Oui, et un potager. »
Et déjà , aux alentours de leur grotte, ils voient se dérou-
ler la verdure de leurs épis, escadronnant, tourbillonnant au
soleil sous les brises du matin ; cela leur réjouit la vue et
leur procure une douce fraîcheur ; les rameaux de leurs ar«
hres se courbent sous le poids des fruits; ils en ont de pleines
corbeilles, qu'ils travaillent eux-mêmes avec Tosier croissant
au bord de leur ruisseau.
Jusqu'alors tout allait bien.
< Mais si les animaux sauvages se jettent à travers nos
champs et détruisent nos moissons? dit Antoine.
— Nous les tuerons, répond Isidore.
— Oh l... il ne faut tuer personnel
— C'est vrai; eh bien ! nous accepterons cela comme unepur
nition du ciel.... Pourtant, s'ils nous attaquent nous-mêmes?
— C'est autre chose ; la défense est un droit : nous nous
défendrons!...
— Avec quoi? il nous faut des armes !
— Nous en aurons ; un fusil,...
— Chacun, et une paire de pistolets.
— Des beaux I. à deux coups 1 N'oublions pas de nous bien
approvisionner de poudre et de plomb ; car, la récolte man-
quant, la chasse sera une ressource.
— Sans doute I »
Une autre objection se présenta.
c Si, au lieu d'animaux sauvages, ce sont des hommes,
des malfaiteurs , qui viennent piller, ravager nos champs ?
car enfin, même au désert, on peut avoir de mauvais voisins.
Saint Porphyre fut surpris et maltraité par des méchants
qui lui supposaient des trésors.
— N'aurons>nous pas des armes?
— Mais s'ils sont les plus forts ?
— Eh bien I nous ferons alliance avec d'autres , et nous
irons les piller à notre tour I »
6 ANTOINE.
Ainsi, de rêves en rêves, nos deux petits saints étaient de*
venus deux bandits, et la grotte de la Thébaïde se transfor-
mait Insensiblement en une caverne de voleurs. Isidore était
le chef de la troupe; Antoine son lieutenant en premier. Us
devaient non convertir leurs compagnons, mais les disci-
pliner, leur donner un costume pittoresque, une armure bril-
lante, et, grâce à eux, jouer un certain rôle de conquérants.
Les histoires de Fra-Diavolo et de Rinaldo-Rinaldini avaient
remplacé la Vie des Saints; ils ne visaient plus à être cano-
nisés, mais à être pendus 1
Ne croyez pas que je me sois appesanti sans raison sur ces
détails, en apparence puérils; les petits événements que je
signale ici renfermaient en eux le germe d*événements bien '
autrement graves. Mais il me reste à parler d'un fait encore
plus étrange, né de Timagination désordonnée dlsidore, et
qui valut à Antoine d'être, pour ainsi dire, chassé du collège
Louis-le-Grrand.
Leur première communion avait fait reprendre son cours
naturel aux idées pieuses des deux- amis. Antoine néanmoins,
au lieu de ces instincts si doux et si purs éclos sous les ca-
resses de sa mère, de cette religion éclairée qu'il devait à de
saints exemples, se trouvait désormais accessible aux entraî-
nements les plus irraisonnés.
Isidore tomba malade et fut mis à l'infirmerie du collège.
A répoque de sa convalescence , il sembla sortir d'un autre
monde, tant ses anciennes croyances s'étaient modifiées, et
tant il avait acquis de notions positives sur des matières
jusqu'alors totalement étrangères pour lui.
Il réapparut devant Antoine avec un système complet de
religion nouvelle, basé sur les inspirations de l'âme d'une
part, de l'autre, sur le fluide magnétique, alors inconnu en
France; le tout mélangé d'un reste de traditions catholi-
ques : illuminisme grossier que l'Allemand ?ung-Stelling et
Mme de Krudner devaient propager plus tard. Il avait des
visions, des révélations; ses songes étaient des avertisse-
LE COLLÈGE. . 7
ment8 du ciel qu'il savait interpréter a?eû certitude. Fasciné
par ses discours, par son éloquence, par Tétrangeté môme de
ses doctrines, Antoine se laissa encore une fois aller à son
impulsion. Isidore fut à ses yeux un oracle, un prophète, un
Christ futur appelé à rénover le monde.
Ils en vinrent à ce degré de folie, de croire qu'autrefois
leurs deux âmes avaient été unies par un lien sacré. La mèro
d'Isidore avait perdu son premier fils en bas âge : eh bien !
l'âme de ce fils habitait maintenant le corps d'Antoine I Telle
était, ils n'en doutaient pas, la cause décisive du penchant
qui les avait entraînés l'un vers l'autre. Dans toutes les
grandes affections se montrait ainsi la force attractive de
deux âmes déjà appareillées dans des temps antérieurs ; leur
instinct divinateur, leurs rêves, tout venait corroborer cette
douce persuasion.
La source originelle de ce mysticisme , de cette fantas-
magorie magnétique était une vieille folle qui croyait à
peine en Dieu et prétendait avoir des entretiens avec la
Vierge Marie. Nouvellement arrivée de Vienne, où eUe avait
été la servante de Mesmer, cette sibylle, dont la principale
occupation consistait dans la surveillance de la lingerie au
collège Louis-le-Grand, devenait aussi garde-malade par
circonstance. On la nommait Mme Lépicier. C'est elle qui
avait soigné et veillé Isidore lors de son indisposition ; et
quand, affaibli par le jeûne et par l'alitement, il fut pris de
vertiges et d'hallucinations fiévreuses , elle lui avait traduit
ses ^ions, déroulé tout entière sa science de sorcière et de
pythonisse ; et il avut cru, car il avait vu.
Quelque temps après, non contents de se bercer mutuelle-
ment de leurs rôves, les deux amis tentèrent de faire des prosé-
lytes parmi leurs condisciples. L'illuminisme gagna une partie
des classes, et ne laissa pas que d'amener une grande per-
turbation dans les études. Mais les apôtres furent dénoncés
par un incrédule; l'abbé Proyard, principal du collège, chassa
Mme Lépicier, et prit soin d'instruire la mère d'Antoine de
8 . ANTOINE.
ce qui se passait. Son père ëtait mort depuis un an. La pauvre
femme, justement effrayée du cours que prenaient les idées
de son fils, et préférant pour lui un peu moins de latin et
plus de bon sens, se hâta de le rappeler auprès d'elle. Quant
à Isidore, la haute protection de M. de Gonzié le maintint
dans son privilège de boursier.
Antoine quitta donc le collège, et avec de vifs regrets, car
il lui fallait se séparer de son ami, de son guide, dire adieu
à son étoile polaire. Au moment du départ, tous deux se ju-
rèrent de rester fidèles à leurs croyances, en dépit des per-
sécutions; puis, dans un dernier embrassement :
^ Nous nous re verrons, mon ami I dit Antoine.
^ Bientôt, mon fpèrel i répondit Isidore.
Il fallut les arracher des bras l'un de Tautre.
Arrivé dans sa ville natale , heureux de se retrouver avec
sa mère, Antoine l'aida à diriger la brasserie de la Branche
d'acacta, à la tête de laquelle il ne tarda pas à se mettre. Le
temps s'écoulait, ses idées mystiques s'effaçaient, et, natu-
rellement bon et sensible, il eût rendu heureux ceux qui
l'entouraient , s'il avait pu réprimer les tendances tyranni-
ques de son caractère.
Lui, si faible vis-à-vis d'un jeune homme dont rien ne dé-
montrait la supériorité, il ne pouvait plus supporter d'autre
joug : tant il est vrai que tout esclave devient facilement
tyran t II faut avouer que les circonstances contribuèrent
puissamment à développer en lui ce malheureux penchant à
la domination. A dix-sept ans, commandant à un grand
nombre d'ouvriers, contraint de suppléer, par la ténacité de
sa volonté, à ce qui lui manquait et d'âge et de force phy-
sique, il s'habitua à imposer ses idées à ses subordonnés et
à regarder toute résistance comme une révolte. Sa mère, en
usant de la tendresse qu'il ne cessa jamais de lui témoigner,
eût pu assouplir cette volonté de fer, mais elle fut la première
à s'y soumettre. Elle avait obéi sous son mari, elle obéissait
sous son fils, heureuse encore, la pauvre femme, de retrouver
LE COUiÉGE. 9
dans celai-c^ un trait de plus qui lui rappelât Fépoux qu'elle
pleurait!
Trois ans après , Autoine se maria ; il eut un fils qu'il
nomma Victor et qu'il adora. Celle qu'il avait épousée, ange
de douceur et de résignation, se fit une loi de répondre aveu-
glément au moindre des désirs de son mari. Ainsi ce qui au-
rait peut-être été en lui force raisonnée de caractère devint
un principe absolu d'entêtement incurable. Un seul homme,
d'un niot, devait faire tomber ce rude échafaudage et régler
du doigt les mouvements de cette volonté intraitable.
Un jour, Antoine, se promenant avec son fils, près de la
ville, sur les bords de la Scarpe, du côté des Ëcluses, — c'était
en 1780, son petit Victor avait alors six ans, — > vit sortir du
Tal-Masset, herbage entouré de haies vives, un individu qui
semblait déclamer en gesticulant. Les poètes étaient rares
dans l'ancienne province d'Artois. Antoine le prit d'abord
pour un fou, et, comme son fils, partageant sa croyance, com-
mençait à s'effrayer et le tirait par la basque de son habit
pour le faire rentrer en ville, il obéissait au mouvement de
l'enfant quand son nom lui fut jeté de loin par le déclamateur.
Ce nom, ce seul mot suffit. Une sensation à lui inconnue
depuis bien longtemps, celle de la peur, le saisit tout à coup.
£tait-ce un pressentiment de la fatale influence que devait
encore exercer sur lui cet homme ? car c'était bien lui ; il
ne s'y était point trompé une seconde 1 Ses traits se contrac-
tèrent, sa poitrine se gonfla; et, à peine remis de son émo-
tion, il sentit une des fiiains d'Isidore presser la sienne, tan-
dis que l'autre tombait familièrement sur son épaule :
< Ah I te voilà I » dit celui-ci de sa voix aigre.
Et il sembla à l'honnête brasseur d'Arras que le mauvais
génie reprenait possession de son âme. Aux yeux du nouvel
arrivant, ce trouble ne fut que celui de la joie et de la sur-
prise.
( U s'est passé bien des choses depuis que nous ne nous
sommes vus, dit Antoine, à peu près redevenu mattre de sa
10 ANTOINE
jpensée ; j'ai mille félicitations à t'adresser sur tes succès
dans les concours universitaire» et même dans tes études de
droit.
— . Oui, répondit Isidore d'un ton de nonchalance afifectée;
j'ai travaillé depuis toi! Que veux-tu? une fois inatôte débar-
rassée de ce fatras de billevesées mystiques dont la mère Lé-
picier l'avait remplie, il a bien fallu y fourrer autre chose. J'y
ai mis du grec, du latin et mieux que cela. Le temps est venu
où il faut songer aux intérêts de la terre et non à ceux du
ciel; le meilleur moyen d'honorer Dieu, c'est d'être utile aux
hommes I Je viens d'être reçu avocat ; eh bien ! si je le puis,
je concourrai de toutes mes forces à mettre fin à ce grand
procès qui, depuis trop longtemps, se débat entre les escla-
ves et les tyrans! »
Il parla alors avec enthousiasme de l'organisation des ré-
publiques anciennes.
c En effet, lui dit Antoine, on m'a appris que notre profes-
seur Hérivaux t'avait surnommé le Romain.
— C'est vrai, et j'en suis fier ! >
Et il entama une longue thèse en faveur de l'humanité.
Pendant cette conversation, le petit Victor, toujours s'ef-
frayant des gestes multipliés et de la voix glapissante de l'é-
tranger, redemandait à grands cris sa mère. Les deux anciens
amis se séparèrent donc, en promettant de se revoir souvent,
car Isidore était revenu dans Arras pour y exercer sa pro-
fession d'avocat.
A la première visite qu'il fit à la Branche d'acacia^ dès que
la femme d'Antoine l'aperçut , elle sentit en elle un vif mou-
vement de répulsion : sitôt qu'elle l'eut entendu développer
avec complaisance ses idées audacieuses en politique comme
en morale, elle le prit en horreur, et conjura son mari, les
mains jointes, de rompre avec cet homme, qui lui serait fatal.
Sublime privilège de ces âmes aimantes à qui se révèle pres-
que toujours, comme d'instinct, le péril caché qui menace les
objets de leur affection !
LE COLLÈGE. Il
Antoine attribua d'abord à des raisonis Tulgaires la répu-
gnance de sa femme pour son ex- condisciple.
c Sa laideur, son visage pâle et stigmatisé de petite vérole.
Tout seuls prévenue contre Isidore, se dit-il; puis, quelle
femme ne jalouse pas les amis de son mari? »
Il la railla de ses appréhensions. Pourra première fois, sa
parole ne put la convaincre; elle insista, le suppliant, au nom
de son fils, de ne point recevoir cet homme chez lui I Oui,
c'est au nom de leur enfant qu'il lui prit ce courage, cette
force inaccoutumée de résistance et de supplications I Que
craignait-elle donc? Elle-même peut-être l'ignorait; et ce*-
pendant, si elle avait pu convaincre son mari , elle sauvait
la vie de son fils, elle se sauvait elle-même I
Mais Antoine résista : bien plus, pour la guérir de ce qu'il
appelait ses folles préventions, il invita dès le lendemain son
ami à dîner, et contraignit sa femme à le servir.
Vers la fin du repas., excité par le vin , le convive tint sur
les gens titrés, sur la cour et sur les courtisans, des propos
que le maître de la maison n'approuva pas plus que les autres.
Dès qu'Isidore fut parti, la mère d'Antoine prit en main la
cause de sa bru :
c Tu as voulu le recevoir, tu l'as reçu, c'est bien, dit-elle à
son fils; tu es le maître; Mais sais-tu qui vient de s'asseoir
à ta table? Quoiqu'ils soient originaires du pays, beaucoup
ignorent la chose : car son père a changé de nom par ordre
de la justice, et n'est revenu ici qu'après un long exil !
— Comment ? fit Antoine.
— Oui ; et certes, si je n'étais poussée à bout, je ne révé-
lerais point ce fait ; car je n'aime point à nuire à mon pro«
chain, surtout à l'égard d'un garçon que notre digne évêque
a pris en pitié, bien qu'il sache d'où i\ sort.
— Mais d'où sort-il enfin? s'écria Antoine.
— Ne te l'a-t-il pas dit, puisqu'il est ton ami ?
— Si je le lui demande, il me le dira.
— Ainsi soit-il I murmura la mère. Je n'ai (iéjà que trop
1 2 ANTOINE.
parlé ; car ce que j'en sais m*a été confie, et je Taurais oublié
s'il n'avait pris soin de me le rappeler par ses discours.
Crois-moi , cependant , il ne peut rien venir de bon de ce
côté-là! 1
Il était de la destinée d'Antoine de résister à ceux qu'il ai-
mait et de n'être sans force et sans Yolonté que Yis-à»vis
d'Isidore. U continua donc de le voir et de le recevoir. Le
pompeux appareil de philosophie républicaine fastueusement
développé par l'avocat avait eu d'abord peu de prise sur le
brasseur; il s'en inquiétait faiblement : tout cela lui semblait
une amplification de ce qu'il avait autrefois traduit lui-même
au collège, et par conséquent ne lui causait guère que de
l'ennui, par réminiscence. Mais' ces principes, s'ils étaient
attaqués par sa femme ou par sa mère, il croyait sa vanité
intéressée à les soutenir. Il les défendait contre elles avec
violence, avec emportement, et, à force de les défendre, il
finit par les adopter.
Il les adopta surtout lorsqu'il vit poindre ce temps où les
prédictions de son ami semblaient près de s'accomplir.
La révolution n'était pas encore en marche, mais tout l'an-
nonçait. Dans la maison d'Antoine on cessa de lutter contre
des idéesi. devenues les siennes : de ce côté, tout était rentré
dans la soumission habituelle. De même, n'ayant d'autre guide
que son ancien compagnon, il s'abandonnait d*autant plus
franchement à l'impulsion qu'il en recevait, qu'Isidore avait
repris sur lui une vraie supériorité par une instruction plus
complète et l'acquisition de connaissances réelles.
Les années s'écoulèrent; les succès du nouvel avocat à la
Cour royale d'Arras, le renom littéraire dont il jouissait dans
cette ville, où il venait d'être nommé président de l'Acadé-
mie, seml)lèrent assez j ustifier l'engouement d'Antoine pour
lui. Néanmoins, malgré cette intimité de tous les instants,
Antoine n'avait pas encore osé solliciter une confidence d'Isi-
dore au sujet de ce secret dont sa naissance était voilée :
quand il essayait de diriger l'entretien de ce côté, l'entretien
LE COLLÈGE. 19
restait en route, c Ce secret, l'i^ore-t-U lui-môme, se dit
Antoine, ou ma mère a-t-elle été abusée par quelques bruits
menteurs, comme il en circule tant dans les petites yilles? »
11 finit par se le persuader, et il n'y songeait plus, quand une
circonstance inattendue vint subitement réveiller en lui ce
souvenir, et donner une solution à la demi-confidence de sa
mère.
L'Académie de Metz avait mis au concours une question
touchant le préjugé juridique qui déverse sur toute une fa-
mille rinfamie d'une condamnation. L'académicien d'Arras
traita le sujet sans en parler, même à son ami ; il obtint le
prix, et l'éclat seul du triomphe apprit à Antoine le nom du
vainqueur. Mais ce sujet, traité d'une façon si mystérieuse
d'abord, les rapports que devait avoir cette proposition avec
les pensées secrètes de l'auteur, tout replaça Antoine sur
la voie, et il résolut de forcer Isidore à ne lui plus rien
cacher.
Un soir, après avoir soupe ensemble, tous deux se prome-
naient sur la place du Vieux-Marché, près de laquelle logeait
l'avocat littérateur; celui-ci guerroyant conune d'habitude
contre les préjugés :
c n en est un, lui dit Antoine avec plus de courtoisie que
de franchise, que tu as frappé entre les cornes, et qui ne s'en
relèvera pas !
— Lequel ?
*— Parbleu I celui qui rend les enfants responsables des
crimes de leur père, et dont ton ouvrage a si bien fait
justice l
— Ouil répondit l'autre d'une voix acerbe en pressant con-
valsivement la main de son ami ; mais je ne Tai frappé
qu'à moitié ; il faut achever l'œuvre, et je m'en occupe ! Il est
temps qu'on cesse de renfermer dans le ventre d'une femme
la noblesse ou l'infamie ; il faut que désormais l'enfant vienne
au monde sans être jugé d'avance, sans porter sur son front
une couronne de comte ou la marque du bourreau l »
14 Ain'OINE.
L'occasion se présentait belle pour Antoine ; il ne la laissa
pas échapper.
c Quant à moi, tu sais si je partage tes idées sous ce rap-
port, comme sous bien d'autres. Tout homme n'est -à mes
yeux que ce qu'il vaut par lui-même, fût^il issu d'un prince
ou d'un bandit.
— Es-tu aussi sûr de toi que tu le penses? répliqua Isi-
dore , s'arrôtant brusquement , croisant les . bras et fixant
sur Antoine, malgré les ténèbres , un regard, inquisiteur.
Les préjugés, vois-tu, sont comme ces vers hideux qui
nous rongent vivants ; on s'en croit débarrassé parce qu'ils
n'apparaissent point sur la peau; mais ils sont dans la chair,
et il faut parfois le scapel du chirurgien pour les en arra-
cher.
— Du moins n'ai-je point celui-là, dit Antoine résolument,
et la preuve en est dans ma liaison avec toi.
— Gomment?...
— Qui mieux que toi pouvait traiter la question académi-
que de Metz a^ec chaleur, avec indignation? »
Isidore recula de deux pas, et, la parole haletante :
c Sais-tu donc qui était le frère de mon père? »
Alors une voix s'éleva derrière eux , claire et dis-
tincte :
c Damiens le régicide ! cria la voix.
— Le régicide ! :» répéta Antoine avec stupéfaction.
Au même instant l'horloge de la cathédrale sonna l'heure.
Le premier coup sous lequel vibra le timbre causa aux deux
amis un ébranlement douloureux, et une sueur froide leur
tomba du front.
c Qui donc a parlé? » dit le neveu de Damiens en se re-
tournant d'un air de menace.
Mais personne ne se montra. Seulement quelques fenêtres
sans lumières se trouvaient ouvertes sur la place, et c'est de
l'une d'elles, sans doute, que la voix était sortie.
Ahl cette révélation terrible prendra aux yeux de tous,
LE COLLÈGE. 15
un caractère plus terrible encore, quand on saura que l'in-
terlocuteur d'Antoine, Tami de ses jeunes ans, ce zélateur
de la religion , puis du mysticisme , puis de Thunianité ,
ce neveu du régicide enfin, c'était Isidore-Maximilien Robes*
pierre *.
II
L'atni de Robespierre.
89 était venu; grâce à son influence personnelle et à Taide
de ses amis , Mazimilien venait d'être élu par le bailliage
d'Arras député du tiers état aux états-généraui. Le jour de 8&
nomination, Antoine lui donna un grand dîner chez lui.^a
femme n'osait plus lutter contre un homme honoré des suf-
frages de ses concitoyens, et dont l'illustration | rejaillissait
sur son mari. La vieille mère ne disait mot, laissait faire,
mais hochait encore la tête. On but au roi et au pays avec
enthousiasme.
Quand les convives eurent quitté la table, Mazimilien prit
à part le maître de la maison , et le pérora pçndant une
heure, comme en pleine tribune. Il s'agissait de le décider à
quitter sa brasserie, à réaliser sa fortune pour vivre indé-»
pendant à Paris.
c C'est là que sera la lutte, lui disait-il, et tu ne peux te
dispenser d'y prendre part. Une nouvelle ère commence, un
nouveau soleil va briller pour nous; ne viendras-tu pas te
chauffer à ses rayons et nous aider à pousser le char du peu*
pie, afin qu'il devance bientôt les deux autres ? Vienst tu es
riche et fort ; la partie est superbe et durera longtemps.
Honneur à ceux qui la joueront les premiers 1 ceux-là, on ne
les oubliera pas I »
4 . Voir la note à la (in du récit.
16 ANTOINE.
A toute cette éloquence métaphorique, Antoine répondait
simplement :
c Ma mère est vieille et souffrante ; elle ne pourrait me
àuivrel »
Gomme si la pauvre fe.mme eût tout entendu , quand son
fils revint près d'elle, elle lui dit avec un gros soupir :
« Garçon, tout va comme tu l'entends ; ainsi soit-ill C'est
égal, avant d'aller rejoindre ton père, j'aurais bien voulu te
voir délicoté de ce bel esprit-là I >
Maximilien partit ; Antoine resta ;' il resta, mais en con-
servant les idées, les principes de son ami. Dans Arras, il
en fut le dépositaire et le propagateur, non pas encore de
ceux qui, plus tard, firent du tribun .un objet d'épouvante :
le temps n'était pas venu, et, comme celui-ci l'avait dit lui-
même, la partie ne faisait que s'engager.
Persuadé de la nécessité d'une réforme sociale, Antoine y
poussa de toutes ses forces et devint, dans sa ville, le point
central autour duquel pivotaient les hommes faciles à s'illu-
sionner, ceux que des penchants généreux portaient à vou-
loir réaliser les promesses de la philosophie et de la loi na-
turelle, et ceux aussi que des idées d'orgueil et d'ambition
jetaient sur une route ouverte aux bonnes comme aux mau-
vaises espérances. Parmi tous, il n'était désigné que sous le
nom de Vami de Robespierre I Ce titre seul lui donnait rang
au-dess|is des autres, et lui, fier de le porter, il ne songeait
qu'à refléter de plus en plus les lumières de cet astre, dont
il s'était fait l'humble satellite depuis si longtemps.
La salle d'assemblée, où, comme dans toute la Flandre,
chacun allait d'habitude se gorger de bière en fumant, était
devenue un club. La politique avait exclu tous les jeux.
C'est là, quand Antoine recevait des nouvelles importantes
de la capitale, et surtout une lettre de son ami, qu'il s'em-
pressait de courir. Dès qu'on le voyait arriver l'air plus affairé
que d'ordinaire, aussitôt chacun faisait silence; tous les re-
gards se tournaient vers lui, avides et inquiets. Les articles
L*AMI DE ROBESPIERRE. 17
même des journaux, sur la législature ou sur la mai-che des
érénements, avaient besoin d'être ratifiés par lui pour ayoir
force de chose jugée. N'était-il pas Tami de Robespierre? eu
correspondance suivie avec lui? Aussi, quel effet ne produi-
sit-il pas le soir où, se présentant une lettre à la main, il
cria dès la porte d'entrée :
c Elle est de lui, et m'arrive à l'instant ! >
La phrase n'était pas achevée, qu'en dépit du flegme fia*
mand, chacun quittant sa place en tumulte, se ruant de sou
côté dans une pensée unanime , il se trouva, sans savoir com-
ment, transporté sur une table, au beau milieu de la salle.
Là, à travers la fumée du tabac, dont les nuages épaissis dé-
robaient à sa vue une partie des acteurs de cette scène, il
voyait scintiller autour de lui des regards ardents. Bientôt
vingt bras, tremblants d'émotion, par un mouvement spon-
tané, élevèrent les lumières à la hauteur de la lettre qu'il ve-
nait de déplier gravement. Le murmure des voix cessa tout
à coup dans la nombreuse assemblée ; un frémissement d'im-
patience seul se fit entendre, et il lut ces mots :
< Ne te l'avais-je pas dit, camarade, qu'un jour viendrait
où les enfants naîtraient nus, moralement comme physique-
ment, sans être revêtus d'avance de la robe de pureté ou de
celle d'infamie^ Eh bieni pour l'honneur de l'humanité, ma
prédiction vient de s'accomplir I II y a cinq mois à peine que
nous avons, par un décret, rendu la fortune et l'honneur aux
familles des condamnés; aujourd'hui, 21 juin 1790, nous
venons de compléter notre œuvre : la noblesse est abolie 1 1
Une acclamation bruyante, des vivat prolongés, couvrirent
à l'instant sa voix. La foule se précipita vers la table sur la-
quelle il était placé ; chacun le prit dans «es bras, lui donna
l'accolade fraternelle, et il fut reconduit en triomphe jusqu'à
la porte de son logis, après quoi tous se dispersèrent pour
aller répandre la grande nouvelle dans la ville.
Et lui, gonflé de son ovation, s'exagérant son importance
personnelle, oubliant sottement qu'il n'avait figuré là que
18 ANTOJIÎE.
comme Fane portant des reliques, il déplorait en lai-môme
les empêchements qui lui barraient la route de Paris, de ce
brillant théâtre où il se croyait appelé à jouer un si grand
rôle, lui, Tidole de ses compatriotes et Tami de Robespierre I
Hélas I Tobstacle qui lé retenait encore disparut trop vite :
sa mère mourut.
A son lit de mort, elle se crut enfin le droit et se sentit la
force de dire toute sa pensée à son fils. Elle éloigna les au-
tres, ses serviteurs, sa bru, son petit-fils qui sanglotaient à
genoux autour de son lit. Antoine seul resta près d'elle. Elle
lui prit les mains, les serra dans les siennes :
« Antoine, mon cher garçon, mon unique enfant, promets-
moi, jure-moi que tes idées nouvelles ne te feront pas ou-
blier celles dont ta pauvre mère avait pris tant de soin de
remplir ta tête et ton cœur. Aime ton pays, c'est bien; mais
aime encore mieux ta famille , car elle a plus besoin de toi 1
Tes grands philosophes te diront que tous les hommes sont
tes frères, et qu'il serait beau de te sacrifier pour eux ; moi,
je te recommande seulement ta femme et ton fils I II n'appar-
tient qu'à Dieu, je le crois, d'embrasser dans son amour
l'humanité tout entière ; pour nous aul^res, le bon vouloir ne
suffit pas, et, en s'éfTorçant d'aimer tdut le monde, on finit
par n'aimer personne. Antoine, ta femme, entends-tu? ton
ûlsl... Je sais ta tendresse pour eux; mais fais-leur sentir
un peu moins ta domination. En les contraignant ainsi à
n'agir que par ta volonté, tu comprimes chez eux l'exercice
de l'intelligence et empêches les bonnes actions qu'ils pour-
raient faire de leur propre mouvement. Ton fils, que tu aimes
tant, il aura de ton caractère, Antoine; sache-le bien.... Je
le connais mieux que toil II plie et cède maintenant, parce
qu'il est jeune, qu'il te chérit, te vénère, et n'ose mettre en-
core sa raison en rivalité avec la tienne I mais bientôt l'âge
des passions va venir ; si tu n'as toujours été pour lui qu'un
maître et non un ami, sa première volonté sera une révolte I >
Bonne grand'mère, vous aussi vous étiez prophète I
L*AMI DE ROBESPIERRE. 19
Après quelques semaines entièrement consacrées au deuil ^
Antoine commença à mettre ordre à ses affaires et à s'occu-
per de la vente de son établissement. L'idée de quitter Ârras
effraya sa femme; il essaya de lui faire comprendre, en mo-
dérant ses paroles (il se rappelait les recommandations de la
mourante), que leur véritable place était désormais à Paris,
où une belle fortune bien acquise leur permettait de figurer,
sans craindre les mépris de qui que ce soit , puisqu'il n'y
avait plus de nobles.
Ne ]a voyant pas encore entraînée par ses raisons , il es-
saya d'agir sur elle par le moyen qui devait lui aller le plus
droit au cœur; il lui parla de son fils.
c Victor, reprit-il, a terminé ses études près de nous.
Bleu merci, nous ne nous sommes jamais séparés de lui;
mais il est temps de songera lui donner un état. Fils unique,
et avec la perspective d'une grande aisance , il peut aspirer
à tout. Il faut qu'il fasse son droit; c'est la con&aissanoe in-
dispensable aujourd'hui à quiconque vise loin. Vois Mazi«
milienl II est donc nécessaire qu'il aille à Paris. Ne veui-tu
pas l'y suivre ? »
Antoine avait épuisé tout ce qu'il avait dans l'esprit de
logique et de modération. Il la croyait convaincue; elle
pleura, n s'emporta, et fixa à l'instant même le jour et
l'heure du départ.
Quant à Victor, loin de partager learegfets de sa mèrô au
sujet de cette résolution , il en reçut la nouvelle avec une
grande joie. Il avait dit-sept ans alors. Malgré son organi-^
sation délicate et frêle, il était beau et bien pris dans sa taille.
Ëlevé par deux femmes douces et craintives , sous une appa-
rente timidité il cachait une vive exaltation de tête et de
cœur, semblable à celle qu'avait manifestée son père dans sa
jeunesse. Mais celle de Victor, habilement dirigée par ses
deui anges gardiens , ne s'était pas fourvoyée en route. Une
action généreuse, un trait de dé\rouemeet, cités devant lui,
disaient aussitôt éclater ses transports d'àdmifation et lui
20 ANTOINE.
arrachaient des larmes. Ce qu'il semblait tenir encore d'An-
toine , comme l'avait bien observé son aïeule , c'était dans le
caractère quelque chose de tenace et de rivé à l'Âme , mais
qui, chez lui, ne devait produire que droiture et fermeté; car
des rôves d'insensé n'avaient point obscurci sa raison, et uu
mauvais génie ne le traînait point en laisse.
A peine arrivé àJ'aris, Antoine se sentit pris d'enthou-
siasme. C'est qu'en effet la révolution était séduisante alors.
La justice tardive rendue au peuple, le dévouement sublime
des classes supérieures , l'impôt pour tous , cette sainte éga-
lité devant la loi, remuaient son cœur avec force; et lui aussi,
il aurait été capable de dévouement et de sacrifice ; il serait
mort avec joie pour unô cause si noble et si belle 1 11 la voyait
ainsi, et elle l'était 1 Pourquoi les hommes ne savent-ils point
se modérer, et, donnant du talon en terre, dire : c C'est ici
qu'il faut s'arrêter ? »
Mais si , en 89 , les aristocrates ont été renversés par les
constitutionnels; ceux-ci doivent l'être par les girondins,
puis les girondins par les montagnards. Bientôt, à leur tour,
les montagnards, divisés en deux meutes , sous le nom de
oordeliers et de jacobins , vont recommencer cette lutte ter-
rible, jusqu'à ce que ces derniers, seuls restés maîtres de ce
champ de carnage, s'entre- dévorent enfin I
Et, pendant ces déchirements des factions, la liberté, qu'on
appelle et qu'on repousse , insultée , défigurée , soûlée de
crimes, barbouillée de fange, inondée du sang de tous les
partis , ira tomber suppliante sous Tépée d'un soldat, qui la
garrottera pour en faire sa servante! La servante tuera son
maître, car elle doit rester la plus forte.
Un jour secouant sa fange , effaçant la trace de ses fers,
elle reviendra parmi nous, parée de sa robe de 89; elle dira
au peuple :
c. Gardez-moi ainsi ; c'est ainsi que je suis belle. La France
ne put m'enfanter qu'au milieu d'une convulsion; je me suis
abreuvée des larmes de vos pères, je me suis nourrie de leur
l'ami de ROBESPIERRE. 21
sang. Qae leurs souffrances tous soient comptées , que leur
expérience tous profite I j
L'expérience suffira-t-elle à la protéger de nouveau contre
les exigences et les excès des partis ? J'en doute : l'expérience
profite aux hommes de bonne foi ; elle satisfait la raison, non
l'intérêt personnel. Les ambitieux sont incorrigibles et im-
pitoyables.
Antoine ne pouvait lire de si loin dans l'avenir. La liberté
lui apparut riche de ce qu'elle avait donné, et prodigue de
doaces promesses. Présenté par Maximilien dans les assem-
blées, dans les clubs, partout il avait été bien accueilli. Ce-
lui-ci commençait à y exercer une grande influence , et son
amitié servait là de carte de civisme et de brevet de capacité.
On disait d'Antoine Vomi de Robespierre, comme on avait dit
de BuiTon Vami de la nature , de Rousseau Vami de la vérité.
C'était son titre, sa dignité.
Après quelque séjour dans un hôtel garni, la famille trouva
enfin un appartement rue de Tournon , un logement d'émi-
grés. Antoine y reçut Maximilien et ses alliés politiques ; il les
choya, les hébergea. C'est chez lui qu'ils se rassemblèrent,
qu'ils discutèrent sur les intérêts et le bonheur du pays ,
qu'ils convinrent des points d'attaque et de défense, des pro-
positions à faire , le soir ou le lendemain , à l'assemblée ou
dans les clubs, qu'ils répétèrent les scènes qu'ils y devaient
jouer pour émouvoir les tribunes.
D'abord , à force d'entendre retentir les mots d'humanité ,
de vertu , d'amour de la patrie , Antoine se persuada que ces
beaux sentiments n'existaient que de leur côté, et prit en
haine ceux qui mettaient obstacle à leurs réformes philan-
thropiques; il ne fut ramené à des sentiments de' modération
que par les remontrances conciliatrices de Robespierre lui-
même. Oui, Robespierre alors, pliant la tête sous l'orage
amassé contre lui par les La Fayette, les Barnave, les Lameth,
déniant tout à coup ses excitatioQS furibondes dans les socié-<
tés patriotiques, prêchait la fusion des partis, l'oubli des in-
^ I
22 ANTOINE!.
jures, réclamait rabolition de la pnne de mort , et le diable ,
se faisant ermite quand il croyait que le capuchon garantis-
sait sa tôte de la foudre, déclarait hautement reconnaître
rinyiolabilité du monarque , l'hérédité du trône , et repous-
sait, comme une insulte, ce titre de républicain, dont ses
adversaires le poursuivaient*.
Victor, par ordre de son père, avait, dans les premiers
temps , assisté à ces réunions de sages et de philosophes ;
mais les expressions n'y étaient pas toujours aussi épurées
que les sentiments. Effarouché par quelques bons mo's de
Ghaumette , par quelques propos impies de Cabanis , il cessa
d'y venir sans que son père osât s'en plaindre, et, pour mieux
occuper ses loisirs, on résolut, avant de lui faire commencer
son droit, de le mettre chez un notaire.
Cependant le ciel radieux salué par Antoine à son arrivée
à Paris se couvrait, de plus en plus, d'un nuage sombre.
La révolution , qu'on disait terminée , venait de renaître ,
sous une autre face, avec une assemblée entièrement re-
nouvelée. Celle-là, Antoine en eut peur. Mais dix-neuf cents
officiers nobles abandonnaient à la fois leurs drapeaux; l'é-
tranger et l'émigration menaçaient nos frontières ; la fuite
du roi , son arrestation à Yarennes , tout compliquait cette
fatale situation. La patrie venait d'être déclarée en danger;
les mesures de rigueur et de force lui semblaient excusables,
et, dès qu'il en eut approuvé quelques-unes , il n'osa plus en
bl&mer une seule. Dieu et les hommes ont su de quelle façon
elles se multiplièrent 1
A la nouvelle que l'Assemblée avait mis en discussion la
déchéance du roi, épouvanté, Antoine courut rejoindre Maxi-
milien chez le menuisier Duplay, avec lequel il demeurait,
par principe d'égalité , et un peu aussi par amour pour sa
fille.
4 . Tous ces sentiments se trouvent exprimés dans une brochure de
cinquante pages, intitulée : Adresse de Maxinùlien Robespierre aux Fran-
çais. A Paris, chei Pucquet, rue Jacob, juiUet 4^94.
L^AMI DE ROBESPIERRE. 23
c Je sais ce qui se passe , lui dit-il tout effaré. Je conuais
ta pensée à l'égard du monarque et de son droit inyiolable;
tu l'âs proclamée hautement ; mais qu'allez-yous faire, toi et
les autres?
— Tu connais ma pensée t répondit son ami d'un air d'iro-
nie; laquelle connais-tu? Je n'en ai qu'une qui soit inva-
riable I Les autres changent selon les éyénements et se modi-
fient sans cesse pour assurer la réussite de la première,
fiien fous les hommes qui veulent lutter contre les choses en
route de s'accomplir I ces choses , il faut les suivre, les étu-
dier et les exploiter. Le sort de Louis est fixé. Lui-môme nous
a élargi la voie dans laquelle nous devons marcher. C'est
Dieu qui nous y pousse pour l'affranchissement irrévocable
du peuple I
— Mais, lui dit Antoine , ne le comprenant qu'à moitié ,
Louis déchu , qu'en ferez- vous ? ».
Maximilien sourit d'un air de pitié , et, le tirant à l'écart,
avec un mouvement d'épaules :
c Damiens, mon oncle Damions, lui dit-il d'une voix sèche
et brève, avait un couteau à deux lames ; il frappa Louis XY
avec la plus petite : ce n'était pas vouloir le tuer ; c'était seu*
lement lui donner un avis jusqu'au sang. Aujourd'hui, pour
son successeur , c'est avec la grande lame qu'il faut frapper l
Me comprends-tu ? »
Antoine recula d'horreur, s'échappa, rentra chez lui, et se
iQit au lit avec la fièvre. Retombé sous la iascination de sa
vipère, six mois après, tandis qu'on mettait aux voix la vie
du monarque , il n'osait faire des vœux pour lui , dans la
crainte d'être, en pensée , traître à son pays. Ah! c'est que
les temps étaient difficiles, il le faut bien avouer.
Après la mort du roi , toute l'Europe , armée contre la
France, menaçait de l'anéantir : la Vendée bouillonnait j
vingt cratères s'ouvraient à la fois sur la surface du terri-
toire ; une ligne de feu cernait les frontières. La violence de
l'attaque devait exaspérer celle de la défense, On ne com*
24 ANTOINE.
battait plus pour les principes, mais pour Texistence même
du pays, que chaque faction se croyait seule le pouvoir d&
sauver. De part.et d'autre, follement enivré par la fumée du
combat, on s'interdisait toute retraite possible ; au point où
la partie se trouvait engagée, chaque joueur sentait sa tête
^rembler sur ses épaules, prête, au moindre revers, à tomber^
comme enjeu. Pouvait-on dire à l'avalanche de s'arrêter? Il
n'était plus temps I l'œuvre de destruction devait s'accomplir.
Il fallait alors des hommes de fer, des haches vivantes, pour
lutter contre les événements , les dompter, les équarrir, les
faire entrer forcément , comme fondation ou clefs de voûte ,
dans ce nouvel édifice révolutionnaire qui devait surgir des
entrailles de la monarchie brisée I II fallait de ces hommes,
moitié brigands, moitié héros , participant du bourreau plus
que du législateur ; de ces hommes qui se montrent tout à
coup dans les tempêtes publiques , éventrent une génération
au profit d'une autre, sauvent la nationalité d'un peuple, fon-
dent sa liberté, sont maudits, et disparaissent! Il n'en man-
qua pas.
Antoine les vit faire, et parfois les approuva sans vouloir
leur prêter assistance. Mais , quand le règne de la Terreur
multiplia partout l'insatiable guillotine , oh ! à défaut de sa
raison , son cœur se souleva. Au prix de tout son sang , il
aurait voulu renier ses opinions premières I Le pouvait-il?
Qui l'eût écouté? qui eût ajouté foi à ses paroles? il était
Vami de Robespierre !
III
La maison de Tépicier.
t
Voyez-vous cette maison de vulgaire apparence, faisant le
coin de la rue des Canettes et de la rue du Four? c'est là
que nous stationnerons maintenant, afin de prendre con«
» »
LA MAISON DE L ËPICIER. 25
naissance des lieux et des personnes, en guise de visite do-
miciliaire.
Re!i-4e»e}iaitssé€.
Le rez-de-chaussëe de cette maison était occupé sur la rue
par une boutique enfumée , surmontée d'un auvent le long
duquel pendait une file de chandelles de bois aux trois cou-
leurs, annonçant de loin un magasin d'épiceries aux gens
illettrés. Pour ceux qui savaient lire, ils pouvaient voir, sur
les volets comme sur l'enseigne , écrit en gros caractères :
Vergniava:, marchand épicier, à la Téte^Noire, En effet, sur la
double partie d'un panneau de chêne, une vilaine tête yolofe,
au teint charbonné, aux grosses lèvres, aux cheveux crépus,
suspendue sous l'auvent, justifiait l'annonce. Parfois, durant
la nuit, qusind de subites rafales ébranlaient les toitures et '
faisaient crier les vieilles maisons de Paris, plus d'une petite-
maîtresse de la rue des Canettes ou de la rue Marguerite se
ré?eillait en sursaut, épouvantée, croyant entendre battre le '
tambour ; car les chandelles de bois , frappant alternative-
ment sur le panneau, en imitaient assez bien le bruit. Alors,
l'alarme se répandait dans les ménages : c'était le rappel ,
c'était la générale qu'on battait ; des gémissements sourds et
confus se mêlaient aux roulements redoublés ; les maris ,
réveillés à leur tour , rêvaient insurrection et massacre. — *
Dans le voisinage de l'Abbaye-, une telle supposition devait
se présenter natureUement à l'esprit. — Les uns endossaient
à tâtons leur uniforme de garde national ; les autres se bar-
ricadaient à la hâte, et, le premier moment de surprise passé,
on reconnaissait la cause naturelle de tout ce tapage , et les
uns et les autres , en se recouchant , maudissaient le malen-
contreux épicier. Mais, le lendemain, nul n'osait se plaindre ;
car Yergniaux la Tête-Noire, ainsi qu'on le surnommait, était
généralement connu comme le plus fougueux patriote de la
section de Mucius Scasvola, ci-devant du Luxembourg.
248 h
86 ANTOINB,
Dans ce moment, Yergniaux, sur le pas de la porte et les
mains derrière le dos, d'un air de nonchalance , attendait la
pratique , qui ne pouvait manquer de venir ; car, selon la
^croyance générale, il y avait péril, à cesser de se fournir chez
répicier démocrate. Près de lui, son garçon de boutique, en
pilant des drogues dans un mortier de fer, fredonnait tour à
tour des ariettes amoureuses et des chansons républicaines ^
oubliant en cela les injonctions de son maître, qui ne lai
permettait guère que les airs de bravoure ^ non-seulement
par esprit de parti, mais parce qu'il avait observé judicieu-
sement que la besogne se faisait plus vite encore avec le Ça
ira qu'avec 0 ma tendre musette, vu le mouvement musical.
Le garçon cessa bientôt de chanter, et entreprit une coiiver-
sation avec son patron.
c Je crois bien qu'il y aura du nouveau aujourd'hui, bour-
geois.
— Appelle-moi citoyen, imbécile, interrompit tout d'abord
répicier.
— 11 y aura du nouveau aujourd'hui, citoyen , reprit le
garçon ; car en revenant de porter le café à M. Ballet, le no-
taire, place de la Croix-Rouge...,
— Au citoyen Ballet, place du Bonnet-Rouge, interrompit
encore l'épicier Yergniauz en lui coupant de nouveau la pa-
role.
— Place du Bonnet-Rouge , ça ne fait rien, dit le garçon
en revenant avec une grande soumission sur ses défauts de
langage. Donc, en revenant de chez le citoyen Ballet, j'ai
rencontré nos deux commissaires , les citoyens Ghignac et
Desbordes; j'ai bien dit, cette fois?... Ils avaient leurs
éeharpes et marchaient très-vite d'un air effaré. C'est égal,
je leur* ai tout de même demandé s'il ne leur fallait rien de
chez nous ; mais ils ne m'ont seulement pas répondu. On as-
. sure qu'il y a des rassemblements du côté de la rue Révola-
tionnaire et du pont Michel*... C'est bien dit encore, ça,
n'est-ce pas?
LK MAISON DE l'ÉPICIER. S7
— Des rassemblements I dans quel but t
— Je ne sais pas au juste ; mais on parle d'accapareurs-, et
que le peuple manque des choses de première nécessité, de
pain, de sucre et de café ; tout ça à cause des girondins. >
A cette annonce que le peuple manquait de sucre et de
café, répicier prit subitement l'air soucieux et inquiet. Le
garçon ne se voyant pas interrompu, crut que son récit plai-
sait à son maître, et il continua :
< Ah ça, bourgeois..., non citoyen.... comment le peuple
peut-il manquer de quelque chose après tout ce qu'on a fait
pour lui? Le premier de ce mois (février)^ on Tient de lui
créer pour huit cent millions de nouveaux assignats l En
▼oilà, de l'argent , j'espère! Il voulait M. Pache pour maire
de Paris, il Ta; il voulait la guerre, il Ta ; qu'est-ce qu'ij
veut donc encore? Moi, je n'y comprends plus rien. On disait
^ue tout le monde serait si heureux après la mort du roi.
— Du tyran! lui cria Yergniaux la Tète-Noire en secouant
tout à coup son air soucieux.
— Oui, oui, du tyran; tant il y a cependant que noua
^lons avoir un ppu de tapage aujourd'hui, à oe qu'il
paraît.
-*<- Tant mieux, si ce tapage-là peat nous débarrasser de
quelques-uns de ces chiens d'aristocrates!
** Mais, bourgeois....
-* Citoyen I
*-* Citoyen, qu'est*oe qu'ils tous ont donc fait ces chiens
d'aristocrates, pour que vous leur gardiez tant de ran«
cune?
— Je t'ai déjà ordonné de me tutoyer, entends*tu?
— C'est bon , c'est bon ; ne vous fâchez pas. Qu'est-ce
qu'ils t'ont donc fait, citoyen, que tu en dis toujours ?..i C'est
égal, ça me gêne de vous parler comme ça.
— Alors tais-toi 1 et souviens-toi bien, une fois pour
toutes, que c'est seulement lorsque nous sommes en fanulle
que je te permets de me dire tKNis.
28 . ANTOINE.
— Est-ce qu'il faut que je tutoie aussi la citoyenne?
— Ma femme ?... je te défends de lui parler 1 »
Et le maître et le garçon rentrèrent dans la boutique.
Premier et deuxième étages.
£n prenant par l'allée longue, étroite et obscure, située à
la droite du magasin d'épicerie, après avoir franchi une
vingtaine de marches inégales et raboteuses dans un escalier
mal odorant, à peine éclairé par une petite fenêtre à guillo-
tine, comme on disait alors , et comme on a dit encore trop
longtemps après, on arrivait au premier étage , entièrement
occupé par un fabricant de crosses de fusils.
Celui-là, pour ses opinions politiques, n'avait jamais con-
sulté que son état. Royaliste constitutionnel, il avait d'abord
adoré La Fayette ; La Fayette avait été son héros , parce
qu'il représentait à ses yeux le type vivant et indivisible de
la garde nationale , et la garde nationale lui paraissait l'insti-
tution la plus favorable à la propagation des crosses de fusils.
La Fayette déchu de sa popularité , il s'était tourné avec
amour vers la Convention ; la Convention provoquait à la
guerre générale, et il lui fallait la guerre pour doter ses
filles, menacées de dépasser bientôt leur grande majorité. Il
fréquentait assidûment les clubs et les assemblées section-
naires, et y entraînait ses ouvriers , pour voter avec lui sur
les propositions les plus belliqueuses et les plus terribles,
lorsqu'elles pouvaient soulever toute l'Europe contre la
France. Son mot d'ordre , son cri de ralliement , étaient :
c La patrie est en danger! aux armes! » Tout cela, affaire de
négoce et d'amour paternel.
Sur le palier du second étage s'offraient deux portes dont
diacune s'ouvrait sur un logement séparé. Dans celui de
droite, un libraire bouquiniste avait son magasin^ de ré-
serve , mais il n'y logeait pas ; celui de gauche était habité
LA MAISON DE L*éPICIER. 29
par une blanchisseuse de fin, bonne femme un peu crédule,
on peu simple, un peu béte; son mari était aux armées,
et, vivant seule, elle avait peur de tout sans s'expliquer
rien. Les constitutions de 91 et de 93, les modérés, les
émigrés, les terroristes, la montagne, la plaine étaient
pour elle autant de causes d'effroi , quoique aucune de ces
dénominations ne lui présentât un sens bien positif; car le
pen de gens qu'elle voyait ne lui parlaient guère des affaires
da temps, la jugeant incapable de comprendre, et elle ne les
interrogeait jamais, dans la crainte de se compromettre.
Les affiches municipales, les placards, les papiers publics
n'aidaient pas plus à* la mettre au courant : elle ne savait
pas lire. Enfin, ce qui signalait le plus clairement à ses yeux
les désastres de la révolution , c'est seulement que le linge
fin n'était plus de mise, et que le savon coûtait trente- deux
sous la livret Passons,
Troisiènte étage.
c Comment , ma chère amie I élevée dans une bonne et
noble maison , vous ne connaissez pas le blason , la science
par excellence, la pierre de touche des familles généalogi-
<lQes, la clef de voûte de l'histoire ?... J'entends de l'histoire
princière , de l'histoire comme il faut. Vrai, vous n'en savez
pas même les premiers éléments? Tous ne pourriez pas
nommer les sept anneaux : or, argent, gueules, azur, pour-
pre, sinople et sable?... Pour nous, ce sont lettres de l'ai-
* phabet ! Vous savez du moins distinguer la ligne horizontale
de la ligne perpendiculaire, et la diagonale dextre de la dia-
gonale senestre? Non? Mais comprenez-yôus le mélange des
lignes ? Savez-vous que quatre perpendiculaires, coupées par
quatre horizontales , forment la croix? quatre diagonales, le
sautoir; quatre diagonales inclinées, le chevron? puis l'em-
brassée, l'enclavé, les piles, la pointe, le chaussé, le chappé^
1«8 girons!...
30 ANTOINE.
«— Ahl mon Dieu, madame, je ne sais rien de tout cela,
et j'en buIs vraiment honteuse 1 Chez M. le comte de Mont-
levrault, on s'en occupait peu;...
— Vous m' étonnez I
— pu moins dans le temps que mon père faisait partie
de la maison en qualité de valet de chamhre de M. le
comte. Il est vrai que j'étais bien jeune alors; il y a quinze
ans.... oui, quinze ans! Sa fille en avait deux et elle doit
en avoir dix-sept aujourd'hui. Pauvre enfant I qu!est»elle
devenue, depuis qu'ils ont tué son père?
— Si vous voulez, je vous l'apprendrai.
— Quoi 1 madame, le sort de la petite Louise?...
— Eh I non, je vous parle du blason, ma chère amie.
— Ah I du blason 1 Pardon I je croyais que vous me par-
liez.... d'autre chose. Le blason 1... A quoi cela me servi-
rait-il, surtout à présent? Cela est bon pour des grandes
dames.... comme vous. D faut pourtant que je vous parle
avec franchise ; mais vous m'excuserez dans ce que je vais
vous dire, vous me le promettez? Quand vous êtes venue
habiter cette maison, rien qu'à vos manières, à quelque
chose qui se reconnaît, j'ai bien deviné tout de suite que
vous apparteniez à la bonne cause ; mais je ne vous croyais
pas noble.... à cause....
— A caui^ ?
— A cause de votre nom; et vous m'avez dit n'en avoir
pas changé, que c'est bien votre vrai nom I
— Certes I tous leurs décrets contre la noblesse n'ont pu
m'en faire retrancher un iota; et je me nomme tout haut,
et je ne crains pas de leur jeter mon nom à la face, quand
l'occasion s'en présente 1 ^
— Je le crois bien : vous vous appelez madame Dubois t
C'est un nom tout comme un autre t
— Un instant, ma chère amie ; du Bois, avec un grand
B ! c'est bien différent ! Nous sommes des du Bois de Tou-
raine, d'or à trois clous de sable, au chef d'azur, chargé de
LA MAISON DE L'ÉPICIER. 31
trois aigles d*argent , ëcartelé d'Olivier de Letiyîlle, de Cha-
bannes, La Rochefoucauld et Gréqui 1 Au surplus, le hasard
iu nom ne fait rien à la race; j'ai connu un David ^ de
souche garantie, qui armoriait d'argent au pin arraché de
sinople, chargé de trois pommes d'or; un Butor ^ très-bon
gentilhomme, écartelé d'argent à trois coquilles de gueules,
an franc canton d'azur; un autre, aujourd'hui en émigration,
et qui se nomme Catin de son vrai nom, ce qui est fort dés-
agréable pour sa femme ; il a?ait l'écusson d'azur au chef
d'argent, chçirgé de....
— Ah I mon Dieu I madame, comment faites-vous pour
retenir tous ces mots-là ?
— J'en sais bien d'autres ! Il n'y a pas une famille de
France dont je ne connaisse la date et l'origine par l'ar-
moirie. Comment blasonnait votre comte de Montlevrault ?
— Ma foi, madame, je n'en sais rien.
— Votre père aurait dû vous l'apprendre, ma petite
belle , ne fûtKje que par reconnaissance, puisqu'il lui devait
tant.
— Oh ! je n'ai pas besoin de ça pour me souvenir qu'il
fut notre bienfaiteur, et je voudrais bien retrouver son
épouse, si elle n'est pas morte, ou sa fille, pour lui être
en aide, si elle a besoin de nous, la pauvre petite demoi*
Belle! Mon mari a fait tout exprès le voyage en Dauphiné,
t&ais il n'a pu découvrir les traces ni de la fille ni de la
mère.
-* En Dauphiné I Voyez ! si vous connaissiez ses écarte*-
lures, je pourrais sans doute vous mettre sur la piste, par
ses alliances, son apparentage.
— Vraiment, madame? Mais alors je commencée com-
prendre que vos horizontales et vos diagonales sont bonnes
* quelque chose I
— N'avez-vous jamais vu le sceau, le cachet du comte de
Montlevrault ?
— Si fait, bien souvent, quand il écrivait à mon père;
S2 ANTOINE.
je me rappelle seulement qu'il y avait dessus des petits
oiseaux.
— Des merlettes !... mais tout le monde a des merlettes !
Définitivement, il faut que je vous apprenne le blason,
quand ça ne serait que pour vous récompenser des petits
soins que vous avez pour moi, ma chère amie. »
Cette grave conversation sur l'armoriai nobiliaire, sur les
champs de gueules et les merlettes, se tenait au troisième
étage de la maison de l'épicier.
D'une taille moyenne, mais droite et roide, coiffée d'un
long bonnet à rubans, vêtue d'une robe d'indienne à ra-
mages, dont les manches à jabot se plissaient au coude ; en
mitaines de soie noire à mailles irrégulières , et assez sem-
blables dans leur tissu à une toile d'araignée, déchirée çà et
là par les efforts désespérés des captifs qu'elle n'a pu rete-
nir, Mme du Bois, par un grand B , se carrait, dignement
assise, dans un fauteuil à demi délabré , un tabouret sous
ses pieds, un chat sur ses genoux, tandis que la jeune femme
son interlocutrice, en simple bonnet de toile, en tablier
noir, la contenance modeste et la parole timide, se tenait
debout devant elle.
La jeune femme fit alors un mouvement comme pour
prendre congé de la grande dame, et, déroulant furtivement
SB. mante à capuchon, déposée par elle sur une chaise en
entrant, elle en tira un sac en papier gris, de moyenne gros-
seur, soigneusement ficelé, et le déposa sur une commode
de bois blanc, qui, avec un lit de sangle, quatre chaises de
paille, le fauteuil, une petite table et le tabouret de pieds ,
composait le mobilier complet de la chambre.
c Qu'est-ce encore que cela? dit la douairière d'un air
demi-grondeur, demi-caressant.
— Rien, ce n'est rien ! » répliqua la jeune femme troublée,
balbutiant comme si elle avait été surprise en faute.
Et elle gagnait la porte pour éviter , par la fuite , toute
explication ou tout remercîment, lorsque la porte s'ouvrit
LA MAISON DE L*éPICIER. 33
d'elle-même, et Vergniaux la TéU^Noire entra, l'air brusqoe
et préoccupé.
c Tous arrivez à propos, citoyen Vergniaux, dit la dame
du logis en appuyant avec une affectation malicieuse sur ce '
dernier titre. Votre femme vient de me monter ce petit
paquet.... C'est du sucre et du café, je pense, car elle sait
qu'on ne renonce pas aisément à ses anciennes habitudes de
bien-être ; vous les mettrez sur mon compte.
— Pourquoi sur votre compte, si son intention est de vous
en faire cadeau? répondit Vergniaux d'un ton bref. Ce que
fait ma femme est toujours bienfait, et l'on peut accepter
d'elle sans rougir. »
Parlant ainsi, il attira la jeune femme à lui et la baisa sur
Je front.
c Votre compte est déjà assez long , sans parler des trois
derniers termes que vous ne m'avez pas payés. »
Et, lisant un reproche dans les yeux de sa femme, il se
iiâta d'ajouter d'un ton plus doux :
> Mais ça ne fait rien , mère Dubois , vous resterez ici
tant que vous voudrez, c'est-à-dire tant que ma femme
voudra; car, moi, je fais tout ce qu'elle veuti Elle vous a
prise en amitié, je ne sais pas pourquoi, et je n'ai pas
besoin de le savoir. Vous voilà chez vous; payez ou ne
payez pas, ça la regarde ; et, je la connais, vous pouvez être
tranquille. »
Au ton de familiarité qu'avait pris l'épicier en lui parlant,
à ce mot de mère Dubois, la douairière avait fait un mou-
vement de révolte sur son fauteuil, en se mordant les lèvres ;
d'un air froid et dédaigneux elle répliqua :
c Je ne demande rien que du temps I Avant peu, j'espère
les choses changeront, et je pourrai m'acquitter largement
envers vous.
^Oui, prenez-y garde I les émigrés vont cesser de se
faire battre et de se chamailler entre eux , exprès pour vous
apporter du sucre et de la cannelle ! Si vous comptez sur
• •
34 ANTOINE.
les Prassiens poar payer yotre loyer, tous ayettort : Je crois
qu'ils n'y soDgent guère.
— Il ne s'agit pas du loyer! c'est une affaire à part; mais
* encore une fois, citoyen Yergniaux, dites-moi ce que je
vous dois pour ce dernier article, et inscrivez-le sur votre
registre.
— Dites donc, citoyenne, vous moquez-vous , à la fin ?
répliqua Vergniaux en fronçant le sourcil; avons-nou» l'ha-
bitude de reprendre d'une main ce que nous donnons de
l'autre T
•^ Mon ami, j'allais descendre lorsque tu es entré; il n'y
a personne à la boutique que Pillou : viens I »
Et la jeune femme, dans la crainte d'une discussion sé^
rieuse entre la noble dame et le patriote, cherchait à en-
traîner son mari.
c Non, reste 1 dit celui-ci d'un ton moins impératif que
suppliant; 11 faut que tu restes 1 »
Et lui prenant la main en se tournant yers le fau-
teuil :
c Mère Dubois , ne parlons plus de tout ça. Vous ne me
devez rien, 'et c'est moi qui vais être votre obligé; car je
viens vous demander un service. Gardez ce paquet pour
vous; c'est peut -être autant de sauvé 1
— Gomment? dirent à la fois Mme Tergniaux et Mme du
Bois.
— Oui, Pillou m'en avait déjà raconté quelque chose,
et je ne voulais pas le croire ; mais c'est vrai qu'il y a
encore du tapage aujourd'hui dans Paris. La journée pour-
rait bien ressembler à celle du 23 janvier de l'année
dernière.
— Quoi I le pillage des boutiques ! s'écria la jeune femme
en pâlissant.
— Oh ! ça n'ira peut-être pas là ! On n'entend parler de
rien dans nés quartiers, et, de plus, je ne suis pas homme
à les laisser me ravager à leur aisd, tu le sais bien; mais
LA BfAISON DE L'ÉPICIER. 85
il faut tout prévoir, et le plus sur est de prendre ses pré-
cautions.
— Est-ce que vous voulez mettre un dépôt de vos mar-
chandises chez moi? demanda la douairière d'un air tout
intimidé, qui cependant ne laissait pas pressentir un refus.
— Non , mère Dubois, non ; il ne d'agit pas de marchan-
dises! on n'aurait qu'à vous prendre pour une accapareuse ,
votre affaire serait bientôt faite. Je veux mettre en dépôt
chez TOUS quelque chose de bien plus précieux.... ma femme I
ma bonne petite femme I Gardez-la ici, enfermez-vous, ver-
rouillez-vous toutes deux, et ne la laissez pas sortir, quoi
qu'il arrive ! >
Mme Yergniaux était déjà dans les bras de son mari.
Mme du Bois se leva de son fauteuil d'un air digpae, fit un
pas vers l'épicier, et lui tendant la main :
c Monsieur Yergniaux, vous êtes un brave homme. Dès ce
moment, je crois à tout le bien que votre femme m'a dit de
vous; je crois que je me suis trompée en vous prenant
pour un vrai patriote ; je crois que vous serez des nôtres un
jour.
— Oubliez ce Credo-là , ma bonne femme , dit l'épicier
tout en pressant cordialement la main qu'elle lui offrait.
Je suis un brave homme, c'est vrai, et je m'en vante;
mais patriote aussi ! Ce n'est pas à dire pour ça que j'ap-
prouVe tout ce qui s'est fait ! Les gredins I ils finiront par
nous gâter une belle affaire ; c'est égal , l'avenir sera meil-
leur, il faut l'espérer. Quant au présent, laissez dire ce
qu'on voudra de la Téte-Noire; chacun sera jugé selon ses
œuvres, et dans ht section de Mucius nous faisons plus de
bruit que de besogne. Nous n'avons encore mis hors la loi
que Pitt et Gobourg, qui s'en fichent pas mail Pour les au-
tres, vous le voyez, quand l'occasîoa se présente, je donne
la main à de vieilles enragées royalistes comme vous, tandis
que pour ce qui est de ces honnêtes républicains qui font de
l'égalité en pillant et en volant, de ces brigands qui, comme
30 ANTOINE.
ceux d'aujourd'hui , veulent vivre aux dépens des boulan-
gers et des épiciers, c'est avec le poing que je fraternise
avec eux. »
Et, découvrant son bras, le brandissant avec fierté, en
homme qui compte sur sa force :
c Vous pouvez examiner, ajouta*1ril; l'instrument n'est pas
mal emmanché. Allons', voilà qui est dit; vous gardez ma
femme , n'est-ce pas ?
— Comme si elle était ma propre fille et qu'elle portât dans
ses armes les alérions des Montmorency 1 s'écria la dame du
Bois, par un grand B, acceptant avec orgueil son rôle de pro-
tectrice , et , avec un geste noblement dramatique , elle posa
sa main sur le front de la jeune femme.
— Les alérions des Montmorency? murmura Yergniaux en
la regardant de travers. N'importe 1 si c'est là votre grand
serment, je l'accepte , quoique je ne sache pas ce que c'est
que des alérions 1 Ainsi, adieu; baise-moi, Fanchon, et au
revoir! >
Quatrième étage.
Il ne nous reste plus qu'un étage à visiter ; c'est le qua-
trième. Là, habitent l'un près de l'autre, porte à porte, trois
locataires, les plus minimes de la maison; encore doit-on
compter comme locataire Pillou , le garçon épicier, qui ne
venait dans son logement que pour y dormir?
Il y montait à minrit, en descendait avant le jour, et
n*avait jamais vu ses voisins que dans la rue ou dans la
boutique.
L'un d'eux, employé au ministère de l'Intérieur, bon
homme , fort exact , fort assidu à son bureau, n'a d'autre vice
que celui de la friandise; il occupe avec sa femme et trois
enfants , dont le plus âgé n'a pas six ans , deux pièces de
moyenne grandeur, composant le plus bel appartement du pa*
lier. Toute la famille couche dans la même chambre. Dans la
LA MAISON DE l'ÉPICIER. 37
seconde, transformée en caisine, en salle à manger et en
* laboratoire , les enfants ne sont admis que pour le dtner, à
deux heures, lorsque leur père retient de son bureau , pour
7 retourner à quatre. L'entrée leur en est interdite le reste
du temps, à cause des alambics, des fourneaux, des bassines
qui s'y trouvent, et dont ils peuvent déranger les disposi-
tions , ou altérer les préparations , non qu'il y ait grand
danger pour eux, car ce n'est point là œuvre d'alchimiste,
mais bien œuvre de confiseur.
Les sucreries étant rares à cette époque et presque pro-
scrites par les lois somptuaires de la Convention , l'honnête
employé se livrait , dans ses moments de loisir, à la confec-
tion de pâtes sucrées, déconfitures, de conserves, de liqueurs
fines , soi-disant dans un but de spéculation,, mais , en effet,
bien plus pour satisfaire à ses goûts qu'à ses intérêts. Sa
femme, bonne grosse mère, vive, alerte, toujours occupée,
toujours cuisinant, rapiéçant, rangeant, balayant, ne songeait
guère plus aux affaires publiques que la blanchisseuse du
second, et ne s'inquiétait que de ses enfants, ses tyrans par
excellence.
Son mari parti , quand elle voulait prendre un instant de
repos ou vaquer aux affaires du dehors, elle confiait les trois
marmots à une jeune ouvrière, sa voisine, le troisième et
dernier locataire de ce dernier étage.
Rendre visite à la jeune ouvrière est la seule chose qui
nous reste à faire maintenant , après quoi nous connaîtrons
enfin tous les habitants de la maison de l'épicier.
Une petite chambre mansardée, et dont la fenêtre fait
saillie sur les toits , bordés en cet endroit d'une large gout-
tière de plomb; un corridor étroit, conduisant à Un cabinet
éclairé par un châssis à tabatière , voilà pour les lieux. Dans
la chambre , un lit bien mince , mais couvert de draps bien
blancs ; quelques chaises , une table , un métier à broderie ,
un miroir surmonté d'un rameau de buis , voilà pour les
meubles. A la cheminée sont appendues deux pelotes, garnies
38 ANTOINE.
de ganses et de glands d'argent , et contrastant , par lénr
luxe inopiné, avec le reste du mobilier. Sur Tune appa-
raissent, à travers un point à jour, les lettres L. R., brodées
en soie sur un fond de satin : sur l'autre, les lettres S. M. ;
une petite montre d'argent est attachée au même clou. Des
tasses dépareillées , mais soigneusement nettes ; deux vases
de verre bleu, étranglés au col, évasés au sommet^ eontenant
des jacinthes, dont les racines blanches et chevelues se
développent dans toute leur longueur; une écritoire, un.
chandelier à coulisse, un verre garnissant la tablette, dé-
corée dans son milieu d'une belle carafe d'eau bien claire ,
voilà pour Tornement. Le cabinet, à peu près vide, ren-
ferme seulement un petit buffet, quelques pots de rosiers
placés sur des assiettes, et qui attendent, abrités contre le
mauvais temps , que le soleil vienne leur sourire à travers
le châssis à tabatière. Là est le jardin d'hiver, jusqu'à ce
qu'avril permette celui d'été, transporté alors sur la grande
gouttière de plomb. Tel est l'appartement complet.
Assise près de la fenêtre, pour profiter de toute la clarté
que peut donner le ciel brumeux de février, une jeûné fille ,
une aiguille à la main, marquait des mouchoirs, et, à l'amas
assez considérable de linge qui s'élevait sur une chaise devant
elle , on pouvait facilement deviner que le môme genre d'ou-
vrage la retenait depuis longtemps. A son ajr attentionné, au
jet rapide de l'aiguille sous ses doigts, il était naturel de
conjecturer encore que son occupation lui plaisait et l'absor-
bait entièrement; mais, en examinant mieux la direction
vague de son regard , en étudiant le mouvement contractile
de sa lèvre inférieure et des veines de son cou , on en venait
à comprendre que toute son attitude était celle de la rêverie,
non de l'attention, et qu'un instinct machinal la guidait seul
dans son travail*
Qui donc la fait rêver, la pauvre enfant ? d'où vient qu'en
la regardant on se sent, malgré soi, saifi d'une sorte de res-
pect et d'attendrissement? A-t«elle des chagrins, et qui les
LA MAISON DE l'ÉPICIER. 39
a causés? Sans être jolie à eiter, il y k dans son front élevé,
dans les contours naïfs de son profil , quelque chose de si in«
telligent et de si gracieux, que la beauté ne lui fait pas dé-
faut. Les plis de sa bouche , ses narines un peu ouvertes ,
témoignent d'un caractère porté à Fenjouement, tandis que
l'élégance de son baste , la finesse déliée de ses pieds et de
ses mains, la façon môme dont sa robe, d'étoffe vulgaire, se
drape autour de ses membres inférieurs , semblent révéler
une nature d'élite , cette noblesse de formes et de race qu'im-
prime au corps une longue succession de mœurs et d^habitu*
des distinguées.
Sans doute elle a connu Topulenee; elle sort de quelque
famille riche, aujourd'hui dispersée par l'ouragan révolution-
naire; je n'en voudrais, comme seconde preuve, que le soin
apporté dans le simple arrangement de ses cheveux et de sa
chaussure , ce luxe des pauvres comme iTfaut.
Bientôt elle jette là son ouvrage commencé, quitte sa
chaise , va prendre à la cheminée sa petite montre d'argent,
et, retournant à sa place près de la fenêtre, elle interroge
l'heure , examine attentivement la marche de l'aiguille , re-
garde le mouvement, les rouages , les ressorts, comme uu
enCant curieux de tout connaître ; puis elle la porte à son
oreille pour en écouter le bruit. Elle semble demander à sa
montre une distraction , une société, quelque chose qui vive
et qui batte près d'elle. Ohl dans ce moment, si les enfants
de la voisine venaient à frapper à sa porte, comme ils seraient
les bien reçus I Pourtant, elle n'aurait pas la force d'aller
d'elle-même au-devant de ce moyen de salut. Il y a ainsi
dans l'âme des pensées avec lesquelles on se complaît tout
en les combattant , et dont on veut sortir sans aide et sans se-
cousse. Sont-ce ces pensées^à qui t'agitent et te tourmentent,
jeune fille? qui jettent dans tes yeux à demi fermés de si
douces vibrations; qui colorent tes joues, et donnent à tes
anxiétés les apparences du bonheur ? S'il en est ainsi, défie-
toi; tu aimes ou tu vas aimer I
. •• • \ .W*kV**^'
40 ANTOINE.
•
Mais un secours inattendu semble lui être arrivé ; ses re-.
gards se sont tournés vers les pelotes de satin , et s'y soot
fixement arrêtés; sa tête s'incline sur son épaule, Téclat bril-
lant de son teint s'efface graduellement , un soupir, entre*^.
coupé soulève sa poitrine. Ob 1 cette fois, dans ce regard^ s'il,
y a de l'amour, c'est du plus pur de tous I Ces pelotes sont*
elles l'ouvrage de sa mère , ou ces cbiffres lui rappellent-ils.
un père qui n'existe plus? A cette question, il faut répondre
deux fois affirmativement peut-être. Ses pleurs coulent; de
plus en plus oppressée par le sentiment pénible qui la pos-
sède , elle croise ses mains , se laisse glisser doucement le
long de sa chaise , tombe sur ses genoux, et ses vœux et sa
prière vont chercher le double objet de ses ardentes affec*
tiens , l'un au ciel , l'autre sur la terre.
Après un long temps d'expansion fervente, dominée .en-
core par sa religieuse pensée, la jeune ouvrière se lève, pcend
sur la cheminée une plume , un encrier, tire vivement du ti-. '
roir de sa petite table une feuille de papier blanc , et-çlle
écrit. A qui?... lisez :
■»•.•- •,
■ "-. •...-..• .
25 février 1793/ . •'••
c Ma mère bien-aimée ,
C Aujourd'hui , comme hier, comme tous les jours, je vç^Uç...
adresse une lettre qui ne vous parviendra pas plus qiie les •
autres, je le sais; mais j'ai tant besoin de m'entretenir avec
vous , avec vous qui ne pouvez plus me comprendre cepen- ,
dant 1
c Mais si un jour cette joie m'était réservée de vous revoir, de
vous entendre m'appeler : c Ma fille 1 1 de pouvoir m'adresser
à votre raison oomme autrefois je m'adressais si bien à votre
cœur, si vous pouviez enfin me reconnaître et vous souvenir,-
je vous dirais : c Notre correspondance est là, prenez; yxàçà
c ce que j'ai fait, ce que j'ai pensé durant notre cruelle sépar .
c ration ; vous y verrez que votre sainte protection n'^ pas '
< manqué à votre fille; que chaque jour elle a vécu sous votre ,
LA MAISON DE L'ÉPICIER. 41
€ surveillance en s'imposant la loi de vous rendre compte de
c ses moindres actions I :»
ff Que dis-je ? oh ! ma mère, ma bonne mère, il n'en a pas
été ainsi : j'ai failli à mon deyoir envers vous, sans mauvaise
pensée néanmoins. Savais-je que ce jeune homme, que je
connais à peine, dont j'ignore le nom, dont les regards, en
me poursuivant sans cesse , n'excitaient d'abord en moi ni
trouble ni défiance, mais seulement* un sentiment de vanité,
je l'avoue et je m'en repens, pouvait être fatal à mon repos?
N'importe, j'aurais dû me confesser à vous dès la première
fois que je le rencontrai; j'aurais deviné vos bons conseils,
et je les aurais suivis. Au lieu de sortir toujours à la même
heure pour mes petites provisions, je m'y serais prise de fa-
çon à dérouter sa poursuite : c'est ce que je ferai doréna-
vant, je vous le promets, et, quand je ne songerai plus à lui,
vous me pardonnerez, n'est-ce pas?
f Ce n'est point qu'il n'ait l'air très-timide et bien élevé,
quoique j'ignore sa naissance. Il est employé, je le sais, chez
un notaire, à la Croix-Rouge, pas très-loin de la maison que
j'habite; mais cela ne prouve rien, aujourd'hui que tous les
rangs sont confondus. Quant à ses manières et à son lan-
gage, ils sdnt irréprochables, autant que j'en ai pu ju^er par
le peu de mots qu'il m'a adressés, et auxquels je n'ai pas
répondu, sinon pour le prier de me laisser tranquille et lui
défendre de me parler.
c Je dois tout vous dire, bonne mère ; je serais peut-être
bien fâchée qu'il m' obéît maintenant. Je pense à lui plus que
je ne devrais : il me vient des idées que je repousse et qui
m'occupent malgré moi. Cependant je ferai en sorte de ne
plus le rencontrer. Je n'oublierai point qui je suis et le res-
pect que je* dois au nom que je porte. Je vous écouterai dans
ma conscience, ô ma mère bien-aimée, et je vous obéirai. Je
prierai Dieu quand je serai pour penser à lui, et il me sou-
tiendra I Ahl mère, je suis bien malheureuse 1 II y a des in-
stants où je voudrais être morte comme mon père, ou privée
42 AlfTOINE.
de la raison comme vous! Sans protecteurs, sans parente,
pauvre fille, seule sur la terre, vivant au milieu d'un monde
d'ennemis, il faut encore que je fuie le seul être qui s'inté-
resse à moi, celui qu'il me serait doux d'aimer !
c Mais qui nous dit que sa naissance n'est pas égale à la
nôtre?... Si cela était, que me conseilleriez- vous, mère?...
Eh bien! même quand il ne serait pas noble? Que suis-je
donc aujourd'hui? une pauvre ouvrière, vivant du travail
de ses mains, confondue dans la classe du peuple, manquant
parfois de pain avec lui ! Qui peut m'inspirer tant d'orgueil,
si je suis destinée à toujours vivre misérable? Oh I ma mère,
pardon I je vous le jure, je ne l'aimerai plusl... je tâcherai
de ne plus l'aimer!... mais.... 3
Elle achevait sa lettre quand un sourd bourdonnement,
grossissant de plus en plus, gronda dans la rue. On enten-
dit les volets se fermer avec bruit, comme par un temps
d'orage ; des cris forcenés éclatèrent bientôt. Elle courut à la
fenêtre, l'ouvrit, regarda. Une foule d'hommes et de femmes
en haillons, armés de piques, descendaient de la Croix-Rouge
et s'attroupaient devant certaines boutiques.
La prédiction jde Pillou s'accomplissait.
IV
Les suites d'une émeute.
Depuis quelques jours, une fausse disette de pain, attri-
buée aux accaparements, se faisait sentir à Paris ; le 25, de
bon matin, des groupes se formèrent d'abord dans la rue des
Cinq-Diamants et dans celle des Lombards. De proche en
proche, ils s'étaient multipliés, et le cri : c Aux boulangers! i
se fit entendre dans toute l'étendue des quartiers Saint-Denis
et Saint-Martin. Mais partout les comndssaires des sections
LES SUITES d'une ÉMEUTE. k^
étaient à leur poste, et la distribution de pain se fit assez
paisiblement. \
Le but des agitateurs n'était pas atteint. D'autres cris suc-
cédèrent bientôt aux premiers. tLe maximum!... Aux épi-
ciers! aux chandeliers!... Le sucre à vingt sous! la chan-
delle et le savon à douze !... Abasles boutiquiers aristocrates! »
Les commissaires, voyant que leur écharpe tricolore ne
suffisait plus à les faire respecter, appelèrent la force armée
à leur aide, et se retirèrent chacun dans sa section.
Quelques piquets de cavalerie se présentèrent devant le
peuple ; mais ils n'osèrent agir. Pache, le nouveau maire de
Paris, le procureur de la Commune, Chaumette, arrivèrent
à leur tour, et voulurent haranguer la multitude. L'un fît un
discours très-sensé : on le hua; l'autre, selon sa coutume,
pour mieux se mettre à la portée de toutes les intelligences,
débita de la morale à l'ordre du jour, entremêlée de gros
mots et de bons mots : on le hua de même. Tous deux, décou-
ragés, se rendirent au comité de sûreté générale, où* ils dé-
posèrent leur rapport; après quoi ils pensèrent à autre chose.
Le comité de sûreté générale renvoya l'affaire à la Commune,
la Commune à la Convention, qui promit enfin de s'en occu-
per sous peu.
A quatre heures de relevée, pas une patrouille ne s'était
encore montrée dans les rues ; la moitié des épiciers de Pa-
ris étaient pillés, et ce fut vers ce moment-là que les attrou-
pements parurent à la Croix-Rouge.
Yergniaux, sur ses gardes, se hâtait, ainsi que Pillou, de
rentrer au fond de sa boutique tout son étalage de sucre, de
pruneaux et de cassonade.
c Laisse-moi agir, disait-il à son garçon ; si ce sont de
vrais patriotes, chacun aura sa part, et tu verras qu'ils n'en
demanderont pas plus ! »
Pillou faisait assez bonne contenance ; mais 11 était pâle et
guettait de l'œil la petite porte donnant sur l'allée, pour S^en
faire un moyen de retraite 6n cas de besoin.
44 ANTOINE.
Arrivés devant la boutique, les tapageurs trouvèrex^t les
volets fermés; la porte seule était ouverte.
<r Le maximum! le maximum! il se barricade! crièrent
cent voix, parmi lesquelles dominaient celles des femmes,
toujours en majorité dans les émeutes pour sucre et savon.
Enfonçons la boutique!...
— Un instant! citoyens et citoyennes, hurla d'une voix
de taureau l'épicier, affublé du bonnet rouge, de la cocarde,
et apparaissant tout à coup sur le seuil dq son magasin.
Un instant! vous trouverez ici tout ce que vous vou-
drez, mais j'ai d'abord dû songer à garantir mes car*
reaux 1
— Il se défie du peuple!... C'est un aristocrate!... un
royaliste!... un fédéraliste! un girondin!... un accapareur I
entonne la foule. A bas le gredin I le gueusard ! le brigand !
le faux patriote! Enfoncez 1 enfoncez!
— Moi, faux patriote I Par la sainte guillotine , vous ne
conaissez donc pas Yergniaux, de la section de Mucius
ScaBVola ? dit-il en couvrant leurs cris de sa voix formidable.
Ceux qui ont dit ça ne sont pas du quartier 1 et, s'ils n'en
sont pas, de quel droit viennent-ils invoquer ici la loi du
maximum, et priver nos frères de la section des denrées qui
ne sont que pour eux ?
— C'est vrai!.,. C'est juste !.•. A chacun sa section, à cha-
cun son épicier I » répétèrent un grand nombre d'individus;
et déjà les assaillants s'observaient et se divisaient en deux
camps distincts.
Yergniaux comprit le mouvement , et le décida tout à fait
en ajoutant :
«r Aux frères et amis, non-seulement ma porte est ouverte,
mais je ne vends pas, je donne !
— Vivat! vivat! bravo, la Téte-Noirel le bon républicain!
le franc patriote !
— Je n'y mets qu'une condition, une seule : l'accès est libre,
mais vous entrerez un par un, pour éviter la confusion. »
LES SUITES d'une ÉMEUTE. 45
Dans la foule se trouyaient, plutôt comme curieux que
comme tapageurs, la blanchisseuse du second, qui, igno-
rante des lois du maximum, mais entendant parler de savon
à douze sous, s'était faufilée parmi les premiers rangs, et
remployé confiseur, en route pour retourner à son bureau,
et se flattant de racheter aux pillards du sucre à bon marché.
Yergniaux les avisa , et , saisissant la blanchisseuse par la
manche, il la fit entrer la première.
c Que vous faut-il, citoyenne?
— Trois livres de savon, pas plus, mon bon monsieur
Vergniaux.
— • Pillou I donne six livres de savon , première qualité , à
cette brave femme ; et je te défends de recevoir un sou, même
comme pourboire I »
Et, tandis que les spectateurs intéressés applaudissaient
en attendant leur tour, que la brave femme s'ébahissait d'ad«
miration, Yergniaux, se penchant à son oreille :
c Emportez vite ça chez vous ; demain vous me le ren-
drez.... Et silence ! ;»
Le confiseur entra en second, moitié de gré, moitié de
force, et quand il eût son sucre :
c Gardez-le moi en dépôt, lui dit Tépicier à voix basse;
ou aimez-vous mieux que je le porte à votre compte? Mais
quarante sous la livre, pas moins t ^
Ainsi de plusieurs autres ; et chaque fois que de cette
façon, sans risques ni pertes, Yergniaux avait mis en sûreté
une partie de son sucre, de son café, de ses chandelles, les
vivat redoublaient devant sa porte.
c C'est un brave sans-culotte I
— Mais en v'ià assez qu'il donne pour rien I
— Il ne faut pas le ruiner !
— Allons chez un autre I >
Le conseil fut suivi par les femmes , et cette vague po-
pulaire, tout à l'heure si menaçante, s'affaiblit en se divi-
sant.
46 4NT0mi.
Néanmoins, las plus mutins tenaient bon, et, Tocîfërant
encore la menace, se plaignaient des lentenra apportées dans
la distribution.
c ya«t-il donc nous faire coucher ici, oe yoleur-là? dit
une carmagnole en agitant un bâton sur la tète de l'épi-
cier ; yeut-il nous compter un à un ses pruneaux et ses len-
tilles?
— Es-tu pressé, citoyen? répliqua Yergniauz en s*adres-
sant à cette espèce d'ours aux formes épaisses et trapues ;
passe devant I 9
£t quand celui-ci fut entré ;
c Tiens, frère, lui dit-il en lui mettant entre les mains un
double paquet de cassonade et de chandelle, je t'en fais
cadeau; tu ne me dois rienl... Maintenant, tiens, brigand,
Toilà ce que je te paye, paroe que j^ te le dois pour m'avoir
injurié, i
Lui assénant alors, entre les deux yeux, un coup de poing
capable d'abattre un bœuf, il TeuTOya rouler au milieu des
autres, la figure ensanglantée ; et, s'élançant à sa suite, se
redressant de toute sa hauteur, développant sa large poitrine
et ses deux bras musculeux ;
c J'en réserve i utant à tous les gueux qui m'ont traité
d'accapareur et de faux patriote! ce qui ne m'empêchera pas
cependant de leur distribuer, avant tout et gratis, du sucre,
même de la cannelle, si ga leur plaît 1 Qui est-ce qui veut se
faire servir?... s
Et, brandissant ses bras avec force, le regard flambant, les
poings contractés :
«Personne ne répond? personne Va plus besoin de rien?
eIi bien! allez tous au diable I je ferme boutique 1 »
Cette bande, un quart d'heure auparavant si nombreuse,
était réduite à quelques hommes qui se regardaient indécis*
Cependant, s'émouvant aux cris de rage et de vengeance
poussés par leur compagnon défiguré, ils allaient peut-être
faire un mauvais parti à l'épicier patriote, lorsque des pa-
LES SUITES D*UN£ EICEUTE. 47
trouilles parurent, débouchant de TAbbaye, et balayèrent
devant elles ce ramas de gens sans état et sans aveu qu'on
Toyait surgir de tous les coins de Paris, aux jours de pillage
ou de meurtres.
La nuit était venue; les lumières commençaient à briller
à travers les fenêtres des maisons; les boutiques s'éclairaient
aussi, à Texception de quelques-unes, celles des boulan-
gers et autres, menacées ou dévastées par le pillage, ce
qui ne laissait pas que de donner aux rues un air plus som-
bre que d'ordinaire. Çà et là, devant les portes, au coin des
carrefours, des groupes de voisins s'entretenaient des évé-
nements de la journée, sans trop oser cependant en flétrir
hautement les fauteurs. Puis enfin chacun était rentré chez
soi pour y reprendre, ses travaux, se disposer à se rendre
aux assemblées sectionnaires ou dans les théâtres. On n'en-
tendait planer sur la ville qu'une rumeur lointaine, et les
sons confus des tambours battant le rappel, un peu tard, il
est vrai; mais ce bruit môme avait quelque chose de rassu-
rant; la force légale reprenait le dessus et veillait à la tran-
quillité de tous.
La jeune ouvrière de la mansarde du quatrième regardait
de nouveau par sa fenêtre , l'oreille aux écoutes ; se croyant
déjà expérimentée touchant les convulsions tumultueuses de
la grande yille, elle jugeait le péril passé, le calme revenu.
Faisant un petit paquet de son ouvrage achevé, elle se dis-
posa à le porter chez une vieille dame pour laquelle elle
travaillait souvent , et qui logeait à l'extrémité de la rue du
Sépulcre, au coin de la rue Taranne.
Kn passant à la Croix-Rouge, par un mouvement irré-
fléchi, ses yeux se tournèrent, presque à son insu, vers là
maison du notaire. A l'instant même la porte venait de s'ou-
vrir; un jeune homme en sortait. Elle le reconnut sur-le-
champ, et marcha plus vivement, pour échapper à son regard.
Un quart d'heure après ^ comme elle regagnait son loge-
ment, livrée à ses réflexions, à ses regrets de toutes sortes,
48 ANTOINE.
des chants tumultueux, discordants, éraillés, retentirent à
l'extrémité de la rue du Sépulcre, aujourd'hui rue du Dra-
gon. C'étaient des hommes sortant, à moitiés ivres, du ca-
baret où ils avaient consommé leurs rapines de la ma-
tinée.
La pauvre fille longea les murs, s'effaça, mais un d'entre
eux l'entrevit sous l'ombre d'une allée, et soit qu'il s'abu-
sât sur son compte, ou qu'il se sentît de galante humeur
envers la première femme venue , il s'avança à sa rencon-
tre, mi-chancelant, en lui tenant les propos les plus gros-
sièrement tendres qu'il fût possible d'ouïr. Il essayait même
déjà de la prendre dans ses bras quand tout à coup un'
tiers, venant se placer entre elle et lui, le repoussa vi-
vement.
Par malheur , le nouveau venu n'était pas doué de la ri-
gueur de l'épicier Vergniaux : une lutte s'engagea, et les deux
combattants tombèrent en roulant l'un sur l'autre.
Aux cris de la jeune fille, le reste de la bande accourut. Les
plus ivres, avec des rires redoublés, firent cercle pour voir
leur compagnon se débattre dans la fange ainsi que l'é-
tranger ; les plus sensés cherchèrent à les séparer : on se
pressa, on se poussa, on se querella; la mêlée menaçait de
devenir générale. Les habitants de la rue, les passants, les
oisifs, augmentaient la cohue, dont la circonférence se déve-
loppa de plus en plus.
Durant le tumulte, le premier mouvement de la jeune fille
avait été de fuir; mais bientôt elle s'arrête d'elle-même, re-
vient sur ses pas, en proie à une angoisse douloureuse : car
celui qui a pris sa défense, avec moins de prudence que de
zèle et de dévouement, c'est encore lui ; elle n'en peut douter,
quoiqu'il n'ait fait qu'apparaître un instant devant elle, dans
une demi-obscurité , et lorsque ses regards étaient troublés
par l'épouvante.
Cette fois, elle l'a plutôt deviné que reconnu.
Maintenant, comme une âme en peine, elle rôde autour de
LES SUITES d'une ÉBfEUTE. 49
cette masse agitée et bruyante, au miliea de laquelle expire
peut-être, frappé, étouffé, foulé aux pieds, le pauyre inconmi
qu'elle aime t^nt I
Elle interroge, elle prie, elle conjure ceux qui Tentourent
de mettre fin à cette querelle, de s'interposer entre les com-
battants. Les uns, gens grossiers, lui répondent par un haus-
sement d'épaules, et s'éloignent en sifflant un air; d'autres,
quelques âmes charitables, prennent parti pour elle.
Le mouvement qui se manifeste autour de la jeune û\\e
attire l'attention de ce côté et fait diversion à la lutte. Les
plus vigoureux font une trouée, et vont dans le groupe con-
traire débarrasser entièrement le jeune homme, et des expli-
cations qui n'en finissent pas, et des gourmades qui se dis-
tribuent encore autour de lui, en guise d'arguments.
Déjà les buveurs avaient emmené leur camarade et repris
leurs chants. Les rangs éclaircis s'étaient ouverts; chacun
retournait à ses occupations, quand, encore ahurie , intimi-
dée, la jeune fille se retrouva près de son défenseur.
Remise de sa grande frayeur, elle s'avança vers lui et lui
tendit résolument la main en signe de reconnaissance ; mais
il ne la prit pas, à son grand regret, sans doute. Alors elle
leva les yeux , et , le voyant couvert de boue de la tête aux
pieds, elle ne put réprimer en elle un certain sentiment, né
plutôt de l'enjouement naturel à son âge que de la sensi-
bilité de son cœur, et, baissant la tête , elle lui dit à demi-
voix :
c C'est égal, monsieur, je vous remercie toujours.... Mais
n'étes-vous pas blessé? ajouta-t-elle avec un accent où, cette
fois, le cœur dominait seul.
— Non, je ne pense pas.
— Adieu, monsieur.
— Tous vous éloignez, mademoiselle ?
— Il me semble que nous ne pouvons rester ici plus long-
temps, au milieu de la rue?
— C'est vrai, mais vous permettrez que je vous accom-
24S c
. 50 ANTOINE*
pagne : s'il arriyait qu'on voulût vous insulter encore , je
serais là pour vous défendre I 9
* Un sourire vint aux lèvres de la jeune fille.
<( Je ne veux pas vous eiposer de nouveau à un tel dés-
agrément, :& dit-elle tout en se mettant en marche.
Puis, lui jetant un regard de côté :
c Gomme vous voilà fait I et j'en suis la cause I je me le
reproche bien, je vous assure.
— Ce n'est rien 1 si seulement je pouvais me sécher un peu
avant de rentrer, il n'y paraîtrait plus.
— Ne demeurez-vous pas dans le quartier ?
— Pas tout à fait; il y a seulement ici près l'étude de mon
notaire, M. Ballet.
— Eh bien ?
— Ohl je n'oserais jamais m'y présenter ainsi; mes cama-
rades se moqueraient trop de moil
— Je ne puis vous offrir.... de venir.... dans ma cham-
bre.... vous réchauffer et vous reposer, dit l'ouvrière en bal-
butiant, je demeure seule.
— C'est bien dommage ! répondit le naïf amoureux.
— Ce n'est pas que je më défie le moins du monde de vous,
monsieur ; je vous crois trop honnête ; mais cela ne serait pas
convenable, il me semble; n'est-il pas yrai?
— Sans doute !
•— Vous êtes de mon avis; j'en suis bien aise; cela prouve
vos bons sentiments. Il m'est pénible pourtant de vous lais-
ser en cet état, exposé peut-être à tomber malade, quand je
suis la cause de tout I
— Ohl ce n'est pas pour moi que je crains 1 dit l'amou-
reux, toujours cheminant à ses 43Ôtés, mais à distance.
— Pourquoi ne retournez-vous pas tout de suite chez vos
parents ? ce serait le plus simple 1
— Vous avez raison, mademoiselle.... c'est que....
— C'est que....
— Ma mère, que va-t-elle penser?
LES SUITES d'une ÉMEUTE. 51
•— Vous ayez une mère?
— Oui, mademoiselle, et que j'aime bienl mais tout est
pour elle un sujet d'effroi; elle est si bonne, si sensible! et
s'il faut que je lui dise ce qui m'est arriyé aujourd'hui, je ne
pourrai plus quitter la maison sans qu'elle ressente des
transes mortelles.
— Pauyre môre \ » *
Tétfl-&-tètet
Maintenant, le jeune olerc était assis deyant un bon feu
dans la petite chambre mansardée de l'ouyrière, et il pro-
menait ayec rayissement ses yeux sur ce métier à broder,
sur ee rameau de buis , sur ce chétif mobilier si net et si
bien entretenu, qui lui réyélaient entièrement l'ordre, les
saintes croyances et les yertus laborieuses de celle qu'il
aimait. Le nom de mère ayait suffi, dans le cœur de la jeune
fille, pour yaincre sois dernières hésitations. Elle sentait sa
conscience en repos; c'était pour préyenir les tourments
d'une lûère qu'elle ayait recueilli le jeune homme chez elle.
Agenouillée deyant l'âtre, elle y jetait presque. toute sa pro-
vision de bois, et plaçait une bouilloire deyant le feu.
c Séchez-yous bien, disait-elle; ayant peu tout sei^a ré-
paré, et yous pourrez partir.
— Oh ! je 1^ suis pas pressé, :» murmurait le bienheureux
en tournant timidement son regard yers elle ; et en s'appiiyant *
fortement des pieds sur le plancher, comme s'il eût youlu y
prendre racine : « On peu plus tôt, un peu plus tard 1 il yaut
mieux y mettre le temps et que rien ne paraisse I »
La jeune fille feignit de ne pas entendre ; elle alla dans le
cabinet aux rosiers prendre une seryiette bien blanche , une
cuvette de faïence; elle y yersa de l'eau tiède, la tendit à son
52 ANTOINE.
hôte, et la lui tint complaîsamment, pour qu'il se lavât avec
plus de facilité les mains et le visage.
Quand il se fut essuyé, elle remarqua, non sans une
agréable surprise, qu'il était mieux encore qu'elle ne se Té-
tait imaginé. Elle le voyait d'aussi près pour la première
fois, et, pour la première fois', osait le regarder à son aise.
Ses traits étaient réguliers et beaux , sa peau blanche et
fine comme celle d'une femme; ses yeux bleus, et d'une
grande douceur, ne manquaient pas cependant d'un certain
caractère de force et de fierté, et, dans l'adolescent, l'homme
apparaissaitjdéjà. Ses cheveux, d'un châtain clair, tombaient
en boucles autour de son front; et, durant cet examen,
elle remarqua une légère trace de sang sur le côté gauche
de la tète. Alarmée, elle déposa aussitôt sa cuvette â terre ,
porta d'elle-même ses mains aux cheveux du jeune homme,
les divisa. Une contusion, sillonnée d'une légère déchirure,
existait là en effet. Elle prit son mouchoir et l'appuya douce-
ment sur la plaie; et lui, la laissant faire , lui, ressentant
bien plus son bonheur que sa souffrance, les yeux mi-fermés,
il se courbait vers elle, tressaillait au toucher de ses doigts,
et baisait un coin du mouchoir qu'elle lui passait sur le
front d'un air apitoyé.
c Hélas I monsieur, vous avez été blessé.
— Oui , ditril tout bas, sans changer de posture, et seule-
ment pour répondre.
— Il vous faudrait prendre du vulnéraire, et tout de suite.
— Oui, fit-il encore du même ton.
— Je vais en aller chercher.
— Oh 1 non ! s'écria-t-il en relevant la tète et lui saisissant
les mains pour la retenir; non ! restez.
— Mais il est indispensable que vous preniez quelque
chose, et je n'ai rien ici à vous offrir que de l'eau et un peu
de sucre.
— Ce n'est pas tout cela qu'il me faut.
*- Que voulez-vous donc?
TÊTE-À-TÊTE. 53
— Je voudrais.... dit Tamoureux en hésitant et avec un
regard bien suppliant; je voudrais savoir.... comment vous
TOUS nommez.
—N'est-ce que cela? dit-elle en riant ; je me nomme
Sophie.
— Et moi Victor! » répliqua-t-il sur-le-champ.
Et il lui sembla qu'un lien venait de les enchaîner l'un à
l'autre, puisqu'ils savaient respectivement leurs noms.
« Eh bien ! monsieur Victor , dit la jeune fille en déga-
geant ses mains , il est convenable , je crois , que vous re-
tourniez chez votre mère, et le plus tôt possible, pour vous
y soigner et la tirer d'inquiétude , la bonne dame ; car vous
avez l'habitude d'aller la retrouver vers les six heures du
soir
— Quoi I vous savez...? vous avez Remarqué...?
— Moi? dit-elle en rougissant.... je suppose.... puisque
vous sortiez aujourd'hui de chez votre notaire à cette
heure-là.
. — Vous m'avez donc vu ?
— Pourquoi le nierais-je? il n'y a point de mal, je crois,
à voir quelqu'un.... qu'on ne cherche pas.»
La manière dont ce dernier mot fut prononcé pouvait le
faire prendre pour une contre-vérité. La jeune fille s'en
aperçut, se troubla, et se hâta d'ajouter :
c Non, certes, je ne vous cherchais pas; je vous fuyais
plutôt !•
C'était empirer le mal au lieu de le réparer. Elle se décon-
certa de plus en plus, et, ne sachant comment faire pour ne
pas donner lieu à une fâcheuse interprétation, elle en revint
brusquement à ses idées de départ , en affectant de le traiter
comme un enfant, espérant peut-être , par ce moyen, atténuer
à ses propres yeux l'imprudence qu'elle avait commise en le
recevant chez elle.
tOui, allez- vous-en , dit-elle; votre mère vous gron-
dera, j'en suis sûre, de rentrer si tard, et surtout de vous
tk ANTOIIYfi.
être exposé dans une querelle avec des gens plus forts que
TOUS , nécessairement ; vous êtes si jeune 1 Quel est yotre
âge? quinze à seize ans, n'est-il pas vrai?
— J'ai dix-neuf ans i et .ma mère ne me gronde jamais , »
répondit "Victor.
Il acheva en baissant la voix et en souriant :
« C'est mon père qui se charge de ce soin ; car il est sévère,
quoique bon, mon pèrel
— Quoi ! votre père habite Paris? dit Sophie d'un air tout
étonné et du ton le plus candide et le plus naturel. Il n'a
donc pas émigré, monsieur votre père? »
L'innocente , revenant à ses premières idées , pleine de foi
en ses espérances , voulait absolument voir dans le jeune
clerc un noble, fils de noble, et trouvait singulier que son père
fût resté en France , quand tous les chefs des grandes mai-
sons s'en étaient exilés.
A cette question , non moins surpris qu'elle , Victor ouvrit
de grands yeux et répliqua naïvement , sans trop savoir pour-
quoi elle l'interrogeait ainsi :
c Mon père^ n'a jamais songé à émigrer.
— Est-ce qu'il se cache? dit Sophie, entraînée par la curio-
sité naturelle à toute jeune fille , surtout lorsqu'il s'agit de ce
qui peut intéresser l'objet aimé.
— Pourquoi se cacherait- il ?
<-* Alors vous pouvez me dire son nom.
— Il se nomme Antoine , répondit le jeune homme.
— De son nom de baptême ?
— Nullement : c'est celui de notre famille. Oh! nous ne
sommes pas des ci-devant, nous ; bien au contraire 1 Je crois
que, si nous remontions jusqu'à la troisième ou quatrième
génération , nous trouverions dans nos ancêtres de pauvres
diables, des ouvriers, sans doute, de bonnes gens bien
simples. J'ai encore, du côté de ma mère, des grands-oncles
qui sont laboureurs dans l'Artois, notre pays. Ahl mon Dieu,
oui ; des paysans, voilà tout I »
TÊTE-À-TÊTE. 55
Victor avait cru deviner le but des questions multipliées
de Sophie. cElIe n'est qu'une ouvrière, bien jolie et bien
honnête , mais sans avenir, sans famille, sans doute, avait-il
pensé , et elle craint de trouver en moi un fils de bonne
maison, qui jamais ne pourrait devenir son mari I » Alors
il s'était efforcé de mettre sa naissance au" niveau de l'ori-
gine présumée de la pauvre fille, ce qu'il avait pu faire sans
trop d'efforts , car, en effet , ses parents étaient de race Irès-
roturière. Il avait même pris soin de garder le silence sur la
fortune amassée par son aïeul et par son père. Mais, à me-
sure qu'il parlait , le front de Sophie s'assombrissait , une
légère pâleur se répandait sur son visage : tout ce qu'elle
avait de sang aristocrate dans les veines semblait faire ir-
ruption vers le cœur pour en chasser un aàour honteux et y
ranimer l'orgueil héréditaire. La petite ouvrière salariée, l'ha-
bitante de la misérable mansarde , ne songeait plus qu'au rang
de ses ancêtres, à la haute et noble famille à laquelle elle
appartenait encore par le nom, et son regard, tout à l'heure
enjoué et rempli de tendre bienveillance , tombait froid et dé-
daigneux sur l'apprenti notaire, sur l'unique héritier du
riche Antoine I
« Monsieur, dit-elle à Victor lorsqu'il eut fini de parler,
en voilà beaucoup plus que je n'en demandais sur vous et les
vôtres. Maintenant ceVest plus pour votre mère, c'est pour
moi, que je vous prie de vous retirer. 2»
il resta confondu de l'air glacial avec lequel elle pro-
nonça ce peu de mots, et, la regardant à plusieurs repri-
ses, afin de mieux comprendre le sens véritable de l'in-
jonction :
c Vous ai-je donc offensée, mademoiselle? lui demanda-t-il.
' — Bien au contraire, monsieur; mais enfin, vous êtes ré-
chauffé, vous êtes séché, et je pense qu'il est temps.... »
Laissant sa phrase interrompue, elle remonta à sa chambre,
se tint près de la porte, et fit à Victor une légère ré-
vérence.
56 ANTOINE.
Le geste achevait le sens des paroles. II comprit cette fois,
et sans bouger de place :
« Mon devoir est de vous obéir , mademoiselle , lui dit-il
d'un ton contraint et déconcerté ; mais ne puis-je sortir d'ici
sans avoir l'air d'en être chassé? Votre accueil bieHveillant
m'avait fait espérer d'abord que nos relations continueraient
sur un pied de bonne amitié.
— Quelle relations peuvent exister entre nous, monsieur?
Je vous connais à peine. Vous m'avez rencontrée dans la rue,
par hasard....
. — Oh I vous savez bien que non I interrompit-il.
— Vous m'avez rendu , ou du moins vous avez voulu me
rendre un bon office. J'ai cherché à vous en témoigner ma
gratitude aussi *bien que j'ai pu. Tout est fini là.
— Non pas I c'est ce que nous verrons ! s'écria résolument
le jeune homme. Au surplus , quand je suis monté ici, vous
avez promis de me donner les moyens de me débarrasser
entièrement de cette fange gagnée à votre service ! >
Et, reprenant obstinément sa chaise et sa place auprès du
feu , il ajouta en montrant la boue dont ses vêtements étaient
encore couverts :
« J'attends l'exécution de votre promesse I Donnez-moi un
couteau, une brosse, ce que vous voudrez; mais il ne sera
pas dit que je ne suis venu chez vous que pour y recevoir
un affront? »
En parlant avec ce ton de colère et de sarcasme , Victor
avait le cœur serré; mais il croyait de sa dignité de faire
bonne contenance devant cette petite ouvrière , coquette ou
capricieuse, qui semblait se jouer de lui.
c Je n'ai pas de brosse chez moi, répliqua Sophie; mais
s'il faut absolument cela pour vous décider à partir , je vais
m'en procurer une , et sur-le-champ ! »
Elle sortit aussitôt, le laissant seul, livré à ses réflexions
et à son dépit. Un coup de sonnette , une porte s'ouvrant sur
le même palier, lui apprirent qu'elle entrait chez une voisine.
TÊTE-A-TÊTEé 57
Se réveillant comme en sursaut de ses doux songes d'a-
moar, Victor ne savait quel motif donner à ce brusque chan-
gement survenu tout à coup dans les manières de la jeune
fille, f Elle ne m'aime pas , se disait-il ; voilà ce qui est cer«
tain. Mais pourquoi cet intérêt si vif, ces soins , cette émo-
tion en voyant une égratignure sur ma tête; puis, mainte-
nant, cette froideur, ce dédain?... Oh! je crains de deviner 1
Malgré ses allures de fille comme il faut, elle est comme
toutes celles de sa classe , cupide, intéressée , une vraie gri-
sette enfin, comme il y en a tantj Au lieu de lui parler de la
fortune de mon père , je n'ai parlé que de sa famille , d'une
famille de paysans ; elle me croit sans ressources, un pauvre
saute-ruisseau, et voilà tout ; partant pas de cadeaux, de plai-
sirs à espérer I £b bienl tant mieux qu'il en soit ainsi I Je
l'oublierai, je la mépriserai!... Elle va revenir; je lui dirai
toute la vérité , je lui. parlerai des richesses de mon père ,
même de son pouvoir : car il ne manque pas d'amis et de
protecteurs, même parmi les premiers de la République ! Mais
non! je ne la verrai même point! Je vais la fuir, quitter cette
niaison sans attendre son retour! »
11 se leva, prit son chapeau sur la table où il l'avait posé ;
nn papier tomba; c'était une lettre, peut^tre celle d'un plus
favorisé que lui : il la ramassa, et, dès que ses yeux se fu-
rent arrêtés dessus , ses yeux s'agrandirent, son front s'em-
pourpra, ses mains tremblèrent de surprise, puis de joie, puis
de douleur et de remords I tt venait tout ensemble de voir s'y
Tefiéter l'âme de la noble fille et son ardent amour pour lui;
mais il y voyait aussi l'obstacle élevé entre leurs deux desti-
nées. Sophie, à son âge, ne pouvait disposer d'elle-même! Ses
P&rents, à elle, la livreraient-ils à un homme sans naissance?
au fils d'Antoine! d'Antoine !... Son père, à lui, voudrait-il lui
choisir pour épouse une fille sans fortune, un rejeton d'aristo-
crate? Non! et la volonté de son père, c'était celle du destin
même!
Oh ! que l'avenir qu'il prévoit est chargé de souffrances et
58 ANTOINE.
de misères! N4mportel un sentimeat indicible de bien-dtre
lui arrive par tous les pores ; les soupirs qui s'échappent de
sa poitrine , ce sont les angoisses cruelles qui tout à Theure
pesaient sur son cœur et qui s'en vont ; les larmes qui tom-
bent de ses yeux, ce sont des larmes de bonheur I Oui, il est
heureux 1 II le serait, ne fût-il pas aimél II n'a plus le droit
de mépriser celle qu'il aime I
Sophie rentra ; il mit un genou en terre devant elle , lui
présenta la lettre, et, d'une voix étouffée :
c J'ai tout lu, lui dit-il; ne craignes rien de moi; je tous
respecterai, je vous obéirai à l'égal de Dieu ; mais quoi qu'il
arrive, ma vie est à vousl »
VI
L'attenta.
11 est une loi de tous les lieux, de tous les temps, qui sur-
vit aux révolutions et au changement des formes monarchi-
ques ou républicaines , que nous subissons tous sans mur-
murer , parce que nous ne l'avons pas créée et ne pouvons
pas la détruire, une de ces lois enfin qui émanent de Dieu
seul : c'est ce besoin d-'affection né avec nous et qui ne meurt
qu'avec nous I
Quoi qu'en puissent dire de vaniteux législateurs et de dan-
gereux moralistes, c'est là le premier , le plus fort lien de la
grande société humaine.
Circonscrit d'abord à la famille, il a gag^ié de proche en
proche pour former et conserver un peuple ; les diverses fa-
milles, en étendant leurs limites, se sont touchées , et c'jest
l'amour qui les a fait se confondre ; comme on voit sur une
masse d'eau tranquille et dormante, lorsque le nuage, en pas-
sant laisse tomber de nombreuses gouttes de pluie, cha-
cune d'elles devenir le point central d'un oerole qui, gagnant
l'attente. 59
en largeur, se confond avec ceux des gouttes voisines , et,
croissant progressivement en force et en étendue, n'en forme
bientôt plus qu'un seul, immense, dont l'œil ne peut saisir
le vaste contour, et qui [n'a de bornes que les rivages immo-
biles du lac.
Je crois la comparaison juste, quoique poétiq[ue, et je vou-
drais que nous puissions entrevoir dans leur ensemble, ne
flit-ce qu'un instant, tous ces sentiments d'affection divers,
croisés, s' entremêlant, s'enchevétrant les uns à travers les
autres, et dont les trames réunies composent ce vaste réseau
sons lequel s'émeut et respire toute une nation. Certes nousf
serions étonnés et ravis , je pense, en découvrant à combien
d'eiistences, que nous ignorions, la nôtre est reliée par une
multitude d'affections fraternelles , répandues sur la grande
surface. Que de gens, dont le nom même nous est inconnu,
sont nos alliés par le cœur! car ils aiment ceux que nous
aimons ; les mains que nous pressons avec joie, ils les pres-
seront à leur tour ; ce sourire de bonheur dont le dernier re-
flet éclaire encore le front de notre ami, ce sont eux qùî l'ont
fait naître. Ce qui se passe dans nos familles ne leur est pas
étranger : ils reçoivent graduellement le contre-coup de nos
chagrins ou de nos plaisirs; et la vague contraire qui passe
sur notre cercle a fait tressaillir le leur, fût-il placé à l'extré»
mité du lac I Si ce tableau nous était toujours présent à la
pensée , l'amour du pays serait chez nous un sentiment rai-
sonné, et non plus seulement d'instinct, non plus une vérité
douteuse, soumise à la controverse, et dont quelques-uns
même se rient, ce qui est un grand malheur.
Je ne prétends pas exposer ici des doctrines bien nouvelles
et avoir inventé l'amour; mais cette sainte religion de l'âme,
qui nous porte à chérir nos semblables, je me sentirai tou-
jours fier de chercher à la propager. Aussi , dans mes écrits,
les hommes ne seront point calomniés; je ne les montrerai
jamais plus méchants qu'ils ne sont : tant d'autres se sont
chargés de ce soini Et quel profit pouvait»il en résulter pour
60 ANTOINE.
la morale et le bien-être? Yit^on tranquille au milieu de ceux
qu*on redoute? Yient-on en aide à ceux qu'on méprise , et se
croit-on forcé de pratiquer seul la vertu?
Cependant, jeté par le sujet dont j'ai fait choix au milieu
d'une époque de malheurs et de crimes , je ne transigerai
point avec la vérité ; mais il ressortira peut-être de mes ré-
cits qu'une action cruelle n'a pas toujours une source hon-
teuse; que l'homme qui. s'est fait tigre se dépouille parfois de
ses dents aiguës et de ses griffes tranchantes, et que dans
ces temps de crise et de bouleversements , les bons peuvent
avoir leurs instants de passions et de démence, les mauvais
leurs jours de calme et de générosité.
Non, la cruauté ne fut pas Tunique mobile de tant d'hor-
reurs. Sans parler des égarements où l'orgueil systématique
entraîne la raison des hommes , la faiblesse et la peur n'ai-
dèrent que trop à ces sanglantes curées. Les sentiments les
plus nobles, les plus tendres, ceux que Dieu souffla dans nos
âmes pour les sanctifier, l'amour paternel lui-même, poussés
hors de leurs limites par les fièvres contagieuses dont les
germes empoisonnaient l'air respirable, enfantèrent des cri-
mes à leur tour, quand le crime se trouvait à la portée de
tous. Faut-il donc désespérer des instincts les plus vrais, les
plus purs de l'humanité?
Mais voyons maintenant ce qui se passe dans la maison
d'Antoine.
Déjà, depuis longtemps, }'heure du souper avait sonné, et
Victor n'arrivait pas.
Dès les premières minutes de retard, la pauvre mère a res-
senti de vives inquiétudes.
« Mon Dieu! que fait Victor, et que lui est-il arrivé? a-
t-elle dit à son mari.
— Ehl que veux-tu qu'il lui arrive? répondit celui-ci : on
pille les épiciers, et non les notaires.
— Mais d'ordiaaire il est si exact!
— Il se sera arrêté en route à s'amuser , à baguenauder :
l'attente. 61
les jeunes gens $ont avides de bruit. Il a regardé passer Fé-
meute ; mais crois-tu donc qu'il y ait pris part?
'— Non, sans doute ; mais pourquoi ne rentre-t-il pas ? >
A cette exclamation répétée à plusieurs reprises, Antoine
fronça le sourcil d'impatience et finit par imposer silence à
sa femme , ce qui lui arrivait toutes les fois qu'il ne pouvait
trouver de raisons suffisantes pour la tranquilliser ou la con-
vaincre.
Mme Antoine avait l'habitude de l'obéissance : elle se tut ;
mais ses soupirs continuèrent sa plainte.
Son mari , dépité , se retira dans une autre chambre pour
ne pas l'entendre , et peut-être aussi pour dépouiller libre-
ment sa figure de ce masque de calme et d'insouciance
dont il la revêtait devant sa femme , afin de ne pas l'a-
larmer.
Dès qu'il fut seul , il se jeta dans un fauteuil , et de som-
bres pensées lui vinrent au cœur. Il aimait son fils avec ido-
lâtrie; mais il était dans sa nature de s'immobiliser obstiné-
ment dans ses idées premières, et, dès qu'il avait avancé un
fait ou donné un ordre dans son ménage, il croyait de sa di-
gnité de chef de famille de maintenir l'un et l'autre jusqu'à
l%fin, le fait fût-il douteux et l'ordre fût-il injuste.
Hors de chez lui , son caractère n'était plus le même : les
idées des autres n'avaient souvent alors que trop d'empire,
sur sa raison ; car doué plutôt de sentiment que de logique,
possédant un cœur droit, mais enthousiaste,*aimant la vérité
sans être capable de la bien reconnaître , de pompeuses théo-
ries, étayées de grands mots, suffisaient pour l'éblouir et
l'aveugler. Avec ceux auxquels il supposait une intelligence
où même une faconde supérieure à la sienne, il se résignait
facilement au rôle de disciple, écartant la discussion, moins
encore^arce qu'il était persuadé que parce qu'il craignait
de montrer son infériorité.
Rentré chez lui , au contraire , il n'était plus disciple , il
était mattre ; il discutait tout haut, mais encore seul ; car 1]
63
ANTOINE.
i
ne supportait pas la réplique, et chacun, dans sa maison,
vivait sous le régime absolu de sa volonté.
Pour atténuer, dans sa conscience, le rigorisme de ce sys-
tème, Antoine recherchait avec soin toutes les raisons, bon-
nes ou mauvaises, propres à légitimer à ses yeux ses exigen-
ces , parfois trop impérieuses , ou les soupçons mal fondés
qu'il laissait échapper dans un moment d'irritation. Ainsi,
son amour de père l'eût sans doute porté à craindre quelque
désastre pour son fils, dans ce temps si fécond en événements
sinistres; mais il venait d'accuser Victor, devant sa femme,
de n'être en retard que par sa faute, par son propre vouloir,
et il s'endoctrina si bien lui-même, là, dans ce fauteuil où de
tristes appréhensions l'avaient d'abord assailli , qu'il en vint
à ne plus douter des motifs de dissipation qui tenaient pour
l'instant le jeune homme éloigné de la maison paternelle. Si
son cœur en fut quelque peu rassuré , sa mauvaise humeur
s'en accrut.
Quand il rentra dans la salle où se tenait sa femme , il la
trouva en grande conférence avec son domestique, jeune et
honnête Flamand, à la figure plate, au nez retroussé, à la
charpente carrément osseuse, qui, malgré les signes expres-
sifs de sa maîtresse, restait bêtement debout devant elle,
comme attendant la fin de ses instructions.
Antoine comprit du premier coup d'oeil de quoi il s'agis-
sait, et intervenant brusquement dans cet entretien, dont il
n'avait pas entendu un mot :
« Je te le défends, Géry l M. Victor saura bien revenir seul,
sans qu'on l'aille chercher. Au surplus, je le répète, il n'est
pas chez son notaire. L'heure est venue de souper; sou-
pOns.
— Sans lui ? articula timidement la mère.
— N'est41 point au courant des coutumes de la maison? il
rentre et il doit rentrer à six heures : il en est huit I Som-
mes-nous à ses ordres ? voulons-nous, régler nos repas sur
son bon plaisir? Il n'en sera point ainsi! j»
l'attente. 63
Il se retouFna pour enjoindre au domestique de servir sur-
]e-cbamp; mais Gëry n'était plus là: non qu'il se fût décidé
à exécuter la commission dont voulait le charger sa maî-
tresse : il ne l'eût point osé, le brave Flamand ; mais, voyant
son maître haut monté en humeur grondeuse^ il avait dis-
paru pour éviter la bourrasque.
Antoine sonna, et cette fois ce fut la cuisinière qui se pré-
senta devant lui. Mme Antoine se leva d'un air résigné, et
Taida silencieusement à dresser la table. En qualité de
femme, Madeleine , la cuisinière, mieux que G-éry, comprit
sa maîtresse, même sans le secours du regard ou de la pa-
role, et, quand elle vit celle-ci placer un troisième couvert
sur la table pour son fils, elle sut ce qu'il lui restait à faire.
Aussi eût-elle employé moins de temps à l'arrangement
d'une table pour vingt personnes qu'elle n'en mit dans ce
moment pour donner à Victor le temps d'arriver.
A propos des verres, du sel, du moutardier, de l'huilier ,
elle alla dix fois de la salle à manger à la cuisine, de la oui-
sine à la salle à manger, ayant soin de mettre un repos con-
venable entre chaque voyage, se récriant sur ce qu'elle avait
oublié, et, du coin de l'œil , épiant sur la figure du maître
combien de temps encore pouvait continuer ce manège sans
malencontre pour elle.
Elle resta ensuite un quart d'heure le nez dans le buffet et
dans les armoires, passant l'inspection générale des assiettes,
avant de faire son choix; elle changea l'eau des carafes,
brossa le pain, effaça les plis de la nappe, symétrisa tout sur
la table, comme pour un repas de noces, «'et , quand elle vit
les signes d'impatience se multiplier enfin dans les gestes
et sur les traits d'Antoine , elle se hâta de dire , avant qu'il
pût articuler un ordre :
c C'est fini ! »
Et, en sortant, elle ajouta :
c Vous allez être servi.... sitôt que le dîner sera prêt I »
La mère avait déjà payé Madeleine d'un regard de remer-
64 ANTOINE.
cîmeut. Il lui paraissait si cruel de dîner sans son fils ! C'eût
été la première fois. Il lui semblait que l'attendre, c'était le
forcer de revenir plus vite. Pourtant il n'arrivait pas.
Antoine, l'air soucieux, marchait vivement dans la salle
sans proférer un mot. Touché néanmoins de l'inquiétude et
de l'abattement répandus sur les traits de sa> femme, il es-
saya de lui parler de ses affaires , de ses chagrins, car il en
avait, et de profonds ; mais elle ne lui répondit que par mo-
nosyllabes. Il prononça même devant elle un nom qu'elle
n'entendait jamais ordinairement sans tressaillir; elle n'y
prêta nulle attention, et murmura celui de son fils. Rendu à
sa première pensée, jeté hors de la distraction que lui-même
voulait se donner à tout prix, Antoine sonna de nouveau et
avec violence.
< Dînerons-nous enfin? dit-il à G-éry, qui, l'air stupéfait,
se montra tout à coup sur le seuil de la porte.
— Comment, si nous dînerons ! répéta l'enfant de la Flan-
dre, toujours en défaut quand il s'agissait d'y mettre de la
finesse ; bien sûr I Mais vous avez commandé à Madeleine de
retarder le dîner à cause de M. Victor, puisqu'elle a retiré ses
casseroles de dessus le feu, et qu'elle dit comme ça que son
rôti sera trop cuit l »
Antoine adressa un regard sévère à sa femme, lui repro-
chant mentalement de le rendre le jouet de ses domesti*
ques.
Il n'y avait plus à reculer , on servit.
Assis l'un vis-à-vis de l'autre , les époux laissaient entre
eux une place vide, vers laquelle tous deux, en même temps,
tournèrent un œil centriste. Après un long soupir, qu'un
faible écho sembla répéter sourdement, Mme Antoine, selon
le vieil usage, que rien n'avait pu interrompre dans sa
maison , fit le signe de la croix et dit le bénédicité. An-
toine ne porta pas la main à son front, garda son air mo-
rose, et ne mêla point sa prière à celle qui se récitait près
de lui. Ce n'était point chez lui dédain de ces formes reli-
l'attente. 65
gieuses, non; mais il boudait le ciel, il accnsait Dieu des
tounnents qu'il ressentait comme père. Ses inquiétudes s'ac-
croissaient. Maintenant il aurait voulu pouvoir retirer la dé*
fense qu'il avait faite à Géry d'aller au-devant de son fils'I
revenir de lui-même sur une détermination prise, sur un
ordre donné , était au-dessus de ses forces. Il espéra que sa
femme essayerait de le fléchir à cet égard ; mais la pauvre
mère, depuis longtemps façonnée à la soumission, ne savait
que souffrir et se résigner.
Ils restèrent ainsi tous deux dans une commune et doulou-
reuse attente , se contraignant mutuellement , touchant à
peine aux plats que Gréry leur présentait, et quand une
longue demi-heure se fut passée ainsi , en pleine angoisse,
Antoine, relevant soudainement la tête, faisant un effort sur
lui-même., dit au domestique :
c Sers-nous le dessert ; et, comme nous n'avons plus besoin
de toi, maintenant, v9i chez le tailleur lui demander les gi-
lets qu'il a dû me faire. »
Certes , il n'y avait là, en apparence , rien d'important et
d'inattendu ;. et pourtant, à l'audition de ces mots iusfgni-
fiants pour tout autre, Mme Antoine fut saisie d'un mouve-
ment de surprise et de joie qui fit un instant rayonner sa
figure. C'est que le tailleur demeurait rue du Cherche-Midi,
près de la Croix-Rouge. Comprenant la bonne intention de
son mari , elle en fut vivement touchée , et lui tendant la
main :
c Je crains bien qu'il ne le trouve plus, dit-elle; il est si
tardi »
Antoine n'aimait pas à être deviné : il feignit de ne pas
comprendre, et Géry, qu'une course à pareille heure, et dans
on pareil jour, ne récréait guère, se mêlant à la conversa-
tion, ajouta avec son intelligence accoutumée :
c Madame a raison; le tailleur est sans doute à son assem-
blée à présent; et puis c'est samedi prochain qu'il a promis
les gilets, et nous sommes aujourd'hui à mercredi.
66 ANTOINE.
— Fais ce que je te dis ! répliqua le maître en haussant la
voix.
— Oui, Gréry, dit la mère ; allez, et bien vite I Ne vous oc-
cupez pas du dessert, je m'en charge. »
Et comme si l'idée lui arrivait soudainement :
« En traversant la Croix-Rouge, vous entrerez chez M. Bal-
let pour savoir ce que Victor est devenu. N'est-ce pas , mon
ami ? poursuivit-elle en se tournant vers son marî.
— Sans doute! répondit celui-ci, dont l'esprit orgueilleux,
à moitié vaincu, exigeait seulement alors qu'on feigntt de ne
pas s'apercevoir de sa faiblesse. Sans doute ! qu'il aille chez
M. Ballet, si ça peut te faire plaisir ; il passe devant. »
Le domestique partit.
Une nouvelle demi-heure s'écoula, toujours dans les mêmes
tortures , et sans qu'aucun des deux époux eût touché à ce
dessert qui semblait cependant seul les retenir à table. Enfin,
un coup fortement frappé à la porte extérieure de la maison
les fait tressaillir l'un et l'autre ; ils se regardent immobiles.
Est-ce Victor? Vient-on en son nom I Doivent-ils se réjouir
ou se désoler?... Mais personne ne parait..
La mère n'y peut tenir plus longtemps ; elle s'élance hors
dç la chambre, laissant là son mari, et, quelques instants
après, elle revient, pressant son fils dans ses bras et criant
de l'escalier :
« Antoine î il n'y a pas de malheur! le voilà I
— Oui, oui, le voilà 1 le voilà 1 » répètent en chœur Made-
leine et Géry, qui suivent; et tous quatre font à la fois irrup-
tion dans la salle à manger.
La cause de ce dernier retard, c'est que les domestiques
ont fait disparaître des habits de Victor les indices de sa lutte
avec les tapageurs de la rue du Sépulcre. Mme Antoine, sur-
venant durant l'opération, s'était d'abord vivement alarmée ;
mais quelques mots échangés leur avaient suffi à tous deux :
c Ce n'est rien, ma mère.... une rencontre, une querelle,
et puis encore autre chose qui me comble de bonheur !
l'atteste. 67
— Qu'est-ce donc ?
— Je vous dirai tout ; mais à vous seule , et plus tard, i
Et c'est alors qu'ils étaient montés.
Antoine, lorsqu'ils entrèrent, ne se leva pas, tourna à
peine les yeux de ce côté de la chambre ; mais ses joues se
colorèrent, sa main trembla, et il fut forcé, ayant de com-
mencer à gronder, d'attendre que sa douce émotion de bon-
heur fût calmée.
c D'où Yenez-Yous, monsieur ? dit-il ensuite à son fils,
plutôt d'un ton de reproche que de colère.
— Pardine 1 interrompit Madeleine , de chez son notaire,
où Géry l'atrouYé, le pauYre garçon, qui traYaillait d'arra-
che-pîed ; n'est-ce pas, Géry ?
— Oui, oui, répondit celui-ci d'un air de satisfaction,
enchanté de ce qu'elle le sauYait de l'embarras de bien
mentir.
— Il paraît qu'on se marie beaucoup à Paris dans ce mo-
ment, ajouta la seryante ; ça n'est pas étonnant, on diYorce
sv facilement I ça encourage 1
— Gardez yos réflexions pour yous, Madeleine I ce n'est
pas Yous que j'interroge, > dit Antoine.
£t s'adressant à sou fils :
c Gomment as-tu négligé de nous faire aYcrtir de ce re-
tard , surtout aujourd'hui où il y a du trouble dans nos
quartiers ?
— Mon père, balbutia Victor.... les commissionnaires
manquaient.... puis, je croyais toujours pouYoir Ycnir plus
tôtl
— Mais, sans G^ry, tu ne serais pas encore arriyé?
— Oh ! que si fait I répliqua le lourdaud ; M. Victor était
avant moi à la porte de la maison, où il ayait même l'air de
ne pas saYoir s'il dcYait avancer ou reculer. »
Madeleine lui pinça le bras, Mme Antoine le poussa du
coude; il les regarda toutes deux d'un air ébahi, et, com-
prenant à la fin sa maladresse, il essaya de la réparer; mais
68 ANTOINE.
les commentaires , plus dangereux encore que le texte , me-
naçaient de tout perdre; Madeleine y mit ordre de sa pleine
autorité :
c Allons ! pas tant de paroles, et va chercher la soupe, qui
se tient chaude au coin du fourneau. >
Géry fit un demi-tour à droite; puis une réflexion sembla
rarréter tout court en chemin.
c Ya donc t va donc I tu n'as pas Tair plus vif que TEscaut
à Cambrai 1 et il doit avoir faim, ce pauvre enfant 1
— Allons, Géry, la soupe !» dit Victor, intéressé plus en-
core que Madeleine au silence du Flamand.
Mais Géry ne bougeait pas, et, malgré les rebuffades de Ma-
deleine, les apostrophes de Yictdr et les signes de Mme An-
toine, au grand effroi de ces trois derniers , il remonta vers
son maître, et prenant un air entendu :
c Monsieur, il faut bien que je vous rende compte de tout,
lui dit-il ; vos gilets ne sont pas prêts, je l'avais prévu, et le
tailleur m'a dit....
— C/est bon I c'est bon I interrompit Antoine ; il ne s'agit
pas de ça : la soupe I
— La soupe 1 la soupe I » reprirent en chœur les trois au-
tres personnages.
Et le pauvre Géry descendit à la cuisine, grommelant
contre les maîtres qui vous chargent de commissions et n'en
veulent pas connaître le résultat.
Quand on remit sur la table ces plats à peine entamés,
Victor comprit, mieux qu'il n'aurait pu le faire à la suite
d'une longue mercuriale, les tourments, les inquiétudes res-
sentis durant son absence. Se reprochant alors jusqu'aux
instants de bonheur ineffable savourés près de la jeune fille,
dans un élan de tendresse , il se jeta au cou de son père,
appela sa mère d'un regard, et tous trois confondirent leur
amour dans un muet embrassement.
Le souper achevé, lorsque sa femme récita les Grâces, An-
toine se joignit à elle, cette fois, d'esprit et de cœur. Sa fer-
l'attente. 69
veur était revenue en même temps que Victor, et il remercia
Dieu, non du repas qu'il venait de faire , mais du retour de
son enfant bien-aimé I
VII
[Les grains de cassis.
Depuis quelques mois, cherchant à se détourner de la po-
litique, Antoine concentrait plus que jamais ses affections
sur sa famille. C'est ce qui avait doublé ses tourments du-
rant la soirée d'attente. Mais Antoine , malgré son amour
pour son fils, n'avait pas su attirer la confiance de celui-ci.
A sa mère seule , Victor, dès le lendemain, conta ses aven-
tures de la veille.
Profitant d'un moment où son père était sorti, il avait été,
de bon matin, rejoindre sa mère encore couchée, s'était age-
nouillé près de son lit, et là , lui tenant les mains et ne la
quittant point du regard , pour ne. pas lui laisser la force de
gronder, il lui raconta ses rencontres avec la jeune fille et
ses poursuites , puis enfin ses aventures de la soirée précé-
dente. D^abord Tezcellente femme sourit à l'idée de ce petit
enfant qu'elle avait autrefois porté , allaité, aujourd'hui de-
venu homme, amoureux I Quelle femme est sans indulgence
pour les tendres passions du jeune âge? Puis, voyant la per-
sévérance de Victor à poursuivre la jeune fille, elle s^était
inquiétée yaguement ; mais , au récit de la lutte entreprise
pour elle, elle s'alarma tout à fait, surtout quand Victor lui
révéla l'amour de Sophie pour lui et la naissance de celle-ci.
Oh 1 alors, son cœur maternel eut la prévision de tous les
dangers que pouvait renfermer l'avenir. Cependant elle ne
lui fit aucune remontrance, les jugeant inutiles.
c Si ton père le savait ! lui dit-elle seulement.
— Nous attendrons, pour le lui dire, des temps plus heu-
70 ANTOINE.
reuxy répondit Victor. La révolution ne peut toujours durer.
Le calme revenu, Sophie rentrera sans doute dans une partie
de ses biens; alors, mon père n'aura rien à dire; quant à
sa naissance , Tégalité des conditions est une chose à jamais
établie en France» bien sûr ; nul obstacle ne peut venir non
plus de ce côté, i
Bref, il fit de si beaux projets de bonheur, que la pauvre
mère n'eut pas le courage de souffler sur ses châteaux de
cartes.
Gomme il se disposait à se rendre à l'étude du notaire, son
père rentra. Les troubles continuaient. Antoine défendit à
son fils de sortir, et, malgré toutes les raisons alléguées par
celui-ci, il lui fallut rester immobile au logis, en proie à
mille tourments.
Le lendemain enfin, il part, il espère retrouver Sophie de-
vant la station de la laitière, car c'est l'heure et le lieu où d'ha-
bitude il la rencontre quotidiennement ; mais Sophie n'y est
pas. Il attend : rien ; il rôde autour de sa demeure : rien I...
Il entre à son étude le cœur froissé. Il trouve occasion d'en
sortir dans la journée , se résignant aveu joie aux fonctions
de petit clerc, dans l'espoir d'une rencontre ; mais il a passé
vingt fois .devant la maison de l'épicier, et nul indice ne lui
annonce la présence de Sophie. Puis Pillou , le garçon de la
Tête-Noire^ qui se tient sur la porte de la boutique , à tami-
ser en chantant, à chanter en le regardant, semble, depuis
un quart d'heure, le suivre de l'œil dans ses allées et venues ;
ne va-t-il pas lui demander où il va? Que répqndra-t-il ? Il
lui faut donc attendre une occasion plus favorable. Elle se
présentera bientôt, sans doute.
Le jour suivant, il guette Sophie de nouveau; même ré-
sultat. Le lendemain (c'était un dimanche), il y vint dès la
matinée, et d'abord vainement. Pourtant le ciel était beau, le
soleil brillait comme il arrive souvent à la fin de février ou
au commencement de mars. Pour échapper aux regards de
Pillou, qui commençait à l'observer d'un air de surprise et de
LES GRAINS DE CASSIS. 71
défiance, il s'était embusqué au coin de la petite rue de
l'Ëgoat , et de là il tenait ses yeux ouverts alternativement
sur la porte de Tallée, pour voir si Sophie ne sortirait pas,
et sur les fenêtres du quatrième étage , dont il ne pouvait
apercevoir que le faîte , à cause de la large gouttière de
plomb qui donnait un renfoncement assez considérable aux
mansardes. Parmi ces mansardes, il ne savait môme pas la-
quelle appartenait à Sophie. Il était donc aux aguets, calcu-
lant et s'orientant de son mieux, lorsque enfin une des man-
sardes s'ouvrit; mais il ne pouvait voir la personne placée
alors à la fenêtre. Un instant après, un rosier, à peine bour-
geonnant, s'avança sur le bord extérieur de la gouttière ,
puis un autre, puis un troisième. Il n'en doute pas, c'est So-
phie I Les soins donnés à ces fleurs décèlent bien la jeune
fille, telle qu'il se la figure. L'audace lui revient au cœur, et,
profitant d'un moment où le garçon épicier rentre dans sa
boutique, marchant d'un pas ferme, les yeux baissés, comme
s'il devait être moins vu des voisins en ne les voyant pas
lui-même, il franchit la porte.
L'obscurité» la mauvaise odeur de l'alléei cette malpropreté
parisienne, alors bien plus flagrante encore qu'aujourd'hui,
dérouta un instant les rêves d'amour de ce demi -Flamand,
accoutumé à la bonne tenue des mais.ons de son pays. Toutes
les idées s'enchaînent , et Ton ne s'est pas assez rendu
compte de l'influence des localités sur les passions. Si Victor
s'était ainsi, en plein jour, présenté dans cette maison pour
la première fois , peut-être l'allée boueuse eût-elle exercé
une influence réfrigérante sur son cœur. Il est de certains
bommespour qui l'amour change de nom quand il faut l'aller
chercher à travers un escalier humide et boiteux et sous les
toiles d'araignée. Mais lui, il sait maintenant que. là-haut
demeure , non pas une simple ouvrière dans une mansarde
nue et délabrée, mais une noble fiHe au milieu d'un ameuble-
ment modeste mais bien soigné. Il arrive donc résolu jusqu au
quatrième étage, reconnaît la porte ; mais, là, le courage lui
72 . ANTOINE.
manque de nouveau. Ce n'est plus l'influence des lieux qui
agit sur lui , mais celle des circonstances. C'est le respect, la
crainte , qui le retiennent. Comment va-t-il se présenter de-
vant Sophie ? Est-ce en invoquant le droit que lui donne une
première admission? Est-ce du droit plus fort de Tamour
qu'il ressent et qu41 inspire? Mais serait-ce agir avec ■ déli-
catesse? N'a-t-elle pas semblé vouloir le repousser? N'a-t-il
pas promis lui-même, en la quittant, de respecter ses volon-
tés? Il essuie longtemps ses pieds sur le petit paillasson du
palier, n'osant s'annoncer, ne voulant pas cependant reculer
dans son entreprise hardie. Enfin, avant même que ses idées
se fussent éclaircies, et pour sortir de ce doute qui lobsède,
il sonne ; mais le bruit de la sonnette s'est fait à peine en-
tendre, qu'il a regret d'avoir été si avant. Que va-t-il dire ?
Quel prétexte donner à cette visite? Il n'a rien prévu , rien
préparé. N'était-il pas plus simple d'écrire à Sophie et de lui
demander humblement la faveur d'une seconde entrevue?
Sans doute ; c'était la seule chose qu'il eût dû faire , et la
seule à laquelle il n'ait pas pensé. Mais on tarde à lui ouvrir;
il n'entend pas remuer dans la chambre. Elle n'y est pas ; il
s'est trompé : tant mieux !
Enchanté de sa non-réussite, il se disposait à descendre
l'escalier, lorsque la porte voisine s'ouvrit tout à coup pi^ès
de lui, et un enfant, un petit garçon de cinq à six ans, lui dit :
c Que demandez-vous, citoyen? »
Victor s'intimida devant l'enfant, et, à peine avait-il pro-
noncé le nom de Sophie, faute d'avoir pu en trouver un autre,
que le petit garçon , le prenant par la main, le tirant à lui,
criait de toutes ses forces :
c Maman I maman I c'est un monsieur qui veut parler à
bonne amie 1 »
Sans faire résistance, Yictor se laissa conduire vers une
chambre dans laquelle il trouva Sophie, assise au coin de la
cheminée , en compagnie de deux autres enfants habillés de
neuf, endimanchés ; d'une bonne grosse femme réjouie, qui
LES GRAINS DE CASSIS. 73
mettait son bonnet en se mirant, et d'un petit homme éyeillé,
qui brossait son chapeau, comme se disposant à sortir.
A son aspect , Sophie , se levant tout à coup , écartant le
plus jeune des enfants, placé sur ses genoux, Taccueillit d'un
air de surprise, mais sans contrainte et sans laisser percer
le moindre signe de gêne et de mécontentement.
« Vous désirez me parler, monsieur Victor?
— Oui, mademoiselle, balbutia notre amoureux.
— Monsieur Victor I interrompit la dame du logis ; c'est
donc monsieur, petite voisine, qui vous a porté secours dans
cette bagarre de la rue du Sépulcre ?
— Oui, madame Giraud ; c'est de monsieur que je vous ai
parlé. »
Mme Giraud fit une révérence ; M. Giraud salua du cha-
peau qu'il brossait encore, et se tourna vers sa femme d'un
air entendu, qui semblait dire :
c Mais il est très-bien, ce jeune homme !
— Si vous voulez venir chez moi, dit Sophie à Victor, je
suis prête à vous entendre. >
Elle prit par la main le plus jeune des enfants resté près
d'elle; l'aîné la suivit, et, quand on fut sur le palier:
< Madame Giraud, dit-elle en se retournant et d'un air dé-
gagé, quand vous serez disposée à sortir, vous m'avertirez,
j'y compte. »
Une fois dans sa chambre, elle offrit un siège à Victor et
s'assit en face de lui, replaçant sur ses genoux le jeune en-
fant, tandis que l'autre , s'enlaçant à son bras , s'appuyait
de la tête sur son épaule. Ainsi posée, et bien tranquillisée
sur les suites du tête-à-tête :
< Je vous écoute, monsieur Victor, » ditrelle.
D'abord très-embarrassé, l'amoureux parla de la pluie, du
beau temps, du soleil qui brillait alors dans tout son éclat,
de la promenade qu'elle se disposait sans doute à îaire; puis
enfin il songea à donner pour motif à sa visite le désir de
savoir conunent elle se trouvait de la vive émotion qu'avait
248 d
74 ANTOINE.
dû lui faire éprouver leur dernière rencontre. Durant tout
cet entretien, pas un regard, pas un mot d'amour ne fut
échangé ; et cependant il ressentait un charme infini à causer
ainsi avec elle sur un ton de bonne amitié.
Ah ! ce n'était pas là, sans doute, tout ce qu'il avait espéré
en franchissant la rue un quart d'heure auparavant, dans un
si bel effort de courage ; mais il se sait aimé, et, si les ma-
nières circonspectes de Sophie, ses paroles plus polies que
passionnées, imposent à Victor une retenue sévère, elles ne
peuvent empêcher une indicible satisfaction de s'épandre à
flots dans son âme. Il est chez elle, près d'elle; il la revoit,
il lui parle, et pas un regard, pas un mot n'est arrivé d'elle
à lui en guise de blâme et de reproche I II s'oubliait donc
dans ce doux échange de demandes et de réponses, insigni-
fiantes en apparence, mais que son cœur prenait soin de tra-
duire dans un tout autre sens, quand Mme Giraud, entr'ou-
vrant la porte :
€ Nous sommes prêts, petite voisine : quand vous voudrez;
sans vous déranger 1 »
Les enfants poussèrent des cris de joie à l'idée du départ.
Victor se leva, et, avec un gros soupir de regret, salua pour
prendre congé.
c Je vous demande pardon , mon cher monsieur, lui dit
Mme Giraud ; mais, vous comprenez, il y a une course d'ici
au Jardin des Plantes, et il nous faut profiter du soleil, si
nous voulons voir les animaux.
— Et Tours Martin, Martin l'ours ! répétèrent les enfants.
— Au surplus, nous ne vous renvoyons pas, continua la
brave femme; car, si vous voulez être des nôtres, libre à
vous. C'est mon mari qui a eu cette idée. N'êtes-vous pas
de la connaissance de notre petite voisine? Voyons, ça vous
va-t-il?
— Oh! avec grand plaisir! s'écria Victor.
— Mais c'est peut-être déranger monsieur de ses affaires ;
il doit en avoir, dit Sophie, rouge jusqu'aux yeux.
LES GRAINS DE CASSIS. 75
— Non, non, crient les enfants en saatant aatour de leur
noavel ami.
— Connais-tu Tours, monsieur? dit le plus jeune.
— Viens ayec nous, citoyen,» ajoute Talné, à qui son père,
comme employé du gouyernement, s'est cru forcé d'ensei-
gner le Yocabulaire en usage.
L'heureux Victor fut donc de la partie. À la sortie de l'allée,
M. et Mme Griraud se donnèrent le bras, et chacun d'eux prit
par la main un des enfants. L'aîné resta avec Sophie. Victor
n'avait pas à hésiter : il offrit son bras à la jeune fille ; mais
celle-ci, sans répondre, plaça l'enfant entre eux. Victor com-
prit, et se résigna.
La joie qu'il ressentait de cette promenade ne fut pas
cependant sans mélange. Une fois dans la rue avec M. et
Mme Giraud, avec ces trois enfants qu'il avait vus le matin
pour la première fois, il se sentit tout embarrassé de sa con-
tenance, d'abord en passant devant la boutique de l'épicier,
sur le pas de laquelle se tenait encore Pillou, ouvrant de
grands yeux à la vue de ses voisins du palier en compagnie
de cet inconnu qui, depuis quelques jours, rôdait autour de
la maison.
Sar la route, Victor rencontra aussi quelques jeunes gens,
habitués de son étude. Les étourdis, le voyant près d'une
belle fille et tenant un enfant par la main, lui clignaient de
l'œil en souriant, ce dont il ressentait une grande gêne, dans
la crainte que Sophie ne s'en aperçût. Mais ce fut bien autre
chose quand les chefs de la bande tournant à gauche sur la
place Saint-Sulpice, il comprit qu'il lui allait falloir passer
devant la rue de Tournon, peut-être la traverser dans sa lon-
gueur! Si son père l'apercevait, comment lui expliquer son
intronisation &u milieu de cette famille? Il en frémit, et, pour
un instant, le sentiment de la peur et du malaise domina
bien plus chez lui que tout autre.
Cependant, les passages difficiles franchis sans malen-
contre, il se remit bientôt. Au Jardin des Fiantes, l'enfant,
76 ANTOINE.
leur barrière de séparation, s'esquiva de leurs mains pour
aller jouer avec ses frères. M. et Mme Giraud étaient tou-
jours bras dessus, bras dessous ; force fut aux amoureux d'en
faire autant, et peu à peu, les pensées du cœur reprenant le
dessus , la contrainte cérémonieuse s'effaça ; ils en vinrent à
parler d'autre cbose que de la pluie et du beau temps. Sophie,
en quelques mots, mit Victor au courant de ses malheurs et
deThistoire de ses parents.
Son père, dont elle crut encore devoir taire le nom, avait
été massacré deux ans auparavant par ses ci-devant vassaux,
auxquels il n'avait jamais fait que du bien. Échappée avec sa
mère à l'incendie de leurs foyers, elle avait vu la raison de
celle-ci s'affaiblir et se perdre tout à fait durant la longue
route qu'elles avaient été forcées de faire. Ne trouvant d'asile
ni chez leurs parents ni chez leurs amis, dispersés par l'éml-
gratioÀ, Sophie, à seize ans, s'était vue contrainte de faire
face à tous les désastres à la fois. Confiant sa mère aux soins
d'un médecin célèbre de Grenoble, elle était retournée, seule,
la pauvre fille, la tête au soleU, les pieds dans la poussière,
réclamer les biens de son père. Ils ne pouvaient être confis*
qués, même d'après les lois nouvelles; mais le pillage et l'in-
cendie avaient anéanti de grandes valeurs et des papiers non
moins précieux. Son père laissait des dettes, et la vente des
terres suffit à peine pour les couvrir. Il ne restait donc d'au-
tres ressources à Sophie que quelques sonmies prêtées autre-
fois par sa famille au temps de son opulence, et garanties
seulement par la bonne foi des créanciers. Plusieurs de ces
créanciers habitaient encore Paris. C'est là ce qui l'avait dé-
terminée à veuir s'y établir, et elle y vivait du travail de ses
mains, afin de réserver pour la pension de sa mère l'argent
résultant de ses créances éparses, et qulon n'acquittait guère
que par faibles à-compte, quand on ne trouvait pas plus sim-
ple de les nier. Tel est le sommaire du récit que fit Sophie à
Victor touchant ses malheurs.
Celui-ci y prit le plus vif intérêt, comme vous pouvez croire,
LES GRAINS DE CASSIS. 77
et plus d'une fois, dans son attendrissement, il pressa le bras
placé sous le sien, ce qu'il n'eût, osé faire, sans doute, s'il
avait été moins ému.
Après deux heures de promenade, quand tous les animaux
eurent été passés en reyue par les enfants , M. Giraud se
retourna vers sa nouvelle connaissance, et lui proposa, pour
compléter la partie, de venir avec eux dîner sans cérémonie
à la Râpée, aux Marronniers, le restaurant ^ la mode.
Que justice soit rendue à Victor : cette fois, sa première
pensée fut pour la maison paternelle ; il se rappela les an-
goisses de son père et de sa mère dans la soirée de l'émeute ;
il s'excusa de son mieux et demanda même la permission de
se retirer sur-le-champ, car l'heure de son dîner approchait
aussi. Sophie l'approuva par un mouvement de paupières.
M. Giraud lui prit la main, la lui secoua d'un air de vieille
amitié, et lui dit : c Au revoir I » Ce mot fit monter la joie au
front de Victor ; il regarda furtivement Sophie, et répondit
ensuite à M. Giraud, avec l'expression du bonheur sur ses
traits et dans sa voix : « Au revoir ! >
11 s'éloigna alors d'un pas grave et régulier, et, dès qu'il
3e sentit hors de la portée de leur vue, de toute la rapidité
de ses jambes, il se mit à courir jusqu'à ce qu'il fût arrivé,
lialetant, à la rue de Tournon.
Depuis cette heureuse promenade, un jour s'écoula rare-
iQent sans que Victor allât visiter ses amis du quatrième
étage, en dépit des regards inquisiteurs de maître Pillou.
Dans le commencement, c'est à la sonnette de Mme Giraud
qu'il s'adressait en premier, faisant de la bonne femme son
introductrice auprès de la jeune fille ; puis ensuite, sans que
Sophie osât s'en fâcher, il cessa d'y mettre tant de façons, et
elle s'habitua doucement à le voir venir à elle, comme un
commensal de la maison, comme un hôte attendu.
Elle prit soin néanmoins de s'entourer plus que jamais des
enfants de la voisine, et ces heures si dbuces de l'amour, le
plus souvent Sophie les passait à coudre, à broder, tandis
78 ANTOINE.
que son amant, assis devant elle et tenant deux marmots sur
ses genoux, la contemplait en silence, avec admiration, avec
ravissement.
Matin ou soir, Victor ne manquait pas sa visite accou-
tumée, soit en allant à son étude, ëoit en revenant de chez
son notaire. Â la longue, Sophie prit si bien et si justement
confiance en lui, que son escorte ne lui parut plus nécessaire,
et elle le recevait comme il se présentait, sans heure con-
venue, et l'attendant toujours. Respectueux avec elle, ne lui
parlant de son amour que dans ses projets d'avenir, Victor
avait saintement compris la conduite que lui dictait la posi-
tion exceptionnelle de Sophie. Ce n'était point à la pauvre
ouvrière, c'était à la noble demoiselle qu'ii adressait ses
hommages, et l'on eût dit, à voir ces deux charmants en-
fants, d'un pauvre étudiant courtisant une riche héritière,
dans l'attente du jour glorieux où elle daignerait l'élever
jusqu'à elle.
Des jours, des semaines, des mois, s'écoulèrent ainsi du-
rant lesquels leur horizon ne s'assombrit que des nuages
qui passaient sur le ciel de tous. Les malheurs publics, les
grands désastres de la révolution, se reflétaient de temps en
temps dans la mansarde du quatrième; mais bientôt leur
jeunesse reprenait le dessus, et tout redevenait paisible et
riant autour d'eux, comme leur amour, sans défiance, sans
jalousie, sans audace, qui se contentait de bonheur, et où le
cœur seul trouvait son compte.
Tous deux inexpérimentés sur la vie et sur les plaisirs
qu'elle pouvait leur réserver, ils semblaient cependant com-
prendre instinctivement que cette monotonie d'existence
enserrait leurs jours les plus beaux, et ils savouraient leur
innocence avec volupté.
Cet amour, ce bonheur, de quoi se composaient-ils pour-
tant ? Se voir chaque matin comme s'ils avaient craint de ne
plus se retrouver ; se répéter vingt fois les mêmes détails
de leur jeunesse, ou bien se parler pour s'entendre parler ;
LES GRAINS DE CASSIS. 79
garder le silence sans cesser de se comprendre; détourner
leurs regards l'un de l'autre , elle pour mieux penser à lui ,
lui pour essayer d'oublier qu'il est près d'elle et se ménager,
en la retrouvant là, une sorte de surprise charmante. Puis
s'unir tous deux dans une même occupation, soit quand
Yictor, sur un signe, rapprochait sa chaise de celle de Sophie
et qu'il tendait ses mains pour lui servir de dévidoir, ou
qu'il traçait le dessin de ses broderies ; soit quand il lui
faisait une lecture intéressante , et qu'aux passages les plus
touchants ils levaient inopinément l'un vers l'autre leurs
yeux humides , et partaient d'un éclat de rire en essuyant
leurs larmes. Puis , quelquefois , le dimanche surtout , une
légère collation chez les voisins Giraud , où l'on partageait
arec les enfants des tartines de pain enduites d'écume de
confitures ou de résidus de conserves; car la maîtresse du
logis s'opposait à ce que la prodigalité allât au delà ; le soir,
une partie de loto chez Mme Yergniaux, ou de boston ,
quand Mme du Bois, par un grand B, daignait s'adjoin-
dre à la société : tels étaient leurs plaisirs et leurs dis-
tractions.
Mais j'ai omis de raconter l'incident remarquable qui mit
enfin Sophie en rapport d'intimité avec l'épicière et la noble
dame. Malgré mon désir d'être bref et rapide dans ce simple
récit , il y faut revenir cependant.
Victor ignorait encore le nom de famille de Sophie , car la
confidence du Jardin des Plantes avait eu ses réticences,
quand un matin , c'était vers la fin du mois de mars , se
i^ndant comme d'ordinaire dans la maison de l'épicier , il
▼it accourir au-devant de lui Mme Yergniaux , tremblante ,
tout émue, agitée, mais de joie seulement. Il ne l'avait jamais
qu'à peine entrevue dans sa boutique , aussi resta- t-il gran-
dement surpris lorsque celle-ci, l'abordant vivement en lui
prenant les mains :
cAhl monsieur, vous connaissez donc Mlle de Mont-
levrault?
80 ANTOINE.
— Je n*ai pas cet honneur, répondit Victor.
— Nonl... comment, non?... Mais Pillou dit vous voir
tous les jours monter chez elle , et Mme Griraud prétend que
Louise est votre parente!
— Je ne sais non plus de quelle demoiselle Louise vous
me parlez, madame, répliqua Victor, dont l'étonnement re-
doubla.
— Mon cher monsieur , reprit la douce jeune femme toute
déconcertée , cela n'est pas possible ! vous vous méfiez de
moi I vous avez grand tort , je vous jurel J'ai été élevée par
M. le cromte; mon père était à son service ; j'ai connu ma
petite Louise enfant ! Longtemps je l'ai cherchée pour tâcher
de venir à son aide, si le malheur avait fait qu'elle eût besoin
de mqi! Pouvais-je penser alors qu'elle habitait là, dans ma
maison , sous le même toit que moi? Oh ! il n'est plus temps
de faire le discret, allez! Peut-être croyez- vous devoir en-
core me cacher son nom; mais elle a bien été forcée comme
les autres , grâce au dernier décret , de le placarder à la porte
de la maison qu'elle habite ; tenez , voyez. :»
En effet, par un arrêté de la commune*, chaque habitant
de Paris venait d'être contraint d'afficher au devant de son
logis ses nom, prénoms, et qualités. Victor tourna les yeux
vers l'endroit désigné *par Mme Vergniaux, et sur les murs
extérieurs de l'allée , parmi plusieurs écriteaux décorés des
noms de M. Giraud, de Mme veuve Dubois, par un petit b
cette fois , il en vit un ainsi conçu : Louise-Rosalie-Sophie
Montlevraulty ouvrière en linge et en broderie,
La vue de ce placard seule avait révélé à Mme Vergniaux
l'existence de la fille de son bienfaiteur. Prendre son élan,
escalader les quatre étages, sonnera la porte de Sophie,
puis à celle de la voisine, tout fut pour elle l'affaire d'un in-
stant; mais Sophie était sortie, les Giraud étaient absents,
et c'est alors que l'épicière , ne sachant à qui s'en prendre ,
4. Da 29 mars 4793.
LES GRAmS DE CASSIS. 81
impatiente d'ëclaircir ce doute qui la tounnentait encore, avait
été au-devant de Victor dans un si grand état d'exaltation.
Sophie de retour , on se figure quelle dut être la scène
d'entrevue. Mme Dubois , instruite de révénement , voulut
qu'on lui présentât la jeune héritière des Montlevrault, et,
vérification faite , la reconnaissant issue de bonne souche ,
et armoriant d'azur, à la bande d'or, chargée de trois mer-
lettes de sable, elle l'admit dans son intimité et lui donna sa
pratique.
C'est ainsi que Sophie avait vu s'accroUre le nombre de
ses connaissances dans la maison de l'épicier. Maintenant
elle y avait des amis, des protecteurs, Yergniaux et sa femme,
et elle pouvait s'entretenir de sa mère autrement que par sa
correspondance.
Cette correspondance , où la jeune fille, jour par jour,
inscrivait ses plus secrètes pensées et les petits événements
de sa vie innocente , durait encore , mais elle devait cesser
bientôt.
Malgré le respect dont Victor entourait Sophie, malgré
la candeur de leurs âmes , cette position qu'ils s'étaient
faite , cette vie bienheureuse pleine de calme mais d'amour ,
n'était pas sans danger. Plus ils s'appuyaient sur la pureté
de leur cœur, plus ils prenaient confiance en leurs forces, et
plus , d'après la marche naturelle des passions, leurs forces
pouvaient les trahir. On s'endort sur la route qu'on croit
sûre. £xerce-t-on sa surveillance là où on ne prévoit pas un
danger?
Depuis l'instant qui avait fait reconnattre dans l'humble
ouvrière une fille de bonne, maison, chacun de ses nouveaux
amis cherchait à lui témoigner, par des prévenances, la part
qu'il prenait à ses malheurs; Mme Giraud, bien entendu, ne
voulait pas être en reste avec les autres. Non contente d'in-
viter de temps en temps Sophie à ses collations du dimanche,
elle essayait de lui procurer de petites douceurs au moins de
frais possible. J'en vais citer un exemple.
••
8â ANTOINE.
M. Giraud venait de confectionner avec son habileté or-
dinaire différentes liqueurs , entre autres un cassis à la
framboise et au miel, dont, grâce à un dosage parfait, la
réussite avait surpassé ses espérances. Son orgueil de mani-
pulateur s'en glorifiait hautement. Le sucre et la cannelle
étaient désormais inutiles dans cette sorte de préparation!
résultat fort important par le tepaps qui courait.
Les enfants , de la part de leur mère , portèrent à Sophie ,
non un échantillon de la précieuse liqueur, mais le bocal
même dans lequel elle avait été préparée , et où restait en-
core une partie des grains de cassis dont s'était servi
M. Giraud pour sa confection.
Sophie , fort embarrassée d'un tel cadeau , et ne sachant
trop qu'en faire , n'osa cependant le refuser , dans la crainte
de chagriner sa bonne voisine. Mais quand Victor arriva i
vers le soir , ce furent , de sa part , des plaisanteries et des
rires sans fin sur le nouveau meuble figurant parmi ceux de
la jeune fille.
< Vraiment, a-t-on jamais mangé des grains de cassis ainsi
confits?
— Pourquoi pas, monsieur? Mon voisin s'y entend mieux
que vous, ce me semble! et s'il m'en a fait le don, ce n'est
pas probablement rien que pour le plaisir des yeux I
— Mais ils n'ont plus de saveur maintenant !
— Qui vous a dit cela ? y avez-vous jamais goûté?
— vJîon I et je serais vraiment charmé de commencer.
— C'est à quoi je m'oppose I dit Sophie en riant et proté-
geant de ses bras le vase qui contenait les grains de cassis ;
vous êtes trop moqueur, et je ne veux pas exposer les œuvres
de mon voisin à votre critique.
— Dites- moi, mademoiselle, vous a-t-il donné sa recette
et le moyen de s'en servir? cela se prend-il à la cuiller?
— Gomme vous y allez, monsieur! nullement; la denrée
est trop précieuse! On la mange grain à grain.
— ^Comme la goule;;des Mille etJAne Nuits mangeait un à
LES GRAINS DE CASSIS; 83
un ses grains de riz. Mais il faudrait une terrible aiguille
pour aller chercher ceux-là au fond de leur bocal.
— N'ai-je pas des aiguilles à tricoter T Eh bien I mon-
sieur Victor, je vous permets d'en goûter un; mais il faut le
conquérir ! dit Sophie en lui présentant une longue aiguille
de fer. Toyons, nous allons juger de votre adresse.
— C'est vous qui m'armez de la lance, mademoiselle, ré-
pondit Victor en prenant un air chevaleresque; le premier
que je pourfends, je le dépose.... à vos pieds.
— Non pas I vous le mangerez.
•^ Ce sera pour vous obéir. »
n plonge Taiguille dans le Vase, la retire et n'amène rien :
Sophie part d'un éclat de rire : il recommence, et sans plus
de succès. Les rires et les railleries redoublent. Sophie es-
saye à son tour , et au premier coup un grain de cassis ap-
paraît à l'extrémité de son aiguille. ËUe y goûte, exalte leur
saveur, leur excellence, en raillant Victor de plus en plus.
Un second grain suit le premier, puis un autre, sans que la
méchante fille daigne faire part de sa bonne fortune à son
compagnon. Victor semble là représenter le loup au repas de
la cigogne.
Enfin, lui aussi vient de réussir I En s'égalisant, la partie
s'anime entre les deux lutteurs. Au milieu d'une joie folle et
des cris de victoire ou de défaite, les aiguilles, par un double
mouvement précipité, descendent, montent, redescendent.
Dans ce conflit , encore innocent , deux mains qui ne se
cherchent pas s'effleurent, se touchent, et c'est pour Victor
une raison de plus de prolonger la joute. On se défie , on
s'excite; mais l'œil devient plus brillant , le front se colore.
Sophie, la première, laissa là son aiguille, et, s'appuyant
fortement au bras de son adversaire :
c Ah 1 qu'ai-je doncf dit-elle; j'aimai à la tète; ma vue se
trouble.... i
Les pauvres enfants n'avaient pas compris que ces grains ,
imprégnés d'une liqueur puissante , pouvaient troubler leur
84 ANTOINE.
raison. Déjà les premiers symptômes d'une légère ivresse se
manifestaient en eux : chez Sophie , sous forme de malaise,
de faiblesse, de sommeil; chez Victor, au contraire, comme
une flamme ardente qui, loin de les amoindrir, exaltait toutes
les forces de son imagination.
c Mon Dieu ! qu'ai-jé donc ? répéta Sophie. Mon ami, allez
chercher Mme Giraud.
— Non, il ne le faut pas ; c'est inutile ; cela ne sera rien !
— Otez cette lumière ; elle me fait mal. »
Victor prit le chandelier et le plaça sur un des bas côtés
de la cheminée. Sophie venait de tomber sur une chaise, et
semblait s'y assoupir. A genoux près d'elle, Victor la soute-
nait, la contemplait avec extase....
Une demi-heure après, un bruit de bois qui éclatait, de
vitres qui se brisaient, les réveilla tout à coup. La lumière,
à peu près consumée et tombée au fond du chandelier, n'é-
clairait plus la chambre que d'une faible lueur, permettant
à peine de distinguer les objets. Us écoutent avec surprise et
terreur. Soudain la porte qui sépare le cabinet aux rosiers
de la chambre où ils se trouvent s'ouvre avec violence.
L'ombre d'un homme se dessine sur le seuil ; Victor fait un
mouvement de menace, comme pour demander à cet étranger
de quel droit il pénètre ainsi chez eux par les toits et en bri-
sant les fenêtres! Dans ce moment la lumière, près de s'é-
teindre, jette un dernier éclat dont la chambre entière s'illu-
mine spontanément, et les deux amants, par une même
inspiration, croisant les mains, pliant les genoux, tombent
prosternés devant l'étranger. C'était un prêtre I
« Pardon I murmura Sophie, en cachant sa figure dans ses
mains.
— Bénissez-nous, mon père, dit Victor.
. — Sauvez-moi, mes enfants 1 cachez-moi I leur répond le
prêtre d'une voix affaiblie et suppliante. Je suis poursuivi !
condamné 1 1
UNE AUTRE IVRESSE. 85
VIII
Une autre ivresse.
De retour à la maison paternelle, encore attardé pour
l'heure du souper, Victor s'attendait à essuyer de nouveau
les reproches violents de son père, mais il les redoutait peu,
cette fois ; d'autres idées le préoccupaient trop vivement. A
sa grande surprise, Antoine l'accueillit avec douceur, et ne
parut pas s'être aperçu de son absence; d'autres pensées
l'absorbaient aussi peut-être.
Dès le lendemam, la bonne mère reçut, comme d'ordinaire,
les confidences de son fils ; confidences incomplètes, il le faut
bien avouer. Mais Victor lui parla chaque jour, avec une
passion si vive, et à tant de reprises, des charmes, des ver-
tus de Sophie, qu'écartant toute idée fâcheuse pour l'avenir,
elle adopta tout à fait leurs amours et promit de les pro-
téger. Elle devait en parler à son mari, et tâcher de le dis-
poser à se montrer favorable à l'union des deux jeunes gens.
Ce n'était pas là une petite affaire pour la craintive Mme An-
toine ; aussi demanda-t-elle du temps. En attendant, il fut
convenu qu'elle verrait Sophie ; oui, Victor devait la lui pré-
senter comme une simple ouvrière demandant de l'ouvrage.
Une fois les deux femmes en présence, il croyait pouvoir
répondre du reste. Mais, le jour convenu, Victor arriva seul
devant sa mère , seul et désolé : Sophie avait refusé de le
suivre, et de mettre le pied dans la maison d'Antoine.
Pourquoi ?
En retrouvant la fille de son ancien maître, Mme Vergniaux
s'était crue chargée de la tutelle de Sophie, et s'imposait la
loi de remplacer près d'elle sa mère absente. Les fréquentes
visites de Victor à la mansarde l'éclairèrent facilement sur
leur amour mutuel. Elle crut devoir, dans l'intérêt de sa
66 ANTOINB.
chère pupille, faire prendre des infonnatione sur le jenne
homme et sur sa famille, et Tergniaux se mit en campa^e.
Selon lui, les informations étaient eioellentea. « Victor,
avait-il dit h sa femme après enquête, est le flls d'un H. An-
toine, ancien brasseur, brave homme, fort riche, ce qui ne
gâte rien. De plus, ce M. Antoine est l'ami intime du grand
tribun, de Robespierre, ce qui pourra peut-être contrarier un
peu les idées aristocratiques de la petite; mais, au bout du
compte, c'est plutôt un bien qu'un mal; les temps sont durs;
on trouvera là un appui en cas de besoin, i
Mme Tergniaux ne vit pas la chose tout h fait comme son
mari. Stonnée que HUe de Hontlevrault eftt été oheroher ses
affections dans une semblable famille, elle s'en expliqua fran-
chement avec Sophie. Celle-ci resta d'abord anéantie; jamais
Viotor ne l'avait instruite des relations de son père avec les
ohefa de la République. A la pensée d'avoir donné son cceur
et sa vie au fils d'an terroriste (car aliène doutait pas qu'An-
toine ne partageât'lea opinions de son ami) , son ombrageuse
fierté se réveilla de nouveau. Une alliance était^elle possible
entre elle et les bourreaux de son père et des siens T Non ;
dàt la faute d'un instant retomber incessamment sur sa tête
pour la couvrir de bonté et d'opprobre, elle ne trahira pas la
mémoire de son père, elle ne troquera pas du moins le nom
- qu'elle porte contre un nom taché de sang ; elle acceptera son
sort, quel qu'il soit : elle le subira comme une eipiation,
comme un châtiment mérité I
Ce fut dans ces dispositions que Victor la trouva, qaand,
pour la conduire à sa mère, plein de joie, il se présenta de-
vant elle, non plus comme un amant tipiide , mais comme un
futur époux certain de l'avenir.
Une explication devenait inévitable. Victor essaya d'abord
de la dissuader et de justiller son père; mais bientôt, s'iodi-
gnant des soupçons injurieux de Mlle de Montlevrault , du
mépris qu'elle semblait faire de sa famille, son orgueil et
son amour, humiliés à la fois, loi causèrent une telle irrita-
UNE AUTRE IVRESSE. 87
tion, qu'opposant dédain à dédain, il sortit de chez Sophie en
jurant de tâcher de Toublier et de la haïr.
Pour le consoler, la bonne Mme Antoine mit toute sa ten-
dresse de mère en jeu. Rien ne devait plus l'arrêter ; elle ré-
solut d'aller elle-même trouver la jeune ouvrière. Ne s'agissait-
il pas pour elle de sauver son fils du désespoir et de j ustifier son
mari? Mais cette résolution ne s'accomplira pas, et la foudre
qui doit détruire sa maison s'apprête à la frapper la première.
Durant le cours des innocentes tendresses de Victor et de
Sophie, les événements politiques s'étaient pressés en France;
le dernier obstacle opposé aux fureurs anarchiques venait
d'être brisé; les Girondins avaient péri sur Téchafaud. Cette
époque se somma la Grande Terreur. Robespierre siégeait
au comité de salut public , et, pour tout peindre d'un seul
trait, Danton, le principal auteur des massacres de septem-
bre, était ministre de la justice!
Épouvanté de tant d'horreurs, maudissant le destin qui
L'avait jeté au milieu de ce monde de bourreaux, Antoine s'en
éloignait de plus en plus chaque jour. Il avait même déjà
cessé de voir Maximilien ; mais ce titre fatal qui l'enchaînait à
lui s'accolait encore à son nom, comme venaient de le prouver
récemment les renseignements pris par l'épicier Vergniauxi
£h bien I ce titre même sembla lui offrir le seul moyen de
se laver de ses souillures. Des malheureux, des pères , dont
les fils gémissaient en prison; des femmes dont les maris
étaient sur le point de subir une condamnation capitale, ne
sachant comment rencontrer le terrible membre du comité
du salut public, ou n'espérant pas le fléchir, apprenant qu'il
avait un ami (un ami !) , accouraient vers Antoine; sa porte
leur était ouverte, et, comme ils ne le trouvaient pas sans
pitié, comme au récit de leurs malheurs son œil s'humectait,
confiants en sa protection, l'espoir leur revenait au cœur. Il
résolut de tout faire pour réaliser ce saint espoir : du moins,
sa présence au milieu de ces hommes terribles aura produit
un bien t
88 ANTOINE.
Il rechercha de nouveau la société de Mazimilien; celui-ci
l'accueillit comme s'il ne se fût point aperçu de son refroidisse-
ment, et ne parut pas soupçonner le motif qui le ramenait à lui.
Néanmoins, de quelque façon que s'y prît Antoine en fa-
veur de ses protégés , il ne put rien obtenir de cet homme
inflexible ; chaque fois celui-ci prétexta du salut public, de la
gravité du délit, ou de l'impuissance où il était d'agir contre
la volonté de ses collègues. C'eût été compromettre le peu de
pouvoir qu'il avait; pouvoir bien précaire, disait-il, et auquel
il ne tenait que dans l'intérêt du peuple; charge accablante
qui courbe et torture celui qui la porte, mais qu'il lui fallait
garder, car la fin seule devait le justifier, c Jusqu'à présent,
que m'a-t-elle valu? ajoutait-il;' des injures, dp haines! à
moi qui n'ai jamais signé un arrêt par haine ou par ven-
geance, tu le sais I »
Puis, après s'être apitoyé sur son sort et sur l'ingratitude
commune à l'espèce, après avoir longuement parlé de lui,
pour empêcher Antoine de lui parler des autres, il le ren-
voyait avec quelques protestations hypocrites de regret.
N'importe, Antoine ne se rebuta point.
Un jour se présenta chez lui un homme qui d'abord avait
fait partie de leurs réunions.
c J'accours vous demander un grand service, lui dit celui-
ci ; Yerdier, un de mes amis, accusé de modérantisme, vient
d'être incarcéré, et il n'en échappera pas, car il a pour ennemi
personnel Fouquier-Tin ville. Vous connaissez le pouvoir* de
l'amitié, vous qu'un sentiment fraternel unit depuis si long-
temps à Robespierre. Il faut donc que votre ami sauve le mien.
— Je doute fort du succès auprès de l'incorruptible.
— Pourquoi ? Il s'agit ici d'un bon , d'un vrai patriote in-
justement soupçonné.
— Eh bien I j'essayerai encore; mais n'avez-vous pas eu
vous-même des liaisons avec Maximilien?
— Oui, autrefois, répondit le solliciteur d'un air embar-
rassé; mais j'avoue que, depuis quelque temps, j'ai cessé de
UNE AUTRE IVRESSE. 89
le voir. Néanmoins, si vous le eroyez convenable, j'agirai de
mon côté.... Il était reçu dans ma famille.... je puis tenter
de l'y attirer de nouveau.... Tinviter à dîner. La table par-
fois dispose à l'indulgence et réveille les bons sentiments, i
Deux jours après, Antoine conduisait Robespierre chez
rhonorable amphitryon. Une famille charmante, une épouse,
une fille belle comme un ange , un jeune homme à peine
adolescent, reçurent le tribun, non comme celui devant qui
l'on tremble, mais comme celui en qui seul on espère.
Mazimilien sembla d'abord respirer plus à Taise dans cette
atmosphère de calme et de paix. Il redevint doucereux et
insinuant comme aux jours de sa jeunesse, fit le bon homme,
eut presque des accès de gaieté, et, quand vint Je dessert, dès
les premiers mots dits en faveur de Verdier, il promit d'inter-
venir pour lui et de le ravir aux serres de Fouquier-Tinville.
Tous étaient dans le ravissement. Maximilien ne s'arrêta
pas là. Le vin le poussant encore cette fois, comme au pre-
mier dîner fait à la Branche d'acacia, après avoir déploré la
dure nécessité qui l'avait contraint à des mesures de ri-
gueur, il fit de lui-même l'éloge de la modération; puis, pas-
sant en revue, et avec des blasphèmes pour chacun d'eux,
tous ses collègues terroristes , qui l'entraînaient malgré lui,
il parla confusément d'un grand et terrible coup d'Ëtat, d'une
dernière et abondante charretée de législateurs pour la
Orève, et le mot dictature lui échappa.
Bans ce moment, le maître de la maison venait de lui ver-
ser de nouveau d'un vin de Champagne mousseux. Robes-
pierre eut un mouvement nerveux, et, le bras encore tendu,
il parut quelque temps examiner en silence, et avec une pro-
fonde attention , le jeu des globules d'air qui s'élevaient et
pétillaient dans son verre. Il promena ensuite et tour à tour
sur les convives un regard scrutateur, comme pour les re-
connaître et les nombrer, posa son verre sur la table sans
Vavoir bu, se leva en chancelant, et, prétextant d'un malaise
subit, il déclara vouloir partir.
90 ANTOINE.
Antoine raccompagna jusque chez lui, et, après l'avoir re-
mis aux soins de la fille Duplay :
« Tu n'oublieras point ce que tu as promis pour le patriote
Yerdier, lui dit-il.
— Je n'oublierai rien de ce que j'ai dit ce soir, répondit
Maximilien avec un geste que l'autre fut loin de comprendre,
et dès demain ils en auront tous la preuve ! »
Antoine allait le quitter, il le rappela :
c M'aimes-tu toujours? lui dit-il en le regardant fixement
entre les deux yeux.
— Oui, et plus encore aujourd'hui qu'hier! >
Gela était vrai. Les sentiments de modération mis en avant
par lui avaient réveillé dans son compagnon d^enfance une
vieille et tenace affection.
c Moi aussi, je t'aime , et il me- semble que ta mort serait
pour moi la paralysie d'un de mes membres. »
Ensuite de cette singulière profession d'amitié , il lui de-
manda s'il s'était enivré à ce repas, et, pour preuve du con-
traire , il exigea que son ami marchât devant lui en décla-
mant des vers. Antoine se prêta à sa manie, ne voulant voir
dans ses exigences que les caprices de l'ivresse, et, tandis
qu'il arpentait ainsi la chambre en récitant quelques vers da
Joseph Ghénier , assis dans son fauteuil , Maximilien suivait
tous ses mouvements sans paraître songer à lui cependant.
Puis, tout à coup, se levant à demi sur son siège :
c Dis-moi , Antoine , reprit-il , dominé par l'idée dont il
était préoccupé bien plutôt que par les vers de Ghénier, qu'a
dit ta femme lorsque tu' lui as appris que j'étais le neveu de
Damiens?
— Je doute fort que ma femme ait connaissance de ce
fait; mais, en tout cas , ce n'est pas par moi qu'elle a pu
l'apprendre.
— Pourquoi? où serait le mal ?
— Ge n'est point mon secret.
— Tu as donc bien gardé celui-là ?
UNE AUTRE IVRESSE. 91
— Comme les autres.
— Merci I s'écria le tribun, se levant tout à fait et lui
saisissant fortement le bras, tandis que de son autre main il
s'appuyait sur son fauteuil , car ses jambes , sinon sa tête ,
conservaient encore un souvenir du vin de Champagne;
merci, frère ! ah ! tu viens de soulager mon cœur d'un grand
poids, foi d'Isidore I Mais garde bien, garde pour toi seul,
pour toi seul ! entends-tu? chacun des mots articulés par moi
ce soir, à cette table, durant ce repas I
— Sois tranquille ; nul d'entre nous n'oubliera que tes pa-
roles étaient confidentielles.-
— Je n'étais inquiet que sur toi I »
Antoine allait se révolter contre une idée aussi injurieuse
en apparence, quand, lui imposant silence du geste :
c Bonsoir, citoyen Antoine , et rends grâces à Dieu d'être
l'ami de Robespierre 1 i
L'air dont tout cela fut dit devait le forcer à réfléchir; mais
Antoine s'obstinait à ne donner , en ce moment, aux paroles
du tribun, comme à ses actes, que le sens de l'ivresee. Lui-
même se sentait la tête embarrassée. Il était à peine neuf
heures : il alla, pour rasséréner ses esprits, se promener
vers le jardin des Capucines. Là, 11 but de la bière en fa-
mant ; il lut les papiers publics, et finit par s'endormir, les
coudes sur la table. Le moment de la fermeture arrivé, on le
réveilla, et il se dirigea vers son logis.
La route est longue du boulevard à la rue de Tournon , et
de plus elle n'était pas libre. L'émeute se ruait dans les
nies. On venait de procéder à des arrestations de nuit. Les
sans-culottes manœuvraient sous les armes; la populace s'agi-
tait en désordre autour des maisons désignées., et toutes ces
figures hideuses, défilant devant lui, à la lueur des torches,
lui barrant le chemin au milieu d'un horrible concert de
jurements, d'imprécations et de chants de cannibales, lui
lassaient peu le loisir de rassembler ses idées.
Assourdi par leurs cris , contraint de stationner à chaque
92 ANTOINE.
pas, respirant, avec le brouillard , les odeurs infectes exba*
lées des fanges des ruisseaux et des haillons de la multitude,
des sueurs lui montaient à la tête, ses genoui faiblissaient ,
ses yeux se fermaient à moitié. Ëtait-il dans la veille ou dans
le sommeil?
Il se trouvait alors au bas de la rue des Prouvaires, quand
un fiacre arriva bruyamment et imprima à la foule un reflux
qui jeta Antoine adossé contre un mur; des rangs pressés
Ty maintinrent. Là, au milieu de cette foule déguenillée,
des clameurs qui redoublaient , il vit le fiacre s'avancer en-
touré de piques, de bonnets rouges, d'écharpes tricolores.
Une torche s'abaissa vers la portière; il aperçut. Tune près
de l'autre , comme à travers une vapeur , ces deux femmes
près desquelles il venait de dîner quelques heures auparavant ;
la mère, si noble et si gracieuse encore 1 la fille, si jeune et si
belle ! Un songe l'abusait, il n'-en doutait pas ; mais ce songe
était horrible ! Se tête fléchit, ses yeux se fermèrent tout à fait,
et, quand il les rouvrit, le fiacre avait disparu derrière le quai
de la Mégisserie , entraînant avec lui la plus grande partie
de cette population nocturne qui l'environnait tout à l'heure
et obstruait son chemin. Enfin, rentré chez lui, non sans
peine, rompu de fatigue et la tête tout en désarroi, il se cou-
cha et s'endormit aussitôt profondément. ^
Jue lendemain , comme il sommeillait encore ^ son fils vint
le réveiller :
c Mon père, lui dit-il d'un ton d'effroi, n'avez-vous pas
dîné hier avec la famille Sainte- Amarante ?
— Oui ; eh bien?
— £h bien ! ils ont tous été, hier au soir, saisis à domicile
et transférés à la Conciergerie!
— Non I cela n'est pas possible 1 > s'écrie d'abord Antoine.
Tout aussitôt les discours ambigus de Robespierre, sa vi-
sion de la nuit, lui reviennent eu tête, mais plus clairs cette
fois. Il saute en bas du lit et s'habille en toute hâte.... Victor
devine sa pensée , s'en alarme. A ses cris , sa mère accourt.
UNE AUTRE IVRESSE. 93
En quelques mots il la met au courant , et tous deux yeulent
s'opposer à sa sortie. *
( Que prétends-tu faire ? lui dit-elle.
— Aller trouver Mazimilien I
m
— Mais c'est de lui peut-être que vient le coup?
— C'est lui seul qui peut le retenir I 0 les rendra à la li-
berté, car il le faut, car je le veux !
— Antoine, ne le connais-tu donc pas encore? s'écrie sa
femme avec désespoir. Tu n'as voulu croire ni à mes terreurs,
ni à celles de ta mère I Ah ! que Dieu nous protège I si tu oses
lutter contre lui , tu es perdu 1
— Non ! et je les sauverai I
— Eh bien ! mon père, lui dit Victor avec une soudaine
résolution, je vous accompagne.
— Je te le défends I
— Alors vous ne sortirez pas 1 »
Et il faisait un mouvement pour lui barrer la porte, quand,
le saisissant par le bras :
t Je vous ordonne à tous deux de rester et de m' atten-
dre! 1 leur cria Antoine avec un geste impérieux.
La mère attira son fils à elle, le pressa sur son sein avec
une vive étreinte, et, le couvrant de baisers , de larmes , de
caresses, prenant pour lui sa voix la plus douce, comme s'il
n'était encore qu'un faible enfant :
c Demeure, Victor, demeure, lui dit-elle; ne te fais pas
voir à ,ce monstre; il t'a peut-être oublié. Ils en ont tué de
plus jeunes que toi, sais-tu? Ohl demeure avec ta mère;
qu'il lui reste au moins quelqu'un pour l'aimer, pour la com-
prendre! 1
Pendant ce temps, Antoine s'était enfui. Il courut à la rue
Saint-Honoré , près de la place Vendôme, appelée alors place
des Piques, et où logeait Maximilien. Ses mains suaient, le
sang lui montait .à la tête , ses artères lui battaient aux
^mpes; il sentait que toute sa force de volonté ne lui ferait
pas défaut, même devant le tout-puissant démocrate.
94 ÀNTomE.
. Dans une petite chambre d'attente , un homme en sabots ,
nu-jambes, vêtu d'une csf magnole, le sabre au côté et coiffé
du bonnet rouge, avec la cocarde nationale, lui dit :
c Halte-là I on n'entre pas I
— Je veux parler au citoyen Robespierre.
-^ Il travaille ; assieds-toi et attends-le.
— Je ne puis attendre I je ne puis m'asseoirl
— £h bieni tiens-toi debout et va te promener! i lui ré-
pondit avec flegme ce singulier garde du corps.
Antoine voulut forcer la consigne; l'autre se leva de toute
sa hauteur, développa devant lui ses membres musculeuz ,
comme pour lui faire comprendre l'inutilité de la résistance ,
porta la main sur son sabre , et se mit à siffler le Ça ira.
L'impatience éclatait dans tous les mouvements du nouvel
arrivé, son irritation était au comble; il s'emporta, il cria ,
frappa du pied. Tout fut inutile. On laissa à sa fougue le
temps de tomber, et, quand il fut resté une heure avec cet
ilote républicain , avec ce chacal à ftrae humaine , la porte
s'ouvrit; mais ce ne fut pas Mazimilien qui se montra, ce fut
Hébert, Hébert le journaliste , Hébert le père Duchône :
c Ah I c'est toi qui fais tout ce train ! Je vous ai crus ici
une douzaine de J...f à battre la savate 1 i
S'approchant d'Antoine , il ajouta à voix basse^:
c II vous prie de l'excuser, monsieur, et sera libre bientôt
de vous recevoir ; il est retenu par un travail important.
Nous avons, ce soir, grande séance aux Jacobins. :»
Et, lui frappa^nt familièrement sur l'épaule, changeant tout
à coup de tv'n et de langage, il reprit en élevant la voix et
désignant le sans- culotte qui se trouvait là :
c Patiente un peu, citoyen; voilà un bon b qm te tien-
dra compagnie. N'est-il pas vrai , Publicola? >
La brute fit entendre un bourdonnement en guise de rire
approbatif; Hébert rentra, et, encore attardé dans son es-
poir, Antoine se replia sur lui-môme pour chercher des adou-
cissements, des consolations; il se dit, et tâcha de se per-
UNE AUTRE IVRESSE. 95
suader que Tarrestation n'ayant eu lieu que bien avant dans
la nuit précédente , quelques heures de plus ou de moins ne
pouvaient empêcher la réussite de sa démarche. Il patienta
donc du mieux qu'il put, écoutant même, pour se distraire,
tous les airs nationaux siffles par son compagnon à la car-
magnole.
Enfin la porte s'ouvrit de nouveau , et , cette fois , ce fut
Maximilien qui parut et lui fit signe d'entrer :
c Je suis à toi , lui dit-il en fermant soigneusement la
double porte ; mais laisse-moi d'abord en finir avec Hébert ;
ce ne sera pas long.
— Gomment I répliqua yiyement Antoine, est-ce encore
pour attendre que tu me fais entrer? j a-t-il donc chez toi
double antichambre? C'est faire par trop l'aristocrate , à ton
tour! A
£t, emporté par le dépit, il se servit d'une expression
grossière, quoique fort en usage alors, pour lui dira qu'il se
moquait de lui I
c Ahl monsieur, lui dit Hébert du ton d'un hosmie de la
meilleure compagnie et dont l'oreille se trouverait blessée
par une semblable locution ; voilà un mot dont on peut faire
usage devant des sabots , un mot appartenant à une langue
populacière, que nous écrivons assez couramment, nous, le
père Duchêne, mais que nous ne parlons pas entre honnêtes
gens 1 1
Grâce à ce malheureux mot, il s'entama une discussion
quasi littéraire sur lei dififérentsi genres de langage dont on
devait se servir, soit à la tribune, soit dans le monde de l'in-
timité, ou dans les journaux démocratiques. Maximilien s'en
mêla , pérora sur quelques formes grammaticales, suffisantes,
selon lui, pour faire reconnaître, malgré tous les déguise-
ments possibles , un ci-devant noble , un ecclésiastique , un
fournisseur, un militaire , etc. ; et Antoine , venu pour fou-
droyer un infâme , pour arracher une proie au geôlier, peut-
être au bourreau, après avoir reçu une légère admonition,
96 ANTOINE.
toute de sayoir-viyre, da citoyen Hébert, dit le père Da-
chéne, fut contraint d'assister à une conférence oiseuse sur
le vocabulaire I
c Fiuissons-en de tout ce bavardage, dit-il enfin. Je me
suis présenté ici avant midi pour te parler, et vois Theure
qu'il esti :»
Maximilien leva les yeux vers une petite pendule de cuivre
doré , placée sur le secrétaire de merisier devant lequel il se
tenait. La pendule marquait alors une heure et demie; et,
depuis ce moment , il ne cessa de la consulter de Toeil de
minute en minute, quel que fût le sujet qui semblât Toccu-
per exclusivement.
c Tu a» donc à m'entretenir de choses sérieuses?
— Très-sérieuses, répondit Antoine, et je suis pressé.
— Ehbienl mon vieux camarade Ludovici Magni^ je te
promets, par Tabbé Proyart et la pythonisse Lépicier, que,
s'il est en mon pouvoir de te satisfaire, je le ferai.
— J'y compte. »
La fille Duplay entra pour remettre des lettres au dicta-
teur en espoir; il les lut , et en communiqua quelques-unes
à Hébert , fit un mot de réponse pour d'autres ; puis , après
une courte consultation avec ce dernier, au sujet de la
séance du soir aux Jacobins , il le congédia , non sans avoir
de nouveau interrogé la pendule.
Ils étaient seuls enfin I Sur-le-champ Antoine aborda la
question.
c Où est , en ce moment , la famille Sainte-Amarante ? >
Maximilien parut se troubler légèrement ; mais, se remet-
tant bientôt :
c Tu sais donc?... Ëcoute , Antoine; il y a, certes, dans
leur arrestation , quelque chose qui révolte , et ne crois pas
que je m'y sois décidé sans un sentiment pénible ; mais ces
gens-là en avaient trop entendu ; je devais avant tout m'as-
surer de leur discrétion.
— Ainsi, ils sont au secret?»
UNE AUTRE IVRESSE. 97
Il ne répondit pas, regarda encore Taigaille du cadran, et
poursuivit :
c Si mes projets , si mon avenir, si ma vie enfin n'intë»
ressait que moi , je l'eusse risquée , sans hésitation , plutôt
que de toucher à cette famille par laquelle je venais d'ôtre
si bien accueilli; mais je suis autre chose qu'un homme , je
suis un moyen; un moyen, comprends-tu bien la valeur de
ce mot? Mes jours sont dévoués à Tezécution du grand acte
réyolutionnaire. Si les paroles échappées hier à mon entraî-
nement sont dévoilées, mon existence est compromise, et avec
elle celle de la République ; car je suis nécessaire à Tachève-
meut de Tœuvre ! Voilà les motifs qui seuls m'ont fait agir ;
il est ici question de la France, du sort de trente millions
d'hommes l Pouvais^je hésiter? Tu dois m'approuver toi-
même, si tues encore patriote I »
Antoine essaya de parler ; mais son interlocuteur lui coupa
sans cesse la parole pour développer toujours cette même
thèse de son importance politique; et , quand il eut longue-
ment élaboré , épuisé la matière , il lui dit d'un air de con-
descendance :
( Maintenant , parle ; que puis-je faire pour toi ?
-^ Rendre la liberté à la famille Sainte-Amarante , s'écria
Antoine; te confier à leur bonne foi , dont je me fais le ga-
rant! C'est pour justifier un ami, et parce qu'il m'a cru le
Uen, que le p^e est venu me trouver; c'est moi qui t'ai
pressé, conjuré d'accepter leur invitation, qui t'ai accompa-
gné chez eux. Tout s'est fait au nom de Tamitié qu'ils ont
pour Yerdier, et de celle qu'ils me connaissent pour toi ;
c'est donc notre vieille affection que j'invoque aujourd'hui ,
Maximilien; c'est comme compatriote, comme condisciple,
surtout comme ami , comme frère , que je te somme de tenir
ta promesse !
— Ma promesse?
— Ne viens-tu pas à l'instant de Rengager de satisfaire à
îa demande que je te ferais?
248 «
98 ANTOINE.
— Oui ; si la chose est en mon pouvoir, de nouveau j*en
prends l'engagement, dit-il, l'œil encore fixé sur l'aiguille.
— Eh bien I il est en ton pouvoir de les sauver I
— Il est trop tard I répondit le bourreau, car on les exé-
cute en ce moment! s
£t il poussa un long soupir, non de pitié, non de remords,
mais de soulagement.
Deux heures venaient de sonner à la petite pendule de
cuivre.
Antoine se leva en poussant un cri de hyène; et, brisant
avec rage sa chaise sur le carreau :
c Quoil cet homme si hospitalier, si inoffensif, si dévoué
au saint culte de l'amitié I cette mère si tendre! quoi I cette
jeune fille si douce , ce jeune homme si candide , et qui
n'ont pu môme comprendre tes paroles, tu les as assas-
sinés!
^ Je t*ai fait connaître mes raisons, lui répondit le tribun
avec une sorte de calme sinistre. Penses-tu donc que les murs
mêmes d'un cachot, quelle que soiileur épaisseur, suffisent
à engloutir un tel secret? Au surplus , ce n'est pas moi qui
les ai frappés , c'est la loi! Ils étaient girondins.
— Girondins !i.. quelle horrible dérision! mais tu me
trompes, tu as menti! Ils ne sont pas morts! tu n'as pas
pu les tuer si vite ; il faut au moins le temps d'instruire ,
d'interroger, de juger î Puis , le^fils n*est encore qu'un en-
fant , la loi n'a pu l'atteindre ^ Oui , avoue4e , tu as seule-
ment voulu te soustraire à mes prières , à mon importu-
nité, te dégager de ta parole ! C'est cela, n'estMse pas I Tant
mieux! tant mieux! '
— Lis ce que m'écrit à l'instant Ghaumette, le procureur
de la commune , dit Maximilien en lui passant, tout ouverte,
une des lettres qu'il venait de recevoir;
4. Le jeune Sainte- Amarante avait qtiioie ans lorsqu'il péril lut l'é-
ciiafaiid.
'une autre ivresse. 99
«Les Sainte-Amarante viennent à l'instant d'être con-
c damnés à la peine de mort pour avoir conspiré contre Tin-
c divisibilité de la République. A deux heures précises, on
« saura au juste si leur sang est delà même couleur que leur
( nom. :»
— Ce Ghaumettel toujours de grossières plaisanteries! >
murmura Robespierre d'uù air de dédain.
Antoine était exaspéré ; la lettre tremblait dans sa main ;
il la froissa avec fureur, la chiffonna, la mit en boule, et, la
lai jetant à la face :
cTon correspondant est digne de toi! Ainsi, ils sont
morts? Ainsi, parce que tu t'étais soûlé de leur yin, il t'a
fallu te soûler de leur sangl Mon Dieu! pour cacher les ré-
sultats de son ivrognerie, le sang de toute une famille I du
sang plus qu'il n'en faudrait pour assouvir un tigre ! Es-tu
repu maintenant? Mais non! le mien manque à ta soif; car,
moi aussi, j'ai ton secret. Tue-moi donc, tue-moi ! »
Aux cris qu'il poussait, la Carmagnole entr'ouvrit la dou-
ble porte :
« Est-ce que vous vous battez là dedans? i
Maximilien lui fit signe de se retirer, et, se rapprochant
d'Antoine , cherchant à presser la main que celui-ci lui re-
fusait :
t Tu as pris soin toi-même de me justifier, lui dit-il ; j'ai
donc encore dans le cœur quelque sentiment humain : tu
Tiens de m'insulter, de m'outrager, d'un mot tu peux me
perdre, et.*., tu vivras! oui, tu vivras; car- j'ai coiifîanee en
toi; tu es mon ami, mon seul ami!
— Péthion aussi était ton ami, ton grand ami, et tu l'as
fait guillotiner 1
*— Ohî... murmura Robespierre , les ongles sur les dents
et en lui jetant un regard de côté, regard sinistre, où la co-
lère commençait à s'allumer sourdement, la position n'est
pas la même; Péthion était un autre homme que toit il était
un moyen aussi, lui ! un ressort qu'il a fallu^riser ; une longue
100 ANTOINE.
amitié d'enfance ne m'attachait pas à lui!... Maisva-Ven,
va-t'en ! ma patience est à bout !
— Adieu, lui dit Antoine, toujours dominé par un senti-
ment exalté d'indignation. Jusqu'à présent je me suis efforcé
de ne voir en toi qu'un homme cruel seulement dans des in-
tentions d'avenir national ; mais puisqu'il te faut des têtes
dans ton intérêt personnel , pour garder ton pouvoir, pour
sauver ta peau, tu n'es plus à mes jeux qu'un assassin, un
lâche ! et je te méprise I Adieu I » ^
Robespierre resta muet ; mais il bondit de rage, le menaça
du poing, et son regard fulgurant sembla échanger un ter-
rible adieu contre le sien.
Une fois dehors, à peine Antoine eut-il respiré l'air libre et
frais, son emportement se calma^ et la peur le prit. Il venait
de compromettre sa sûreté, celle de sa famille peut-être, inu-
tilement et ^ans but, puisque les Sainte-Amarante avaient
cessé d'exister. La réaction s'opérant dans ses idées, Maxi-
milien, malgré ses crimes, ne lui parut dépourvu ni de gran-
deur ni de générosité. Ne l'avait-il point épargné, lorsqu'un
meurtre de plus pouvait prévenir complètement le danger
qu'il redoutait? S'il l'avait osé, il seraiii retourné sur ses pas
lui crier grâce et merci I mais la honte le retint.
Quand' il rentra chez lui, au désordre de ses traits, à l'agi-
tation de ses mouvements, sa femme devina une partie de la
vérité. Sans en révéler la cause, il lui avoua ses terreurs ;
sa tête était menacée ! Il venait de lutter contre le tout-puis-
sant Robespierre. Le lien qui les avait unis était à jamais
rompu, rompu violemment. Ce fut un coup de foudre pour la
pauvre femme. Elle se rappela ses anciennes prévisions, et
pâlissant de plus en plus à mesure qu'Antoine se laissait aller
à lui raconter les violences de leur dernier adieu, trem-
blante pour lui, pour son fils, quand il eut cessé de parler,
elle tomba froide et inanimée sur le parquet. Un seul cri lui
échappa :
f Fuis, fuis ! cache-toi! où est Victor ? »
UNE AUTRE IVRESSE. 101
On la mit au lit. Une fièvre ardente se déclara. Dans ses
brûlantes insomnies, dans ses hallucinations fiévreuses, la
même pensée la poursuivait, les mêmes mots s'échappaient
de sa bouche : « Cache- toi ! va-t'en ! va-t'en! » Ce mot, c'é-
tait aussi le dernier adieu de Robespierre à Antoine ; il lui
rappelait ses périls ; mais pouvait-il abandonner sa femme
en cet état? n ne le voulut pas. Cependant il y allait de sa
vie.
A toute heure, au moindre bruit, quand une porte s'ou-
vrait, se fermait, quand des pas se faisaient entendre dans
l'escalier, quand tine voix interpellait le portier de la maison,
la vue d'un étranger, une rumeur dans la rue, tout était pour
lui comme le prélude d'un arrêt de mort. Les tortures qu'il
endura alors furent grandes ; mais le médecin avait déclaré
la malade incapable d'être transportée, et il resta prés de sa
femme, de sa femme mourante du danger qu'il courait, et
que tuaient coup sur coup ses terreurs incessantes. Il la
veilla, la soigna avec son fils, jour et nuit; car Victor ne
quitta pas sa mère, et ce fut à grand'peine que celle-ci obtint
d'eux, quand la fatigue les eut accablés, que l'un essayerait
de prendre quelque repos durant la veillée de l'autre.
La fièvre avait disparu ', mais depuis trois jours une morne
stupeur plombait le visage de la malade. Un soir, son front,
ses joues se colorèrent soudainement, et le sourire fit s'en-
^l'ouvrir ses lèvres.
<Tu te sens mieux? lui dit Antoine, alors seul à son
chevet.
— Une pensée consolante me vient, lui répondit-elle ; je
sens que bientôt tu n'auras plus à songer qu'à toi. Dieu en
soit bénit i
Elle désirait un confesseur, mais sans l'espérer ; car elle
le voulait non assermenté, et tous ceux de cette classe étaient
proscrits ou sous la^ menace de la loi. Comment en découvrir
^? Victor s'en chargea. Il écrivit ; le prêtre vint. Une heure
^près, Mme Antoine était morte.
lot AMTOINS.
IX
L'amour d*un père.
Ce prêtre qui vient de receyoir le dernier soupir de la
bonne et sainte créature , c'est un de ces nobles confesseurs
de la foi, dont les vertus et le dévouement éclatent surtout
dans les temps de persécution; Atteint par la loi conven-
tionnelle ordonnant le supplice de tout ecclésiastique con-
vaincu d'ôtre émigré ou sujet à la déportation', il n'a pas
cessé de remplir avec audace son humble ministère. Se ca-
chant, non par peur, mais par devoir; non dans son intérêt
propre, mais dans l'intérêt de ceux dont la conscience
alarmée ne réclame de secours que du sacerdoce vaincu et
proscrit ; reculant devant le martyre sans y renoncer, c'est
un de ces hommes naguère obscurs et oubliés quand TËglise
était triomphante, une de ces vertus ambitieuses seulement
de périls à affronter , et qui, semblables à ces astres lointains
perdus dans Timmensité, ne se montrent que sous un ciel
sombre.
C'est ce même prêtre qui, quelque temps auparavant, pour-
suivi, traqué, pénétra par les toits dans la mansarde occupée
par les deux amants, et apparut, un instant trop tard, aux
yeux de Victor et de Sophie, dans une soirée si mémorable
pour eux.
Blessé au pied en tombant du haut du châssis à tabatière
sur quelques pots de rosiers restés dans le cabinet, il avait
été contraint d'accepter un asile chez la jeune ouvrière. Un
matelas tiré de sa couche, déjà bien modeste, et jeté dans le
cabinet, avait fait les frais pour Sophie. La blessure du prêtre,
sa situation, son état, son ftge, légitimaient suffisamment les
4. Loi du 48 mars 1793.
L*AMOUR D*UN PÈRE. 103
soins et l'Iiospitalité de la jeune fille. Il leg reçut d'abord
malgré lu; car, si sa présence sanctifiait la mansarde, elle
pouvait j attirer un désastre. Mais Sophie ferma obstinément
l'oreille quand il lui parla de dangers pour elle, et loin de
Toir un péril dans Thospitalité qu'elle lui accordait, elle y yit,
au contraire, une sûreté pour Tayenir.
Depuis ce jour, ses entrevues ayee Victor ayaient eu un
témoin. Le proscrit yécut là, près du couple amoureux, à
l'insa de tout le monde, même de Mme Yerguiaux ne bou-
geant guère de sa retraite, et se tenant muet et renfermé sitôt
que Mme Giraud, ou l'un de ses enfants,* yenait frapper à la
porte de la yoisine. Il entretenait ses jeunes amis, les édifiait
par sa parole, et ceux-ci, tout en Tentourant d'attentions et
de prévenances filiales , lui racontaient naïvement leurs
amours jusqu'au jour de son arrivée exclusivement; et le
vieillard souriait à leurs rêves de bonheur, aux projets de
leur mariage, qu'ils espéraient, disaient-ils, voir bénir par
loi dès que le calme serait revenu.
Les choses s'étaient passées ainsi quand le nom de Robes-
pierre vint si rudement se jeter entre Mlle de Montlevrault
et le fils d'Antoine.
A peine convalescent, la nuit avancée, plus d'une fois Thôte
de Sophie, se déguisant de son mieux, chacun dormant dans
la maison, était sorti pour aller porter des consolations et
des secours spirituels aux souffrants et aux affligés. Au lit
de mort de sa mère, Yictor s'en souvint ; il écrivit à Sophie
et la chargea de transmettre sa prière à leur ami commun.
Depuis le jour de leur séparation, c'était la première fois
que cel]e«oi entendait parler de lui. Malgré tous ses semblants
d'orgueilleuse fermeté, combien de larmes avait- elle versées
en songeant à l'absent! Ne le voyant pas revenir, elle com-
mençait à se croire oubliée, quand cette lettre, dont elle re-
connut l'écriture, lui arriva.
Hélas! Victor ne lui parlait pas d'amour; mais le peu de
mots contenus dans la lettre ne lui allèrent pas moins vive-
104 ANTOINE.
ment bu cœur! Reyenu' de sa tr&te et pénible mission, le
prêtre lui apprit qu'à Theure où il parlait, Victor sans doute
n'avait plus de mère, et Mlle de Montlevrault sentit se fondre
tout à fait les dernières rigueurs de son orgueil aristocra-
tique et de ses répugnances antirépublicaines. Non-seule-
ment elle appela de ses vœux les plus ardents le retour de
Victor près d'elle; mais, après l'avoir attendu vainement,
et avec les élans d'une impatience douloureuse, elle alla, à
son tour, tremblante, confuse, évitant le regard des voisins
et les questions moqueuses des passants, le guetter aux en-
virons de sa demeure, dans la rue de Tournon.
Après plusieurs inutiles tentatives de ce genre, étonnée de
ne le point voir paraître, inquiète sur lui, se reprochant avec
amertume sa conduite à l'égard de Victor, elle résolut de
pénétrer dans sa maison et de s'informer de ses nouvelles
auprès du concierge.
Deux individus se tenaient sur le seuil de la porte cocbère
comme elle se disposait à le franchir : c'étaient une grosse
femme de bonne mine, dont la ûgure ouverte et l'œil en l'air
semblaient peu s'accommoder des larmes^ quoiqu'elle fût en-
tièrement vêtue de noir et qu'elle eût en réalité la douleur
au fond de l'âme ; puis un jeune gars, à l'air étonné et contrit,
quil'écoutait avec l'apparence de la plus grande soumission.
Chacun d'eux tenait un paquet sous,son bras.
A l'aspect de cette femme en deuil, Sophie s'arrêta :
c Voyons, grand imbécile, disait Madeleine, car c'était elle,
ne vas-tu pas te plaindre de notre maître dans le moment où ,
grâce à ce cher brave homme, tu te trouves plus riche que
tu ne mérites ? Le prix de la vente résultant de tout ce qui
lui appartenait en meubles et .en linge dans cette maison,
ainsi qu'à la défunte.... Dieu ait son âmel qu'il en fasse un
de ses anges dans le ciel comme elle l'était déjà sur la terre !
— Oh ! oui, interrompit Géry, c'était là un cœur de femme I »
Sophie écoutait.
c Eh bien! reprit Madeleine, tout a été partagé entre nous.
L*AMOUR d'un PèlŒ. 105
entre nous deux, comme si noasayions été quasi leurs pa-
rents 1 De quoi te plains-tu ?
— Scontez, Madeleine , dit Géiy , je ne me plains pas du
procédé de M.Antoine sous le rapport de ce qu'il nous laisse,
bien au contrée; mais partir, nous quitter comme çà sans
nous avertir, sans nous dire où il ya, pour qu'on puisse l'al-
ler remercier, ce qui est bien le moins, je ne trouve pas cela
juster
— Tu seras toujours bête, Gréry. Allons, adieu, mon gar-
çon ; je retourne au pays, et toi ?
— Moi? pas si bête, quoi que tous en disiez. Je guigne
une bonne place où, quoiqu'il n'y ait pas grand chose à faire,
il y a gros à gagner, et c'est la Nation qui me l'offre. Oui,
qaarante sous par jour , quarante sous en argent à tous les
braves garçons sans ouvrage, à la condition seulement d'al-
ler dans les assemblées patriotiques ou aux tribunes de la
convention. C'est là un bon métier ! Et , si je puis derenir
jnré, juré du tribunal révolutionnaire, comme le père Daplay,
le menuisier, que M. de Robespierre a fait placer 1 dix-huit
francs, quotidiennement M dix -huit francs, ni plus ni
moins : et rien à faire, rien à dire! un accroisement com-
plet, quoi I Vous riez, Madeleine ; vous remuez l'épaule ; mais
est-ce que je ne le connais pas aussi, M. de Robespierre?
c'est moi qui lui ouvrais la porte quand il venait chez àous ,
et qui lui vergetais son habit quand il en sortait, et....
— Adieu , Gréry , adieu mon garçon , dit Madeleine en lui
tournant le dos et en s'éloignant, je dirai au pays que tu de*
viens fou l » *
Tandis que Géry redescendait la rue de Tournon, Made-
leine se dirigea vers la rue de Yaugirard. Alors Sophie, l'ac*
costant, lui demanda sans autre préambule comment se por-
tait et où se trouvait en ce moment M. Victor Antoine.
c Oui-da, ma belle-fille ; si vous le savez vous-même, vous
4. Loi du 5 seplembre 4793.
••
106 ANTOINE.
m'obligerez de me le dire , répliqua la bonne Flamande. De-
puis la mort de la défunte, sur le tombeau de laquelle je vais
de- ce pas dire ma prière avant de partir pour notre pro-
vince, le père et le fils n'ont pas reparu, et personne ne sait
ce qu'ils ont pu devenir, puisque moi-même, Madeleine Ba-
dolier, je l'ignore. »
Sophie resta muette , interdite , et Madeleine continua sa
route.
Rien ne devait désormais rebuter la noble fille [dans sa
poursuite. Il ne s'agit plus, dans sa pensée, d'un sentiment
dont on doit rougir et se cacher I ce n'est point une maî-
tresse courant après son amant , mais une bonne âme dé-
vouée qui sait qu'en elle seule réside la consolation dont un
malheureux a besoin pour se reposer d'une grande douleur.
Cependant, quel moyen lui restait-il à mettre en œuvre afin
de retrouver Yictor? Heurté par ses mépris, s'il s'obstine à
ne point reparaître chez elle , où l'ira-t-elle chercher ? Ce
moyen « son cœur vient de l'entrevoir. Madeleine le lui a ré-
vélé I Mme Antoine est enterrée au cimetière de Yaugirard ;
c'est là que Sophie se rend, et c'est là qu'un matin Yictor la
retrouva, agenouillée sur Une tombe. .
Ils en avaient long à se conter I Que de choses à s'appren»
dre ! que de cruels reproches à se faire 1 Mais tout s'expliqua
avec des larmes, et ils s'entendirent. Sophie lui demanda
seulement, et avec intérêt, des nouvelles de son père , et où
il demeurait maintenant. Yictor resta quelque temps sans
répondre, puis :
c Mon père se cache, lui dit-il; la fatale amitié de Robes-
pierre s'est changée en haine : c'est vous révéler les périls
qu'il court. :»
Après une prière 'faite en commun sur la terre fraîchement
remuée, ils se séparèrent avec promesse de se revoir bientôt
dans la mansarde. Yictor prolongea la rue de Yaugirard,
côtoya celle de Tournon, et, poussant un soupir, jeta un dou-
loureux regard sur une maison vers laquelle ses pas ne se
^
l'amour d'un père. 107
dirigeaient plus. Il gagna une des rues humides et froides du
quartier latin, dont la tristesse avait plu à son père, car elle
ne s'harmonisait que trop bien avec ses propres pensées.
Depuis le dernier adieu de Maximilien, depuis la mort de
sa femme, une humeur noire, un mépris haineux des hom-
mes, avaient dominé tout à coup Antoine. Ce qu'il avait
encore au cœur de tendresse et de passion, tout fut pour un
seul être, pour son fils, pour lui seul I II déversa sur Victor
j les divers genres d'affection qu'il avait eus pour tous, pour
sa mère, pour sa femme, pour ses amis ; mais, ainsi que tous
les entraînements d'Antoine , cet amour de père , poussé à
l'excès, ne tarda pas à devenir, comme les autres amours,
égoïste et tyrannique.
Quittant son logement de la rue de Tournon , se faisant
aussi humble , aussi inaperçu que possible , il avait été de-
meurer à un quatrième étage de la rue des Mathurîns-Saint-
Jacques. Là, Victor, irrité du dédain de Sophie, ne songeant
plus qu'à sa douleur récente , sembla d'abord ne vouloir
d'autres consolations que les caresses de son père , d'autre
amitié que la sienne , d'autres plaisirs que les récits qu'il lui
faisait de la défunte. Ils vivaient comme deux compagnons ,
comme deux frères; souffrant, mais ensemble; pleurant,
mais dans les bras l'un de l'autre. Que cela semblait bon à
Antoine !
Par le conseil même de son père, le jeune homme dut
reprendre ses études. Il ne retourna pas chez son notaire ,
cependant ; c'eût été révéler trop facilement leur retraite. Il
suivit des cours particuliers de droit , près d'un vieux pro-
fesseur auquel il se présenta sous un faux nom, Dans les
premiers temps , les leçons furent de peu de durée ; mais elles
se prolongèrent ensuite. Sous prétexte de nouvelles études
et de répétitions du Digeste, Victor passait une partie de la
soirée chez son vieux légiste. Antoine le possédait dans la
matinée et aux heures des repas; le reste du temps il lui
échappait presque toujours. .
108 ANTOINE.
Pour abréger son absence, Antoine, se travestissant comme
pour un rendez-vous mystérieux, vu le péril dont il se croyait
toujours menacé, en vint à faire ce que Victor avait fait pour
Sophie et Sophie pour Yictor; tous les amours se ressem-
blent ! il allait, la nuit tombante, rasant les murs, le chapeau
sur les yeux, attendre son fils, le guetter à la sortie de ses
cours, et il revenait seul en se disant :
c II aura échappé à ma vue, sans doute 1 mais à la maison
je vais le retrouver I :i
A la maison, il était seul encore, et il attendait.
Un autre père eût fermé les yeux , eût patienté peut-être,
en songeant que ce jeune homme entrait dans Tâge des
^ passions, et, tout en cherchant à modérer cette sève active
de la vingtième année, il se fût bien gardé de vouloir la com-
primer entièrement , dans la crainte d'une explosion ; mais
lui, il ne savait ni plier ni se contraindre ; mais lui, je tous
l'ai dit, il avait pour son fils une tendresse tyrannique, et
prétendait être aimé privativement à toute autre créature.
Jugez si l'orage s'amassa dans sa tête quand il comprit que
ce fils , franchissant le cercle d'amour dont il essayait de
l'environner, se créait une existence à lui en dehors de la
sienne I
Déjà plusieurs explications avaient eu lieu entre eux. Le
jeune homme s'en tirait avec des négations, des faux-fuyants.
Antoine ne le poussait-il pas dans cette route fatale par ses
emportements? Enfin , un jour (ce qui ne pouvait manquer
d'arriver), Victor fait tout à coup volte-face devant sa colère;
ce qu'il a du sang de son père dans les veines se réveille en
' lui, et se croisant les bras, l'œil allumé :
c Serai-je donc toujours un enfant, que je ne puisse dis-
poser d'un seul de mes instants à mon gré ? lui dit-il. Eh
bieni oui, l'heure dont vous me demandez compte, je ne Tai
point consacrée à mes études, mais à mes plaisirs I où est le
mal?
— Tes plaisirs ! tes plaisirs I Tu ne songes déjà plus qu'à
L AMOUR d'un père. 109
te distraire , à t'amuser ! et tu oublies dans les plaisirs ta ^
mère, morte d'hier, et ton père, que Téchafaud menace ! »
La fougue de Victor tomba aussitôt, et , se jetant éperdu
dans les bras d'Antoine :
f Non, mon père, reprit-il plein de trouble et d'attendris-
sement; non, les plaisirs que je goûte loin de vous ne sont
pas ceux dont vous sémblez m'accuser ; ce sont des émotions
plus nobles, plus pures. Je vous quitte, mais c'est pour par-
ler de vous ; je n'oublie point ma pauvre mère ; je la pleure,
je la pleure.... à deuxl
— A deux ! s'écria Antoine soudainement alarmé. Quel est
donc cet autre , placé là en tiers entre nous ?
— Ab 1 répondit Tamant de Sophie en baissant les yeux, si
je n'avais pas craint vos reproches, vos.... gronderies"; de-
puis longtemps je vous aurais tout avoué, comme j'avais tout
avoué à ma mère. »
Un double sentiment d'amertume oppressa Antoine.
t n a donc existé une confidence entre sa mère et lui dont
je n'ai pas eu ma part I 11 a donc aimé sa mère plus qu'il ne .
m'aimait! pensa-t-il; et maintenant c'est un autre lien qui
le préoccupe!... Il s'agit sans doute d'une femme? lui
dit-il en adoucissant l'expression de ses traits et de sa
voix.
— Non d'une femme, répliqua Victor en souriant à demi,
mais d'une jeune fille que j'aime et.... qui m'aime. »
Parlant ainsi, il tenait toujours son père embrassé ; mais
il lui perçait le cœur. Il semblait à celui-ci que chacun de
ces mots , chacune de ces syllabes, relâchât, divisât ce lien
d'amour qui enchaînait Victor à lui, ce lien*qu'il croyait uni-
que. Victor pouvait donc aimer, vivre, s'abandonner à des
projets de bonheur loin de son père , et sans qu'il fût pour
quelque chose dans ce bonheur !
Une jalousie terrible le prit contre cette fille, qu'il ne pou-
vait juger, qu'il n'avait jamais vue! et le jeune amoureux,
à son air rêveur, le croyant attentionné à ses récits, entre*
110 ANTOINE.
prenait avec ardeur Téloge de sa maîtresse, quand , s'arra-
chant de ses bras et Tinterrompant rudement :
« Quel est le nom de cette intrigante et où demeure-t-elle? ;»
s*ëcria Antoine.
Victor le regarda interdit; les larmes lui vinrent aux yeux.
c Ce n*est point une intrigante, répondit-il suffoqué : c'est
une bonne et honnête ûUe, qui soutient sa mère I
— Oui, avec les produits de son libertinage l
— Ahl mon père !.,. si vous la connaissiez I...
— Eh bien I fais-la-moi donc connaître, reprit Antoine avec
une violence bien peu faite pour Tencourager à un aveu....
Que fait-elle? où demeure-t-elle?
— Vous ne le saurez pas I :» dit Yictor en éclatant ; et il
sortit.
Antoine s'abandonna alors tout entier à ses transports de
colère ; mais une idée le glaça soudainement :
(c Où est-il allé? chez- elle, sans doute 1... me reviendra-
t-il du moins?.... » Il l'attendit ce jour-là avec une inquié-
tude poignante. Viotor ne rentra pas dîner.
Bourrelé à la fois de rage, de tendresse et de regrets :
c II me payera le mal qu'il me fait 1 je le courberai I je le
châtierai! car il est mon filsl j'ai mes droits de père!... et,
s'il me résiste.... je le renieJ je ne veux plus le voir! »
>£t à chaque instant, malgré lui, ses regards le cherchaient,
son oreille épiait le bruit de ses pas, et, quand il l'aperçut
dans la cour, quand il le vit tourner l'escalier, qu'il l'enten-
dit toucher à la serrure, un délire de joie l'assailUt :
c Mon fils! mon Yictor! i murmura-t-il d'une voix étouf-
fée et en se pressant les mains sur la bouche, sur les yeux.
Ce mouvement si tendre, si paternel, ne fut qu'un éclair.
Si, du palier, Victor avait pu plonger ses regards à travers
la porte- qui les séparait en cet instant , il aurait lu sur les
traits d'Antoine combien il lui était cher ! Ses sou^ances,
son idolâtrie , tout y était gravé , et , quand il entrât il n^
trouva plus sur la figure de celui-ci que les signes visibles
l'amour d'un père. m
de la froideur et du mécontentement. Un lour de clef avait
suffi pour changer non«seulement le masque , mais le cœur I
tant chez Antoine les sensations affectuetlses avaient peine à
rester en dehors. Son inquiétude s'était dissipée, et avec elle
ses faiblesses de père 1
L'abord fut froid, étudié de part et d'autre; aucun .des
deux ne voulut faire les avances. Ah I ils étaient bien le père
et le fils I
Durant la soirée, pas un mot ne fut échangé entre eux.
Le lendemain, même froideur, même silence. Ëtait-ce donc
là vivre, surtout quand on n'a plus qu'un seul être au
monde, qu'on n'espère plus que dans une joie, que la conso-
lation ne peut nous venir que d'un seul côté ?... Voir son fils
là, devant soi, et ne pouvoir lui sourire, ne pouvoir lui par*
1er 1 Sa dignité de père méconnue le lui défendait , son obsti-
nation plus encore. G! était un supplice pire que celui de
Tantale ! Ce supplice devint tel, que, Victor présent, Antoine
souhaitait son départ. Oui, il aspirait à sa solitude si vide,
si désolée, et, quand Victor n'était plus là, il gémissait de
ne plus le voir : il l'aimait tant \ Alors ses colères se tour-
naient contre cette fille, la première cause de leur désaccord.
Qaei la haine lui venait facilement au cœur pour elle I II s'ir-
ritait de ne la point connaître ; car une haine sans objet ne
pouvait lui suffire, et il lui semblait que, s'il avait su son
nom, son état, ses mœurs, sa vie, quelle qu'elle fût, il se se-
rait senti soulagé, en appuyant son aversion sur quelque
chose de positif Mais comment arriver maintenant à la
découverte de cette femme, sinon par des moyens également
odieux? Il fallait donc épier son fils ou le faire épier? Ce
fut à cette dernière idée qu'il s'arrêta.
Une vieille femme le servait depuis son installation dans
laruedes Mathurins; encore son service se bornait-il aux
soins du ménage , et , le dîner préparé , elle retournait chez
elle, car Antoine craignait de l'avoir pour espion ; et c'est à
ce rôle qu'il allait l'employer, cependant I
112 ANTOINE.
Cette femme, qui se piquait de civisme et tutoyait son maî-
tre, c pour De pas se compromettre aux yeux de sa section, >
disait-elle, était, comme toutes les vieilles ménagères, alerte,
curieuse, havarde, mais dévouée au fond. Moyennant ré-
compeuse, elle consentit à suivre Victor, ou à le faire suivre
par une commère, et à rendre bon compte de la maison fré-
quentée par lui.
Deux jours après, Antoine sut que la fille en question'était
une jeune ouvrière, assez jolie, venue de province, et de-
meurant seule à Paris, rue du Four-Saint-Germain, dans une
maison sans portier et d'assez * mauvaise apparence. On la
nommait Sophie, et elle occupait, sous les toits, un logement
où elle ne recevait guère que Yictor et un vieux citoyen qm
pourvoyait à ses besoins : ce sont les propres expressions
de la ménagère. Ce vieillard , sans doute marié , avait été
surpris par le garçon épicier au moment où il sortait en ca-
chette de chez la jeune fille, presque au petit jour : donc il y
avait passé la nuit.
Ces détails, tout grossiers et honteux qu'ils étaient, soula-
gèrent Antoine. Victor ne pouvait être sérieusement épris
d'une telle fille 1 ce n'était chez lui qu'une vivacité des sens,
un caprice sans importance et sans durée. Il s'en réjouit , il
lui sut gré de son inconduite et de son avilissement.
Cependant leur position réciproque restait toujours la même
au logis. Antoine ne pouvait l'instruire de ses découvertes ,
surtout de la manière dont elles avaient été faites, et plus la
cause de leurs querelles s'amoindrissait à ses yeux, plus la
rigueur que lui tenait Victor lui semblait inexcusable. Il passa
encore trois jours ainsi, sans recevoir une de ses caresses :
et il en avait tant besoin l Le dépit, le chagrin le minaient.
Ce n'était plus à elle qu'il en voulait, mais à lui; il ne s'at-
taq[uait plus à l'amour de Victor pour cette fille, mais à son
indifférence pour son père.
Victor comprit enfin une si grande douleur, et il en eut
pitié.
l'amour d*un père. 113
Leur dîner était servi, ils s'étaient mis à table comme à
l'ordinaire; mais Antoine, après quelques vains essais, re-
poussant son assiette, s'était croisé les bras, assailli par son
étemelle pensée.
c Qu'avez- vous donc, mon père ? lui dit enfin Victor d'une
voix émue et tremblante.
— Moi ? Rien !
— Vous ne mangez pas !
— Je n'ai pas faim I jd
Le colloque entre eux s'arrêta là. Toujours armé contre
son repos, vous le voyez, Antoine faisait peu de chose pour
ramener son fils à lui. Afin de se donner une contenance, il
s'accouda sur sa chaise, la tête appuyée dans une de ses
mains, tandis que l'autre reposait sur la table; et, feignant
de dormir, il resta bientôt immobile. Mais il avait doucement
entr'ouvert ses doigts , et il pouvait s'enivrer à son aise du
bonheur de voir, de contempler cet enfant auquel il venait à
peine de daigner répondre. Victor tint d'abord ses regards
baissés et continua de dîner ; mais bientôt Antoine le vit
arrêter sur lui un œil inquiet; il vit l'émotion se répandre
graduellement sur sa physionomie si mobile et si belle I Les
couleurs venaient en abondance aux joues du jeune homme ;
ses paupières s'humectaient, ses soupirs étouffés gonflaient
sa poitrine. Enfin, Victor se leva doucement, et le croyant
tout à fait endormi sans doute, avec mille précautions, il se
pencha yers la main étendue sur la table , et l'heureux père
y sentit tomber, presque en même temps , une larme et un
baiser! Il lui ouvrit ses bras, Victor s'y jeta, et tous deux
confondirent leurs cœurs dans une longue étreinte*
Le passé fut oublié , on n'en parla plus ; puis, quelques
semaines de bonheur s'écoulèrent. Victor quittait son père
plus rarement, ou du moins ses absences étaient moins
longues. Il lui avait rendu ses caresses du matin et du soir,
il le consultait, lui parlait, lui souriait. Misérable 1 misérable I
nepouvais-tu donc te contenter de cette dose de félicité? la
114 ANTOINS.
part' n'était-elle pas assez belle ? Non ( il voulait la eonSance
de son fils ; il la voulait tout entière, cette confiance qu'il
devait encore heurter, briser, rendre impossible I
Un jour, comme Victor rentrait après une assez longue
sortie, Antoine revint de lui-môme sur ce sujet qui déjà
leur avait tant coûté de tourments :
c Et tes amours, lui dit-il d'un ton qui voulait être indul-
gent et familier, durent-ils toujours ?
— Toujours.
-— Voyons, puisque ta mère était ta confidente, ne puis-je
la remplacer près de toi? Avant tout ne suis*je pas ton anai,
et a*t-on des seûrets pour son ami ?
-^ Ah I mon père I que vous me faites de bien en me par-
lant ainsi 1 dit Victor, lui prenant la main avec effusion.
J'hésitais, je craignais;... mais vous m'encouragez. Cepen-
dant, tôt ou tard, je vous aurais tout dit. Oui, Sophie, je
l'aime plus que jamais; et si vous saviez....
«*- J'en sais peut-être plus que tu ne crois, interrompit
Antoine.
— Vous l
. — Oui, moi; entendons-nous, et tu verras que mon rigo-
risme sait encore excuser des folies de jeune homme ; mais
cette fois, tu me dois la vérité sur l'objet de ta passion. Tu
m'avais parlé d'une mère qu'elle soutient, et elle vit seule,
m'a-t-on dit.
^ Sans doute; sa mère, une grande dame, autrefois riche,
titrée, habite la province.
-" Et la fille est ouvrière k Paris ?
— La révolution les a dépouillées de tout et les a laissées
sans ressources, répondit Victor.
— Gela l'empôchait-elle de veiller sur sa fille ?
-<- La pauvre dame est devenue folle I oui, mon père, folle !
Sophie ne voulait pas l'abandonner ; mais il l'a bien fallu,
pour la nourrir, pour payer sa pension. C'est alors qu'elle
vint à Paris, dans l'espoir de recouvrer quelques créances
L* AMOUR d'un père. 115
dues à sa famille, et elle trayaille de ses mains, elle, élevée
dans Topulence et dans le luxe t
— Quels contes t*a-t-on faits, et où veut-on te mener?
dit Antoine avec un geste d'incrédulité ; ta Sophie est une
fille entretenue, et rien autre chose I »
Et comme Victor restait devant lui, muet, éhahi :
« Oui, entretenue 1 reprit- il avec sa violence accoutumée;
elle partage ses faveurs entre toi et un vieux grison, qui
plus d'une fois a passé la nuit chez elle I Ne le savais-tu pas?
Qu'elle agisse ainsi par amour filial et pour payer la pension
de sa mère, à la bonne heure I mais qu'elle ne cherche pas
à te duper, en jouant à tes yeux un rôle dont elle est in-
digne 1 »
Victor se redressa, sa figure devint pourpre : ^
c Mon père I on vous a trompé, abusé sur son compte 1 Ce
vieillard, oui, sans doute, elle l'a recueilli, logé.... Ahl si je
pouvais vous dire 1... Mais ce secret n'est pas le mien 1 qu'il
vous suffise de savoir que c'est là pour elle un titre de plus
à mon admiration I
— Ton estime pour une éhontée, sans mœurs I
— Vous vous trompez , vous dis-je, elle est honnête.
— Honnête I Eh bien I jure-moi donc, jure moi par ta mère
que cette Sophie n'est pas ta maîtresse , qu'elle ne Va pas
cédél » .
Victor resta d'abord interdit; puis il reprit en baissant la
voix :
« Si elle m'a cédé, c'est que.... sa raison l'avait aban-
donnée; c'est qu'elle m'aime; c'est qu'elle a eu confiance en
mes paroles ; c'est qu'elle sait bien qu'elle sera ma femme !
— Ta femme! malheureux 1 s'écria Antoine, oublies-tu que
tu as un père ? as-tu jamais cru me voir consentir à une telle
union ?
— Et cependant, jamais nulle autre ne portera mon nom,
j'en ai fait le serment, je le tiendrai, je le dois !
— C'est là qu'elle voudrait t'amener , je n'en doute pas !
116 ANTOINE.
c'est là que tendent ses ruses ; mais il n'en sera rien 1 moi
aussi, j'en fais le serment 1 Pauvre imbécile de provincial,
qui va croire aux amours vierges et aux vertus des grisettes
de Paris I qui, si on le laissait faire, jetterait ainsi sou cœur
et sa fortune à une mendiante, à une catin I
— C'est une noble et honorable demoiselle, » dit Victor en
se découvrant.
Et, froissant avec emportement son chapeau entre ses
mains, il ajouta, la tête haute et l'œil fixe :
c Ceux qui l'ont traitée de mendiante et de catin en ont
menti I »
Antoine 'S'élança vers lui, le bras levé.
c Ne me touchez pas 1 dit Yictor sans bouger de place ; si
vous me frappez, vous n'êtes plus mon père l
— Non, je ne le suis plus I lui cria Antoine hors de lui;
scélérat, je te chasse I ce qui te revient de ta mère, tu l'auras,
rien de plus I Bientôt tu pourras manger ta fortune avec ta
coquine; maintenant, qu'elle te nourrisse, va vivre avec elle!
Sors d'ici I »
Victor rentra un instant dans sa chambre, rassembla quel-
ques papiers, quelques lettres , d'elle , sans doute ; il repassa
ensuite devant son père , la figure marbrée , .la poitrine ha-
letante :
c Adieu^ lui dit-il.
— Adieu ! > lui répondit celui-ci.
Et comme il mettait la main sur la porte :
€ Souviens-toi bien que tu n'as plus le droit de rouvrir
cette porte, sinon quand tu reviendras me demander pardon
à genoux; à genoux 1 entends-tu?:» •
Victor sortit. Antoine était seul au monde 1
^
i»ardon! 117
X
Pardon !
Dans le petit appartement occupé par Tépicier, et qui
faisait suite à son arrière- boutique , donnant sur la rue des
Canettes, Mme Yergniaux se tenait assise entre Victor et
Sophie; tous trois les mains croisées, les bras détendus , le
regard incertain , paraissaient fort embarrassés de leur con-
tenance. C'est qu'en effet il était question d'un grand secret
que , la première , Mme Vergniaux avait deviné , quoiqu'elle
7 fût beaucoup jnoins intéressée que les deux autres. Elle
s'en était déjà expliquée avec la jeune fille , et les aveux de
Sophie n'avaient que trop bien confirmé ses soupçons. Il
s'agissait aujourd'hui d'en instruire Victor, et la jeune
femme, timide et modeste par nature , ne savait par où com-
mencer l'entretien : de là son embarras. Mlle de Montlevrault,
de son côté , eût bien voulu ne point assister à cette révé-
lation ; mais son amie ayant déclaré ne pas se sentir assez de
hardiesse pour traiter d'un pareil sqjet dans un téte-à-tête ,
il avait bien fallu qu'elle assistât à la conférence , et, trem-
blante, émue, le cœur palpitant, la figure contractée, elle at-
tendait silencieuse , avec anxiété , la première parole que
Mme Vergniaux semblait elle-même ne pouvoir articuler.
Victor les regardait tontes deux avec étonnement , avec une
secrète terreur, ne devinant pas à quoi pouvait aboutir cette
espèce de solennité muette.
Dès le premier mot, il comprit tout cependant. Se levant
avec transport, pressant Sophie entre ses bras :
< Ahl tu ne peux donc plus être à un autre qu'à moil
s'écria-t-il ; je suis ton époux! oui, ton époux I et ton père,
existât-il encore , n'oserait lui-même me refuser ce titre I
— Taisez-vous , Victor, taisez- vous 1 » dit Sophie en lui
118 ANTOINE.
posant sa main sur la bouche: et se jetant ensuite sur le sein
de Mme Vergniaux pour y cacher sa rougeur : c Ne voyez-
vous donc pas que je suis déshonorée , que le nom que je
porte est flétri? Ahl maintenant puisse ma mère ne jamais
recouvrer la raison I elle mourrait de ma honte I >
Après avoir levé les yeux vers Victor , touchée de Tefifet
que ses paroles venaient de produire sur lui , elle lui tendit
la main, et redressant noblement la tête :
» N'interprétez pas à mal les mots échappés à ma douleur
en songeant à ma mère , mon ami. Je ne me sens pas avilie
parce que je vous ai appartenu : Dieu sait que notre faute
ne vient pas de nous ; mais les hommes, comment me juge-
ront-ils? »
Puis, avec un sourire calme , elle ajouta :
< Oui; je suis votre femme; jMgnore dans combien de
temps je pourrai me glorifier de ce titre, mais je ne peux plus
porter un autre nom que le vôtre , et je m* en sens heureuse
aussi. Ëcoutez-moi, pourtant : nous sommes encore trop
jeunes tous deux pour disposer de notre sort. Votre père vous
a repoussé de sa maison à cause de moi, sans doute, quoi
que vous en ayez dit ; moins que jamais il ne consentira à
ce mariage. Moi, jusqu'à ce jour que j'appelle de tous mes
désirs, je ne veux point afficher ma honte aux yeux du
monde I Mme Vergniaux, ina bienfaitrice, s'est engagée à
m'aider à la cacher. Je compte sur son amitié , sur son dé-
vouement, sur sa discrétion 1 J'ai besoin aussi de compter sur
la vôtre ! Jurez-moi. donc, Victor, que, quoi qu'il arrive, vous
ne le révélerez jamais, ce secret qui m'appartient encore plus
qu'à vousl Jurez-le*moi sur votre mère; c'est au- nom de la
mienne que je vous le demande I »
Victor le jura.
Un mois s'écoula tout entier , durant lequel leur mutuel
amour sembla s'augmenter encore de toutes les traverses
qu*il leur fallut subir ensemble. La disette régnait alors dans
^aris; Sophie était sans ouvrage, et les rentrées d'argent
pardon! 119
deyendent de plus en plus rares et difficiles. Malgré le dé-
vouement et la générosité de Mme Yergniauz , que de fois
le besoin se fit sentir à eux! Us manquaient souyent de pain,
et le peu qu'ils obtenaient pour leur nourriture ne devaient-
ils pas le partager encore avec Thôte mystérieux de la man-
sarde ?
Yictor, logé dans une petite maison garnie des enrirons,
après avoir' épuisé les faibles ressources résultant de la vente
de sa montre et de quelques bijoux restés en sa possession,
cherchait en vain un emploi dont le modique revenu pût
adoucir pour eux la rigueur des temps.
De courber la tête devant les exigences de son père, son
orgueil obstiné s'y refusait.
Cependant, quoique plus que jamais il vécût près de
Sophie , quoique le lien qui les enchaînait l'un à l'autre lui
semblât de jour en jour plus doux et plus saint, il ne retrou-
vait point en lui ce bonheur si pur qu'il avait connu naguère.
U souvenir de sa mère se réveillait-il plus poignant quand
son autre appui naturel lui manquait? Son cœur saignait
toujours de cette plaie , si lente à se cicatriser, mais ses
ennuis étaient d'une autre nature. La gêne dans laquelle ils
se trouvaient énervàit-elle son courage? A son âge, on ne
croit pas à la durée de la misère , on croit à la durée de
l'amour, et l'un console facilement de l'autre! Maïs, avec
le souvenir des deruiers adieux de son père , ce qui jetait le
plus de trouble dans son âme, c'était l'incessante tristesse de
Sophie.
Depuis quelque temps , malgré ses efforts pour sourire et
, pour se donner l'apparence du calme , elle éprouvait un dé*
courage'ment complet. Sa faute, quelque involontaire qu'elle
eût été, pesait sur elle; son innocence avait des remords,
^e ne voyait dans l'avenir que honte et désastres I d'affreux
pressentiments la préoccupaient, et quand, pour les chasser,
appelant à son secours ses instincts les plus doux , elle par-
tit de son amour à celui qu'elle aimait tant , son regard, en
120 ANTOINE.
(exprimant la tendresse , se mouillait tout à coup, et des pleurs
tombaient sur sa joue qui souriait encore. Oh I ces cruels
pressentiments dataient de loin pour elle ! ils s'étaient déjà
révélés dans le serment exigé de Victor, serment que Sophie
lui faisait renouveler chaque jour.
Le digne vieillard , logé près d'elle et par elle , se croyant
à tort, l'unique cause de ses inquiétudes, avait, à plusieurs
reprises , voulu porter ailleurs le péril qu'il traînait à sa
suite ; Sophie l'avait retenu par ses prières , et le proscrit
était resté son hôte. Mais , si elle se plaisait avec tant d'in-
souciance à braver le danger , Victor devait le craindre
pour elle. Il trouva pour le prêtre un asile non moins
sûr que la mansarde ; dès le lendemain , il devait l'y con-
duire.
Cette nuit même Sophie venait de s'endormir au milieu
de ses pensées pénibles. Son sommeil s'enchaînait à la veille
sans les interr/>mpre, car un songe les continuait pour elle ;
seulement la réalité semblait succéder au rêve ; les nuages
de son esprit prenaient une forme sous ses yeux ; ses pensées
devenaient des fantômes. Elle était mère d'un fils , d'un fils
ressemblant à Victor. Étonnée de ce nouvel amour, si fort,
si entier, tout à coup développé en elle , oubliant ce qu'elle
avait tant redouté , ne songeant plus ni à la honte , ni aux
opinions du monde, dans l'impérieux élan de sa maternité,
elle aurait voulu proclamer à la face de tous ce qui mainte-
nant faisait la joie et l'espoir de sa vie I mais son rêve prenait
soudainement un autre caractère ; un bruit terrible éclatait
près d'elle ; c'était sa famille tout entière ameutée contre
son -bonheur. On voulait lui arracher son enfant. Elle l'en-
tourait de ses bras, le couvrait de son amour , le cachait dans
son sein, dans son cœur. On la poursuivait, on marchait en
tumulte dans son escalier ; elle se barricadait. Avec des cris
redoublés on frappait à sa porte en Inenaçant de l'enfoncer :
ah ! qu'elle se gardait bien d'ouvrir I Elle cherchait une issue
pour fuir avec son fardeau , son trésor, son bonheur. Cette
pardon! .121
issue, eUe venait de la trouver quand sa mère se présente
et lai barre le passage.
De saisissement, Sophie s'éveille; le songe s'évanouit, tout
disparaît, enfant et mère; mais les cris se font toujours en-
tendre, on frappe à la porte ; des trépignements, des jure-
ments forcenés ébranlent 1^ mansarde, et elle n'est pas
encore sortie de cet état mixte , de cet engourdissement qui
n'est ni la veille, ni le sommeil, qu'une voix, dominant toutes
les autres, *crie :
c Pour la dernière fois , ouvrez, au nom de la loi ! i
C'était une visite domiciliaire.
On saisit le prêtre chez Sophie. Celui-ci, pour ne pas' en-
traîner dans sa perte cette noble fille qui l'avait si courageu-
sement abrité, essaya, au prix d'un mensonge, de prouver
qu'elle ne connaissait ni sa qualité de prêtre ni son arrêt de
proscription.
« A quel titre, monsieur, vous aurais-je donc reçu ici? *
interrompit Sophie avec un ^sentiment de pudeur blessée.
et elle ne s'occupa plus qu'à se dérober, autant que pos-
sible, aux regards hardis des hommes qui l'entouraient.
On les emmena tous deux.
Gomme elle quittait sa mansarde au milieu de ce hideux
cortège, une autre femme y arrivait, pâle, échevelée, frisson-
nante :
c Madame Yergniaux.... ma mère! lui cria Sophie.
— Je vous le jure ! > répondit la jeune femme.
On ne leur laissa pas le tempe d'en dire davantage; mais
ces deux nobles cœurs s'étaient compris.
Pourqpioi prolongerais-je inutilement ces scènes de désola-
tion, si communes alors? Le prêtre ne fut pas même mis en
jugement; on .constata son identité : cela suffit. Quant à
Mlle de Montlevrault, elle parut devant un tribunal pour la
forme ; elle fut accusée et condamnée , voilà tout. Comme
l'avait si bien dit Couthon, Vinnocence n'a pas besoin de dé-
fenseur!
348 f
182 ANTOINE.
Croirait-on qu'au nombre des ^efs articules contre elle fut
celui d'avoir conspiré avec le vieillard découvert dans la man-
sarde? Les pièces de conviction étaient les deux pelotes,
ouvrage de sa mère , et sur lesquelles les initiales des noms
de Louise-Rosalie-Soptiie de Montlevrault se trouvaient bro-
dées sur lé satin. Fouquier-Tinville eut soin d'en intervertir
l'ordre naturel pour y trouver un rébus à guillotine.
c S. M. L. R.... Gela signifie évidemment, dit-il : Sa Ma-
jesté le roi. Donc elle conspirait ! i
Sophie sourit sans daigner répondre.
Dans la môme séance on jugeait également la vieille ma-
réchale de Mouchy, octogénaire , et de même accusée de
conspiration.
€ Mais la ci-deVant est tout à fait sourde depuis quinze
ans! objeeta un juré à dix-huit francs par jour.
— Eh bien I admettez qu'elle a conspiré sourdement » ré-
pondit Fouquier-Tinville.
Époque monstrueuse t
Au moment où l'arrêt de Mlle de Montlevrault fut pro-
noncé, un cri lamentable, un cri déchirant, inarticulé, retentit
dans la salle. Tous les regards se tournèrent un instant vers
l'endroit d'où il était parti , et l'on vit un individu aux for-
mes herculéennes emportant un jeune homme , qui se dé-
battait convulsivement dans ses bras.
Ce jeune homme, c'était Victor. Il avait assisté à cette
séance ; il j était venu, attendant dès la pointe du jour, à la
porte du tribunal pour y trouver place, ne conservant guère
d'autre espoir que celui de mourir avec Sophie, de la suivre
jusqu'à l'échafaud, et de n'être séparé d'elle que par le bour-
reau. Pour la réussite de ce projet , son plan était simple et
de facile exécution. Quand la sentence de Sophie fut pro-
noncée, il se leva du milieu des assistants, et le cri de
c Vive le roil y allait s'échapper de sa poitrine, lorsque Ver-
gniaux, assis derrière lui, et qui avait deviné son dessein,
lui comprimant tout à coup la bouche, l'enleva palpitant, dé-
linmt, poussant ce cri rauque et confus dont un instant le
pablic du tribunal révolutionnaire avait paru plus ému que
de toutes les condamnations qu'il venait d'entendre.
Tandis que le brave patriote de la section de Mucius Seas-
vola signalait ainsi son naturel charitable et dévoué, Mme Ter-
gTiiaux se disposait aussi à agir de son côté.
Et pendant ce temps de si rudes épreuves pour son fils,
que faisait, qu'avait fait Antoine?. Vous allez rapprendre.
Dés que Victor, chassé par lui, l'eut quitté, Antoine,
jouant sa vie , abandonna la retraite où , depuis la mort de
sa femme, il se tenait caché. Il alla devant lui, partout, en
pleine rue; il visita ses anciennes connaissances, les parti-
sans mêmes du tribun, ses confidents les plus intimes,
Hélas I il le comprit alors, il s'était longtemps caché pour
rien, et Robespierre avait été généreux.
N'entendant plus parler de Victor, dans son isolement,
dans son désespoir, les idées les plus sombres , les besoins
les plus horribles, lui vinrent au cœur. Cette fille qu'il dé-
testait, il était parfois violenté d'un affreux désir d'aller la
poignarder. Une seule crainte le retenait : la haine de son
filsl Victor la prétendait issue de noble race; et, quoique
Antoine eût d'abord refusé de croire à cette noblesse d'ori-
gine pour une misérable ouvrière, il sentait fermenter
de nouveau contre toute la caste son vieux levain révolu-
tionnaire. Cette politique de sang, qu'il n'avait d'abord
approuvée que forcément, plus par peur que par conviction,
il l'adopta, il la comprit 1 c'était matière à émotions, et il en
voulait I
Il retourna daus les clubs j il y applaudit aux projets les
plus atroces, aux discours les plus incendiaires. Arrivé
tard dans la lice, quand d^'a le public de la Grève, blasé par
la fréquence et la longueur du spectacle , commençait à se
rassasier et s'éndorinait aux exécutions, il voulut aussi,
1^) à son tour , s'enivrer de ces excès de la force; il voulut
visiter les cachots de la Conciergerie , descendre dans cet
124 ANTOINE.
enfer de la vertu, y insulter aux souffrances, y entendre
cette harmonie de] sanglots et de murmures, se trouver sur
le passage des condamnés, battre des mains à Tëchafand,
approcher ses lèvres de la coupe sanglante , et prendre enfin
sa part de ces joies épouvantables I
Au milieu de ce délire de cannibale, une idée se fit
jour dans son esprit; idée de meurtre, qui grandit d'in-
stant en instant, et s'empara bientôt impérieusement de
toutes ses volontés. Il pouvait cacher sa vengeance sous la
grande vengeance populaire, frapper avec le glaive de la
loi, et, se tenant à l'écart, savourer en paix son œuvre
de mort sans en porter la responsabilité aux yeux des
hommes I
c Ce vieillard, que Sophie reçoit chez elle à la dérobée ,
se dit-il, qu'elle héberge la nuit.... ce n'est pas un galant, pré-
tend Yiclor. Cette hospitalité , vile en apparence seulement ,
relève encore sa maîtresse dans son estime I C'est donc
un homme qu'elle cache I Un émigré , sans doute ! £h bien I
malheur à Sophie! Elle a enfreint la loi de la nation, que
' la nation la frappe I Son crime est ignoré , mais un dénon-
< dateur se présentera. »
Ce dénonciateur, ce fut lui!
Oui, la cause première de l'arrestation, de la condamnation
de Sophie, c'est Antoine, Antoine, si longtemps doué des
meilleurs instincts de la naturel
Oui, dans cette grande lutte révolutionnaire qui semble
menacer les têtes les plus hautes comme les plus hautes
fortunes, dans ce combat à mort de tous les intérêts les
uns contre les autres, il s'attaque à un seul adversaire;
cet adversaire, c'est une jeune fille, pauvre et sans appui;
cette jeune fille , elle est le seul espoir d'une mère malade
et d'un vieillard proscrit. Que lui importe, à lui? elle lui a
volé son fils ! N'est-ce pas là le seul moyen de le recon-
quérir? Quand Victor aura pleuré sa maîtresse, il sera
bien forcé de revenir à son père ! à son pèr« qu'il ne pourra
pardon! 125
soupçonner de rien; car sa délation, il Ta faite à l'ombre, il
ne l'a pas signée I
Le jour du jugement de Mlle de Montlevrault, il était
chez lai, toujours seul, livré aux luttes désordonnées de ses
^es et de sa conscience, 'lorsqu'on frappa à sa porte. Il
ouvrit ; c'était Maximilien. j^ntoine resta stupéfait.
c As-tu donc cru qu'on* ne te trouyerait point ici ? Depuis
longtemps je connais ta nouvelle demeure ; mais rien ne me
pressait de t'y faire visite. Aujourd'hui , je viens te rendre
compte du résultat de ta dénonciation au comité de sûreté
générale.
— Ifa dénonciation I... dit Antoine troublé.
— Ne nie pas I interrompit l'autre; j'ai reconnu ton écri-
ture, et je sais tes motifs. >
Antoine baissa la tète et garda le silence.
( Antoine, reprit Maximilien en se croisant les bras, et se
tenant debout devant lui dans une attitude dédaigneuse,
Sophie et le pauvre prêtre ont été marqués aujourd'hui pour
l'écbafand.
— Comment I le prêtre 1 s'écria Antoine.
-^Ke le savais-tu point? c'est un prêtre que tu as tué I
Un prêtre! entends- tu?... Quant à la jeune fille, j'ai une
ïï^auvaise nouvelle à te donner. *
Antoine le regarda avec stupeur. Une dérision amère écla-
tât dans les yeux de Maximilien.
< Oui, poursuivit ce dernier, mauvaise nouvelle pour toi ;
dé ce côté,^ tu as manqué ton coup; elle n'a point été guilloti-
née! C'est fâcheux, n'est-ce pas? car il est possible qu'elle
^n réchappe, malgré sa condamnation. »
Mterré, confondu, Antoine restait toujours immobile et
^net sous son regard sarcastique; il lui semblait être
ibusé par un songe. Condamnée et sauvée 1 II ne pouvait
^^omprendre.
Robespierre fit quelque temps attendre l'explication, puis il
ajouta : c Après la condamnation de cettejeune fille, une femme.
126 ' ANTOntS.
la femme d'un brave patriote nommé Yerg^iauz, est venue
me trouver au comité de salut public, et a déclaré, sur son
honneur, que Mlle de Montlevrault est enceinte. Bile a
nommé ton fils, et j*ai ordonné qu'on suspendit Texécution
de l'arrêt; car la loi ne peut frapper l'enfant avec la mère.
Quelques mois lui restent donc à vivre, et dans quelques
mois, sait-on ce qui arrivera? Je te plains ; pour ton début,
c'était bien commencer 1 un prêtre , une jeune fille , un
enfant I >
Antoine était tombé bien bas , puisque oelui dont la poi-
gnante ironie venait ainsi le rappeler au sentiment de la mo-
rale et de l'humanité, c'était Robespierre I
c Ton fils est-il ici ? lui dit-il ensuite.
• — Non.
— Eh bien I crois-moi, Antoine, quand tu le verras, hâte-
toi de l'instruire de ce que je viens de t'apprendre. Dis-lui
que sa maîtresse existe encore; car il était au tribunal, il a
entendu la sentence; il ignore le reste. Yoilà ce que j'avais
à lui dire; car c'est pour lui que je suis venu. Quant à toi ,
écoute. J'ai porté le deuil dans bien des familles, c'est vrai;
mais, quoi que tu en aies dit, ce ne fut jamais par un senti-
ment personnel ni par esprit de haine et de vengeance. Sur
cette brèche où je me tiens encore, j'ai combattu au grand
jour, moi, exposant ma tête en faisant tomber celle des au-
tres! Antoine, tu es des nôtres maintenant; seulement, tu
t'es servi du couteau de la guillotine pour tes affaires de fa-
mille. Tu es un homme de sang aussi, et, si tu n'en as pas
versé de quoi soûler un tigre, c'est qu'il n'en faut pas tant
pour un homme que pour un peuple I Tu n'en voulais boire
qu'à ta soif!. . Oui, car ce n'est que ta soif que tu as con-
sultée, et, sans prendre souci de l'intérêt national, tu n'as
cherché qu'à t'affranchir d'un obstacle, d'une gêne! Et tu
t'es caché pour frapper, convoitant le prix du combat sans
en vouloir courir les périls 1 Ahl cette fois, je puis te ren-
voyer l'insulte, et avec plus de raisons que tu n'en avais à
pardon! 1S7
m'opposer; à mon tour, je te déclare un lâche, un assassin,
0t je te méprise 1 Adieu 1 1
intûine ne répondit point un mot ; il n'avait point un mot
à répondre.
Accablé, anéanti, il resta sur la chaise où il était tomhé.
Ce qu'il venait d'ouïr, ce qu'il venait d'apprendre, boulever-
sait ses esprits. •
( U est donc vrai 1 c'est un prêtre que j'ai tué I 0 ma
mère 1 était-ce là ce qui devait résulter du fruit de vos le-
çons? J'ai à jamais chargé mon âme du poids de la malédic-
tion de Dieu, et mon but n'est pas atteint I i
^6 rappelant alors que cette malheureuse fille portait en
tH^ du sang de son sang, la pitié lui revenait au cœur.
<Elle en réchappera, se disait-il; il l'épousera; il le doit;
oui) il le doitl Ne me l'a-t-il pas déclaré lui-môme? et je
ne l'ai pas compris 1 Je n'ai pas compris dans ses emporte-
iQents d'amour les premiers élans de sa paternité I Aveugle
^0 j'étais I dans notre obstination mutuelle, c'étaient deux
pè^s, deux pères forcenés, qui luttaient l'un contre l'autre 1
^^ été vaincu; tant mieux 1 Us peuvent encore âtre heu-
^ou.... heureux ensemSlel... Elle l'emporte 1 Victor n'est plus
^ moi; il est à elle! *
Sou malheur allait encore s'accrottre, non-seulement de
^remords, mais d'un nouveau désastre, du dernier I
En proie à toutes ces fluctuatious de haine, de remords,
^6 désespoir, pour chasser de sa tête ce màrtellement dou*
loureuz, horrible, dont il était obsédé, il venait de l'appuyer
^Qtre les froides ferrures de sa fenêtre , espérant y trouver
QQ soulagement, quand il vit son fils, oui, son fils lui-même,
^merser la cour.
Cette fois, à sa vue, il ne ressentit point un de ces élance-
^^ts de tendresse qui l'avaient assailli naguère. Son re-
^^ lui avait trop coûté 1 Le souvenir du pauvre prêtre se
pinçait entre eux! D'ailleurs, dans quelles dispositions Victor
^îenait-ii à lui? c S'U a rencontré MaximUien, s'U sait tout,
••
128 ANTOINE.
c'est la guerre qu'il m'apporte, c'est le reproche h la bouche
qu'il va m'ahorder ! Quels moyens de défense opposerai-je ?
Le mensonge? Oui, je nierai, je prendrai Dieu à témoin de
mon innocence I Je serai faux, vil, parjure 1 mais enfin je ne
yeux pas que mon fils me maudisse I »
Tandis que ces pensées rapides se droisent dans son cer-
veau et le déchirent,Victor entre, l'air abattu, le front baissé.
Après avoir fait quelques pas , il tombe sur ses genoux de-
vant Antoine, et, croisant ses mains d'un air suppliant :
c Pardon, pardon, moi^ père 1 > s'écrie-t-il.
Antoine aurait voulu alors l'attirer dans ses bras , le ser-
rer sur son cœur, le baigner de ses larmes ; mais les démons
réunis de l'orgueil, de la jalousie, de la peur, le retinrent. Il
craignit qu'il ne lût son crime dans l'excès de sa tendresse,
et il se disait à lui-même : c Le voilà 1 il revient parce
qu'il la croit morte ! parce que , ses ressources épuisées , il
n'a plus que moi pour soutien I »
Après l'avoir examiné un instant d'un œil sec, dans sa
posture humble :
c Je ne crois point à votre soumission, lui dit- il ; votre
conduite envers moi fut cruelle I Cependant que vous avais-
je fait ? Je vous avais trop aimé ! Relevez- vous !
— Je ne me relèverai point, lui répondit Victor d'une voix
faible et tremblante, que vous ne m'ayez pardonné I
— Vous pardonner I pensez-vous d'un mot me faire ou-
blier mes droits méconnus, bravés par vous? Parce que je
vous ai dit : c Vous ne mettrez les pieds ici qu'après y avoir
fait amende honorable, les genoux en terre , » vous croyez
qu'il suffira de la comédie d'un instant pour me désarmer !
C'est avec le temps seulement que vous pourrez reconquérir
cette affection si vive que je ressentais pour vous et que vous
avez repoussée.
— - Avec le temps I interrompit son fils d'une voix désolée;
mais je ne puis attendre I Au nom du ciel , au nom de ma
mère, par pitié, grâce 1 pardon I
pardon! 129
— Ëtes-Yous donc si impatient de me quitter encore 7
répliqua Antoine sans deviner le sens terrible de ces paroles.
Yous aurez bientôt tout le loisir de revoir votre maîtresse,
de Tépouser I Je consens à tout. >
Victor pousse un sanglot déchirant, porte ses deux
mains à sa figure, et ses larmes se font jour à travers ses
doigts; puis il vacille sur ses genoux, et, en cherchant,
pour se soutenir, un point d'appui sur le plancher, il dé-
couvre tout à coup son visage empreint d'une pâleur li-
vide.
Un affreux soupçon traverse l'esprit d'Antoine. 11 se pré-
cipite vers lui, le relève, le place sur un fauteuil. Victor
croise de nouveau les mains, essayant de tourner vers son
père son regard implorant; mais ses yeux s'agitent convul-
sivement dans leur orbite sans pouvoir s'arrêter.
c Malheureux 1 qu'as-tu fait? Mais elle vit I elle vit I te
— Non I elle est morte I et moi, je n'ai pas voulu lui sur-
vivre.... je me suis empoisonné. Pardon, mon père I »
Terrassé par ce dernier coup de foudre, délirant, éperdu à
son tour, Antoine tombe à genoux devant lui :
c Pardon, mon Victor, mon fils bien-aimé, pardon I »
Et, balbutiant à travers ses cris : c Au secours ! grâce !
pitié I » il étreignait les pieds de son fils contre sa poitrine,
il arrosait ses mains de ses larmes. Soudain , ses mains ,
il les sentit se glacer; le corps du jeune homme se roi-
dit , sa tête se renversa , ses yeux se fermèrent. 11 le crut
mort!
c Misérable! s'écria- t-il dans un transport frénétique,
c'est Dieu qui me châtie 1 Infâme dénonciateur l voilà mon
ouvrage 1 En voulant perdre cette fille , ce n'est pas seule-
ment un prêtre que j'ai assassiné, c'est mon fils I >
Bans ce moment, les mains qu'il tenait lui échappèrent ;
Victor releva la tête, se redressa sur les appuis du fauteuil,
<}t, fixant sur son père un regard épouvantable :
130 ANTOINB. .
c C'est donc vousl... lui dit-il; quoil c'est vous qui avdz
tué Sophie 1... et le prêtre 1... ce prôtre I ce saint homme qui
risqua sa vie. pour donner à ma mère les dernières consola-
tiens 1 qui reçut son dernier soupir I Ah 1... >
Ses bras se détendirent ; il reprit sur le siège sa posi-
tion première; seulement son regard demeura ûzé sur celui
de son père; ses lèvres s'agitèrent comme s'il eût encore
voulu parler; et lui, lui, Antoine, frappé de stupeur, fris-
sonnant, immobile, assis sur ses talons, en proie à une
horrible fascination, il ne pouvait détourner ses yeux des yeux
de son fils ; il voulait parler aussi, il voulait nier son crime ,
l'atténuer du moins, en lui révélant tout à fait le sort de
Sophie; mais n'était-ce pas ajoutera sa souffrance? Yiotor
mourait pour la rejoindre ; fallait-il donc lui dire qufi sa
mort le séparait d'elle? Antoine sentait sa raison se perdre;
les mots ne venaient plus à sa bouche ; il ne pouvait que
murmurer confusément des sons inarticulés. Enfin, la voix
lui revint :
c Grâce, pardon, mon fils!... Me pardonnes-tu? :d
Victor ne répondit point, sinon par un faible mouvement
de recul imprimé à son fauteuil, comme pour essayer de s'é-
loigner de lui.
Poussant dès cris désordonnés, convulsifs, râlant la
douleur et le remords , Antoine se prosterna devant lui ,
suppliant, misérable, en détresse; il couvrit ses pieds de
baisers et de larmes; et, quand il releva son front, aussi
pâle que celui de son fils , quand il implora sa pitié , les
mains jointes et la poitrine haletante, mêmesilence , même
regard !
c Yictorl c'est l'excès de ma tendresse pour toi qui me
fit coupable I Dis que tu ne me maudis point I Si tu ne peux
parler, ah! du moins un signe, un dernier signe d'affec-
tion.... d'indulgence 1 Dis-moi : c Mon pèrel » Déplisse un
instant ton front, apaise ton regard I Prions Dieu ensemble ,
Victor. }»
pardon! 131
Pas une parole , pas un geste !
Antoine pressa les mains de son fils dans les siennes ; il
posa ses lèvres contre les lèvres du mourant.
Rien ne lai répondit !
C'est ainsi que Yictor mourut, avec son môme regard
impitoyable; et, quand il fut mort, son œil éteint resta
ouvert encore sur son père , comme s'il eût craint par un
seul mouvement de sa paupière de lui faire croire au
pardon!
NOTE.
Quand on songe aux dernières années de Robespierre , on a peine
à se figurer les pratiques dévotes ou superstitieuses de sa jeunesse.
Il en fut cependant aiuai. L'écrit laissé par Antoine , son compagnon
d'enfance , en témoigne à chaque instant. J'en extrairai textuelle-
ment ce passage : « Robespierre est la cause de mes malheurs , et je
ne veux pas prendre ici sa défense; mais suivez-le à travers ses
phases de destruction, et» vous le verrez, le souvenir de M. de
Gonzié , s'il n'arrêta pas lé bras levé pour frapper , donna souvent à
cette voix impitoyable , qui semblait ne devoir retentir que pour
dicter des arrêts de mort, des accents de miséricorde et de pitié*
A la Constituante , un homme se leva pour proposer d'augmenter le
traitement des ecclésiastiques vieux ou infirmes; cet homme, ce fut
Robespierre. Quand Alquier présenta sa loi de proscription contre
les prêtres, ceux-ci trouvèrent au sein de l'assemblée un défenseur
ardent; ce défenseur, ce fut Robespierre! Même durant la Terreur,
quand le terrible Comité de sûreté générale voulut anéantir le clergé
tout entier, qui se jeta entre les victimes et les bourreaux? Robes,
pierre I »
J'ajouterai que cet acte^érilleux par lequel Robespierre signala la
reconnaissance d'un Être suprême et de l'immortalité de l'âme , et
que des hommes de bon sens ont tant raillé, je ne sais pourquoi,
le montrait suffisamment convaincu de la nécessité de principes
religieux.
Quant à sa filiation de famille avec Damiens , c'est là un fait histo-
rique sur lequel il est permis de demander des éclaircissements ,
car on ne le trouve ni dans les biographies ni dans les histoires con-
temporaines. Mais Antoine affirme le tenir de Maximilien lui-même.
Selon lui, Damiens avait deux frères. L'un se nommait Robert,
comme le régicide , l'autre Pierre. Jusqu'à présent cette assertion
NOTE. • 133
est justifiée par les pièces mêmes du procès fait à Robert-François
Damiens et publiées par Le Breton, greffier criminel du parlement.
Contraints de changer de nom par arrêt de la cour, ses frères uni-
rent leurs deux noms de baptême , Robert , Pierre , pour en compo*
ser un seul qui leur fût commun, et, par une élision et une liaison
faciles, formèrent celui de Robespierre. V\m d'eux disparut peu de
temps après , et Ton n*en entendit plus parler. On pensa qu'il avait
été rejoindre son père en exil. (Le père de Damiens , ainsi que sa
femme et sa fille , avaient été chassés du royaume.) L'autre frère ,
qui , dès son enfance , avait quitté les environs d'Arras , où vivait sa
famille , y revint , au contraire , à cette époque , pour veiller à ses
intérêts et à ceux des siens ; car il avait quelque connaissance des
lois. 11 y revint inconnu , sous son nouveau nom , et se donnant
comme un simple chargé d'affaires. Avant de s'éloigner d'Arras , où
il devait reparaître plus tard , il confia son fils , tout jeune encore , à
la charité de l'évèque. Dans une Histoire de Robespierre , écrite par
son ancien proviseur , l'abbé Proyart , et dont il est parlé au début
du second volume des œuvres complètes de celui-ci , ce qui a rap-
port à l'origine de Maximilien , à peu de différence près , reproduit
les mêmes énonciations. Peut-être î'abbé Proyart tenait-il ces détails
de M. de Conzié.
U TOUR AU PAÏEN.
Uhi iradilio êst^ nihil aliud est
fUàsrenttum.
Dans M8 nidmes lidUz que j'ai déjà eU ocoation de décrire,
sur ces mêmes coteaux si pittoresques où Taqueduç de MarljTt
tl2DoigQa§;e du génie iarenteur de rayant^demier aiècle, re-
garde de haut et d'un air quelque peu aristocratique le tiadUo
daeheminde fer de Saint^Germain en Lâye, audacieuse ftz-"
pmftiou du génia lûoderne i je me promenais un jour, mar»
àm au hasard, à la poursuite de je ne sais quelle idée. Je
p^roourais ce plateau parsemé de yignes » de champs de lu-
urne et de céréales, appelé les Grandes-^Terrei) lorsque,
moins pi*éocctt]^é de ma route que des pensées , assez yagues
dtt rsste , qui me passaient par la tôte , au bout de Tétroit
MQtier que je suivais , je rencontrai tout à coup sous mes
pas une excavation , une sorte de trou, dans lequel je faillis
Oie laisser choir*
^es poëtes et les chroniqueurs, tout aussi bien que Tastro»
^ogae de la fable, sont gène à terminer leur promenade dans
le fond d'un puite.
Ce trou, cette excavation, avait eu effet l'apparence d'un
puits, mais d'un puits à fleur de terrO) sans margelle et sana
^Q outillage extérieur. 11 était si large cependant et placé si
^va de toute habitation de quelque importance , qu'il était
^fficile d'admettre qu'il eût jamais eu cette destination. Pour
136 LA TOUR AU PAÏEN.
en faire rinspection du sommet à la base, je me penchai sur
le bord, non sans prendre mes précautions; car ses assises
disjointes , interrompues par Tinyasion des terres, m'avertis-
saient assez que j'avais affaire à quelque ruine déjà forte-
ment ébranlée. Je me souciais peu de renouveler par curio-
sité les risques que j'avais déjà courus par distraction.
C'était un précipice muré, mais aux deux tiers seulement ;
dans le reste de son pourtour on pouvait deviner les traces
de certains encadrements de pierre qui avaient dû soutenir
des croisées.... Des croisées à un puits? à une construction
souterraine?... je m'y perdais.
Bans ce moment , un cultivateur passa près de moi , sa
boue sur l'épaule.
c Qu'est-ce que cela? lui demandai-je en désignant ren-
foncement pierre.
' — Gomment I vous qui êtes du pays, vous ne le savez pas ?
dit-il; c'est la tour au Païen, y
La tour au Païen L., A ce seul mot, je redressai la tête. Il
y avait là un excellent titre de légende ; la légende seule fai-
sait défaut , mais elle ne pouvait manquer d'être au bout.
L'air d'assurance de mon interlocuteur , son étonnement ,
mêlé d'ironie, toucbant mon ignorance lorsque je l'avais in-
terrogé, me faisaient espérer que l'explication suivrait le
mot. Il n'en fut rien ; les connaissances de mon bomme à la
houe, comme celles de beaucoup dé bibliomanes, n'allaient
pas plus loin que le titre.
Mes appétits de chroniqueur étaient surexcités. Texaminai
avec plus d'attention ce tube maçonné, et l'idée me vint que
ce pourrait bien être la partie inférieure d'une oubliette^ au-
trefois reliée à quelque vieux château féodal disparu.
La curiosité pousse facilement à la bravoure et même à la
témérité. Je risquai plus avant le pied sur les asiûses bran-
lantes, puis le corps , puis la tête , en ayant soin toutefois de
me retenir à une tige de genêt sauvage, et ce que je vis au
fond de cette prétendue oubliette , ce ne furent ni des osse-
I
I
I
LA TOUR AU païen. 137
ments blanchis par le temps, ni des débris de corps humains,
mais simplement un amas de fagots , surmonté de quelques
Yieilies fatailles défoncées.
évidemment , la tour au Païen servait aujourd'hui à un
vigneron de trou à débarras. '
Lorsqu'on est en veine de découvertes , l'incident le plus
minime peut devenir important par ses conséquences. Rien
n'est à dédaigner pour l'annaliste ou le légendaire conscien*
deux qui se sent sur les traces d'une bonne fortune histori-
4ne; des fagots et des futailles , je conclus que, s^ns doute,
on débouché quelconque, aboutissant je ne sais où, existait
dans la partie inférieure de la tour. Néanmoins, vu la posi-*
tion isolée du monument et son enfoncement dans les pro-
fondeurs du sol , je bronchais encore quelque peu dans mes
convictions, lorsqu'un nouveau document m'arriva et mit fin
âmes incertitudes.
Ce document précieux, inattendu, inespéré, c'était un chat,
un jeune chat , qui , glissant tout à coup entre deux fagots ,
vint me montrer sa petite mine éveillée et faire reluire ses
ardentes prunelles , au milieu de U presque obscurité qui
l'environnait. J'aurais bien pu penser que, tout ainsi que les
fagots , il avait été jeté là du haut de la tour; mais le moyen
de s'arrêter à cette idée ? Mon nouveau venu n'avait nulle-
ment les -allures d'un chat souffreteux, dolent et incertain de
son avenir ; bien au contraire, alerte et de belle humeur, il
bondissait légèrement pour essayer de saisir au passage
quelque rayon de soleil égaré dans ces ténèbres ; ou , pre-
nant des attitudes plus dignes, s'accroupissant d'un air calme
et placide sur le dos d'une futaille, il se grattait l'oreille , se
pourléchait la patte en mattre chat qui n'a rien de mieux à
faire, et dont l'esprit n'est tourmenté ni par des idées de ré-
clusion ni par la crainte de manquer l'heure de son dîner.
évidemment, il connaissait les aîtres du logis et savait le
moyen d'en sortir. Pour le contraindre à me mettre dans sa
confidence, je ramassai une motte de terre, pas trop pesante,
138 LA TOUR AU PAÏEN.
et la laissai tomber rers la yieille futaille sur laquelle il trô-
nait si magistralement. Mon ami chat prit peur, ût un grand
écart , et je le vis plonger et disparaître vers la gauche.
Il venait de me livrer son secret..
De même qu'un renard, poursuivi par des soldats, avait
indiqué à je ne sais quel général romain le côté vulnérable
de la ville assiégée; de même qu'une biche blanche, relancée
par des Huns, avait livré aux premières hordes des barbares
un passage à travers les Palus-Méotides, ainsi mon joli petit
Rominagrobis m'ouvrait la porte d'entrée de la tour au Païen.
Je retournai quelques pas en arrière , prenant à gauche ,
comme avait fait mon chat. Ne trouvant pas le moindre sen-
tier de ce côté I je m'en frayai un moi-même à travers nne
longue pièce de vigne, au bout de laquelle j'aperçus un chemin
creux; le chemin creux me conduisit dans un petit vallon sau-
vage, aride, encombré d'amas de sable et de débris à moitié ca-
fihéê sous des sureaux en fleurs, la seule joie de ce lieu désolé.
Cet objet de mes investigations , après l'avoir sondé du
sommet à la base , je pouvais enfin l'examiner de la base au
sommet; il se montrait à moi dans toute sa hauteur, mais il
n'était visible que par sa face avancée ; son dos et ses flancs
restaient invinciblement enfoncés dans la terre. J'acquérais
du moins la certitude que mon puits avait, ou plutôt avait
eu, non-seulement des verrières , mais une porte. Pour le
moment, il échappait au fisc de l'un et l'autre côté et pouvait
parfaitement s'affranchir de l'impôt des portes et fenôtres.
Une voûte basse et prolongée , qui débordait au dehors ,
servait à la fois d'entrée et de péristyle à la tour; mais cette .
tour étrange, telle que je n'en avais jamais rencontré une
semblable dans tous les vieux châteaux, debout ou en ruine,
visités par moi; cette voûte arquée, qui, quoique dépouillée
de son arm\ire de pierre, accusait le plein->cintre et, tout
aussi bien que les porches célèbres de Notre-Dame de Char-
tres, de Noyon et de Poitiers, rappelait l'architecture pure-
ment romane des xi* et xu* siècles , était*ell» bien une vraie
LA TOUR AU PAIfiN. 139
rdifoe da moyen ftge? Je commençais à douter. IIM. les fer-
miers généraux du temps de Louis XV jouaient beaucoup à
la tourelle et au donjon ; ne serait-ce pas là une de leurs es-
piègleries architecturales ?
Four éclaircir le fait , je n'avais qu'à consulter un des an-
ciens du pays. On vit vieuxà Marly; aussi , pouvant choisir,
je ne me contentai pas d'un simple octogénaire ; je m'adres-
sai à on presque centenaire de ma connaissance , qui avait
lortout conservé la mémoire des temps passés.
c Père Boivin , lui dis- je , qu'est-ce donc que cette tour au
Païen, qui se trouve dans les Grandes-Terres?
*- Vous savez bien, me dit-il, c'est la tour à Charles Gagné.
— Mais saijt-on qui l'a construite?
— Oh ! pour ce qui est du maçon qui Ta bâtie , ce n'est ni
^uitel, ni Moesseron; je croîs que les dents ne lui font plus
de mal depuis longtemps , à celui-là ; j'étais bien jeune lors-
qu'on l'a découverte , cette fameuse tour dont mon pèr^ et
mon grand-père avaient déjà entendu parler, mais que per-
sonne n'avait jamais vue.
•~ Gomment cela ?
— Mais vous savez bien,.., puisqu'elle était comblée à ras
depuis trois cents ans peut-être 1 »
Ce mot fut un trait de lumière; je compris que j'avais af-
Wre à un monument sérieux , auquel les fermiers généraux
de Louis XV n'avaient pu mettre la main; la durée de son
eofoaissage m'expliquait la durée de sa conservation*
( Et comment l'a-t-on découverte ?
. '—Dame 1 on peut croire que c'est le bon Dieu lui-même
qui a indiqué la place. U y avait là, à ce qu'il parait, un bel
orme qui poussait dessus , bien à son aise, ni plus ni moins
qu'an oranger dans sa caisse. Un beau jour le tonnerre l'at-
^ignit, le renversa à moitié, et il mourut, fin achevant de le
déraciner, on rencontra un cercle de moellons et de meuliè-
^) mais si bien cimentés, que la pioche n'y pouvait mor«
^^re; on creusa au milieu, où ça cédait plus faoilemcint; on en
14a LA TOUR AU PAÏEN.
retira des poutres et du fer, et un tas de pierrailles, et même,
à ce que ma bonne femme de mère m*a assuré, on trouva tout
au fond, encore vivant, un gros chat noir, qui d'un seul saut
atteignit le haut de la tour et se sauva sans qu'on ait pu Tat-
teindre. Pendant plus d'un mois, toutes les nuits, il poussait
de si forts miaulements, que personne ne pouvait dormir à
Marly.... Mais tout ça, c'est des bôtises que vous ne tenez
pas à savoir.
— Si fait , si fait I père Boivin , je vous assure que le chat
noir m'intéresse; continuez , je vous en prie. »
Dans ce moment je me rappelais le petit Rominagrobis que
moi-même j'avais aperçu au fond de la tour, et le rapproche-
ment me semblait singulier. ^
Mon centenaire poursuivit :
c Donc, tous les garçons du pays s'étaient rassemblés pour
donner la chasse à ce gros chat noir, qu'on disait être le
diable ; mais ils avaient beau le percer de balles, il n'en cou-
rait que mieux et, la nuit suivante, ne miaulait que de plus
belle. Enfin, soi-disant, les filles s'en mêlèrent; elles vinrent
avec la bannière de la Vierge prêter main-forte aux garçons,
et devant cette bannière , à ce qu'on dit toujours , le gros
chat fut pris comme d'un grand malaise ; il cessa de courir
et de miauler, mais s'aplatit contre terre, et, le poil hérissé ,
la queue pendante, se réfugia sous un buisson. On entoura
le buisson , les filles chantant des cantiques et les garçons
tenant leurs fusils braqués. Quand le jour vint , on se rap-
procha peu à peu du buisson , on regarda dessous , on le
fouilla dans tous les sens ; le chat noir avait disparu, mais à
sa place on trouva un serpent qui, en se faisant de lui-même
un nœud avec sa queue, s'était étranglé. Il était mort, et, de-
puis ce temps, on a parfaitement dormi à Marly. »
Je pris note en moi-même du chat noir, sans avoir la
moindre idée que cette historiette cabalistique pût avoir le
moindre rapport avec la légende que je poursuivais : c'en
était un écho affaibli cependant.
LA TOUR AU PAÏEN. 141
Quand le père BoiYin eut cessé de parler :
« D'où -vient, lui dis-je, que les gens qui, les premiers,
ont exhumé ce vieux bastion. Font nommé la tour au Païen?
— Oh I c'était déjà le nom de ces terres-là bien avant que
la tour fût découverte ; au surplus, si vous voulez en savoir
plus long, adressez>vous à Charles Gagné, qaien est le pro-
priétaire aujpurd'hui; il doit avoir tout ça dans ses pape-
rasses.
— Où demeure-t-il ?
^ Mais il y demeure.
— Quoi ï dans la tour?
— Non I à côté ; vous savez bien.... la petite maison neuve
qui donne sur le chemin du poçt. »
Je connaissais Charles Gagné; il avait été mon frère d'ar-
mes dans la garde nationale de Marly. Le lendemain je courus
chez lui, pensant avoir affaire à un ami , à un conservateur
des vieux monuments. Affreuse désillusion I il n'avait acheté
U tour que pour en tirer de la pierre. Sa maison avait été con-
struite aux dépens de l'édifice féodal! Hélas 1 hélas 1... Ce-
peudaht je visitai avec soin cette maison née de ma vieille
tour: dans l'écurie, dans le caveau, dans les massifs qui sou-
tiennent la grange, partout où, par économie^ on n'avait pas
JDgé à propos d'enlever les reliefs de la sculpture, je décou-
sis des traces de plein-cintre; comme ornements, des restes
àe dragons, de tarasques, emblèmes hideux que le xiir siècle
avait déjà rejetés avec mépris. Je puis donc garantir l'an-
nuité de ce précieux vestige. Quant à son origine, le nou-
veau propriétaire ne s'en était guère inquiété, et, pour plus
amples informations, il me renvoya à M. H...., le notaire du
pays, qui, me dit-il, est un finot bien au courant de tout ce
qui regarde les propriétés de Marly et des environs.
Justement, en rentrant chez moi, je rencontrai ce dernier,
qui est de mes amis.
( Cher tabellion, lui dis-je aussitôt sans lui laisser le temps
de se reconnaître, qu'est-ce que la tour au Païen ?
14d tA TOim AU PAÏEN.
— La tour au Païen I me répliqua- t-il sans se âéconoerter,
et en prenant cet air railleur qui lui est habituel en dehors
de son étude, je vais vous faire son histoire en deux mots.
Pour le compte de Bellavoine, je Taî vendue à G-agné trois
cent soixante-dix francs, s'il m'en souvient bien, lesquels
m'ont été payés en bel et bon argent ayant cours. Cela vous
suffit-il?
— Trôve de plaisanterie! Savez-vous qu'il s'agit là d'un
monument fort curieux, et qui date peut-Stre du régae'de
Louis le Gros ou de Philippe Auguste?
— Je ne vous le dirai pas; je n'exerçais point encore à
cette époque. >
Et, reprenant quelque peu sa gravité d'officier public, il
ajouta :
« Mais avez-vous consulté notre curé? Si l'affaire vous in-
téresse réellement , il est plus capable que moi de vous ré-
pondre sur un pareil sujet. »
En effet, je me rappelai aussitôt que le seul homme du
pays auquel je ne m'étais pas encore adressé était justement
celui qui pouvait me fournir les renseignements les plus précis
et les plus valables* Sans tarder davantage, je me rendis au
presbytère.
Le curé de Marly n'est pas seulement un vrai disciple de
Jésus-Christ, indulgent et charitable, dévoué de corps et de
bourse aux pauvres et aux souffrants ; un prédicateur excel-
lent, dont les sermons simples, onctueux, toujours à la por^
tée de son auditoire, mériteraient d'être recueillis : il est de
plus, surtout pour ce qui se rattache k Thistoire ecclésias-
tique, un archéologue fort distingué.
Après les préliminaires et les compliments d'usage, dès que
le moment fut venu de lui adresser mon éternelle et inva-
riable question : « Qu'est-ce que la tour au Païen? i il me
répondit du ton le plus calme et le plus assuré, que c'était
une ancienne dépendance du vieux château de FonteniUes
iFontenœum)^ dont les domaines, dès le xi« siècle, s'étendaient
LA TOUR AU PAÏBN. 149
sur les Grrandes-Terres et allaient même jasqu'an Peoq , re-
joindre la Seine.
Jena^ais en pleine joie archëologiqne t Non-seolement je
possédais le nom du yieax manoir; mais la date que je lai
avais assignée, peut-être un peu à la légère, se trouvait
exacte. Quel triomphe I Cependant le nom et la date ne pou-
vaient me suffire, et ma légende, ayec son titre seul, mena-
çait de rester à l'état d'énigme.
On ne sait pas assez ce qu'il en coûte parfois de temps, de
travaux, de recherches et d'espérances déçues au pauvre tra-
ditionniste pour parachever son œuvre, qui, après tant d'ef-
forts, semble le plus souvent, aux yeux des gens superficiels,
n'avoir abouti qu'à un conte de ma mère l'Oie ; mais on ne
sait pas non plus de quelle joie suprême il se sent inondé lors-
que cette histoire, qui ne lui a d'abord été révélée que par un
mot douteux, qu'il a poursuivie avant d'être même convaincu
de son existence, après laquelle il s'est acharné, la couvant
dans son œuf et la forçant presque d'éclore malgré elle, il
la tient enfin, non par lambeaux décousus, non diaprés de
vagues récits, mais complète, authentique, irrécusable!
^ bien t c'est la bonne fortune qui m'était réservée I
Chose étrange 1 la tour au Paten, cette légende que j'allais
demander de porte en porte, àMarlj, j'en avais déjà trouvé
le sujet dans un Mystère représenté au commencement du
XTi* siècle; mais le lieu de la scène y était si bien déguisé,
les personnages tellement défigurés, qu'il m'avait été impos-
sible de la reconnaître.
Q y a deux ans seulement, étant retourné à Gënappe, je
trouvai dans la vaste bibliothèque de M. du Ryer, salle des
XQ* et XIII* siècles, un manuscrit de format grand in-quarto,
écrit sur double colonne en une minuscule italique, massive,
serrée, mais de lecture assez facile.
l^'ouvrage débutait ainsi :
< Ci se comance li livre de la Cronique del vaillant Guil-
lehne l'Estandard, où on y verra ung miracle..;. >
144 LA TOUR AU païen.
Mais je ne veux point par avance déflorer mon sujet. Qu'il
vous suffise de savoir que je venais de trouver ce que j'avais
si longtemps et si vainement cherché, et que la Chronique
du sire Guillaume TÉtendart pouvait aussi bien porter le
titre de :
LA TOUR AU PAÏEN.
Vers le commencement du règne de Louis VIII, qui, place
dans la chronologie des rois de France entre son père Phi-
lippe Auguste et son fils Louis IX, ne jette guère d'autre
éclat que celui qu'il emprunte à la lumière qu'il reçoit d'eux,
sur le territoire de Marly, vivait un digne et brave gentil-
homme du nom de G-uillaume Bernard, sire de Fontenilles.
Il eût bien pu prendre un titre plus pompeux, car il était de
grande et noble race , mais il ne l'osait pour trois raisons
principales.
La première, c'est qu'il n'était encore que damoiseau , et
non chevalier : c'était la moindre des trois raisons. La se-
conde, c'est que le roi actuel se serait opposé sans doute à
ce qu'il essayât de ressusciter un nom et un titre que le roi
défunt avait voulu éteindre atout jamais; la troisième enfin,
c'est, que bien des choses lui manquaient pour faire montre
d'une façon convenable de son illustre origine. Il était si
pauvre, que le petit château de Fontenilles, son unique patri-
moine , quoique à peine bâti depuis une centaine d'années,
menaçait ruine de toutes parts , sans qu'il lui fût permis de
songer à réparer le dommage; si pauvre que, de lui-môme, il
avait engagé ses serfs à racheter leur liberté, et qu'il la leur
avait vendue à bas prix; si pauvre, que les officiers attachés
à sa personne ou à la surveillance de ses biens, son faucon-
nier, son intendant, son garde-messier, n'étaient autres que
trois paysans restés à la glèbe, les sfeuls serviteurs qui lui
appartinssent en toute propriété. Au fauconnier était dévolu
de droit le soin de la basse-cour, du toit à^porcs et de l'écu-
rie; au garde-messier, celui de la cuisine, du four, et le ba-
LA TOUR AU PAÏEN. , 145
layage général de la maison* Dans leurs loisirs, ils avaient
pour passe-temps la culture des quelques livrées de terre
et des quelques 'pièces de vignes qui , comme dépendan»
ces, entouraient d'une ceinture étroite le château de Fonte-»
Dilles.
Quant à l'intendant, qui avait nom Courte-Cuisse, vu le lé*
ger boitillement dont il était affligé , plus rapproché de la
personne de son maître, il veillait à 'l'entretien de ses vête*
meBts et de ses armes, le servait à tahle, se chargeait de ses
messages et de ses conmiissions, ce qui ne l'empêchait pas,
quand venait le temps de la moisson ou des vendanges, de '
donner un coup de main aux deux autres, de les aider h
iiattrele blé, à vanner le grain, à treillisser les corbeilles, à
cercler les tonneaux ; ne s'en rapportant qu'à lui-même ce- ^
pendant pour tout ce qui touchait aux provisions d'hiver , à
la conservation des légumes» à la salaison des viandes, et
surtout à l'administration des caves. Jamais intendant n'a-
vait été si bien occupé et si mal payé. Que vous dirai- je de
pins? Gruillaume Bernard était si pauvre, si pauvre, que pour
^procarer l'argent nécessaire à son entlretien, pour entendre
sonner quelques écus dans son escarcelle, et pouvoir, conmie
tout autre honnête gentilhomme , faire , le dimanche , son
offrande à l'église, il se voyait forcé de trafîqueiMles maigres
produits de ses terres, quoiqu'il n'eût que le suffisant à peine
pour lui et ses trois serviteurs.
^int une fâcheuse année, où le blé manqua presque com-
plètement. Loin de pouvoir en vendre, il en fallait acheter,
et il coûtait gros; le vin avait été en grande abondance; ce
^mblait devoir être une compensation : mais les marchés en
étaient tellement encombrés que les acheteurs semblaient ne
vouloir payer que le tonneau et non le jus du raisin, le con-
tenant et non le contenu.
I^otre piteux gentilhomme ne savait plus comment se tirer
^'aSaire; ses caves étaient pleines, mais ses greniers étaient
vides, et, faute d'habitude peut-être, il ne pouvait se résoudre
248 g /
U6 'LA TOUR AU PAÏEN.
à toujours boire sans manger. Dans sa perpl0iité, il appela
près de lui son grand conseil, composé de son chambellan,
de son gage, de son échanson, de son majordome, de son
écuyer tranchant, de son sommelier, tous réunis et confondus
sous une seule et même enveloppe, celle de maître Courte-
Cuisse, jqui du reste ne laissait pas que d'être homme de sens
et asses beau parleur pour un vilain.
« Messire, lui dit celui-ci, notre vin, quoique moi-méme
j'aie pris grand soin de lui depuis sa sortie du pressoir, on
nous réchangerait à peine contre de la bonne eau claire à
Saint-Germain , au Pecq.et*à Poissy ; le transporter à Paris
pour Vj vendre à la criéiB serait une rude entreprise, car il
faudrait équiper un bateaii, solder des bateliers, entreprendre
un long voyage sur rivière, toutes choses coûteuses, et l'ar-
gent nous fait un peu défaut pour le moment, ce me semble.
Les habitants de Marly-le-Bourg et ceux de Marly-le-Châtel
en auraient bonne envie, mais ils ne sont pas gens à -nous
l'acheter en pièce ni en demi*pièce ; donc il le leur faut ven-
dre à la cruche ou au cruchon, voire même à la bouteille ou
à la verrée. C'est là mon avis.
— Holà! bonhomme, lui répliqua au3sitôt son noaltre en
relevant le front d'un air hautain ; si je t'excuse, c*esi que
nous sommes au décours de la lune, et les doctes affirment
qu'à cette heure les faibles cervelles décroissent et se rape-
tissent à son unisson. Tu es foui Sainte Yierge ( Mais ce se-
rait honte àmoil
— Pourquoi, messire ? Nosseigneurs les abbés ont toujours
établi une buvette près de leurs enclos de vignes et le roi Phi.
lippe lui-même faisait débiter au pot le vin de ses domaines.
— D'accord, mais le roi Philippe (Dieu sait ce que de lui
je pense I) avait ses crieurs et ses sergents, et les abbés ont
leurs moines pour suffire à la besogne I
— Ne suis-je pas là, messire ? répondit l'infatigable Courte-
Cuisse ; j'ai bien assez de temps de reste pour ajouter cette
fonction à mes autres fonctions. »
LÀ TOUR AU PAÏEN. 147
(ruillaume Bernard ne ressentit plus qa'unseul regret; ce
fut de ne pouvoir sur-le-champ récompenser le zèle d'un si
dévoué serviteur.
Peu de jours après, non loin de rentrée principale du châ-
teau de Fontenilles, s'élevait une espèce de petite tonnelle,
garoie de tables et de banquettes de bois, entourée d'un lé-
E^r treillage et surmontée d'une branche de pin.
Ycici donc notre châtelain, notre gentilhomme de si haute
naissance, contraint, pour vivre, de se faire cabaretierl
Si sa misère était grande, grande aussi devait être son
liumiliation, plus grande encore sa sombre tristesse I
Non; en dépit de sa pauvreté, de son abaissement et des
malheurs de sa fainille, le plus souvent on le trouvait sou-
riant et de belle humeur, Ahl c'est qu'il circule dans ses
Teines un philtre puissant qui le soutient contre l'adver-
sité : il esjt jeune I Né en même temps que le xiii* siècle ,
il compte à peine vingt-trois ans ; de plus , il a au. cœur
^e noble passion. Chaque dimanche , ainsi qu'à toutes les
fêtes carillonnées, sans en manquer une, il se rend à la cha-
îne seigneuriale, et là, n'étant pas forcé de tenir ses yeux
sur un p'sautier, puisqu'il ne sait pas lire, il les dirige, avec
Murenance et modestie cependant, vers une belle jeune fille
^ quatorze à quinze ans, digne et fière, vêtue dé blanc des
pieds à la tôte, car elle a été consacrée à la Vierge. C'est
Jeanne de Montmorency, fille de Bouchard P', seigneur de
^arly, de Montreuil, de Saissac et de Picauville, petite-
^le de Matthieu le Grand, chef de la branche des Montoio-
rency-^Marly, un des plus grands hommes de guerre de son
temps, mort sous les murs de Gonstantinople.
Certes, s'il avait pu raisonner son cœur, il eût cherché à
^ntfer ce beau sêntiment-là à sa naissance, comme dans le
Bld on étouffe le petit du vautour, avant qu'il ait pris bec et
^gles pour vous déchirer. Toutefois, .s'il pense à quelque
^e, ce n'est pas à se déllcoter de ce dangereux penchant;
^^n an contraire I Qu'espère'^t-'il donef qu'un jour on la lui
148 LA TOUR AU PAÏEN.
donnera pour femme, elle, la fille d'un haut baron d.e France,
elle , dont la famille est toute-puissante^ toute riche , tout
honorée ; à lui, le pauvre damoiseau, déshérité même de son
nom, à lui le mendiant, à lui le cabaretier ? Non ; ses pensées
ne s'égarent pas encore dans de pareils rêves. Il aime Jeanne,
parce qu'elle est belle et plaisante à voir, parce qu'elle a les
dents et les mains blanches, les pieds mignons, les cbeveuz
d'un beau blond tout reluisant à la lumière; voilà tout; et il
s'obstine à l'aimer, parce qu'aimer lui semble bon et lui fait
une joie au cœur. A cet âge, le cœur, pas plus que l'estomac,
ne peut rester vide.. Voir Jeanne, c'est là sa grande fête, sa
fête des dimanches ; aussi l'heure que dure la messe lui est
une heure de délices.
Notre damoiseau est donc heureux! Depuis qu'il a suivi le
conseil de son honnête intendant, il se trouve même presque
riche. Les chalands ne manquent pas jsous la tonnelle. Les
voyageurs et les marchands qui vont de Saint-Germain ou
du Pecq à Marly s'y arrêtent ; les villageois des environs s'y
donnent volontiers rendez-vous; ses anciens serfs eux-mê-
mes s'y reiident de préférence les jours fériés, vu le voisi-
nage. Quoique libres maintenant et dégagés de toute rede-
vance envers lui, dès qu'ils aperçoivent leur ci-devant
seigneur, par semblant d'hommage ou reste d'habitude, les
hommes arrachent un cheveu de leur tête , les jeunes filles
ramassent un brin d'herbe ou une fleur des champs, et tous
lui présentent ce tribut volontaire, après l'avoir humblement
salué de leur plus belle révérence. Il arrive aussi qu'un mé-
nétrier, armé de son rebec, fait pai^tie de la bande; alors,
avec l'agrément du maître, les cours d'ordinaire désertes et
sileacieuses du château de Eontenilles retentissent de cris
joyeux, s'animent sous les pas des danseurs ; on y exécute
des rondes, des bourrées et des caroles ; et si, par orgueil de
race, il n'ose y prendre une part active, du moins il se ré-
chauffe à cette gaieté bruyante qui tourbillonne devant lui ;
il répète tout bas, et bouche close, le refrain des rondes, et
LA TOUR AU PAÏEN. 149
s'estime pleinement satisfait des bons passe-temps qne se
donnent les autres.
Vous le voyez, Guillaume n'était guère exigeant ni en
amours ni en plaisirs.
Un matia, comme il était retenu au lit plus tard que d'ha-
bitude, bercé par un songe délicieux (il rêvait qu'il assistait,
dans Féglise du château de Marly, à une messe en plain-
chant, qui durait déjà depuis six heures, ni plus ni moins), il
fut réveillé en sursaut par un grand bruit du dehors. Encore
troublé par le sommeil, il crut que des malfaiteurs noc-
turnes tentaient d'enfoncer ses portes; il se jeta à bas de sa
couchette, et se dirigeant au bruit, qui devenait formidable,
il aperçut sous la tonnelle un jeune cavalier d'assez belle ap-
parence, qui, après avoir, à tour de bras, brisé sur les bancs
de bois les plus solides appuis du treillage, était en train de
briser les bancs sur les tables.
c Ohl holàl hé! l'homme t cria celui-ci, dès qu'il le vit
venir.... Tu te permets de faire attendre le fils de mon père?
Arien ne tient, manant, que je ne te rompe les os tout ainsi
que j'ai rompu tes cotrets I
— Sainte Vierge I > murmura Guillaume en fronçant le
sourcil.
Et, par un mouvement rapide, il porta la main à son flanc
gauche , comme s'il avait dû y trouver la poignée d'une
épëe.
« Allons, lourdaud, à boire! je crève de soif I reprit Tau*
tre. Qu'as-tu à me regarder ainsi d'un air effaré? Les paroles
sortant de la bouche d'un gentilhomme deviennent- elles de
l'hébreu pour toi?
~ Je suis peut-être de tout aussi noble race que vous,
riposta le sire de Fontenilles en relevant fièrement la tête.
— Comment?... quoi ?.. que dit-il?... Mais cette branche
de pin qui pend à la toiture de ce vide-bouteille ? .
-— Je fais vendre ici le vin de mes fiefs, comme c'est mon
droit; car je jsuis seigneur de ce cl^âteau. »
150 LA TOUR AU PAIEIÏ*
Le nouvel arrivant se oalo^a tout à coup :
c Pardon, messire, dit-il en se rapprochant du ohâtelaiu;
mais la patience n'est pas mon fait ; dans la eolère le regard
se trouble, et Ton peut prendre un faisan pour un ramier.
D'ailleurs, ajouta-'t-il aveo un sourire quelque peu ironique,
le costume que vous portez pour Theure a pu aider à la mé-
prise; l'étoffe n'en est pas soyeuse, ni taillée à la dernière
mode. »
Guillaume rougit légèrement, mais sans garder rancune au
disooureur, assez excusable, en effet, de s'^re laissé prendre
au sarrau de serge. En gentilhomme qui sait son métier, il
lui proposa de le recueillir chez lui pour le débarrasser de
cette terrible soif qui le travaillait, s' excusant à l'avance de
la maigre hospitalité qu'il lui offrait, vu que tous ses gens
de service étaient absents du logis, pour une cause ou pour
une autre.
Renaud de Beauvais, tel était le nom du tapageur, ac-
cepta à tout risque ; il attendait ses pages et ses valets de
corps, qui le suivaient à distance avec ses bagages, et
du château il aurait tout loisir de les guetter comme ils
passeraient , ce qui lui convenait mieux que de rester en
plein vent sous la tonnelle, ainsi qu'il avait compté faire
d'abord.
Ce disant, il a saisi par le licou son cheval qui, près de
là, paissait à même parmi les vertes pousses d'un frais regain
de luzerne; et les deux jeunes gens, déjà compagnons, fran-
chissent le seuil du manoir de Fontenilles. •
A peine entrés dans les cours :
< Qu'est cela? demanda Renaud de Beauvais, se tournant
Ters sa droite et s'arrêtant à examiner curieusement un large
pan de maçonnerie bien ouvragée, qui s'avançait en demi-ro-
tonde vers le château, el lui faisait face; on dirait d'un bastion
souterrain, ou de quelque tour magique bâtie par Méluaine. *
•«- Mon bisaïeul, répondit Bernard, à son retour de la croi-
sade, fit construire ainsi cette tour à l'imitation de celle qu'il
LA TOUR AU païen. 151
avait Yue à Damas dans rhabitaUon du calife. Ce calife, du-
rant les chaleurs trop fortes, s'y retirait a?ec ses sultanes.
-- Peste Suit des califes et de leur façou de loger les damesl
Notre roi Dagobert , qui avait cinq femmes à la fois, les lo«
geait autrement, je pense. >
Et, après avoir ri du roi Dagobert et de ses cinq reines,
Renaud de Beauvais ajouta ;
< Toutefois la construction est étrange et mérite d'être con-
servée ; il vous faudra, messire, en faire réparer soigneuse-
ment les verrières, qui pendent tout en désarroi, brisées et
déplombées ; dans l'état où se trouve présentement votre tour,
que je sois pendu entre deux chiens , comme un vil juif , si
je consentirais que mon cheval y séjournât une seule nuit.
Mais, à propos de mon cheval, continua-t-il , aurez-vous,
messire, à lui donner place dans une de V09 écuries?
— Je n'ai qu'une seule écurie, dit Bernard, et il y sera à
Taise, je l'espère, car je n'ai aussi qu'un cheval.... oui, rien
qu'on.... pour mon service particulier, ajouta le pauvre châ-
telain, par sentiment de vergogne.
— Un seul I vraiment I c'est donc un fin genêt d'Espagne,
qu'il puisse vous suffire à la parade ainsi- qu'à la course 1
— Vous allez en juger, 1 dit Bernard en comprimant un
soupir.
Ils entrèrent dans l'écurie ; elle était vide.
Bernard se rappela aussitôt qae son intendant Courte-
Cuisse avait dû user du cheval, et que, pour le moment, son
fin genêt d'Espagne traînait la charrette sur le marché de
Poissy . Cette fois , sa rougeur passa au pourpre foncé.
U n^était pas à la fin de ses épreuves.
Lorsqu'il eut introduit son hôte dans la grande salle , la
plus ornée, la plus confortable du château, comme on dirait
aujourd'hui, celui-ci se récria en trouvant les murs presque
nus et peints à la couleur; il lui conseilla pour tenture des
tapis d'Arras à grands personnages, tels qu'on en voyait
alors dans toutes les bonnes maisons; sur le parquet
152 LA TOUR AU PAŒN.
dallé, à peine recouvert d'un peu de litière de paille, il
lui semblait convenable d'étendre de ces fines nattes de
jonc, plus douces et moins beurtantes aux pieds. Il examina
ensuite Tameublement. Le buffet de cbène avec sa poterie
d'étain, quoique le tout fût propre et bien entretenu, lui pa-
rut par trop modeste ; sans donner dans un luxe exagéré, le
sire de Fontenilles ne pouvait-il se procurer de ces dressoirs
simples, mais de bon goût, qu'on égayé par quelques verres
de Venise et de bonnes pièces d'argenterie ? Les sièges étaient
tristes à la vue et durs au toucher ; au lieu de ces sellettes de
bois, qui ne conviennent qu'à des moines et non à des gentils-
hommes, il aurait voulu voir des chsâses à dossier avec leurs
coussinets, ou du moins des banquettes doublées d'étoupe.
Pour la première fois Guillaume souffrait dans son orgueil
et dans sa pauvreté; mais il se contenait, car l'étranger était
son hôte. Cependant, lorsque celui-ci, poursuivant son exa-
men, en vint jusqu'à porter sa critique sur une image de la
Vierge, en cire, tout ornée de dentelles et de clinquants, et
qui figurait sur la cheminée entre un cierge de la Chandeleur
et un rameau de buis bénit, il ne put se retenir plus long-
temps, car il était , pour grandes raisons , particulièrement
dévot à là reine des anges; aussi, frappant du pied :
c Eh I par la mort-Mahon ! tout à l'heure vous vous disiez
brûlé de soif, et maintenant vous ne semblez plus songer
qu'à inventorier ma misère ! »
Renaud fit un mouvement comme pour se défendre de
Tintention.
c Passe encore t poursuivit Gruillaume , sans lui laisser le
temps de répondre ; si je suis pauvre, cela ne regarde que moi,
et je n'en veux plus rougir l Mais vous avez médit de la Vierge I
— Un instant, compagnon ! non de la Vierge..., mais de
ce petit vilain morceau de cire, qui n'est pas digne de....
— Buvons I » dit Bernard en l'interrompant; et il posa sur
une table deux verres et deux bouteilles.
Renaud de^Beauvais, quoique soudainement repris de
LA TOUR AU PAÏEN. 153
soif, dégusta lentement le vin du cru; puis, s'arrêtant en
route :
• Vous n'en avez pas d'autre ? dit-il.
— Non; ne le trouvez-vous pas à votre goût ?
— Il est excellent. >
£t, avec une parfaite courtoisie, il acheva son verre d'un coup .
c Je le trouve bon, très-bon I reprit-il ensuite, après avoir
^t une légère grimace; mais n'avez-vous jamais songé à en
laisser fermenter quelques tonnes dans un mélange de miel,
de lavande et de poix- résine ?
— Jamais! répondit brusquement Bernard.
— Û serait encore meilleur. >
L'honnête châtelain de Fontenilles commençait à prendre
sou hôte tout à fait en déplaisance. Il se préparait à recon-
duire aussi poliment, mais aussi vivement que possible, lors-
^'un mot de celui-ci vint tout à coup changer ces mauvaises
dispositions, qui n'étaient guère dans sa nature.
c Je maintiens que ce vin peut s'améliorer, disait son hôte
en poursuivant sa glose ; celui du Beauvoisis ne vaut guère
Diieux.... Pardon I... il lui est môme inférieur comme couleur
et comme goût.... voilà ce que je voulais dire.... Cependant
arec un mélange de myrte et d'aloès, on en fait un nectar;
^^ maître Thibaud de Marly s'en pourléchait les lèvres au
retour de nos chasses.
*^ Vous connaissez le sire Thibaud? s'écria Bernard ; le
fî^de notre baron Bouchard de Montmorency? »
Q aurait voulu pouvoir ajouter : c Le frère de Jeanne I »
ce qui était un bien autre titre à ses yeux , mais il se retint.
< Si je connais Thibaud I il est venu encore Tan dernier
passer deux mois dans mes domaines, à banqueter, à chas-
ser au filet, à l'oiseau et à l'arbalète ; et il est parti en m'em-
portant une bonne somme qu'il m'avait gagnée aux dés et à
Mongue paume, le joyeux compagnon! Si je le connais I
c'est mon grand ami!
*- C'est de môme le mien.
• •
154 .LA TOUR AU PAÏEN.
— Vrait*.. A sa santé alors I 9
Cette fois les verres se choqaèrent et furent vidés aussitôt,
sans grimaces d'un côté, sans fâcheuses pensées de l'autre.
Le nom de Thibaud de Marly avait fait taire tout sentiment
antipathique. Les verres se remplirent de nouveau ; on but à
la santé du baron , puis à celle de la baronne et à ohaoun de
leurs autres enfants.
Le nom seul de Jeanne ne fut pas prononcé au milieu de
ces nombreuses libations.
Un peu échauffé par le vin du cru, quoiqu'il ne fût sophis-
tiqué ni d'aloès ni de poix-résine, Guillaume Bernard, sans
doute pour se rehausser aux yeux de son hôte, en arriva avec
lui aux confidences sur son illustre origine.
Il était le petit-neveu de Robert lY, comte de Meulan, dont
les malheurs étaient assez connus à cette époque.
Robert IV avait possédé en France cette région provinciale
appelée le Pincerais, composée des domaines de Mantes, de
Poissy et de Meulan. Dans la Normandie , qui appartenait
alors à l'Angleterre, il était seigneur de Jumièges, de Saint-
Wandrille, de Pont-Audemer et autres lieux. De cette double
possession sur deux terres rivales, de cette nécessité de prê-
ter tour à tour foi et hommage au roi d'Angleterre et au roi
de France , était résultée la ruine complète de sa maison.
Quand Robert lY, comte de Meulan, se rangeait sous la ban-
nière de Philippe Auguste pour protéger ses terres de Poissy
et de Mantes , Richard Cœur de Lion , son autre suzerain ,
lui confisquait ses terres normandes : quand ce même Ro-
bert IV, seigneur de Jumièges et de Pont-Audemer, combat-
tait près de Richard, Philippe Auguste faisait aussitôt main-
basse sur Pincerais» Le royauté devenait envahissante vers
la fin du XII* siècle ; il en advint que le puissant comte de
Meulan, ainsi confisqué de droite et de gauche , mourut en-
tièrement dépossédé , et que le dernier héritier de son nom
glorieux dut se contenter d'être simplement un sire de Fon-
tenilles.
LA TOUR'' AU PAÏEN. 155
Lorsque Bernard eut achevé son récit, eu reutremêlant de
quelques doléances :
c Que comptez«Y0U8 faire pour ?ous tirer de là ? lui dit Re-
naud de BeauYais. Il vous faut, croyez-moi, épouser quelque
riche veuve qui tous donnera son fief à garder.
— Je n'ai pas le cœur au:i^ veuves, répliqua Bernard en
. portant son regard vers Vimage de la Vierge appendue à sa
cheminée, comme si la Vierge était sa confidente et dût le
comprendre.
«-Par ma foi de chevalier I ni moi non plus je ne me sou-
cie guère des femmes de seconde main. Je veux que celle que
j'épouserai n'ait encore porté que le nom de son pore ; et en*
trenous, camarade, lorsque, pour justifier de ma chevale-
rie, j'aurai quelque peu guerroyé pendant deux ou trois ans,
soit contre les pastoureaux, soit contre les Albigeois, je crois
être sûr par avance de celle-là qui sera ma femme.
— Est-elle joUe î
— Accorte et belle , gracieuse et plaisante à voir autant
qu'il est donné à une créature humaine de Têtrel
^ A sa santé alors. >
Et quand il eut rempli les verres à plein bord :
c Peut-on savoir le nom dé la dame à qui vous êtes ainsi
fiancé de coeur? reprit Bernard en se levant pour porter la brinde .
— Vous serez discret, messire?
— Je le jure !
— £h bien! c'est Jeanne de Montmorency, la sœur de Thi*
baud; et c'est prés d'elle que je me rends en ce moment. >
Et Renaud de Beauvars avança, son verre pour le heurter
contre celui de son hôte, mais il ne rencontra rien ; le verre
de celui-ci venait de se briser entre ses doigts, et le vin inon-
dait la table.
Renaud regarda Bernard, qui était pâle et tremblait de
tous ses membres; il partit d'un éclat de rire :
c La belle affaire I dit-il, un verre cassé (... »
11 n'y vit rien autre chose.
156 . ^^ '^^^^ -^U PiOEN.
Au m^me instant on entendit sur la route un bruit de mules
et de chevaux. Renaud y courut. C'étaient ses pages et ses
valets qui arrivaient porteurs des bagages. Rentrant presque
aussitôt avec eux :
c Pardon , mon hôte, dit-il ; mais il n'est pas séant de se
présenter' devant les dames en habit de route; vous permet-
tez qu'ici je change de vêtements? Sans votre gracieuse
hospitalité, j'aurais dû m'en tirer derrière quelque buis-
son. »
Ses pages sortirent des coffres une aiguière d'argent et des
flacons d'eau de senteur; il se lava les mains et la figure,
se parfuma la barbe et les cheveux, et se revêtit d'un galant
costume tout de soie et de velours incarnat ; puis, on lui
amena son cheval de parade.
A peine eut-il pris congé de lui :
c Ah t ce Renaud ! ce d^meret, cet insolent 1 je savais bien
que je le haïssais rien qu'à, première vue!... s'écria Guil-
laume en brandissant son poing avec rage. Mais je le jure
par le sang de mes veines! non, il n'épousera pas Jeanne!..*
Je veux être riche comme lui, moi! puissant comme lui!...
Me fallût-il pour cela faire aller à la proie sur* les grands
chemins ; assembler une troupe , piller les châteaux et les
églises, comme fit jadis le sire de Montlhéri, comme ont fait tant
d'autres de nos jours , qui ne s'en sont pas mal trouvés. Je
'pillerai, je tuerai jusqu'à ce que le roi m'ait rendu ce que
son père m'a volé , mes biens , et mon titre de comte de
Meulan!... Jeanne m'appartiendra. Je supplanterai près d'elle
ce Renaud de Beauvais, dussé-je y employer les sortilèges et
les maléfices! dussé^e livrer mon âme au diable! i
Dans ce moment, une obscurité subite succéda à la lumière,
les meubles semblèrent s'agiter ; un frémissement bizarre
courut autour des parois de la salle, et quelque chose tomba
avec une sorte de plainte, sans qu'il pût deviner de quel côté,
et ce que ce pouvait être.
Cherchant à s'en rendre compte , il promenait son regard
LA. TOUR AU PAÏEN. * 157
troublé à travers les demi-ténèbres de la chambre, quand
toat à coup il resta^ comme frappé de la foudre.
Sa petite Vierge de cire , détachée de la cheminée^ s'était
brisée en morceaux.
Il poussa un profond soupir, et les larmes lui vinrent aux
yeux ; puis il en ramassa précieusement les fragments , les
baisa Tun après Tautre, faisant le signe de la croix pour cha-
cun d*eux, et il les plaça ensuite dans son armoire auprès
d'un livre d'heures que lui avait légué sa mère.
Le damoiseau dormit peu durant la nuit qui suivit. Il la
passa presque entière à songer à la Yierge et aux moyens de
devenir riche, pour empêcher Renaud de Beau vais d'épouser
Jeanne de Montmorency ; 'mais, comme il ne songeait plus
à recourir à ces expédients maudits qu'il avait invoqués dans
un moment d'oubli de lui-même, il ne trouva rien.
Le matin, il. se promenait soucieux dans ses cours, lors-
qu'il entendit des soldats, alors attliblés sous la tonnelle, en-
tonner en chœur cette célèbre chanson du troubadour Guil-
laume de Saint-Grégory , qui avait été la Marseillaise du
m* siècle :
J'aime à voir le printemps qui fleurit les charmilles ,
J'aime à voir dans les près courir les jeunes filles;
Mais j'aimé encor mieux voir , au milieu des sillons y
Tout à coup s^implanter tentes et pavillons;
Voir des^ Sarrasins , hors d'haleine ,
Meurtris , sanglants , fuir dans la plaine ,
Sans avoir trêve ni repos;
Voir nos soudards à l'escalade.
Faisant la joyeuse gambade
De la haute échelle aux créneaux.
Barons, vendez vos terres, vos châteaux,
Et partez tous pour la croisade t
Le doux bruit du ruisseau mon oreille chatouille,
Encor plus gentiment la fauvette gazouille ;
Mais j'aime mieux entendre , aux rives du Jourdain ,
Le murmure annonçant les Turcs de baladin I
Voilà le concert qui me charme 1
158 tA TOUR AU PAÏEN.
C'est le ori de guerre et d'alarme ,
Le hennissement des cheTavz ,
Les clairons qui sonnent Taubade ,
Le choc , où j'entends l'estocade
Briser leur armure et leurs os 1
Barons , vendez ros terres , tos ch&teaux ,
Et partez tous pour la croisade 1
Ce que j'aime, en Europe, ayant tout, c'est la France 1
C'est mon pays natal, j'en garde souvenance;
Mais j'aime mieux l'Sgypte , avec son grand soleil ,
Ses palmiers, ses déserts, son fleuve sans pareil l
En France , j'étais pauvre hère ,
FiefTé de trois arpents de terre;
Ici, j'ai de l'or, des joyaux^
Je suis duc de Tibériade ;
Baudouin me traite en camarade ,
Et j'ai des barons pour vassaux l
Barons, vendez vos terres, vos châteaux,
Et partez tous pour la croisade I
Guillaume venait de trouver le moyen qu'il avait vaine-
ment cherché durant toute la nuit : il ne tarda pas à vendre
tout ce qu'il possédait, ses terres d'abord, puis son droit de
péage du chemin de Marly m Pecq, pour les marchands
et les colporteurs ; puis ses autres droits sur le four banal ,
sur le pressoir banal ; faisant argent de tout, même de son
fauconnier et de son garde-messier, qui consentirent, après
hésitation cependant, 4 payer», pour redevenir libres, cer-
taine somme qu'un juif leur avança à gros intérêts. A ce
même juif, renforcé d'un Loubard, il empmnta trente écus
d'or, leur laissant pour garantie son château de Fontenilles.
Quand son escarcelle, gonflée jusqu'aux bords , est ainsi
passée à l'état de sacocbe, il prend la croix , non sur la poi-
trine, comme font ceux-là qui vont simplement combattre les
hérétiques sans sortir de France, comme venait de faire Re-
naud de Beauyais h Tégard des Albigeois, mais la croix sur
répaule, en vrai croisé de Terre sainte, qui a juré l'extermi-
nation des infidèles.
LA TOUR AU PAÏEN. 159
Renaud doit guerroyer trois ans en Alby; Bernard, quoi-
qne sa route soit plus longue, espère revenir, ayant ce
terme , comte d'fidesse ou de Jaffa , peut-être duc de Tibé-
nade, s'il trouve le duché vacant, et Dieu sait qui alors, de
lai ou de Tinsolent Beauvoisien , sera l'époux de Jeanne 1
Bien équipé , la plume au casque , l'ëcu voilé comme un
beau ténébreux , Bernard de Fontenilles , la veille de son
â^part, se présenta devant sron suzerain, Bouchard de Mont-
morency, qui Tarma chevalier. Thibaud de Marly, d'autres
seigneurs et quelques dames de haut lignage assistèrent à
la réception; mais parmi elles il ne vit pai celle qu'il cher-
cbait, ce qui le contrista fort.
Cependant, comme il venait de recevoir l'accolade et de
^nsser les éperons dorés, Jeanne, en longue robe de moire
blanche , en corsage d'hermine, avec basques retombant sur
les hanches, portant une guimpe en collerette qui, après
s être enlacée autour de son cou élégant jusqu'à lui servir de
mentonnière, montait jusqu'au sommet de sa coiffure, d'oCi
elle retombait en forme de voile , entra dans la salle au mo-
ment où Bernard ne Tespérait plus , et silencieusement elle
l^ûtune profonde révérence.
Quoiqu'elle lui semblât un peu trop masquée sous cet ac-
coutrement, il la trouva plus charmante que jamais. D'après
80Q droit de chevalier, mettant un genou en terre devant
elle , il s'engagea , en forme à*emfyriie , à lui ramener de la
l'erré sainte , à titre d'esclave, un Sarrasin qu'il aurait fait
prisonnier dans les combats , prenant à témoin de son dire,
^eson serment, le baron, son seigneur, Thibaud, son ami ,
et tons les autres qui étaient présents.
^1^ murmure d'approbation circula dans l'assemblée. Parmi
les dames y ce fut à qui le féliciterait de maintenir ainsi, en
l'iionneur de leur sexe, les bons usages, qui se perdaient de
hr en jour.
Jeanne seule était restée muette ; sans se tourner à peine
^^'elui, elle lui fit une nouvelle révérence, plus froide ,
160 LA TOUR AU PAÏEN»
plas gaindée encore que la première, et sortit, gardant plus
que jamais son air superbe et presque dédaigneux.
Le bon chevalier Guillaume Bernard la suivit quelque
temps 'de TcbU , et se dit en lui-même que nulle femme au
monde , même la reine Blanche de Castille , ne pouvait avoir
un port plus majestueux.
Le lendemain , avec trois chevaux d'équipage , et Courte*
Cuisse pour écujer, il prenait la route d'Aigues-Mortes , où
il allait s'embarquer.
Hélas! les choses n'allaient pas là-bas aussi bien que Fan-
nonçait la chanson ; les Turcs étaient redevenus les maîtres
des places importantes; dans les villes restées en leur pou-
voir, les chrétiens , vu la rareté des vivres, se mutinaient
contre leurs propres chefs , et Bernard passa la première
année à aider à la police intérieure , sans grand espoir, à ce
métier-là, de conquérir jamais une souveraineté.
L'année qui suivit ne fut guère plus avantageuse pour
lui. Il eut cependant occasion d'acquérir de la gloire en se
battant contre les infidèles; mais il fut battu par eux, et,
qui plus est, assez grièvement blessé.
Son écuyer Courte-Cuisse le tira de la mêlée, le pansa, et,
à force de soins , parvint à le guérir. Cependant ses res-
sources s'épuisaient; la sacoche était redevenue escarcelle ,
et même escarcelle assez plate. De ses trois chevaux, deux
étaient morts, et celui qui survivait boitait, comme le pauvre
écuyer, qui forcément le suivait à pied.
Bernard tomba dans une maladie noire ; lui, si bon , si ré-
signé naguère, il devint ^ucieux, exigeant, querelleur; il
avait des emportements à ne plus le reconnaître.
Maître Courte-Cuisse , continuant son rôle de médecin, lui
conseilla l'air de la France.
Le chevalier devint pourpre de colère ; mais le mal empi-
rant, il finit par se soumettre à l'ordonnance, et gagna Pto-
lémaïs, où un vaisseau se disposait à mettre à la voile.
En attendant le départ, monté sur son cheval boiteux, il se
LA TOUR AU païen. 161
promenait un soir aux environs àe la ville pour essayer de se
distraire d'une pensée qui l'obsédait sans cesse et entrait
presque pour les trois tiers dans ses ennuis : c Gomment
allaiUil oser se représenter devant Jeanne sans lui ramener
ce Sarrasin qu'elle était en droit d'attendre, puisqu'il en avait
juré Yemprise par-devant tous ? >
n y songeait avec grande amertume , lorsqu'un fellah, un
paysan arabe , poussé par le besoin sans doute, vint d'un air
quémandeur se placer devant lui.
f Retire-toi 1 lui cria Bernard, luttant d'abord contrôla
tentation qui s'emparait violemment de lui; retire-toi,
païen!
** Seigneur chevalier, la charité n'est-elle pas ordonnée
&ussi bien aux chrétiens qu'aux musulmans? 3 répliqua le
mendiant.
£t, en soulevant sa main d'un air humble pour y appeler
l'obole, il toucha du doigt le frein du cheval, qui fît un léger •
mouvement en arrière.
«Ahl misérable! s'écria Bernard , mettant à profit l'occa-
sion pour s'abandonner tout à fait à sa mauvaise pensée, tu
^^yes de me désarçonner pour me voler, pour me tuer
peut-être? Eh bien ! je défendrai ma vie; défends la tienne! >
11 avait déjà mis pied à terre , et marchait Tépée haute^
contre le pauvre iellah qui , tombant sur ses deux genoux, ne
put que crier grâce!
< Avoue que tu en voulais à ma vie!
— Je jure par Mahomet....
— Ne blasphème pas , idolâtre !... Je veux bien encore par
pitié te recevoir à merci si tu te rends mon prisonnier...,
sinon, c'en est fait de toi! »
Voyant aux rayons de la lune brandir et scintiller sur sa
tète la grande épée du chevalier, l'Arabe , épouvanté, le front
dans la poussière, accepta toutes les conditions qu'il plut à
<^ni-ci de lui imposer; il avoua son prétendu crime, se re-
connut justement et légalement son captif, et jura de le suivre
loi LA TOUR AU PAÏEN.
OÙ il voudrait aller. En signe de soumission, il commença
par se laisser étroitement boucler les bras , et accompagna à
Ptolémals son soi*disant vainqueur.
De retour en France, rentré dans son manoir de Fonte-
nilles , la première chose qu'y apprit Bernard , c*éSi que, le
matin même, Renaud de Beauvais et Jeanne de Montmo-
rency avaient été fiancés en mariage.
Ëtait-ce le moment de s'acquitter de son vœu , en allant
présenter à celle-ci son esclave sarrasin t II n'en jugea pas
ainsi* D'ailleurs , eût- il été d'humeur à le faire, comment au-
rait-il osé paraître devant Jeanne , traînant son captif à la
laisse, dans l'état de délabrement où ils étaient tous deux? .
L'Arabe portait encore ses guenilles de fellah; quant à lai,
son armure bossuée, en partie rompue dans ses attaches, son
pourpoint de buffle rapiécé, maculé, lui donnaient bien plutôt
l'air d'un malandrin que d'un noble chevalier.
C'est pour le coup que notre ami Bernard va connaître,
non plus seulement la pauvreté , mais la misère , l'affreuse
misère. Il n'a plus ses terres , il n'a plus le produit de ses
péages , il n'a plus sa tonnelle, et sa bourse est vide, et il
doit cinquante écus d*or au juif et au Lombard , pour les
trente qu'il a reçus d'eux.
^ Comment même dlnera-t-il aujourd'huit comment dlnera-
t-il demaint il n'en sait rien. Et ce n'est pas là ce qui le plus
l'inquiète.... Ahl Jeannel Jeanne! vous êtes pour lui uo
souci bien autrement pénible que la misère !
Par bonheur, l'ancien intendant Courte-Cuisse songe moins
à Jeanne et beaucoup plus aux provisions. Tout sire écuyer
qu'il pourrait se croire , il va résolument louer ses bras, en-
core vigoureux, au vigneron de la borderie voisine, et, cha-
que soir, il apporte à son maître le prix de son travail*
Il y avait encore de bien bons serviteurs au commence*
ment du xin* siècle.
Touché d'un pareil dévouement , qui ne s'était jamais dé-
menti , le pauvre chevalier ne put témoigner de sa reconnaifl-
LA TOUR AU PAiBIf. 163
sanoe k son fidèle qu'en l'admetUait à rbonneur de souper
areo lui, assis h la même table.
Et le Sarrasin , avec qui soupait-il?
A oelai-là, Guillaume Bernard, obéissant aux idées de son
temps, avait interdit le seuil même de son château. Sous
quelque prétexte que ce fût, un païen circoncis ne pouvait
entrer en communauté de vie avec un cbeyalier chrétien.
H Tarait donc» comme en une prison, relégué dans la tour,
où Courte-Cuisse , chaque matin , lui portait pour sa pitance
quotidienne du pain bis, un oignon » quelquefois, au fond
d'une sébile de bois, une poignée de fèves mal cuites, on un
lop'm de veau mort-né ; le tout assaisonné d*eau claire. Le
captif , en dépit de son isolement , en dépit du vent froid qui
t'engouffrait dans sa chambre à travers la fenêtre disloquée,
et de tous les malaises qu'il devait y endurer, n'en était pas
<^e plus mauvaise humeur; il dormait d'un somme sur sa
Dotte de paille , et , ce qu'on n'eût jamais pu croire d'après
^^jnaigre chère, il engraissait, comme si le repos eût été pour
lui chose suffisante.
p'est ainsi que, durant l'hiver de 1225, les choses se pas-
sent dans le manoir de Fontenilles.
Une nuit que Bernard ne pouvait dormir, d'abord parce
T^^ le froid le gagnait sous sa couverture, ensuite parce que,
^ joor-là; son repas du soir n'avait pu calmer complètement
^ f&im , puis encore et surtout parce que , le surlendemain ,
Jeanne devait définitivement et par-devant l'autel devenir
|a femme de Renaud de Beauvais, il se leva pour essayer, par
^ DAouTement, de se débarrasser de sa froidure et de sa faim.
Quant aux tourments de son cœur, rien n'y pouvait.
^n se tournant vers sa croisée , qui, on se le rappelle, fai-
'&it faoe à la tour, il aperçut tout à coup une grande clarté
^^youuante.
^ surprise! la chambre du païen , sur le fond sombre des
^^fs de pierres et des terres noircies par la mousse , se
^^ait lumineuse. Des lampes suspendues au plafond dis-
164 LA TOUR AU païen.
sipaient Tobscurîté jusque dans les encoignures de la haute
pièce ; sur une table surchargée de cristaux et d'orfèvrerie ^
des bougies de cire jaune projetaient leurs douces clartés sur
des plats variés et nombreux , d'où s'élevait une vapeur ap-
pétissante.
Quoique sa fenêtre fût hermétiquement fermée , et que les
verrières de la tour, qu'il avait vues, le matin même, brisées
dans leurs soudures de plomb , lui semblassent redevenues
intactes et closes tout aussi bien que les siennes , de vives
senteurs de chapon rôti , de salmis de bécasses et de toutes
sortes d'autres friandes venaisons, lui arrivaient à l'odorat,
comme pour aiguiser encore la faim qu'il n'avait pu satis-
faire.
Devant cette table, un homme, bien enveloppé dans une
longue dalmatique fourrée de menu vair, se tenait assis,
semblant se délecter au milieu de toutes ces voluptés sen-
suelles.
Cet homme, avec la béate expression que donne l'appé-
tit en train de se satisfaire, tourna un instant sa tête du côté
du château : c'était le Sarrasin I
Bernard crut rêver. Pour s'assurer s'il était bien en état
de veille, il se pinça les chairs, il se mordit le bras jusqu^au
sang; convaincu alors que ce n'était point là une vision de
son esprit, il résolut d'affronter le sortilège, jeta vivement ^
un manteau sur ses épaules, et courut au logis du païen.
Tout y était retombé dans l'obscurité. Quand Bernard en-
tra, il trouva son capti( étendu sur sa botte de paille, et qui,
se soulevant avec effort sur son coude , les yeux appesantis,
se plaignit doucement d'être-ainsi réveillé au milieu de son
sommeil.
Les parois de la chambre étaient nues; le vent qui souf-
flait, toujours âpre , faisait cliqueter les débris de la yerrière.
Le chevalier s'avança en tâtonnant dans l'ombre , et ne ren-
contra ni table , ni chaise, ni bougies de cire, ni orfèvrerie;
il fl^ra l'atmosphère au milieu de laquelle il se trouvait , et
LA TOUR AU païen. 165
h seule odeur qu'il sentit , ce ne fut pas celle d*un chapon
bardé et cuit à point, mais seulement celle qu'exhalent les
mors humides.
Décidément, il avait rêvé, et en rêvant il s'était mordu le
bras.
La nait suivante, le sire de Fohtenilles la passa presque
entière à gémir en pensant à Jeanne, à maugréer en pensant
a Henaad. Il va donc naître , le jour maudit qui doit éclairer
leur union!
U achève cette veillée d'angoisses en s'aigrissant contre
lui-même, contre sa misère , qui lui ôte le droit de se pré*
senter devant sa dame , contre ses entreprises malencon-
treuses qui n'ont pu que le déprécier dans son esprit, lors-
<lQ'il entend une voix claire et distincte, quoique discrète,
articuler ces mots énigmatiques : c Allons , Pitto , tourne la
pagel»
Cette voix semhle sortir de son chevet.
^ porte la.main de ce côté... rien 1
Après une minute de silence, la voix reprend : c Tourne
^P&Sfo , Pitto ! » Puis, comme en murmurant, elle continue :
( La conjonction des astres l'a voulu ainsi, et quoiqu'il m'ait
fttdement mené , et qu'il m'eût volontiers laissé mourir de
^^1 si je n'y avais mis bon ordre , je poursuis, malgré moi,
l'idée de le faire bientôt riche et glorieux; mais j'ai heau
feuilleter ce livre , Tarcane ne se présente pas.... Ma science
serait-elle impuissante ? »
£t le même refrain se fit entendre : c Tourne la page, Pitto It
Ahuri, perplexe, toutes ses pensées à la débandade, Ber-*
ûard écoutait, les oreilles ouvertes et tendues comme celles
d'oa lièvre pourchassé. Il prit une petite lanterne , l'alluma,
fureta dans tous les coins de sa chambre , sous sa cheminée,
sons sa couchette.... rien ! Et partout la voix le poursuivait,
^ujoars claire, toujours rapprochéje de lui à ce point qu'il
eût pu croire qu'elle sortait de sa lanterne ou même de la
iQanche de sa chemise.
166 . LA TOUR AU PAÏEN.
Une exolamation le fit s'arrêter court.
c Ah ! disait la yoiz, merci à rétoile Aldébaran, et à mon
maître Ben-Méli-Sadder, le grand magel Cette fois, nous
Toici sur la trace.... l'œuvre est près de s'accomplir; et, si
telle est ma volonté, Bernard, seigneur de Poissy, de Mantes
et de Meulan, épousera Jeanne de Montmorency 1 Vite, Pitto,
tourne la page ! » ^
Pris d'un tremblement neryeuz, le chevalier a reconnu la
Yoix du Sarrasin.
Mais cette Toiz, d'où sort-elle? Ck)mme les bonnes senteurs
de la nuit précédente , lui arrire-t-elle à travers les murailles,
en dépit de leur épaisseur; à travers les airs, malgré la
bourrasque qui , dans ce moment , secoue les volets et fait
trembler les toitures du château?
Il s'élance vers la fenêtre qui donne sur la tour. De ce
côté, l'obscurité est complète. N'importe I il n'en doute plus,
c'est à un sorcier qu'il a affaire; et ce sordér peut lui faire
épouser Jeanne 1 Ahl de gré ou de force, il faudra bien qu'il
le veuille, dtlt Guillaume l'y contraindre l'épée sur la gorge !
Sa lanterne à la main, son épée sous le bras, il traverse
les cours , grûnpe rapidement le petit escalier de pierre qui
conduit au logis de son prisonnier. Mais, comme il y arrive,
sa lanterne s'éteint; il pousse la porte néanmoins, et s'ar-
rête frappé de stupeur devant le tableau qui s'offre à lui.
Couvert de sa même dalmatique fourrée de menu rair,
ayant près de lui sur un guéridon une lampe allumée qui
l'environne seulement d'un cercle de lumière, devant lui un
brasier dont les flammes rouges et bleuâtres, en entre-croi-
sant leurs langues ardentes, semblent former des sigi^^
oabalistiqués , le Sarrasin se tient assis dans un grand fau'
teuil. Sur ses genoux repose un liyre énorme, tracé en carac-
tères arabes, et, perché sur son épaule, un gros chat soir,
immobile et attentif comme si lui-même prenait sa part ^^
la lecture , au eoouaandement de son maître allonge sa patt^>
mord le feuillet de sa griffe et le retourna.
LA TOUR AU PAIBN. 167
C'est Pîtto.
Bernard n'osait plus faire un^AS.
Sans bouger de place , eans tourner la tété rers lui :
c Je t'attendais. ÀTance, et ferme la porte, lui dit le Sar-
rasin; mais laisse ton ëpëe dehors : la poignée en est en
croix, et ni le fer ni la croix ne doivent entrer ici. >
Le chevalier tressaillit ; il voulut parler.*
c Je sais ce qui t'amène , reprit le nécromant; tes plus se-
crètes pensées je les ai mises à nu et à jour ; tu veux être
riche et puissant, afin d'épouser une fille de baron.... Faut-il
te dire son nom ? elle se nomme Jeanne.
— Mais Jeanne , aujourd'hui même , va devenir la femme
d'nn autre ! s'écria Bernard.
-* fille sera la tienne , si tu souscris à mes conditions.
— Ces conditions, quelles sont-elles?
— Scoute-moi bien : cette fille des Montmorency , elle n'a
jamais eu pour toi que des froideurs et des dédains. Âi-je
menti?!
Bernard courba la téte<
( Tu ne peux donc désirer sa possession que par convoitise»
chamelle. Pour amortir un tel sentiment ^ dix ans de ma-
n^e, est-ce assez? C'est trop» N'importe! Je te les accorde.
^s, les dix ans écoulés, il faut que tu me la livres , à moi ,
cette Jeanne, la descendante du premier baron chrétien!... >
Le chevalier recula de trois pas.
< Vous livrer ma Jeanne !... ma fettime!
— Elle ne peut être ta femme que si tu acceptes ce ttaité
et le signes de ton sang". >
Bernard se mit à réfléchir :
Dix ans de mariage, c'était quelt^uc chose, d'autant que
le sorcier pouvait avoir raison. Jeanne ne lui avait jamais
témoigné ni sympathie ni" bon vouloir. De lui elle était si
médiocrement éprise -, qu'elle avait consenti à en é^user un
antre.
n acceptai
168 LA TOUR AU PAÏEN.
« Ce n'est pas toi^t, poursuivit son tourmenteur; il me faut
un gage qui , durant les dix années, te mette sous ma dépen-
dance et me réponde de ta bonne foi, après quoi, notre pacte
rompu, tu auras tout le temps de te repentir, et même de te
faire moine , si bon te semble , comme s'y prépare tqn ami
ThibauddeMarly.
— Et quel gagé exigez-vous?
— D abord, renie Dieu le Père !-
— Malheur à moil murmura le chevalier. Ëtes-vous donc
Satan en personne , que vous veniez réclamer mon âme ,
comme un jour je vous Tai offerte dans un moment de déses-
poir coupable?
— Qu'importe à toi qui je suis, pourvu que j'assure ton
bonheur en ce monde, sans même te fermer l'entrée de
l'autre?»
Bernard, non sans avoir longtemps hésité, reniaDieule Père,
a Renie Dieu le Fils, maintenant! »
Bernard renia Dieu le Fils* .
c Enfin, et c'est la dernière satisfaction que j'aie k te de-
mander, renie la Vierge Marie.
— Jamais!... La Vierge!.... une femme! Que j'outrage
ainsi ma confidente, ma divine amie , ma dévotion particu*
lière!... Jamais 1 9 répéta Bernard avec exaltation.
Le prétendu Sarrasin lui montra du doigt l'aube, qui déjà
éclairait les cours et dissipait les ombres autour du château :
« Bientôt, dit-il, les cloches vont se mettre en branle pour
annoncer le mariage de Jeanne avec Renaud de Beauvais.
— Que ce mariage s'accomplisse! répondit le chevalier
avec une complète résolution; mais je ne renierai pas la
Vierge, qu'à l'instar de Jeanne j'ai prise pour ma sainte pro-
tectrice dans le ciel; ne l'espérez point! »
If os deux personnages restèrent debout et immobiles, cba*
cun d'eux attendant que l'autre eût cédé. Il s'ensuivit un
long silence, durant lequel Pitto, le gros chat noir, accroupi
sur le livre magique , les regardait attentivement d'un air
LA TOUR AU PAÏEN. 169
corieax et goguenard, tout en caressant son épaisse four-
mre, d'où jaillissaient des milliers d'étincelles.
Le brasier ne projetait plus ses flammes multicolores; la
lampe pâlissait graduellement à mesure que croissait la
lumière du jour. Sans articuler un mot, le sorcier étendit de
nouveau son doigt vers la fenêtre.
Bernard se croisa les bras et fit un geste de tête négatif. Le
tentateur, sans rompre encore le silence , tira de dessous sa
ialmatique un miroir d'acier poli, et le lui mit sous les yeux.
Ce que vit Bernard dans ce miroir étrange, ce ne fut pas
sa propre image , ce fut celle de Jeanne. Elle venait de s'é-
Teiller à peine , et les plus riches toilettes ne l'auraient pas
mieux fait valoir que le simple déshabillé porté par elle en
ce moment.
Jamais le pauvre chevalier n'avait été à même de la voir si
ï^elle.Bans cet acier, qui reproduisait exactement tout ce qui
se passait dans la chambre de la jeune fille , il vit les dames
Çaambrières de celle-ci occupées à lisser ses longs cheveux,
^ les mettre en nattes et en boucles, selon la dernière mode,
^^is que d'autres préparaient ses vêtements de noces, bro-
ûes de soie et d'or, ruisselants de pierreries, et les asper-
geaient légèrement d'eaux parfumées.
Que Jeanne était jolie en ce moment I qu'elle allait être
^elle tout à r heure I
1^ poitrine du sire de Fontenilles se gonflait , ses regards
^ient comme deux charbons ardents. Soudain, tous ces
J^gûes de regrets , de lutte , de passion , se tournèrent en
^ûfeur contre le Sarrasin.
* Diable ou sorcier, s'écria-t-il , sois maudit I maudites
soient les espérances menteuses que tu m'avais mises en
^Pvelle! Mais je ne renoncerai point la sainte Mère des
^ges, dont je suis le fidèle zélateur.... Adieu I
"^ Reste! lui dit le mystérieux habitant de la tour en éten-
^ût la main vers lui; par la foudre et les éclairs, ton ob-
sunation a vaincu la mienne. Changeons nos conditions. Je
248 h
170 LA TOUR AU PAÏSM.
te dispenserai de ton troisième reniement; mais, au lieu de
dix années , tu n'en passeras que trois auprès de Jeanne ,
trois! tu m'entends! après lesquelles c'est à moi qu'elle ap-
partiendra ! »
Dans ce noureau pacte , Bernard ne vit d'abord qu'tui
avantage pour lui; pendant trois ans seulement) il allait his-
ser son âme en gage.
Il accepta le marché^ et, ne sachant pas écrire, sur le par-
chemin que Pitto lui présenta alors, il ôt avec son sang une
croix en guise de signature.
En ce moment, les cloches commencèrent à faire entendre
leurs joyeuses volées.
Le chevalier se troubla. .
Étes-vous bien sûr, dit-il à son ci-devant captif, de pou-
voir me tenir parole? Saurez-vous empêcher un mariage si
près de se conclure, et par quel moyen ? »
Celui-ci sourit, et derechef lui présenta le miroir d'sder.
Bernard j aperçut Renaud de Beauvais, en grand appareil,
suivi de ses gens, presque aussi richement enhamachés que
lui. Il sortait d'un ostêl de Saint-€rermain, où il avait dû pas-
ser la nuit pour se rapprocher de sa fiancée. Le jaloux exa-
minait avec dépit la bonne grâce déployée par Renaud en fai-
sant caracoler son cheval, quand il vit le cheval de celui-ci
faire un écart et s'abattre, entraînant son cavalier aveclui.
Il vit ensuite le sire des noces assez grièvement blessé pour
ne pouvoir songer au mariage d'un mois au moins, se fai-
sant transporter par ses serviteurs dans l'hôtel qu'il venait
de quitter et d'où il devait entendre tinter les cloches de
Marly, tant alors elles menaient grand bruit. ^
A la fin de cette même semaine, le sire de Fontenilles, en
grand appareil aussi, accomplissait son emprise envers la fille
de son seigneur Bouchard de Montmorency. Au milieu d'une
brillante escorte, le Turc fait prisonnier par lui était conduit,
au son des trompes, par-devant la fille du baron. Vôtu d'é-
toffes éclatantes , il avait la tête couverte d'un énorme tar*
L4 TOUR kV >>AÏSK. 171
ban à âept ôouletirs, et, fti j'en crois raffinnailon du nftif
chroniqueur à qui j'emprunte ces détails, deux petites dômes
dorées , pointant sous le turban, montraient au dehc^rs leurs
extrémités tordues. '
Le Sarrasiû s'agenouilla devant Jeanne, et, sur l'ordre du
chevalier, déposa aux pieds de la blonde enfant un riche cof**
fret tout rempli de perles et d'émeraudes. Jeanne jugea qu'il
Tenait de payer sa liberté.
Pendant trois ans on n'entendit plus parler de lui.
Gaillaume Bernard avait racheté ses terres, et bien d'autres
encore. Le roi Louis YIII consentait à lui rendre, ôontre une
bonne somme d'argent, ses villes de Poissy, de Hautes et de
Menlan, ainsi que son titre de comte.
c Mais s'il est revenu si riche de la croisaae, se disaieut
les bonnes gens, comment vivait-il à si grand mésaise dans
son château, et son captif dans sa tour?
— C'était un vœu.
— Mais son écuyer Gourte-'Cuisse, pourquoi a*t-il été con-
traint de se faire vigneron et tonnelier?
— C'était un vœu. »
Ce mot répondait à tout.
On apprit bientôt que Renaud de Beauvais, durant sa ma-
ladie, avait reçu les soins d'une dame veuve, très-experte
dans l'art de guérir toutes contusions et blessures , et que ,
par reconnaissance, il s'était engagé envers elle, au mépris
de ses fiançailles.
Bernard mit le moment à profit pour demander Jeanne en
Diariage, et il Tobtint.
Trois jours après, tenant sa jeune femme sous le bras :
« Ma mie, lui disait- il, autrefois, dans la chapelle et dans
^es assemblées, pourquoi n'avie%«votts pour moi que des airs
de sévérité?
— C'est que j'appréhendais de trop vous aimer, mon sei-
gneur.
— Mais pourquoi , ma mie , le jour où je reçus de votre
172 ^ LA TOUR AU PAIBN.
pore l'accolade et les éperons de la cHevalerie, vintes-vous si
tard et tous retirâtes-vous si vite, en m'adressant on regard
hautain?
— C'est que déjà je vous aimais trop, mon parfait ami. »
Trois mois après^ le sire de Fontenilles jouissait de tous les
biens de ce monde ; il avait des châteaux dans diverses pro-
vinces ; ses écuries renfermaient les plus beaux chevaux de
France et d'Espagne ; ses meutes, ses oiseaux chasseurs va-
laient ceux du roi; comme le roi encore, il avait une jeaoe
femme qu'il adorait et dont il était tendrement aimé ; en plus,
biens précieux I il avait pour grand ami le plus honnête
homme de la contrée, Thibaud de Marly, son beau-frère, un
saint futur de l'Ëglise', et il possédait dans maître Courte-
Cuisse le parangon des serviteurs.
Trois ans après, Bernard, abattu par le chagrin, torturé
par le remords, était le plus malheureux des hommes. Son
amour pour Jeanne, loin de s'affaiblir, n'avait fait que croî-
tre, et ce jour même, troisième anniversaire de son mariage,
il devait livrer sa femme à l'ancien habitant de la tour, au
sorcier maudit; jpis encore 1 à Satan lui-même! Oui, c'était
bien avec Satan qu'il avait conclu le pacte fatal.
Le voyant depuis quelque temps s^amaigrir et s'attrister,
passer avec elle des transports de la tendresse la plus vire
aux emportements les plus inexplicables, Jeanne n'osait nile
contredire, ni le raisonner, le croyant en proie à quelque fâ-
4 . Thibaud de Marly , qui fut un saint , Tut un poëte aussi. Dans m
vers Sur la Mort, on trouve, à plusieurs reprises, un souTenir pour
Bernard ou pour Renaud de Beauvais , ses deux amis.
Mors, mors^ salue-moi Bemart,
Mon chier ami que Dex me gart,
Par oui mes cuers souspire et pleure.
Mors, mors ^ salue-moi Renaut,
De par celui qui maint en haut.
Qui se fait et crimbre et amer, etc.
{Stances Filet FUI.)
LA TOUR AU païen. 173
cheuse influence qu'elle essayait de conjurer à force de sou-
mission et de douceur.
Dès les premières clartés du jour, Bernard avait entendu
la Yoix , cette yoiz connue de lui, murmurer à son oreille et
loi indiquer le lieu du rendez-vous. C'était au delà, mais non
loin de Marlj, derrière le château seigneurial, dans un lieu
désert et inhabité, où se trouvait alors une pierre druidique.
D'une voix stridente , Bernard dit à sa femme de se lever,
de s'habiller et de le suivre.
Elle obéit.
Quelque temps, ils marchèrent ensemble, côte à côte, sans
se parler. En l'interrogeant, Jeajine aurait craint d'exciter sa
colère ; et lui, au premier mot à elle adressé, il eût éclaté en
sanglots.
Gomme ils approchaient d'un groupe d'arbres, jeté là où
est aujourd'hui l'église , prise d'une terreur subite en voyant
le front contracté et l'air presque farouche de son mari :
c Mon seigneur, se risqua-t-elle à lui dire, je n'ai point en-
core adressé à Dieu mon oraison du matin, tant j'ai eu hâte
de me vêtir pour vous accompagner; vous plairait-il que,
sous l'abri de ces arbres, j'accomplisse ce devoir?
— Faites, Jeanne, et priez pour nous deux, » lui répliqua-
t-il en se détournant et essuyant une larme qui coulait le
long de sa joue.
Et il attendit sur la route qu'elle eût achevé sa prière.
n la vit presque aussitôt revenir à lui; mais la physiono-
mie de Jeanne n'était plus comme tout à l'heure inquiète et
alanguie; ses yeux brillaient d'un singulier éclat, sa dé-
marche avait plus de fierté, et ses pieds touchaient à peine
la terre.
Quand ils eurent franchi la clôture de Marly-le-Chastel, ils
longèrent ces enfoncements ombreux, ces pentes entre-croi-
sées,, alors coomie aujourd'hui, nommées les Yaulx de
Gemay.
C'était l'endroit où Thibaud, devenu presque anachorète,
174 LA TOUR AU PAÏEN. ,
sa disposait par la méditation à la via nouvelld qu'il voulait
embrasser. Ëtonnë de voir sa sœur paroourip ces lieux de si
grand matin, il s'avança à sa rehoontre , et, tout à coup,
saisi d'une subite révélation, il tomba prosterné devant
elle.
Bernard, déplus en plus troublé, continua sa marche;
puis, ne pouvant plus retenir ses pleurs et ses soupirs,
épuisé de forces , il s'arrêta, et fît signe à sa femme , ou du
moins à celle qu'il prenait pour telle, de s'arrêter aussi. Mais
celle-ci n'en tint compte; elle poursuivit rapidement sa route,
seule , prenant le droit chemin qui conduisait à la pi^re
druidique.
fiperdu, le chevalier l'appelle à lui, décidé peut-être à ris-
quer son salut éternel plutôt que d'accomplir jusqu'au bout
un pareil sacrifice. Alors il entend un grand cri retentir, et
une forte odeur de soufre se répand dans les airs.
Lorsque Bernard recouvra ses sens, la prétendue Jeanne
était devant lui et lui présentait le pacte qu'il avait signé de
son sang, mais qu'elle venait 4e reconquérir et d'annuler.
c Maintenant, lui dit-elle d'une voix si mélodieusement
sonore qu'il crut entendre le chœur des anges, va retrouver
ta femme qui, sous ce massif de hêtres, achève ses prières,
et applaudis^toi de ne m'avoir point reniée ! ;i»
La Vierge avait pris en miséricorde celui-là qui lui était
resté fidèle; se substituant à Jeanne, tandis que celle-ci s'oa-
bliait dans son oraison , elle s'était présentée b, Satan pour
lui arracher sa proie.
Ce miracle de la sainte Vierge était représenté en ea>voto
dans l'ancienne église de Marly, mais depuis longtemps on
en avait perdu l'explication.
Le lendemain, à la place où avait été la pierre druidique,
on voyait une profonda excavation, semblable au cratère
d'un volcan, et toute sillonnée par la tr/noe des flammes.
C'est par là que le tentateur, vaincu et cachant sa honte >
avait disparu.
LA TOUR AU PAÏEN. 175
Ce liea , on le nomma , on le nomme encore : le trou
d'enfer.
Qaant au sire de Fontenilles, il n'eut rien de plus pressé
que de réparer ses fautes ; il donna aux égliises tous ses biens
mal acquis , et fit combler de terre cette tour maudite qui
avait servi d'asile au diable. On disait que Pitto, le gros chat
noir, y avait été enseveli.
Le brave chevalier, régénéré par la Vierge, pensant que
son nom de Bernard avait été profané en passant par la bou-
che du démon, ne porta plus que son nom de Guillaume , et
il partit de nouveau pour la croisade, d'où il rapporta comme
trophée l'étendard du prophète.
Le roi Louis IX se refusant à lui rendre son comté de
Meulan, il se fit de sa prise un titre, glorieux , et de Guil-
laume VÉtendard il est longuement parlé dans les vieilles
histoires*.
Grtdllaume TËtendard et Jeanne de Montmorency vécurent
heureux et moururent pleins de jours.
Des deux ouvrages auxquels j'ai emprunté cette légende,
merveilleuse dans sa forme, mais dont tous les personnages
^Dt historiquement vrais,^run est un in-12 gothique intitulé :
Mystère du chevalier qui donne sa femme au Diable; l'autre :
Cww li Dyable se fist Turcq.
[Explicit liber.)
< • Voir Geoffroy de Ville-Hardoin et la Branche des royaux lignages^
fflSTOIRE DE MA GRANDTANTE.
PREAMBULE.
Comment je fis connaissance de ma g^rand'tante.
c Lors<iue sonnera l'heure étemelle de la résurrection, est-
il vrai que nous devions nous retrouYer tous avec la forme
que nous aurons eue au dernier instant de notre vie. Si les
choses doivent se passer ainsi, les Ames mélancoliques et
tendres , qui désirent quitter leur enveloppe terrestre ayant
que les riches draperies de pourpre de la jeunesse, les joyaux
de la beauté en aient été déchirés , arrachés par les doigts
crochus du temps , ne font pas , à tout prendre , un vœu dé-
raisonnable.
— Je pense comme vous , me dit mon interlocuteur , car
j'avais un interlocuteur; mais , reprit-il, qui tous a inspiré
ainsi à brûle-pourpoint cette tirade sur le jugement dernier?
— Je songeais à des tableaux de famille, lui répondis-je.
— Je ne saisis guère l'analogie.
— Elle est frappante cependant. Nous entrons dans une
longue galerie de portraits; regardez, examinez avec moi.
h serai le eicerone. Voici d'abord des jeunes femmes du siècle
dernier, en habit de bergère , en souliers de satin, poudrées
à blanc , ainsi que leurs moutons ; d'autres en déesses , en
nymphes plus ou moins décolletées ; près d'elles figurent de
graves magistrats parlementaires , enveloppés de robes rou-
ges; de nobles guerriers, cuirassés ou non ; des membres du
178 HISTOIRE DE MA GRAND'TANTE.
clergé en soutane violette ou en petits manteaux noirs, selon
leur rang hiérarchique. Eh bien! cette fillette qui joue avec
son bichon , cette jeune et jolie femme qui regarde avec ten-
dresse son perroquet, perché sur son doigt ; toutes ces fraîches
beautés suspendues autour de tous, oe sont les aïeules ou
les bisaïeules de ces honnêtes vieillards à moustaches grises.
Cet octogénaire de fraîche date, coiffé à la Titus , a près de
lui son père , mort à vingt-quatre ans; de Tautre côté son
grand-oncle, décédé au berceau. C'est un pêle-mêle d'âges ,
de temps, un logogriphe chronologique à' ne s'y pas recon-
naître; enfin, c'est une scène de la résurrection, s'il faut
ajouter foi à un système que, pour ma part , je repousse.
Nous n'aurons tous qu'un même âge dans le ciel.
— Très-bien I mais dans ce parc , où , depuis une heure
que nous nous promenons , pas une figure humaine n'a passé
devant nous , par quelle échelle intellectuelle votre pensée
s'est-elle trouvée subitement transportée au milieu d'un musée
de faiTiille , puis de \k dans la vallée de Josaphat ?
— Voyez-vous cette touffe de bluets jetée au bord de la
pelouse ? il n'en a pas fallu davantage.
— Oui , dit mon compagnon après un moment de réflexion,
il en est souvent ainsi. Malgré nous, à notre insu, nos idées,
nos souvenirs sont emportés de l'est k l'ouest , du nord au
sud , par l'oiseau qui passe, par une modulation qui se fait
entendre au loin. Mais vous n'allez pas me laisser en route,
n'est-ce pas? Les jolis bluets, que vous ont-ils dit?
— En m'adressant cette question vous ne éroyez pas être
indiscret , lui répondis-je , et cependant vous me demandez
là l'histoire de mon premier amour.
— Vraiment? enchanté de l'indiscrétion; vous redoublez
ma curiosité.
— Je vais la satisfaire et en peu de mots. Ce que je vous
ai dit me conduit par une pente toute naturelle à vous ra-
conter comment, sous le toit d'une vieille mansarde, j'ai fait
la connaissance de ma grand'tante.
'i\^ PRÉAMBULE. 179
-AliteîBi boni Totre grand'tante maintenant I mais il
s'agit de votre preffiler amour.
— Justement.
' (A l'étage le plus éleré de la maison de mon père, il y
irait une yaste chambre, garnie d'un assez bon nombre de
ces portraits de famille dont on regarderait l'abandon comme
on sacrilège, la destruction comme un crime, mais qu'on
exile respectueusement dans le coin le plus reculé du logis ;
car ce sont , en général, d'horribles croûtes d'un aspect fort
<^||[racieux.
< Par bonheur , ceux-ci se trouvaient si bien encrassés et
tellement recouverts de poussière et de toiles d'araignées ,
qu'il n'était pas facile à la critique de s'exercer à leurs dé-
pens. D'ailleurs la critique montait rarement dans les man-
sardes. Mais moi , enfant , je m'y établissais volontiers ; je
^1 sentais à l'aise ; j'y pouvais impunément être espiègle
et tapageur.
« Un jour il me prit fantaisie de laver la tête à tous mes
grands parents, dont à peine on pouvait distinguer le sexe à
travers leur triple voile. Je parvins assez heureusement à en
débarbouiller quelques-uns et n'eus alors rien de plus pressé
que de faire , au moyen d'un morceau de craie, ou d'une plume
trempée dans l'encre, des moustaches à ces dames et des
<^rnettes à ces messieurs. Gomme j'étais à lessiver un de ces
vieux portraits, il m'arriva de voir sous l'éponge apparaître
de jolies petites joues , de beaux yeux clairs, qui me regar-
daient d'un air de connaissance , une petite bouche char-
Qiante , qui me souriait avec une grâce toute partioulière.
C'était une belle enfant de treize à quatorze ans, d'un air
timide et doux. Ses longs cheveux blonds, counonaés de
Minets, encadraient le plus charmant visage.
— Ah 1 nous voici arrivés aux bluets 1 Continuez.
— J'ai presque fini.
-"Allons donc!
— Ce portrait de jeune fille , je me sentais de la joie au
j
180 HISTOIRE DE MA 6RAND*TANTE.
cœur rien qu'à le contempler ; et plus je le contb.iii «dis, plus
il me semblait avoir déjà vu ces petites 5^ues-là sur la figure
de quelqu'un ; ce front si pur ne m'était pas inconnu , ces
jolis yeux clairs , d'un vert gai , comme on dit, je les avais
déjà rencontrés quelque part. A celle-là , je ne fis point de
moustaches.
c J'avais plusieurs petites cousines alors, fort gentilles,
fort espiègles, et j'en vins à me rappeler que chacune d'elles
possédait un de ces traits qui m'affriandaient si fort; mais
aucune n'en présentait l'ensemble , aucune n'était aussi char-
mante que cette peinture, que cette belle enfant à la cou-
ronne de bluets. Ëtait-ce donc une autre petite cousine que
je ne connaissais pas encore? N'importe I en attendant que
la connaissance fût faite, comme elle me regardait toujours
avec son môme sourire , je me pris d'affection pour elle ; je
l'aimai.
— Quoil cette image?
— Oui ; je l'avais descendue de son clou , placée commo-
dément sur une vieille chaise dépaillée, afin qu'elle se trouvât
plus à ma portée. Je l'associais à mes jeux, je lui parlais,
je me répondais pour elle ; nous nous entendions très-bien,
quand un jour, jour néfaste I ma mère nous surprit ensemble,
dans la mansarde 1
— Que s'ensuivit-il?
— Une révélation terrible ! Ma mère , tout en se retenant
de rire à la vue des moustaches et des cornettes, après m'a-
voir vivement sermonné sur ma peinture impie, m'apprit
que la jeune fille, la compagne de mes jeux , mon premier
amour enfin, c'était sa grand'tante à elle, ma très-grand'lantc
à moi, jnorte depuis plus d'un demi-siècle I
— Ah! grand Dieu! votre amour fut tué du coup. Tout
amour sans espoir ne dure guère.
— Sans doute. Depuis , quand je revis ces traits qui lû'a-
vaient tant charmé, je les trouvai changés entièrement. Dans
le regard de ma grand'tante , dans son sourire , auparavant
préambule; 181
si gracieux , j'entreTÎs quelque chose d'ironique et de nar-
quois. Elle s'était moquée de moi évidemment.
c Je me la figurais alors plus que centenaire, courbée en
deux, la tête branlante, la bouche démeublée, le menton
pointu , les yeux éteints , la paupière écarlate , assise dans
un grand fauteuil, et grommelant quelques mots inintelli-
gibles. Tous ces portraits de yieilles, que j'avais moustachées,
je me persuadais que c'était encore elle, à des époques plus
on moins rapprochées, et je n'o^ais aller aux renseigne^»
ments; et quand on parlait devant moi d'une grand' tante
quelconque , je rougissais de honte , comme si je les avais
aimées toutes I
c A cette époque, le temps des vacances venu, je quittais le
collège pour aller passer tout un mois chez ma grand'-mère,
dans l'ancien Valois , sur la lisière de la Picardie. Ma grand'-
mère devait avoii* connu ma grand'tante. Il me vint en pensée
de demander des nouvelles de celle-ci à ce]le-là. Mon aïeule
aimait à conter; elle avait une mémoire prodigieuse ; au lieu
de simples renseignements , j'eus une histoire complète, que
j'écrivis avec tous ses détails, et ma grand' tante fut le sujet
démon premier ouvrage, comme elle avait été l'objet de
mon premier amour.
— Parbleu I contez-moi ça , si la chose vaut d'être contée. >
Je commençai sur-le-champ mon récit.
Le voici , non dans sa teneur exacte , mais avec les déve-
loppements que le sujet m'a paru comporter.
I
La courte-paille.
Ma grand'tante Adèle avait passé sa vie dans ces lieux
mêmes où je me trouvais*, à Béthizy, dans cette belle vallée
182 HISTOIRE DE BIA GRAND'tâNDE.
suspendue aux flancs de la forêt de Gompiègne, paysage
ravissant, digne de la Suisse, auquel rien ne manque , ni les
sites pittoresques, ni les souvenirs historiques, ni les rui-
nes, ni les eaux, ni les ombrages. Cette tour Saint-Adrien,
de forme ovale , qui couronne le sommet de la colline , c*est
ce qui reste du manoir royal de Philippe le Bel ; escaladez-
en les hauteurs ; à vos pieds est le château de la Douye, une
grange aujourd'hui : mais alors le père de ma grand'tante
rhabitait avec elle ; et le vieux bâtiment, réduit aux pro-
portions d'une maison ordinaire, ainsi que ces anciens nobles
ruinés qui s'obstinent à garder un titre qu'ils ne peuvent
pins soutenir, restait château en dépit de l'apparence et s'ap-
puyait encore, comme un vieux frère d'armes, ^ur les restes
de l'ancien palais du roi Jean; carie Valois conserve de tous
côtés les traces de cette race de rois qui lui ont emprunté
son nom.
Là, servant de route principale au pays et remontant vers
la forêt pour gagner les plaines du Soissonnais , voici la
chaussée de Brunehaut, grande voie romaine, réparée par
cette terrible reine dont peut-être ici seulement le nom n'é-
veille pas un sentiment d'horreur; bien au contraire, caria
chaussée de Brunehaut a été métamorphosée en ehausfée des
Pruneaux, Plus loin , c'est le Champ dolent , le champ des
plaintes et des gémissements. C'est là qu'un lieutenant de
Philippe Auguste tailla en pièces une armée anglaise, ce qui
valut au village de Géroménil , qui en est proche , sa déno-
mination plus récente de Saint- Sauveur. Aujourd'hui, de
vastes chènevières croissent sur toutes ces tombes , ignorées
de celui même qui les bouleverse du soc de sa charrue. A
droite, du côte de Saint-Vast , sont d'autres tombes aussi ,
les merveilleuses pierres druidiques de Rhuys, hantées nui-
tamment par les loups-garous.
Détournant vos yeux de ces grandes batailles si vite ou-
bliées, de ces palais royaux si promptement renversés, re-
portez-les sur ce bel horizon de verdure que dessine autour
LA CO0RTB*PAILLE. 183
de TOUS ia forêt, sur ces terrasses, sur ces chaumières, for-
I mant ceinture autour de hi colline de Saint- Adrien ; c'est
Béthizj. Suivez du regard ces lignes d'argent qui coupent
les prairies : ce sont les ruisseaux de Boneuil, des Buttes et
de Néry, tous trois allant rejoindre la joli^ rivière d'Automne
qui, elle-même , après avoir empli les grands étangs de Pont-
dron etduBerval, vase jeter dans l'Oise, au-KlessusdeVerberie.
Ces lieux, depuis mon enfance, ils sont restés purs , char-
Biants, animés, dans un coin réservé de ma mémoire, et
quand je m'y transporte en idée , le souvenir et Timagina-
tion aidant, je les revois non-seulement tels que je les ai
connus , mais aussi tels que les récits de ma grand'mère me
les ont fait connaître, tels qu'ils étaient au milieu du siècler
dernier, du temps de ma grand'tante.
élevée au couvent des dames de Grépy, grâce à Tinstruc-
tion des bonnes religieuses , ma grand'tante y avait puisé
de saintes et fermes croyances ; mais dans les entretiens de
ses jeunes compagnes, elle avait acquis, en plus, une crédulité
à peine imaginable. Il n'était question, parmi lespensionnaireS|
que de revenants et de sorciers, de divinations par les cartes
on par les dés. Les bonnes sœurs avaient appris à ma grand'-
tante à aimer Dieu; les jeunes filles à craindre le diable.
Si elle avait vécu de nos jours , un disciple de Gall et de
Spnrzheim eût certainement trouvé en elle l'organe de la
^"i^^irveiUosité. Je me rappelle, en effet, que, sur son portrait,
elle avait , à l'angle de l'œil , un certain renflement qui don-
nait à son sourire même un air étonné.
Quand ma grand'tante Adèle, après la mort de sa mère,
revint à Béthizy pour tenir le ménage du survivant , il était
curieux de voir cette jeune maîtresse de maison se signer,
se troubler, s'interrompre dans un ordre à donner, à la vue
^^ sel renversé, de deux couteaux en croix et autres signes
Défastes; la nuit venue, elle ne rêvait que fantômes dans la
Maison, gobelins et farfadets dans les bois , loups-garous et
sorciers dans les champs.
184 HISTOIRE DE MA GRAND*TANTE.
Pour son malbear, ces idées étaient à peu près celles des
gens avec qui ellç avait à vivre.
A Béthizy , on croyait surtout à la bote de la Ghambrerie.
C'était une espèce de monstre, la transformation bideuse d'un
ancien prieur du pays. Cbambrerie ou prieuré avaient alors
même signification. Ce prieur, épris d'un amour sacrilège
pour une jeune religieuse, sa pénitente , avait trouvé moyen
de l'attirer cbez lui, à force de ruses et de faux prétextes.
Bientôt éclairée sur ses projets, la jeune fille s'était sauvée à
travers l'église et avait cberché un refuge au pied du maître
autel ; mais jusque-là le monstre l'avait poursuivie. Elle était
perdue quand , levant ses yeux éplorés vers Tautel , elle vit
Jésus-Gbrist descendre de sa croix, saisir de ses deux mains
ce bois qui avait été l'instrument de son supplice, et en dé-
charger un coup si violent sur la tête du prieur que celui-ci
était tombé mort sur la place.
On ne pouvait le mettre en terre sainte ; il fut déposé sous
la principale des pierres de Rhuys; mais par la puissance de
Satan, qui régnait de- ce côté-là, il reparut bientôt sous la
forme d'un aaimal immonde. Il se montrait de préférence
dans les ruines de la tour Saint-Adrien, dont il babitait les
voûtes souterraines. Il n'en sortait que lorsque quelqu'un
du pays devait mourir bientôt. Alors il faisait entendre de
sinistres burlements, en signe d'avis, et des clocbes invisi-
bles tintaient d'elles-mêmes dans les airs.
Trois jours de suite la bête de la Cbambrerie avait hurlé
et les clocbes avaient tinté pour la mère d'Adèle ; du moins
on le disait ainsi , et la jeune fille crédule n'était que trop
disposée à ajouter foi à toutes ces choses surnaturelles.
Qui eût pu combattre en elle ces fâcheuses impressions?
Elle avait un frère, son aîné de dix ans; mais ce frère, marié
déjà, occupait un emploi dans une province éloignée. Son
père, lieutenant des chasses de la capitainerie de Compiègne,
presque toujours hors de chez lui , aussi occupé de ses pro-
pres plaisirs que de ceux du roi, la raillait quelquefois sur
LA COURTE-PAILLE.* 185
ses folles terreurs et sur Tadhésion donnée par elle à toutes
les superstitions populaires ; mais le plus souvent il en riait
sans songer à la détourner, par le raisonnement, de ces dan-
gereuses tendances.
Atoc le temps cependant, ma grand'tante sentit ces prédis-
positions au merveilleux s'adoucir, se modifier en partie : les
conseils du curé, le soin qu'il prit de lui imputer à péché ses
terreurs supertitieuses , puis enfin l'âge de raison qui ve-
nait, car elle touchait à sa quinzième année , tout concourut
à la remettre à peu près dans un sens droit; mais il lui resta
toujours quelque chose de ses anciennes appréhensions. Ce
quelque chose, c'était une poltronnerie naïve, une timidité
d'enfant, qui, jointes à la vivacité naturelle de son âge, à
l'espèqe de réserve et de dignité que lui commandait sa po-
sition exceptionnelle de reine du logis , donnaient à son ca-
ractère, à ses allures^ de certaines bizarreries, de certains
contrastes qui n'étaient pas sans charmes.
M. le lieutenant des chasses, Dampierre, outre les revenus,
exemptions et privilèges de sa charge , possédait quelques
arpents de terre dans le pays et deux moulins sur la rivière
d'Autonne. L'individu auquel ces moulins étaient affermés,
le nommé Brulard, avait une fille dont Adèle, faute de mieux,
faisait sa meilleure amie. Voulait-elle se reposer de ses tra-
Taux de ménage , son père , pour raison d'administration ou
autre, entreprenait-il un voyage à Versailles ou à Compiègne,
c'est vers Martine, vers le petit hameau de Glaignes, qu'Adèle
courait aussitôt pour trouver une compagnie. Heureuse alors
de n'avoir plus à commander à personne, elle redevenait une
jeune fille vive et rieuse, aimant les jeux, les exercices de
son âge , escaladant les échaliers, s'ébaudissant comme il est
toujours permis de le faire à quinze ans, mais avec son amie
seulement, car à l'aspect du premier visage étranger qui sur?
venait, rentrée aussitôt sous sa carapace de demoiselle , elle
baissait les yeux et restait raide comme un piquet , muette
comme un poisson, jusqu'au moment où l'heure des ébats
186 HISTOIRE DB Uk GRamD'lANTB.
sonnait de nouyeaa poar elle , c'est-à-dire jusqu'à oe que le
visage étranger eût disparu.
Martine Bralard avait quelques années de plus qu'Adèle,
des yeux noirs qui ressortaient vifs et brillants sur un ieint
légèrement mordoré par le soleil, le nez retroussé, les nari-
nes ouvertes, les xsheveux crépus, la bouche souriante et les
dents blanches et nettes. Avec ses formes franchement accu-
' sées et son allure joviale, c'était ce qu'on appelle un beau brin
de fiUe. Toutefois , malgré cette apparence de jovialité, Mar-
tine avait les passions ardentes et se montrait parfois suscep*
tible de plus de dissimulation et de jalousie qu'on ne s'y fût
attendu de la part d'une personne aussi bien portante.
Un jour, profitant d'une vacance, ma grand'tante était au*
près de son amie. Celle-ci, qui aimait à jouer à la petite ma-
man, ae plaisait à l'attifer, à lui boucler les cheveux. Assises
sur un tronc d'arbre jeté à terre au milieu d'une grande oour
de ferme , n'ayant d'autres témoins qu'un vieux ehanvrier
endormi sur un tas de javelles , et une bonne vache noire
qui, d'un air mélancolique et stupide, les regardait de l'antre
côté de réchalier, les deux jolies filles s'occupaient à tresser
en guirlande les bluets qu'elles venaient de cueillir dans les
champs.
La guirlande faite , Martine en couronna le front de ma
grand' tante, et elle la trouva tellement àsongréainsi, qu'elleen
battit des mains et l'embrassa pour la remercier d'être si jolie.
« Savex-vous, mam'zelle Adèle, que les filles du pays feront
bien, à l'avance, de s'approvisionner d'amoureux, car, d'ici à
deux ans, ils pourraient bien tous courir après vousf
— Oh I qui songe à cela? Je ne suis pas encore en âge
d'être mariée, et, d'ailleurs, c'est un soin qui ne regarde qne
mon père , répondit ma grand'tante , du ton d'une fille bien
élevée et qui se souvient encore du couvent.
— Mais votre père a d'autres occupations en tête , reprit
Martine ; il est plus de son métier de chasser pour le roi que
de chasser pour vous; je le soupçonne plus adroit vis«à»vis
LA COURTE-PAiLLE. 187
des sangliers qu6 des galants : donc ne oomptez pa3 trop sur
lui; sinon, gare à sainte Catherine I
- £h bien , le beau malheur 1 répliqua l'autre en souriant.
Sainte Catherine est une bonne sainte, et me ferait alors une
Menheureuse patronne de plus : on n'en saurait trop avoir.
Fois, ajoutart-elle/LYec une certaine gaucherie d'innocence ,
des galants , il faudrait, pour en trouver, chasser bien loin ;
au moins jusqu'à Senlis ou Compiègne, car dans ce pays-ci
2 n'y a que. .'. . des sangliers I
— Ohl dit Martine, il y a peut-être aussi des amoureux ;
en cherchant bienl... Quelquefois, au moment où on s'y at-
^nd le moins , il vous en part un à deux pas. Le tout, c'est
de ne pas le n^anquer.
•^ Ave^vous cherché, vous, Martine? ^
Martine rit aux éclats et ne répondit point; et pourtant, la
coQversatiou une fois sur ce sujet , elle se sentit tentée de
prendre Adèle pour confidente, C'est que Martine a cherché,
eUe, et elle a trouvé.
Un fils de bonne famille , un jeune homme nommé Charles
^isy, ou d'Oisy, les renseignements m'ont manqué pour
l'apo9trophe en plus ou en moins, était venu habiter pendant
quelque temps le petit domaine de Champlieu-le^-Béthisy ,
qui appartenait à soa père. Martine , fille unique du meunier-
fermier Brulard, qui faisait à la fois le commerce des farines,
des chanvres et des bestiaux , pouvait aspirer aux meilleurs
Partis du pays; elle vit le jeune homme, il lui plut et....
^^^ le manqua pas.
Comme il semblait d'abord peu disposé à s'énamourer
^'^1^6, elle lui fit des avances auxquelles il s'empressa de ré-
pondre comme il le devait,
Pourtant l'amoureux en question avait une autre passion
^%ns le oceur, passion plus ancienne et plus forte sans doute
q^e celle qu'il éprouvait pour Mlle Brulard. Il était fou de
V^inture. Élève de La Tour, il promettait déjà d'être digne
^'<m tel maître , lorsque son père , jetant au vent palettes et
188 HISTOIRE DE MA GR^ND'tANTE.
pinceaux , pour le dérouter sur les arts , sur les artistes et
sur toutes les séductions de Paris, Tavait envoyé à Champ-
lieu tomber sous les séductions de la jolie meuniôre.
Quelques mois après le jeune homme se sentait saisi d'un
nouvel enthousiasme; il ne s'agissait plus seulement de s'il-
lustrer par les arts, mais par la guerre. L'amour qu'il avait
pour Martine se trouva saisi entre deux gloires , comme la
gaufre entre deux fers brûlants, et Charles Doîsy, après
avoir juré à celle-ci une constance éternelle , se rendit à Me-
lun, où il s'engagea dans le régiment de hussards commandé
par le lieutenant général comte de Berchiny.
Voilà ce que Martine avait bonne envie de conter à sa jeune
camarade ; mais réfléchissant que déjà, depuis quelque temps,
elle n'avait point reçu de nouvelles de Charles Doisy , qu'il
pouvait changer d'amour et elle aussi , que sa confidence
alors tournerait à sa honte, elle se retint. Une autre idée,
non sans quelque rapport avec la première, lui traverse la
tête ; elle propose à Adèle de lui faire les cartes, d'interroger
à elles deux le sort sur le mariage qui leur est réservé.
Adèle résiste; trop crédule encore, livrant trop facilement
sa confiante à ce genre de prédictions, elle craint de s'enga-
ger de nouveau dans cette voie que le curé lui a interdite.
Cela peut être un jeu, une manière d'amusement pour Mar-
tine ; pour elle , c'est chose sérieuse et blâmable.
< Quoi que vous en disiez, je vais chercher des cartes,
reprend obstinément Martine.
— A quoi bon?> dit une voix qui les fit tressaillir tontes
deux.
C'était celle du bonhomme qui dormait sur les javelles. Au
milieu de leurs causeries et de leurs préoccupations , elles
avaient oublié qu'il était là ; aussi son interruption inatten"
due leur causa-t-elle d'abord une grande surprise , mêlée
d'émotion.
c Chut! 9 fit Martine à sa compagne ; et, se penchant rers
elle , lui désignant du doigt le chanvrier , qui dormait ton-
LA COURTE-PAILLE. 189
jours : c n a raison ; au fait, à quoi bon des cartes , puisque
nous l'ayons là, près de nous? lui dit-elle tout bas ; c'est le
père Hubert, celui que les paysans appellent le Vieux-Rouis-
mr. Je ne crois pas beaucoup à sa science, ajouta-t-elle en
prenant un ton d'esprit fort; mais n'importe I essayons. Ils
disent tous qu'il est sorcier. »
A ce mot de sorcier, Adèle tressaillit de nouveau, et tandis
qu'elle tenait ses yeux attachés sur le vieillard , qu'elle con-
templait avec une curiosité inquiète son front chauve et proé-
minant, sa tête énorme, parsemée de touffes de cheveux d'un
blanc verdâtre et comme fichée sur un cou grêle et long :
«Père Hubert, dit Martine en s'adressant au bonhomme,
dormez- vous ou veillez-vous?
— Je dors et je vois, répondit celui-ci , les yeux fermés et
sans bouger de place.
— Eh bieni pourriez- vous nous donner des nouvelles de
nos épouseurs futurs?
"-En voici un qui arrive! dit le Vieux-Rouisseur,
— Vraiment, Hubert? en ôtes-vous bien sûr?... Et qui
doit-il épouser?
-^ Une des deux.
— Mais laquelle? »
Le vieux se tut , et Martine ne put parvenir à lui faire
fonipre son silence.
*Eh bien! dit-elle, puisqu'il arrive et qu'il est destiné à
^'ttne de nous deux , tirons l'amoureux à la courte-paille I »
^le prit un brin de chanvre à l'une des javelles , le rompit
^^deux, cacha dans sa main les fragments inégaux, et ne
lassant pçisser entre ses doigts que deux extrémités absolu-^
Dient pareilles , elle donna à choisir à sa jeune compagne.
f près Quelque hésitation, celle-ci, excitée, raillée, pour-
suivie par Martine , se décida enfin, prit au hasard et tira la
^ûne paille.
* Bravo 1 bien joué, bien choisi! cria la fille du meunier ;
^^le ne coiffera pas sainte Catherine ! Voilà le futur trouvé!...'
190 mSTOIRS DE UA GRAND'I'âNTE.
Pourvu qu'il tienne!... pourvu qu'il plaise f... et que ce n&
soit pas un sanglier de Saint-Sauteur ou de Béthizy I... Oh f
pauvre mam'zelle Adèle, il n'y a pas à dire, il faudrait épou-
ser tout de même.*.* c'est le sort quille veut.»
Tandis qu'elle . multipliait enoore ses interprétations au
milieu des éclats de rire, et qu'Adèle , immobile, les jolies em-
pourprées I regardait son fétu de paille d'un air honteux et
contrit, sans savoir si elle devait rire aussi ou s'alarmer , le
galop d'un cheval se fit entendre; à travers un flot de pous-
sière, un uniforme dé hussard, brilla un instant, et bientôt
Charles Doisy entra dans la cour.
II
La pèche aux anguilles.
Le beau régiment des hussards de Berchiny , changeant
de garnison, était , depuis la veillé au soir , installé à Gom-
piègne , et notre jeune homme, récemment élevé au grade de
maréchal des logis, n'avait eu rien de plus pressé que de ve-
nir faire briller ses galons à la ferme des Brulard.
A peine à bas de sa monture, l'œil animé, les bras ouverts
à demi, il se dirigea vers Martine. S'aperoevant qu'elle n'é-
tait pas seule, il fit un double salut et s'arrêta ensuite comme
émerveillé à l'aspect de l'autre jeune fille, qu'il n'avait d'a-
bord qu'entrevue.
Adèle avait conservé sa couronne de bluets sous laquelle
ressortaient si bien ses beaux cheveux blonds , bouclés et
abondants; le visage éclairé par un rayon de sAeil et mieux
encore par ces impressions diverses éveillées en elle, grâce
à l'imprudence de Martine , à la prédiction du vieillard , à la
présence du jeune homme, levant vers ce dernier un. œil
timide et curieux à la fois , sans sortir de sa presquç immo-
LA PÈCHE AUX ANGUILLES. 191
bilité, eUe le regardait avec cet air d'extase et d'étonnement
dont on accueille celui qu'on attendait sans espoir de le yoir
arriver. Sur ^sa physionomie , dans son maintien , dans son
geste, il 7 avait alors plus de grâce, plus de beauté qu'elle
n'en avait jamais eil^ qu'elle n'en devait jamais avoir peut*
être; car il en est de la beauté des femmes comme du cou*-
rage des hommes : elle a ses instuits d'exaltation qu'elle em-
prunte aux grands mouvements de l'âme.
Quand elle eut remarqué l'attitude du jeune militaire , et
quel regard répondait au sien, elle se troubla, et dans son
trouble, elle laissa tomber le petit fétu de paille qu'elle tenait
encore à la main.
SUe se baissa pour le ramasser.
Ce mouyement n'échappa point à Martine, déjà irritée de
cette distraction qui avait paralysé le premier élan du jeune
liussard; à Martine, déjà mécontente d'elle-même, à qui il
fâchait d'être venue si mal à propos , par son épreuve d^ la
courte-paille , déranger un horosoope qui certainement ne
pouvait regarder qu'elle.
La voix glapissante du meunier Brulard qui survint , mit
^ à toutes ces émotions, ou du moins les fit rentrer au
cœur de chacun de nos personnages. Il avait entendu le ga-
lop d'un cheral et accourait prendre connaissance du visi-
teur.
( Gomment, c'est vous, farceur! dit-il lorsque, après un
oioment d'examen, il eut reconnu le jeune homme sous son
itouvel uniforme. Est*il faraud ainsi? Ça lui va bien tout de
^ï^e ; n'est-ce pas, Martine ? »
Hartine, modeste par mauvaise humeur, baissa les yeux
sans répondre; elle ne put néanmoins se défendre d'an sen-
tent de joie en entendant le jeune homme annoncer qu'il
était redevenu le voisin de la ferme, puisque son régiment
allait rester à Compiègne.
Ge sentiment de joie de Martine, une autre le partagea.
* Vive le roi ! reprit le fermier*meunier; ainsi, l'ami, on
192 HISTOIRE DE MA GRAND*TANTE.
VOUS verra de temps en temps, comme par le passé ; vous
viendrez encore dessiner notre ferme , notre grange , notre
vache, notre moulin, tout croquer, comme vous dites, jus-
qu'à not' fille et not' femme. Mais à propos de not' femme,
va-t-elle être contente de vous voir ainsi tout galonné! En-
trez donc Tembrasser un peu , vous boirez un coup après ;
ça vous donnera Toccasion d'essuyer vos lèvres, si vous êtes
dégoûté. »
Charles Doisy, en galant militaire, offrit son bras à Mar-
tine. Martine refusa de le prendre et s'empara de celui de
son père.
Dans ce mouvement de dépit, le jeune homme ne voulut
voir qu'une mesure de prudence et de circonspection. Il s'a-
dressa donc à l'autre jeune fille , qui n'osa le refuser, mais
se sentit bien honteuse et bien émue en se trouvant ainsi
crochée au bras d'un hussard.
Tout le temps qu'on passa à la ferme, Charles Doisy, placé
près d'Adèle, fut avec elle empressé, courtois, galant même,
et, vers la brune, lorsqu'elle retourna à Béthizy, il ne man-
qua pas de lui faire la conduite avec les autres.
Doué d'un caractère loyal et sincère, d'une grande suscep-
tibilité sur tout ce qui touchait à l'honneur , mais non sur
ce qui n'avait rapport qu'à l'amour, Charles Doisy, n'ayant
rien compris aux jalouses réticences de Martine, ne craignit
point, lorsqu'on se fut séparé d'Adèle, de mettre tout d'abord,
de lui-môme, la conversation sur la grâce toute particulière
de la jeune filte. Il l'avait admirée surtout lorsqu'on arrivant
à la ferme, il l'avait entrevue, rougissante, palpitante, sous
sa couronne de bluets, et il la comparait à une madone, à
une nymphe des champs. Il était peintre et s'enthousiasmait
facilement. '
De même qu'elle s'était repentie d'avoir spngé à l'épreuve
de la courte-paille , Martine éprouva un regret profond d'a-
voir placé sa couronne de bluets sur la tête blonde de ceUe
qu'elle regardait déjà comme sa rivale ; mais elle savait dis-
LA PÊCH£ AUX ANGUILLES. 193
simuler. Elle se garda bien de contredire les éloges prodi-
gués à l'autre; elle ne laissa plus rien percer, pour ce jour-
lî, de son mécontentement ; seulement, elle se promit tout
bas de parer au danger, et le plus promptement possible.
A la visite suivante que fit Adèle à la ferme, elle fut reçue
par Martine avec de grandes démonstrations d'amitié. Elle
ne pouvait mieux arriver; elle allait assister et même pren-
cire part à une pêchft d'écrevisses et d'anguilles, ce qui ne
pouvait manquer de lui procurer un grand divertissement.
Adèle sauta de joie ; puis, par réflexion :
« Mais je ne sais pas pêcher, dit-elle.
— C'est bien vite appris, lui fut-il répondu. Il ne s'agit
Que d'une pêche à la main ; rien n'est plus amusant, vous
verrez, surtout par ce clair soleil et par la chaleur qu'il fait;
on voudrait n'en avoir jamais fini. Mais avant de nous mettre à
la besogne, il faut d'abord prendre un costume pour la circon-
stance, vous surtout, mam'zelle; moi, je n'ai rien à gâter. »
Et elle enleva à sa jeune et confiante amie la cornette à
fabans rouges qui lui seyait si bien ; elle lui fit quitter sa robe
âe droguet de soie et sa guimpe de mousseline, qui faisaient
si gracieusement valoir sa taille et ses blanches épaules;
elle lui encaissa les pieds dans des sabots, pour les protéger
contre les cailloux de la rivière, car il fallait entrer dans
Teau ; puis^ comme dernière précaution, elle la cuirassa du
baut en bas d'un long tablier de grosse toile , à large bavolet.
Adèle riait de son singulier accoutrement ; cependant :
( Vous êtes bien sûre qu'il ne viendra personne ? dit-elle.
^ Oh I non, il est déjà venu ce matin. »
La jeune fille rougit d'avoir été si vite et si bien devinée.
< Oui, poursuivit Martine d'un ton d'insouciance, où per-
çait néanmoins un sentiment d'orgueil mal déguisé; il avait
nae ordonnance, un message du gouverneur de Compiègne,
le duc d'Humières, pour le grand bailli de Grépy, le duc de
^esvres ; il a trouvé que c'était le plus court de traverser la
forêt, et de passer par la ferme. »
248 i
196 HISTOIRE DE MA GRAND'tANTE,
nie; elle Tavait bien mérité: mais, à vrai dire, le châtiment
surpassait la faute.
Après sa première entrevue avec Charles Doisy , la pré-
diction du vieillard endormi , le hasard des pailles qui le lui
donnaient pour futur époux , avaient occupé ses rêveries de
jeune fille ; elle le revoyait encore devant elle , sous son bel
uniforme de hussard qui lui allait si bien, dans son attitude
de surprise admirative. Puis il s'était occupé d'elle comme
jamais homme ne l'avait fait jusqu'alors ; elle, de son côté,
s'était sentie, en l'écoutant, heureuse d'un bonheur qu'elle
n'aurait su définir, mais que nul autre ne lui avait fait
éprouver.
Les choses étant ainsi, était-il donc si déraisonnable de
supposer possible l'accomplissement de la prédiction? Le
jeune homme n'est que maréchal des logis, il est vrai, mais
sa famille est honorable et les protections ne lui manque-
ront point sans doute.
Voilà ce qu'elle pensait, voilà ce qu'elle se disait le matm,
le soir et ji toutes les heures de la journée; mais aujourd'hui
ses rêves ont pris leur vol pour ne plus revenir , et la pré-
diction a menti. Il ne pourra jamais l'aimer , et c'est bien
naturel; elle ne retournera plus à la ferme, elle craindrait de
l'y rencontrer. Pourrait-il, en la revoyant, s'empêcher de
rire, de se moquer d'elle? et c'est là une humiliation qu'elle
ne se sent pas la force de supporter.
Pendant plus d'une semaine, toutes ces mêmes idées ne
firent que tourner et se répéter dans sa tête.
Elle n'entendait plus parler de Martine , quand un jour,
vers le midi, le meunier Brulard , suivi du vieux rouisseuft
qui portait un paquet de chanvre, un sac de blé noir et deux
chapons gras, se présenta au château de la Douye. Il venait
payer au lieutenant des chasses ses redevances, en argent et
en nature, pour le loyer des deux moulins. En l'absence de
celui-ci , il remit l'argent à Adèle.
c Eh bien! lui dit-il, on ne vous voit plus, la belle enfant»
LA PÊCHE AUX ANGUILLES. 197
Est-ce que nos anguilles vous font toujours peur ?... Faut pas
rougir pour ça ; c'est matière à rire et voilà tout ; aussi nous
en avons bien ri avant-hier encore, avec ce farceur deDoisy.
- Quoi I
— Ahl c'est surtout son camarade, un vrai boute-en-train,
qu'il nous a amené , et qui a failli en crever I II est vrai que
Martine conte ça gentiment. »
Adèle se promit bien d'en garder rancune à Martine.
( Enfin, reprit le meunier, ça Ta tant amusé, ce militaire....
^Qui? interrompit de nouveau la jeune fille d'une voix
altérée. M. Doisy?
-—Eh! non, son camarade; histoire de faire enrager le
maréchal des logis, vous comprenez bien , parce que, censé,
TOUS ayant déjà une fois remarquée à la maison, il s'était
rendu amoureux de vous à première vue. Il était revenu
une seconde fois , à votre intention , toujours censé , pour
vous surprendre au bain, derrière l'oseraie; voilà comme ils
arrangent ça.... Il vous avait guettée.... c'est peut-être vrai
ensuite, et au lieu d'une nymphe, comme il dit, le maréchal
des logis a trouvé une pêcheuse d'anguilles sons roche !
(^'est Martine qu'a fait le discours; elle a tant d'esprit , Mar-
tinel 1
Et le Brulard rit d'un gros rire, brutal comme son esprit,
et tout en riant î
« Oh l si vous les aviez vus , ça vous aurait-y amusée ! Le
iQaréchal des logis faisait semblant de se fâcher , et l'autre
farceur, son camarade, pour mieux le faire endêver, disait
qu'il conterait le soir même l'histoire au régiment.... C'est
^u'il en est capable 1 car c'est un bien bon garçon tout
de même, qui ne boude pas; un bon vivant, quoi! On en
parle peut-être à Compiègne à l'heure qu'il est, de vos an-
^iUes; pourquoi n'en parlerait-on pas bientôt à la cour,
puisqu'on attend le roi ! Oui , mam'zelle , le roi , et Mme de
^ompadour , qui chasse aussi , elle, pas aux anguilles , mais
^^ lapins, et à bout portant ; c'est plus commode C'est sans
198 HISTOIRE DE MA GRAND'tANTE.
doute pour ça que votre père est absent ?- Il aura été pan-
neauter dans les réserves. Lui en avez-vous parlé, de l'his-
toire des anguilles à vot* père? Non? Vous avez eu tort, car
c'est drôle 1 »
Sous pr^exte d'ordres à donner, Adèle se leva hors d'elle-
même et courut à la cuisine.
Elle y trouva le rouisseur qui venait d*y déposer les deux
chapons. Il était dans un coin, assis sur un escabeau, man-
geant, sous le pouce, un morceau de lard.et du pain bis que
Mariette, la servante du logis, s'était empressée de lui ser-
vir. Sa grosse tête, que pouvait à peine soutenir son col long
et mince, reposait sur sou épaule, dans une pose de pélican.
Lorsque Adèle entra, il souleva sa tête, la balança de droite à
gauche, en signe de salut, puis il prit un verre de vin placé
devant lui , et l'élevant , comme pour un toast :
c En espérance et patience fait bon vivre , » dit-il.
Après avoir vidé son verre d'un trait, il en laissa, une à
une, tomber les dernières gouttes dans l'âtre; ensuite, il
sembla réfléchir et , comme s'il se fût reproché de payer son
repas seulement par un proverbe, désignant un des chapons
qu'il avait apportés :
« V'ià le plus gras, dit-il à la cuisinière ; faudra pas tarder
à le mettre à la broche; » et, se tournant vers la jeune maî-
tresse du logis , clignant de l'œil , mettant un doigt sur sa
bouche d'un air mystérieux : « Car vous aurez une visite au-
jourd'hui , » ajouta-t-il.
Adèle ne se sentait plus en disposition de prêter eomplai-
samment l'oreille aux propos de l'oracle ; d'ailleurs que lui
faisait une visite? N'en recevait-elle pas tous les jours, à
toute heure, pour les affaires de vénerie, quand M. Dampierre
n'était pas là, prêt à répondre aux arrivants? Ce n'était
point une prédiction bien difficile à voir s'accomplir?
f Not* demoiselle , lui dit Mariette, quand Brulard et le
vieux rouisseur se furent éloignés, il me cuide que pour c'te
visite, un chapon tout seul ferait mie l'affaire.
LA PÊCHS AUX ANGUILLES. 199
— Bk \ qui TOUS a fait croire qae nous aurions du monde
à dîner? lai répondit Adèle.
-- QttiY Mais n*aTei-Tous pas ouï pare Hubert avant qu'il
ne se trabtt ? »
Il existe un pays dont il est eneore aujourd'hui interdit au
vulgaire ides voyageurs de comprendre le langage. Ce pays,
où tout semble extraordinaire , où la terre ne renferme pas
an caillou, où les maisons se transportent à bras d'bomihes,
oà rinnooenoe et la crédulité de l'âge d'or semblent s'être
conseryées dans toute leur pureté, il ne faut le chercher ni
ta milieu des archipels de la mer du Sud, ni des atoUons
des Maldives ; il est situé à quinze lieues de Paris , entre
deux bras de VOise. C'est le Meux, célèbre seulement par
ses fromages, mais qui mériterait de Tétre «ous bien d' autres
rapports.
Mariette, la servante de ûampierre, était du Meux„ et
mêlait volontiers à la langue commune les expressions naï-
ves de cette vieille langue picarde, comme avait fait son
compatriote Jean Froissard, dans un style différent, tou-
tefois.
«Faut croire que c*te visite mangera, reprit-»elle , puisque
le devineur a parlé de mettre le plus gras à la broche.
-- Le devineuf ne sait ce. qu'il dit t
--- Ôhl not' demoiselle, père Hubert n'est point un bour-
deur; c^#6t un malin qui oncques ne se trompit jamais sur ce
9Qi doit advenir. Il y a deux ans, à la ducasse de Saint^Mar-
^^) il était à boire un souquet avec des compères, chez
Moutonnet, le charron, qui vend du vin; v'ià qu'il se met
tout de suite à orior : f Aïe I *-* Qu'est-ce que c'est? lui di-
* sent les autres. •— Aïe 1 qu'il répète, il y a dans ce moment
< une branche et une jambe qui se cassent. 9 £n eff^t, en-
trementes qu'il parlait, à deux lieues de l'endroit où il se
troQYait, le fieu de la grande Durande, en allant dénicher
^es agaees , avait eu une branche qui s'était brisée sous lui
tout de même, et en tombant il i^était cassé, nenni la jambe,
fiOO HISTOIRE DE MA GRAND*TANTE.
mais quasi le bras, dont il restait tout affolé. Vous voyez
ben que le père Hubert ne se trompe jamais. C'est un vieux
qa'en sait, et les Brulard ne l'ignorent point. Sans ça, pour-
quoi qu'ils le garderaient chez eux , où il ne gagne même
son nutriment, n'étant bon qu'à rouir un petit le chanvre?
Mais ils craignent qu'il ne ^eur soit à nuisance , à eux ou à
leurs animaux; qu'il ne leur jette un sort; et pourquoi qa'ii
ne le ferait pas, lui qui, à la main, prend les oisias qui
volent, lui qui va à la chasse sans rets, sans fusil et sans
furons 7 II sait si ben charmer le gibier , rien qu'avec des
mots, que pour le prendre il n'a qu'à ouvrir son bissac; les
lapins viennent à grand'foison , d'eux-mêmes , se bouter de-
dans , pour sa pourvéance. Moutonnet l'a vu I Adonc , c'est
pour vous dire, not' demoiselle, que le monde que nous al-
lons avoir à dîner fera chair piteuse si on ne met le chapon
à la broche tout d' suite. M'est avis qu'il faudrait encore un
petit d'autre chose. Le maître apportera peut-être une darne
de venaison; mais un bon poisson n'aurait pas été mésa-
venu. Si j'avais su ça au matin l Babet a passé devant notre
ménil, venant de Boneuil, et elle avait des murènes, des an-
guilles , comme vous dites , qui vous auraient fait plaisir à
voir, vous qui les aimez, not' demoiselle. >
Adèle jeta un regard de colère à sa servante, et, sans lui
répondre, elle rentra chez elle , s'y enferma et se mit à pleu-
rer de dépit , de douleur. Elle se sentait irritée CQptre tout
le monde : contre ce Brulard, si grossier dans ses plaisante-
ries; contre ce chanvrier, la cause première de ses chagrins;
contre sa servante , qui , connaissant sa mésaventure sans
doute , prenait à tâche de la lui rappeler: mais c'est surtout
à Martine qu'elle en veut : se moquer d'elle ainsi 1 faire de
Charles Doisy son complice, pour la rendre la fable et la
risée de la maison , du village et peut-être de la ville , m^i^^
de la cour, s'il en faut croire ce vilain meunier I
Comme elle se désole, elle entend la voix de son père; il
est de retour, il la demande.
'la pêche aux anguilles. 201
Essuyant ses yeux à la hâte, pour qu'il ne puisse voir
qu'elle a pleuré , elle s'empresse d'aller au-devant de lui ,
(ians un couloir obscur qui précède sa chambre. Sans lui
adresser un mot , afin de lui dérober l'émotion de sa voix ,
elle lui jette aussitôt ses bras au cou, l'embrasse et pousse
un cri.
C'est que des moustaches ont effleuré sa joue , et son père
n'en porte pas ; c'est qu'un sabre a retenti sur les carreaux
du couloir, et son père, pour toute arme, n'a qu'un couteau
de chasse. Cependant, c'est bien la voix de son père qu'elle
a entendue I
Effrayée, haletante, elle retourne précipitamment dans sa
chambre et tombe évanouie sur une chaise.
Quand elle rouvrit les yeux , elle vit près d'elle , devant
^le, Charles Doisy. Il était seul dans la chambre, seul avec
sHe; il lui tenait la main et la contemplait silencieuse-
ment.
Encore pleine du trouble causé par son évanouissement,
Adèle crut être abusée par un rêve, elle sourit; et, avec un
geste de tête familier, répondit à ce regard qui semblait l'in-
terroger.
Dans ce moment, M. Dampierre rentra avec Mariotte, tout
effarée.... Il venait d'aller chercher de l'eau fraîche, des sels,
du vinaigre : •
« Ah I te voilà revenue à toi, enfin, pauvrette, s'écria-t-il
en la retrouvant les yeux grands ouverts et le sourire sur
les lèvres. Pardon, jeune homme, de vous avoir laissé là en
guise de garde-malade ; mais, vous savez, il y a des moments
<)ù, ma foi, bonsoir au cérémonial; puis, dans nos villages,
^oyez-vous, on ne suit guère l'étiquette de Versailles. »
Adèle regarda tour à tour, avec stupéfaction, Charles
Doisy, son père et Mariotte : elle ne pouvait comprendre
comment, le jeune militaire étant là, Martine n'y était pas
aussi. Elle croyait toujours rêver.
( Gomment te trouves-tu, pauvrette? reprit le lieutenant
20S HISTOIRE DE MA GRAND TANTE.
des chasse» ; bois ce verre d'eau , ça te fera du bien ; c*est le
seul cas où Teau soit bonne à quelque chose; sans quoi, elle
ne convient qu'aux carpes et aux anguilles ; n'est-ce pas ,
camarade t»
Sans s'apercevoir de Teiftet que ce terrible mot d'anguille
produisait sur la malade :
c Tu ne t'attendais pas à la visite qui t' arrive? poursuivit
le père.
— Que si fait, net* maître, interrompit la vieille ser-
vante.
— Gomment I vous saviez que je vous ramènerais un bçau
garçon ?
— Tout d'même.
— Et saviez-vous qu'il partagerait notre dîner?
— Nous le savions itou; 1* chapon est jà devant V fec.
— Bah!... est*ce vrai, Adèle?
— Oui, mon père.
— Le diable s'en est donc mêlé ? car nous n'avons ren-
contré âme qui vive depuis qi;e la proposition est faite et
acceptée.
— Par ma ô 1 père Hubert voit de loin et entend de même,
dit Mariette.
— Quoi! c'est ce damné fouisseur qui vous a 4it?..- Par-
bleu? camarade, vous rappelez- vous, tandis que nous étions
à nos panneaux, cette touffe de fougère qui remuait seule au
milieu d'une broussaille ? Je croyais à un marcassin ; je pa-
rie maintenant que c'est ce vieux chien de braconnier qui
était là à tendre ses lacets.
-^ Père Hubert braconnier ! père Hubert des lacets I sainte
Vierge, ma patronne ! s'écrie la servante d'uu air de révolte;
lui s'eschiver , se tapir , quand il pourrait comme un oisias
chevaucher dans l'air sur une escoube ou sur des émo-
lettes l
— Oui , niais s'il ne voyage pas , comme tu le dis, sur un
balai ou sur des pincettes, c'est que probablement il n'a pas
LÀ PÊCHE AUX ANGUILLES. SOS
encore trouvé le moyen de se rendre invisible et qu'il craint
un coup de .fusil : c'est pour cela qu'il se cache.
— Jésus 1
— Allons, tais-toi, vieille folle ; retourne à ta cuisine, et si
ta t'avises encore de parler devant ma fille de pareilles sot-
tises , je te chasse , et j'envoie ton vieux braconnier opérer
ses miracles devant la table de marbre, à Paris. »
Quand ils furent seuls tous trois , Dampierre reprit , en
s'adressant à sa fille :
c Ma chère enfant , voici un brave militaire que je te pres-
sente. Tu dois le reconnaître , bien qu'il ne t'ait vuç encore
qu'une seule fois, m^a->t-il dit, chez les Brulard. »
Adèle, dans le fond de son âme, remercia le jeune hopme
d'avoir oublié leur seconde entrevue.
Le lieutenant des chasses poursuivit :
c C'est le fils de mon ancien camarade Doisy de Champ-
lieu, qui nous a quittés depuis vingt ans pour se faire Pari-
sien; mais le fils nous est revenu, grâce à Dieu, car par lui
je puis voir s'accomplir l'un de mes désirs les plus ardents. »
Adàle crut qu'il était déjà question de mariage; elle en
ressentit plus de trouble que de joie, et, baissant la tête,
elle porta son mouchoir à son visage pour cacher l'étrange
émotion qui s'emparait d'elle.
c Gomme quelquefois le hasard s'entend à nous bien ser-
vir ! continua le père. Le roi nous arrive demain , presque
sans s'être fait annoncer ; il 9'agit d'une chasse pour la mar-
quise; j'avais besoin d^aide pour le panneautage; je m'a-
dresse au lieutenant-colonel, M. de Toit, et à mon ami le
capitaine Pardaillau , qui m'envoient vingt gaillards vigou-
reux , commandés par le maréchal des logis que voilà ; au
nom de Doisy, je dresse l'oreille; nous nous abordons et je
trouve en lui , non-seulement un auxiliaire actif et intelli-
gent pour mes panneaux, mais aussi un peintre habile, qui
va satisfaire au désir que je nourris depuis si longtemps, de
pouvoir enfin placer ton portrait près de celui de ta mèref ... »
204 HISTOIRE DE MA GRAND'TANTE.
' En achevant , M. le lieutenant des chasses tendit la main
au jeune homme, qui la lui pressa avec effusion.
Tous deux cependant avaient compté trop vite sur la bonne
volonté du modèle.
Quand il s'agit de fixer un jour pour la première séance,
Adèle, déclara nettement qu'elle ne voulait pas se faire pein-
dre, et ni les ordres de son père ni les supplications de l'ar-
tiste ne purent ébranler sa détermination.
Poser devant Charles Doisy , se tenir là, sous son regard,
durant des heures entières , elle qui venait de l'embrasser
par méprise, elle qui venait de lui sourire en croyant rêver,
elle qui pour rien au monde en ce moment n'aurait osé lever
les yeux sur lui ! Il lui semblait que sur son visage il devait
retrouver encore les macules de fange qu'il y avait vues , et
qu'il ne pouvait la représenter qu'ainsi.
L'artiste crut à un caprice de jeune fille ; peut-être entrevit-
il la vérité.
Le père attribua les répugnances d'idèle à quelque pré-
diction qui lui avait été faite, à quelque fâcheux présage. Sa
mère était morte peu de temps après s'être fait peindre.
Nos gens étaient pressés de dîner pour retourner à leurs
panneaux. Adèle, sous prétexte de malaise, n'assista point
au repas. En effet, elle était malade. Trop d'émotions diverses
l'avaient agitée durant cette journée.
Le lendemain , la chasse de la marquise eut lieu. Un hus-
sard de Berchiny, qui faisait partie de l'escorte d'honneur,
fat assez heureux pour retenir le cheval de Mme de Pompa-
dour, au moment où celui-ci s'emportait.
Quelques semaines s'écoulèrent sans qu'on entendît parler
du maréchal des logis.
ONE SURPRISE. 205
III
Une surprise.
Adèle avait eu le temps de se repentir d'avoir ainsi opposé
nn obstacle à la volonté de son père. Elle se sentait mainte-
nant des dispositions de fille obéissante et soumise; mais
comment revenir sur sa décision précédente, déclarée par
elle irrévocable? M. le lieutenant des chasses semblait en
avoir pris son parti et ne- lui ouvrait plus la bouche sur ce
qui avait été entre eux le motif d'une discussion et même
d'une bouderie.
Un matin, comme elle s'habillait, son père lui-même vint
l'avertir que le déjeuner l'attendait.
Quoique son service ne le réclamât pas impérieusement
ce jour-là, et que l'heure habituelle du premier repas ne fût
pas encore-^sonnée , il était d'un appétit , d'une impatience
que rien ne semblait motiver. Ne pouvant tenir en place , il
allait et venait, piétinant dans la chambre de sa fille , s'as-
seyant, se levant, «gesticulant devant elle, comme si tout le
mouvement qu'il se donnait en pure perte dût accélérer les pré-
paratifs de sa toilette, et par conséquent l'heure du déjeuner.
Il se mit ensuite en disposition de lui servir d'auxiliaire,
de femme de chambre, et la retarda d'autant plus.
Tendait-elle la main vers une épingle, il s'élançait vers la
pelote avec une impétuosité si peu calculée qu'il la jetait bas
et l'envoyait rouler sous un meuble. Voulait-il se charger
de défaire un nœud du lacet , il l'embrouillait de plus belle
en voulant aller trop vite. Encore du temps perdu. Ainsi du
reste. Adèle ne comprenait rien à cet appétit précoce et vio-
lent qui Tavait saisi de si -grand matin.
c Mais qu'avez-vous donc, mon père, lui disait-elle, et qui
TOUS presse ainsi ?
206 HISTOraE DE MA GRANd'tANTE.
— Ce que j'ai? répondait-il; tu en parles bien à ton aise;
j'ai.... j'ai faim!... Ne devons-nous donc pas déjeuner au-
jourd'hui?
— Sept heures viennent à peine de sonner à l'église.
— L'église va mal.
— Eh bien, alors, puisque je suis en retard, commencez
sans moi; je vous rejoindrai bientôt.
— Je déteste manger seul ! ^
Sans laisser à Adèle le temps de nouer son dernier ruban,
il la força de descendre , et , c[uand elle entra avec lui dans
la salle à manger , le couvert n'était seulement pas mis.
La jeune fille allait en témoigner son étonnement, lors-
qu'elle aperçut devant elle , suspendu à un clou , son por-
trait I oui, son portrait j frappant, saisissant de ressem-
blance.
L'artiste l'avait peinte de mémoire.
Ëbahie, charmée, Adèle demeura quelques instants muette
de surprise et de bonheur : elle était donc restée dans
son souvenir! Il avait donc bien songé à elle! C'est telle
qu'elle était apparue pour la première fois, dans la cour
de la ferme, qu'il l'avait représentée, avec sa robe d'étoffe
claire, son tablier de soie, sa couronne de bluets, au moment
eu la courte-paille le lui donnait pour futur époux.
Elle ne put résister h toutes les pensées qui , alors , du
cerveau lui descendaient au cœur :
« Mon père , ah I que je suis heureuse ! Il ne m'en a donc
pas voulu ! Qu'il est bon , ce jeune homme ! qu'il est ai-
mable! »
Peut-être allait-elle laisser échapper une exclamation plus
capable encore d'exprimer ce qu'elle ressentait ; elle se re-
tint à temps :
c Ah ! mon père 1 que je vous aime ! » dit-elle.
L'exclamation, déviant de sa vraie route, avait été frapper
à un autre but.
c Eh bien! pauvrette , lui dit le lieutenant des chasses,
UNE SURPRISE. 207
comme témoignage de ta recomiaîssance , il ne te demande
que de lui accorder une séance, une seule, pour qu'il puisse
perfectionner son travail.
— Dix s'il le faut! s'écria-t-elle.
— Alors, entrez, mon officier, dit M. Dampierre en pous-
sant une porte qui de la salle à manger communicjuait à un
petit salon , où Charles Doisy s'était tenu pendant ce temps ;
quand je dis mon officier, reprit le lieutenant des chasses :
TOUS ne Têtes pas encore , mais ça viendra , je Tespère.
— Dieu vous entende ! » répondit le jeune homme en tres-
saillant; et prenant tout à coup un air grave et résolu,
c Oui, il faut que je sois officier , et bientôt 1 t dit-il.
Le premier mouvement d'Adèle , en apercevant Charles ,
avait été de courir se réfugier dans un coin de la salle , le
front contre la muraille ,* mais son trouble ne Tempécha pas
d'entendre les paroles du jeune hussard , et ne pouvant les
interpréter que dans ce sens , qu'il ne se croyait pas digne
d'elle avant d'avoir conquis le grade d'officier , elle tourna
brusquement la tête vers lui , et répondant à sa propre pen-
sée plutôt qu'à celle du jeune homme :
c Oh I rien ne presse ! » dit-elle avec étourderie .
Honteuse ensuite, comme toujours, de ces élans de naïveté
qui lui échappaient ainsi malgré elle, elle se rencogna dans
son mur , et il fallut que son père allât la prendre par la
main pour la contraindre à rem^cier l'artiste au sujet du
portrait.
Pour tout remercîment , elle lui fit une révérence.
Pendant le repas, néanmoins, elle se montra vive, enjouée,
tout à fait de son âge. Le jeune homme , au contraire , resta
pensif et presque soucieux. Un observateur expérimenté eût
bien vite reconnu qu'il y avait en lui quelque douleur se-
crète et permanente, logée profondément dans l'âme en de-
hors des tendres affections; mais une fois qu'une idée d'a-
mour a germé dans une tête de jeune fille , pour elle tout
s'explique par l'amour.
208 HISTOIRE DE Mil GRAND'taNTE.
Adèle ne traduisit pas autrement Tair soucieux et rêveur
du beau hussard : il Taimait; le portrait n'était-il pas là
pour le prouver? et il se chagrinait de ne pouvoir encore de-
mander sa main à son père. Partant de ce principe, plus elle
k vit triste, plus elle se sentit heureuse et fière; plus il
resta silencieux , plus elle fut possédée d'une joyeuse loqua-
cité qui lui était peu ordinaire. Charles Doisy finit par se
laisser entraîner lui-même par cette belle humeur de la char-
mante enfant.
Quant à M. Dampierre , après avoir faussement tant parlé
de sa faim, il avait fini par se l'exagérer si bien à lui-même,
qu'il mangea outre mesure , but de même , et fit seul vérita-
blement honneur au repas qu'il avait préparé pour son
hôte.
Le déjeuner terminé, Doisy prit les pinceaux et la boite de
couleurs qu'il avait apportés avec lui, et la séance com-
mença, avec une entière bonne volonté, cette fois, de la part
du modèle.
M. le lieutenant des chasses leur tint d'abord compagnie ,
comme la convenance l'exigeait. Ensuite , le sommeil le ga-
gnant , il sentit le besoin d'aller faire un tour de promenade
et se fit remplacer auprès des jeunes gens par la servante
picarde.
Grâce à celle-ci , la conversation roula bientôt sur les his-
toires du pays , sur les revenants , sur la bête de la Cham-
brerie , sur les gobelins de la forêt.
f Prenez garde, Mariotte, dit la jeune fille ; M. Charles va
se moquer de nous ; car les militaires ne croient pas à cela :
ils sont braves, eux; dame! c'est leur métier.
— Oh I l'on peut être brave , au grand jour , devant l'en-
nemi, et trembler, dans l'obscurité, devant un rideau qu'agite
le vent, » répondit le maréchal des logis.
Et comme les peintres doivent toujours un récit quelcon-
que, une anecdote, joyeuse ou terrible, à leur modèle, afin
de le tenir en éveil, il crut à propos de profiter de l'occasion
UNE SURPRISE. 209
pour entamer la seule histoire du régiment qui , peut-être ,•
pût convenir à 4e chastes oreilles.
€ Un major des hussards de Berchiny , qui avait précé-
demment servi sous les maréchaux de Belle-lsle et de Saxe ,
ayait mérité, par sa conduite pleine de bravoure et même de
témérité, le surnom de Sans peur. A Prague, durant la re-
traite, toujours à Tarrière-garde et toujours faisant face à
l'ennemi , il avait été atteint, sans vouloir quitter son poste,
d'un coup de feu dans Tépaule , et de deux coups de sabre
qui lui avaient dessiné une croix sur le front; aussi ses sol-
dats disaient-ils qu'avec un pareil chef, ils n'avaient pas be-
soin d'aumônier : la croix marchait toujours devant eux.
— C'est commode une croix comme celle-là dit Mariette;
on ne doit pas se sentir hodé de la porter. M'est avi^ cepen-
dant qu'une p'tiote croix en or, qu'on pend à un cordon de
^eloux....
^Taisez-vous, Mariette, » dit Adèle.
Le narrateur reprit , tout en continuant de manier son
pinceau.
« A Fontenoy.,.. Mais je vous fais grâce des batailles aux-
quelles il a assisté, et de ses actions d'éclat. Qu'il vous suf-
fise de savoir qu'il avait bien justifié son glorieux surnom.
Cependant un jour, à un dîner d'officiers, une voix s'éleva
qui prétendit que cette dénomination de Sans peur ne pouvait
convenir à personne ; qu'on avait toujours peur de quelque
chose.
"* Moi , je le crois , dit ingénument Adèle.
"* Le major se troubla, fronça le sourcil, et la double cica-
trice de sa croix se confondant avec les rides naturelles de
son front , lui donna une physionomie terrible. « Voyons ,
* chevalier Sans peur , dit l'autre sans se laisser intimider,
« dites-nous franchement de quel côté vous êtes poltron. —
* Vous m'insultez , dit le major en se levant avec vivacité.
*"*Ge n'est pas là mon intention, lui répliqua son adver-
* saire; mais puisque vous ne voulez pas nous faire part de
210 HISTOIRE DE MA GRAND'tANTE.
V votre faiblesse , je yais tous la dire , moi I » Il s'approcha
de lai, et lui glissa deux mots à Toreille. Le major pâle,
tremblant de oolèro sans doute , se retourna en lui eriant :
c Vous en avez menti 1 » Un duel était inévitable.
— Oh ! fit la jeune fille.
— Ces homes sont-y chatouilleux! dit la servante; n*pou-
vaient-ils point se challanger sans se férir?
— Quand on a été insulté, quand il y va de l'honneur, dit
Charles en s'animant et avec une énergie concentrée , il faut
du sang!
— Àh ! monsieur Charles t ce n'est point d'un chrétien oe
que vous dites là.
— Non , mademoiselle ; mais c'est d*un militaire. Ils étaient
officiers tous deux; ils devaient se battre, puisqu'ils le pou-
vaient.... eux! »
Il étouffa ce dernier monosyllabe entre ses dents, s*essuya
le front et suspendit un instant son récit comme son travail,
car le pinceau lui tremblait dans la main*
« Comme il y avait revue ce jour-là, reprit-il ensuite, le
combat fut remis au lendemain. Ils devaient se battre au
pistolet et au sabre, à cheval, en s'avançant l'un sur l'autre.
— Quelle horreur ! pour un mot !
— Ces gens-là ne cuident donc mie au bon Dieu, ou ont
l'âme ben a durée! dit Mariette.
— Au surplus, rassurez-vous, dit le peintre en se tournant
vers son modèle , le duel n'eut pas lieu.
— Tant mieux!
— Tant pis!
— Vous êtes bien méchant aujourd'hui.
— Il devint même impossible.
— Comment cela?
— Vous allez le savoir. »
Les deux femmes se rapprochèrent du narrateur et devin-
rent tout attention,
c Le régiment était alors à Châlons. Après la rerue, le
UNE SURPRISE. 211
major crut devoir, à la veille d'un duel , aller faire une visite
à une dame de sa connaissance pour laquelle il ressentait
nne grande amitié et qui logeait non loin de la ville. Il s'at-
tarda si bien dans ses adieux , qui pouvaient être définitifs ,
que la nuit était venue avant son départ. Or, le major n'ai-
mait guère à voyager seul la nuit , surtout dans les pays
boisés. G'était une des singularités de sa nature. Cependant
il dut se mettre en route à travers une grande futaie qu'il lui
fallait nécessairement franchir pour regagner le quartier.
Gomme il marchait, préoccupé de son affaire du lendemain,
à plusieurs reprises un frémissement le saisit. Il avait cru
voir, le long du bois, un fantôme l'accompagner à distance.
C'étaient sans doute quelques bouleaux parsemés dans l'é-
paisseur de la futaie ; mais notre homme redoutait les fan-
âmes ; il y croyait.
— J*y crois itou , dit Mariotte.
^ C'était là cette faiblesse qu'il cachait avec tant de soin
et au sujet de laquelle il venait de donner ce démenti qui
(levait lui être fatal , car en le donnant il avait menti lui-
niême. Parmi les siens avait toujours existé cette vieille su-
perstition , que lorsqu'un des membres de la famille touche
&u terme final , le dernier mort vient l'en avertir par sa
présence.
~- Quelquefois, dit Adèle en blêmissant, c'est son propre
îantôme qu'on aperçoit, i
La servante ne dit rien , mais elle se signa en songeant à
^a bête de la Ghambrerie.
< Notre major, triomphant un instant de sa terreur, fit
▼olte-face vers l'apparition qui le poursuivait; il ne vit plus
^en. Rentré chez lui , son premier soin fut d^examiner les
Armes dont il devait se servie le lendemain. Ses pistolets
chargés à balle furent par lui tirés de leur boite et placés
sur sa table de nuit ; il suspendit son sabre à son chevet.
Sans grand espoir de sommeil , car le fantôme lui trottait
toujours en cervelle, il se coucha ensuite , après avoir préa-
212 raSTOIRE DE MA GRAND'tANTE.
lablement, selon son habitude , laissé près de lui une lampe
allumée.
a II était à peine au lit , qu'un bruit de chaînes sembla
courir dans sa chambre ; des gémissements se firent entendre
sans qu'il pût deviner d'où ils partaient. Sa lampe s'affai-
blissait en grésillant, en crépitant ; elle ne jetait plus dans
l'appartement qu'une lueur rougeâtre et blafarde, le malheu-
reux sentit comme une cuirasse de plomb lui serrer la poi-
trine. Il essaya 4e se jeter à bas du lit pour suppléer au lu-
minaire qui allait lui manquer, peut-être pour appeler à
l'aide; honteux ensuite de ce premier mouvement, il de-
meura , cherchant à se persuader que c'était là une épreuve
qu'on voulait lui faire subir.
« Au môme instant sa porte s'ouvrit d'elle-même; un
homme d'une stature colossale, un spectre, habillé de blanc,
entra, et la lampe, après un dernier éclat sinistre, s'éteignit
tout à fait.
« Le major, par un violent effort sur lui-même , réveillant
toute sa vieille énergie , se croisa les bras et , à travers l'ob-
scurité presque complète , fixant un regard obstiné sur le
fantôme , essaya d'étudier sa nature et ses mouvements. Ce-
lui-ci semblait encore grandir en avançant. On eût dit qu'au-
tour de lui l'espace s'éclairait de lui-même , tandis que les
ténèbres s'épaississaient de plus en plus dans le reste de
l'appartement. Une lueur pâle, partie d'en bas, montait gra-
duellement sous sa longue robe et serpentait autour de son
corps. Un de ses reflets parvint momentanément jusqu'au
visage; le linceul s'entr'ouvrit. Ce visage, c'était la face dé-
charnée d'un squelette.
c Sans trop s'épouvanter encore , le major saisit ses pis-
tolets et cria au fantôme : c Qui que vous soyez , homme ou
c diable , si vous avez un secret du ciel ou de l'enfer à me
c révéler, parlez , mais n'approchez pas I »
« Le fantôme ne tint pas compte de l'injonction ; il parais-
sait plutôt glisser que marcher sur le parquet : t N'approchez
UNE SURPRISE. 213
'pas; ou je tue! » répéta le major, dont on eût entendu les
artères battre.
« Le spectre s'avança vers lui de la longueur d'un pas.
Le major tira; mais la balle, comme si elle eût rebondi
sur un corps impénétrable , vint retomber sur le lit du mal-
heureux qui, les cheveux hérissés, inondé d'une sueur froide,
saisit son second pistolet et fit feu de nouveau.
«: Gomme la première fois, le fantôme lui rejeta encore la
balle. Par un eflfort convulsif, désespéré , îfe major essaya dé
saisir son sabre , mais avant qu'il eût pu l'atteindre.... »
— lésusl no t' demoiselle qui dévallei » s'écria Mariette,
en interrompant l'artiste , juste au dénouement.
En effet, Adèle s'était sentie d'autant plus troublée vers la
fin de ce récit que , comme si le ciel eût été d'accord avec le
narrateur, un gros nuage venait tout à coup de voiler le so-
leil, et une forte rafale de vent avait mugi en s'engouffrant
dans les vastes bâtiments du vieux château de la Douye. Il
û'en fallait pas tant pour agir d'une manière violente sur
cette nature si impressionnable. Bientôt remise cependant,
elle prit soin elle-même de rassurer le jeune homme qui seu-
lement alors , se rappelant les recommandations de M. Dam-
pierre à Mariette, était désespéré d'avoir, pour la distraire,
choisi un pareil sujet.
< £h bieni dit-elle , achevez donc ! >
M^gré son émotion, elle ne voulait rien perdre de l'histoire.
* Laissons toutes ces sottises, dit Charles ; car , vous le
comprenez bien, tout cela n'était qu'un jeu, une plaisanterie
^e ses camarades.
•^ Ne vous y fiez mie , dit Mariette, les revenants ne plai-
santent guère I
•""Mais le major, qu'est-il devenu? demanda Adèle.
*^ Eh I... mais..,, on avait voulu seulement l'éprouver, ce
H^ils appellent une farce dans les régiments, vous savez....
^û plutôt, vous ne savez pas! Du reste, je me suis inter-
rompu juste au moment où cela allait devenir très-gai.
t\k HISTOIRE DE MA GRAND TANTE.
^- Continuez alors.
— Oh 1 à quoi bon I ces choses-là ne sont bonnes que ser-
vies tout d'une pièce. »
Adèle ne se paya pas de cette raison :
« Monsieur Charles , la fin de Thistoire 1 dit- elle d'un ton
suppliant. Je suis inquiète pour ce pauvre homme. Vous en
êtes resté au moment où il étend la main pour saisir son
sabre placé au chevet de son lit. Tous voyez que j'ai entendu
jusqu'au bout.
— £h bien 1 reprit Charles^ en ayant soin de donner un ton
de légèreté au peu qui lui restait à dire , notre homme allait
donc saisir son sabre et peut-ôtre en pourfendre le prétendu
fantôme ^ lorsque celui-ci parut tout en flammes. Le second
coup de pistolet lui avait été adressé de si près, que sinon la
balle, du moins la bourre l'avait atteint. Le feu le gagnait;
il criait , il se démenait comme un démon.
— Et le major?
— Ëh bien I le major s'était de nouveau croisé les bras et
le regardait brûler. Par bonheur les autres n'étaient pas loin;
ils vinrent au secours du camarade, et bientôt le grand spec-
tre flambant accoucha d'un hussard à moitié rôti. Voilà
l'histoire.
— Mais le major?
— Oh ! le major.... fit oomme les autre;s. Ils riaient tous;
il rit comme eux et plus fort qu'eux. On lui fit des excuses;
il en fit aussi de son côté. C'était le plus gai de la bande.
— Comment?
— Il étçit fou ; il l'est encore. »
Adèle parut réfléchir et faire un retour sur ell^môme;
puis elle dit :
(T Tu entends, Mariette? mon père a bien raison. »
Se hàtaat de donner un autre cours à la conversation,
Charles Doisy , n'ayant plus d'histoire à raconter que la
sienne , en vint à parler du temps de sa première jeunesse,
de sa mère , des jeux de son enfance , et comment il s'était
UN£ SURPRISE. 215
épris de Tart de la peintare, et de soa exil à GhampUeu. Il
6at soin toutefois de passer sous silence les consolations
qu'il y avait reçues. Il dit ensuite pourquoi , son père vou-
lant le contraindre à entrer en qualité de commis chez, un
financier, il avait préféré se faire soldat.
£n écoutant ces demi-confidences qui semblaient ^ablir
entre eux des rapports d'intimité , Adèle se sentait dou-
cement enivrée de joie, et quand son père rentra, ma
grand'tante avait sur les lèvres ce sourire ineffable que la
peintre avait habilement su saisir et qui m'avait tant charmé
dans son portrait.
Ce portrait qu'il venait d'achever, c'était celui-là que je
deTais retrouver un jour dans les mansardes de la maison de
mon père.
Mais qu'éprouvait donc auprès d'elle le jeune hussard de
Berchiny, dont jusque-là les sentiments étaient restés comme
renfermés dans une sorte d'amiration silencieuse?
Charles Doisy n'avait pu voir Adèle sans s'éprendre de sa
l)eaaté, de sa candeur; tout en elle, jusqu'à son aventure
delà pêche aux anguilles, jusqu'à ses spasmes de.pudeur
^^ d'effroi , lui apparaissait , dans son admiration d'artiste ,
étrange et charmant. Mais elle était encore si jeune I Corn*
nient aurait-il osé lui parler d'amour? Puis, il aimait aussi
Martine.... d'une autre façon , oui , mais il l'aimait.
^ son âge ^ est-il sans exemple de se sentir dans le cœur
^^ui cordes vibrantes à la fois ? Bien d'autres , parmi les
^tistes, parmi les hussards surtout, ont eu des claviers plus
complets. Puis encore, ilfaut bien le dire, Charles Doisy ,
quoique brave, avait aussi sa faiblesse , son côté de pusilla-
Jiïnité et de poltronnerie : il avait peur de Martine. Il trem-
^lait d'avance à l'idée de ses pleurs , de sa jalousie , de son
désespoir. Croyant d'autant plus à son amour, qu'elle n'avait
fien négligé pour l'en convaincre , il se regardait comme
^H^gé à elle d'honneur, et, chez lui , tout ce qui touchait à
^honneur allait jusqu'à l'exaltation.
216 HISTOIRE DE MA 6RAND*TANTE.
De même qu'il admirait la pudique naïveté de l'une , il
avait su gré à l'autre de ses avances , de son audace passion-
née ; il s'en était bien trouvé , et sa vanité y avait eu son
compte. Philosophes, psychologues, chimistes du cœur, vous
qui savez de quels éléments se compose l'amour, c'est à vous
de nous dire pour quelle dose y entre la vanité.
Si notre jeune maréchal des logis se sentait entraîné vers
Adèle par un sentiment plus doux, plus épuré , plus vif peut-
être, ses instincts moins éthérés, plus positifs, le reportaient
vers Martine. Adèle était s^ poésie; Martine, sa réalité.
Quand son âme était en joie , celle-ci lui venait la première
à la pensée ; quand un sentiment de tristesse et de mélan-
colie le prenait , c'était l'image de celle-là qui lui apparais-
rait pour s'associer à ses peines.
Voilà pourquoi , depuis quelques jours , Adèle seule triom-
phait dans son cœur; pourquoi , à force de la voir des yeux
de l'âme, il avait pu se passer d'elle pour faire son portrait;
pourquoi enfin, centriste, accablé par une pensée poignante,
étrangère à son double amour, à la veille de se séparer de
toutes deux , c'est vers Adèle seule qu'il est venu.
La guerre de Hanovre , la guerre de Sept ans allait s'ou-
vrir. En prenant congé de ses nouveaux amis, Charles Doisy,
non sans étouffer un soupir, leur annonça que le lendemain
il partait pour l'armée du Rhin.
c Mais il me semblait que deux escadrons de votre régi-
ment devaient seuls se mettre en route , et que le vôtre res-
tait à Gompiègne, lui dit M. Dampierre. C'est du moins ainsi
que me l'a conté Pardaillan, votre capitaine et mon ami. >
A ce nom de Pardaillan , le visage du jeune homme se co-
lora subitement.
c J'ai obtenu de quitter ma compagnie, répondit-il, pour
passer dans une autre qui part sous les ordres de notre lieu-
tenant-colonel, M. de Toit. Je vous le répète, il faut que je
sois officier ou que je me fasse tuer I 2
Il pressa la main de son hôte et se disposa à faire ses
UNE SURPRISE. 217
adieux à la jeune fille ; mais elle n'était plus là, et le père, le
Yalet et la servante eurent beau l'appeler, la chercher par-
tout, dans sa chambre, dans le jardin, d'un bout à l'autre du
vieux château de la Douye, elle ne reparut point.
Déjà le cavalier avait franchi la vallée d'Autonne; il attei-
gnait la lisière de la forêt lorsque, jetant un dernier regard
vers Béthizy et cette maison qu'il venait de quitter, il vit à
une petite fenêtre ogivale, qui faisait saillie dans la partie la
plus haute des combles, un mouchoir blanc s'agiter.
Ce qu'il ne vit pas, c'est que ce mouchoir était trempé de
larmes.
IV
Un cheval de bois qui prend le mors aux dents.
A quelques mois de là, l'époque de là Saint-Louis venue,
la tête de la capitainerie des chasses et celle de la maîtrise*
des eaux et forêts de Gompiègne se transportèrent à Ver-
sailles pour y présenter leurs hommages au roi, à l'occasion
de sa fête.
M. Dampierre, espérant distraire sa fille de certains accès
de tristesse et de taciturnité qui depuis quelque temps, sans
raison apparente, semblaient s'être emparés d'elle, avait jugé
à propos de l'emmener avec Im.
Adèle n'avait jamais habité que le couvent des dames de
Crépy et le vieux cb^âteau délabré de la Douye; son plus grand
voyage avait été de l'un à l'autre. Le mouvement d'une ville
comme Versailles, le tableau, si nouveau pour elle, de toute
cette population de courtisans, chamarrés de plumes, de
croix, de rubans, devaient la guérir indubitablement de son
ennui. Mais le plus difficile n'était point d'arriver à Ver-
sailles ; c'était de pouvoir s'y loger. ^
Le ville regorgeait de monde.
248 i
âl8 HISTOIRE DE MA GRAND'tANTE.
Dans le obâteau, les ministres occupaient des mansfirdes,
les duchesses, des greniers; dans les communs, au chenil
oomme aux écuries, chiens et cheyaux s'étaient vus forcés
de céder un peu de leur logement aux gens les mieux titrés
de France. On tenait à pouvoir dire qu'on avait été hébergé
par Sa Majesté'. Au cheiiil comme ^u château, oii ét^it chez
le roi.
La ville présentait vin speots^cle nqn moin^ eurleux.
Les maisons bourgeoises étaient transformées en auberges,
les boutiques en cabarets, les rues en réfectoires. Plus de
trente mille honnêtes citoyens y dînaient gravement sur le
pouce.
Dans les auberges, on mangeait dans les caves; on cou-
chait sur les tables et même dessous; on y dressait des ha-
macs dans les corridors, et Ton y louait des chaises à la mit,
Yersaitles éts^it ce jourrlà une ville de >^»q cent mille
âmes.
Au milieu de la cohue des promeneur^, de$ flâneurs et des
dîneurs, M. le lieutenant des chasses, sa valise sous un bras,
sa 011e sous l'autre, courait depuis trois he^r6s d'hôtel eu
hôtel, de porte ei^ porte, ayant refusé d'abord une ch^^mbreà
deux lits, et ne trouvant même plus un palier à 4euz
chaises.
Suant, harassé, affamé, entrevoyant avec terreur la triste
perspective de dormir debout, ftprès avoir dîné aux fumées,
il prit une résolution subite et désespérée,
c P^iuvrette, dit-il à sa fille ftvfQ une poigaante ironiei
t'amuses-tu bien ici?
— Oui, mon père, répondit Adèle du tou de la parfaite iQ-
douciauce et de l'enuui résigné.
— Comment I tu t'amuses? dans oette affreuse ville où on
pe peut ni boire, oi manger, jii s'asseoir?
— Oh ! qu'importe? on n'a qu'à penser k autre chose.
— A la bonne heure ; mais c'est que je ne puis pas penser
à autre chose, moi! s'écria M, Dwnpierre en s'arrétot au
UN CHEVAL DE BOIS, ETC. 219
milieu de la rue et se posant un instant sur sa valise. Je suis
éreinté et je meurs de faim 1
— Eh bien, dit Adèle, toujours du même ton, entrons quel-
que part, mon père, reposons-nous et dînons.
— Eptrons quelque parti répéta le père avec stupéfaction.
Quoil tu ne t'es pas aperçue que, depuis trois heures, nous
sommes entrés partout, et que nulle part il n'y a pour nous
ni repos ni dîner?
— Gomment faire alors? reprit la jeune fille avec sa môme
qaiétude apparente.
— Oh! j'avais bien trouvé un moyen, moyen bien simple,
et qui nous aurait tirés d'affaire ; mais tu t'amuses.... je se-
rais désolé d'interrompre ton plaisir.
— De quoi s'agissait-il donc?
— De sonner le retour du côté de Béthizy.
— Quel bonheur!
— Hein? quel bonheur! dis-tu?.., quand il s'agit de par-
tir.... Tu ne t'amuses donc pas, alors?... Cherches donc à
faire plaifir à votre fille !.., Mettez-vous en frais pour cela! ...
grommela le lieutenant des chasses, perdant à son tour le
souvenir de ses phrases précédentes. Au surplus, reprit-il
bientôt, vu les circonstances, il n'y a pas de mal. ;d
Il fit part à Adèle du plan qu'il venait de former.
D'instant en instant, la foule se montrant de plus en plus
compacte à Versailles, et nul ne devant encore songer au
départ, il serait facile de se procurer une voiture, ne fût-ce
que jusqu'à' Saint-Denis. Une fois là, le père et la fille dîne-
raient tout à l'aise, dormiraient de même, chacun dans sa
chambre, et après un long repos réparateur, le lendemain,
on pourrait trouver un autre véhicule pour regagner le
château de là Douye. Peut-être le roi, distrait par les m^le
préoccupations de oe grand jour, ne s'apercevrait^l pas que
son lieutenant des chasses manquât à la fête.
Les choses ainsi convenues, M. Dampierre, à demi soulagé
et restauré rien que par la certitude de voir bientôt finir son
220 HISTOIRE DE MA GRAND'tANTE.
supplice, se remit en route à travers la foule, fouillant de
droite à gauche les larges rues de Versailles, cherchant avec
la même ardeur, et sans plus de succès, une voiture pour en
partir, comme il avait cherché un logement pour y séjour-
ner.
Tous les coches étaient retenus à Tavance, tous les fiacres
étaient en route : M. Bampierre se dépitait de plus belle,
lorsque, dans la cour d'une maison de maigre apparence, il
découvrit une petite voiture, dételée, à trois places, espèce
de carriole de campagne, qu'un seul cheval pouvait facile-
ment traîner.
Gomme il inspectait, le propriétaire ou le conducteur de
la carriole se présenta :
c Elle est à vous, bourgeois, et à votre compagnie jusqu'à
demain matin, si vous voulez.
— Je n'en ai besoin "que pour quelques heures.
— Très-bien.
— Ton prix?
— Une pistole. Ça vaut ça, n'est-ce pas?
— Non ; un écu de six livres, si tu veux.
— Six livres! Mais on peut tenir six personnes là-dedans I
s'écria le voiturier.
— Gomment, il n'y a que trois places I
. — Eh bien? en se relayant. »
M. Dampierre était trop pressé pour chercher à compren-
dre. 11 consentit à la pistole, et durant un long quart d'heure,
pestant, jurant, il attendit qu'on attelât. Ne voyant rien ve-
nir, ni le cheval, ni le cocher, il cria si fort que ce dernier
accourut tout ébahi et en se frottant les yeux, car il venait
de dormir. '
c Quoi! vous n'êtes pas installés? dit-il.
— Mais le cheval! interrompit M. Dampierre,
^ Quel cheval? répondit l'autre.
— Pour la voiture I...
— Pour la voiture, nos conventions sont faites, reprit le
UN CHEVAL DE BOIS, ETC. 22 î
cocher d'un ,ton plein de modération et de courtoisie; ne
confondons pas. Quant à mon cheyal, il est sur le flanc et ne
bougera pas d'ici à demain.
— Comment, demain!... s'écria le lieutenant des chasses
qoi commençait à tourner à l'exaspération; mais alors, mi-
sérable, sur quoi avons- nous donc fait marché d'une pistole,
et qu'est-ce que ta voiture sans ton cheval?
— Aujourd'hui, monsieur, dans les circonstances pré-
sentes, répliqua le cocher versaillais d'un air plein de di-
gnité, ma voiture sans mon cheval est tout simplement un
appartement à louer, d
M.Dampierre lui tourna le dos. Il était temps de se reposer
néanmoins, car les forces d'Adèle commençaient à l'abandon-
ner entièrement. Le père chercha d'espace en espace, sur les
. bancs des boulevards, une place vacante ; il ne la trouva pas.
Les fossés creusés le long des arbres étaient eux-mêmes en-
vahis. 11 regretta alors d'avoir trop légèrement renoncé au
voiturin; il y retourna: l'appartement était loué.
0 bonheur I à travers la poussière et la cohue, il aper-
çoit une chaise vide, daus l'angle d'une petite place : il
traverse la foule, non sans peine, et il y installe en£n sa
fille.
Cette chaise était la sellette sur laquelle un célèbre presti-
digitateur, arracheur de dents de ^on métier, faisait asseoir
ses victimes.
Adèle ne lui échappa qu'avec peine.
M. le lieutenant des chasses ne savait plus à quel saint
s'adresser, à quelle ressource avoir recours; comme son go-
sier, son imagination était à sec; étouffé par la chaleur,
aveuglé par la poussière, il se sentait sans force pour lutter
contre le courant de la foule qui le tiraillait, qui l'entraînait
tantôt du côté de sa valise, tantôt du côté de sa fille.
Dans cet état fiévreux, intolérable, qui le torture, il est
porté, par un flot de promeneurs, jusque sur une esplstnade
couverte où s'élèvent des bascules, des balançoires et autres
222 HISTOIRE DE MA GRAND'TANTE.
mécaniques divertissantes, accompagnement obligé de tous
les plaisirs populaires. Les regards de M. Dampierre, dirigés
sur un jeu de bague, tombent sur deux chevaux de bois sans
cavalier. Où les autres voient un jeu, lui, il voit un repos,
un siège, une halte à faire. Il enlève Adèle de terre, Finstalle
sur le premier cheval^ s'empare lui-même du second, met sa
valise devant lui, et voilà le père et la fille tournant, tour*
nant encore : le père, furieux, maudissant Versailles, ses
habitants et ses fêtes, et promenant des yeux irrités autour
de lui; la fille, le front baissé, l'attitude pensive, autant que
peut le permettre sa position équestre , se livrant aux préoc-
cupations qui lui sont devenues habituelles depuis quelques
mois.
Tous deux, l'un avec son 'teint légèrement pâli, l'autre
avec son front animé et ses yeux flamboyants, semblaient
représenter la Colère et la Douleur prenant part aux divertis-
céments publics donnés à Versailles, en 1757, en Thonneur
de la fête du roi de France, Louis XV, dit le Bien-Aimé.
Tout en tournant, tout en maugréant, M. Dampierre se
demandait à lui-même ce que lui et sa fille, à vingt lieues de
let^r pays, dans cette Babylone maudite, où ils n'avaient pas
un ami, pas un asile, allaient devenir, lorsqu'il leur faudrait
descendre de leur monture de bois. Il entendit un grand cri,
et son nom fut prononcé.
Il vira la tête, il chercha du regard vers l'endroit d'où la
voix s'était fait entendre ; mais, forcé de suivre le mouve-
ment de la machine qui l'emportait, il fut contraint de tour-
ner le dos à son interpellateur.
Le tour accompli , il interrogea rapidement toutes les
figures que la foule, incessamment accrue, étalait à ses re-
gards, pour savoir de quelle bouche son nom venait de sor-
tir de nouveau ; mais encore une fois le même mouvement
l'emporta au triple galop de son cheval de bois.
A force de tourner, de s'irriter, se^ yeux se troublèrent,
le vertige s'empara de lui ; peut-être sa diète trop prolongée
UN CHEVAL Dfi BOIS, EtC. 223
y fut-elle pour quelque chose. Il ne vit plus dans toute cette
multitude qu'une seule figure grimaçante et grotesque qui
riait en le narguant; il n'entendit plus qu'un bruit confus de
mille voix, se réunissant toutes en un seul chœur pour ré-
péter son nom, en le lui envoyant comme une moquerie. Il
Youlut deëoendre , il voulut s'arrêter ; son cheval de bois
avait pris le mors aux dents et s'élanqait dans sa route cir-
culaire avec plus de rapidité que jamais.
C'est qu'une de ces bandes de gamins qu'on tetrotive dans
toutes les fêtes publiques^ et qui cherchent toujours à pren-
dre leur part dans les plaisirs des autres , était venue en
aide à l'homme chargé de faire mouvoir et tourner la ma-
chine. L'élan donné à la mécanique pivotante était triplé,
liécuplé. Les spectateurs ne toyaient plus passer devant eux
qu'une ligne confuse de figures effarées qui , après avoir
semblé courir l'une après l'autre, réunies enfin, foriûaient
ensemble comme une ronde diabolique ; et des cris, des rires,
des hourras s'échappaient du sein de la foule.
M. le lieutenant des chasses perdit tout à fait la tête ; il
allait se jeter résolument à bas de sa monture , lorsque le
Mouvement se ralentit ; retenue par une main vigoureuse,
îa machine s'arrêta enfin , et dans son libérateur M. Dam-
pierre reconnut son ami Pardaillan-, l'ex-capitaine de Charles
l^oiay.
Goguette»
^* de Pardaillan fie faisait plus partie des hussards de
Berchiny. Chargé par le ministre de diriger l'organisation
d'un nouveau régiment de cavalerie, où il espérait bientôt
°^er comme major , il occupait à Versailles la maison de
*0Q frère, alors en voyage; cette maison, il l'oeeupâit seul.
224 HISTOIRE DE MA GRAND'tANTE.
Après s'être fait, tant bien que mal , expliquer par son
àmi Dampierre par quelle bizarre fantaisie il venait de trou-
ver un lieutenant des chasses de Sa Majesté courant comme
un échappé de collège, à franc étrier, sur un cheval de bois,
instruit des mésaventures du père et de la fille, il leur pro-
posa de devenir ses hôtes, et, sans un sublime effort d'ima-
gination, on peut deviner que l'offre fut acceptée avec em-
pressement et reconnaissance.
En arrivant chez le capitaine, M. Dampierre se débotta,
mangea un morceau et but trois coups de suite. Adèle,
après avoir pris un bain , se coucha et dormit quelques^
heures.
Durant le souper, les deux amis, heureux de s'être retrou-
vés, causèrent de guerre , de chasse, des affaires de l'Ëglise
et de celles du Parlement ; A4èle, qui n'avait pas un mot à
placer dans une pareille conversation, profita des préoccu-
pations des causeurs pour, retourner toute seule à Bétbisy,
et elle y était déjà lorsqu'un nom prononcé la jeta brusque-
ment hors de sa rêverie.
€ Parbleu ! disait son père au capitaine, tu as dû entrete-
nir des relations avec ton ancien régiment?
— Quelques-unes.... Eh bien?
— Donne-moi donc des nouvelles, situ en as, d'un nommé
Charles Doisy, ton maréchal d^s logis; est-il mort? est-il
vivant?
— Il est vivant, je l'espère, répondit M. de Pardaillan.
— Tant mieux 1 c'est un brave et joli garçon, un
qui a bonne envie d'avancer.
— Et il avancera, ou j'y perdrai mon nom!
— • Gomment? Plaît-il?
— Rien, rien, je m'intéresse à lui, voilà tout. >
M. de Pardaillan avait mis dans ses réponses un ton de
réticence, une animation concentrée qui n'avaient point
échappé à la jeune fille.
La conversation roulant sur un pareil sujet, elle trouTa
GOGUETTE. 225
moyen de s'y glisser petit à petit, sournoisement, et s' adres-
sant enfin au vieux militaire :
c Vous pensez donc, capitaine , qu'il pourra bientôt être
nommé officier? dit-elle.
— Si Taffaire ne dépendait que de moi, il le serait déjà,
ma belle enfant, et ce ne serait que justice. 2
A partir de ce moment, la jeune fille prit le capitaine en
affection.
Celui-ci continua en se retournant vers Dampierre.
c M. de Toit, son lieutenant-colonel, avec qui je suis en cor-
respondance, me tient au courant, poisy s'est déjà distingué
dans plusieurs rencontres. Dernièrement encore, à Harstem-
beck, il a concouru à la prise d'une batterie anglaise, et s'est
assez brillamment conduit pour que M. de Gbevert , qui s'y
connaît, l'ait remarqué.
— Quel bonbeur ! » s'écria la naïve enfant, qui, pour la
première fois de sa vie sans doute, venait, avec un vif in-
térêt, de prêter l'oreille à un récit de guerre.
Honteuse ensuite de son exclamation, elle rougit, étendit
sa serviette devant ses yeux comme si elle se disposait à la
plier; puis, l'instant d'après, sous prétexte d'admirer de
plus près un magnifique chat angora ou de jouer avec lui,
elle quitta la table subitement.
Le capitaine l'examina dans tous ses mouvements avec
une certaine attention; après quoi, il se retourna vers le
père en lui adressant un geste interrogatif.
« Oh I dit celui-ci d'un ton insoucieux et avec un mouve-
ment d'épaule, non : mais il a fait son portrait. »
Il ne voyait pas plus loin.
On soupait de bonne heure à cette époque ; cependant la
nuit venue, Adèle, presque inaperçue dans un coin de la
chambre, à moitié cachée sous les rideaux d'une fenêtre, le
chat endormi sur ses genoux, se tenait immobile et le ca-
ressait de la main, en songeant à toute autre chose. Les deux
amis , se croyant seuls , prolongeaient le dessert, en ache-
226 HISTOIRE DE MA GRAND'tANTE.
vant les bouteilles entamées , ou en entamant les bouteilles
pleines.
Ils en étaient à la discipline militaire, à Tobéissance pas-
sive, aux caprices des supérieurs si souvent injustes, et fai-
sant du bon plaisir tout ainsi que Sa Majesté.
f Tes soldats n'ont jamais dû avoir cela à te reprocher, à
toi, Pardaillan? ;» dit Dampierre.
En effet, le capitaine, militaire instruit et probe, sévère
mais consciencieux, avait eu de tout temps une incontesta-
ble réputation d'équité. Cependant, devant Tapostrophe élo-
gieuse de son ami, il hocha la tête, et après avoir réfléchi un
instant en regardant son verre, que l'autre venait de rem-
plir jusqu'aux bords :
« Écoute, Dampierre ; convenir de ses torts devant tout le
monde, les confesser hauteûient et inutilement, en jurant
de n'y retomber plus, ça peut être un beau moment dans la
vie d'un moine ; mais dans celle d'un militaire, ce serait un
acte de couardise, et voilà ce que jamais on n'obtiendrait
de moi.
— Parbleu I
— Mais, poursuivit le capitaine, quand déjà depuis long-
temps on s'est reproché ses torts à soi-même, les confier à
un ami qui n'en exige pas l'aveu, c'est simplement deman-
der un bon conseil ou chercher une consolation, n'est-ce pas?
— Parbleu ! Maip où en veux-tu venir avec ta préface ?
— J'en veux venir , Dampierre , à te dire , à toi , entre
quatre-z-yeux , que, malgré- la trop bonne opinion que tu as
conçue de moi, j'ai là, sur la conscience, le souvenir d'une
injustice qui, quoique i involontaire, me pèse comme le re-
mords d'une lâche action.
— Allons donc !... Toi! Je parierais, mon pauvre ami, que
tu prends des cochons d'Inde pour des sangliers.
— Tu vas en juger, reprit le capitaine. Tu te souviens de
la dernière chasse où tu me demandas des hommes de bonne
volonté pour t'aider à tendre tes toiles?
GOGUETTE. 227
— Très-bien, que même* tu m'envoyas le maréchal des
logis....
-- Justement! Eh bien, mon vieux camarade, à cette
chasse , le cheya) de la marqnise s'emporta , à oe qu'il pa-
raît, lin de mes hommes sauta à la bride et le retint. C'est
an exploit qui ne se met guère sur un état de service, mais
qui cependant, parfois ^ compte mieux qu'un autre. En ren-
trant au château, Mme de Pompadour, qui avait eu peur,
qui peut-être aussi voulait se rendre intéressante, parla
beaucoup des dangers qu'elle avait courus. Pour lui être
agréable , le roi, dès le lendemain, en quittant Gompiègne ,
chargea le comte de Berchiny d'acquitter la dette de la mar-
quise envers son libérateur inconnu. Sur l'ordre du chef,
j'assemblai mes hommes qui avaient fait partie de l'escorte
de chasse » et , à haute voix , après un appel du clait'on, je
leur demandai lequel d'entre eux s'était signalé dans cette
occasion , moins encore par son courage que par sa oourtoi-
Bîe envers une jolie femme. Il y eut d'abord ud silence assez
prolongé; puis enfin un soldat sortit des rangs et dit : c C'est
lûoi! i Nul ne le contredisant, notre colonel le nomma sur-
le-champ cornette, lui fit avancer une année de solde, et
lui paya son équipement. C'était un peu bien beau pour un
simple hussard; maiSj tu eomprends, il s'agissait de la mar-
quise I
"*- Parbleu 1 si je comprends, dit le lieutenant des chasses
eu tendant son verre pour trinquer avec son ami ; le hussard
ayait sauvé l'État. Â la santé du hussard 1
-**• A sa pendaison, au double traître ! s'écria Pardaillan,
dont les yeux et le geste s'animèrent soudainement. Il n'a-
vait rien sauvé du tout I Le vrai sauveur, c'était le maréchal
ueslogig^ ce jeune Doisy dont nous parlions toute l'heure.
"^ Bah I Mais alors pourquoi n'a-t-il rien dit» lorsque, à
™te Vbix....
** Il était retenu ailleurs par le service ^ et je ne remar-
W pas son absence.
828 HISTOIRE DE MA GRAND'tANTE.
— Ah 1 diable I c'est fâcheux! ça lui allait si bien à lui,
qui a de Tambition 1 II était officier d'emblée I »
En ce moment, le rideau de la fenêtre s'agita sans que nos
deux amis y prissent garde. L'un était absorbé par ce qui
lui restait à dire, l'autre par ce qui lui restait à boire.
c Au bout du compte, reprit Dampierre, je ne vois pas
dans tout cela que tu aies la moindre chose à te reprocher.
— Si ce n'était que çal
— Qu'est-cÎB donc encore?... Verse.
— J'appris bientôt, continua Pardaillan , que le maréchal
des logis s'était vanté tout bas à quelques amis d'avoir été
seul récuyer de la marquise. Je le fis venir chez moi et lui
demandai ses preuves. Il dédaigna de les donner, déclarant
se soucier fort peu d'arriver par cette voie. Cette réponse
était fière et noble; mais, pour le quart d'heure j'y vis tout
autre chose que de la fierté et de la noblesse , et je le ren-
voyai assez rudement.
— Et bien tu as faitl... Gomment.... d'arriver par cette
voiel mais Mme la marquise de Pompadour est...*, une très-
jolie femme I
— Laisse là ton verre, Dampierre, et écoute-moi.... J'eus
grand tort au contraire. J'aurais dû deviner çur la noble
figure du jeune homme que seul il disait vrai.
— Oui.... tu l'aurais dû.
— Loin de là : apprenant qu'il ne perdait pas une occasion
de railler le nouveau porte-étendard, je ' m'en irritai ; je ne
voulus voir dans cette conduite qu'un acte de déloyauté, un
manquement à la discipline, et un jour, devant toute la
compagnie, je Tapostrophai avec une violence que je me re-
procherais encore aujourd'hui, eût-il été coupable. Le coup
d'œil révolté qu'il me jeta alors ne faisant que redoubler
mon irritation, je m'oubliai tout à fait ; je fis un mouve-
ment pour lui arracher ses aiguillettes ; par bonheur, je me
contentai de l'envoyer au cachot et de le suspendre de ses
fonctions.
. GOGUETtË. 229
— Pauvre garçon I A sa santé I dit le lieutenant des chas-
ses, qui commençait à s'attendrir sensiblement.
— Dès le jour suivant , reprit le capitaine, le duc de Ges-
vres, qui m'honore de quelque bienveillance et qui, en qua-
lité de gouverneur de llle-de-France, avait dû se trouver au
nombre des chasseurs, m'éclairait sur la vérité. Il avait vu,
de ses yeux vu, Je fait en question. Le jeune homme qui
s'était élancé à la bride du cheval était un maréchal des logis
et non un simple cavalier. Alors seulement je me rappelai
l'absence de Doisy au moment de l'interpellation adressée à
ses camarades, le silence qui s'était fait d'abord dans les
rangs. Bref, tout me fut con^u. Je ne pouvais faire amende
honorable à un de mes hommes.
— Tu ne le pouvais pas , Pardaillan.
^ A moins de donner ma démission sur-le-champ.
— Oui....
— Cependant, grâce à mon oubli, à mon emportement, à
ma fatale méprise, un garçon estimable, non-seulement était
privé d'une faveur royale , mais encore désigné à ses cama-
rades, à ses chefs, comme un imposteur, un fanfaron. Il pou-
vait être arrêté court dans la carrière libreûient choisie par
lui. Je n'hésitai pas, alors, Dampiôrre.
— Tu as bien fait, mon ami; bois donc.
— Je me dévouai , corps et âme , à la réparation du mal
dont j'étais cause; j'allai trouver notre lieutenant-colonel,
M. de Toit. Je lui confiai tout, à lui, mon chef, comme aujour-
d'hui je me confie à toi, mon ami. A nous deux, nous déci-
dâmes de ce qu'il convenait de faire pour le jeune homme.
— Ah!... voyons.
— D'abord le changer d'escadron, pour que mon incartade
pesât moins sur lui.
-BienI
■^ Gela fait, l'envoyer sur le Rhin et le mettre à même de
^'y distinguer, puisqu'il ne voulait parvenir que par la bonne
voie.
230 HISTOIRE Dft MA feRAND^TANTE.
— Très-bien I
— Mais ce n^est pas tout.
— Parfait I
— Déjà M. de Toit m'atait écrit de là-bas qu'il l'avait dési-
gné au ministre pour l'aYancement , et je n'entendais parler de
rien. Je me résolus à mettre aussi les fers au feu de mon côté.
Sans la faveur, vois-tu, on ne fait rien de bon dans ce pays-ci.
— C'est clair; la graine d'épinard ne pousse vite qu'à Ver-
sailles.
— Eh bien, pour y venir à Versailles, peut me rapprocher
de la cour, j'acceptai cette besogne d'organisation que j'avais
d'abord refusée.... Oui, je n'avais pas voulu qxiitter mon ré-
giment; notre régiment, c'est notre famille à nous autres.
Que te dirai-je, mon amit moi qui n'ai jamais rien demandé
en mon nom, depuis deux tnois je me suis fait quémandeur,
pied-plat, courtisan 1 J'intrigue à droite, à gauche, pour
trouver des protecteurs à mon protégé. J'ai des placets plein
ma poche; toujours le même, j'en ai semé dans tous les mi-
nistères et dans toutes les antichambres; rien n'a fait jus-
qu'à présent. Je m'étais d'abord adressé au roi; mais le roi
ne se mêle de rien, et il est inabordable poui* nous autres.
Plus tard, j'ai visé à la favorite. Il était bien naturel qu'elle
m'aidât à réparer une injustice dont elle est la première cause.
Déjà j'avais obtenu une audience d'elle ; je croyais l'aiTaire
tenninée : au diable t sa fille est morte. La marquise est àe-
venue invisible comme le roi 1 Sans me décourager, j'ai tenté
un troisième assaut. Cette fois j'ai tourné la citadelle; je suis
entré par les cuisines.
— Gourmand !
— Tu comprends?
— Parbleu! répondit le lieutenant des chasses, en remplis*
sant de nouveau son verre. C'est-à-dire.... je comprends....
Non.... va toujours.... A ta réussitel
— Allons, Dampierre, lui dit le capitaine en s'interrom-
pant, tu bois trop t
GOGÛETrE. 231
— Laisse donc! ces petits vins des environs de Paris, c'est
inoffensif. _
— Mais tu ne sais donc plus ce que tu dis? Tu ne sens
donc plus ce que tu bois, malheureux? c'est du Roussillon
Çu'ori nous a donné!
— Ahl bah! tu crois?
^ Mon frère n'en a pas d'autres dans sa cave, i
Dampierre ouvrit de grands yeux, prit gravement son
verre, après avoir, d'un signe de la main, rassuré son ami;
puis il huma une petite gorgée, s'en gargarisa la bouche, et,
duû air convaincu : c C'est vrai; tu as raison, dit-il. Je h'j
avais pas goûté. »
Alors il replaça sur la table son verre à peine entamé et le
distança, par réflexion, de toute là longueur de son bras, re-
poussa de môme la beuteille , s'essuya les lèvres de sa ser-
viette, en faisant suivre sa pantomime de ces mots remar-
quables : c Je déteste les vins du midi. Continue.
— J'entrai donc par les cuisines, reprit Pardaillan; c'est-
à-dire, ne pouvant m'adresser aux maîtres, je m'adressai aut
valets , aux écuyers de bouche , aux gardes-vaisselle , aux
tourneurs de broche, aux porteurs de chaises, aux falotiers,
^^ pâtissiers, aux femmes de chambre, aux filles de service,
que sais-je? Qu'est-ce qui te fait rire?
— Moi?... Va toujours; je pensais à la singulière figure
que je devais avoir sur ce cheval de bols.
■^ Oh I tu peux rire de moi, Dampierre, et de mes moyens
"intrigue. Cependant, grâce à mes nouveaux auxiliaires, un
de mes placets fut déposé sur la toilette de la favorite, un
autre dans sa voiture, un troisième trouva moyeu de se glis-
ser môme dans un pâté; mais jusqu'à présent, soit que le
placet de la toilette ait servi à faire des papillotes, que celui
^6 la voiture ait allumé la pipe du palefrenier, et que le
pâté n'ait été ouvert qu'à l'office , j'ai compromis inutile-
ment mes moustaches grises et ma croix de Saint-Louis
avec toute cette engeance. N'importe! notre ami sera offi-
232 HISTOIRE DE MA GRAND'tANTE.
cier, j'en réponds, poursuivit le brave o&pitaine, et je compte
bien ne pas m'arréter là dans la réparation de mes torts. Je
sais que le père du jeune homme a fait de mauvaises affaires
dans les entreprises ; moi, je n'ai pas d'enfants, j'ai quelque
fortune....
— Ah I que c'est bien! murmura une petite voix tout émue.
— Qu'est-ce que tu fais ici? cria le lieutenant des chasses
à sa fille, qu'il aperçut derrière le fauteuil du capitaine, les
yeux en larmes et les mains jointes.
— Ce que je fais, mon père?... Mais.... j'écoute.
— Tu viens donc d'entrer à la sourdine?
— Je ne suis pas sortie.
— Yoyez-vous, la fille d'Eve I Eh bien ! si tu as écouté,
poursuivit le père, en essayant de prendre devant son ami le
grand ton d'autorité dont il faisait rarement usage, tu as dû
entendre que le récit du capitaine était entièrement confi-
dentiel.
— Oui, mon père; j'ai entendu.... confidentiel.... pournous
deux.... puisque j'étais....
— Elle a raison , dit Pardaillan. Allons , ma belle enfant ,
c'est moi qui ai des excuses à vous faire pour avoir tenu table
si longtemps, sans songer que vous êtes venue à Versailles
pour voir toute autre chose que deux vieux amis qui bavar-
dent sans raison et qui boivent sans soif.
— Ah! que vous êtes bon!... oui, vous êtes bon! murmura
la jeune fille. J'ai eu raison d'écouter, n'est-il pas vrai?
puisque cela fait que je vous aime de tout mon cœuri »
Et, par un mouvement rapide, elle s'empara d'une des
mains du capitaine, et la baisa avant que celui-ci eût songé à
la retirer.
« Ohl... ohl... chère enfant! » dit le capitaine ému lui-
môme; et, se retournant vers Adèle, il resta un instant
stupéfait du caractère étrange et passionné que venait de
revêtir sa beauté. Ce simple coup d'œil lui suffit pour lire
entièrement dans le cœur de la jeune fille. Ces ennuis, ces
GOGUETTE. . 233
souffrances inezpliAbles , qu'au bout de plusieurs mois un
père n'avait pu encore deviner, il les comprit sur-le-champ,
et, se courbant vers elle : a Je tiens plus que jamais à ce
qu'il soit heureux? :» lui dit-il tout bas.
Élevant ensuite la voix : c Vous n'êtes plus fatiguée, je
l'espère , reprit-il , et voys ne gardez pas rancune à notre
Versailles de vos mésaventures de la matinée. Allons, ma
belle enfant , faites un bout de toilette, si bon vous semble ;
ïotre père va passer son bel uniforme , et tous trois nous
irons au parc , voit les illuminations , et même faire un tour
dans la grande galerie du château, où j'ai mes entrées. :»
Pendant que ces paroles s'échangeaient entre son ami et
sa fille , Dampierre , resté à table , avait avisé" du coin de
l'œil le verre presque plein, envoyé par lui si injustement en
exil. Il l'en faisait revenir' peu à peu, et, quand Pardaillan
acheva sa péroraison, la paix était faite entre le vin de
Houssillon et le lieutenant des chasses de la capitainerie de
Gompiègne.
Au moment de partir, Dampierre se sentit la tête lourde et
embarrassée. Il jugea prudent de rester au logis ; mais ne
voulant pas priver sa fille du spectacle fçerique des^illumina-
ttons, il la confia en toute sécurité à la protection du noble
capitaine.
D'autres événements d'une nature plus étrange étaient ré-
servés à ma grand'tante durant son court séjour à Versailles,
et devaient décider de son sort comme de celui de Charles
^oisy et de M. de Pardaillan lui-même.
Où Adèle voit son propre fantôme.
Adèle et son guide se promenaient' dans le parc, quand le
capitaine, à la clarté de la lune et des lampions, crut entre-
234 HISTOIRE DS MA GRAND'TANTE.
voir, au milieu de la foule, un groa ïomme qui semblait
s'adresser à lui par des signes multipliés.
Il s'approcha. C'était un cocher de Mme de Pompadour.
M. de Pardaillan apprit par lui que la marquise, en l'hon-
neur de la fête du roi, rompant àog deuil, devait se montrer
le soir même dans la grande galerie.
Le renseignement était bon, mais il fallait le rendre profi*
table.
Se diriger aussitôt de se côté, quitter le parc pour le châ-
teau, se faire jour avec sa jeune compagne à travers des
essaims de courtisans qui déjà encombraient le grand escalier,
fut pour le capitaine l'affairé d'un instant.
A peine entré, il voit un mouvement, un remous de la foule
s'opérer vers une extrémité de la galerie, c Elle est là sans
doute, 1 se dit-il.
M. de Pardaillan, en dépit de l'étiquette de cour, se sent
homme à lui parler de son affaire Doisy, du breVet d'officier,
et sur-le-champ ; mais il songe à la jeune fille qtti lui tient
le bras. Peut-il en sa compagnie aborder la royale courtisane?
Non. Cette fois il s'agit de l'étiquette de rhonneur, et celle-
là, le capitaine la connaît et la respecte.
Il installe Adèle sur un bout de banquette, en priant poli-
ment deux dames d'apparence respectable , qui se trouvent
là, de veiller sur elle; puis, tranquille sur son arrière-garde,
il marche en avant.
Les dames respectables, qui n'étaient pas âSsei vieilles
encore pour être sans prétentions, ne tardent pas à s'aperce-
voir^ des inconvénients de ce qu'on leur a donné à garder.
Elles n'accrochent plus un regard ni une salutation. Tous
les hommes qui passent admirent les traits délicats de la
jeune fille, son teint frais et ses cheveux abondants; elles ne
sont. plus inspectées qu'après coup, à la légère, et perdent
évidemment à la comparaison.
Les deux dames respectables se hâtent de renoncer à un
voisinage si dangereux.
où ADÈLE VOIT SON PROPRE FANTÔME. 2$5
Deux mousquetaires prennent leur place.
Par bonheur pour Adèle, ils ne sont pas de la bonne es-
pèce. Communs et bêtes, eux-mêmes prorinciaut, encore
encrasséS) ils ne savent adresser à la jeune fille que des ba-
lourdises incapables sans doute de la séduire , mais suffi-
santes pour Tefifrayer.
Un autre leur succède* C'est un jeune homme au costume
élégant, mais débraillé, aux allures hardies et conquéran-
ts, mais dégingandées, et dont les grands airs de cour ne
laissent pas que de sentir quelque peu le tripot et le brelan.
« Vous êtes seule, ma charmante, dit-il à Adèle.
—•Non, monsieur, répond-elle en balbutiant, comme pour
invoquer l'appui de son protecteur absent; je suis Tenue avec
le capitaine Pardaillan, qui m'a laissée.... parce que...*
— C'est justement lui qui m'envoie pour vous tenir com-
P^oHie, ma toute belle. Comment vous nomme-t-on?
"^ Adèle Dampierre, répond ingénument la pauvre fille.
— C'est ça.... Diable I beau nom! Et M. votre père appar-
tient au château.
-"Il est lieutenant des chasses, njf^nsieur.
*- C'est ce que je voulais dire. Diable ( belle position I Eh
bien, charmante Adèle, je vous ai reconnue rien qu'à vos
eheyeux. Je vous déclare, foi de chevalier d'Annezay, que
depuis feu la reine Bérénice, jamais chevelure plus délicieu-
sement plantureuse que la vôtre n'a paru à une cour quel-
^ûque. Ah! les beaux cheveux! J'en dirais probablement
autant de vos yeux, s'ils daignaient un tantinet se tourner
^emon côté. PardaiUon me les a vantés. »
A ce nom, invoqué là sous un motif si singulieï', Adèle re-
leva la tête involontairement, et la vue du chevalier, loin de
^'intimider d'abord, la rassura au contraire. Le désordre de
sa toilette, la pâleur maladive de son teint, lui inspirèrent
^^e sorte de commisération pour le pauvre jeune homme.
^Ue le crut souffrant, et cette idée suffit à lui donner con-
■ fiance.
236 HISTOIRE DE MA GRAND'tANTE.
Enhardi par les apparences , le chevalier hausse d'un ton
sa parole comme son regard. 11 se rapproche d'Adèle qui,
devenue plus clairvoyante, afin d'éviter son approche, son
contact, s'éloigne à mesure qu'il avance, et dans son trouble,
dans son émotion, recule au delà même des limites de sa
banquette et tombe.
On fait rumeur autour d'elle, on la relève : « Un verre
d'eau ! au buffet I » disent quelques voix.
Dans ce moment, par un coup de la Providence, la foule
s'entr'ouvre ; tous les promeneurs s'arrêtent; tous les hommes
se courbent, toutes les femmes font la révérence, c'est Mme de
Pompadour qui passe , entourée d'un brillant état-major de
courtisans, parmi lesquels Adèle n'en distingue qu'un seul,
l'ami de son père , le brave capitaine Pardaillan.
Elle s'élance dans cette route qui vient de s'élargir devant
elle, et se dirige vers son premier guide.
Le capitaine avait résolument abordé la marquise à chacune
de ses stations. II lui avait adressé ses compliments , es-
sayant de leur faire servir d'enveloppe à sa grande affaire,
celle du brevet d'officiel^ qu'il trouvait moyen de glisser à
travers ses lieux communs de politesse. La marquise lui avait
souri, lui avait répondu, mais vaguement, sans lui prêter au-
trement attention, sans le reconnaître, sans le comprendre,
à peu près comme Dampierre avec son vin de Roussillon.
Un peu découragé, M. de Pardaillan se laissait déborder
dans l'escorte ; il perdait du terrain, quand Mme de Pompa-
dour poussa tout à coup un cri perçant.
L'exclamation de Mme de Pompadour était pour le capi-
taine une occasion qui se pi'ésentait de se rapprocher d'elle.
11 le tentait, lorsqu'il se sentit arrêté dans son élan^
Adèle venait de le rejoindre.
En compagnie de la naïve jeune fille, le moyen de retour-
ner vers la favorite? Il n'y songeait plus et se disposait à
s'éloigner, quand il vit Mme de Pompadour lui adresser un
geste en l'interpellant :
où ADÈLE VOIT SON PROPRE FANTÔME. 237
« £h bien I monsiear de Pardaillan, n'avons-nous pas à
causer encore ? i
On s'écarta d'eux aussitôt, on leur fit place, tout en s'éton-
nant de voir la royale tutrice, la gouvernante maîtresse, por-
ter l'esprit des affaires jusque dans les réunions de fête.
Adèle, le capitaine et la marquise formèrent un centre
autour duquel le reste gravita respectueusement à distance.
Celle-ci reprit alors :
< Je me rappelle parfaitement ce dont il s'agit, monsieur ;
De vous ai-je pas même à ce sujet accordé une audience ?
C'est pour les cadres d'un nouveau régiment de cavalerie que
le roi vous a chargé de former, n'est-il pas vrai? *
Et tandis qu'elle parlait, et tandis que le pauvre capitaine,
fort embarrassé de sa position entre ces deux femme3 si dis-
semblables, tentait de faire mieux comprendre le vrai motif
<{e ses incessantes sollicitations, la marquise, sans lui prêter
plus d'attention qu'auparavant, tenait ses yeux fixement at-
tachés sur la jeune fille, palpitante' sous son regard, et à
plusieurs reprises, elle murmurait avec un accent plein d'é-
motion :
( Mon Dieu I mon Dieu I >
étonné du vif intérêt qu'elle semblait prendre à ses expli-
cations, le capitaine commençait à s'embrouiller dans ses
phrases, lorsque l'interrompant :
' C'est bien, c'est bien, monsieur, lui dit-elle ; faites-moi
^ne note sur tout cela. > Et désignant Adèle : c Cette enfant
^^ l'apportera demain, à mon lever. »
Adèle et le capitaine firent un soubresaut.
« Je le désire ; je veux la voir encore, reprit la marquise ;
vous l'accompagnerez si bon vous semble, monsieur de Par-
daillan. Adieu, ma mignonne. >
Un seul mot prononcé à l'une des portes de la grande gale-
rie de Versailles venait d'imprimer une nouvelle secousse à
la foule.
Où avait annoncé le roi.
838 HISTOIRE DE MA ORAND^TAIfTB.
La marquise se hâta d'aller au-devant de Louis XV.
c Eh bien I était-ce beau? demanda le lieutenant des chas-
seurs quand sa fille et son ami rentrèreat au logis.
— SuperbOf > répondit le capitaine en se jetant sur un
siège d'un air de mauvaise humeur; et il raconta ce qui s'é-
tait passé relativement à la marquise, c Tu vois, ajouta-t-il
d'un ton ironique, qu'il ne tient plus qu'à nous d'obtenir
dès demain la nomination de notre jeune homme.
-^ C'est fait alors, dit Bampierre.
— C'est plus loin de se faire que jamais, répliqua l'autre.
K'as-tu donc pas entendu que la marquise veut revoir ta
fille? que c'est ta fille qui, cette fois, doit présenter le pl&cet?
T- Mais je ne yefuse pas, interrompit Adèle, quoique cer-
tainement on soit bien mal à son aise au milieu de tout ce
beau monde-là,
— Votre bon vouloir ne suffit pas, mon enfant, dit Par-
daillan ; votre père refuse pour vous.
— Moi, pas du tout I exclama à,son tour Bampierre, que le
vin de Roussillon dominait encore et rendait plus accommo-
dant. Ça sera drôle, ma fille ira voir Mme de Pompadour,
tandis que j'irai faire ma visite au roi.... Pourvu que le roi
n'ait pas entendu parler de la figure que j'avais sur ce cheval
de bois.... il serait capable de me rire au nez.... Bastl >
Le capitaine le regarda fixement, et se tournant vers la
jeune fille : c Savez- vous, Adèle, ce que c'est que Mme de
Pompadour?
— Mais.... c'est une marquise.
— C'est.... c'est une vilaine femme.
— Tfi n'es plus connaisseur, mon vieux, dit Bampierre.
Jolie femme, jolie femme 1 au contraire, i
Et il se mit à rire aux éclats.
te capitaine haussa les épaules, et s'adressant de nouveau
à la jeune fille ; c II faut que vous compreniez bien, mon en-
fant, l'importance de cette visite qu'on attend de vous. La
marquise.... n'est pas une femme cumme une autre; 1a ^^^'
où APÈLE VOIT SON PROPRB FANTÔME. 239
qaise a'est une grande dame que par coutrebande, que....
comment vous diraîs-je? C'est..., c'est la maîtresse. du roi,
enfin!
— Ahl » fit Adèle d'un air indécis. Puis, après un moment
de silence : < Je ne comprends pas bien, dit-elle. Est-ce que
le roi a encore des maîtresses à son âge ?
^ Mais à quarante- sept ans on n'est pas.,..
— Elle croit qu'il s'agit d'une maîtresse de olayecinl cria
ûampierre en riant plus fort, tous ayez bien fait de revenir,
îoo^ m'amusez ; je m'ennuyais tout seul.
^ Non, mon enfant, reprit Pardaillan avec gravité, ce
n'est pas une maîtresse de clavecin, c'est... c'est.... l'amou*
reus6 du roi ! et le roi est marié et elle aussi I Gomprenez-
Tous maintenant? >
La pauvre villageoise baissa les yeux, et sa rougeur ré-
pondit pour elle.
Cependant, relevant bientôt le front d*un air mutiné :
« Si c'est une mauvaise fem^ie, comme vous; le dites,
pourquoi coarez-vpus donc toujours ^près eUe?
— Bien répondu I «
£t Daoïpierre se roula sur son fauteuil*
c Permettez, mon enfant, dit le capitaine, distinguons t
moi, je ne suis pas une jeune fille.
-- h le sais bieUt
*- Parbleu I... vous m'amusez de plus en plual Ohl que
^01)3 ayez donc bien fait de revenir 1
r- Je vais à elle, comme tout le monde, pour les affaires
de l'État, car c'est elle qui gouverne 1 J'y vais, non pour moi,
niais pour un autre, et, puisque vous avez entendu ma
confidence à votre père, je puis le répéter, j'y vais pour
lui faire réparer une injustice dont elle ^st la cause pre-
mière. »
Adèle sembla réfléchir, puis d'un ton de résolution ;
< Eh bien! c'est pour pela aussi que j'irai I Refuseres^yous
de Qu'associer à votre benne action?
240 HISTOIRE DE MA GRAND'tANTE.
— Elle a raison, dit le père en s*attendrissant tout à coup.
Bien, pauvrette! c'est très-touchant, ce qu'elle dit là. Yiens
m'embrasser. II ne s'agit pas ici de faire la bégueule^ mais
d'être utile à ce brave garçon qui lui a fait son portrait, et
pour rien! Ce sera le payement de sa peinture. Au bout du
compte, la marquise ne la mangera pas! Ohl si c'était le
roi.... un instant, sire; de ce côté, nous ne voulons pas diri-
ger vos chasses, et encore moins fournir le gibier. D'ailleurs
ne seras-tu pas là, Pardaillan?
— Sans doute, mon père a raison; que puis-je craindre?
Notre voyage à Versailles aura du moins été utile à.... quel-
qu'un.
— A la bonne heure ! dit le capitaine, ^oi, j'avais cru de-
voir vous avertir; mais si tous deux vous êtes d'accord, je
ne demande pas mieux. Vive le roi! mon maréchal des logis
sera officier. A demain donc, mon enfant. »
Le lendemain, vêtue de blanc comme une première com-
muniante, Adèle fut conduite vers la partie du château où se
trouvaient les appartements de la favorite.
A chaque salon qu'elle traversait, elle était forcée de s'ar-
rêter, tant elle se sentait défaillante. Durant une longue nuit
sans sommeil, elle avait réfléchi aux paroles de M. de Pardail-
lan. Un instinct d'amour lui en avait fait comprendre la portée.
Que pouvait-elle avoir à démêler avec une femme pareille?
Cette femme, pourquoi, la veille, l'avait-elle regardée avec
tant d'attention? Pourquoi avait-elle voulu la revoir encore?
Elle ne trouvait de réponse à aucune de ces questions; et le
mystère qui environnait cette visite la lui rendait encore plus
redoutable.
Son amour pour Charles Doisy fut plus fort que le reste. Il
fallait qu'il fût officier. Pour lui, comme pour elle, s'armant
de courage, elle parvint à vaincre sa timidité native, et à
maîtriser les révoltes de sa pudeur.
Quand le capitaine et sa jeune amie furent introduits au-
près de la toute-puissante marquise, celle-ci était à sa toi-
où ADÈLE VOIT SON PROPRE FANTÔME. 241
lette. Une de ses femmes, après avoir lavé ses cheveux dans
de Teaa parfumée, les couvrait de poudre à la maréchale; une
autre étalait sur les meubles des robes de soie, de dentelle ou
de brocart, pour qu'elle eût à choisir ; une troisième essayait
la coiffure du jour sur une tête à poupée , pour qu'elle pût
juger de l'effet, etj'ornementait de fleurs ou déplumés, selon
que le coup d'œil de sa maîtresse approuvait ou rejetait.
A gauche de la toilette se tenait assis un beau jeune ecclé-
siastique, en manteau court, en bas violets, portant un rabat
en point de Venise et des joyaux à chacun de ses doigts.
C'était un évéque récemment nommé. Il tenait à la main une
petite pelote de velours, toute couverte d'épingles d'or, et la
présentait alternativement , soit à la dame , soit à la sui-
vante.
Vers la droite, on voyait, debout, un homme à la haute
prestance , décoré de plusieurs ordres et portant en sautoir,
par-dessus sa veste richement brodée, le large cordon du
Saint-Esprit. C'était le ministre de la guerre qui venait con-
sulter et prendre des ordres.
La marquise, tout en se mirant, tout en s'épinglant, tout
en jetant des regards négatifs ou approbatifs vers la tête à
poupée ou vers les robes accumulées devant elle, échangeait
avec l'évêque et le ministre des paroles tour à tour graves
ou enjouées, quand les noms de Mile Dampierre et du capi-
taine de Pardaillan lui furent articulés baà à l'oreille; elle
tressaillit , se leva , et d'un geste fit signe à l'évêque et au
ministre de s'éloigner.
Ceux-ci, après un salut profond, se retirèrent dans un pe-
tit salon attenant au cabinet de la marquise, et là ils atten-
dirent qu'il lui plût de les rappeler.
A peine avaient-ils disparu que Mme de Pompadour, se re-
tournant brusquement, s'élança vers Adèle, qui venait d'en-
trer, la prit dans ses bras , la baisa au front , et la contem-
plant dans une sorte d'extase douloureuse :
« Ma fille! » s'écria-t-elle.
248 k
242 HISTOIRE DE MA GRAND*TÂNTE«
A cette exclamation) dont elle ne put comprendre le sens,
la pauvre enfant , déjà jetée hors d'elle-même par toutes ses
émotions précédentes , subitement atteinte d'une de ces fai-
blesses nerveuses auxquelles elle était sujette, s'évanouit entre
les bras ouverts pour la recevoir.
Les femmes s'empressèrent; le capitaine, désespéré et qui
la croyait déjà morte , aida à la déposer sur un sofa, poussa
des soupirs haletants, frappa du pied , laissa même échapper
quelques jurons, se souvenant à peine du lieu où il était, et
ne cessa de lui prodiguer ses soins que lorsqu'il s'agit de
couper les lacets de son corsage.
Il se retira alors dans un coin de l'appartement , ne sa*
chant plus ni ce qu'il devait penser ni pourquoi il était venu.
Presque inanimée, la jeune fille était étendue sur le sofa;
ses yeux restaient fermés ; ses cheveux, déroulés, retombaient
en désordre sur sa poitrine, pâle comme son fronts
c Ohl laissez-la un instant ainsi 1 supplia la marquise;
c'est ainsi que, pour la dernière fois , j'ai vu mon Alexan-
drine, à qui elle ressemble tant I »
Et elle éclata en sanglots.
Par son ordre on alla chercher une couronne de roses
blanches, précieusement déposée dans un coffre de deuil, dans
un coffre qui renfermait les seules choses qui lui restaient de
sa fille : de blonds cheveux, des fleurs fanées, un mouchoir
trempé de ses larmes et teint de son sang.
Mme de Pompadour n'était plus la belle et omnipotente fa-
vorite; alors, c'était une pauvre femme à qui il n'était per-
mis d'être mère qu'en cachette ; une femme qui, à force d'a-
dresse, de beauté et d'ambition, avait fait son esclave d'un
•roi; mais à cet esclave elle devait des sourires et de la belle
humeur. Devant lui, comme devant les autres, il lui fallait
cacher ses larmes , étouffer ses douleurs , contenir ses élans
de maternité. Ne devait-elle pas rester belle pour plaire au
maître? Ne devait-elle pas plaire au maître pour gouverner
l'État ? Pourquoi aurait-elle pleuré sa fille? Ce n'était point
où ADÈLE VOIT SON PROPRE FANTÔME. 243
celle de Louis XV; c'était celle de M. d'Étiolés.... Qu'impor-
tait au roi?
Quand on eut déposé entre ses mains la couronne de roses,
elle la plaça sur la tête d'Adèle, comme, quelques semaines
auparavant, elle ^l'avait placée sur la tête de son Alexan-
drine. '
C'avait été une volonté de la mourante.
Elle se reprit alors à contempler de nouveau cette étran-
gère qui lui rappelait de si doux et de si poignants souvenirs.
Ses larmes coulèrent avec plus d'abondance, et, par cet élan
sympathique qui rapproche toutes les conditions devant une
pensée de mort, ses femmes s'agenouillèrent et pleurèrent
avec elle.
Adèle revenait à la vie; ses sens commençaient à sortir de
leur anéantissement passager, et un seul bruit, celui des san«
glots, venait frapper son oreille. Les idées pleines de confu-
sion encore, elle ouvrit les yeux. Des femmes inconnues
étaient làf à genoux, se lamentant. Elle essaya de se lever et
retomba aussitôt eu poussant un cri.
Elle venait de voir dans une glace une jeune fille, le teint
livide, avec une couronne et des vêtements bla^cs comme un
linceul. Cette jeune fille avait ses traits. Ëtait-ce donc son
spectre qui venait de lui apparaître ?
Et elle entendait autour d'elle des voix gémir et répéter ;
« Pauvre enfant I Pauvre enfant! Mourir si jeune 1 si belle!
Pourquoi l'avez-vous rappelée à voiys , mon Dieu ? »
Adèle referma les yeux, et de ses paupières deux larmes
jaillirent.
Elle se pleurait elle-même.
Revenue tout à fait de son évanouissement , rendue au
sentiment de sa position réelle , elle ne put cependant se dé-
fendre d'une terreur secrète en songeant à son fantôme qu'elle
avait* vu.
La marquise prodigua de nouveau ses caresses à Adèle;
elle l'interrogea avec bonté sur sa famille, sur son pays, sur
« N
^kk HISTOIRE DE MA GRAND TANTE.
ses espérances de fortune. Adèle ne put articuler un mot. Ce
fut le capitaine qui se chargea de répondre pour elle.
Au moment de la quitter, Mme de Pompadour lui glissa
au doigt une bague d'un grand prix. La jeune fille s'en aper-
çut à peine, et le remercîment n'arriva que jusqu'au bord de
ses lèvres.
Perdant la mémoire du puissant motif qui lui avait fait
risquer son aventureuse démarche, elle saluait pour prendre
congé, quand M. de Pardaillan, entravant sa sortie, se hâta
de lui dire :
c Et le placet ? »
A ce mot, Adèle recouvre tout à la fois la mémoire et la
parole.
c Oui! Ahl de grâce, madame, s'écrie-t-elle, soyez bonne
pour lui I II l'a si bien mérité I D'ailleurs il vous a sauvé la
vie peut-être, car c'est lui, lui seul, madame, qui a retenu le
cheval I
— De qui et de quoi s'agit-il donc? » demanda la marquise
en souriant de cette animation subite, dont elle n'eut pas de
peine à démêler la cause première.
Le capitaine expliqua tout et présenta sa pétition.
Après l'avoir parcourue :
« Notre intéressant libérateur n'aura pas perdu pour at-
tendre, » dit la marquise de l'air le plus gracieux.
Elle sonna et fit mander le ministre de la guerre, qui se
trouvait justement sous sa main.
c Monsieur de Paulmy, lui dit-elle, vous devez avoir quel-
que lieutenance de cavalerie à votre disposition ?
— Et à la vôtre , madame , répondit le galant ministre en
s'inclinant.
— Eh bien donc , faites droit à ce placet, et sur-le-champ.
Nous vous en saurons gré, notre cousin. »
Le lendemain, Dampierre et sa fille retournèrent à Béthizy,
enchantés de la façon dont avait tourné la visite à Mme de
Pompadour.
UN CACHET NOIR. * 245
VII
Un cachet noir. ,
A peine étaient- ils de retour de leur voyage de Versailles,
qae Martine Brulard, qui depuis longtemps n'avait pas mis
les pieds au cbàteau de la Douye, y arriva.
Martine avait des chagrins; ses yeux rouges et son air ef-
faré le disaient assez. -
Dès qu'elle se trouva seule avec Adèle, elle éclata.
Son père venait d'apprendre par un hussard de Berchiny
que Charles Doisy , après s'être signalé au coinbat de
Hamelen, y avait reçu une blessure grave.... mortelle sans
doute.
A ce coup de foudre inattendu, à cette nouvelle qui mena-
çait de renverser toutes ses espérances de bonheur, Adèle
se jeta dans les bras de Martine en fondant en larmes.
Martine, qui était venue chercher des consolations, et
peut-être faire montre de sa douleur, se trouva vivement
blessée en voyant Mlle Dampierre plus désolée qu'elle-même,
et elle la quitta, persuadée que plus que jamais elle avait en
elle une rivale et non plus une amie.
Adèle, de jour en jour, devenait plus triste et plus abattue ;
elle passait des heures entières devant son portrait peint
par Charles Doisy.
Un matin, le lieutenant des chasses ^reçut une lettre ca-
chetée de noir. Il déjeunait en tête à tête avec sa ûlle, lors-
que cette lettre lui fut remise par Mariette.
Dès qu'Adèle vit le cachet de deuil, sa pensée se reporta
naturellement vers Charles Doisy, mortellement blessé au
combat de Hamelen, au dire de Martine; faisant un effort
pour vaincre la violence de ses émotions, elle se disposait à
interroger son père; mais en voyant l'agitation subite, la
246 HISTOIRE DE. MA GRAND'tàNTE.
Stupéfaction douloureuse qui venait de s'emparer de celui-ci
au milieu de sa lecture, soû cœur se comprima et les paroles
expirèrent glacées sur ses lèvres....
c Qu'est-ce donc? de quoi s'agit-il? murmura- t-elle enfin,
mais d'une voix si faible, tellement éteinte, que Dampierre
devina l'interrogation plutôt au regard qu'à la voix.
— Rien.... ce n'est rien, i dit-il en se levant de table brus-
quement et en laissant là son repas à peine commencé.
Chez un homme tel que lui, parfait appréciateur des plai-
sirs sensuels, et dont lés petits événements malencontreux
de la vie n'avaient jamais eu le pouvoir de troubler le ro-
buste appétit, cette'fuite de table, ce mouvement d'abnéga-
tion eût suffi seul pour annoncer un grand malheur.
« C'est un ordre.... oui, reprit-il d'un ton grave et solen-
nel qui n'était guère dans ses habitudes, un ordre I auquel je
dois obéir, et sur-le-champ. »
Il appela son valet, lui ordonna de seller son cheval, et lui
adressa diverses recommandations qui devaient suffisamment
faire pressentir qu'il ne rentrerait pas de quelques jours.
Adèle resta muette, le regarda avec des yeux terrifiés ;
mais elle ne lui fit pas une seule objection.
Tandis qu'il était monté à sa chambre pour quelques pré-
paratifs indispensables, Adèle résolut de l'y rejoindre. Arri-
vée devant la porte, elle n'osa entrer; elle ne le put pas. De
même que ses lèvres étaient- restées muettes, ses jambes de-
meuraient immobiles. Qu'allait- elle dire à son père? L'inter-
roger sur le sort de Charles?
Elle eut peur de la réponse qu'il pouvait lui faire. £lle eut
peur du coup qu'elle pouvait recevoir 1
Et comme elle se tenait là, indécise, perplexe, mais ne pou-
vant cependant supporter ce doute qui la torturait, elle en-
tendit son père marcher à grands pas en poussant de longs
soupirs, et le mot : c Mortl mort 1 » articulé avec un profond
accent de douleur, vint frapper son oreille.
« Qui donc est mort? s'écria-t-elle en se précipitant dans
UN CACHET NOIR. 247
là chambre et eu' recouvrant tout à la fois le mouyement et
la parole; M. Charles?... )
La main de M. Dampierre descendit rapidement sur la
bouche d'Adèle.
f Que ce nom ne soit plus prononcé entre nous, pauvrette,
lui dit-il. Oublions-le ; si, comme moi, tu ressentais quelque
amitié pour lui, efface-la de ta mémoire, qu'il n'en soit plus
question I Ëntends-tu? Jamais l jamais I >
Il prit sa fille entre ses bras, lui baisa les yeux, la recom-
manda aux soins de Mariette, monta à cheval et partit.
Maintenant, par une de ces bizarreries si fréquentes au
milieu de nos douleurs, car nos douleurs, comme nos joies,
sont capricieuses et fantasques, Adèle cherche à rentrer dans
son doute. Un cachet noir apposé sur une lettre a suffi pour
lui faire croire à la mort de Charles ; et quand le cri échappé
à son père, cette phrase sur Doisy, qui ne peut avoir pour
elle qu'un sens positif, quand tout enfin a semblé concourir
à justifier ses pressentiments, à la confirmer dans sa croyance,
cette croyance, elle la repousse.
A son âge, on voit l'espérance pénétrer jusque dans la
tombe des morts.
« Lorsque j'ai rapporté à mon père le propos de Martine
relativement à la blessure de Charles, se dit-elle, à peine s'il
a paru y prêter attention. Pourquoi se serait-il ainsi troublé
aujourd'hui devant un résultat qu'il devait prévoir t Puis,
feu quoi cela pouvait-il l'obliger à s'éloigner d'ici, et pour
plusieurs jours? Cependant il m'a dit de l'oublier.... « MortI
c mort! » s'est-il écrié. Qui donc est mort, si ce n'est lui?Ohl^
la lettre! cette lettre seule pourrait me dire toute la vérité!»
Cette lettre, elle la cherche, pensant que, dans sa précipi-
tation, son père a peut-être négligé de la garder et de l'em-
porter avec lui; mais elle ne la trouve pas.
£lle songe alors à Mariette; peut-être aussi son père, au
moment du départ, quand il est descendu seul de sa cham-
bre, n'a-t-il pas craint de s'expliquer devant sa vieille ser-
248 HISTOIRE DE MA GRAND'TANTE.
vante. Alors elle interroge la Picarde, laissant éclater devant
elle ses craintes et même sa douleur.
< Ëcoutez, not' demoiselle, lui dit Mariette, faut pas ainsi
s'entretenir en graud'crémeur sans raison ni bon sens. Si ce
garçon est guari de sa navrure, n'y a plus de danger ; alors
tenez- vous coite; s'il est défunt, n'y a plus de remède; à quoi
bon larmoyer? Ne devons-nous mie chacun itou en faire au-
tant? Vous duit-il tout savoir au certain, pour vous désoler
tout de suite et vous consoler plus vite ? A la bonne heure! -
on peut amoyenner la chose. Cil qui peut vous en dire long
n'est pas loin ; c'est père Hubert, le rouisseur : il est appert
en art magique, le vieux madré I vez-le. »
Adèle refusa d'arriver à la certitude avec l'aide du sorcier.
Puisant momentanément des forces dans l'excès de son
désespoir, ello se rendit d'elle-même, à pied, à la fermie des
Brulard; elle courait risque d'y rencontrer le^vtcua? fouis-
seur, sans doute, mais ce n'est pas lui qu'elle y allait cher-
cher ; c'était Martine, et ce fut Martine seule qu'elle y trouva,
La fîlle du meunier chantait alors à tue-tête, de l'air le plus
joyeux du monde,
La voix d'Orphée, malgré tout ce qu'on en raconte, ne ma-
nifesta jamais sa. puissance d'une façon plus merveilleuse que
ne le fit en ce moment la voix fausse et discordante de Mar-
tine; jamais les symphonies d'Haydn ou de Beethoven, les
accords les plus enivrants de Mozart, d'Auber et de Rossini
ne retentirent aux oreilles d'un mélomane fanatique avec ac^
tant de charme qu'Adèle en trouva au vieil air si impitoya-
blement écorché alors par la fille Brulard ; Byron, Hugo et
Lamartine, dans leurs plus grands jours d'inspiration et de
lyrisme, n'ont jamais laissé tomber des strophes d'un plus
formidable effet que celui produit par ces vers si simples :
On vend de la tiretaine ,
De la soie et du velours, etc.
Le reste à l'avenant.
UN CACHET NOIR. 249
Adèle, palpitante, s'était arrêtée sur le seuil de la chambre
occupée par Martine; elle écoutait dans une sorte de ravis-
sement extatique ce chant trivial , comme elle eût écouté les
cantiques des anges ou la voix du Christ au tombeau de
Lazare.
Pour elle, la voix de Martine venait de ressusciter un
mort.
Se précipitant dans la chambre :
c U est donc sauvé? s'écria-t-elle.
— Ah! vous m*avez fait peuri dit, avec un soubresaut,
Martine qui ne s'attendait pas à cette visite. Qui donc est
sauvé ?
— Mais lui.
— Qui, lui?
— M. Doisy.
. — M. Doisy? hein.... plaît-il?... pourquoi sauvé? reprit la
fille du meunier dans un trouble évident.
— U n'est pas mort, du moins, poursuivit Adèle.
— Mort... lui?... qui donc a pu vous dire....
— Mais vous , Martine , ne m'avez- vous pas parlé d'une
blessure mortelle reçue par lui dans la ville d'Hamelen?
— Ah I oui, oui..., pardon ! c'est que je pensais à tout autre
chose , ) répondit l'autre en se remettant de son trouble mo-
mentané; et, d'un air plus calme, elle ajouta : c Au fait,
après ce qui lui est arrivé , il pourrait bien n'être plus de ce
monde.... je l'ai même entendu dire, et, pour votre gouverne,
mam'zelle, vous ferez bien de le croire ainsi , voire même de
le répéter au besoin. »
Adèle la regarda d'un air stupéfait; puis, tombant sur une
chaise :
c Et vous chantiez, Martine!
— Pourquoi pas? Faut-il donc toujours être en pâmoison?
Ça ne me va pas , à moi. D'ailleurs je suis contente aujour-
d'hui : je vais me marier. Oui , mam'zelle, et bientôt, je l'es-
père ; mon père y consent, il ne s'agit plus que de patienter
250 HISTOIRE DE MA GRAND'tANTE.
un peu; car nous nous marions, nous autres! :^ ajoutâ-
t-elle en se redressant de toute la hauteur de sa fausse
vertu.
Depuis sa dernière visite au château de la Douye, la fille
Brulard en avait beaucoup appris sur le compte de Mlle Dam-
pierre et sur son séjoar à Versailles. Aussi reprit-elle d'un
ton d'arrogance et de dédain :
« Vous ne m'aviez pas raconté, ma mie , à quelle occa-
sion le roi vous avait fait présent d'un diamant de si grand
prix. Pourquoi donc ne mô l'avoir pas montré? Croyez-vous
que j'en aurais été jalouse?..* Oh 1 nous autres, simples filles
de la campagne , nous nous contentons de moins ; ça coûte
trop cher.
— Gomment, le roil dit Adèle frappée de stupeur; le roi!
je ne l'ai même pas vu.
. — Je le souhaite pour vous, ma chère ; mais qui donc vous
aurait remis ce joyau?
— Mais.... Mme la marquise.
— Ah! la Pompadour? Au faitj reprit Martine avec une
ironie grossière qu'elle croyait devoir être piquante , on se
convient, on se rapproche selon les goûts qu'on a. Vous voyez
le beau monde, à ce qu'il paraît, à présent? Je pourrai bien
le voir un jour aussi; mais à d'autres conditions.... qui
sait?.*» Mon mari peut devenir.... »
Elle sô retint tout à coup et se reprit à chanter comme si
elle était encore seule. .
Le meunier Brulard survint, et, avec sa brutale franchise,
il renchérit encore sur les propos de sa fille.
c Retourne à toii rouet , près de ta mère ; hors d'ici ,
Martine! il ne te convient pas de causer plus longtemps
avec les belles demoiselles dé château. Tiens-toi à ta place ;
chacun à la sienne ! » £t| se retournant vers la nouvelle
venue , restée interdite devabt ce double accueil : t Je ne
vous prierai pas d'eùtrer chez ma femme, dit-il; mais j'es-
père avoir la plaisir , je ne dis pas l'honneur , de vous
UN CACHET NOIR. 251
revoir quand j'irai porter mes redevances à votre digne
homme de père. »
Le meunier et Isa fille s'éloignèrent; Adèle resta seule.
VIII
Trois brins de chanvre.
Raillée, insultée , chassée , sans avoir pu même appeler la
plus faible lueur sur le doute qui la tuait , Adèle sentait sa
raison près de s'égarer au milieu du chaos de ses pensées
douloureuses. Certes, elle avait déjà connu le malheur, puis-
qu'elle avait perdu sa mère ; mais, de tous les étonnements
pleins d'amertume que le mauvais destin pouvait encore lui
tenir en réserve , celui de se voir méprisée , méprisée mora-
lement, était le plus grand-, le plus inattendu de tous. Elle
n'ignorait pas combien de formes différentes le malheur peut
revêtir pour arriver à nous; mais jamais elle n'eût soup-
çonné devoir le rencontrer sous celle du mépris.
A ses émotions, à ses tressaillements de pudeur, si un sen-
timent réel de honte pénible s'était mêlé jamais , c'avait été
surtout dans cette matinée où la rusée Martine l'avait réduite
à se montrer aux yeux du jeune soldat tout inondée de la
bourbe des marais. Aujourd'hui , ce n'est plus son vêtement
d'emprunt , son tablier de grosse toile que la fille Brulard
éclabousse d'une fange impure ; c'est sur l'enveloppe même
de son âme, sur sa robe virginale, sur son manteau de chas-
teté, qu'elle jette à pleines mains les immondices corrosives
de la calomnie.
c Mon Dieul si Charles n'a pas cessé de vivre, faut-il
que ce bruit fatal arrive jusqu'à lui! Doit-il donc , lui aussi,
mépriser la pauvre Adèle qui n'eut dans sa vie qu'un instant,
d'audace et de résolution? et à son profit 1 Mais non, ma
262 HISTOIRE DE MA GRAND'tANTE.
crainte est vaine ;, près de lui , on ne peut rien contre moi ,
car Charles n'existe plus sans doute I »
Et elle n'échappa ainsi à une douleur que pour tomber sous
\ine douleur plus grande.
S'il vivait cependant I sll devait vivre encore assez pour
entendre une voix lui dire à Toreille : « Ton Adèle a cessé
d'être une honnôt*e fille ; tu voulais t'élever pour être digne
d'elle, et elle était indigne de toi I » Ah 1 s'il vivait, ne fût-ce
que pour quelques jours j eh bieni elle se sentirait la force
d'aller le rejoindre pour s'agenouiller devant son lit de dou-
leur et le consoler par sa justification. Quoique la calomnie
vole d'une aile rapide , elle arriverait à temps pour lui crier ;
« Charles , je suis innocente I Ce que j'ai fait, je l'ai fait pour
vous et en restant digne de vous 1 J'en prends à témoin celui
dont je n'ai fait que seconder les vues généreuses, cet homme
devenu pour vous un bienfaiteur, un second père, votre an-
cien capitaine, l'ami de mon père, M. de Pardaillan enfin,
dont l'honneur vous répondra du mien I » Cette démarche,
elle oserait la tenter 1 Elle l'oserait ; car, sous la double com-
motion qu'elle vient de ressentir , une incroyable énergie
semble vouloir prendre la place de ses habitudes timides et
craintives. Oui, elle va rentrer au logis de son père), lui
tout dire, lui tout avouer; qu'il l'accompagne, et elle part !...
Mais son père.... son père, c'est lui qui est parti.... parti
en emportant cette lettre fatale qui l'instruisait de la mort
de Charles I
Sous le poids accablant de cette double et désolante pensée
de mort et de déshonneur, elle s'éloignait de l'habitation du
meunier , marchant devant elle au hasard , quand , arrivée
sur les bords de la rivière d'Autonne, elle aperçut un homme
enfoncé dans l'eau à mi-corps.
Cet homme, elle le reconnut bientôt au dandinement de sa
tête, à ses cheveux vert pâle distribués par touffes sur un
front chauve.
Distraite, effrayée même par cette rencontre inattendue»
TROIS BRINS DE CHANVRE. 253
Adèle ne vit pas une femme dont la jupe de futaine et le haut
bonnet k la picarde disparurent derrière une haie aussitôt
qu'elle se montra.
Le vieux rouisseur paraissait alors occupé à déplacer ses
gerbes placées au fond de son routoir'.
Celui du père Hubert était séparé de TAutonne seulement
par le chemin que suivait la jeune fille. Elle ne put donc
éviter de passer près de lui; mais elle le fit les yeux baissés,
le visage tourné vers la rivière, autant pour cacher son
trouble qu'à cause de Tespèce de terreur dont elle ne pouvait
se défendre à l'aspect du vieillard.
Songeant cependant aux derniers conseils de Mariette,
elle ralentit sa marche , sans l'interrompre toutefois.
Déjà elle était au delà du routoir^ lorsque s'ayenturant à
jeter un regerd furtif derrière elle , elle vit le sorcier, les
bras croisés, la tête ballante, qui la suivait de l'œil d'un air
d'intérêt et de compassion.
Elle hésitait encore, quand elle l'entendit murmurer des
paroles confuses , au milieu desquelles son nom seul ressor-
tait distinct.
Revenant aussitôt sur ses pas :
c Vous m'avez appelé , père Hubert ? dit-elle ; pardon de
ne vous avoir pas vu d'abord.
. — Oh! que vous m'aviez ben vu, mam'zellel à preuve
qu'ensuite vous avez détourné la tète pour essayer de me
dérober l'air de votre figure. Mais avais-je besoin de vous
voir de face pour deviner la réception qu'ils vous ont faite
au moulin....
— Quoi I vous savez, père Hubert?...
^- Beau mérite I je les connaissons si ben que je les
entendons d'ici jastoiser sur vous. Tous auriez évité ça,
mam'zelle , si vous aviez suivi de prime le conseil de vot'
servante.
4. heê routoirs sont ces flaques d*eau généralement produites parles
infiliralions des rivières, et dans lesquelles on met rouir le chanvre.
254 HISTOIRE DE MA GRAND TANTE.
— Quoi! VOUS savez aussi...?
— Ohl je sais.... je sais, reprit le bonhomme en lui je-
tant un regard en dessous, qu'il y a des choses que vous
ne savez pas et que vous voudriez ben savoir ; n'est-il pas
vrai ? .
— Oui, oui; bien vrai! s'écria la jeune fille.
— Pourquoi n'êtes- vous pas venue plus tôt? Vous n'avez
donc plus confiance dans le vieux fouisseur? »
Adèle baissa la tête.
« Les échos du pays répètent de vilaines choses, mam*zelle ;
mais les échos ont ça de bon qu'ils ne répètent que ce qu'ils
entendent dire ; ils n'y ajoutent rien. De ce côté, ils valent
mieux que les hommes. Vous désireriez leur faire changer
de ton, dites?
— Que m'importe , si celui surtout devant qui j'aimerais à
me justifier n'existe plus?
— Ah ! fit le fouisseur , vous pensez à la lettre de ce
matin ?»
Adèle ouvrit des yeux stupéfaits. Puis , joignant convul-
sivement ses mains d'un*air d'impérieuse supplication :
« Vous qui savez tant de choses , existe-t-il ? le feverrai-
je? s'écriapt-elle.
— Atteûdez et écoutez I répondit le vieillard d'un ton d'é-
trange solennité ; surtout, retenez ben ce que je vas dire,
car les paroles que je prononce à l'emblée et sous le souffle
du Maître , à peine si mon oreille les entend et si ma pauvre
mémoire les garde. Il en est d'elles quasi comme de mes
vieux rêves de l'an^passé.... Écoutez! »
Sans sortir'de son foutoir, il plongea alors profondément
seâ btas sous l'eau en marmottant des mots inintelligibles
dans un jargon cabalistique ; puis, des javelles submergées ,
il retira trois brins de chanvre, et, l'un après l'autre, du
bout de l'ongle , il les dépouilla de leur enveloppe.
« L'^corce quitte la chènevotte, murmura le sorcier en at-
tachant de temps en temps sur la jeune fille ses petits yeux
\
TROIS BRINS DE CHANVRE. 255
fauves et perçants : bien des choses s'éclairciront. La chène^
votte est rayée, et la raie du mitan est majeure 1 tous ceux
qui doivent mourir ne sojit pas encore morts. >
Rassemblant alors les lambeaux humides et grêles de l'é-
corce du chanvre, il les mâcha à plusieurs reprises comme
pour en étudier la saveur.
Personne n'ignore quelle est la puissance narcotique et
' vertigineuse du chanvre. C'est avec cette plante que les Orien-
taux composent le bang et le haschichy dont les effets^ supé-
rieurs même à ceux de l'opium, leur ouvrent des mondes
imaginaires ou les jettent dans des exaltations prophétiques.
Peut-être la feinte ne jouait-elle pas seule un rôle dans la
sorcellerie du père Hubert; peut-être les émanations de la
plante, les opérations du rouissage, auxquelles il se livrait,
agissaient-elles sur son cerveau en dehors de ses pensées
volontaires ; peut-être enfin était-il plus sorcier qu'il ne le
croyait lui-même.
Quoi qu'il en soit, après avoir quelque temps savouré la
liqueur acre et caustique contenue dans les lambeaux enlevés
par lui à la chènevotte, il les pressa entre ses doigts, les tira à
lui et les fit crier à son oreille, écoutant avec grande atten-
tion le bruit aigre et grinçant qui s'en échappait.
Entre le chanvre et le chanvrier paraissaient exister en ce
moment les rapports communs d'une langue mystérieuse et
surnaturelle.
Adèle se tenait toujours devant lui, les mains jointes et
dans une attitude pleine de perplexité et de foi ; car la pa-
role du vieillard, le timbre bizarre de sa voix, son regard
obsesseur, le mouvement régulier de sa tête, la nuit qui ve-
nait, et jusqu'à la vue de l'eau, tout contribuait à la frapper
de ce vertige superstitieux dont elle n'avait jamais été bien
guérie.
Le vieux rouisseur s'arrêta dans sa consultation, et comme
se parlant à lui-même, en paraissant répondre à une des exi-
gences de son singulier interlocuteur :
256 HISTOIRE* DE MA GRAND'TANTE.
f Oh ! oh I dit-il.... l'osera- t-elle?
— Tout ce qu'il sera en mon pouvoir d'entreprendre, je
l'oserai, père Hubert. Parlez 1
— Eh beni reprit le vieillard, écoutez donc! Un fétu de
paille vous a tout d'abord faitsonger pour la première fois
au beau jeune garçon qui vous occupe si tristement à l'heure
présente.
— C'est la vérité, répondit Adèle.
— Ces trois autres fétus qui se trouvent là, si vous faites
ce qu'ils ordonnent, pourrontbienparfairel'oeuvre du premier.
— Qu'ordonnent-ils? dit la consulteuse qui tremblait de
tout son corps.
— Cette nuit même.... cette nuit, vous entendez, achemi-
nez-vous , par la Cavée aux Anglais , vers la tour Saint-
Adrien, j»
Adèle fit un mouvement.
c Rendez-vous y seule, sans falot ni lanterne, quand tout
dormira autour de vous; soyez sans crainte. On n'est jamais
si seule qu'on le croit.
— Ensuite? dit Adèle.
— Ensuite, gravissez la montagne, et ne vous arrêtez
qu'à la place où se trouvait naguère la chapelle de Sainte-
Geneviève; vous ne la reconnaîtrez que de reste aux mar-
ches de pierre qui s'y montrent encore au milieu des
ruines.
— Ensuite? répéta Adèle.
— Enguite, si là vous priez Dieu pour les blessés, les bles-
sés guériront....
— Mais il est mortl s'écria-t-elle.
— Priez, vous dis-je; priez, et, votre prière faite, levez les
yeux, et regardez ben.... Surtout ne répétez jamais qu'au-
jourd'hui vous avez vu le père Hubert et que vous lui avez
parlé. >
Il laissa tomber au milieu du routoir les trois brins de
chanvre qu'il tenait à la main, puis il ajouta :
TROIS BRINS DE CHANVRE. 257
c Maintenant, ne m*en demandez pas plus ; je ne saurais
vous répondre : allez 1
— Mon Dieu! serait-il possible? Cette lettre ne contenait
donc point la vérité? Mais s'il est blessé, mourant, là-bas,
si loin de ceux qui s'intéresseiit à lui , qui prendra soin de
lui?... dites I»
Et elle tendait vers lui ses mains suppliantes. •
«Puis-je croire que mes prières suffiront à le sauver? Ré-
pondez.... Ahl répondez par |;râcel >
Le vieux fouisseur s'était remis tranquillement à transposer
ses gerbes ; il ne lui répondit point, sinon d'un ton dur et
colère :
c Passez vot' chemin, jeune fille, et cessez de troubler dans
sa besogne un pauv' vieillard qui ne sait ce que vous lui
voulez ! 1
IX
La chapelle de Sainte-Geneviève.
En rentrant au château de la Douye, Mlle Dampierre fut
prise d'une fièvre violente et dut se mettre au lit.
Mariette envoya à Verberie chercher le médecin. Celui-ci
commanda la diète, le repos absolu, et promit de revenir le
lendemain. Mariette voulut veiller sa maîtresse, et, malgré
ses défenses expresses, elle ^s'obstina à rester dans sa cham-
bre pour- y passer la nuit. Adèle finit par Ty souffrir.
c Au fait, se disait-elle, puis-je penser à aller seule ainsi
dans l'obscurité, parcourir ces ruines où nul, dans le pays,
n'ose s'aventurer? ces ruines où un danger vous menace à
chaque pas, dit-on, et où la béte de la Chambrerie erre dans
les ténèbres? En aurais-jela force? Comment y songer? »
Le soir venu, accablée par la fatigue et par la fièvre, elle
s'endormit. Mariette en fit autant de son côté.
258 HISTOIRE DE MA GRAND'TANTE.
Onze heures sonnaient à la paroisse de Saint-Martin de
Béthizy quand la jeune malade s'éveilla.
Un rêve venait de la transporter au fond du Hanovre et de
lui montrer Charles Doisy étendu sur un grabat, privé de
soins, de secours, et attendant la mort au milieu d'un isole-
lement affreux.
^e jetant aussitôt hors du lit, elle s'habilla silencieuse-
ment, à la hâte, en prenant toujbes sortes de précautions pour
ne point interrompre le sommeil de Mariette. ^
• c Si le père Hubert avait raison ! se dit-elle ; si mes prières
pouvaient le sauver ! Dans le doute même, pourquoi hésite-
rais-je ? »
Vêtue à peine, marchant pieds nus pour ne point faire de
bruit, elle gagna l'escalier, et, parvenue à la porte desortie,
là seulement elle chaussa ses souliers, qu'elle avait jusqu'a-
lors tenus à la main.
La nuit était froide, le terrain inégal, raboteux ; elle voyait
clair à peine, car des nuages couvraient le ciel ; mais la fièvre
la soutenait, comme auparavant le désespoir.
Elle ne devait emprunter de forces, ce jour-là, qu'à ses
souffrances physiques ou morales ; à son amour aussi, cette
autre souffrance I
En traversant le village , elle ne rencontra personne. A
cette heure, les habitants des deux Béthizy dormaient tous
paisiblement. Aucune lumière ne brillait aux fenêtres, comme
pas une étoile ne scintillait dans le ciel. Tout en s'applau-
dissant de sa solitude, elle s'en effraya. Sa raison vint à son
secours.
c De quoi puis-je avoir peur? je ne vois rien, pas même
mon ombre, et j'entends à peine le bruit de mes pas. »
Une chauve-souris décrivit ses spirales au-dessus de sa
tête, et le cri de la chouette s'éleva du côté de la forêt. Les
évolutions comme les cris de ces hôtes de la nuit lui étaient
familiers; cependant elle tressaillit involontairement; mais
elle poursuivit son chemin.
I,A CHAPELLE DE SAINTE- GENEVIÈVE. 259
Au bout de quelques pas, soit réalité, soit un effet de la
fièvre, elle crut entendre des hurlements lyigubres.... Une
cloche tintait dans le lointain.
< Ce sont les clameurs, ce sont les cloches invisibles du
Prieur maudit! pensa-t-elle. Qui donc est en danger de
mort?.... Moi, peut-être! i
Non sans peine elle reprit courage et continua d'a-
vancer.
Parvenue à la Cavée aux Anglais , elle vit , dans de grises
vapeurs, se dessiner devant elle la montagne, la tour, l«s
ruines de Saint-Adrien. Elle les avait vues mille fois le jour
et sans aucune sorte d'émotion pénible ; mais à cette heure,
et sous l'empire des idées qui s'emparaient d'elle à ce mo-
ment, les choses étaient tout autres. La montagne semblait
vaciller sur sa base; on eût cru que de nouvelles assises
s'ajoutaient à celles de la tour, qui paraissait grandir et dont
les créneaux s'éclairaient par instants d'une lueur étrange.
Les pans des ruines eux-mêmes , restés debout dans toute
leur hauteur, se mouvaient, se rapprochaient , se penchaient
l'un vers l'autre, comme autant de spectres funèbres qui au-
raient tenu conseil.
Adèle s'arrêta indécise, et peut-être allait-elle rétrograder,
si cette pensée ne s'était fait jour dans son esprit, au milieu
de ses hallucinations : € Quoi ! quand il s'agit de lui sauver
la vie ( car le Rouisseur l'a dit : c Priez, et les blessés guéri-
« ront ï), je ne pourrais vaincre un sentiment d'effroi, lors-
que pour lui. à Versailles, j'ai su triompher même d'un sen-
timent de pudeur ! Il m'en a coûté cher déjà; mais qu'il vive,
et il sera mon juge, après Dieu. »
De cet instant, ses forces purent faiblir, mais sa résolution
lui demeura inébranlable au cœur, et l'enfer armé n'eût pas
suffi à lui barrer le passage.
La nuit s'épaississait de plus en plus ; à peine si le sentier
qu'elle suivait était perceptible. Le vent qui s'était levé, se
déchirant aux angles des ruines , faisait entendre des siffle-
â60 HISTOIRE DE MA GRAND'taNTE.
ments aigus auxquels se mêlaient ces étranges hurlements
qui déjà rayaient alarmée.
Elle marcha cependant ; mais un tremblement convulsif la
prit.
Bientôt, près d'elle, elle sentît quelque chose haleter, fu-
reter, et deux yeux ardents brillèrent dans l'obscurité. Elle
tomba à genoux sur les cailloux du sentier. Les deux yeux
étincelants semblèrent aussitôt s'être implantés en terre de-
vant elle, comme de vivantes escarboucles, et un gémisse-
ment plaintif arriva à son oreille en même temps qu'une
cbaude vapeur d'haleine lui passa sur la figure. Puis la vi-
sion disparut.
Elle se releva et marcha encore ; mais sa poitrine était com-
primée, ses artères battaient avec violence, et il lui semblait
que c'était dans son cœur même que résonnait alors le tinte-
ment sinistre de la cloche invisible.
La tour, qu'elle avait perdue de vue tandis qu'elle gravis-
sait les pentes inférieures de la montagne, reparut enfin à
ses yeux; mais la vieille enceinte semblait avoir changé de
place. Elle l'avait laissée à sa gauche, elle la retrouvait à sa
droite. La courageuse enfant coupait le terrain en diagonale
pour y arriver par un chemin plus direct , quand , derrière
un monticule, s'éleva soudainement une apparition sous
forme féminine. La robe blanche du fantôme flottait au
vent ; il élevait les bras en faisant entendre conmie un appel
étouffé.
Cette seconde vision disparut comme l'autre.
Elle s'approcbait d'une haie qui semblait se mouvoir et
s'entr'ouvrir , quand le vent de la nuit prit une voix pour
lui crier à l'oreille ces mots nettement articulés ;
« Retournez I retournez I s
Elle n'en tînt compte et continua de marcher ; mais une
sueur glacée lui tombait du front , et ses dents entre-cho-
quées lui faisaient ajouter un nouveau bruit à tous ces bruits
aigus, plaintifs, stridents, qui l'entouraient.
LA CHAPELLE DE SAINTE-GENEVIEVE. 261
Elle aperçut enfin, à la lueur d'une faible éclaircie, les
marches de pierres brisées, disjointes, couvertes de mousse
et de byssus , qui , avec un fragment de muraille couronné
d'une lucarne en ogive» composaient seuls les débris de l'an-
cienne chapelle de Sainte-Geneviève.
Touchant au but , fortifiée par l'importance et les périls
mêmes de sa mission , Adèle sentit s'évanouir toutes les ter-
reurs auxquelles elle avait été en proie et dont elle avait
triomphé. Se faisant de son amour et de ses croyances un
abri contre la puissance malfaisante du démon lui-même,
tout .entière à l'acte solennel qu'elle était venue accomplir
dans ce lieu terrible, elle s'agenouilla sur ces pierres boule-
versées avec le môme recueillement qu'elle eût porté devant
le maître autel de Saint-Martin de Béthizy.
Après avoir fait le signe de la croix, joignant les mains :
c -Mon Dieu! mon Dieu I s'écria-t-elle, et vous, bonne sainte
Geneviève, soyez-moi en aide; s'il n'est que mourant, faites
qu'il vive! Quoiqu'il soit bien loin de son pays et des siens,
faites que je le revoie I j»
Ensuite, courbant le front, elle acheva mentalement sa
prière.
Quand elle releva les yeux, non sans surprise, elle vit
l'ogive de ce pan de muraille qui lui faisait face s'éclairer
soudainement d'une lueur qui ne pouvait descendre du cieL
Cette fenêtre de l'ancienne chapelle avoisinait la tour , dont
la base se trouvait à son niveau.
A cette clarté, qui venait de faire sortir de ses ténèbres le
plateau du vieil édifice féodal , Adèle vit s'élever , comme de
dessous terre, une apparition bien, autrement saisissante
que toutes celles qu'elle avait vues rôder ou se dresser de-
vant elle durant cette nuit prestigieuse. Un jeune homme,
au teint pâle, les cheveux en désordre et portant le bras en
écharpe, se montra. Le court manteau qui le recouvrait, re-
jeté en arrière , laissait voir les restes d'un costume mili-
taire, d'un uniforme de hussard.
262 HISTOIRE D£ MA GRAND^TANTE.
C'était Charles Doisy.
Muette de stupeur, les bras tendus vers lui : c Je le vois ,
se disait Adèle; mais si je vais à lui, si je l'appelle, peut-être
son ombre va-t-elle s'évanouir ! »
Dans ce moment, le jeune homme, après avoir semblé
écouter attentivement un bruit du dehors , ramassa une lan-
terne placée à l'entrée du souterrain dont il venait de sortir,
en éj^laira une des rampes du vieux château, et s'adressant à
quelqu'un qui paraissait gravir de l'autre côté un des ver-
sants de la tour :
c Est-ce toi, chère Martine? dit-il.
— Eh 1 sans doute, c'est moi, répondit une voix haletante.
Je n'y tei^ais plus! j'ai voulu venir aujourd'hui moi-même,
mon Chariot, pour t'apporter une banne nouvelle. »
Et Martine, tout essoufflée, se jeta dans les bras du jeune
homme.
^ L'Étoile de Satory.
Blessé, en effet, mais légèrement, dans l'affaire d'Hamelen,
Charles Doisy avait reçu de son lieutenant-colonel le conseil
et l'autorisation d'aller lui-même plaider sa cause auprès du
ministre.
Arrivé à Versailles le lendemain même du jour où Dam-
pierre et sa fille en étaient partis, il se présenta dans les bu-
reaux pour y réclamer son état de service. Le commis au-
quel il s'était adressé se hâta de lui annoncer qu'il venait
d'être nommé lieutenant dans le régiment d'Anjou, et lui
montra le brevet, signé par M. de Paulmy.
Le jeune homme poussa un cri de joie et, redressant fière-
ment la tête, se rendit aussitôt chez le capitaine de Pardaillan.
M. de Pardaillan travaillait avec quelques officiers de son
l'étoile de SATORt. 263.
futur régiment et avait fait défendre sa porte, lorsque son
domestique vint lui dire qu'un jeune militaire insistait yi-
yement pour pénétrer jusqu'à lui, malgré la consigne.
Au nom de Charles Doisy, il ne douta pas qu'une indiscré-
tion n'eût été commise et que son ex-maréchal des logis ne
vînt le remercier de «a récente nomination. Il ordonna qu'on
le laissât entrer.
c Je viens, capitaine, lui dit Charles, le prenant dès l'a-
bord sur le ton le plus élevé et n'adressant son salut mili-
taire qu'aux autres officiers, vous annoncer que je suis enfin
lieutenant.
— J'en suis ravi , mon brave, répondit M. de Pardaillan ,
d'autant que je sais à n'en pas douter que cette distinction
est méritée.
— Ravi? répéta le jeune^homme, la tête haute et d'un ton
de sarcasme ; j'en doute, monsieur ; car si j'ai tenu si fort à
cette distinction , méritée, ainsi que vous voulez bien le re-
connaître, ce n'a été, avant tout, que pour, avoir le droit de
vous demander raison de votre conduite lâche et déloyale à
mon égard. >
Les témoins de cette scène firent un mouvement pour inter-
venir; le capitaine les retint d'un geste, et leur dit ensuite :
c Veuillez nous laisser seuls.
— Restez, messieurs, reprit Charles Doisy ; restez afin de
pouvoir attester devant tous, s'il en est besoin, que je suis
venu ici pour demander raison à M. le capitaine de Par-
daillan de l'insulte qu'il m'a faite, de l'injustice calculée dont
il m'a rendu victime; restez I car, contre toute probabilité,
s'il refuse de me satisfaire, il faut que, devant vous, je lui
arrache ses insignes d'officier, comme il a voulu, devant
témoins aussi, me dégrader de ceux que je portais I »
Le capitaine se couvrit les yeux de ses deux mains avec un
geste désespéré.
S'il se fût trouvé seul lors de l'arrivée de Charles Doisy,
peut-être ne lui eût-il pas laissé le temps de s'engager dans
264 HISTOIRE DE MA GRAND'TANTE.
cette route fatale; peut-être même, la terrible phrase achevée,
il eût ét^ assez généreux pour oublier Toutrage et forcer par
un seul mot son insulteur à lui demander pardon. Mais une
explication n'était plus possible, ou ne Tétait du moins qu'a-
près raffaire vidée,
ff Vos armes, monsieur? lui dit-il.
— L'épée.
— Le lieu ?
— L'Étoile de Satory.
— L'heure ?
— Le temps de trouver un témoin.
— Allez donc le chercher, monsieur I
— Vous serez le mien, Blangy, » dit le capitaine en s'a-
dressant à l'un' des officiers.
Doisy ne connaissait personne dans Versailles. Pour son
témoin il dut donc se contenter du premier venu ou du plus
tôt trouvé..
En longeant les boulevards il aperçut, à travers les vitres
d'un café, un jeune beau-fils qui s'ébattait tout seul devant
un bol de punch, et semblait prendre un grand plaisir à le
faire flamber. Il entra, et le touchant légèrement du doigt :
« Pardon, monsieur, lui dit-il, j'aurais un service à vous
demander. Pourriez-vous sortir un instant ?
^— Du tout, mon cher, répondit l'autre en le toisant du haut
en bas ; si -je sors, mon punch va s'éteindre. Ne savez-vous
parler sans prendre l'air ? >
Dès les premiers mots, l'homme au punch vit de quoi il
s'agissait.
ce Très-bien, dit-il, je suis votre homme; mais asseyez-vous,
et, pour gagner du temps, aidez-moi à vider ce bol; il est payé,
je ne puis le perdre. Ici, où j'ai l'honneur d'être connu, les
drôles me font toujours payer d'avance. Allons donc I pas de
cérémonie! vous m'en payerez un autre quand nous reviens
drons.... si vous revenez. Holà! hol garçon, un verre I »
Ce flambeur de punch était le chevalier d'Annezay, fils de
l'étoile de satory. 265
bonne maison, deux fois chassé de son régiment pour cause
d'indiscipline, perdu de dettes et de débauches, mais qui,
protégé par la maîtresse du prince de Soubise, fréquentait les
antichambres de Versailles, et devait faire son chemin. C'était
lui qui, quelques jours auparavant, avait accosté Mlle Dam-
pierre dans la grande galerie du château.
« Voyons, mon gentilhomme, dit-il à Doisy quand celui-ci
eut enfin consenti à s'asseoir, d'abord à qui ai-je affaire ?
— Je suis officier, monsieur.
— Très-bien ; c'est que vous n'en'portez pas l'uniforme. Et
vous vous battez...?
— Al'épée, monsieur.
— C'est donc pour cela que je ne vous vois qu'un sabre?
— Je vais pourvoir à l'arme qui me manque.
— On ne peut mieux. Mais ce duel, est*ce pour au-
jourd'hui, pour demain ?
— Â l'instant, monsieur.
— Diable 1 et vous ne vous étiez précautionné ni d'une arme,
ni d'un témoin. £h bien, mon jeune ami, vous avez eu la main
heureuse en me rencontrant; mon temps est libre, j'ai dix
épées à votre service, et je loge dans cette maison même. Il
n'y aura pas une minute perdue I »
Le bol achevé rapidement, ils montèrent chez d'Ânnezay.
c Maintenant, tout en menant les choses vivement, ne pré-
cipitons rien, dit le chevalier. Il est bon que je sache quel
genre d'épée nous convient ; j'en ai pour toutes les circon-
stances. Est-ce à un frère, à un mari, que nous avons affaire?
Dans ce cas, l'épée moyenne, plate, courtoise, est la plus
convenable. Il est toujours de mauvais goût de tuer ces mes-
sieurs-là. Consolons les veuves, ventre de biche I mais n'en
faisons pas : elles sont parfois assez simples pour nous en
g-arder rancune.
— Pas un nom de femme ne doit être prononcé dans cette
affaire, monsieur.
— Tant mieux ; ça laisse le jeu plus franc. Encore un mot :
248 . l
866 HISTOIRE DE MA aRAND*TANTE.
nous battons'nous ayec un ami ou un eunemi? Pardon!
je ne voudrais pas être indiscret l.«. Il n'est question ici
que du choix de Tarme. Quel que soit votre adversaire, je
suis votre homme, s'agît-il de mon frère I... Je suis cadet.
— C'est avec mon ancien capitaine que je me bats,
monsieur.
— Tudieu! la longue ëpëe alors, la colichemarde pour ces
distributeurs d'arrêts forces 1 Au diable tous les capitaines !
on n'en saurait trop mettre à la réforme ; je sollicite un em-
ploi. Il faut des vacances. Vous êtes Berchiny, mon gentil-
homme. J'aimerais assez ce régiment-là; le costume est ga-
lant. Voulez-vous vous essayer la main, très-cher? j'ai un
joli coup d'arrêt en dessus à vous indiquer ; il est vif et pea
connu.
— Nous sommes pressés, monsieur.
— Oui ? Voici votre épée. En route \ »
On fit avancer un fiacre ; ils y montèrent et se dirigèrent
vers l'Étoile de Satory.
Chemin faisant : c Eh 1 dites donc, camarade, à propos,
j'oubliais.... J'ai un ami qui est Berchiny aussi.... un grand
ami, le vicomte d'Arsac... Un instant; celui-là, je n'en dois
pas hériter; au contraire, je n'en jouis qu'en viager : il me .
paye à dîner, et je lui gagne son argent au lansquenet 1 Ce
n'est pas avec lui que vous vous battez, n'est-ce pas?
— Je suis confus , chevalier, de n'avoir pas débuté par
vous dire le nom de mon adversaire; je le devais....
— Mais non!
— Il ne fait môme plus partie du régiment ^Berchiny.*..
— Tant pis I Mais qu'importe ?
— C'est le capitaine de Pardaillan.
— Pardaillan ! s'écria d'Annezay ; Pardaillan qui a refusé
de m'admettre dans le régiment en œuf qu'il est en train de
couver I Ah ! le rufien ! Je suis désolé de ne pas vous aveip
appris mon coup d'arrêt en dessus. J'aurais été ravi d'en voir
l'essai sur la peau de ce drôle qui m'a mis à l'écart ; soi-
L'jÉTOiLÈ DÉ SAtORY. 267
disant parce que je suis joueur, ivrogne, bretteur, toutes
choses parfaitement vraies : mais est-ce. avec les vestales re-
crutées par lui pour le Parc-anx-Gerfs qu'il compte composer
son régiment de cavalerie ? Gomme ça lui va* au Pardaillan,
de parler de mœurs ! ,
— Pourquoi non? Quelle que ôoii la Cavité des reproches
que j'aie à lui faire , c'est un homme d'honneur, répondit
Gharles Dois7,.qui commençait à prendre son témoin en dé-
goût, et qui, déjà touchant à la vengeance , ne s'y âentait
peut-être plus pouàsé par la même ardeur. '
— Un hjomme d'honneur! Turlututu! A d'auttès, mon gen-
tilhomme I Tous arrive* de loin, à ce qu'il me paraît, s Puis
partant d'un éclat de rire : < Il est vrai qu'en fait d'honneur,
le capitaine doit en avoir, puisqu'il en vend.
— Plâ!t-il?
— Oui, mon très-cher, il vend le sien et celui des autres....
eelui des jeunes filles surtout. Âh 1 le vilain métier ! Il vaut
mieux vendre que prendre^ dit le proverbe. Ici, le proverbe
a menti. »
£t il se mit à chanter ce noël, tout nouveau alors :
Oo vend de la tiretaine ,
De* la soie et du velours;
On vend les plac's par douzaine *,
On vend même de Tamour.
Eh! le beau mal, par ma foil
C'est pour les plaisirs du roi 1
Dolsy regarda le chanteur.
«: Que voulez- vous faire entendre par là ? lui dit-il.
— Vous ne compreiieî pas encore? Décidément, ^ous t^^
venez de très-loin.
— - Je reviens de l'armée.
C'est donc cela !
- — - Mais quel rapport peut-il J" avoit entre M. de Parjdail-
268 HISTOIRE DE MA GRAND'tANTE.
— Quel rapport? Ëcoutez le second couplet. »
Et il reprit :
Dé vingt tendrons mis en vente
Le roi seul est l'acheteur;
Pompadour est la marchande,
Pardaillan le fournisseur;
Changez de nom, Pardaillan,
Car vous voilà Paillardant,
€ C'est là une étrange calomnie 1 dit Charles. Le capitaine
a pu être pour moi injuste et cruel ; mais une faute , une
erreur peut-être, n'entache pas toute une vie. Comment ad-
mettre chez lui des vices pareils à ceux que vous lui sup-
posez? Il yient à peine de quitter son régiment oiï il était
estimé...* et....
— Mais vous n'avez donc pas entendu mon second cou-
plet? Je vais le recommencer....
— Moi, je vous répète, monsieur, que je ne puis croire....
— Allons, bon 1 au lieu de se battre avec lui, il va se battre
pour lui et avec moi 1
— Ëhl monsieur!...
— A vos souhaits, jeune homme. Je ne refuse pas de faire
plusampleconnaissance avec vous ; mais n'embrouillons rien,
je vous prie. Si nous nous battons, et que je sois tué, vous
n'aurez plus de témoin ; puis entre nous, si c'est à moi que
vous avez d'abord affaire, je vous prêterai une autre épée
plus courtoise. Je ne me soucie pas de me trouver en regard
de ma colichemarde.
— Assez sur ce sujet, et trêve de railleries, je vous prie!
répliqua Doisy d'un ton brusque et en se rencognant dans le
fond du fiacre, comme décidé à terminer là Tentretien.
— Non pasl dit le chevalier en se récriant : car, d'un autre
côté, si vous vous battez avec le Paillardant ^ il peut d'un
coup de broche vous envoyer dans l'autre monde, ce qui se-
rait très-désagréable pour moi.
— Comment, pour vous ? /
l'étoile de SATORY. 269
— Sans doute! Je ne yeux pas que vous piourièz dans Tim-
pénitence finale et en regardant le fils de mon père comme un
conteur de bourdes. Je tiens à vous prouver ce que vingt
autres pourraient vous attester avec moi au besoin ; c'est-à-
dire que, à la Saint-Louis dernière, pour ne pas remonter à
plus de trois jours, le capitaine, en pleine galerie du château,
a présenté publiquement à la marquise une jeune provinciale,
une fille sauvage de la forêt de Gompiègne, laquelle le roi
avait déjà remarquée dans une de ses chasses; que ledit
Pardaillan, ami du père, après avoir eu Tart d'attirer celui-ci
chez lui, avec sa fille, a grisé le bonhomme pour arriver plus
facilement à ses fins ; que la marquise, qui aime mieux avoir
^ingt rivales sans importance qu'une seule capable de Tin-
quiéter, ayant trouvé la petite fort jolie, mais d'apparence
peu redoutable, a voulu elle-même la présenter au roi, comme
bouquet de fête; qu'en effet, elle lui a, dès le lendemain, de
grand matin, facilité une entrevue avec Sa Majesté; enfin,
que le capitaine a accompagné lui-même jusque dans le bou-
doir de la marquise la jolie victime , qui en est sortie pâle ,
défaite, débraillée, les yeux rouges, les cordons rompus et
portant au doigt un brillant delà valeur de plus de trois mille
écus. Ce que j'avance là, ventre de biche ! j'en suis sûr ;
j'étais dans la grande galerie lors de la première présentation ;
lors de la seconde, je me trouvais de même dans l'anti-
chambre de la marquise ; le vicomte de Gharlieu, le colonel
de Bar, y étaient avec moi. Ce sont eux qui ont fait le noël
en question ; bref, ce que j'ai dit, je l'ai vu, de vtsu, testis
ocalatus ! Savez-vous le latin, camarade ?
— Et le nom de cette jeune fille, le nom de son père, mon-
sieur? demanda Charles d'une voix altérée et tremblante.
— Elle me l'a dit elle-même; Jean-Pierre, je crois.
— Dampierre?
— C'est ça 1 un lieutenant des chasses.
— Adèle? s'écria le jeune homme avec déchirement*
— Ah 1 il vous' faut jusqu'aux noms de baptême? Mais
970 fflSTOIRie DE ¥A GRAI^) -TANTE.
qu'aveZ'VQUS donci Tami? demands^ d^Annezay, ^'iiiterrom-
pant en voyant l'altéFation subite qu'avait éprouvée la figure
de sou compagnon.
-^ 7'ai.... j'ai.... répondit celui-ci en balbutiant, que je ne
puis croire encore..,. »
Ebranlé par l'air de conviction du cbevalier, maisf ne pou-
vant s'expliquer le séjour de Mlle Dampierre k Versailles,
i^on introdi^ction pbez U marquise; au souvenir de tant d'in-
nocence, se débattant encore dans ses propres incertitudes,
il allait ajouter: c Vous ^vez rôyé oi; vous avez menti! «
lorsque le fiacre s'arrêta à l'Ëtoile de Satory. ^
Le C£^pitain6 et son témoin étaient; déjà sur le ter^^ain.
Les prélipiinaires du duel 4§ furent pas longs ; les deui
adversaires qo s'adressèrent point un mot, «t les témoins
n'eurent qu'^ choisir la place et à tirer au sort l'avantage de
la position.
Après une lutte de quelques minutes, Gbaplfîs Doisy fut at-
teint à l'épaule, là où était en train de se cicatriser sa bles-
sure récente du combat de Hamelen.
c Botte de pied ferme, en flancQnode,:. Petit jeu I 9 mur-
mura d'Annezay.
Quoique la blessure fût sans gravité aucune, Iif. 4eSlangy,
le témoin du capitaine, s'interposa alors entre les coQihat-
tants, et s'adressant au jeune homme ;
a Croyez-vous votre bcmneur satisfait , ine^sieur ¥ hii
dit-il.
-^ Oui, dit Charles, si M. de PardaiUan concept à répondre
avecic^U^hise et loyauté à quelques-unes de mes ques-
tions. :»
Se tournant alors vers celui-ci :
« Est-il vrai, monsieur, que Mlle DampleFre foit venue
dernièrement à Versailles?
— Elle y était encore hier, répondit le capitaine.
— Est-il vrai qu'elle ait logé chez vous ?
— Avec son père, oui.
l'étoile de satorv. 271
— Est-il vrai que, sous votre spule protection, elle ait été
conduite chez Mme la marquise de Pompadour ? »
Le capitaine fronça le sourcil, hésita à répondre, puis
enfin :
c Ceci demanderait une explication que je^ne puis donner
en ce moment, dit-il.
— Mais..,, vous ne niez pas le fait?
— Non.
— En garde, misérable I i> s'écria Charles en se ruant sur
lui.
Au bout de quelques instants , M. de Pardaillan reçut Tépée
de son adversaire en pleine poitrine.
« Joli coupé dégagé, en tierce 1 1> dit d'Aonezay, qui sem-
blait assister là comme le prévôt dans - une salle d'armes,
simplement pour juger les coups.
Cependant, lorsqu'il vit le capitaine rouler des yeux ha-
gards, chaaceler, puis tomber à la renverse en rendant le
sang par la bouche, il se précipita vers lui avec les autres
pour lui prêter assistance.
Tout secours était inutile : il avait été frappé au cœur.
Charles allait s'éloigner, lorsque M. de Blangy s'avança
vers lui :
c Monsieur, lui dit-il en plaçant une main sur sa poitrine
pour essayer de maîtriser sa violente émotion, dans la prévi-
sion de ce qui pouvait, de ce qui devait arriver, mon ami
(et 41 jeta un regard douloureux vers le cadavre), mon gé-
néreux ami, reprit-il, m'a chargé de vous faire q]3server que,
quoique nommé lieutenant de cavalerie, n'ayant pas encore
reçu votre brevet signé du roi, vous avez contrevenu aux
lois disciplinaires, qui ne vous reconnaissent pas encore le
grade d'officier. Il m'a fait promettre, monsieur, que je vous
engagerais à songer à votre sûreté, que je vous y aiderais
même, si vous pensiez avoir besoin de mes services.
— Ah ! ventre de biche I fit d'Annezay, j'aurais dû deviner
çal Un lieutenant en costume de maréchal des logis! Mais
272 HISTOIRE DE MA GRAND'tANTE.
bast! venez chez moi, camarade; vous n'y serez relancé que
par mes créanciers. »
Il fit monter dans le fiacre le malheureux vainqueur, qai
semblait n'avoir plus la conscience de lui-même.
Écrasé par les événements de ce jour, Doisy, en rentrant
dans le logement de d'Annezay, tomba sur une chaise, tandis
que celui-ci criait à travers les escaliers :
« Garçon l un second bol de punch ; c'est le camarade ^ui
payel »
XI
Les cloches.
L'asile offert par d'Annezay au meurtrier ne pouvait le pro-
téger longtemps. Non-seulement on y avait à craindre la vi-
site des créanciers , mais encore celle de tous les mauvais
sujets de la ville, qui, trois fois par semaine, le transformaient
en un tripot de jeu.
Charles Doisy, réfléchissant bientôt sur le danger de sa si-
tuation, s'était à son tour prudemment éloigné de Versailles
pour se rendre à Glaignes, auprès de son ami le meunier. !^e
voulant pas l'abandonner avant de l'avoir installé lui-même
dans sa nouvelle retraite, le chevalier lui avait fait escorte
pendant la route, et jusqu'à la ferme des Brulard, où il ne
dédaigna pas de séjourner vingt-quatre heures.
C'est par lui, par lui seul, que Martine avait été si bien
mise au courant des prétendues aventures de Mlle Dampierre
à Versailles. Le chevalier lui avait même appris le terrible
noël, témoignage rimé du déshonneur de la pauvre Adèle, et
dont celle-ci avait entendu le premier couplet avec un si
grand ravissement.
Après le départ de d'Annezay, Brulard, ne croyant pas
Charles Doisy assez en sûreté dans sa ferme , lu lavait ouvert
LES CLOCHES. • 273
un refuge plus impénétrable dans les caveaux de Saint- Adrien,
où le père Hubert, qu-on s'était vu forcé de mettre dans la
confidence, lui portait ses provisions chaque nuit.
Les choses en étaient là, et Charles n'avait plus d'autre
habitation que les souterrains de la vieille tour, et chacun
faisait du mystère à la ferme de Glaignes, lorsque la lettre
au cachet noir arriva au château de la Douye.
' Par cette lettre, M. de Blangy, l'ami et le témoin du capi-
taine de Pardaillan, instruisait M. Dampierre de l'issue fa-
tale du duel de l'Étoile de Satory, et le priait de recueillir les
papiers du défunt et de mettre ordre à ses affaires, le frère de
M. de Pardaillan, alors en voyage, n'ayant laissé à personne
le secret de la route tenue par lui.
Dans le secrétaire du capitaine, M. Dampierre trouva un
testament olographe remontant à un mois de date et par le-
quel celui-ci laissait une part de ses biens à Charles Doisy.
Maintenant,- revenons à la montagne Saint-Adrien. Un cri
lamentable, parti d'entre les ruines de la chapelle, était venu
interrompre Charles et Martine au milieu de leurs, embras-
sements.
La fille Brulard s'était épouvantée d'abord. Rendue à son
sang-froid habituel, elle se hâta d'éteindre la lanterne dont
la clarté pouvait la trahir, et de retenir d'une main vigou-
reuse le jeune militaire, dont le premier mouvement avait été
de s'élancer vers l'endroit d'où ce cri s'était fait entendre.
Après avoir habitué leurs yeux à l'obscurité presque totale
qui les entourait, ils crurent voir un homme chargé d'un
fardeau s'éloigner à grands pas à travers les sentiers creusés
en ravins qui conduisent vers Bétbizy. Peut-être ne l'eus-
sent-ils pas reconnu, malgré sa conformation singulière et
ses dandinements de tête en façon de battant d'horloge, si
le chien de la ferme, venu à la suite de Martine, ne .*s'était
mis à le suivre en sautant et gambadant autour de lui.
c Voilà mes deux compagnons de route, l'homme et le chien,
qui me faussent compagnie, dit Martine. 0 ui, c'est le père
874 HISTOIRE DE MA GRAND'tANTE.
Hubert..., hïm sûr.,,, qui se j»4ut6 ea traînant j>^e sais
quoi. C'est lui sans doute qui vient de pqusçer ce cri
qui m'a fait tant peur. Je ne s^^is vraime^it de quelle
mouche le vieux sorcier a été piqué aujourd'hui 3 mais il a
d'abord semblé faire les plus grandes difficultés pour me
laisser yenir ici cettQ nuit avea lui; puis, à mi-route, il a
disparu tout à coup et je ne Ta! plus revu. Sans autre pror
tecteur que Pirame, il m'a fallu arriver jusqu*à tpi, mon»
Chariot, et non sans peine et non sans peur, je t'assure;
mais j-y tenais, je me Tétais mis en tôte. Je voulais t'annon-
cer moi-môme notre grande victoire. Oui, mon officier, j'ai
tout dit ce matin i mon père, en lui cachant, bien entendu,
ee qu'il fallait lui cacher ; mais je lui ai dit que tu m'aimes
et que tu ne désires rien tant que de m'épouseï;. Ai^je menti,
hein? Il m'a d-abord jeté au nés des si, des mais, disant que
tu n'as pas le sou; par bonheur ma mère s'est mise de mon
bord, et il consent enfin] Eh bieni monsieur le lieutenant,
cela valait-il la peine de venir moi-même? Que ton affaire
s'arrange là-bas, à Versailles, et en avant l'église! nous se-
rons mari et femme I »
' Charles se trouva heureux alors que Martine eut éteint la
lanterne; elle ne put voir sur ses traits rimpression' qu'il
reçut à l'annonce de cette grande nouvelle, dont la fille Bru-
lard avait, dans la journée, failli faire la confidence à
Mlle Dampierre elle-même.
De son côté, reculant devant l'idée de trahir ouvertement
le secret de ses maîtres, le vieux fouisseur^ lorsque Adèle s'é-
tait présentée devant son roûtoir, avait cependant conçu le
projet de l'éclairer, mais sans se compromettre.
Pris d'un tendre intérêt pour elle et pour le fugitif, n'esti-
mant Martine qu'à sa propre valeur, ayant entrevu, avec
cette sagacité rustique qu'il mettait si souvent à contribution
d|,ns son état de sorcier, que Charles, qui parlait mariage
aujourd'hui, ne l'avait fait que dans une idée de dépit jaloux
contre Mlle Dampierre, il avait espéré pouvoir réunir les
BES CLOCHES. 275
deux jeunes gens dans une rencontre nocturne sur. la mon-
tagne.
Une explication entre eux devait, selon lui, bien changer
les physionomies au moulin de Glaignes, comme au château
de la Douye.
Par la présence de Martine, les choses s'étaient passées
bien autrement qu'il n'avait pu le prévoir.
Après avoir tenté vainement de paralyser lui-môme son
œuvre en se plaçant sur le chemin de la jeune fille et en l'en-
gageant à retourner sur ses pas, il n'était arrivé à la cha-
pelle de Sainte-Geneviève que pour recevoir Adèle dans ses
bras et la rapporter chez elle à moitié inanimée.
Pendant quelques jours, la pauvre enfant se débattit encore
sous les redoublements de la fièvre ; mais d'heure en heure
la maladie poursuivait ses ravages, la maladie de l'âme
plutôt que celle du corps; car elle ne mourait point sous
l'influence d'une de ces désorganisations dont la médecine
peut assigner la cause physique ; elle mourait d'une décep-
tion du cœur, elle mourait d'une parole d'amour adressée à
une autre.
Depuis qu'elle s'était mise au lit, elle n'avait pas articulé
un mot ; à peine si elle avait ouvert les yeux, dans la crainte
qu'on n'y pût lire sa pensée, sa. pensée incurable.
A son père, accouru en toute hâte de Versailles et qui se
tenait sans cesse à son chevet, elle souriait parfois; mais,
quoi qu'il fît, il n'en pouvait obtenir une parole ni môme un
geste, ce qui le plongeait dans le désespoir : car cette immo-
bilité, ce silence, n'était-ce pas déjà l'image anticipée de la
mort?
Un matin, Adèle se redressa d'elle-môme sur son oreiller
et demanda qu'on lui apportât son portrait.
Quand il fut placé, devant elle» ses yeux, en le contemplant,
reprirent un éclat inaccoutumé, et elle pria Mariette de lut
arranger et de lui lisser les cheveux. La pauvre malade vou-
lait se refaire belle.
276 HISTOIRE DE MA GRAND TANTE.
Elle avait parlé, 'elle s'était mouvée ; le soin de sa per-
sonne, le goût de la toilette étaient revenus, et ce changement
inattendu remplissait de surprise et do joie ceux-là qui l'en-
touraient, son père, sa vieille servante et jusqu'au médecin,
qui voyait dans cette crise des pronostics du plus favorable
augure.
Le peintre avait naguère essayé de composer une image
ressemblant au modèle , et il avait réussi ; aujourd'hui le mo-
dèle voulait ressembler au portrait, et la réussite était bien
plus difficile.
La vivacité des couleurs et la beauté des formes créées par
l'artiste ont une durée que Dieu lui-même n'a pas su donner
à son plus parfait ouvrage. Les nuances roses et carminées,
vivantes encore sur la toile, n'existaient plus sur le visage
de la jeune fille. Peu de jours avaient suffi pour effacer cette
brillante palette que la jeunesse et la beauté elles-mêmes ne
possèdent pas toujours, et qui ne se ravive que sous la pro-
tection des deux anges gardiens du corps et de l'âme, la
santé et le bonheur.
Les traits amaigris d'Adèle, ses lèvres décolorées, son teint
crayeux, n'étaient plus que le pâle simulacre de ce qu'ils
avaient été autrefois. Cependant elle voulait se ressembler
encore; et quand Mariette eut convenablement disposé ses
cheveux, dont les reflets dorés semblaient s'être ternis comme
le reste, quand elle l'eut parée de son mieux et telle à peu
près que le peintre l'avait représentée, la malade pria qu'on
allât cueillir des bluets pour lui en tresser une couronne.
Dès qu'elle l'eut entre les mains, elle la contempla silen-
cieusement pendant quelques instants, puis ses yeux s'hu-
mectèrent. Elle-même se la plaça sur la tête et elle demanda
un miroir.
La vieille servante allait obéir, mais d'un geste M. Dam-
pierre la retint.
c Vous avez raison, dit Adèle , en accompagnant ces pa-
roles adressées à son père d'un de ses ineffables sourires;
LES CLOCHES. 277
à quoi bon? cette image seule a gardé des traces de moi-
même. »
Puis après une nouvelle contemplation ;
€ Enlevez ce portrait, dit-elle, il me fait mal.»
Soit que déjà sa vue se fût altérée, ou qu'elle eût fait un
prisme menteur de ses larmes, sur la toile peinte par Doisy,
elle avait cru voir la couronne de bluets se changer en une
couronne de roses blanches. Son portrait alors ressemblait à
ce spectre d'elle-même qui lui était apparu chez Mme de
Pompadour.
« Nous nous ressemblons enfin! avait-elle murmuré. Mais
ce n'est plus à moi ni à lui que je dois songer, c'est à Dieu,
à Dieu seul !» ...
Sortant de son sein un médaillon qui ne l'avait jamais
quittée, car il renfermait des cheveux de sa mère, elle rou-
vrit et en retira un petit fétu de paille qu'elle jeta loin d'elle
en détournant les yeux.
Ensuite elle baisa la m^che de cheveux.
c Console-toi, bonne mère, dit-elle, nous allons nous re-
voir, puisque.... puisque je vais mourir!
— Non, non, tu ne mourras pas! » s'écria son père en
sanglotant.
Et il tomba à genoux près d'elle, prit ses mains dans les
siennes et les baigna de larmes.
c Chut ! entendez-vous ? reprit Adèle en écoutant attenti-
vement un bruit qui venait du dehors. Entendez- vous les
cloches? »
En effet, un son de cloches se faisait entendre.
c Ce sont celles du prieur maudit, sans doute. Elles sonnent
pour moi comme elles ont sonné pour ma mère, reprit-elle.
— Calme-toi ; non, ce n'est pas la mort de mon enfant
qu'elles annoncent, dit M. Dampierre. Ces cloches sont celles
de l'église.
— Comme elles sonnent longtemps et à grand bruit!
Qu'annoncent-elles donc?»
278 HISTOIRE DE MA GRAND'TANTE.
Cette fois, oe fut Mariette qui fit un signe au père. H se tut.
c Je devine! dit Adèle. Un mariage! »
Elle retomba sur son oreiller, plus pâle que de sa précé-
dente pâleur.
c Mon père, murmura-t-elle, faites venir un prêtre.... mon
eonfesseur.... Ayez hâte.... bientôt il ne serait plus temps, i
M. Dampierre et Mariette, tous deux agenouillés près du
lit, tous deux le visage en larmes, échangèrent entre eux un
regard abattu.
c Faites venir un prêtre, répéta la mourante avec une sorte
d'impatience désespérée, un prêtre!... hâtez-vous!» Puis,
après un moment de silence : c Mais non, ajouta-t-elle
d'une voix presque éteinte ; il ne pourrait venir en ce mo-
ment. Mon Dieu ! à cause de lut, je ne re verrai donc pas
ma mère! à cause de lui, dois-je donc renoncer à mon salut
éternel? »
Mariette sortit.
Un long temps s'écoula avant qu'elle fût de retour ; mais
elle ne revint pas seule.
Le curé de Béthizy l'accompagnait.
De cette même main qui venait de bénir l'union de Charles
et de Martine, le bon prêtre ferma les yeux d'Adèle.
c^
Quand j'eus achevé mon récit :
c Permettez, me dit mon compagnon ; les romanciers ont
eu de tout temps le droit irrécusable de n'avoir pas le sens
commun, et c'est un glorieux privilège qu'ils exploitent en-
core amplement aujourd'hui; cependant, quand on affiche la
prétention de conter des histoires vraies, on doit, avant tout,
se mettre en garde contre l'objection. Gomment votre Charles
Doisy, dont je me soucie fort peu, du reste, a-t-il pu se
HISTOIRE DE lU GRANP'TANTG. 279
ms^ripr lorsqu'il avait encore -suspeudu çur sa tête Tun de ces
articles 4u code militaire qui ne contiennent rien moins que
douze balles de plomb f
— Mmfi de Pompadour, qui Favait tout h fait pris soufii
sa protection, lui répondis-jC) venait de lui faire parvenir sa
grâce, en l'accompagnant d'un ricbe cadeau pour sa future,
qu'elle ne dojitait pas devoir être cette blonde jeune fille
à laquelle elle s'était si vivement intéressée. Charles profita
de l'amnistie, Martine du présent de noces, consentant faci-
lement, malgré ses principes sévères de vertu, 4 devenir l'o-
bligée de la Pompadùur.
p A quelque temps de là, Charles demanda audience à la fa-
vorite, pour la remercier de l'avoir dispensé de paraître devant
un conseil de guerre. Il ignorait complètement qu'elle eût fait
autre chose pour lui. Ce fut alors, et par la marquise elle-
même, qu'il apprit par quels moyens et par quelles instances
persévérantes Adèle et M. de Pardaillan étaient parvenus à
lui faire accorder ce brevet qu'il croyait n'avoir dû qu'à son
propre mérite.
c II sortit de cette entrevue bouleversé, à moitié fou; le
même jour, il alla trouver M. de Blangy, se fit tout raconter
en détail par lui, et, le lendemain, il donna sa démission
d'officier de cavalerie. Quant au testament, il va sans dire
qu'il n'en voulut pas entendre parler.
— A la bonne heure ; ceci me raccommode un peu avec lui.
— Cette démission, vous le pensez bien, déconcerta fort
toutes les vanités des Brulard, père, mère et fille, et ne laissa
pas que de changer en lune rousse la lune de miel du nou-
veau ménage. Mais Charles avait au fond du cœur d'autres
chagrins plus poignants que ceux que pouvait lui faire subir
sa femme. Ces chagrins ressemblaient à des remords. Ce
vieillard, cette jeune fille qui s'étaient avec tant de dévoue-
ment réunis dans une seule et même pensée, pour son avan-
cement, pour sa fortune comme pour son bonheur, il les avait
tués tous deux ; tous deux il les avait frappés au cœur.
280 HISTOIRE DE MA GRAND'tANTE.
«
c Bien des années après, se dérobant aux ennuis du foyer
domestique, il venait évoquer le souvenir d'Adèle auprès
de sa nièce, ma grand'mère. C'est à lui que celle-ci avait dû.
les principaux détails de cette histoire, détails sur lesquels il
ne craignait pas de revenir sans cesse, comme acte d'expia-
' tion. Ma grand'mère était la seule à qui il osât en parler,
toutefois en arrière de sa femme, dont il redoutait les empor-
tements.
— Vécut-il longtemps ainsi ?
— Oui, il parvint à un âge trèfikavancé. Quant à ma pauvre
grand'tante, elle était morte à seize ans.
— Seize ansl... une grand'tantel... Vive Dieu 1 je serais
curieux de savoir, s'écria mon compagnon, quelle figure fe-
ront nos deux amoureux, la jeune Adèle et le vieux Chairles,
en se rencontrant dans la vallée de Josaphat, >
LA DAME DES MAEAIS SALANTS,
I
Nulle part, dans toute la Bretagne, la mer n*est aussi belle
que vue de la pointe de Piriac.
De la pointe de Piriac on aperçoit vers le midi Tanse de
Penbron, les rouges toitures du Croisic, et les hautes roches
siliceuses du G-ouénaret et de la Cabasse, qui semblent se
consteller au soleil. Vers le nord, apparaissent la baie étin-
celante de Pennebë, les côtes plantureuses du Morbihan, la
large embouchure de la Vilaine, les- îles vertes de Peulvan,
et l'on a devant soi un flot sans cesse bouillonnant sur cette
chaussée granitique, aujourd'hui invisible, mais qui jadis
rattachait la grande île Dumetz au continent.
De la pointe de Piriac, Toeil se plaît à suivre dans la haute '
mer les nombreux navires sortis du port de Nantes, ou s'y
rendant. Leurs blanches voiles gonfléei^, ils passent en lais-
sant une traînée d'écume, au milieu de laquelle bondissent
des troupes de marsouins.
Tout s'anime à la fois sur ce théâtre mouvant. Sortis de
toutes les criques, de tous les petits ports du rivage, voici
les bateaux pécheurs qui, reliés entre eux par de longs filets,
s'avancent silencieusement, à rames sourdes, pour surprendre
leur proie. Tout à coup les profondeurs du gouffre semblent
282 LA DAME DES MARAIS SALANTS.
s'émouvoir comme sous une lutte déjà commencée ; à travers
un bruissement et un battement d'ailés prolongés, des cris
confus et discordants éclatent dans les airs : ce sont des
bandes de courlis, de mouettes, dé goëlandg sonnant l'attaque,
et les premiers s'élançantà la rencontre de l'ennemi commun.
Cet ennemi, quel est-il? Voyez-vous l'eau soudainement s'ar-
genter sur une vaste étendue?... le voilà!... C'est l'innom-
brable armée des sardines, armée déjà poursuivie par des
•légions de poissons voraces, armée toujours vaincue, toujours
en fuite, et impuissante à lutter contre tant d'adversaires
que jettent sur sa route la terre, les airs et l'Océan.
Ainsi, vue de la pointe de Piriac, la mer peut varier pour
nous ses spectacles, tour à tour graeieux, intéressants et
terribles; elle a le bruit, elle a le mouvement, elle a la vie.
3i parfois, dans ses jours de grande colère, elle se soulàve,
pousse des hurlements, et lance contre la côte, au milieu
d'une mitraille de galets, de. pauvres navires détraqiiés tout
remplis de drames funèbres, le plus souvent elle a ses jours
de fête; l'azur du ciel se réfléchit dans ses eaux limpides, où
les mouettes, en tournoyant, vont plonger le bout 'de leur
aile blanche ; elle peut se parer sous vos yeux de la riche
verdure de ses îles, et faire parvenir jusqu'à vous la douce
senteur des pins et le chant môme des oiseaux.
Après ^voir conteinplé cette scène attrayante, tournez-
vous vers la terre. Quel changement subit 1 quel contraste!
Là, tout est p.ride, immobile et silencieux. Dans l'espace
que parcourt la Ti;e du côté de Penbron, comme du côté de
Saint-Molf, l'œil troublé croit distinguer d'abord de longues
files parallèles d^ tombeau^ de marbre ou de grès; mais ces
cimetières fantastiques^ disparaissent bientôt lorsqu'on ea
approche. Ces tombes, symétriquement rangées, ce sont des
amas de sel blanc ou gris, des fnukmSj des cobters, des t?a-
sièfes; nous sommes au milieu des paludierç de Saint-Molf
et du Croisic, atix marais salants ; cette terre ne produit que
du sel, le sel la brûle, la corrode, la dessèche ; partout le
I*! DAME DES MARAIS SALANT^. * 283
sel y craque, y crépite sous le pied; ïdix en est imprégné;
}es efflorescences des salines stérilisent autour d'elles et le
sq] et les eauz. Ces coteaux pierreux n'ont pas une fleur qui
vienne parer leur nudité ; ces étangs saumâtres, où rien ne
végète, où rien ne se meut, chétifs analogues de la mer
Morte, presque cristallisés à leur surface, avec leurs reflets
métalliques, semblent, quand un rayon d'en haut les éclaire,
transformés en lagunes de plomb fondu. .
Çà et là du côté de la mer, dans ce morne et rigide pay-
sage, comme pour ajouter à ses sombres mélancolies, la
. vague a fouillé le sol assez profondément pour en exhumer
des monuments druidiques. Devant ces vieux autels de Teu- ^
tatès où coulait le sang humain, le paysan breton, malgré
la ferveur de ses croyances catholiques, ému d'un effroi su-
perstitieux, se rend parfois la nui^à la dérobée. Après avoir
fait un sigae de croix, il dépose sur la pierre du sacrifice
l'olTrande d'uu flocon de laine rouge, de quelques cheveux
qu'il s'est arrachés, de quelques grain^ dq sarrasin, et croit
p^r là désarmer l'ancien dieu de ses pères, dont ii redoute
encore les rancunes.
Pour parfaire ce tableau sauvage, d'immenses tourbières,
de Saille à Herbignac, l'encadrent de noir dans un cercle de!
plusieurs lieues, et viennent opposer leur aridité sombre à
la blanche aridité des salines.
Eh bien! ce lieu de désolation où ne croissent que des
vignes chétîves, quelques hêtres tortueux et rabougris, où
n'ont jamais retenti les chants du rossignol et de la fau-
vette, pas môme le cri du grillon^ où un papillon posé sur
une fleur semblerait offrir une double merveille, n'est pas
privé de tout attrait cependant ; ses sévères étrangères, i^s
froids silences, ses anguleux horizons finissent par faire
naître une sorte de terreur tranquille, un certain plaisir an-
goisseux dont sont parfois friands les esprits rôveurà et les
voyageurs poètes à la recherche d'une émotion.
Mais bientôt le regard, suffiss^mment attristé, se détourne
284 LÀ DAME DES MARAIS SALANTS.
avec bonheur du côté de la mer : car nulle part, dans toute
la Bretagne, la mer n*est plus belle que vue de la pointe de
Piriac.
II
Un matin (depuis ce temps bien d'autres matins, secouant
leurs ailes humides, se sont glissés à Thorizon sous les
rayons du soleil), un voyageur, jeune et de bonne apparence,
portant le frac des villes, coiffé d'un chapeau à larges bords ,
qui le garantissait de la brume maritime, sa chevelure lé-
gèrement poudrée et tressée en cadenettes derrière la tête,
se tenait dans unô contemplation attentionnée sur une des
éminences étagées au bord de la mer.
Malgré la beauté du spectacle, ce qu'il observait alors
avec tant de curiosité, ce n'était ni les falaises de Gouéna-
ret, ni les îles de Peulvan et de Dumets, ni tous ces ma-
giques mirages de l'Océan; son regard, obliquant de haut
en 'bas, n'allait pas plus loin que le rivage même de Piriac,
où se montrait, les pieds dans le sable, en posture dolente,
une main au coude et l'autre au front, une femme dans une
attitude douloureusement méditative. Une mante brune à
capuchon dérobait en ce moment sa taille et ses traits aux
yeux du voyageur, qui néanmoins se sentait 1& cœur remué
devant cette vivante statue de la Désolation.
Le vent soufflait, la brume tombait, la vague montante
faisait gri&cer et bondir des galets de toutes couleurs,
bruyantes castagnettes qui accompagnent toujours le chant
des nymphes marines ; de larges touffes flottantes de varech
venaient enrubanner les pieds de la rêveuse, s'étendre au-
tour d'elle comme pour donner à la statue un socle de ve-
lours vert. Inquiet de la voir ainsi immobile, un goëland
criard tournoyait sur sa tête, et elle semblait ne s'oublier
que plus profondément dans sa sombre abstraction.
LA DAME DES MARAIS SALANTS. 285
t
Quelle est cette femme?
A l'austère simplicité de son yêtement de laine, même à
ce quelque chose de digne et de fier de sa pose , on pourrait
la prendre pour une des yillageoises du bourg de Batz, car
celles-ci ont conservé dans leurs allures les grands airs de leur
race saxonne; mais les villageoises de Batz sont plus amples >
dans leur carrure, et d'ailleurs , à cette heure de la journée,
elles pétrissent la farine de blé noir, et n'ont guère l'habi-
tude d'aller chercher ]a mer si loin de chez elles , pour se
tenir sur ses bords, droites et les bras en équerre.
Une robe noire dépasse sa mante brune ; en signe de deuil,
peut-être? Seraitrce là quelque fille ou quelque femme de
Mesqpier ou de Piriac , qui vient pieusement visiter la plage
d'où le défunt est parti, et où. il n'a pas fait' de retour ? Mais
les ménagères de Piriac, comme celles de Mesquer, ne
s'éloignent pas ainsi de chez elles sans emporter leur fuseau,
et, si elles s'aventurent le long des grèves, c'est moins pour
y rêver que pour y faire leur provision de goémon et de bois
mort. *
Quelle est donc cette femme ?
Gomme l'étranger s'obstinait dans cette question, qu'il s'a-
dressait à lui-même , en même temps que la brume cessa et
que le soleil reparut , le vent souffla si bien que le capuchon
de la mante se renversa sur les épaules de la désolée, et il s'a-
perçut alors avec plaisir qu'elle était jeune, et, avec regret,
qu'elle avait été belle.
Jeunesse et beauté, une fois réunies, peuvent^elles donc si
vite se faire défaut l'une à l'autre? Ah! c'est qu'une gelée de prin-
temps avait saisi la plante dans sa première floraison ; la sève,
arrêtée dans ses-élans, n'y circulait plus qu'avec peine; le sou-
rire manquait à cette bouche, le coloris à ce teiot ; le regard
de la pauvre enfant, terne et inquiet, n'éclairait qu'à demi
un orbite osseux et bistré ; ses lèvres pâles se fermaient sous
une contraction nerveuse , qui donnait à toute sa physiono-
mie quelque chose de rigide et de hagard.
286 La bAMË DES ItARÂIS SALANtS.
Voilà ce qu'il vit durant le court espace de temps où elle
fut contrainte de tourner le dos à la mer, pour remettre en
place sa capuche renversée. Il était physionomiste; il avait
étudié LatÂter, et il crut pouvoir conclure de ce rapide
elamen que les chagrins, plus encore que la maladie,
avaient agi sur cette beauté presque éteinte, comme hi
substances salines sur le paysage cadavéreux qui l'eûTi-
rbnnait. •
L*intérôt"(Jue tout d'abord 11 avait ressenti pour la piteuse
créature s'était accru, sa curiosité plus encore, sans doute;
résolu d'essayer de la provoquer à quelque confidence, il
descendit rapidement de son tertre.
Dès qu'il l'aborda, l'inconnue fit un brusqué mouvement
de surprise et de recul à la fois. Procédant par les formes les
plus polies (ce qui n'était guère d'usage à l'époque), rhofnme
au frac essaya de lui faire comprendre combien il était im-
prudent à elle de rester ainsi exposée aux caprices, parfois àé*
sastreux, de la marée montante; et, donnant graduellement
plus de force et d'élévation à sa voix, afin de se mettre d'ac-
cord avec la bruyante orchestration des galets , il lui cita
l'exemple! d'un écolier qui dernièrement, aux environs de
Nantes , avait perdu la vie pour avoir vaniteusement pensé
être plus prompt à la course que le flot atlantique.
Elle ne lui répondit que par un sourire, mais par un sou-
rire tellement amer, tellement plçin de détresse, qu'on y pou-
vait lire d'un seul coup tout un éloquent chapitre sur le mé-
pris de la mort.
. Néanmoins, elle commença de se mettre en marche, en se
dirigeant vers Saint-Molf , plutôt encore pour éviter le con-
tact de l'étranger que celui de la marée montante. Mais celui-
ci régla son pas sur celui de la rêveuse , et , rentrant dans
l'entretien par le premier lieu commun venu :
« Mon enfant, vous êtes de ce pays , sans douté ? >
Elle fit un signe affirmatif , mais rien que par l'abaisse-
ment de ses paupières.
LÀ DAME DËâ MÀRAIg SALÂNfS. 28?
Et, comme elle accélérait sa marche arec un inouYement
d'impatience, il ajouta :
« Pardon si je suis importun quand je ne voudrais qu'être
utile! vous paraissez souffrante; vos maux sont-ils donc de
ceux-là qu'on ne peut adoucir? Peut-être pourrai-je quelque
chose pour vous ou pour votte famille.... Chargé par le gou-
vernement d'une mission qui, je l'espère, deviendra favorable
à ce pays, m'y voici moi-même fixé pour quelque temps, et,
depuis hier, j'habite non loin d'ici, à Guérande...* i
Sans lai donner le loisir d'achever sa phrase , l'inconnue
suspendit brusquement sa marche, se retourna vers l'est i
et, de son doigt étendu, lui indiqua la direction de Gué-
rande.
c Ce n'est point mon chemin que je vous demande; c'est
votre nom.... celui de votre père. »
Mais, se redressant comme offensée ^ elle réitéra son geste
d'un air impératif. La statue du Commandeur semblait avoir
remplacé tout à coup celle de' la Désolation.
Cette fois, l'homme au frac dut forcément comprendre
qu'elle songeait bien plus à l'éloigner qu'à lui tracer son iti-
néraire.
11 salua avec une parfaite courtoisie, la laissa passer^ et re*
broussa chemin du côté de Piriac.
Gomme il s'était rapproché de la mer, un petit bateau, qui
cherchait le vent, vint presque toucher au rivage :
« Hél l'ami, lui cria l'étranger, cette jeune fille qui ga^e
maintenant du côté de Saint-Molf^ qui est-elle?
^ Cette jeune fille, c'est une veuve! *
Et le pêcheur s'éloigna en forçant de r^mes.
Près delà, un vieux saunier, réformé par l'âge, achevait
de fouiller les sables pour en retirer des crabes.
< Hé 1 bonhomme , quel est le nom de cette jeund femmo
qu'on aperçoit encore là-bas, sur la hauteur?
— Vous n'aviez qu'à le lui demander à elle-même.
— C'est ce que j'ai fait, mais elle ne m'a pas répondu.
288 LA DAME DES MARAIS SALANTS.
— Je le crois bien;' elle est muette I »
Et rhomme aux crabes s'éloigna en sifflant un vieil air
breton.
III
Le citoyen Henri La Boîssière (c'est de Thomme au frac
que nous parlons), savant ingénieur du gouvernement, avait
été, par décret delà Convention nationale, envoyé àGué-
rande, avec ordre d*y poursuivre la découverte d'une mine
d'étain,*que la tradition disait devoir exister dans ce pays,
La mission n'était pas sans importance; les mines de l'Alle-
magne et de TAngleterre, qui seules jusqu'alors avaient
suppléé à notre complète pénurie de ce côté, allaient nous
être fermées par la guerre.
En route dès l'aube, déjà, dans sa promenade au bord de la
mer, M. l'ingénieur avait remarqué, aux approches de Piriac,
des sables d'un violet foncé qui n'avaient pas manqué d'é-
veiller son attention. Distrait un moment par sa rencontre
avec la muette , il en revient maintenant à sa préoccupation
officielle.
La marée abandonnait peu à peu le rivage. Ëbloui devant
l'abondance des richesses minérales qu'étalent tout à la fois
devant son regard et la plage et les falaises, Henri La Boîs-
sière poursuit ses investigations, et, longeant la côte, fouil-
lant le sol, ébréchant les rochers, il arrive à là Roche-Noirei
entre Piriac et la Turl)ale.
Là, il s'arrête, il examine, ^près un instant d'hésitation, il
reconnaît dans ce bloc la présence du jaspe, du plomb, de
l'anthracite ; quant à l'étain, sa trace a disparu. Il va passer
outre ; mais une espèce de porche , arrondi en arceau , est
creusé dans la roche. Il y pénètre. Après avoir travei;?é un
étroit couloir, il s'étonne de voir s'ouvrir devant lui, comme
une vaste salle, un immense amphithéâtre circulaire, éug^
LA DAME "DES MARAIS SALANTS. 2S9
m
de larges gradins presque réguliers. Le silence et Tobscurité
qui régnent dans ce lieu si nu , si désert , lui donnent une
sorte de majesté funèbre. Les seules décorations de ce noir
sanctuaire, ce sont des amas de pâles lichens, qui, lorsqu'un
souffle du vent agite leurs grêles lanières, présentent Vaspect
d'une nombreuse famille de reptiles glissant et frétillant le
long des parois humides ; les voûtes sont recouvertes d'un
enduit de couleur grisâtre, semblable à un duvet de mousse
desséchée; mais cette mousse a, par instants, des mouvements
et des frémissements de vie. Un objet s'en détache, puis deux,
puis trois.... ce sont de hideuses chauves-souris. Après avoir
quelque temps tournoyédans ce sombre espace , se heurtant
contre un rayon de lumière venu du dehors, elles interrom*
pent subitement leur vol saccadé et vont reprendre rang
parmi leurs compagnes, accrochées là par milliers, et sur
plusieurs couches d'épaisseur.
Certes, si notre homme avait été breton et d'esprit inculte,
il eût peusé que ce palais souterrain était l'œuvre des démons,
et que Satan en personne , entouré de son sénat infernal , y
venait tenir ses grandes assises; mais il était parisien et
membre de plusieurs sociétés savantes. Il ne lui fallut qu'un
rapide examen pour arriver à cette conclusion, que la mer
avait seule taillé ces gradins , arrondi cette voûte , enfin
creusé cette crypte , sans doute visitée par elle encore de
temps à autre.
Au milieu de ces réflexions , il vit une ombre se dessiner
dans la zone de lumière tracée du côté du rivage; à la
suite de l'ombre, une femme, en habit complet de deuil, pé*
nétra dans la grotte. Elle portait à la main un livre à fermoir
de métal; un long chapelet, à grains de corail et d'ébène en<«
trémélés, pendait à sa ceinture. Cette femme, c'était celle qui,
le matin, lui avait apparu sous la mante brune à capuchon;
c'était la Muette.
'Elle fit le signe de la croix en entrant, et, familiarisée
avec les ténèbres (îu lieu, l'air recueilli , le front incliné sur
248 m
.90 LA DABSE DES MARAIS SALANTS.
•son livre, elle marcha d'un pas lent, mais sûr, vers les gra-
dins, qu'elle francMt jusqu'au dernier.
A son approche, La Boissière s'était abrité derrière une
roche saillante, retenant son soufQe, et bien déterminé à
poursuivre son rWe d'observateur; mais peut-être n'y ap-
porta-t-il plus les mômes dispositions bienveillantes;
Commençant à mieux distinguer les objets à travers les té-
nèbres, il renllBirqua d'abord que les degrés de jaspe noir sem-
blaient usés à leur surface, là où les pieds de la Muette avaient
posé, n en conclut que souvent elle fréquentait ce lieu sinistre
et désert. Y venait^Ue seule?... et dans quel but?
Les apparences de dévotion ne servent que trop souvent
dévoile à la perversité. D'ailleurs, les airs' étranges de cette
femme , le feu sombre de son regard , le mystère dont elle
paraissait vouloir s'environner, cette lassitude de la vie, que
trahissait son moindre geste, tout lui disait' qu'il y avait là
une conscience tourmentée....
A la suite de ces réflexions , quand il essaya d'épier les
mouvements de la dame mystérieuse, il ne retrouva plus sa
trace.
De secrets corridors, des galeries masquées conduisaient
peut-être de cette grotte dans une autre? Il allait s'en as-
surer, quand un murmure confus de voix descendit le long
des gradins et arriva jusqu'à lui.
c Elle n'est donc pas seule? » se dit-il.
£t il lui passa par la tête mille idées étranges, dont la
dominante fut qu'il se tenait là-haut, dans quelque partie
invisible de ce pandémonium, de ce repaire peut^tre, un
conciliabule de conspirateurs , ou tout au moins de contre-
bandiers.
Quoique agent breveté de la nouvelle république , ne se
sentant pas encore assez de dévouement pour essayer de la
' servir par une dénonciation faite aux dépens des royalistes
ou même des fraudeurs, il crut prudent de. s'éloigner. Mais à
peine avait-il fait un pas pour battre en retraite, qu'il vit l'en-
LA DAME DES lAARAIS SALANTS. 29l
trée de la grotte obscurcie sous Fombre multiple de plusieurs
personnages, ombre tantôt mouvante, tantôt immobile, parfois
se dwisant et ne laissant apercevoir alors qu^une rangée de
longues jambes ; parfois redevenant compacte et ne présen-
tant plus qu'un seul corps surmonté de plusieurs têtes; dans
tous les cas témoignant d'une façon irrécusable que les gens
de rintérieur avaient au dehors des amis qui faisaient senti-
nelle pour eux.
La Boissière ne pouvait plus songer à sortir ; il en prit fa^
cilement son parti. Il était brave, et, de plus, doué au su-
prême degré d'un instinct de curiosité qui lui faisait une
soulfrance de toute énigme sans mot, comme de tout pro-
blème sans démonstration. Gela tenait sans doute à ses ha-
bitudes de géomètre.
Bientôt de nouveaux murmures , plus accentués ^ plus
expressifs, redescendirent du sombre escalier ; il ne tarda
pas à s'y mêler des lamentations, des cris haletants , comme
si quelque grand drame de vengeance ou de justice téné-
breuse allait s'accomplir.
La Boissière tressaillit.
Dans ce drame, quel rôle pouvait jouer la Muette ?
Quoi qu'il en soit, quelqu'un est en danger, quelqu'un est
près de succomber sous une lutte inégale. Cessant de réflé-
chir et de raisonner, il saisit son marteau de minéralogiste,
résolu de s'en faire, faute de miieux, une arme offensive ou
défensive, et, non sans un battement de cœur, il escalade les
gradins à pas étouffés. Parvenu au sommet, il s'étonne de
voir sur sa droite, dans un enfoncement, un plateau éclairé
d'en haut par la clarté du ciel, pénétrant à travers une dé**
chirure de la montagne.
A genoux devant une croix de bois implantée entre quel^^
ques quartiers de roc, la Muette, les cheveux épars, priait
et pleurait; se frappant la poitrine et poussant des sanglots
inarticulés.
£lle était seule, bien seule 1
292 LA DAME DES MARAIS SALANTS.
Ne s'aventurantpas cette fois à lui offrir ses consolations,
s' épouvantant à Taspect de cette contrition désespérée dont il
venait d'être le témoin, La Boissière redescendit les larges
dalles, plus convaincu que jamais que dans cette femme il 7 I
avait une grande coupable; mais il abandonnait son châtl- .
ment à Dieu.
Les ombres, têtes et pieds, avaient disparu de Touverture
de la grotte ; il crut le passage libre. Frissonnant encore, à
peine venait-il de le francHir, que trois hommes, trois
paludiers du bourg de Batz, s'avancèrent vers lui d'un air
de menace.
c Que faisais-tu là, chien des villes ? Gomment et de quel ^
droit as-tu osé pénétrer dans cette cavée ? > '
La Boissière leur montra le mandat de la Convention, j
Aucun des trois ne savait lire; mais,, à la vue des emblèmes |
républicains, ils baissèrent la tête et un éclair sombre leur
passa dans les yeux.
Repris de Tardent désir de débrouiller son problème et
prenant leur silence pour de la crainte :
« Une fenune est là qui pleure et se lamente, leur dit
ringénieur; cette femme, cette muette, cette folle, qui est-
elle ? que fait-elle ? quel est son nom ? ;»
Celui des paludiers qui l'avait déjà apostrophé se drapi
fièrement dans son large manteau, et, avec un geste d'emp^
reur romain, il répondit :
c Qui est-elle? Elle est respectée parmi nous et mérite de
l'être. Malheur à celui-là qui viendrait à l'oublier ! ;»
Et il laissa tomber sur l'interrogateur un regard encore
chargé d'un reste décolère.
Après avoir imité le geste et les allures de son cama-
rade, un second paludier vint se poser devant La Bois-
sière :
c Ce qu'elle fait, demandez-vous ? Elle fait le bien rien que
par sa présence : car il suffit de son approche pour que U
vasière et les cobiers se remplissent d'abondants produits*
LA DAME DES MARAIS SALANTS. 293
Il serait bien à plaindre, celui qui oserait se placer entre elle
et nous I
— Quant à son nom de fille ou de femme, reprit le troi*
sième en reproduisant le mouvement exact des deux autres,
à quoi vous servirait de le connaître ? Qu'il vous suffise de
savoir que le long de cette côte, depuis Bat^ j usqu'à Mesquer,
on rappelle la Dame des Marais salants ! »
Et, par un mouvement unanime, tous trois se découvrirent
le front.
IV
Le jour même, La Boissière dînait à Guérande, en compa-
gnie de ^on hôte, le plus riche meunier et le plus chaud pa-
triote de la ville. Dès sa première interrogation sur la Dame
des Marais salants : " •
€ C'est une sorcière I répondit brusquement celui-ci»
— Pardon, mon hôte, mais je ne crois guère aUx sor-
cières.
— Vous ne croyez peut-être pas au diable non plus,
hein?... Cependant, comme le bon Dieu a son escorte de
saints et de saintes, le diable doit avoir la sienne, composée
de sorciers et de sorcières ; et celle-là est du nombre, c'est
mc^ qui vous le dis. D'aucuns dans le pays pourraient même
vous citer le jour et l'heure où elle a fait son pacte et où la
présence du malin suffit à faire flamber la Brière autour
d'elle, si bien que toute l'eau de la mer n'aurait pu parvenir
à l'éteindre. Est-ce une preuve, ça?
— Qu'appelez-vous la Brière? demanda l'ingénieur, sans
paraître plus convaincu qu'auparavant.
— La Brière, autrement dit la grande tourbière du Mon-
toir, c'est cette lande noirâtre qui s'étend autouV de nous.
C'est là qu'est née la- sorcière; oui, la sorcière, je le répète,
car elle l'est; à preuve encore, n'a-t-elle pas jeté un sort à
294 LA DAME DES MARAIS SALANTS.
tous ces chats-huants de la côte, à ceux de BaU comme à
ceux de Saint-Molf, à ce point qu'ils font semblant de Thono-
rer tout haut comme une sainte créature, tandis que, tout
bas, ils tremblent à son approche ? D'après ce qu'on rapporte,
ils n'osent mâme pas prononcer son nom, par crainte des ma-
léfices.
— Sur ce dernier point vous pourriez avoir raison , dit
La Boissiôre, se rappelant les réponses ambiguës qui lui
avaient été faites à Piriac par le pécheur , par le vieux sau-
nier, et récemment à la Roche-Noire par lès trois paludiers.
— Vous voyez 1... N'était-elle pas déjà dévote à l'enfer,
cette mignonne des marchands de sel, lorsque, jeune fille
avec ses quinze ans à peine, et n'ayant pour trousseau que
sa jupe qui sentait le roussi, elle décida ce vieux podagre d^
Ker-Moisan à l'épouser ? Il avait cependant près de cinq fois
son Age et passait pour le seigneur le plus sage du pays. Sa
sagesse et ses' trois quarts de siècle ne lui servirent à rien;
il fut englué. Dame 1 vous comprenez que son grand âge
n'était pas ce qui déplaisait le plus à la donzelle ; elle était
pauvre et lui il était riche, il était comte.
— ^ Elle est donc comtesse ?
^^ Sans doute; comtesse douairière de Eer-Moisan, et fille
de comte par-dessus le marché. Bast I il n'y a plus de tout ça
aujourd'hui; nous sommes tous égaux, tous nobles, eu plu-
tôt tous roturiers, ce qui vaut mieux ! Race de nobles, race
de vipères, qu'il faudrait écraser jusqu'au dernier. M'est avis
voyez- vous, que ces gens-là étaient tous tant soit peu sor---
ciers aussi, et que c'est par là qu'ils nous menaient.... Ça
vous fait rire?â.. Est-ce que vous êtes noble, vous, ci-
toyen ?i
La Boissière ne répondit pas.
c Comtesse!... fille de comte 1 murmurait-il en se parlant
à lui-môme. Quoi 1 cette femme qu'à travers les brunies du
matin j'aurais volontiers prise pour une mendiante ou pour
la veuve de quelque pauvre matelot, cette muette que je
LA DAME DES MARAIS SALANTS. 295
soupjfonnais d'abord d'avoir été affiliée à une bande de mal-
faiteurs, c'est une grande dame I i
]^t, par une réaction peut-être irrationnelle, mais familière
à l'esprit humain, il en venait à se dire que ce qu'il avait
interprété comme l'effet des remords pouvait bien n'être que
les ardentes expansions d'une douleur profonde. Reprenant
bientôt son rôle d'interrogateur :
c Dites-moi, citoyen, ce nom de £er*Moisan me revient
maintenant en mémoire. Le comte n'était-il pas possesseur
de la terre de Malleville ?
— - Oui, et de bien d'autres 1 répondit le meunier.
— Savez-vous s'il n'avait pas pour proche parent un cer-
tain chevalier de Pontalec?
— Justement..,, le jeune gars qui a figuré dans la grande
affaire.
— Quelle grande affaire ?
— Celle où le vieux a perdu la vie et où la dame est de-
venue muette.
— Elle ne l'a donc pas toujours été?
-X Oh ! que nenni I Je ne sais trop comment tout cela s'est
passé au juste, car j'habitais Nantes à cette époque*, ma;Ls il
paraît que la rusée, qui commençait à s'apercevoir qu'un
jeune muguet vaut mieux qu'un barbon, entra en amourette
aTOO le neveu au détriment de l'oncle. Ils s'étaient promis de
s' épouser après la mort du bonhomme, laquelle ne pouvait
pas tarder.. ••
— Halte-là 1 monsieur, dit La Boissière en élevant la voix,
il y a ici erreur, du moins sur un point. Il n'était pas au
pouvoir de Julien de Pontalec d'épouser la veuve de qui que
ce soit, pas plus la veuve du comte de Ker-Moisan que celle
de tout autre. Je l'atteste ici, moi, son ami.
— Si vous êtes son ami, répliqua le meunier après lui avoir
jeté un regard de travers, je ne vous en fais pas mon com-
pliment, car lui et elle ils ont tué le bonhomme.
— * Horreur 1 s'écria La Boissière en faisant unSmouvement
296 LA DAME DES MARAIS SAIJ^NTS.
pour se lever; mais, d'an geste, le meunier le retint en place^
et il poursuivit impitoyablement :
— Oui, tué; il n'y a pas à dire noni Tout Guërande est là
pour rattester : ils Font noyé pendant un orage ; d'aucans
disent même étouffé dans ses draps pendant qu'il dormait....
D'ailleurs^ le diable, qui est au service de la dame, les
aida peut-être un peu. Quoi qu'il en soit, et pour en revenir à
la question, une fois débarrassée du vieux, la veuve, rient
sous sa cape de deuil, attendait le moment où le jeune
homme pourrait tenir sa promesse; mais celui-ci, qui en
était à sa première méchante action, à ce qu'il paraît, prit sa
complice en si grande haine, qu'il lui faussa parole, se sauva
et se fit moine. Dans le dépi^ qu'elle en ressentit, elle fut
frappée, comme qui dirait d'un coup de sang ; la paralysie
s'en mêla, elle devint muette.... et voilà I Vous avez voulu
savoir l'histoire, vous la savez tout aussi bien que moi main-
tenant. Dînons, et plus un mot là-dessus ; aussi bien, tôt on
tard, vous et moi pourrions nous" repentir d'avoir trop long-
temps devisé sur la sorcière des Marais salants. »
La Boissière, devenu rêveur, ne semblait plus disposé à
risquer un mot en faveur de cette femme pour laquelle, tout
à l'heure, il s'était j»enti pénétré d'une indulgence soudaine,
rien que sur son titre de comtesse.
Tant que la médisance ne revêt que de faibles proportions,
elle trouve encore quelques bonnes âmes pour la combattre
et la repousser. C'est le caillou du rivage, que le double mou-
vement de la mer apporte et remporte tour à tour; du sillon
qu'il a tracé sur le sable, bientôt il ne reste plus trace. En
est-il de même pour la médisance de gros calibre ? Non.
Fût-elle de la calomnie, ce certain parfum judiciaire qu'elle
exhale lui donne les solides apparences d'un acte d'accusation
^n règle ; à l'instar du rocher qui tout d'un bloc se détache
des flancs de la montagne, elle s'implante d'autorité dans le
sol, et paraît inébranlable par son énormité même.
Cependant, avec la conviction d'un crime commis, La Bois-
LA »AME DES MARAIS SALANTS. 297
s
sière ne pouvait admettre que Julien de Pontalec en eût été
sciemment le complice. L'amitié de frère qui, dans ses jeunes
années, l'avait uni au neveu du comte de Ker-Moisan, trans-
formait en fièvre ardente sa curiosité naturelle, et, cette fois,
la légitimait.
Lui, Julien, le chaste adolescent, de mœurs si pures, si ri-
gides même, comment avait-il pu se laisser aller à la tenta-
tion, et pour la femme de son plus proche parent ?
Tout acte inexplicable, en apparence, ne se montre au jour
vrai que par la connaissance de sa cause première. La cause*
première du mal, c'était la sorcière prétendue. Le citoyen in-
génieur résolut donc avant tout de se bien renseigner sur
celle-ci, sur sa famille, qu'on disait noble et titrée, et sur
les événements qui avaient précédé son mariage.
Pendant plusieurs jours, on ne le revit plus à Guérande.
Le père de la jeune douairière de Ker-Moisan était le comte
de Nessé, petit-fils de ce fameux du Gouédic, qui, vers 1720,
avait payé de sa tête sa patriotique résistance aux ordres du
Régent et deTabbé Dubois. Près d'un demi-siècle plus tard,
au service de la même cause, lui-même, devenu l'un des
membres les plus influents du parlement breton, avait en-
duré la prison et l'exil, en compagnie deLaChalotais. Rendu
à la liberté, il s'était fixé dans l'ancien domaine de ses an-
cêtres, le petit château de Nessé, situé sur la grande tour-
bière duMontoir. .
Deux raisons principales l'avaient déterminé dans le choix
ie cette résidence : premièrement, le désir de se rapprocher
Je son ami le comte de Ker-Moisan, autre parlementaire qui,
iprês avoir, comme lui, subi la persécution, venait d'être,
>ar décret royal, relégué à Saint-Molf, la plus chétive, lapins
••
298 LA UAME des marais SALANTS.
isoléff, la plus triste de ses nombreuses métairies. L'autre
motif, c'était de veiller de plus près aux intérêts et au bien-
Ôtre des pêcheurs et des paludiers de Batz et du.Croisic, sa
famille féodale. Depuis plus d'un siècle, ceux-ci avaient tou-
jours joui amplement et gratuitement du droit de pâture et
de chauffage dans toute l'étendue de la Brière, et les bienfaits
des seigneurs de Nessé ne s'étaient pas arrêtés là.
Au bout d'une année, le comte, encore jeune, comprit que
la famille féodale ne pouvait satisfaire à tous les besoins de
son cœur; il se maria, et un enfant vint compléter le mé-
nage.
Ëlevée au milieu des pauvres habitants de la contrée, Louise
avait facilement pris de son père l'habitude de les aimer et
de les secourir. Enfant, elle avait été ))ercée sûr les genoui
de toutes les mères de Batz et du Croisic, et déjà sa petite
main avait été couverte dé plus de baisers affectueux ([':è
celle de la plus puissante reine de l'Espagne et des Indes.
Devenue jeune fille et la dispensatrice des générosités pa-
ternelles ( car sa mère, 'de santé débile, ne sortait guère du
château), elle n'avait d'autres soins que de visiter les mal-
heureux du pays;. elle les connaissait tous par leur nom,
quoique le nombre en fût grand, et dès qu'on raperce?ait,
en compagnie de sa gouvernante, descendant des coteaui
de la Brière pour se diriger vers les villages, tout ce qui
souffrait du corps ou de l'âme se sentait par avance soulage:
c'était l'ange des charités et des consolations qui venait i
eux.
Aux veillées du soir, dans les filerieSy où les villageoises,
filles ou femmes, s'occupaient en commun du trousseau dts
fiancées, on la voyait parfois apparaître tout à coup. Ces jours-
là, c'était elle qui, sur ses épargnes, fournissait le chanTrt
pour les travailleuses, ainsi que la bouillie d'avoine et 1(^
crêpes de sarrasin pour le souper ; et, du souper comme à
travail, elle ne rougissait pas de prendre sa part. Pois, t
moment de se séparer, on la suppliait de vouloir bien d
LA DAME DES MARAIS SALANTS. 299
elle-mômô les prières qui devaient clore la journée. A ces
esprits simples, il semblait que sa voix était plus propre que
toute autre à converser avec le bon Dieu.
Telle était Louise de Nessé à cette époque ; et combien elle
était charmante alors, avec ses treize à quatorze ans, son*
teint rose et son sourire un peu triste, comme si déjà elle
avait eu le pressentiment de sa destinée I
Aux Marais salants et dans les bourgs d^s environs, les
riches eux-mêmes l'admiraient et la louangeaient ; les mères
ambitionnaient toutes la faveur de l'avoir pour marraine» de
leur premier-né; les jeunes gens s'inclinaient avec vénération
devant elle comme devant une aïeule ; les vieillards, à leur
lit d^e mort, imploraient sa présence, afin de pouvoir s'acquit-
ter envers elle en la bénissant une dernière fois. Nul ne pro-
nonçait son nom sans ajouter : c Heureux son pèrel »
£n effet, au milieu de cette lande noirâtre et presque sté-
rile de la Brière, le comte était heureux. Il adorait sa femme ;
sa fille bien-fiimée grandissait sous ses yeux av>9c sa blanche
auréole de grâces et de vertus ; il avait dans son voisinage
un ami mille fois éprouvé qui, quoique vaincu par la lutte ,
refroidi par l'âge et les infirmités tressaillait encore à son
unisson au nom de la vieille Bretagne ; et autour de lui toute
une population dévouée et reconnaissante, en le recomman-
dant à Dieu, lui et les siens, dans ses prières de tous les
jours, semblait le mettre à l'abri d'un nouveau désastre. Il
n'en fut rien.
Sa femme mourut.
A partir de ce moment, le sort lui devint de plus en plus
contraire. Sa fortune, déjà ébranlée par les amendes qu'il
avait subies, par les sacrifices volontaires qu'il s'était impo-
sés, fut entièrement bouleversée par la perte d'un procès.
Pais, à quelque temps de là, un cri d'effroi s'éleva de la
Brière : c Le feu I »
Le feu s'était déclaré au sein même de ce terrain tourbeux
qui formait son domaine j de jour en jour il gagnait sourde-
300 LA DAME DES MARAIS SALANTS.
ment, et un nuage qui rampait, sur le sol, des vapeurs de
soufre s'exhalant tout à coup d^s massifs d'ajoncs et de
bruyères, révélaient seuls la marche lente, mais continue,
de cet incendie intérieur.
Les efforts de deux mille bras s'épuisèrent sans y apporter
remède. De Guérande, d'Ëscoublac et de Batz, Teau des ruis-
seaux, mêlée à celle de la m«r, et conduite soit par tonnes,
soit par de légers canaux improvisés/ ne fit qu'accroître le
mal au lieu de le conjurer. Sous la lutte des deux éléments,
la terre s'entr' ouvrait, glapissait, et, à ces immersions répé-
Vjes, ripostait par des jets de flamme et des torrents de fumée
qui s'étendaient jusque sur les pays environnants et les plon-
geaient dans la stapeur« On eût dit d'un volcan ouvrant à la
fois tous ses cratères.
Dès qu'on cessa de vouloir maîtriser le fléau , il parut s'a-
paiser de lui-même. Durant quelque temps, la Brière vit
•reverdir ses maigres pâturages ; mais, au bout de cette courte
trêve, un voyageur qui la traversait pour gagner le chemin
de la Roche-Bernard poussa un nouveau cri d'alarme; les
arbustes épineux se tordaient devant lui, et il sentait le sol
brûler sous ses pieds.
Dix-huit mois plus tard, le feu avait atteint les fondations
du châteait de Nessé, qui ne fut bientôt plus qu'une ruine
fumante.
Sans ressources, sans asile, tenant parla main sa fille, alors
âgée de seize ans, le comte se rendit près de son ami Ker*
Moisan ; mais, brisé par tant d'émotions, à peine avait-il
franchi le seuil du manoir de Saint-Molf, qu'il tomba malade
pour ne plus se relever.
VI
/
Le lendemain de sa mort, vêtue de deuil, la population tout
entière des pêcheurs et des paludiers de Batz et du Croisic se
LA DAMS DES MARAÎS SALANTS. 301
rendit auprès da comte de Ker-Moisan. Leur doyen, chargé
de prendre la parole en leur nom, lui dit :
c Monseigneur, rendez-nous notre demoiselle ; elle est or-
pheline, nous l'adopterons, nous Taimerons comme nous ont
aimés ses pères, qui sans doute veillent encore sur nous de là-
haut; nous la secourrons comme elle-même nous a secourus.
Nous lui bâtirons de nos mains une belle maison en pierres
et en briques, non plus sur la Brière, mais au milieu de nous,
afin qu'elle y soit la bien gardée. Par Jésus et par Marie, par
le fils et par la mère, nous jurons ici, entre vos mains, mon-»
seigneur, que, tant qu'il nous restera des forces, tant qu'un
seul d'entre nous pourra faire sonner deux écus l'un contre
l'autre, elle ne connaîtra pas la farine du blé noir, mais bien
celle du pur froment. Rendez-npus-la, monseigneur; nous
la réclamons, comme c'est notre devoir, comme c'est notre
droit peut-être. >
Le comte leur répondit :
c Bonnes gens, vous êtes restés au milieu de ces temps
d'épreuves les dignes et fidèles enfants de la vieille Bretagne;
je vous en remercie en mon nom comme au nom de celui-là
que nous pleurons. Mais Christophe de Nessé était mon
grand, mon seul ami, et il est passé de ce monde dans l'autre
en me confiant sa fille. Le seul parent qui me reste, mon ne-
veu, touché par la grâce, vient d'entrer en religion, comane
chevalier de Malte. Je puis donc disposer de mes biens, Louise
est pauvre et trop jeune encore pour se passer d'un appui; je
suis riche, et cet appui, c'est en moi qu'elle dçit le trouver.
Cependant, la maison même d'un vieillard ne doit s'ouvrir
devant l'innocente enfant que si elle y peut entrer la tête
levée et avec un titre qui lui assure par avance le respect
de tous. Yoici le projet que j'ai formé ; je le soumets à votre
approbation. Que Louise de Nessé devienne comtesse de Eer-
Moisanl Mon nom lui servira de sauvegarde, et, d'après les
lois du monde et sans conteste, elle sera mon héritière. Mon
âge et mes infirmités sont un sûr garant que dans quelques
802 LA DAME DES MARAIS SALANTS.
EDnées, dans quelques mois peut-être, elle deyiendra libre de
prendre un mari de son choix. Que Dieu j pourvoie; moi, je
ne veux dire que son père.... Ne m'interrompez pas, bonnes
gens, et prétez-moi encore Toreille. Par vos sentiments, comme
par Tadoption féodale, vous êtes sa seule famille aujourd'hui ;
allez la trouver au presbytère, où je Tai remise entre les
mains de la digne sœur de notre curé ; mais dites tout d'a-
bord à votre demoiselle que, quoi qu'elle décide, la misère ne
peut l'atteindre : dès aujourd'hui, le revenu de mies fermes
de Malleville lui est alloué à tout jamais. >
De sa pleine et libre volonté, devenue la femme du comte,
Louise de Neasé, quoique vivant dans une retraite absolue,
près d'un vieillard souffrant, sur le front duquel le passé
avait laissé une sombre empreinte, ne désirait rien de plus
que le sort qui lui avait été fait. Si le comte gémissait sur
la patrie, elle mêlait ses soupirs aux siens, mais c'était en
souvenir de ceux qu'elle avait perdus. Pieuse avec bonheur,
avec exaltation même, résignée, sans que sa résignation loi
coûtât un regret, la yie avait encore pour elle de grandes
douceurs; elle pouvait continuer de venir en aide aux mal-
heureux. De ce côté, ses jouissances s'étaient même éten*
dues avec le cercle de ses bienfaits. Grâce* à la grande for-
tune du comte, aujourd'hui les villageois de Saint«Molf et
de Piriac n'avaient rien à envier à ceux de Batz et 4a
Groisio.
Qu'aurait pu le monde ajouter à ses joies calmes et réflé-
chies? étrangère à ses usages, à ses exigences, à ses in-
trigues, élevée parmi les bons et rustiques habitants de la
côte, ne s'émouvant qu'à leurs intérêts, s'associant même
volontiers à leurs naïves croyances, elle se serait brisée à
son contact. Elle était donc heureuse, rien que par l'accom-
plissement de ses devoirs de charité et de religion; s'exal-
tant facilement devant les grands spectacles de la nature,
elle comptait encore comme un de ses plaisirs les plus vifs la
«vue de la mer, et ce plaisir, ainsi que les autres, semblait
LA DAME DES MABAIS SALANTS. 303
s*être accru pour elle depuis son mariage ; Piriac avoisine
Saint-Molf^ et nulle part, dans toute la Bretagne, la mer
n*est aussi belle que vue de la pointe de Piriac.
Yoilà ce que, après de longues et consciencieuses investi-
gations, recueillit d'abord l'ingénieur sur les premiers temps
de la jeune fille, de la jeune femme. Combien cela se rac-
cordait peu avec les dires malveillants du meunier de Gué-
rande et ses propres suppositions à lui-même 1
. Dans l'âme jusqu'alors immaculée de la jeune comtesse,
un remords profond, persistant, intolérable, allait naître
cependant. La cause réelle de ce remords, dont les terribles
effets s'étaient manifestés devant lui, La Boissière ne devait
en avoir la révélation que plus tard.
VII
Contre Tbabitude du lieu, il arriva qu'un jour la salle de
réfection de 3aint-Mblf vit trois personnages assis à la même
table. Le troisième convive, jeune homme de vingt-cinq ans
à peine, au teint pâle, à l'œil voilé, au front rêveur, c'était
Julien de Pontalec.
Avant de quitter la France pour se rendre à Malte, il a
Youlu prendre congé de son unique parent. Durant plusieurs
semaines, il devient l'hôte de la maison, sans que les aus-
tères habitudes du lieu^en soient autrement changées. Prières
du matin, prières du soir, dites en commun avec les servi-
teurs du logis, promeiiade silencieuse à trois, faite le long
du rivage à Tissue du dîner, et à laquelle succède, au re-
tour, une lecture du Ifouveau Testament : telles sont les
seules distractions que le comte offre à son neveu, et celui-ci
s'en contente, tant sa vocation est sincère, tant la foi suffit
à remplir tout entier le cœur de ce lévite soldat.
Quoique jeunes et beaux tous deux, Louise et Julien n'ont
304 LA DAME DES MARAIS SALANTS,
pas échangé entre eux un de ces regards d'examen bienveil-
lant, un de ces sourires de sympathie qui vont si bien à leur
âge. Depuis quinze jours déjà, ils vivent de cette même vie
claustrale, de ce presque tête-à-tête prolongé, et à peine si
directement ils se sont adressé quelques mots. Même durant
les repas, si leur position réciproque d'hôte et de maîtresse
du logis leur impose forcément l'échange d'une parole, c'est
le comte qui, presque toujours, leur sert d'intermédiaire.
Enfin, le moment approche où Julien de Pontalec va quit-
ter Saint-Molf. Le lendemain, un bateau de Nantes doit le
diriger sur Bordeaux, pour de là rejoindre la Méditerranée.
Aujourd'hui, par exception, la promenade à trois ne sera
pas circonscrite par le rivage. Julien a manifesté le désir de
visiter la grande île Dumetz ; il veut y toucher, non-seule-
ment de son front et de ses lèvres, mais de la poignée de
son épée, insigne de religion aussi bien que de guerre entre
les mains d'un chevalier de Malte, les reliques de saint
Clair et celles de saint Dunstan, ces dernières rapportées
d'Angleterre à l'époque du schisme.
Sous la conduite d'un brave marin, dont on connaît Tex-
périence et le dévouement; on s'embarque dans la baie de
Pennebé.
Quelques nuages courent dans le ciel ; une brise souffle du
nord-est, mais elle ne peut que faciliter la traversée.
Debout près du mât, l'oncle et le neveu causaient grave-
ment de l'heure prochaine de la séparation, lorsque de Tune
des extrémités du bateau, où Itouise se tenait étendue et ac-
coudée, les yeux tournés vers le rivage qui fuyait, un sou-
pir étouffé se fit entendre.
Avec autant de vivacité que pouvaient le lui permettre
son âge et ses membres, quelque peu roidis par de fré-
quentes atteintes de goutte, le vieillard alla vers elle et la
contraignit doucement de lui faire face. Le visage de la jeune
femme était inondé de pleurs.
€ Qu'est-ce donc ? dit-il;
LA DAME DES MARAIS SALANTS. 305
— Rien, rèpondit-elle avec une moue d'enfant; puis, sai-
sissant la main du comte, elle la baisa, et reprit sa position
première sans qu'il essayât d'y mettre obstacle.
— Elle pense aux siens, murmura l'oncle à l'oreille de son
neveu, quand il l'eut rejoint au pied du mât. Voici venir. 1q
troisième anniversaire de la mort de mon digne ami ; aussi,
depuis quelques jouts, je la surprends parfois attristée et
larmoyante, i
Le séjour à l'île Dumetz se prolongea plus qu'on ne l'avait
pensé. Le vent, toujours dans la même direction, fraîchis-
sait. S'il avait d'abord favorisé le départ, maintenant il ren-
dait le retour difficile.
Vers le soir il changea brusquement de place. Tout annon-
çait un orage; mais le batelier affirmait sur sa tête que cet
orage n'éclaterait que lorsqu'ils seraient tous trois rentrés à
SaîntrMolf, et probablement endormis. •.
Sa prédiction fut loin de se réaliser.
A peine avaient-ils quitté la pointe de l'île, située à l'ouest,
que le flot sous-marin fit entendre ces râlements âpres et
caverneux qu'on pourrait appeler les borborygmes de la mer.
Le comte commença à craindre pour sa jeune femme, et pro-
posa de retourner le cap sur Dumetz ; Louise le rassura par
un signe de tête ; le batelier, après avoir d'un coup d'œil in-
terrogé de nouveau le ciel et l'Océan, persista dans sa pre-
mière affirmation. Quant à Julien, silencieux et à l'écart,
absorbé dans une seule pensée, il contemplait, aux dernières
clartés du crépuscule, sa bienheureuse épée, qui venait d'être
sanctifiée par l'apposition des reliques.
Cependant le flot s'enflait si fort sur la chaussée grani-
tique qui, dans les temps anciens, reliait Dumetz au conti-
nent, qu'il eût été imprudent de songer à la franchir. Au lieu
de se diriger vers Pennebé , on s'orienta vers Piriac , dont *
on était proche.
Déjà les lumières de ce dernier village scintillaient à'ieurs
yeux.... Tout à coup une rafale emporte la voile; de gros
306 LA DAME DS9 MARAIS SALANTS.
nuages chargés d'éclairs et de tonnerre éteignent les clar-
tés d'en haut et font disparaître les faibles lueurs de la côte,
qui leur servaient de phare. En vain Julien aide à la rame ;
au milieu de ténèbres profondes , des vagues énormes bat-
tent de tète et de flanc la fragile embarcation, qu'elles me-
nacent d'envahir ou de submerger.
c Soyons calmes 1 crie le batelier, sans cesser défaire
bonne contenance; pas de danger. encore!... mais au diable
si je vois clair à me diriger! Attention!... j'entends sautiller
les galets.... nous touchons à la plage! »
Un choc que reçoit le bateau prouve que cette fois du
moins il ne s'est pas trompé.
« Lâchez la rame! essayons de l'échouement! Allons, jeune
homme, poursuivit-il en s'adressant à Julien, il ne faut pas
oraindre de se mouiller les jambes; nous avons pied main-
tenant; je me charge de monseigneur, chargez-vous delà
dame, et tirez à gauche sans perdre de temps, car la houle
nous talonne I >
Ëtourdi par le bruit, aveuglé par le ressac qui lui fouette
l'eau, au visage, Julien n'est pas encore parvenu à rejoindre
la comtesse à l'autre bout de la barque, que déjà le vigou-
reux marin, portant le vieillard entre ses bras comme- il eût
fait d'un enfant, marchait à grands pas au milieu des.va->
gués, sans en être plus ébranlé que s'il eût traversé un
champ de seigle, doucement agité par le vent ff^is du
matin.
VIII
Si le fardeau de Julien était plus léger, ses forces étaient
moindres. L'expérience de la mer et la connaissance des lieux
lui manquaient aussi pour se diriger, durant la nuit noire,
sur ce terrain mouvant; et lorsque, épuisé de fatigue, il
LA DAME DES MARAIS SALANTS. 307
aborda le rivage, il ne trouva devant lui qu'une barrière in-
franchissable.
Par bonheur, la mer n'avait pas tout envahi. Entre elle et
la falaise, un espace assez large était libre encore. Le dernier
conseil du batelier, que dans son trouble il avait négligé peut-
être , revint en mémoire à Julien. Il tourna vers la gauche
et n'avait point fait une centaine de pas qu'au milieu de ces
massifs de pierre une teinte plus sombre lui révéla un en-
foncement; il crut entrevoir un passage frayé entre les ro-
chers, sans doute celui désigné par leur guide. Il s'y avança,
brandissant d'une main son épée pour interroger les obsta-
cles , et de l'autre soutenant la comtesse, qui maintenant
marchait près de lui et tressaillait à son côté.
Cependant le terrain, au lieu de s'élever, s'abaissait sous
leurs pas; de chaque côté, un mur anguleux, plein d'aspé-
rités, se prolongeait en manière de oorridor, après quoi
la double paroi échappa tout à coup à leurs mains tâton-
nantes.
Julien fit vainement tournoyer son épée autour de lui ,
il ne rencontra que le vide. Au-dessus d'eux l'obscurité était
si profonde, qu'ils n'apercevaient même plus le léger mouve-
ment des nuages. Au lieu de suivre un de ces défilés dus à
l'écartement des montagnes , étaient-ils donc venus d'eux-
mêmes s'enfermer dans une de ces cryptes de la côte que
visite l'Océan à chaque marée montante?
Cette pensée leur arriva à tous deux à la fois , sans qu'ils
osassent se la communiquer encore.
Danç ce moment ils entendirent des voix qui les hélaient du
dehors, et, parmi toutes, ils reconnurent celles du batelier.
« Retournons vite sur nos pas, dit Julien; le rivage n'a
pas cessé d'être libre sans doute, et ces voix serviront à nous
diriger. >
Comme il s'élançait vers l'entrée , un éclair rapide leur
montra le flot qui déjà venait baigner les abords de la crypte.
c II n'est plus temps 1 » murmura Julien en se signant,
308 LA DAME DES MARAIS SALANTS.
comme pour conjurer le péril , qu'il redoutait moins encore
pour lui que pour sa compagne.
Et les cris d'appel » les voix du dehors se faisaient entendre
de nouveau.
Malgré sa terreur, Louise retrouva un reste de courage
en songeant au comte, à ce vieillard, à son mari , que leur
absence devait plonger dans les plus douloureuses appré-
hensions.
c Monsieur de Pontalec, dit-elle, peut-être ce flot qui nous
est apparu ,n'2i-t-il été poussé jusqu'ici que par Teffort du
vent. Tout espoir n'est pas perdu. Nous ne pouvons être
loin de Piriac; le long de la côte existent des sentiers
bien connus des habitants et des pêcheurs , et qui , par la
Turbale , peuvent nous conduire à Saint-Molf.... essayons
encore! »
Elle n'avait pas achevé , qu'elle vit se soulever à l'entrée
de la grotte comme un fantôme couronné d'écume qui , après
s'être débattu entre la double paroi, fit tout à coup invasion
dans leur asile. «
. A cette vague une autre vague succéda.
Et les voix du dehors , affaiblies , étouffées par le tumulte
du rivage , ne se faisaient plus entendre qu'à peine , puis
finirent par s'éteindre entièrement.
Les deux captifs de la mer étaient restés silencieux et im-
mobiles, tous deux mesurant la gravité de leur position , mais
avec des idées bien différentes néanmoins.
Si , par miracle , il avait été donné à quelqu'un de pouvdir
les contempler en ce moment, il n'aurait pu découvrir, sur
les traits du stoïque jeune homme, que les signes de la plus
entière soumission aux décrets du ciel.
Qu'il n'en était pas ainsi de Louise t Son visage rigide,
ses yeux hagards, ses membres agités d'un frisson nerveux,
dénotaient une épouvante telle , que , connaissant combien
étaient grandes et sincères ses convictions religieuses , on
eût été enclin à penser peut-être que ce qui lui causait un
LÀ DAME DES MARAIS SALANTS. 309
pareil effroi , c'était quelque chose de plus terrible encore
que la vinort dont elle était menacée.
Eh bien I le croirait-on ? cf est du milieu de cette complète
prostration de ses forces morales que son compagnon l'en-
tendit pousser un cri de joie et presque de délivrance.
Un second éclair, plus prolongé que le premier, venait d'il-
luminer la grotte jusque dans ses profondeurs. Louise avait
reconnu Texcavaticln de la Roche-Noire, visitée autrefois par
elle en compagnie de son père , et , plus récemment , dans
une de ses.promenades le long de la mer. Elle ne pouvait s'y
• tromper.
Joignant les mains dans un transport de reconnaissance
adressé à Dieu, la voix encore hésitante et altérée par ses
rudes émotions de tout à l'heure :
c Monsieur de Pontalec, dit-elle (et jamais, avant ce jour,
il ne lui était arrivé d'adresser la parole au jeune chevalier
de Malte avec autant de suite et de spontanéité). Dieu a pris
pitié de nous.... de moi surtout I... Nous n'avons plus rien à
craindre ici de la marée montante ; de mémoire d'homme ,
on me l'a affirmé du moins, elle n'a dépassé les premiers
degrés de pierre qui s'ét agent au fond de ce souterrain....
Mais nous voilà pour toute la nuit au milieu de ces ténèbres,
enfermés, seuls ici....
— Le Seigneur est avec nous; il nous soutiendra, » ré-
pondit l'impassible jeune homme, qui avait accueilli la révé-
lation dé la comtesse du même air qu'un voyageur, dont les
bagages sont déjà prêts, recevrait la nouvelle que le voyage
inévitable qu'il était sur le point d'entreprendre se trouve
4ilféré de quelques jours.
Tous deux alors gagnèrent le fond de la cavée et s'assirent,
distants l'un de l'autre , sur les premières assises de pierre. '
Là, durant une heure, ils restèrent plongés dani^une silen-
cieuse méditation.
Le péril , cependant , était loin d'avoir cessé pour eux. Les
i>ruits de la mer s'au^gmentaient de plus en plus ; le ciel en
j I
310 LA DAME DES iCAllAIS SALANfS.
feu ne leur envoyait ses funèbres clartés qu'à travers les
flots amoncelés, qui déjà inondaient les parties basses de 1a
crypte.
Louise et Julien montèrent de quelques marches ; une se*
conde heure à peine s'était écoulée , les flots les y avaient
suivis.
Ils montèrent encore.
Nouveau repos , nouveau silence.
c Monsieur de Pontalec... parlez-moi.... j'ai peur! dit la
comtesse , dont la foi dans le dire des anciens du pays com-
mençait à faiblir.
— La marée doit être maintenant parvenue à son plus haut
point, lui répondit celui-ci d'une voix calme. Prions, ma-
dame ; Dieu n'oublie pas ceux qui se souviennent de
lui. B
Tous deux, se levant, s'agenouillèrent sur ce haut gradin
qui leur servait de siège , et restèrent quelque temps re-
cueillis et en prière.
Une lame, plus forte que les autres, vint soudain se briser
à leurs pieds.
c La vague! la vague I »
Et Louise, épouvantée, se rejeta sur le petit plateau, qui,
au sommet de ce sombre amphithâtre , s'étendait comme un
palier sans issue.
^ < Ne perdez pas confiance si vite, lui dit Julien, interrom-
pant à peine son oraison.
— Mais ne l'entendez-vous pas ? ne la voyez-vous pas qui
s'avance et vient nous chercher jusqu'ici.... jusqu'ici! où
elle ne devait pas venir ! *
En effet, la marée, toujours croissante, avait franchi
l'étage de rochers; toutes les cavités de la grotte, complè-
tement inondées , se remplissaient de bruits , sous la près*
sien de vagues nouvelles qui s'opposaient au passage des
autres. Les ténèbres étaient partout, sinon sur le plateau, où
la lune, qui venait de se dégager des nuages, projetait ses
LA DAAIË DES HAtlAIS SALANTS. 311
rayons à travers l'étroite déchirure de la montagne, ouverte
béante sur leur tête.
c Nous sommes.... je suis perdue I murmura Louise sous
une pensée de terreur indicible.
— Si notre heure est venue, résignons-nous, madame;
tout vrai chrétien n'esMl pas d'avance préparé à la mort?
— Je ne le suis pas, moi! s'écria-t-elle en relevant la tête
d'un air de révolte contre le ciel. Mourir!... mourir! mais
Dieu ne peut le vouloir, car j'y perdrais mon âme !
--Ëcartez ces idées, madame; Dieu est tout miséricor-
dieux; d'ailleurs, n'avez- vous pas vécu pieuse et charitable?
Est-ce donc pour des fautes légères....
— Il s'agit d'un crime I interrompit-elle ; d'un crime af-
freux, entendeZ"V0U8, et que dix ans de. pénitence auraient pu
expier à peine !»
Devant cet aveu si inattendu , Julien fit un pas en arrière.
Mais une vague monstrueuse envahit tout à coup le pla-
teau, leur dernier refuge. Louise , presque affaissée sur elle-
même, allait être entraînée dans le gouffre : il n'eut que le
temps de la retenir par ses vêtements , et quand, la soute-
nant d'un bras contre la vague, il la vit si pâle , le rigide
puritain sentit quelque peu se fondre son enveloppe de glace;
il pensa que tant de souffrances , cette mort si cruelle qui
allait la saisir, pouvaient bien lui tenir lieu d'expiation vo«
lontaire.
c Madame, connaissez-vous du moins cette seconde inno-
cence , le repentir ? le remords qui naît du crime et qui le
rachète?
— Oui.... oui.... balbutia-t-elle les dents serrées convulsî-
vement , je me repens.... je me maudis ! » Et avec un no]iiveau
cri de détresse : a Mais je n'en vais pas moins mourir en
dehors de l'Ëglise, sans qu'un prêtre ait^pu m'entendre en
confession. . . . mourir damnée I
— Eh bien! je suis prêtre , moi! s'écria Julien avec une
sainte exaltation. Si mon titre de chevalier ne me donne pas
312 LA DAlfE DES MARAIS SALANTS.
le droit de remettre les péchés , je m'en sens digne à cette
heure où je yais quitter la vie en bénissant la main qui me
frap'pel >
£t présentant à la comtesse la poignée de son épée faite en
forme de croix :
« A genoux, ma sœur, et confessez vos fautes! Jd suis
prêt à vous entendre. »
Mais Louise se redressant avec horreur :
c Nonl... je ne le puis pas I...
— Rappelez-vous les paroles du Christ : c Vous vous con-
« fesserez les uns aux autres. :»
— A vous I... jamais 1 i reprit-elle avec un même geste
de répulsion.
En ce moment , la montagne elle-même sembla tressaillir
sous les èhocs répétés de la mer ; dans la grotte, Teau jaillis*
sait jusqu'aux voûtes, et les hideuses chauves-souris qui en
tapissaient la surface, s'échappant par milliers, passai^t,
avec des cris aigus et des bruissements d'ailes, sur la tête
de Louise, pour gagner la seule issue qui restât libre.
Ëperdue , terrifiée , sentant la vague la soulever du sol ,
et jugeant son dernier instant venu :
€ Ëcoutez-moi doncl s'écria-t-elle.... Ëcoutez-moi en con-
fession. Mais Dieu me pardonnera-t-il?... Vous-même vou-
drez-vous m'absoudre?... > Et, laissant tout à coup tomber
sa voix comme dans un râle d'agonie : c Ayez pitié de moi,
mon frère.... je vous aimel... s
Ce dernier mot, cet aveu contrit et désespéré de son crime
involontaire, ^quoique la pauvre enfjint l'eût à peine mur-
muré, Julien l'entendit; il l'entendit distinctement , malgré
les éclats du tonnerre, malgré le bruit assourdissant des flots,
répété par tous les échos de la grotte. Sa surprise en fat telle
que, durant quelques instants, il en oublia, et la mort qui
était proche, et les terribles circonstances au milieu des-
quelles lui-même avait réclamé cette confession suprême.
Quand il sortit de cette espèce de stupeur, le petit plateau
LA DAME DES IfARAIS SALANTS. 313
était libre , la yagae , en grondant, redescendait l'escalier da
roches, et Louise, évanouie ^ encore suspendue à son bras
crispé , pressait contre sa poitrine la croix de Tépée mal-
taise.
' IX
En proie aux plus affreuses perplexités , le yieux comte de
Ker-Moisan avait passé la nuit sur le rivage. Sans qu'il eût
été besoin de les appeler à l'aide, tous les habitants de Saint-
Molf , de Mesquer, de Piriac , quelques-uns même venus de
plus loin, tentaient d'organiser un sauvetage impossible.
Vingt barques ont chaviré sur la lame furieuse , des cen-
taines de flambeaux de résine ont été distribués par eux dur
les points abordables de la côte; les sentiers de la montagne,
la crête des rochers , où momentauémeut on eût pu espérer
un abri, ont été explorés , interrogés ; les chercheurs n'ont
rien trouvé , rien aperçu , sinon les débris du bateau , que le
grand flot avait brisé contre les falaises.
Pour disputer à la mer , ne fût-ce qu'un cadavre, à peine
la haute marée commence-t-elle à décliner que, se tenant
étroitement enlacés par bandes, réunissant leurs forces pour
lutter contre la houle , les plus hardis s'avancent le long des
grèves inondées , et pénètrent enfin dans les cavités de la
Roche-Noire , alors même que les dernières vagues leur en
disputent encore l'entrée.
Enveloppée dans des cabans de pêcheurs, Louise fut
transportée à Saint-Molf par ceux-là qui l'avaient délivrée ;
et durant la route , lorsque, la voyant regarder autour
d'elle avec inquiétude , ils lui demandèrent si elle souffrait ,
ou ce qu'elle désirait , elle ferma les yeux et ne leur répon*
dit pas.
Devant le comte , elle garda le même silence.
Quant à Julien, soutenu par une force surnaturelle venue
348 n
81 4 LA DAME DES MARAIS SAtANTS*
d'en haut, malgré ses émotions récentes et inaccoutumées,
rien en lui ne trahissait ni la fatigue , ni la Teille , ni ^f
souci. Il passais reste de cette nuit au oheyet du yieillard,
lequel était en proie à une fièvre ardente causée par tous ces
événements, et il lui prodigua les soins les plus actifs et les
plus empressés.
Le lendemain, rassuré sur la santé de son oncle , au lever
du soleil, Julien partit pour Nantes, où le navire l'attendait;
il partit sans prendre congé de Louise ,
Comment Teût-il osé î
Hélas t il Veut osé, qu'à ses paroles d'adieu la pauvre
jeune- femme aurait été impuissante à répondre , sinou p&f
un geste. Soit que sa frôle organisation n'ait pu résisterai
secousses violentes de la veille , soit , comme on l'a dit plus
tard, que, dans le conflit de tous les éléments qui la mena-
çaient à la fois, un jet de la foudre l'eût touchée, soit toute
autre cause restée ineiplicable, les cordes de savoixs'é*
talent détendues. Louise était muette.
Elle n'était pas encore arrivée à la fin de ses épreuves.
Deux jours après, le comte de Ker-Moisan mourut. Une at-
taque de goutte, qui lui remoata dans la poitrine , Tenlevs
en quelques instants.
A cette époque, la Révolution venait d'éclater. Les nouvelles
autorités de la province , pour faire preuve de zèle contre
un ancien défenseur des privilèges -de la Bretagne, séques-
trèrent ses biens, prétendant que le comte n'en avait p^^
faire donation à sa femme au détriment de son neveu. Plu^
tard, comme ce neveu résidait hors de France, on le déclara
émigré, et le séquestre se transforma en confisc^tioUi ^^
appel,
Louise laissa, faire. Que lui import aient à elle ses intérêts
de fortune et de position? Le faible douaire de veuve, qu'o>^
voulait bien lui accorder, suffisait, et au delà, à ses besoins-
C'est alors qu'elle se mit à mener cette vie érémitique an
milieu de laquelle elle était apparue à La Boissière. Moins
1
LA DAME tfs MARAIS SALANTS. 315
qae jamais elle devait songer à demander des distractions au
inonde, najourd'hui qu'elle ne pouvait même plus communio
quer aveo lui par la parole.
S'isolant de tous, ne fréquentant que les sentiers déserts
et les grèves sauvages, elle avait pour seuls compagnons sa
pensée, ses regrets, ses rémords.... Oui, ses remords; ils
subsistaient, eti quelque discutable qu'aurait pu nous en
sembler la cause, à nous autres enfants du siècle, ils s'étaient
encore accrus de la honte d'un aveu inutile, et peut-être aussi
de la ténacité de son amour.
Élevée dans les principes les plus austères de la religion et
de la morale, se les exagérant, comme toutes les âmes simples,
son innocence épouvantée voyait dans cet amour, resté si
pur, un affreux mélange d'adultère, d'inceste et de sacri-
lège. Julien n'était^il pas consacré i Dieu? n'était-il pas le
plus proobe parent de son mari?
On comprend maiivtenant pourquoi le plateau de la Roche*
Noire était devenu pour elle l'autel des expiations.
Cette expiation durait déjà depuis trois ans.
Telle était, jusqu'à oette époque , l'histoire vraie de Louise
de Nessé. >
Ainsi ce nuage sombre qui cachait sa vie s'était fondu en
une blanche lumière ; de cet amas d'horreurs entassées par
la crédulité, par la médisance calomnieuse, n'était sortie
qu'une élégie naïvement lamentable.
La Boissière, après quelques semaines de séjour à i^aris «
Teaait de rentrer en Bretagne, où le rappelaient ses travaux
commftucés, lorsque, traversant Guérande, il y rencontra son
ancien hôte, le meunier.
316 LA DAME DES MAiflllS SALANTS.
ff Ehbieal citoyen, voas sarez la nouvelle? lai cria ce-
lui-ci en l'apostrophant au milieu de la place publique.
— Oui, oui....jû sais.... dit Tingénieur cherchant à l'évi-
ter; le roi est prisonnier au Temple....
— Et il Ta bien mérité I Mais il ne s'agit pas de ça, reprit
le meunier; il s'agit de quelque chose de plus réjouissant ea-
core, d'une noce.... oui, d'une noce 1 et d'ici nous entendroas
les violons!
— Que m'importe ? Je ne connais personne dans ce pays.
— Ohl que si fait, citoyen, vous connaissez la mariée 1 La
mariée, c'est la muette, la ci-devant comtesse de Ker-Moisan!
Hein ? vous attendiez-vous à celle-là ? i
Et il partit d'un bruyant éclat de rire.
« Vous vous trompez , citoyen meunier ; c'est impossible.
— Rien n'est impossible à une sorcière. »
La Boissière, au nom de la jeune femme, avait senti se ré-
veiller en lui deux impressions bien distinctes : un sentiment
de vif intérêt, en raison de ce qu'il savait déjà d'elle ; uo
autre sentiment moins généreux peut-être , mais non moiQS
vif, résultant de ce qu'il en ignorait encore. Nous l'avons dit,
M. l'ingénieur était curieux. Il s'arrêta un instant l'oreille
ouverte.
f Je ne sais pas quel est le futur, reprit le meunier, mais
on le dit déjà installé à Saint-Molf et faisant sa cour. Encore
un à qui elle aura jeté un sort, et un sort de la plus mauvaise
espèce , puisqu'il va l'épouser ! >
La Boissière lui tourna le dos en s'éloignant de lui avec
dégoût :
« Ce misérable, se dit-il, a semblé prendre à tâche de s'a-
charner après cette malheureuse femme si digne de compas'
sion. Miséricorde I elle , songer à un nouveau mariage dans
l'état de détresse, d'anéanti&sement et d'infirmité où elle se
trouve ! Tout cela est faux comme le reste, et ne vaut pas
même la peine d'être vérifié. » .
En argumentant ainsi tout seul , marchant au hasard de-
LA DAME DES MARAIS SALANTS. 3 1 7
vant lui, il s'aperçut, non sans en être étonné, qu'il venait
de franchir une des portes de Guérande.
Quoique Tautomne fût au milieu de son cours, Fair était
tiède et le ciel pur. La Boissière éprouvait le besoin de res-
pirer à l'aise, loin de la ville, et, toujours au hasard, il
prit le premier chemin venu, qui se trouva être celui d'As-
sérac. Il le suivit, sans se retourner, l'œil incliné cependant
plutôt vers sa gauche que vers sa droite, jusqu'à ce^ue le
clocher de Saint-Molf vînt tout à coup se dresser sous son
regard.
Il n'était plus séparé de ce dernier village que par une
lande, si étroite qu'une balle de paume bien lancée l'eût
traversée facilement dans toute sa largeur.
Sans avoir le moins du monde ajouté foi aux mauvais
propos du meunier, il lui prit fantaisie, ne fût-ce que pour
les rétorquer, de franchir la lande, et d'aller lui-même aux
informations.
A peine avait-il fait quelques pas sur le territoire de Saint-
Molf que, à travers une double rangée de muions, il aper-
çut une jeune femme, marchant d'un pas lent, le col à demi
penché; dans une attitude à la fois calme et recueillie,. elle
semblait savourer la douceur de l'air, et ce parfum de vio-
lette qui s'exhale des amas de sel touchés par les rayons
du soleil.
Cette jeune femme, c'était Louise de Nessé.
Il se refusa d'abord à la reconnaître, tant son maintien
et sa physionomie avaient subi un étrange changement.
Vêtue, non plus de noir et de brun, mais de couleurs mieux
assorties à son âge, sur son visage, la trace des larmes s'é-
tait effacée; sa chevelure, naguère strictement enfermée sous
ia capuche de sa mante ou sous une coiffe de deuil, se dé-
roulait maintenant en boucles soyeuses le long de ses joues
encore amaigries, mais où la sève rose de la jeunesse pa-
raissait remonter.
Un instant après, lorsque s'avança vers elle un jeune
318 LA DAME DES MARAIS SALANTS.
homme aux yeux noirs, au teint basané, Louise atait re-
trouvé le sourire.
Tous deux se virent alors entourés par les habitants du
lieu, qui, chapeau bas et aveo force révérences, venaient
leur réitérer des félicitations auxquelles l'un répondait par
de chaleureuses paroles, l'autre par des gestes contenus,
mais pleins d'expression.
Un peu îsmbarrassé du singulier rôle qu'il ^tait venu jouer
9M milieu de cette scène de famille , La Boissière , battant
en retraite, se disposait à regagner au plus vite Id che-
min de Guérande , lorsqu'il s'entendit appeler par soa
nom.
Julien de Pontalec était devant lui, les bras ouverts.
Celui-ci le présenta à la jeune douairière de Ker-Moisan,
qui rougit en reconnaissant Tinterrogant étranger de Piriac;
après quoi, Julien l'emmena dîner avec lui au presbytère,
où il avait fixé son domicile.
L'ingénieur ne pouvait comprendre par qu^e voie le fer-
vent chevalier de Malte en^ était arrivé à un projet de ma-
riage aveo la veuve de son oncle : aussi, durant le repaSi
malgré la répugnance visible de Julien à lui répondre, il ne
cessa de le presser de questions sur la cause de son retour à
Saint-Molf et de sa désertion de l'ordre de Malte ; mais, ce
jour, et quelque temps encore, son ardent désir de connaître
demeura inassouvi. Malgré sa confiance en son hôte et son
ami, Pontalec dut se taire, car le fait culminant do ce qu'^
aurait pu révéler, le mot d'où tout le reste découlait, il Q^
l'avait entendu que sous le soeau de la confession.
XI
Cette confession, cet aveu, ce premier mot d'amour mur*
muré à son oreille, quoique environné de ciroonstances ter-
I
LA DAMS DBS MARAIS SALANTS* 319
ribles, n'avait pas laissé que de faire impression, sinon sur le
cœur, du moins sur l'esprit de l'impassible soldat du Christ.
Dans la grande église de Malte, les genoux sur la dalle,
il priait pour la femme de son oncle, pour la guérisoh, pour
reftacement eomplet de cette passion insensée et coupable
qu*îl lui avait inspirée, et, à force de prier pour elle, il avait
fini par lui vouer dans son âme une amitié chrétienne qui
ne laissait pas que de le préoccuper, au milieu même de ses
dénotions.
Bientôt lui parvint la nouvelle de la mort du vieux comte
de Ker-Moisan ; il apprit en même temps que la veuve,
frappée de mutisme à la suite de la Huit fatale de l'échoue-
ment, se voyait persécutée en son nom et menacée d'une
ruine complète.
Songeant à cette jeune femme restée sans protecteurs i
impuissante à se défendre, une pitié profonde le saisit. Lui
&ns6i, à son tour, il crut connattre le remords. N'était-il pas
la cause première dd toutes ses souffrances ? Ce voyage à
nie Dumetz, entrepris pour lui seul, son inexpérience, sa
maladresse lorsqu'il s'était agi de sauver la comtesse^ toute
la responsabilité du mal enfin ne devaitrelle pas retomber
sur lui? Alors il en venait à se dire que, si des liens sacrés
ne le retenaient pas , il irait la trouver et que , pliant les
genoQi devant elle, il la supplierait de lui pardonner et de
l'accepter comme protecteur, comme réparateur, comme
époux. Maintenant qu'elle était infirme, qu'elle était pauvre,
que l'abandon et la douleur avaient dû flétrir sa beauté ;
maintenant que sa voix si douce ne devait plus se faire en-
tendre, que son regard avait dû s'éteindre dans les larmes,
il se croyait en droit de l'aimer. Il l'aima dotio, il l'aima
d'un de ces saints amours qui ont la charité pour base et
desquels Dieu ne se détourne pas.
Mais son amour, sa pitié même, pouvaient-ils la dé-
pendre contre le désespoir et la misère? La gestion de ses
intérêts humains était interdite à Pontalec, et^ selon la
320 LA DAME DES MARAIS SALANTS.
règle, 86 trouYait transportée aa grand chapitre de son
ordre.
Or, il arriva que cet ordre religieux et militaire de Malte,
les législateurs de la nouvelle république en décrétèreDt
l'abolition, du moins pour les chevaliers de la langue fran-
çaise.
Julien, cependant, ne se crut pas libre encore. Il se rendit
à Rome, où le pape, voyant en lui le dernier rejeton d'une
grande et noble famiHe qui avait donné tant de gages de
dévouement à TËglise comme au pays, le releva de ses
vœux.
Voilà dans quelles circonstances Julien de Pontalec avait
fait retour à Saint-Molf.
Aujourd'hui, dans ce dernier village comme à Mesquer,
comme à Piriac, à Batz comme au Groisic, le long de la côte
comme le long des salines, tout est en mouvement, tout est
en fête. Les enfants parcourent les chemins en agitant au
bout d'une perche d'énormes bouquets de bruyère; les
femmes, au lieu de leur sombre défroque habituelle, ont
arboré les couleurs les plus vives : les manches rouges,
les jupes bleues ou blanches, les ceintures à broderies d'ar-
geùt, les colliers de perles fausses, les boucles d'oreille
et les croix d'or, ont pour quelques heures donné l'air de
l'opulence à ces pauvres ménagères, chez lesquelles le p^
bis est un luxe de table. Les hommes, vêtus de drap,
avec leur haut-de-chausses à larges plis , leur feutre à la
Henri lY, se carrent fièrement sous un long manteau, oa
montrent avec orgueil leurs quatre gilets étages l'un ^^
l'autre.
Les bannières des, paroisses, celles des confréries , flottent
devant cette population qui se rend à l'église de Saint-Kolfi
oh. va se célébrer le mariage de Louise de Nessé avec Juliea
de Pontalec.
Julien a pris pour ses témoins un gentilhomme de Goé*
rande et Henri de La Boissière, son ami. Ceux de Looiss
LA DAME DES MARAIS SALANTS. 321
sont au nombre de six, six vieillards; tous anciens pécheurs
ou paludiers, qui ont connu, qui ont. aimé son père. .
Quand vint l'instant décisif, tenant l'anneau nuptial entre
ses mains , le prêtre, après avoir interrogé les futurs époux,
se tournant vers Louise, lui dit : ^
« Et vous, Louise de Nessé, consentez-vous à prendre
pour époux le vicomte de Pontalec? > Et , en élevant la voix,
il ajouta : « Répondez! »
Cette singulière injonction du curé, adressée à une muette,
excitait déjà une sorte, de rumeur dans l'auditoire, lorsqu'on
entendit la nouvelle épouse articuler distinctement ces pa«
rôles :
c Oui, mon père, je consens. »
Ce fut alors un trouble, un tumulte inexprimable dans
l'église : on pleurait, on riait; les uns se signaient, les autres
s'agitaient comme pour sortir d'un rêve, tous criaient au
miracle.
Julien lui-même ne para.issait pas le moins surpris, et
n'osait qu'à peine se livrer à sa joie ; tout lui fut bientôt
révélé. Quant au témoin, Henri de La Boissière, le mot de
l'éternelle énigme lui échappait toujours .
La veille, Louise avait remis au curé de Saint-Molf sa
confession par écrit. Le dernier paragraphe en était ainsi
conçu :
c Lorsque, moi, l'épouse du comte de Ker-Moisan, j'eus
feit ce fatal aveu et que je vis que la mort ne venait pas,
mais la honte, je conçus la coupable idée de courir après ce
flot, qui me fuyait.... La main de Dieu me retint. Alors, je
fis un vœu, ce fut de condamner au silence cette bouche
qui avait forfait, de m'interdire à jamais la parole vis-à«
vis des autres comme vis-à-vis de moi-même, jusqu'au mo-
ment où le Seigneur m'aurait annoncé son pardon par un
signe évident de sa miséricorde. Pénsez-vous, mon père,
lorsque je serai devenue l'épouse de M. de Pontalec, que ce
moment soit venu? »
322 LA DAHB DES MARAIS SALAI9TS.
Le bon prdkra lui arait donne sa réponse à Fautel.
Les jours qui suirirent furent pour Louise des jours de
bonheur; mais il était dit que la fatalité la poursaivrait
jusqu'à la fin»
XII
Julien avuit passé le premier mois de son mariage dans
une retraite presque absolue. Un soir, il entendit des oris
sinistres, les cris si connus des chats-huants bretons, retentir
à bord de quelques navires qui, à toutes voiles, se diri-
geaient vers Tembouchure de la Yilaine; et il vit des feox
briller sur les montagnes du Morbihan. Il apprit alors que le
roi, décrété d'accusation, venait de paraître à la barre de Is
Gonyention nationale.
En yain, par ses prières et ses larmes, sa femme essaya
de le retenir, lui rappelant qu'il devait peut-être quelque
chose à cette république qui l'avait dégagé de ses vœux;|e
soir même il avait rejoint un ded navireSf et le lendemain il
arrivait sur le territoire de Vannes.
Le 18 mars 1793, les royalistes, après s'être emparés de
la Roche-Bernard, se présentaient devant Gruérande. Us J
entrèrent, mais portant au milieu d'eux, sur un brancard,
leur jeune chef, Pontalec, blessé mortellement. Un coup de
feu, parti de l'un des moulins situés à l'entrée de la ville.
l'avait atteint en pleine poitrine.
Il mourut presque aussitôt.
Veuve pour la seoonde fois, Louise de Nessé recomm^^f^
ses courees solitaires le long du rivage. Quoique l'hiver fût
rude, la plus grande partie de sa journée elle la passait >
rentrée de la Roche*Noire, à causé d'elle nommée alors, et
même encore aujourd'hui, la Grottb a Madame.
Mais elle n'avait plus tes airs lugubres d'autrefois; ^^^^
n'évitait pas la rencontre des gens du pays ; souvent
LA DAME DBS BCARÂIS SALANTS. 323
dlle allait att^devant d'eux et s'entretenait de leurs peines et
de leurs besoins, leur distribuant oe qui n'était pas stricte*
ment indispensable à son néeessairO) et son nécessaire était
$i peu de chose I
La femme qui la servait disait, dans son langage naïf,
que si àa maîtresse invitait un moineau à partager son dî-
ner, et qu'il n'eût que cela pour toute nourriture, il serait
bientôt mort de faim.
Aussi, de jour en jour, sa pâleur et son étiolement aug-
mentaient.
La Boissiôre, que ses travaux ramenaient dans le pays,
l'alla voir à diverses reprises. Il la trouva calme et presque
souriante. SUe n'évitait pas de lui parler de Julien, et ce
fut duis un de ces entretiens que, complétant pour lui son
histoire, elle lui raconta sa nuit de naufrage et sa confession
faite dans la orypte.
« Pourquoi, lui demanda«t-il ui^ jour, les gens de la con-
trée évitent^ils de prononcer votre nom et môme feignent-ils
d'ignorer que vous vives au milieu d'eux? Bst-ce iusou-^
ciance ou ingratitude ?
•— Gardes-vous de le croire, répondit Louise; mais je suis
née la fille d'un proscrit, et mon premier mari, comme mon
père, s'étant signalé par son opposition dans les parlements,
Ua craignaient, en prononçant mon nom, d'attirer sur moi
les rigueurs de l'autorité, peut-être celles du sort, car on a
d'étranges croyances dans ce pays. C'est bien pis à présent
que M. de Pontaleo est mort déclaré un rebelle, un bri-
gand 1 l'étranger, le Français (comme ils vous appellent,
vous autres qui n'êtes pas Bretons) qui s'informerait de moi,
serait tout d'abord soupçonné d'être un espioUj un ennemi
qui vient pour me traîner au tribunal de Nantes. Alors mal-
heur à luit car, toute misérable que je paraisse, ici j'ai une
garde qui veille à ma sûtreté. Les liens d'affection qui ont
uni nos familles durant si longtemps ne se rattachent plus
qu'A moi seule ; mais rien ne saurait les briser. Tous ne
â24 LA DAME DES UARAIS SALANTS.
connaissez donc pas les hommes de cette partie de la Bre-
tagne? Ingrats, eux? Regardez sur la grève ces baraques
abandonnées ; parcourez nos salines où manquent tant de
jeunes bras : où sont-ils maintenant, mes amis, mes frères ?
Ils sont allés mourir dans le Bocage ou dans la Vendée,
pour me yenger de la république 1 Me venger, moi qui ne la
maudis pasi... N'a-t-elle pas ^té l'instrument providentiel
dont Dieu s'est servi quand il m'a prise en pitié? >
Après être restée durant quelques minutes pensive et les
yeux obscurcis par un nuage, elle secoua la tête- et sembla
prendre plaisir à se remémorer le temps qu'elle avait passé
près de Julien.
c Pendant ce long mois, qui a été comme une moitié de
toute mon existence, j'ai été bien heureuse 1 dit-elle, joi-
gnant les mains, et avec un léger mouvement de tète et
d'épaules qui témoignait de sa reconnaissance envers le ciel.
Ils ont grand tort, ceux qui pensent que le bonheur abrège
les instants. Quant à moi, il me semble que chacun des
jours de ce mois béni a duré autant qu'une année entière.
Alors, l'horloge de Saint-Molf ne marquait pas une minate
qui ne fût remplie pour moi de joies toujours nouvelles,
qui toutes ont laissé trace dans mon souvenir. Ah I Dieu est
boni... J'ai vécu autant que les autres et n'ai pas à me
plaindre plus qu'eux.... Mon enfance a été égayée par les
sourires de ma mère, et ma jeunesse s'est écoulée, douce' et
tranquille, protégée par les saintes affections qui m'environ-
naient. Si, plus tard, les jours d'épreuves se sont levés ; si,
dans ma pensée, j'ai failli, Julien est revenu portant avec
lui le gage du pardon, le rameau de l'arche qui devait dissi*
par mes terreurs, le baume qui devait guérir mes blessures.
Alors j'ai connu la vie avec tous ses charmes.... Non, non,
je n'ai pas à me plaindre et je ne me plains pas. Si je fus
coupable, ma faute m'a été remise; j'ai souffert depuis....
je souffre encore; mais croyez«>moi, la douleur sans le re-
mords est un poids que l'Ame humaine peut facilement sap»
LA DAME DES MARAIS SALANTS. 325
porter. La doulear, qu'est-ce autre chose que Tamer souve-
nir de ceux que nous avons aimés , une certaine impatience
de les rejoindre ?.... Aujourd'hui, Dieu merci, je suis vieille....
Oh! ne hochez pas la tête.... j'ai vingt-trois ans.... mais on
est vieux quand on est près de mourir et qu'on ne voudrait
pas recommencer la vie. x
La Boissière essaya de quelques paroles de consolation
qu'il interrompit bientôt, comprenant que devant une dou-
leur si résignée les lieux communs deviennent presque une
injure. Quand il la quitta, il avait le cœur oppressé de l'idée
qu'il ne devait plus la revoir.
Un matin, Louise communia, et, se sentant faible, elle
se rendit une dernière fois à Piriac, en s'appuyant sur le
bras d'un vieux paludier qui lui avait servi de témoin à son
second mariage. Là, elle s'éteignit doucement, après avoir
tour à tour arrêta son regard sur la Roche-Noire, sur le
clocher de Saint-Molf, sur l'île Dumetz et sur les côtes du
Morbihan.
Nulle part, dans toute la Bretagne, la mer n'est aussi
belle que vue de la pointe de Piriac.
FIN.
TABLE DES MATIERES.
Antoine , l'ami DE Robespierre 1
I. Le collège id.
II. L'ami de Robespierre * 15
III. La maison de l'épicier 24
Rez-de-chaussée , 25
Premier et deuxième étages 28
Troisième étage 29
Quatrième étage 36
IV. Les suites d'une émeute 42
V. Tête-à-tête 51
VI. L'attente 68
VII. Les grains de cassis .^ •. 69
VIII. Une autre ivresse 85
IX. L'amour d'un père 102
X. Pardonl.. 117
Note 132
La tour au païen • 135
Histoire de ma grand'tantb 177
L La courte-paille 181
II. La pêche aux anguilles 190
III. Une surprise 205
IV. Un cheval de bois qui prend le mors aux dents 217
V. Goguette 223
VI. Où Adèle voit son propre fantôme 233
VII. Un cachet noir 245
Vill. Trois brins de chanvre i 251
IX. La chapelle de Sainte-Geneviève 257
X. L'Étoile de Satory 262
XI. Les cloches • 272
La damb des marais salants ; 28
fin de la table.
Gh. Lahure , imprimeur du Sénat et de la Gourde Gassàtion ,
rue de Vaugtrard, 9^ près de rodéon.
LE MUTILÉ
TYPOGRAPHIE DE CH. LAHURE
Imprimeur du Sénat et de la Cour de Cassation
rae de Vaugirard, 9
LE MUTILÉ
PAR
X.-B. SAINTIHE
PARIS
LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET C"
BUE PJERRE-SARRAZIN, N" 14
1857
Droit de tradaction réserve
LE MUTILÉ
I
Pasquin et Marforio.
C'était vers la fin du xvi* siècle. A Rome, la
plus grande confusion régnait dans le sacré palais.
Depuis quelque temps une suite d'épigrammes et de
satires avait été dirigée contre le pape ; et quel
pape! SixTE-QoiNT.
Partout, dans les groupes du peuple, dans les
réunions patriciennes, dans les assemblées cléri-
cales, on ne s'entretenait que de l'audace de Pas-
quin.
Pasquin ! ce nom , qui résonna si souvent dans
rhistoire de l'Italie moderne, avait été celui d'un
tailleur d'habits, bon homme, d'un esprit caustique
et railleur, et dont les reparties pleines de malice
amusaient autrefois les oisifs de Rome, lorsque, l'ai-
35S a
2 LE MUTILÉ.
guille en main et les jambes croisées, il répondait
aux propos des passants en montrant sa joyeuse
face mascaronique, enluminée, vermillonnée, aux
pommettes saillantes, aux petits yeux noirs et
plissés ; car il connaissait l'art de relever l'impor-
tance de ses quolibets par un geste , par une gri-
mace, et surtout par un gros rire qui retentissait
dans tout e voisinage comme une cloche de jubila-
lion, annonçant à cjiacun que Pasquin venait de
faire un bon mot.
Bientôt les concetti fabriqués à Rome ne purent
avoir cours qu'en portant son empreinte. Tous
furent mis sur son compte, portèrent son nom; et
Pasquin était mort depuis longtemps, qu'il jouissait
encore de son privilège. Le peuple cependant lui
trouva un héritier.
Dans une fouille entreprise vis-à-vis le PahziO
Torres^ on avait découvert une vieille statue tron-
quée, défigurée, que l'on déposa comme monument
public près de la maison occupée par le diseur de
bons mots, au coin de l'édifice d'Ariane, Cette statue
exerça la sagacité des antiquaires et des savants my-
thologues ; les uns voulaient que ce fût un Alexandre
le Grand, les autres un Hercule. Le peuple les laissa
discourir et la nomma simplement Pasquin, en mi-
moire du pauvre tailleur.
Le Pasquin de pierre continua à lancer Tépi-
gramme comme son prédécesseur, non-seulement
PASQUIN ET MARFORIO. 3
contre les voisins ou à l'occasion des petits scan-
dales de la ville, mais plus souvent encore contre
les actes de l'autorité, la tyrannie des nobles et des
grands, et les débordements du clergé.
Quiconque avait une saillie, une sentence à faire
connaître, chargeait Pasquin de sa publication, en
rînscrivant sur le socle qui soutenait la statue ou
sur le mur auquel elle était adossée.
Plus tard, on songea à lui trouver un interlocu-
teur. Non loin de ce carrefour gisait une autre
grandeur déchue, un débris de dieu ou d'enapereur,
couché en fleuve, mais, au lieu d'urne, tenant une
botte d'épis sous son bras replié. Les savants cru-
rent découvrir en lui un Jupiter Panarius. Le
peuple n'y voulut voir que le compère de Pasquin,
rinterrogant Marforio. Alors commença la guerre
par demandes et par réponses.
« En l'honneur de qui, compère, demandait Mar-
forio, ce nouveau jeûne qu'on vient d'ordonner?
— En l'honneur du nouvel impôt, répondait Pas-
quin ; le peuple n'ayant plus de quoi manger, le
conseil du Vatican daigne lui faire de nécessité
vertu.
— Tu te négliges, Pasquin ; pourquoi te montrer
dans les rues couvert de linge sale ?
— C'est que ma blanchisseuse est devenue prin-
cesse , » répliquait l'insolent critique , faisant allu-
sion à la sœur du saint-père.
4 LE MUTILÉ.
Sixte-Quint venait de rendre un arrêté pour la
construction de plusieurs fontaines; Pasquin,dès
le lendemain, en publia la parodie, en formulant
ainsi le titre : S. Q. Fontifex maximus^ etc., etc.
Le surnom en resta longtemps au pontife, qui,
malgré son vif désir de ch&tier les auteurs de ces
impertinentes railleries, ménageait encore le favori
du peuple, Pasquin le censeur, dernier représen-
tant de ropposition démocratique à Rome, et qui»
lui révélant souvent à lui-même les secrets de la
ville, lui servait à sonder la disposition générale des
esprits ; car tout devenait moyen de gouvernement
entre les mains d'un homme aussi habile que Sixte-
Quint.
Mais un jour ce ne furent plus des quolibets, des
concetti que se renvoyèrent l'un à l'autre Jupiter et
Alexandre. A chaque demande de Marforio, Pasquin
répondait par des vers dont l'énergie et la vivacité
révélaient assez une même plume exercée et redou-
table. De hautes questions étaient abordées dans ces
pamphlets poétiques où l'on parlait au peuple au
nom de ses droits, au pouvoir au nom de la raison
et de la justice. On -eût dit que, se relevant de
leurs ruines, ces deux vieilles statues se métamor-
phosaient tout à coup en tribuns populaires. Grac-
chus et Rienzi semblaient renaître , armés du pal-
ladium et du gonfanon, pour évoquer les grands
souvenirs des deux Romes éteintes. Le peuple»
PASQUIN ET MARFORIO. 5
s'amassant en foule autour des^ orateurs muets du
nouveau forum, avait déjà maltraité des sbires qui
tentaient de faire disparaître ces philippiques ar-
dentes où le pape n'était pas ménagé. Des copies
s'en répandaient avec profusion dans le public.
Sixte, pontife grand justicier, fit, à son de trompe,
promettre une récompense de deux mille pistoles
pour celui qui viendrait devant le préfet de Rome
dénoncer le coupable.
Nul ne se présenta.
Sixte alors ordonna que tous les poètes de Rome,
ou les citoyens réputés tels, seraient saisis vifs, et
détenus au château Saint-Ânge jusqu'à plus ample
information.
A en juger par le nombre des arrestations, ja-
mais, à aucune autre époque, la ville étemelle n'avait
possédé dans son sein autant de favoris des Muses.
Quelques-uns protestèrent hautement contre ce titre
de poètes dont on les gratifiait un peu légèrement;
d'autres, par vanité, briguèrent la persécution.
Parmi ces derniers, se trouvait Pandolfe Norsini,
qui, versificateur habile à l'aide de son secrétaire,
prenait fièrement sa part d'une suspicion qui le
désignait à ses concitoyens comme capable d'avoir
composé ces pamphlets audacieux, pleins de verve
et de géni&r JSais avec Sixte-Quint il en coûtait cher
de poser à l'antique et de trancher du vieux Ro-
main ; il lui fallait son coupable.
ù LE MUTILÉ.
Par son ordre, les détenus se virent interroges
d'abord, confessés ensuite, mais sans absolution.
L'interrogatoire et la confession n'amenant aucun
résultat, il se rendit lui-même au château Sainl-
Ange, assembla les accusés, s'abstint de les bénir,
puis il sollicita d'eux une révélation volontaire sur
l'insensé qui avait osé s'attaquer au double pouvoir
qu'il tenait de Dieu et des hommes, comme souve-
rain, héritier de saint Pierre et des empereurs de
Rome.
€ Il est parmi vous (leur dit-il en déguisant à
grand'peine la rude émotion qui l'agitait) : s'il
vous est connu, nommez-le, et les portes de ce châ-
teau vont s'ouvrir. »
Les prisonniers restèrent muets.
« Vous vous taisez! s'écria le pontife : eh bien!
donc , que le coupable se dénonce lui-même, et,
avec les deux mille pistoles qu'il aura gagnées par
cet aveu, je lui promets la vie sauve! »
Quelque temps immobile et la rougeur au front,
Sixte attendit une réponse. L'impatience et la colère
brillaient dans son œil gris, dont le regard fixe et
perçant s'arrêtait tour à tour sur chacun de ses
auditeurs, qui, par un mouvement de crainte et
de respect, s'agenouillait et se signait aussitôt. Ce
silence se prolongeant, le ierril)le pontife sembla
• méditer un moment ; et, lorsque la main qu'il pas-
sait sur sa figure s'en fut écartée, sa physionomie
PÂSQUIN ET MARFORIO. 7
parut à tous entièrement changée. Au mouvement
de sa paupière à moitié abaissée, de ses lèvres près*
sées l'une contre l'autre, on eût cru qu'une idée
riante venait de le distraire tout à coup, si le mou-
vement de son pied n'avait témoigné encore d'un
reste d'orage. Mais bientôt, sur ses traits si mobiles
et si caractérisés, toute trace de satisfaction et d'em-
portement disparut; il ne resta que l'air d'humilité
et de componction du cardinal Montalte. Son regard
avait perdu sa vivacité, et ce fut d'une voix mono-
tone et traînante qu'il murmura ces paroles :
« Mes enfants, Dieu a gardé pour lui seul le pou-
voir de pénétrer dans les replis de la pensée; à lui
seul appartient de lire au fond des cœurs. Moi, le
serviteur de ses serviteurs^ ce n'est que par des
moyens purement humains que je puis, hélas ! ar-
river à la connaissance de la vérité.... A demain
donô la torture !» » ^
Le lendemain, les bourreaux étaient prêts. Chargés
de tous leurs instruments de pression et de disloca-
tion, ils traversèrent la ville de Rome deux à deux,
se dirigeant vers Monte Cavallo d'un pas grave, l'œil
fier, la face rayonnante, car ils allaient opérer sous
les yeux du pontife lui-même. La consternation
était partout sur leur passage, et la foule qui les
suivait s'arrêta stupéfaite et silencieuse à la vue du
palais Quirinal. Un jeune homme seulement , ^e
détachant des groupes, s'élança tout à coup au pas
8 LE MUTILÉ.
de course, les devança, et pénétra sous le grand
porHque avant eux.
Le pape présidait alors la congrégation des Indul-
gences.
Non loin de lui, sur un siège moins élevé, étaient
placés le cardinal camerlinguç, le cardinal chance-
lier, le cardinal vicaire, puis encore, plus bas, les
autres cardinaux en grand costume, ayant à leiii^s
pieds, sur des carreaux, leurs officiers caudataires,
revêtus de la soulane et du manteau de soie. Des
prélats, des théologiens réguliers ou séculiers, ap-
pelés à la délibération, se tenaient debout, dans
une posture humble, attendant que le pape daignât
avoir recours à leurs lumières. Déjà plusieurs cau-
ses avaient été appelées, accueillies ou rejetées, il
n'importe, lorsque le camérier d'honneur, véri-
table gentilhomme de la chambre, en camail et en
»*och,et, frappa trois légers coups à la porte, Ten-
ir'ouvrit doucement, doucement se glissa derrière
les cardinaux, alla droit au pape, se courba devant
;;ii, et lui parla bas à l'oreille.
Sixte se leva.
« Princes de l'Église et prélats, dit-il à l'asseni-
i:lée, laissons là aujourd'hui brefs et bulles d'indul-
j. ence. Je réclame vos avis pour une affaire non
moins importante, et de ma propre autorité je vous
t tablis en consulte. Un individu se présente pour
i:ie dénoncer Tauteur des pasquinades dirigées con-
PASQUIN IST MARFORIO. 9
ire ma personDe; j'ordonne qu'il soit ici admis, et
sur-le-champ. »
Le dénonciateur fut introduit.
C'était ce même jeune homme qui avait pris le
pas sur le cortège des bourreaux, à l'entrée du
palais.
En vain dans son maintien, en vain sur ses traits
on eût cherché ce sceau de bassesse qui doit si-
gnaler aux yeux l'âme flétrie d'un délateur ; tout,
au contraire, semblait révéler en lui un caractère
de force naïve et de vertu. Aux plis légers de sa
bouche, au relèvement de ses sourcils, aux rides
précoces de son front, le physionomiste le plus
éclairé n'eût pu reconnaître que l'existence des
affections vives et tendres, et d'une pensée rêveuse.
Son regard calme et assuré semblait être un reflet
sincère de sa conscience.
Ce ne fut pas sans trouble et sans une sorte
de timidité cependant qu'il se présenta devant
l'assemblée. D'après les instructions du camérier
d'honneur, il s'avança faisant une génuflexion à
l'entrée de la salle, puis une seconde au milieu ;
puis enfin il lui fut permis d'approcher du pontife,
aux pieds duquel il dut se prosterner.. Sixte lui
donna la bénédiction apostolique , lui fit remettre
un chapelet, selon l'usage, et l'interrogea lui-
même.
« Quel est votre nom ? »
10 LE MUT1L£.
Il le dit; mais ce nom n'est point panéDu jus-
qu'à nous.
« Quel rang, quelle place occupez -vous dans
Rome ? Il nous importe de le savoir, quoique nous
nous sentions disposés d'avance à mettre en vos
paroles une confiance entière. »
L'interrogé hésitait à répondre.
Un théologien éleva la voix :
< Ce jeune homme est le secrétaire du seigneur
Pandolfe Norsini, mon voisin*
— C'est bien, » dit le pape ; et s'adressant auca-
mérier : « Que le seigneur Pandolfe Norsini soil
mis à la question avant tout autre.
— Arrêtez ! s'écria le délateur ; si je me suis frt
sente devant vous, c'est pour épargner à ffl»
maître, comme à ses compagnons d'infortune, ufl
supplice affreux, et qu'aucun d'eux n'a mérité :c*
le coupable, c'est moi ! »
£t jetant à ses pieds une liasse de papiers : l
« Voici mes preuves, dit-il; satires, épigrammcsi
j'ai tout composé seul ; en voici les originaux arei
les corrections, les ratures, toutes de ma main;n"
n'a été mon confident : moi-même, pendant la né
j'en ai été placarder les copies au bas de la statv
de Pasquin. Telle est la vérité, je le jure panD^^^
salut étemel. Si j'ai failli, Dieu le sait ; mais pui^
que enfin je me suis remis au jugement des homiD^
que je reçoive d'eux le prix de mes œuvres; carj
PASQUIN ET MARFORIO. il
nerveux céder à personne l'honneur de les avoir
composées. »
Sixte-Quint, le plus implacable des gens d'Église,
aimait à sentir sa proie palpiter sous sa main. Une
longue habitude de dissimulation lui avait appris à
contenir ses plus amers dépits. Ce fut donc sans
efforts qu'après avoir, dans un discours sentencieux
et prolixe, établi d'abord l'énormité du crime, il
s'atiacha à faire renaître l'espoir dans l'âme du
patient, pour lui rendre plus sensible le coup qu'il
lui réservait. Il avait engagé sa parole sacrée que
le coupable, se dénonçant lui-même, non-seulement
jouirait de la récompense promise au dénonciateur,
mais encore aurait la vie sauve. Lejeunepoëte refusa
les deux mille plstoles; la vie, il l'accepta; il avait cru
en faire le sacrifice, mais il la reprit avec transport:
elle est si belle à vingt-trois ans, surtout lorsqu'on
marche escorté des illusions de la poésie, qu'on
met de l'amour dans tout, qu'on prête une âme à
tout, qu'on croit aux paroles des hommes et ou vi-*
sage des femmes! La vie! comme s'il l'eût reçue
une seconde fois de la tùaàxL de Dieu, il l'accepta du
pontife avec eMvr^nent, avee délices : se» yeux
s'hiuuectèrent de joie ; son cœur si fier s'amollit de
reconnaissanee , et presque de remords. Noble
enfant l crédule et généreux, il croyait à la dé»
menée» et déjà» jetant un regard de honte sur les
essais maQieOreUx de sa verve satirique, abjurant
iS LE MUTILÉ.
son faste de vertu , il allait fléchir les genoux ,
lorsque Sixte commença sa terrible péroraison :
« J*ai promis la vie , mais non pas l'impunité. Le
pardon qui , en protégeant la tête d*un assassin ou
d'un libellisle, lui laisserait encore la puissance du
mal, serait un outrage fait à l'humanité. Vous con-
tenteriez-vous de briser une plume ou un poignard!
Sont-ce là les véritables instruments du crime? Ne
peuvent-ils se retrouver? Ici, c'est l'esprit,, c'est la
pensée qui a forfait. En privant ce malheureux de
sa liberté, êles*vous certains encore d'empêcher la
manifestation de cette pensée coupable ? Ce n est
donc pas lui qu'il faut emprisonner; c'est elle.
N'est-ce point là votre avis ? »
Quelques fronts s'abaissèrent en signe d'assenti-
ment ; mais le pontife, sûr de la complaisante ser-
vilité de ses chapeaux rouges^ n'y fit nulle attention,
et continua en élevant la voix : « Eh bien ! voiô
notre arrêt , notre arrêt irrévocable : Que la lango*
qui articula contre nous ces vers infâmes et ca*
lomnieux soit tranchée par le fer; que la maio
qui les transcrivit, que celle qui aida à les placar-
der , soient coupées et clouées à la statue de Pas*
guin ; et désormais que la pensée de cet homnie,
que son génie venimeux, soient des armes qu'îl
ne puisse plus tourner que contre lui-même. »
, Sixte s'était levé ; les cardinaux interdits contenu
plaient, non sans effroi, le terrible chef qu'ils s'él
PASQUIN ET MARFORIO. 13
talent donné. Au fond de la salle, prélats et théolo-
giens se communiquaient à voix basse leurs émo^
Lions diverses : les uns jetaient à la dérobée sur le
pauvre poëte^ si jeune et si beau^ un regard craintif
de pitié; les autres se demandaient avec une sorte
d'anxiété si les formes légales avaient été observées,
ou.... si l'exécution serait publique. Les camériers
de service parcouraient la salle, allaient et venaient,
recevant et portant des ordres, et, au milieu de
cette agitation sombre et sourde, la sentence, à
peine rendue, avait déjà trouvé moyen de se répan-
dre au dehors.
Le condamné, l'œil fixe, immobile, stupide,
anéanti sous le coup qui venait de le frapper, le
front humecté d'une sueur froide et les membres
agités de mouvements nerveux , promena son re-
gard autour de lui , comme cherchant à sortir d'un
songe pénible; croisant les mains, il porta convul-
sivement à ses lèvres le chapelet qu'il tenait encore,
et soudain, soit que sa pensée troublée l'abusât sur
le genre de supplice qui lui était réservé, passant
vivement ce chapelet à son cou, et ramassant les
plis du léger manteau qui couvrait ses épaules, il
s'en enveloppa avec les gestes et l'expression d'un
homme qui se résigne à mourir sous l'épée ou le
poignard.
Déjà le pontife descendait les degrés de son es-
trade pour se retirer, lorsqu'un cri perçant, une
ik LE MUTILÉ.
voix de femme , se fit entendre à plusieurs reprises
dans Finlérieur du palais. Cette voix si lamentable,
si déchirante, parut frapper de stupeur toute ras-
semblée ; Sixte lui-même s'émut et s'arrêta. A ce
cri, le jeune homme releva la tête ; une effroyable
pAleur couvrit sa figure ; il écouta quelque temps
cette voix , ces cris qui allaient en s'affaiblissant;
puis, n'entendant plus rien , il frappa du pied avec
fureur, étendit sa main vers le pontife, comme pour
lui donner l'ordre de rester, et prolongeant sur lui
un regard d'indignation et de mépris , sans doul»
il s'apprêtait à lancer à son tour l'anathême sur \i
cruel vieillard : mais une émotion trop vive avait
paralysé ses organes ; ses lèvres tremblantes ne pu-
rent balbutier un mot. Suivi des cardinaux , Sixtf
sortit de la salle d'un pas tranquille et assuré, et loi.
lui, le poète , étouffé de rage , épuisé d'émotions,!
il tomba sans connaissance.... dans les bras i^
bourreaux.
Il
Gaétana la chanteuse.
Quinze jours après, une compagnie de gardes cor-
ses escortait sur la voie Flaminienne un petit chariot
couvert, (}ont elle ne laissait personne s'approcher «
Un diacre, en costume d'inquisiteur, et monté sur
une mule , le précédait, tenant en main une croix
renversée, signe fatal devant lequel les voyageurs et
les Yoituriers se détournaient aussitôt pour prendre
le côté opposé de la route. Dans les bourgs qu'on
traversait, dans les villages désignés pour la nour*
riture ou pour le gîte , le peuple lui-même avait
bientôt réprimé le sentiment de curiosité que pou-
vait faire naître en lui le chariot mystérieux : car te
bruit se répandait qu'il renfermait un hérétique,
un excommunié que le pape avait exilé des Ëtets
de l'Église. On connut son histoire sans qu'il inspi-
rât moins d'hoiTeur ou plus de pitié. Le pauvrt
mutilé ne rencontra sur sa route que des cœurs
16 LE MUTILÉ.
ennemis; chacun se signait à son passage , en lan-
çant des regards furieux sur le misérable chariot
d*où il ne pouvait sortir, et les enfants du pays, à
son départ, s'amassant en troupe, le poursuivaient
de leurs cris et de leurs pierres.
A Yiterbe , la scène menaça de devenir plus sé-
rieuse. Un habitant de la ville, qui revenait de Rome
et avait rencontré le triste cortège , fit part à ses
concitoyens de l'une des mille versions qui circu-
laient sur cette terrible aventure. Il avait vu les
mains du supplicié suspendues, livides , à la statue
de Pasquin ; il racontait que c'étaient celles d'un
impie, d'un athée, d'un socinien blasphémateur et
sacrilège , qui , non content de nier la divinité de
Jésus-Christ, avait, en plein marché, dans le Campo
Yaccmo , brisé et foulé la croix à ses pieds : tout
Rome en avait été témoin. A ce récit, la population
s'était émue, et, lorsque le tombereau du poète se
présenta devant les portes de la ville, elles étaient
fermées, et un rideau noir couvrait la madone. La
prudence des magistrats éclatait dans cet ordre
Il fallut tourner la ville , et, dans l'un des fau-
bourgs, la populace ameutée barra tout à coup le
passage. La faible escorte n'eut que le temps de se
jeter dans une espèce de métairie, close de murs,
où elle se barricada. Mais le peuple voulait sa proie,
un spectacle, un supplice, une matinée de fête; et
ceux-là mêmes qui eussent craint de respirer son
GAÉTANA LA CHANTEUSE. il
souffle OU de toucher ses habits du bout de leur
gant, croyaient s'ouvrir le ciel en se couvrant
du sang d'un malheureux que ses bras ne pou-
valent plus défendre , et dont la bouche ne pouvait
crier grâce!
Déjà les portes étaient ébranlées , et les gardes
corses, interdits, se demandaient entre eux si ce
reste d'homme valait la peine qu'ils risquassent
leur vie pour le défendre, lorsqu'une jeune femme
parvint à faire tomber la fureur des assaillants de-
vant ses cris, ses larmes , ses prières , étayés de
quelques pièces d'argent.
Cette jeune femme, c'était Gaétana, Gaétana la
chanteuse, la belle Gaétana!
Séduite, enlevée par un grand seigneur, elle avait
naguère étonné Florence de son luxe et de ses fêtes.
Enviée , triomphante , entourée d'hommages , les
nobles courtisans qu'attiraient autour d'elle l'éclat
de sa beauté et la flexibilité de sa voix , elle avait
su, sans le chercher, sans le vouloir, les retenir par
la douceur de son regard, par son enjouement naïf,
et s'en composer une cour. Jeune fille , alors sans
expérience, jetée au milieu d'un monde galant et
corrompu, elle y vivait sans penser. Charmée,
éblouie de ses diamants , de sa parure , de sa jeu-
nesse, de sa beauté, heureuse de sa vanité satisfaite,
de l'admii^ation qu'elle voyait éclater dans les yeux
arrêtés sur elle , ne connaissant point encore les
255 b
18 LE MUTILÉ.
violentes émotions de F&me, ne les désirant point
connaître, flère de son amant parce qu'il était jeune
et de grande famille, riche et généreux, elle aimait
de l'amour les plaisirs qu'il lui rapportait ; coquette
plutôt pour se faire jalouser des femmes que pour
se faire adorer des hommes, elle évitait le repos et
l'ennui, cherchait les distractions par instinct, par
besoin, préférait la foule au téte-à4ète , et le tête-à-
té te à la solitude.
Mais ce second amour, presque toujours le plus
fort, le plus durable de tous (car le premier n'est
qu'un amour d'essai), était venu la surprendre pour
le secrétaire de Pandolfe Norsini. Il n'avait à lui
offrir qu'une âme ardente et des trésors de pasâou :
mais, dans ses élans de gaieté, il savait la faire rire
à longs] éclats ; mais, rêveur inspiré, il savait, avec
de magiques paroles, lui faire répandre des larmes
si douces, qu'elle les préférait encore à ses folles
joies de tout à l'heure, et pour le poôte elle avait
quitté le grand seigneur, la riche villa des bords de
l'Arno pour l'habitation modeste des bords du Tibre.
Établie à Rome, elle y vécut des débris de son
luxe passé et de son état de cantatrice. Elle avail
pour courtisans à cette dernière époque , non plus
quelques riches et nobles désœuvrés, mais le peupk
entier de Rome.
Aujourd'hui elle a tout abandonné de nouveao
pour suivre le Mutilé.
GAÉTANA LA CHANTEUSE. 19
Depuis le jour où, apprenant le sort réservé à son
amant, à son dieu , à son poëte, elle avait, sous lé
vestibule du palais Quirinal, poussé ces cris de dou-
leur, mortels à entendre, un seul projet absorbait sa
pensée. Vivre pour lui, partager son destin, le pré*
server de l'isolement, du désespoir, de la misère,
telle était la tâche, la mission sublime qu'elle s'im-
posait; et lorsque lé chariot sortit des murs de Rome
par la porte du Peuple (porta del Popolo), elle le
suivit, marchant h pied sous le soleil, ne demandant
que du pain et un abri dans les pays où l'on s'arrê-
tait; ne se rebutant ni des fatigues, de la route, ni
des sarcasmes grossiers des soldats de l'escorte. Et
lui, pendant ce temps, ajoutant cette douleur à
toutes les autres, il pouvait se croire oublié, car ses
gardiens ne permettaient pas même à la voix de
^aétana de parvenir jusqu'à lui !
Sur le territoire d'Orvietto, le cortège s'arrêta; le
supplicié descendit du chariot : on lui lut l'arrêt qui
l'exilait à tout jamais du domaine de l'Église ; puis
il fut libre d'aller souffrir et mendier où bon lui
semblerait.
Plongé dans la stupeur, le malheureux, fixant des
yeux hagards sur cette terre désormais maudite
pour lui, voyait presque avec regret s'éloigner ces
durs soldats, qui du moins l'avaient protégé contre
les outrages de la multitude, lorsque le premier
objet qui s'offrit à ses regards, ce fut Gaclana, sa
20 LE MUTILÉ.
douce Gaétana, qui, le sein palpitant, à genoui,
lui souriait, les yeux en pleurs, et lui tendait les
bras !
Avec quels transports il la pressa sur son cœur,
et couvrit de baisers les cheveux noirs de sa Floren-
tine ! Ranimé par un tel dévouement, un instant en-
core il crut au bonheur. Qu'il était loin cependant
d*avoir épuisé la coupe d'absinthe !
D'un tempérament de feu, d'une imagination fé-
conde, brillante, prodigue, né poëte enfin, il avait
dès l'enfance éprouvé un insatiable désir de célé-
brité. Laisser après lui un livre, un nom, une
tombe environnés de gloire, tel avait sans cesse élé
l'objet de son impérieuse ambition. Quand les noms
de Pétrarque^ du Dante et de l'Àrioste avaient été
devant lui répétés par l'admiration, il s'était surpris
jaloux, non qu'il se crût déjà capable de lutter
contre de semblables athlètes, mais il sentait venir
sa force, il avait confiance dans son génie et dans
sa volonté, et comptait sur l'avenir. Secrétaire de
Norsini, il avait éprouvé la puissance de sa plume,
en rendant la vie et l'éclat aux écrits informes et
prosaïques de son patron. Le désir d'essayer plus
directement sur l'esprit des Romains l'effet de ses
ïambes l'avait poussé à charger Pasquin de la pu-
blication de quelques boutades critiques contre
Sixte-Quint ; mais, eussent-elles été laudatives, il se
serait gardé de s'avouer l'auteur de ces productions
GAÉTANA LA CHANTEUSE. 21
légères, improvisées dans un mouvement de verve :
tant d'avance il respectait ce nom qu'il croyait devoir
rendre immortel !
Son besoin de gloire, pour être comprimé, n'en
devenait que plus ardent : c'était là le véhicule de
sa vie; le reste, et l'amour lui-même, n'était que
secondaire dans son existence ; et cependant il ai-
mait avec fureur, avec délire ; car qui sait mieux
aimer qu'un poëte? Mais cet amour ^ûTimagina-
tion dominait les sens, il se plaisait à l'exalter,
comme pour s'en faire un moyen d'inspiration, un
levier pour son génie! Alors Gaélana, à ses yeux,
se parait de toutes les perfections les plus opposées
qu'il rêvait; c'était une idole qu'il s'était faite pour
TadorerjUne argile flexible qui s'animait à son souf-
fle et se transformait sous mille figures différentes.
Tantôt il initiait sa jeune maîtresse aux mystères de
la philosophie la plus sublime, en lui révélant le
système de l'univers, qu'il avait appris lui-même à
Padoue, dans les entretiens instructifs et confiden-
tiels du jeune Galilée; tantôt, après avoir élevé son
àme jusqu'à ces hautes contemplations, il prenait
plaisir à la voir redescendre vers les superstitions
les plus frivoles, qu'elle tenait de son éducation
italienne.
A sa voix, s'enthousiasmant pour la vertu, pour lo
plaisir, pour la liberté, elle se montrait tour à tou/
enfant naïf, philosophe sceptique, ou dévote, ou bac
^% LE MUTILÉ.
chante! AssemUagie huarre et charmant qui lui fai-
sait aimer toutes les femmes en une seule, source
intarissable où il s'abreuvait d'illusions, foyer mo-
bile où il puisait toutes ses émotions de poète ! car
sur le front si beau de Gaétana, dans ses yeux, dans
ses bras, sur ses lèvres, il s'enivrait plus encore de
poésie que d'amour !
Aujourd'hui, pour le Mutilé la gloire n'est plus
possible; son génie , captif, sans issue, sans moyens
d'éclater au dehors, ne peut plus avoir d'écho sur
la terre : le poëte sera sans nom dans la posté-
rité, et vivra inconnu même de ses contemporains!
Voilà à quoi il' faut te résigner, imprudent sati-
rique ! l'arrêt d'un pape t'a d'avance rayé du nombre
des grands hommes; ta patrie n'aura point de Gapi-
tole pour toi ; la jeune fille romaine ne rêvera point
en te lisant, et murmurant tout bas : Que je V aurais
aimé/ Gomme la lampe suspendue dans les tom-
beaux des Pharaons, ton génie brillera inaperçu.
Tâche de l'éteindre; il serait pour toi un supplice
mille fois plus cruel que ceux que tu as déjà éprou-
vés. Espoir de l'avenir, applaudissements du peuple,
regards d'amour, larmes d'admiration, tout est fini!
résigne-toi.
Il le sentait ; il essayait d'étouffer ces germes de
création qu'il avait cru pouvoir féconder un jour.
Occupé à se distraire de ces inspirations subites qui
faisaient tout à coup rougir son front, gnandir et
GAÉTANA LA CHANTEUSE. 23
briller ses yeux, c'est avec ténacité qu'il fixait sa
pensée sur des objets qui pussent la détendre et la
refroidir. Mais dans cette lutte continuelle avec le
démon qui se débattait dans son sein, ses forces
s'épuisaient, son sang s'allumait, et les souffrances
physiques venaient ajouter encore aux angoisses de
son esprit.
Les soins, la tendresse de Gaétana parvinrent ce-
pendant à calmer ses agitations poignantes; il
éprouva des intervalles de repos, de calme : alors
ses désirs effrénés de gloire semblaient s'effacer, et
il espérait que bientôt l'amour suffirait seul à son
cœur.
III
La Vallombreuse.
Retirés près de Florence , dans une habitation
modeste de la Vallombreuse, sous un ciel pur, au
milieu d'une nature enchantée, ils vivaient l'un pour
l'autre, se croyant protégés contre les persécutions
des hommes par les rives de l'Arno et les montagnes
de l'Apennin. Ils erraient au milieu de ces riches
vallées, s'asseyaient sur les bords d'un ruisseau,
respirant la fraîcheur de l'onde et de l'air parfumé;
et là, Gaétana, s'appuyant, les mains jointes, sur
l'épaule de son ami , essayait de reprendre son
enjouement, tâchait, par de douces paroles, de faire
renaître la joie sur son front, et, les yeux fixés sur
les*siens, guettait une réponse muette.
Elle lui rappelait le commencement de leurs
amours, et ce jour, ineffaçable dans sa vie, où,
lorsqu'il fut admis avec son patron Norsinî dans le
palais Strozzi, elle l'avait vu pour la première fois;
LA VALLOMBRËUSE. 25
et comme, au récit qu'il fit des misères du peuple
de Rome, elle avait senti son esprit subjugué, et
qu'ensuite, en l'entendant discourir avec enthou-
siasme sur la musique et sur l'amour, elle l'avait
aimé et suivi.
Elle lui rappelait encore mille circonstances
légères, mille détails puérils; car rien de ce grand
jour n'était sorti de sa mémoire, et en lui parlant,
elle penchait sa tête sur la sienne, et lui baisait le
front, et la bouche^ et les yeux; et lui, lui, le
Mutilé, la poitrine gonflée des expressions de ten-
dresse les plus passionnées, il ne pouvait que
proférer des sons inarticulés en la pressant dans ses
bras !
Il était plus heureux lorsque, près d'elle, il
rêvait d'elle. Alors, parfois il oubliait son désastre,
conversait avec Gaétana par la pensée, et composait
en son honneur une canzonetta, qu'elle ne devait
jamais connaître.
Elle aussi rêvait; mais, cessant d'être soutenue
par un sentiment généreux d'exaltation, son esprit
s'assombrissait. Un nuage passait devant ses yeux :
elle y lisait sa jeunesse écoulée loin du monde et
des plaisirs ; elle sentait alors toute la pesanteur
du fardeau dont elle s'était chargée. Ramener le
repos dans une âme brûlée de passions, verser le
baume dans une plaie incurable, parler d'amour
sans espérer une réponse, craindre sans cesse de
1
M LE MUTILE.
réveiller un souvenir douloureux, suffire seule à
celui qui attendait son bonheur de Fadmirationdes
peuples, une faible femme pouvait-elle l'espérer?
Elle le voulait pourtant ; elle le voulait encore avec
ardeur, invoquait à son aide la Vierge et les sainL^.
et sortait de sa rêverie avec un sourire.
Un jour cependant elle désira revoir Florence : il
y consentit ; et ensemble ils traversèrent le fleufe,
lui caché sous un large manteau , elle sous un
vêtement qui semblait vouloir la déguiser à tous
les yeux, car elle avait emprunté d'une jeune fille
de Monteâascone le corset rouge, le collier de
corail, le long voile, et cette coiffure bizarre,
présentant un carré blanc, damassé et frangé. An
milieu de cette ville , des impressions bien diffé-
rentes devaient les assaillir encore tous deux.
La coquette Florentine y songeait à ce temps où
les riches possesseurs de ces palais de marbre se
disputaient un seul de ses regards, où, par sa pa-
rure non moins que par le nombre de ses poursui-
vants, elle était un objet d'envie pour ses rivales.
Sous ces larges allées de verdure, où le soir, à la
clarté des fanaux de couleur, se rassemblait toute
la bonne compagnie, elle avait vu naguère le?
groupes élégants se croisant, se heurtant, se dispu-
tant le terrain avec des révérences et des sourires :
tout le mouvement du luxe et de la galanterie. De-
vant les cercles assis, c'étaient les chanteurs avec
LA VALLOMBREUSE. J7
leurs instruments et les marchands de sorbets et de
fruits, faisant circuler leurs légers plateaux de bois
ciselé, tandis que la jeunesse rieuse échangeait des
paroles d'amour au son des guitares ou au bruit du
frottement des robes de soie. Puis, quand elle arri-
vait, une sorte de rumeur louangeuse ; tous les
yeux fixés sur elle, toutes les têtes d'hommes se re-
tournant sur sa trace, et la foule toujours plus
épaisse là où elle s'arrêtait. Puis les femmes l'exa-
minant d'un air dédaigneux , l'évitant au passage,
sur un mot, sur un geste , cherchant querelle à
leurs amants , et le lendemain, cependant, se mon*
trant parées des ajustements dont, la première, elte
s'était revêtue la veille.
Elle se rappelait encore les courses à cheval, où
la fraîcheur du vent sur son front et dans ses cho-
veux lui faisait sentir une si douce impression de
bien-être; les concerts et les bals qui duraient jus-
qu'au soir, et dont elle était la reine, l'âme, la vie,
par ses grâces et par l'éclal de sa voix ; et les pro-
menades sur le fleuve, la nuit, dans des gondoles
illuminées, devant une table somptueuse, couverte
de fleurs, de fines pâtisseries, de vins épicés, et au
bruit des hautbois, des violes et des sambuques !
Voilà ce que lui retraçait Florence.
Le poëte , lui , y retrouvait ce qu'il devait le pluà
redouter : des souvenirs de gloire ! Dans cette ville
où les Médicîs avaient appelé les arts au secours de
i
I
28 LE MUTILÉ.
leur puissance, chaque objet, chaque rue, chaque
place, chaque monument, ressortaient à -ses yeux,
parés d'un nom illustre. Il semblait que ces murs
se fussent élevés, comme ceux de Thèbes, aux sons
de la lyre. L'air y était imprégné de poésie. Tout
lui parlait du Dante, de Pétrarque, de Pulci, de
Boccace, et de ce Berni, qui, comme lui, avait été
secrétaire à Rome, et qui, comme lui, avait été
frappé par une main toute-puissante. Mais avant de
mourir, il s'était saturé de louanges et d'honneurs;
ses vers lui avaient survécu ; et son nom ! il était là,
partout, sur les murailles de sa ville natale, et dans
la bouche de ses concitoyens !
Accablé de ses réflexions, la tête pesante, le Mu-
tilé voulut s'asseoir sur la pierre du Dante (i7 sasso
di Dante) ; et, sur cette pierre où le grand Alighieri
venait rêver son enfer, il se plongea dans une mé-
ditation profonde.
Debout. près de lui, Gaétana, distraite, prome-
nait ses regards sur la toilette des dames de Flo-
rence, sans songer même à ramener son voile sur
sa figure, lorsque, entendant derrière elle pronon-
cer son nom, elle se retourne vivement, et se
trouve aussitôt entourée de plusieurs jeunes ca»
liers qui s'écrient : « C'est elle ! c'est Gaétana ! Gaé-
tana la chanteuse ! la belle Gaétana ! »
Interdite, effrayée, elle prend le bras du Mutilé,
et s'éloigne.
LA YALLOMBRËUSE. 29
Elle s'éloigne; mais, soit qu'une vive curiosité
poussât, comme autrefois, ses jeunes compatriotes
sur ses traces, soit que sa conquête excitât encore
leur ardente émulation, où qu'ils sortissent de
table, la tète échauffée par le vin et pleine de folles
idées, ils la suivent en l'accablant de questions, de
fades compliments, et ils lui demandent compte de
son déguisement^ de son absence, de ses jours
perdus loin d'eux. Ils pensent, ou feignent de pen-
ser que celui qui l'accompagne n'est qu'un com-
plaisant écuyer, l'argus peut-être de son amant,
chargé par lui de maintenir sauf son honneur, et
de la protéger contre l'approche des gens ivres et
des galants trop énamourés. Ils continuent sur ce
ton, l'escortant toujours, quelques-uns d'entre eux
fredonnant des refrains de chansons appropriés à
la circonstance , et les autres , plus calmes ou plus
désireux, multipliant les questions sur les causes de
son arrivée à Florence et sur le lieu de sa retraite.
Gaétana, confuse, embarrassée, n'avait d'abord
répondu à ces vaines persécutions que par son si-
lence et la rapidité de sa marche ; mais quand elle
les vit s'acharner sur. ses pas, s'animer par leur
poursuite même, quand elle les entendit interpeller
en termes méprisants son malheureux compagnon,
sa gêne devint souffrance. Elle se risqua à tourner
vers eux, à la dérobée, des regards suppliants qu'ils
interprétèrent à leur guise, et les apostrophes dis-
30 LE MUTILE,
courtoises recommençaient à tomber sur celui qu'à
sa toilette peu recherchée ils prenaient plutôt pour
un tuteur, pour un geôlier, que pour un amant.
Le Mutilé baissait la tète et cachait sa rougeur
sous son manteau ; mais Gaétana , le bras enlacé
au sien, comptait les pulsations de son cœur et les
frémissements de son corps. En effet, sa fureur
concentrée s'exaltait au point que, cherchant avec
rage un moyen de ch&tier leur insolence, il croyait,
dans ses vains rêves. de vengeance, qu'au bout de
ses bras sans mains ses doigts renaissaient, s'allon-
geaient; il les agitait l'un après l'autre, il les sen-
tait se replier sur eux-mêmes avec force, et fureter
le long de sa ceinture pour y saisir sa dague ou
son poignard l Son illusion se dissipant avant que
sa fureur fût amortie, d'autres projets terribles se
succédaient dans son &me exaspérée. Arrivé au pont
qu'il voyait devant lui et qui rattachait le quartier
du SaintF-Ssprit au reste de la ville, il s'arrêterait
tout h coup, laisserait passer Gaétana la première,
et celui qui tenterait de la suivre, il le aaisirait
brusquement entre ses bras, avec vigueur, ayec
rage, l'étoufferait, le broierait, ou le précipiterait
dans l'Àrno !
Mais avant qu'il eût atteint le pont, un aigre sar-
casme dirigé contre Gaétana, accueilli même par k
murmure désapprobateur du reste de la bande, a
frappé les oreilles du Mutilé, qui^ cessant de pou-
LA TALLOHBREIISE. 31
voir se coolenir, fait volte-face, les yeux étince-
lante!
A la vue âe cette Tigure si expressive, si animée,
où se trouvent empreintes, en caractères muets,
toute l'énergie, toute la vivacité de la parole hu-
maine ; k la vue de cette ligure qui n'est plus,
comme ils l'ont supposé d'abord, celle d'un tuteur
ou d'un argus, mais celle d'un amant furieux, les
railleurs reculent d'un pas, et portent déjà la main
à lem' épée, lorsque l'un d'eux, le jeune Sanderino,
conseille prademment la retraite, dont lui-même il
donne l'exemple.
Plus tard, il en expliqua les motifs. C'était certain
arrêté du grand-duc, dont il était l'un des favoris,
contre les mêlées d'armes sur ta voie publique, et
sa colère contre tout chevalier de Saint-Ëtienne
qui prenait part à ce scandale. Sandorino venait
de recevoir sa promotion.
A ces raisons ostensibles, on en pouvait peut-
être ajouter d'autres tout aussi décisives.
Le nouveau chevalier de Saint-Étienne avait au-
trefois persécuté Gaétana de son amour. Fier de
l'éclat de sa famille, de ses richesses, etn'éprouvant
que des refus, il pensa que le cœur de la jeune fllle
était encore retenu dans les liens trop forts d'un
premier amour et qu'il fallait attendre.
Hais au palais Strozzi il s'était rencontré avec le
secrétaire de Norsini; tous deux s'étaient devinés.
32 LE MUTILÉ.
Après une discussion hautaine de part et d'autre,
ils se sont revus à Fiézole, derrière les ruines du
temple des anciens augures «^toscans, et le noble
Florentin a su ce que pèse une épée dans la main
d*un rival. Depuis lors, le jeune poète lui avail
inspiré autant de haine que de terreur.
Aujourd'hui, ignorant comment Sixte-Quint avait
pris soin de le venger, épouvanté par cette appari-
tion imprévue, par ce regard terrible, le souvenir
de Fiézole était revenu à Sanderino, et sous des
conseils de prudence il avait dissimulé sa frayeur
et sa I&cheté. Que Dieu lui pardonne !
rv'
La chapelle.
Les amants ne songeaient plus à retourner à Flo-
rence ; mais l'écho de cette ville venait de retentir
du nom de Gàélana, et jusque dans les retraites de
la Vallombreuse de nouveaux adorateurs la pour-
suivirent. Messagers (^crets, protestations d'amour,
bijoux, promesses brillantes, tout fut mis en jeu
auprès d'elle. Le péril était grand. La Florentine
avait peut-être songé avec regrets à son éclat passé;
cependant ^'idéé d'abandonner un malheureux, que
seule elle pouvait; aimer sur la terre, était loin de
son cœur. Elle lui confia tout d'abord et les pour-
suites dont elle était l'objet, et ses refus d'ouvrir les
missives et d'accepter les présents.
Les confidences de Gaétana, répétées, finirent
par "jeter le trouble dans . Tâme de son amant.
Quoi ! tant de persévérance de la part de ses. ri-
vaux!... Une jeune fille, faible, ardente, élevée dans
2S5 »
34 LE MUTILÉ.
le luxe, une femme dont lui-même avait exalté
rimagination et les désirs, résisterait-elle longtemps
et toujours à ces tentateurs ? Que pourrait donc lui
offrir lepoëte en échange de ce qu'elle refusait?
Autrefois, l'or, la moire, les tapis soyeux, l'en-
chantement des fêtes, elle avait tout quitté pour lui!
mais alors il possédait ce talisman céleste avec le-
quel il éteignait ses souvenirs d'opulence el faisait
taire ses regrets de jeune fille. Autrefois, à Flo-
rence, Gaétana débutait à peine dans la vie; le
monde ne s'était encore révélé qu'à ses organes
extérieurs; le bonheur n'avait frappé que ses yeux,
ses oreilles, n'avait caressé que la surface de son
être ; elle ne le connaissait que par cette impression
de fraiehetir et de plaisir, semblable à celle que lui
faisait éprourer une loilette Murelle, le bruit d'un
concert otf le vent dans ses cheveux : îl ne s*était
point fait sentir au delà de Tenveloppo matérielle.
Célftit affaire de jeunesse, demniveauté, de vanité
satisfaite. Ce fut alor^ qpe le poète la vif, qu'il s'a-
dressa à ee cceur inerte eitcore; à sa voix puis-
sante, un Olympe s'étaH ouvert devant elle, plein
d'aspirations passionnéeis, d'amour, de délire, de
pénétrantes émotions, et il avait triomphé de ses
rivaux !
Aujourd'hui, que lui re»l©-t-41 pour lutter contre
eux ?
Le sentiment de son. infériorité lui fait enfin con-
LA CHAPELLE. 35
naître la jaloasie , dont son orgueil et sa hertè l'a^
vaient préservé jusqu'alors. Si la jalousie est tou-
jours un supplice , un vautour de Prométhée pour
«laiconque réprouve, que dut-elle être pour lui ? M
pôéte ! lui , eh«2( qui tout était folle joie ou déses-
poir ! dont chaque pensée retombait isur don ecfeur
brûlant, comme sur le fer rougi la goutte â*em qui
pétille, s'échauffe et remonte agrandie en yapeur
enflammée! Jaloux! lui, l'homme sans langue et
sans mains; lui, dont les émotions se centuplaient
en se concentrant ! Lorsque cette puissance frénéli*
que fut là, faisant mouvoir^ excitant tous les ressdits
d'une pareille imagination , quels drames terribles
durent se passer dans sa iéîe, confus, inachevés,
mais si riches de combinaisons douloureuses , de
mcrtifs d'angoisses!
Et comment s'en défendre? comment ta com«
battre? Êaélana sTétait aperçue qu'en éclairaiYt son
amm)t , qu'en lui dévoilant avec franchise tdus lés
moyens employés pour la sédnlre, elle n'avait fait
que redoubler ses ennuis. Elle crut devoir se taire,
et, pour rendre le calme à cet esprit irrité, die lui
cacha ses émotions, dérobant à sa vue, autant
qu'elle pouvait le faire , les tentatives de ses adora-
teurs, de Sanderino surtout ! Muette sur Its com-
bats qu^elIe avait à soutenir et dont elle sortait tou-
jours victorieuse, elle renonçait par là au prix qui
devait lui en revenir dans l'cslimc de son amant, et
36 LE MUTILE.
lui faisait ainsi le plus grand sacrifice qu'une femme
puisse faire.
Mais ce silence même ajoutait aux tourments du
miséraUe. Craignant tout, soupçonnant tontine
pouvant provoquer une de ces explications toujours
si persuasives dans la bouche de celle qu'on aime,
si elle essayait de sourire, il la croyait perfide ; si
son front s'abaissait soucieux, et qu'une jipnsée de
tristesse obscurcit son visage, il la croyait coupable !
Un mot, un^geste, un regard , le feuillage agité par
Toiseau, un enf^t qui fredonnait ou sifflait en
gardant ses chèvres, un moine qui regagnait le
cloître fondé par saint Gualbert, tout lui semblml
piège, signal, déguisement; tout exaspérait son
imagination pressée d'un aiguillon acre et véné-
neux, et lancé sans frein, sans guide, dans une
carrière iUinàiét. Rien ne s'otFraitrà lui qu'il ne le
rattochAt à cette idée fixe : on eût dit que les hom-
mes et la nature , ligués ensemble , ne marchaient
plus que vers un seul but, celui d'arracher sa mai-
tresse de ses bras !
Lui-même comprenait son injuste folie; il en
rougissait. Pour y mettre un terme, il résolut de se
vaincre , d'affecter une confiance qu'il essayait en
vain de ressentir, de souffrir seul , et de ne point
justifier du moins les lâches propos qui l'avaient
accusé de n'être que l'ai^gus de la belle Florentine.
Il cessa de l'accompagner le malin, dans les
LA CHAPELLE. 37
courses qu'elle avait à faire pour aller à la pro-
vende; souvent même elle ne le retrouvait plus à
son retour à rhabitation : il errait dans ces bois de
hêtres et de sapins , élevés en amphithéâtre sur la
pente des collines, et dont la sombre épaisseur a
donné le nom à la vallée ombreuse.
• Un jour, assis sur un rocher qui montait presque
, ^ • *■»
jusqu'à la cime d'un de ces noirs massifs, il em-
brassait'd'un coup d'œil tout le paysage, tandis que
Gaélana, pour quelque emplette à faire, s'était ren-
due seule au prochain village. Il contemplait les
tours et le clocher du monastère, qui s'élevaient au-
dessous de lui. Ses regards plongeaient dans les
cours intérieures, calmes et silencieuses , sous ces
0 9 •
longues galerres'de pierre, bass^, froides et tristes,
dont les murs n'avaient pour ornements que des
cénotaphes et des devises lugubres, oii l'on mat-
chait sur les morts, où tout appelait au recueille-
ment et à la méditation ; puis , soûs ces corri-
dors, il vit s'avancer gravement un religieux, qui,
le front baissé , les mains jointes , traversait avec
lenteur ces bandes d'oinbre et de lumière qu'y pro-
jetaient alternativement la clarté du ciel et les som-
bres piliers de la voûte ; il y crut voir une iniage
emblématique de toutes les choses d'ici-bas, et de
Texistence de l'homme et dé celle des peuples, où
sans cesse les instants de bonheur et les siècles de
gloire sont interrompus par l'obscurité^ où la nuit
S8 LE MUTILfi.
succède au jour, Tiguorance à la civili&atiou, et
où l'ou passe, le front courbé, au milieu des tom-
beaujiy sur les débris des géuératioos, sans y laisser
même la trace de son pied !
k force d'y rè^r» il en vint à se dire : < Pourquoi
n*irais-je pas vivre au milieu de ces hommes qui se
font des vertus du silence et de la méditation? Com-
bien d'entre eux n'a-t-on pas vus renoncer aa
monde, s'interdire la parole, s'isoler même de leurs
compagnons, el volontairement se condamner i
l'état d'inertie et d'impuissance où je suis tombé!
Eh bien I ceux4à, je les retrouverai h mon niveau,et
je me résignerai à ma misère en voyant autour i^
moi ces riches, qui possèdent, dédaigner ce qui me
manque et que je pleure!.,. Mais , pensait'ilt
étaient-ils poètes, étaient-ils amants? Qu'importe!
la poésie et l'amour doivent s'éteindre privés d'air
et de soleil ! J'aimerai Dieu, je prierai, je jeûnerai,]^
presserai de ma poitrine et de mon front les daller
glacées du cloître , et je vaincrai ou j'en mour-
rai! »
Alors il se sentit soulagé ; son co^ur battit plus
librement; il crut ne devoir plus éprouver qmi^
émotions calmes et douces. Ses yeux acbeyèreot
tranquillement l'inspection de la vallée, et, poiirb
première fois depuis longtemps, se levèrent coD'
fiante vers te ciel, comme pour lui demander assi^
tance. Ils s'arrêtèrent en s'abajssant sur un cheiW
LA CHAPELLE. 3â
étroit et «ablonneux qui, prenant à revers la colline
sur laquelle il était placé, tournait autour d*une de
ses croupes t en la divisant comme par un ruban
fauve qui descendait ensuite vers la plaine, au mi*
lieu de laquelle il se perdait en se déroulant.
Ge chemin était celui par lequel Gaétana devait
pafiser. Su le reconnaissant , le Mutilé détourna
aussitôt la tête. C'était un premier sacrifice qu'im*
posait à ses passions mondaines cet homme misera*^
hle, qui, sans fanatisme religieux, presque sans
croyance, pensait pouvoir supporter les rigueurs et
Teiinui du cloître.
Pour résister h l'instinct de son amour jaloux , ii
essaya d'abord de s'en distraire par les grandes
images que fournissait à sa mémoire la vie ascéti-
que et contemplative des premiers chrétiens; de-
vant lui s'ouvrirent les catacombes de Rome avec
leurs agapes fraternelles, interrompues par le mar**
tyre ; les déserts de la Thébaïde, avec leurs Antoine
et leurs Macaire, dans la solitude, vivant face à face
avec Dieu, et léguant au monde le secret d'un bon*
heur découvert au milieu des privations et des souf*
frances.
Mais en vain il évertuait son imagination pour
s'encbatner avec force à ses nouveaux projets ! la
conviction lui manquait, l'entliousiagme ne le ga«^
gnait pas, et machinalement sa vue se détournait
encore vers le sentier de la plaine. Cependant il von*
^0 LE MUTILE.
lait triompher de' ses désirs, de sa déiiâncd; il le
voulait» il Texigeait de lùi-îiiôiqe, et pour en venir
à bout, les puissances de sa pensée' n'y pouvant rien,
il eut recours à des moyens puérils qui le servirent
bien mieux que son génie défaillant !
Fixant obistinément ses yèiix sur le tronc large
d*un vieux hêtre, du c^té où le vent d'ouest le frap-
pait, il s'iniiposa pour tâche de compter un à un, en
suivant une ligne qu'il se traçait, les lichens, les
mousses ; parasites qui croissaient sur récbrce<de
l'arbre. Pendant un long temps, son esprit fut ab-
sorbé par cette seule occupation, et ilcômprit alors
(Comment, à la honte de la raison hdmairie, les de-
voirs minutieux et répétés de la vie nxinastique,
l*égrënement d'un chapelet, l'observance d'un rituel,
celte vie d'habitude,' où l'oisiveté même à ses règles,
où chaque instant a son emploi, cette existence uni-
ferme, monotone, écrite d'avance, limitée, notée
pas à pas, suffisait soùveiit pour faire disparaître
des passions dont tous les arguments contraires
d'une sage : expérience, les volontés même d'une
âinc forte, n'avaifent' fait qu'accroître la violence.
Sa résolution fut prise.
' Dans ce moment la nuit tombait et les vêpres son-
naient au monastère de Saint-Gùalbert^ Il se leva,
se tom*na vers lé clottreens'inclinarit,' comme si
déjà il voulait pariiciper aux \fiaiiits . tra^vaux des
meînès, et, quand .la cloche cessa* de se faire enten-
LA CHAPELLE. 41
tire, il pe«fagha sa demeure lentement, sans presser
le pas, même en s'en approchant. ^ . c
Gaélana vint au-devant de lui ; il la reçut sans ou-
vrir les bras; s'assit dans un coin de Thabitation , et
sembla méditer profondément.
Le lendemain, s'efiforçant de faire prendre de plus
en plus racine à sa résolution, il garda la mênrie
impassibilité, rêvant à son existence nioiiacale, se
voyant déjà au milieu des jardins du cloître, ou,
comme le religieux dé la veille, parcourant la Ion-
• • • •
gue galerie à travers les jets d'ombre et de lumière.
Il songeait aussi aux moyens de faire comprendre à
Gaétana la nécessité d'une séparation, et souriait
amèrement en pensant que, sans doute, il allait
combler par là ses vœux les plus ardents.
De son côlé, la jeune femme était agitée de ré-
flexions pénibles : ses sacrifices méconnus irritaient
sa fierté ; elle pensait que les tourments de la jalou-
sie causaient seuls la tristesse de son amant, et,
blessée au cœur d'une telle défiance, elle ne cher-'
chait ni par un mot, ni par im regard^ à lé tirer de'
cette langueur léthargique. ■ i ' .
' Ainsi se passa la joiiméé. «
Le jour suivant, tous' deux affectaient encore les
mêmes dispositions à la froideur et à la contrainte.
Mais le: Mutilé^ était pâle, abattu; soii/ront blême,
son œil terne et fatigué, révélâiiênt assez les souf-
frances d'une nuit sans sommeil. Il avait repris sur
42 LE MUTILÉ.
un siège sa place et sa contenance d^ la veille. Silen-
cieuse, agitée, avancée sur le seuil de la porte, un
pied hors du logis, comme pour se distraire ou pour
sortir, Gaétana semblait partagée entre un dépit or*
gueilleux et un sentiment plus doux; mais ses yeux
se tournent vers son amant ; k la vue d'une larme
qui perlait sous sa paupière, un transport subtime
d'amour et de pitié s'élève dans son coeur ! le mBith
saut tout à coup par le bras, d'un geste lui ordon-
nant de l'accompagner, elle l'entratne à sa siiito,
sans lui laisser le temps de se reconnaître*
A peu de distance, et derrière la maison qu'ils
habitaient, était une chapelle à moitié ruinée, éie*
vée en l'honneur des victimes de la peste, qui en
1374 avait d^Ié la Toscane. Deux frênes en ombra-
geaient l'entrée, décorée de colonnes en marbre
noir de Pistoie, dont quelques-unes étaient encore
debout; un rideau de lierre, qui d'abord s'implan-
tant dans le ciment des pierres les avait ébranlées,
les préservait maintenant d'une chute complète,
tapissait l'extérieur et jusqu'aux anciens vitraux, et
revenait pendre en festons sur l'autel par une Iwtft
crevasse de la toiture, qui seule permettait à la lu-
mière de pénétrer dans l'intérieur du saint édifice.
C*est devant cette ehapoUe que Gaétana s'arrêta.
S^ yeux respiraient l'enthousiasme, son sain se
soulevait avec précipiiation, et un tremblement pas*
sionné agitait tous ses membres.
LA CHAPELLE. 43
Se retournant alors vers le Mutilé, à qui pendant
ce court trajet elle n'avait adressé ni un mot ni un
regard, quittant le bras qu'elle pressait encore, et
tombant à genoux sur le seuil de la chapelle, elle
s'écria, pleine de ferveur : « Vierge divine, et vous,
bienheureux Gaétan de Tbiène, frère de mon aïeul,
et que ma mère m'a choisi pour patron, je vous
pr^uls à témoin que, si jamais je me montrai par-
jure, ce fut pour le suivre, lui que voilà ! Je vous
adjure par le sang du Christ (qu'il retombe sur ma
tête, si je fais défaut à la vérité ! ), ai-je mérité depuis
que je l'aime, depuis que j'ai tout abandonné popr
le suivre, les calomnies qu'il amasse contre mpi
dans sa pensée? Non, mes saints protecteurs ; et,
puisque ma parole est impuissante pour lui rendre
le repos, faites descendre en lui la persuasion : vous
seuls le pouvez. Qu'il sache que ce cœur est encore
à lui, k lui seul ; que tous les biens du monde ne
peuvent me tenter auprès de lui, de lui pauvre et
souffrant. Le seul soulagement k un malbeur sanis
remède ne peut être qu'un amour san^ fin. Ot
amour , je le lui jure encore. Je serai sa com-
pagne , son amante , sa sour, son épouse ! 0
Vierge sainte! je dépose mon salut éternel entre
vos mains , comme gage de la vérité de ee que ^
j'ay*oce ! »
Le Mutilé était tombé à genoux, la face contre
terre. Toutes ses craintes, toutes ses terreurs ja-
44 •"le mutilé.
IcMises étaient évanouies, et, avec elles, ses vains
projets de retraite et ses songes de cénobite. Pro-
stérile devant l'autel, ce n'était point Dieu qu'il invo-
quait, c'était Gaétàna! Du fond de son cœur, il lui
criait grâce en sanglotant , et laissait s'épanouir au
milieu de ses larmes ce sourire de bonheur qu'il
. . - ,
croyait ne plus pouvoir exprimer. '
• • •
* Dans cette âme si mobile, dans cette imagination
si vive, où toutes les nuances, tous les échos delà
passion se reflétaient, se répercutaient avec tant de
force, déjà les rêves d'avenir, les illusions, lès en-
chantements de la vie revenaient en foule. Tout
s'était subitement métamorphosé en lui. Là où il y
avait eu angoisses et frénésie, il ne ressentait que
calme, repos, espoir, confiance. Les regrets de sa
conduite passée, ses remords tout à l'heure si vio-
lents, s'effaçaient même devant la plénitude de son
bonheur; et, sans que ses larmes eussent cessé de
couler, elles ne partaient déjà plus de la même
source, et ne brillaient sur son visage que comme
un signe de joie et d'anlour !
• Gaétana lui souriait à son tour, et, pleurant avec
lui,le nommait son époux. . . . Alors s'écoulèrent quel-
ques instants de silence et d'ivresse ; puis tous deux
se relevèrent embrassés, et leurs regards, après
s'être rapidement interrogés, se tournèrent ensemble
vers l'autel.
- Infortunés, jouissez de. ce bonheur si doux, qu'wn
LA CHAPELLE. 45
areil momenl mène toujours à sa suite ; jouissez du
eu de jours tranquilles que vous dcveij goûter
acore. Hâtez- vous ; ils sont comptés, et ne seront
as nombreux.
La cour de Florence.
Sanderino n^avait pas renoncé à ses desseins:
mais, s*il avait sur ses traits la beauté d'une femiBe.
il en cachait aussi dans son cœur la pusillanimité.
Son désir de posséder la célèbre Florentine s'aug-
mentait de la haine qu'il portait à cet homme, à c£
rival, redoutable ncore à ses yeux, car il ignorait
son désastre. Ce n'était que par un sentiment de re-
tenue, qui avait sa source bien plus dans sa fierté
vaniteuse que dans un mouvement de conscience.
qu'avant d'employer contre lui les secrets de b
pharmacie italienne ou le fer des bravi^ il avait voulu
essayer le pouvoir de ses séductions sur le cœur A
Gaétana.
Ses efforts infructueux l'ayant convaincu de l'ii»'
possibilité de la réussite , il en était revenu aux
moyens usités à cette époque en pareille circon-
stance. Un de ses affidés s'était entendu avec un chel
LA COUR DE FLORENCE. 47
de bandits. Deux cents seqnms pour un coup de
stylet révélaient peut-être imprudemment qu'un
grand seigneur s'intéressait â cette affaire; mais
ITionnéte capitaine avait juré de ne point chercher à
connaître celui qu'il allait servir, et sî, par hasard,
il venait k Savoir son nom, de le taîfe, même dans sa
confession faite sur le chevalet ; de ne songer eftfin
à le prononcer que lorsque la corde trop serrée em-
pêcherait les mots de passer.
Tont cela avait été conclu de bonne foi, sous ser-
ment, dans une église et la main au bénitier.
Mais lorsqu'il fallut en venir au fait, le bravo
chargé de l'exécution, après s'être rendu dans la
Vallombreuse, avoir parcooru , visité les ïîetix, in-
specté ITiabitation désignée, ne put reconnaître la
victime à son signalement. On lui avait indiqué un
jeune homme ardent, redoutable, contre lequel il
fallait s'entourer de mesures de précaution, que la
prudence ordonnait de frapper de nuit et par der-
rière : il ne trouva qu'un pauvre infirme, languis*
sant, abattu. Le scrupule lui vint, et il retourna au-
près de son chef pour chercher de plus sûres infor-
mations.
C'est ainsi que Sanderino fut instruit du malheur
de son rival. Il remonta à la source et en apprit la
cause. Ne le craignant plus, il cessa de désirer sa
mort. Il se sentit même plus à l'aise, plus content,
lorsqu'il calcula que, sans un grand fardeau pour sa
4$ LE MUTILE.
coiiscieucc, il lui était, loisible de s'en débarrasser
facilement, décemment, , par la calomnie. Il jjel^â
uas à pouvoir faire. usage de ce nouveau moyen.
Une grande solennité pour les arts , unçiête don-
née au palais Pitti, lui en fournit roccasion. Nous
allons pénétrer avec lui à la cour de Florence, où
bientôt il devait être question du Mutilé et de sa
compagoe. .^ . ':/
Le grand-duc Ferdinand I", dont SandenLnpjêtait
l'un des courtisans favoris, venait de s'asseoir récem-
ment sur le trône de Toscane, après la double mort
imprévue de François de Médicis son frère et de la
belle BiapcaCapello. \ .
Doué de talents plus que de vertus, le nouvel in-
tronisé sentait le besoin de distraire fortement son
peuple de ses anciennes idées de liberté. Pour
atteindre à ce but , pour se rendre maître de cel
ennemi intérieur qui travaillait encore sourdement
la républicaine Florence, Florence la mutine, il
■
n'avait qu'à continuer l'ouvrage de sesprédéceseeurs,
qui, peu soucieux de la moralité des moyens à em-
ployer , comme tous les usurpateurs succédant à on
pouvoir démocratique, n'avaient songé à adoucir les
mœurs que par la corruption.^ ^ . . .
De tous ces moyens de corruption, le plus noble,
mais non le moins efficace, était les encouragements
donnés aux arts et aux artistes.
Le grand-duc Ferdinand voulait se montrer cligne
LA COUR DK FLORENCE. 49
du nom qu'il portait, opposer sous son règne Plo-
rencô à Rome, comme métropole des beaux-arts, et
dompter le caractère superbe des Toscans, en fai-
sant succéder pour eux le bruit des fêtes aux orages
politiques du forum.
Sous prétexte de rétablir là façade nouvellement
détruite de la cathédrale (il Duomo), il appela autour
de lui les architectes, les peintres, les sculpteurs qui
pouvaient l'aider de leurs conseils, de leurs talents,
pour l'embellissement de cette admirable basilique ;
lorsqu'ils se furent réunis, concertés, qu'ils eurent
préparé leurs devis, leurs plans, approuvés préala-
blement par le conseil canonical, il les accueillit tous
au palais Pitti avec les plus grands honneurs. Des
réjouissances publiques furent même ordonnées .;
il y eut des danses et des farandoles sur les places de
la ville, des joutes sur le fleuve; et, tandis que le
peuple faisait retentir de ses cris de joie les rues de
Florence, un spectacle plein d'un intérêt touchant
avait lieu chez le grand-duc.
Dans les vastes salons du palais ducal, au milieu
de jeunes seigneurs couverts de courts manteaux de
soie et de toques emplumées, selon la mode espa-
gnole, presque généralement suivie alors dans la
Péninsule, on voyait des poètes, des historiens,
des artistes, vêtus avec simplicité, entourés par
des femmes élégantes qui, à l'exemple du prince,
semblaient leur faire la cour plutôt que recevoir
255 d
50 LE umiht.
leurs boaunages. Jjà. coofusion des uns, leur air
embarrassé et contraint, rorgueil qui brillait sur k
visage des autres, dont la plupart n'étaient là que
pour ajouter au nombre et simuler encore la ri-
chesse de cette partie de l'Italie en talents de toas
les genres, donnaient lieu à des contrastes picpiants
qui n'échappaient pas aux observations malicieufies
des courtisans railleurs*
Après le tumulte des premières félicitations, Fer-
dinand, voulant dignement fêter «es hôtes, leur fit
annoncer que, pour amuser leurs loisirs jusgtt'*
l'heure du repas, un célèbre improvisateur se met-
tait à leur discrétion , réclamant d'eux le silence et
im sujet pour ses inspirations.
Cet improvisateur, c'était le Gelmi, fils d'un bou-
langer de Vérone, d'abord héritier de l'état d« son
père , et qm le démon poétique avait ensuite chsjsé
de ses foyers pour lui faire courir le mond«.
Tandis que chacun prenait place pour l'entendr^f
et que des valets, portant sur l^u^casacpifis brodétf
l'image d'un ballot (blason marchand* armes par-
lantes des Médii^is); construisaient una estrade a^
milieu du salon, deux hommes s'entretenaient br
milièrement et à voix basse dans rembmsure d'afl<
croisée. L'un était Sanderino, l'autre le chevalier
Vanni, peintre célèbre, né à Sienne, doué de grandes
connaissances, d'un esprit caustique et hautain, ^
qui alors traversait la Toscane en se rendant es
LA GOUfi DE FLORENCE. 51
Lombardie. Nous rapporterons une partie de leur
conversation, qui peut nous aider à reconnaître, au
milieu de cette foule, les hommes remarquables
d'une époque à la gloire de laquelle l'amant de
Gaétana, sans son désastre, eût suffi seul peut-
ôtre,
« Gotisons^nous, disait Vanni à Sanderino, pouc
attacher un nom et une idée à chacune de ces fi*
gur^. Je ne connais ici que quelques peintres.
Celui que vous voyez là-bas, souriant au plafond,
assis danjs ce riche fauteuil, sans s'inquiéter de la
nièce du grand-duc, la princesse Marie de Médicis •
debout près de lui, c'est le Naldini, le plus distrait
des hommes.
— C'est par distraction sans doutç aussi , inter-
rompit Sanderino, qu'il est venu faire sa visite à son
■souverain en costume d'atelier.
--^Uàis voici le quadrige qui doit traîner à la pos-
térité la gloire de l'école bolonaise.... les deux
couples de frères Garrache ; tous quatre travaillant
sans reUche k l'illustration d'un seul nom. Aussi, il
le faut avouer, il ira loin. Celui qui caresse sa mous-
tache et joue avec le pommeau de son épée , c'est
Louis, le chef de la famille. Son petit frère Paul est
à ses côtés. Le nom qu'il porte sera lourd pour ce-
lui-là , et il fera bien de ne point quitter la com-
pagnie de son frèi*e et de ses cousins.
— Lequel des deux autres est Ânnibal ?
ht LE MUTILÉ.
— Le voici , en surcot de velours noir, tenant les-
tement , de sa main renversée sur sa hanche, une
toque à la Raphaël , car il a voué un culte d*amour
au mailre , quoiquMl se croie son égal pour la com-
position. Ce jeune homme pâle, à la figure mala-
dive , à Tair timide et soucieux, et qui roule machi-
nalement sous ses doigts les bords de son manteau
de drap , c'est Augustin son frère, autrefois orfèvre,
aujourd'hui peintre et graveur, et à qui Ânnibal
voulait faire abandonner les pinceaux pour le burin,
car il craint de se voir surpasser par lui. Sa jalousie
est un hommage mérité qu'il rend au pauvre Au-
gustin, le plus poëte de tous les Garrache. Mais en
voilà assez sur les frères et cousins.... Je ne vois plus
ici, parmi mes connaissances, que Jacques Lippiqui
vaille la peine d'être nommé. Maintenant , à votre
tour, animez pour moi ces fantômes qu'un mot suffit
peut-être pour grandir à mes yeux de toute la hau-
teur d'un piédestal. »
Sanderino voulut d'abord lui faire passer en revue
les gens titrés, les prélats, les chevaliers de Saint-
Ëtienne, et jusqu'aux moindres officiers du duc;
mais Vanni l'interrompit.
« TiCux-là, leurs plaques, leurs habits suffisent
pour me dire ce qu'ils sont, et l'importance de leur
maintien pour m'apprendre ce qu'ils voudraient
être. Bornons-nous, s'il vous plaît, aux hommes
de science et d'art : ce sont les héros de la fête.
LA COUR DE FLORENCE. 53
— Volontiers. Voici d'abord le coinlc Bardi dé
Vcrnio....
— Encore un conile!...
— Attendez donc, c'est l'ordonnateur en chef des
fôtes de la cour.
— Que m'importe ?
— £t puis, il est de plus poète fort distingué.
— A la bonne heure !
— Vous voulez des poètes, ajouta Sanderino avec
une sorte de nonchalance et en agitant à droite et à
gauche les gants ambrés qu'il tenait à la main ; en
voici deux ! Ce jeune homme , sans barbe au men*
Ion, qui cause en ce moment avec la princesse
Marie, à qui le Naldini a permis de reprendre pos-
session de son fauteuil, c'est Ottavio Rinuccîni, le
lyrique. On en fait grand cas au palais, surtout la
jeune princesse. Cet autre , c'est le Tassoni , auteur
de la Secchia rapità (le Seau enlevé), poème héroï-
comique. Maintenant , voulez-vous des musiciens,
des compositeurs? nous n'en manquons pas. Dieu
et sainte Cécile en soient loués! Voici EmiKo de! Ca-
valiere, LucaMarenzio, Giulio Caccinî , Corsi, Péri,
Strozzi, Malvezzi... sept! une pléiade musicale com-
plète!
— Et cet homme noir en est-il aussi?
— Je l'ignore. Je sais seulement qu'il se noumie
Rcllarmin , et qu'il arrive de Louvain.
— Bellarmin ! s'écria Vannî en entendant pro-
54 LE MUTILÉ.
nonccr le nom du savant professeur; en effet, ce
n'est point positivement un musicien, mais un
théologien , l'une des lumières les plus ardentes de
l'Église romaine , qui, dans tous ses écrits, soutient
et développe cette thèse que les rois ne peuvent
tenir leur pouvoir que de la volonté des peuples,
mais que ceux-ci doivent entière soummission au
pape.
— Alors , dît Sanderino , une belle réception l'at-
tend h Rome.
— Je crains fort , ajouta tout bas Vanni en jetant
un regard scrutateur sur Bellarmin et sur le grand-
duc, qu'il n'ait pas autant à se louer de celle qu'on
lui aura faîte à Florence. Ces deux ecclésiastiques
avec lesquels il paraît s'entretenir si vivement sont
sans doute deux savants aussi?
— Savants! je n'en crois rien. Ce sont les prieors
de Saint-Marc et de Sainte-Marie-Novella ; tous deux
en guerre depuis longtemps au sujet d'un baume
précieux, d'une panacée universelle, que fabriquent
et que débitent leurs moines , et qui profitent de
leur entrée libre chez le prince pour tenter de lui
faire prendre part à ce grand débat , le forcer à se
prononcer pour l'un ou pour l'autre et à faire cesser
la concurrence. La ville a déjà failli être en feu pour
cette querelle !
— Peccavi ! je ne suis point physionomiste au-
jourd'hui, puisque je prends Bellarmin pour un
LA COUR DE FLORENCE. 55
chanteur et des moines pour des savants. Cepen-
dant, dites-moi quelles sont ces qnatre figures vé-
nérables de vieillards, adossés à Textrémîtê de ce
salon contre la tapisserie rouge qui donne tant de
relief à leurs traits caractérisés, et fait si bien res-
sortir les tons de leur chair et la blancheur de
leurs cheveux. Il y a de la pensée dans ces vieilles
féfes-là! Par la manière heureuse dont ils sont
éclairés, par la simpHcité de leurs poses et de
leurs ajustements, ou croirait que c'est un ta-
bleau du divin Paul Véronèse qui vient de s'ani-
mer !
— Le premier de notre côté, dont la fraise est
plîssée avec une certaine coquetterie et la mous-
tache grise galamment retroussée , dit Sanderîno,
essayant de -mettre encore en défaut son interlocu-
teur, c'est un illustre ! Il passa, vers le milieu du
siècle, pour le plus grand séducteur de son temps,
avant que Tusage des cavalieri serventi eût gâté le
métier en le mettant â la portée de tout le monde.
CTest un de nos pères conscrits, à nous autres,
ajouta le jeune fat en se passant la main dans les
cheveux.
— Me suis-je encore trompé? et comment flgure-
t-il ici ?
— Le duc Taime beaucoup et le loge même dans
son palais.
— Mais qu'a-t-il fait ?
50 ^ LE MUTILÉ.
— Le récit de ses aventures amoureuses serait
trop long à vous conter. Il a pu mettre sur sa liste
jusqu*à des sœurs et des nièces de papes.
— Enfin, quels sont ses titres?
— Chanoine de Santa-Maria del Fiore.
— Mais son nom? mais son rang? Il est autre
chose, sans doute, qu*un ancien séducteur?
— Ah ! poëte, historien, que sais-Je? c'est Scipion
Âmmirato, qu'on surnomme, depuis qu'il vit à la
cour, le prince des historiographes de son siècle.
•*- Grand nom ! qui me sauve et qui me suffisait
soul. Maintenant, quel est cet autre vieillard couvert
d'une espèce de dalmatique à l'ancienne mode, et
que votre pléiade musicale vient d'entourer avec
tant de respect?
-^ Palestrina, le prince de la musique ; car de-
puis Gimabué, le prince des peintres, et le Dante, le
prince des poëtes, dans votre république des lettres
et des arts^ on se jette les principautés à la tète. Le
troisième vieillarcî, c'est Vincent Galilée; encore un
musicien, qui cultive aussi avec succès les mathé-
matiques, quoiqu'il soit plus connu par ses motets
que par ses équations. Près de lui, vous voyez son
fils, cette tête de songe-creux : il le destinait aussi
aux arts, à quelque commandement supérieur des
violes ; mais le Jeune homme a mal tourné. Il a
professé à Padoue des principes d'une philosophie
qui sent le fagot, dit-on, et ^ses nombreuses décou-
LA COUR DE FLORENCE. 57
vertes dans des sciences dangereuses pourront bien
finir par le brouiller tout à fait avec TÉglise. »
Ce jeune homme indiscipliné, dont le père n'a-
vait pu parvenir à faire un musicien, c'était le
grand Galilée ! déjà inventeur du thermomètre, du
pendule et de la balance hydrostatique , et qui ,
quarante ans plus tard, à genoux devant un prêtre,
devait faire abjuration de son génie !
< Enfin, demanda Yanni, ce derni^ personnage
vénérable à qui le grand-duc vient d'adresser la
-parole avec des gestes si affectueux?...
— C'est.... attendez donc!... c'est quelque chose
comme un sculpteur.... un nommé Jean de Bo-
logne, je crois. >
A ce nom si honoré de l'artiste français, alors
entièrement fixé à la cour de Florence, Vanni fit
de la tète et de la main un salut aussi profond cl
aussi respectueux que si Jean de Bologne eût été là,
près de lui, pour le recevoir et y répondre. Il s'ap-
prêtait même à relever par un sarcasme l'air d'in-
difTérehce hautaine du courtisan en désignant 9i
haute renommée; mais le murmure des conversa-
tions avait cessé autour d'eux : on n'entendait plus
sortir de quelques bouches que ce demi*sifflement
qui appelle le silence. L'improvisateur était déjà
sur son estrade, possesseur d'un sujet donné, fer-
mant les yeux et se passant lentement les mains sur
le fi-oiit.
k
58 LE MUTILÉ.
Il avait à chanter la gloire italique au un* siècle.
Essayant d*abord d'esquisser largement Fen-
semble de ce grand tableau, il employa Votiava,
mesure de prosodie créée par Boccace, et que TA-
rioste et le Tasse avaient popularisée. Son début
fut brillant et pompeux. Il représenta, des deux
extrémités du siècle, deux Médicis, Léon X 'et Fer-
dinand P% se tendant la main, et les lyres des deu\
époques répétant le même nom avec reconnai^r
sance. La première moitié de ce siècle avait vu s'é-
lever sur l'Italie ces météores de gloire qui n'appa-
rftis»ent qu'une fois durant la vie d'un peuple. Tou>
les genres de talents réunis , et poussés à leur der-
nier degré de perfection , avaient tellement ébloui
le regard du monde par leur assemblage éclatant,
qu'auprès de ce vaste faisceau de lumières, l'autre
moitié du même siècle semblait devoir rester plon-
gée dans l'obscurité.. . Mais silence!... Si le so-
leil, à son lever, n'éclaire qu'un versant de la mon-
tagne , il n'en gardera pas moins les flammes df
son inépuisable foyer pour le versant opposé. En
effet, il s'élève, grandit, descend à l'horizon vers sa
couche de pourpre, inonde de clartés ce qui d'a-
bord était dans les ténèbres ; et le pâtre qui, debout
sur le sommet du roc, a contemplé ce double ta-
bleau , jette un dernier regard sur ces coteaux
chargés de pampres, sur ces carrés de seigle don:
le vent du soir agite doucement la cime bleuâtre.
LA COUR DE FLORENCE. 59
sur ces vallées verdissantes d'où s'élèvenl de chaiH
des vapeurs; il rappelle ses souvenirs du matin, et
se demande si le jour a été plus beau, le ciel plus
riche de couleurs, la terre plus riante lorsque k
soleil se levait à Forient que lorsqu'il touchait à
son déclin !
Après cette ouverture, exécutée à grand orchestre
de poésie, et dont on applaudit tout ce qui était
à la gloire de Ferdinand , le Gelmi changea de
rhythme, abandonna Yottava rima^ et voulant se
mettre plus à l'aise^ entrer plus profondément dans
les détails, en quelques centaines de versi scUdd^
rimes ou non rimes, il débita le panégyrique de la
seconde époque, et passa à l'encens toutes les célé«
brités contemporaines et présentes.
Les poètes et les savants, qui n'étaient qu'en pe-
tit nombre dans l'assemblée, furent dépêchés rapi-
dement; les sculpteurs et les peintres eurent leur
tour : mais ce fut pour les musiciens que le poète
improvisateur réserva les élans de sa verve et ses
éloges les plus prolongés.
En effet, la seconde moitié du xvi« siècle était
l'ère nouvelle de l'harmonie et de la mélodie.
Élève de Claude Goudîmel, de Besançon, Pales-
trina avait été le chef d'une révolution musicale en
Italie. Avant lui, la musique des solennités civiles,
les refrains populaires, répétés au coin du foyer ou
au milieu des fêtes, les airs qui excitaient à la
60 LE MUTILÉ.
danse et au plaisir, aussi bien que le chant des
églises, étaient tous composés d'après le même sys-
tème harmonique : un style fugué, barbare, con-
fus, imitation dégénérée des modes de rancienne
musique grecque. Palestrina, le premier, l'avait
dépouillée de cette fausse enveloppe scientifique, si
nuisible à l'expression et à la mélodie. Il avait fait
entendre des chants purs, simples et nobles ; sa
messe du pape Marcel, son Stabat, avaient com-
mencé une réputation à laquelle il avait mis le
sceau par la création de ses madrigali à quatre et
cinq voix.
Une autre révolution s'opérait aujourd'hui dans
l'art si difficile, si compliqué, de la composition
musicale ; Emilio del Cavalière avait déjà fait à Flo-
rence le premier essai de la musique appliquée à
une action dramatique complète. Corsi, Péri et
Giulio Caccini, en cherchant à retrouver la mélopée
des Grecs, avaient inventé le récitatif.
Tel fut le sujet, fort peu inspirateur par lui-
même, que traita le Gelmi avec une grande adresse.
Homme habile, il savait que les détails eh seraient
rebelles à la poésie; mais il comptait sur l'effet
d'un mot, d'un nom, d\m éloge à bout portant.
Chacun devait s'intéresser à un tableau dont le>
modèles posaient encore sous ses yeux, surloul
dans ce temps où TaiH musical, attaqué, défendu,
controversé, avait failli allumer une guerre civile
LA COUR DE FLORENCE. t>l
en Italie, et comptait un si grand nombre d'enthou*
siasles. Il ne se trompait point; l'erfet de ses vers
fut prodigieux : à plusieurs reprises, on l'interrom-
pit par des applaudissemeolfi frénétiques et des
cris d'admiration. Lorsqu'il eut cessé, chacun se
leva ; les yeux étaient brillants, les figures animées,
et les applaudissements redoublèrent. Plusieurs
coururent Tembrasser, et Ferdinand lui-miime, se
mëlant&la foule des complimenteurs, pritgracieu-
sement la main du Gelmi et lui laissa au doigt mie
bague d'un grand prix.
Alors s'engagea une conversation générale ,
bruyante, confuse, saccadée, où vingt sujets furent
traités ensemble et lour à tour, mais où , comme
dans l'improvisation du Véronais, il ne fut bientôt
plus question que de l'art musical.
Après avoir entendu discourir Emilie el Caccini,
le grand-duc, adoptant leurs idées, voulut prendre
part à l'élan qui se manifestait autour de lui, et
ne point laissf^r échapper, dans un pareil jour,
l'occasion de montrer sa bienveillance pour les
arts. Afin de les mettre à même d'essayer de leur
nouveau système, il chai^ea sur-le-champ le jeune
Oitâvio Rinuccini de la composition d'un poème
dramatique, dont Péri, Corel
se distnbuer la partition. Pour
présentée avec toute la pompe e
nables, il déclara qu'un théâtre
62 LE MUTILÉ.
aussitôt, à s«s frais, dans le jardin Boholi^ attensnt
au palais. Rien ne devait être épargné pour bâter
l'exécution de ce nouveau projet; etMédicis, après
avoir essayé de se tenir à la bauleur de Tenthou-
siasme général, se laissant séduire par ses propres
idées, dépassa bientôt tous les autres, et pena
avec orgueil que peut-être l'avenir mettrait au
nombre de ses plus beaux titres de gloire d'a-
voir attaché son nom à la création du premier
théâtre lyrique. Les architectes, les peintres pré-
sents, prirent, d'un commun accord, l'engagemeDt
solennel d'interrompre leurs travaux comfiieD-
oés, pour ne songer qu'à l'érection et »ux eiabd*
lissements du nouveau monument qu'ils devaieot
entreprendre, sous la direction du comte Bardi de
Vernio.
Ces marques de munificence du grand-duc furent
accueillies avec la plus vive recoimaissance. Chacun
y trouvait son emploi, chacun se félicitait; milk
voix s'élevaient pour célébrer les vertus du souve-
rain de la Toscane et la protection éclairée qii'i^
accordait au talent!
Oiulio Caccini seul n'était pas encore satisfait. H
voyait autour de lui, pour construire Tédiflce de sa
gloire future, des poètes, des peintres, des archi-
tectes; mais il lui fallait des dianteurs. Grand ditfi-
teur lui-même, il savait de quelle importance dewit
être dans une action dramatique une voix dou6^
LA COUR DE FLOBENGE. 63
d'une Aine, ûuajati ses cboeurs» il espérait i^ncon-
lier, soit àrégUse^soit parmi les portefaix de Rome,
des organes pteins et sonores; et. les castrats pour-
voient y figura facilement sous le costume féminin.
Mais cela ne suffisait pas : il fallait des femmes, une
surtout, pour jouer, chanter, s^attendiir, pleurer,
aimer avec lui ! Oà la trouver, cette femme encore
jeune, jolie, au regard expressif, au gosier flexible,
qui connût et surmout&t les difûcultés de Fart, sans
cesser de se prêter k toutes les illusions de la
scène {^ Où la trouver, quand rien encore n'avait pu
préparer sa venue? La jeune fille timide, élevée
dans la culture des arts, quitterait^elle sa mère pour
s'élancer tout h coup sur les plandies d'un diéAtre
et affronter les mille regards d'un public? Non!
Quelle femme, riche encore de grâce et de talents,
oserait donc partager leurs travaux et s'associer à
leur gloire ?
Le nom de flaétana fut prononcé.... d'abord sour-
dem^t, à voix basse, dans un angle du salon ; mais
il gagna de proche m proche ; bientôt il se répéta
plus hautement. Chacun se récria de souvenir : car
la plupart des hôtes du palais Pitti l'avaient été na-
g^re du palais Strozzi ; d'autres avaient entendu
la cantatrice à Rome, et la voix harmonieuse et ar-
gentée de la jeune fille semblait encore vibrer à
leur oreille. Il y eut cependant un moment d'hésl-
t&tion, de réflexion, comme si on eût craint (tant
I
(>4 LE MUTILÉ.
ies tètes étaient exaltées sur le nouveau projet du
grand'due !) de traiter trop légèrement une si im- I
portante affaire. Mais on se rappela les charmes de
sa personne, l'élégance de sa taille, l'expression pé-
■
nétrante de son regard.... Il se fit un silence, puis
on applaudit tout à coup, et, dans un élan unanime,
le nom de Gaétana fut répété avec enthousiasme
par toute l'assemblée !
Mais cette femme, sur le sort de laquelle on dé-
libérait ainsi, sans s'inquiéter de ses idées, de ses
scrupules, de ses refus possibles, où la rencontrer,
et qui la déciderait ?
Sanderino se chargea de tout. « Rien ne sera
facile sans doute, disait-il, que d'engager
à nous seconder dans une entreprise projetée «"
faveur de l'art qu'elle aime, et dans un pays ^
est le sien. De plus, son état présent de gône, la w^
misérable qu'elle mène aujourd'hui, non loin du
lieu qui lui rappelle ses anciens triomphes , »
mettront, bientôt à notre merci. Un obstacle ce-
pendant se présente; qu'on le lève, et je répona>
du reste. »
Il travestit alors l'histoire du satirique romam.
qu'il représenta comme un malheureux convaincïi
d'hérésie et de nécromancie, et qui, par sot&W'
phylactère ou brevet magique, avait lié le sort de
cette jeune femme, si brillante encore, à son sorti
à lui, démon à face humaine, tout sillonné àe^
LA COUR DE FLORENCE. &5
foudres de TEglise. « Faites, ajoutait-il, cesser
le charme en séparant le sorcier de sa victime,
et, dès demain, Gaétana, rendue à la raison,
au bonheur, aux arls, accourra d'elle-même au-
devant des largesses de notre gracieux souve-
rain! »
Le succès de la grande révolution lyrique ne
tenait plus qu'à un ordre d'arrestation , signé Fer-
dinand.
Quelques voix généreuses, sans connaître le pro-
scrit, risquèrent un doute en sa faveur. I^ais d'autres,
en nombre beaucoup plus grand, combattirent par
tous les moyens pour faire triompher la motion de
Sanderino. Les uns y applaudissaient au châtiment
d*un hérésiarque et d'un sorcier ; les autres n'aspi-
raient qu'à aplanir la route qui devait conduire
au nouveau temple de l'harmonie, et puis on vou-
lait entendre et revoir encore là merveille du palais
Strozzi !
Ferdinand de Médicis, monté sur le tr6ne par un
double empoisonnement, se laissa facilement per-
suader que, pour complaire au Vatican, dont il avait
à redouter les réprimandes, il devait continuer les
vengeances du pontife.
Pour le pape et la chanteuse, il signa l'arrêt.
Dans ce moment , des cris bruyants et joyeux re-
tentissaient au-dessous du palais. On entendait le
galop des cavalcades au milieu des rires et des éclats
365 9
B6 LE MUTILÉ.
de voix multipliés du peuple : c'étaient les vaio-
queurs du eakio , ou du jeu de ballon, divertisse-
ment fort honoré alors des Toscans qui le tenaient
de leurs ancêtres ; ils venaient recevoir les compli-
ments du prince, et déposer aux pieds de la jeune
Marie la grande banderole des vaincus. Le duc et sa
nièce marchèrent au-devant d*eux. Chacun alors se
dispersa de côté et d'autre pour prendre sa part de
la joie populaire , et il ne resta bientôt plus dans
lès salons que le chevalier Yanni et Sanderino, qui
tenait k la main Tordre de s'emparer en sorcier,
mort ou vif.
é Vous ave2 poursuivi ce malheureux avec achar-
nement ^ lui dit Yanni. De quelle éspèee d'hérésie
A-t-ii été èonvafncii ?
— Oe n'est nullëïnent pour cause d'hérésie qu'il
fut condàihné et mbtilé à ftotue.
-^ Vous le croyez donc réellement Gôui)aMc de
magie ?
-^ Je ile crois point à la itiagië,- » dit Sanderino.
Yanni arrêta sur Ittl un i-egàrd fixe et séfèfe,
et, après quelques moments de ëiiënèe, il lui tourna
le dos brusqdement et sortit, lâanderino se mil
aussitôt en devoir de mettre l'ordre à exécution.
Ainsi cette îlllistre et ftômbreuse assemblée, con-
voquée avec éclat pdtir procéder à la recoûstfuc-
lion d'une église, venait de décider l'érection d'un
(héàlrc; et ccttb mb brillante, donnée eh l'honneur
LA COUR DE FLORENCE.
67
des talents et des arts, aux acclamations univer-
selles, se terminait par une nouvelle persécution ,
dirigée contre un poète dont le malheur seul peut-
être égalait le génie!
VI
Les Apennins.^
Le lendemain, au jour naissant, déjà une com-
pagnie de piquiers et d'arquebusiers se dirigeait
vers la Yallombreuse , lorsque, par un billet, l'un
des poursuivants de Gaétana l'avertit généreuse-
ment du danger.
Pauvre Florentine ! il lui fallut encore une fois se
mettre en route à la suite du proscrit. Et cette
fois, c'était sa patrie qu'elle quittait. Ils tournèrent
vers l'Apennin, et marchèrent sans s'arrêter jus-
qu'au village de Nipozzano. On entrait dans le mois
de mai; il y avait dans l'air des brises fraîches, de
douces senteurs, et les berges herbeuses, que n'a-
vait point touchées le soleil , étincelaient de rosée.
Mais les fugitifs pouvaient-ils se laisser distraire
par une émotion de plaisir ou de bien-être? Ils al-
laient droit devant eux, absorbés par une douleur
profonde, car chacun souffrait des peines de l'autre.
LES APENNINS. 69
Étourdis encore du coup qui venait de les frap-
per, de l'interruption de ce repos si doux qui avait
semblé recommencer pour eux, ils suivaient len-
tement un sentier en dehors du village, quand des
cris confus et joyeux, des rires éclatants et pro-
longés se firent entendre. Légères, folâtres, parées
de leurs plus beaux ajustements , en jupes courtes,
de couleur bleue ou écarlàte, les cheveux en nattes
entremêlées de fleurs, et leur petit chapeau sur
roreille , un essaim bondissant de jeunes filles de
douze à quinze ans, audacieuses avec la pudeur au
front, se tenant toutes par la main, leur ferma le
passage, en riant et en rougissant.
C'était dans toute la Toscane un des privilèges des
fêtes de mai, d'aller ainsi , dès le matin, de maison
en maison, ■ réveiller les voisins, ou, sur la route,
suspendre la marche du voyageur par un allegro
maggio.
Le proscrit s'arrête étonné; Gaétana sourit le
cœur brisé, car cet usage lui rappelle et la patrie
qu'elle abandonne et les plaisirs passés de son
enfance. Six jeunes filles se détachent du groupe,
présentent aux étrangers quelques fleurs cueil-
lies dans les fossés et sur les bords du chemin,
et, entonnant en chœur les paroles suivantes, en
accompagnent l'air par leurs poses cadencées , par
leurs mouvements multipliés d'allées et de ve-
nues, se plaisant à voir voltiger les longs rubans
7e LE WJTILt.
de diverses nuanecs attachés au-dessns de leurs
épaules :
ç G*6st \e maggio qui est revenu , le joyeuv mai,
qui donne de la cl^aleur au sang et fait qu'on s'aime
mieux. Jouisses de la belle saison du plaieir et de
l'aipour, voyageurs , jouis^ez-en gaiement , car aur
jourd'hui tout fleurit en même temps sur ▼os pas,
l'espérance et les orangers , dont les firuits sont si
doux. Allegro maggio^ allegro!,.^
c Le Plagie est revenu» et, comme Thirondelle,
vous vous mettez en route ; comme elle vous re-
verrez les amis que vous laissez derrière vous; tous
les retrouverez heureux et bien portants ; vous leur
raconterez vos aventures, après avoir, à votre re-
tour, jeté un regard satisfait sur vos ruches fécon*
d^ et sur vos oliviers chargés de fruits ; car l'huile
et le miel ne vous manqueront pas, si vous ré-
pétez joyeusement avec nous : Allegro nmggio,
allegro /...
ç Quand le maggio est revenu, qu'avez-vous à dé-
sirer encore , vous qui pouvez presser dans votre
main la main de votre belle et lui dire tout has
à l'oreille : M'aimet-^fu ? Marchez donc , çt que
la Madone de Lorette ou sainte Catherine de Sienne
se trouve sur vQtre route. Allegro n^ggio^ al-
legro L^.^
^n conten^plant les yeux hrillapts des jeunes flUes
et leur air candide et joyeux» le Mutilé oublia un
LES APENNINS. 71
instant qu'il étail poursuivi, et qu'un r6t(|rd pouvait
le perdre. I^e bonheur a tant d'éclat §{ de pureté sur
des fronts de quinze ans! De gon eôté, Gaétanci,
qui connaissait l^s usages du m^ggio , s'était arrêtée
pour distribuer k la pc^tite tronpç quelques grains
de corail de son collier; puis» il§ reprirent leur
chemin, gagnant les bauteun, tous deux pensifs :
lui, regardant blanchir le9 deux mers sous uu
horizon immense, cherchant la trace des volcans ,
ou remuant du pi§d l^s débris d'un ancien ipond^ ;
elle , rftvaut au^ riches collerettes , aux brodeiîiis
des manteawc de soie , ou prêtant l'oreille 4 la
cornemuse des chevriers* Qu il eût voulu lui £^re
partager les pensées dont il était assailli ! Un mo^
ment 9 oubliant son impuissance, il se baissait
pour ramasser un fragment de lave, ouvrait la
bûuehe pour communiquer à son amie les idées
fécondes qui lui arrivaient en foule ; puis sa téta
retombait sur son sein » Téclat de ses yeux s'étei-
gnait, un soupir s'échappait de sa poitrine : il ve*
nait de se le rappeler, sa pensée n'appartenait plus
qu'à lui seul, et sur ce grand théAtre du monde,
qu'il avait cru devoir remplir un jour de sa gloire,
il ne devait figurer que comme un spectateur
inutile et dédaigné.
ns oheminèrent ainsi, évitant les cités populeuses,
les routes trop fréquaitéas, ne s'arrètant que lors-»
que la fatigue forçait Qaétana de se reposer : car le
72 LE MUTILÉ.
sentiment d'enthousiasme, qui L'avait fait se préci-
piter sur la route de Rome à Florence, avait dû
s'amortir. Le dévouement était toujours le même ,
plus grand peut-être , plus entier, mais nu, mais
désillusionné : aujourd'hui c'était une vertu, presque
un sacrifice; l'âme ne soutenait plus le corps; la
pauvre fille souffrait de la marche ; elle souffrait du
soleil, du froid, des sentiers pierreux, du silence et
de l'isolement.
Un matin, toujours se dirigeant à l'orient, ils
franchirent un long défilé des Apennins. Le terrain
montait ; le ciel était gris&tre ; une brume légère ,
condensée dans l'air , les pénétrait d'une fraîcheur
humide. Resserrés entre deux rangs de rochers qui
versaient l'obscurité sur eux , marchant lentement,
l'un près de l'autre, enveloppés du même manteau,
leur silence et la tristesse de leur âme étaient en har-
monie avec les objets qui les environnaient. 5ande-
rino, les satellites de Médicis, dépêchés sans doute
sur leurs traces , un avenir de misère qu'il ne pou-
vait même espérer de conjurer par le travail , fai-
saient se contracter le front du Mutilé.
Des idées plus vagues , mais non moins amères,
préoccupaient Gaétana. Une, terreur d'instinct dans
cette solitude, une appréhension douloureuse, mais
sans objet déterminé, la faisaient se retourner avec
effroi et se presser craintive contre son compagnon.
Le cri d'un oiseau qui passait sur leur tète, un caillou
LES APENNINS. 73
cjui, en roulant, fi'ôlait les parois du rocher, les plis
du manteau qui se balançaient sur sa cuisse, le
bruit monotone de leurs pas, tout était pour elle
une impression pénible, comprimait son cœur et
ï*einplissait ses yeux de larmes furtives, dont elle-
même ne pouvait comprendre la cause. Dans ce mo-
ment, elle n'eût osé parler, élever la voix, sans croire
que le son de cette voix, l'écho répétant ses paroles ,
allaient évoquer ce fantôme confus qui obsédait son
imagination, et hâter la catastrophe qui les me-
naçait.
Lorsqu'ils eurent atteint la hauteur du défilé , ils
arrivèrent à un endroit où le terrain divisé formait
comme un carrefour de montagnes. Là, un spec-
tacle pompeux les attendait. L'obscurité avait dis-
paru, le brouillard n'était plus qu'au-dessous d'eux.
A leur droite s'élevaient, en se mariant, de légères
collines de marne grise et bleue, posées sur des
bases de lave. Le ciel était pur, et- parsemé seule-
ment de bandes violettes; le soleil, dépouillé de
rayons, et se montrant tout à coup sur la cime du
Monte-Traverso , leur apparaissait comme une
bombe ardente, jaillissant du cratère de cet ancien
volcan ; devant eux , l'abaissement du sol leur per-
mettait de distinguer dans le lointain les champs
douteux du Bolonais et les rives du Reno.^
Cette vue ranima le poëte ; ses sombres pensées
s'effacèrent: jamais un tableau de la nature ne l'a-
74 LE MUTILÉ.
vait trouvé mieux disposé à Fadmiration. Ge n*étaionr
point des ehamps de fleurs, des bereeauK de pam-
pres, des massifs d'arbres, élevés par la main des
hommes, et que Taquilûn peut flétrir ou renversa,
mais des montagnes nues, immobile^, inébranlables,
défiant les saisons et les tempêtes, et, ainsi que le
génie , ne devant leur beauté qu'à leur grandeur ;
c'étaient des deux animés, un soleil de flamme,
un de ces spectacles enfin comme Dieu seul en sait
faire !
Longtemps il le contempla ; puis, revenant à Gaéf>
tana qui, rêveuse, était restée assise derrière lui, sur
une saillie de rocber, il vit de l'autre ^té du wrH"
four, et k ses pieds, un spectacle plu^ Ipre, mai^ nw
moins imposant. Une large ravine creusée par les
torrents qui, d^ins les temps d*or4ge, se précipi-
taient des versants opposés des montagnes, sem-
blait, par des monticules échelonnés les uns sur les
autres» frayer un périlleux cbemip vers les b$s«-foiuM
que la brume voilait en partie, mais dont il devinait
cependant les profondeurs & cq sqI crevassé de
nombreuses gerçures, jt ees v^tes ébouleiûeiits »
restes désordonnés de l'ancien ebaps.
Il se plaisait à sonder de VœU ces abtmçs, k se
demander quelles mains, plus vigoureuses que pelles
du Grotoniate, avaient fendu, séparé ces bleea gi-
*gaBtesques, fouiUé daps les entrailles de la terre
pour en bouleverser la surface, éteint ees fotuv
LES APENNINS. 75
nuises allumées aqtr(sfoi& mr toute la eheâw de
ces monts.
Il aimait à chercher, h suivre quelque fantasque
analogie entre ces ruines si vives encore » entre ces
vastes monuments de la nature , brisés , tronqué^ ,
stérilisés par elle , et lui , le Mutilé ! ruine vivante
aussi, tronçon d'homme, volcan étouffé!
Les grandes infortunes sont vaniteuses. Il se sen-
tait soulagé en donnant, par de tels rapprochements,
plus d'importance à ses malheurs, et, penché sur
le bord du ravin , il répondait à ce tableau désas-
treux par un sourire de sympathie.
Gaétana, dont la délicate organisation se refusait
aux distractions pénibles données par la vue d'une
nature convulsionnée, le retenait machinalement
par ses vêtements, et, les yeux fixés à terre , sem-
blait de plus en plup agitée par un triste pressen*
timent,
Un coup de feu se fit entendre.
Elle poussa un cri, se réfugia entre les bras 4e
son amant, comme pour lui demander aide et se-
cours, et, le front pâle, l'œil effaré, l'oreille aux
écoutes, par un mouvement biiisque et rapide, lui
indiqua de la main de quel c4té était parti ce coup
de feu qui, trouvant un écho dans chaque angle du
rocher, semblait se répéter de coltine en colline.
Le Mutilé se retourne, et, sortant avec peine de sa
puissante contemplation, s'efTraye, non du bruit qui
^g LE liULlLË.
lever de force, ne se tiourrir que de son buliti , ne
porter d*habits que ceux que dâmè Màtaude àutait
filés pour lui.
Pirate audacietix, terreur dé toute l'Italie, comp-
tant pour auxiliaires lèë barbets dès Alpes, tes ban-
dits des Apennitis et des Abt'tiz^es, 'lorsqu'il For-
donne, tout ce qu'il y a de meurtriers du Yar au
Yoltumo s'arme et marche. Sans pitié, sans re-
mords, impie et railleur, ayaiit appris que Sixte-
Quint était soupçonné par les autres puissances de
favoriser secrètement ses rapines, qui entretenaient
danslaPétiinsule un état d'irritation favorable à ses
projets, il écrit au pontife pour l'assurer de son res-
pect, de la douleur qu'il ressent de ces faux bruits,
attentatoires à l'honneur du saint-siége, et lui pro-
mettre qu'avant peu, en bon chrétien, il trouvera
un moyen sûr de le justifier. Le lendemain il ^vage
la campagne de Home, pollue une église près de
Yellétri, et dtne dans le sanctuaire, le Christ sur son
autel, les cierges saints allumés^ et les cloches son-
nant à pleines volées !
Lorenzo s'est fait proclamer par les siens Empe-
reur de la mer. Roi des montagnes, Prince des val-
lées, et nul suzerain ne lève plus facilement que loi
sur ses sujets et vassaux les impôts et redevances.
Les paysans de la Toscane le surnomment aussi le
Pape de V enfer. Infaillible comme celui de Rome , il
tient à faire exécuter ses ordres , même ceux qu'il
LES APENNINS. 79
a dictés au milieu des crises de la débaiiche et de
rivresse^
Un jour^ à la suite d'uHe orgie^ où des ruisseaux
enflammés de punch arai^t eoulë pour lui et les
siens, on vint à parler de femmes, à Yantèr les cban-
m^ de oelles de Tef'racinet II jura <iu'il ferut en-
lever la ville d'assaut, en plein soleil, pour qu'on
pût distinguer plus facilement celles qtii seraient
dignes de partager sa couche ; et il tint parole* Une
nouvelle journée des Sabines eut lieu, après quoi la
ville fut livrée à Tépée.
Depuis ce jour, un har^m nombreux égaya la so-
litude de sa caverne royale, située dans les monte
LiHibaro^ Pour Talimenter^ ses compagnons durent
faire main basse sur les femmes jeunes et belles
aussi bien que sur les trésors les plus précieux. En-
levées, embarquéesi soumises à son ehoix^ s'il les
dédaigné ou s'il s'en lasse^ elles sont livrées à ses
bandits ou vendues aux Barbar esquès.
Yoilà ce que le Mutilé sait ! Yoilà les hommes qu'il
voit devant lui !
Que fera^t^il ?
Tombei*a-t-il à genoux pour implorer la merei
de ces misérables? Mais il ne l'obtiendrait pas! Le
peu d'or qu'il possède leur suffira-t41? Que Gaétana
satisfera bien mieux à leur brutale cupidité ! Lui
faudra-t-il donc la leur céder sans résistance? Oh !
que ne viennent-ils, les satellites des Médicis ! ces
80 I.E MUTILE.
valets armés de Sanderino, qu'il redoutait tant tout
à l'heure, qu'ils viennent!... il va la remettre entre
leurs mains ; lui-même il les suivra : il consent à
descendre pour la vie dans le plus sombre des ca-
chots de Florence. Vœux superflus ! U faut agir ce-
pendant, le péril presse. Les brigands^ après s'être
consultés un instant, s'approchent, et Gaétana est là,
sur son sein, l'entourant de ses bras, palpitante de
frayeur, sanglotant, murmurant : « Sauve-moi!
sauve-moi! »
Un seul moyen s'offre à lui, inexécutable peut-
être; mais il le tentera ! Il se courbe, il la saisit avec
force entre ses bras, l'enlève, et, tournant brusque-
ment sur sa gauche, disparaît dans la ravine aui
yeux de ses agresseurs étonnés.
Lancé sur la pente rapide, l'impulsion qu*il eu
reçoit lui fait précipiter sa course , même à travers
le terrain montueux et déchiré qui la termine. Plus
il avance, plus les excavations, les escarpements, se
multiplient sous ses pas. U s'élance de rocher en ro-
cher, entendant avec angoisse des coups d'escopette
répétés par mille échos, les brigands l'ayant d*abord
«uivi dans celte lice périlleuse. Un précipice, ouvert
en vaste entonnoir, lui barre le chemin ;îl l'affronte, :
sans prévoir, sans calculer le danger, car déjà, dan^
ce grand déploiement de forces physiques, toutes Je:^
facultés de son âme ont été jetées en dehors ; sa
pensée inerte n'est plus que d'instinct. Son œil n'a
LES APENNINS. 81
pu sonder ce gouffre dont la brume cache encore
les dernières profondeurs. Peut-être si. contre toute
attente, il y parvient vivant, il n'aura triomphé de
tant d'obstacles que pour s'engloutir lui, et cette
femme aimée dont la vie tient à' la sienne, dans les
flots du Reno ou de la Stella, qui baignent la base
d'iiné grande partie de ces montagnes.
N'importe ! il ne voit que ces hommes, les in-
fâmes compagnons de Lorenzo ; il rie songe qu'à
préserver Gaétana d'une effroyable captivité. Il ne
comprend de péril que celui qui est là, derrière
lui, qu'il croit entendre s'élancer par bonds sur ses
pas, siffler à son oreille, qui le glace de son ombre
ou le brûle de son souffle. Essayant de se frayer
dans l'abime une route oblique, il s'appuie contre
les parois en talus ; il fait quelques pas... son pied
se fixe avec peine sur le sol humecté par le suinte-
ment des sources, verdi par les mousses, les byssus,
rendu plus glissant encore par des couches de ces
plantes gélatineuses qui rayonnent transparentes
sur les terrains ^aqueux, ou par des amas innom-
brables de petites limaces qui aspirent au matin
la rosée et les brouillards... Quelques arbustes, des
broussailles, Croissent çà et là.... Mais comment
les saisir? 11 avance cependant... il avance... Tout
à coup le terrain dévale sous lui.... sa chute
doit être horrible ! Sa pensée s'égare , s'éteint....
une lueur là rallume ! Il fait face à l'abtme, et de-
255 f
8ft LE yHTItÉ.
bçittt» imipobUe, ancré sur ses talops, il se laisse
glisser, de^ceQilre, entraiQi^nt ^yec lui )^s terres,
les cailloux, les frf^graen^ fço^iUeu^ qui roulept
et bondissent h ses QÙ\é^. Serrant contre ia poitrine
son précieux fardeau , dont se^ \kr^ çngourdi^ ne
sentent plu^ le poids, avec lequel lui»Qiftn^ il n«
semble former qu*uu sciul çorpil ^pin^é W^ d§yx
àjnes, il suit lA pente iwblonwuse, enoQrfi hcfcé
d'espoir, Cftr son cour est plwn d'fttPOïir, ^i 1^ tè(<!
de Gaétiuiît' repose sur la sîienne, ^m P#tte Qf^tsm
dont il ne pei»t yoir lç8 tm% dqRt il ne S^m plu§
les mouTewents, ^i çllç n'îivwt ftirvi qu-à pîur«r
pour lui le coup mortet ? si elle avait i:^ tf^^
par le plonib des ass^sina (l^.S^rdaigne|,,, Pepséç
horrible! Qf^étana ej^^t^-^t^elle? Qui le lui fU«^?,f,
Il ]^ tient dans se^ hr^% çt il ne peut cQpuatU^ m
sort, §t peut-être lui-péme il uiourri^ Vm^t d'fc
ci^ircir ce doute jiffreu»!
En ce n^QWÇPt, il bri^ei au pied le nid d*pn ?c^
tour, qui s'élève ep criftut, ^t tgurnoif , nien»çwt,
sur son frppt. A pèt ubjçt réel viennent se joifidr^
des objet?! fftptaptiques, fruits 4^ squ i^Agina^oii «p
délire. Sa tète sie remplit de bruit^ fionfiifsî 4es
flçiQim^s pa^ept devant ses yepi^ ; il proit #§ liptiF
dans un cbcir qui rpule; il croit q»e le vautour
s'e^t attelé au çbar et l'en^porte ^s lep airsj e;
l'oiseau terrible, Xçdïi w^Pnt, le fM(4m^t di) f^
gard, tournât vers lui son ÇQu dépouillé et oopi^
LES Al^BNNlNS. ^3
tant une double proie, le sait jusqu*au fond du
gouffre en rétrécissant son vol circulaire.
Cette longue agonie morale, cette lutte prolongée
de la vie eontre la mort, cette vision où tout n*ètait
pas ehjmère, ce supplice où tout n'était pas réalité,
ce voyage interminable, h plein d'émotions, de faita
vari^, et j)è Famé et la corp^ semblaient avoir pris
deux routes différentes, Tune s'élangant dana les
espaces de Pair, tandis que l'autre s'abîmait 4ans les
profondeurs du sol : tous ces événements si multi*
plies, ees sensations si compliquées, n'eurent que la
durée d*un instant, d'une jininute ; mais dans celle
minute, chaque seconde avait apporté son dévelop^
pement, avait fait vibrer son timbre, avait agrandi
son cercle. Que d'bommes ont accompli une exis-»
tence entière sanaavoir autant senti, uitant souffert,
autant vécu !
Le Mutilé, parvenu au fond du précipice, y resta
immobile dans une espèce de torpeur. Le sable et
les débris entraînés à ia suite, amoncelés autour de
lui, lui servirent de socle, de point d'appui pour le
soutenir et empêcher sa chute, lorsque vint à cesser
la rapide impulsion qu'il avait reçue. Ses pieda
étaient déchirés, ses vêtements en lambeaux. Par la
violente pression de ses bras, le sang avait jailli de
ses poignets tronqués ; les blessures fkites par la
main du bourreau s'étaient rouvertes, et il ne di»*
tinguait rien, il ne sentait rien. On eAt dit, à le voir.
8^ LE MDTILË.
du haut de la montagne, lui et sa Florentine, l'un
de ces groupes de marbre dus à la statuaire antique,
et que Ton découvrait de loin dans les profondes
eitcavations de Pompéi, nouvellement fouillée.^
Perché vis-à-vis d'eux, sur l'angle d'une pierre,
immobile comme eux, le vautour, les ailes à demi
éployées, le cou tendu, l'œil hébété, n'osait attaquer
son ennemi debout encore. Tout à coup, sans chan-
ger de place, il battit bruyamment de Faite. Le Mu-
tilé releva la tête ; ses esprits lui revinrent. Des vi-
sions qui l'avaient épouvanté^ il ne restait plus de-
vant lui que le vautour qui, le voyant se mouvoir,
s'élança hors du gouffre et se perdit dans les nues ;
deç bruits confus qui l'avaient assourdi, une chute
d'eau voisine était le seul qui se fit entendre encore.
Il regarda autour de lui ; à sa gauche, le précipice
s^offrait sans issue ; à sa droite, l'une des branches
de la Stella, se frayant un passage à travers Técar-
tement des masses calcaires, s'était creusé un
double lit d'inégale hauteur, soit qu'un côté du sol
lui opposât plus de résistance que l'autre, soit plu-
tôt que le cours d'eau, ne présentant pas toujours le
même volume, n'occupât ces deux conduits qu'ac-
cidentellement et gonflé par les pluies d'orage.
Quoi qu'il en soit, dans ce moment, le torrent
avait sa rive ; un chemin praticable était frayé sur
l'un de ses bords. Le Mutilé, se débarrassant aussi-
tôt, non sans efforts, des obstacles qui retenaient
LES APËNNir^S. 85
ses pieds captifs^ se hâta, avant que l*irritation fé-
brile qui le soutenait encore se fût apaisée et que le
repos ne l'eût rendu au sentiment de la douleur
physique, de suivre la route que la Providence ou-
vrait devant lui.
.f
Il côtoya le torrent, descendant avec lui cette
pente abrupte et nue, à travers les déchirures de
ces blocs immenses de marbre et de granit, n'a-
percevant le ciel que comme une bande longitudi-
nale, étroite, dentelée, anguleuse; et bientôt il vit
le rapide cours d'eau s'engouffrer et disparaître
dans un vaste réceptacle souterrain creusé au mi-
lieu de ces montagnes.
Enfin, la route s'élargit devant ses pas; une sorte
de végétation reparut ; un faible horizon frappa sa
vue ! Franchissant les fondrières et les ravins , il
parvint jusqu'aux sentiers des étages inférieurs de
l'Apennin, soutenant toujours dans ses bras sa mai-
tresse évanouie. Mais du moins maintenant il sait
qu'elle existe : son front s'est humecté de son ha-
leine, et le fardeau qu'il porte prolonge seul sa
force surhumaine.
Un jour, avant un an peut-être, dans se§ bras et
contre son cœur plus navré, c'est ainsi qu'il doit te
soutenir en core , pauvre Gaétana ! . . . ^
^
VII
L'hôteUerio.
Quand Gaétaiift revint à la vie> à la lumière, sa
première pensée fut celle du désespoir* Elle crut se
retrouver au pouvoir des bandits ; elle crut que ses
•ans ne l'avaient abandonnée que le temps de fer-
mer et de rouvrir les yeux^ et chercha, stupéfaite,
lé carrefour des montagnes arides « et les (collines *
tnameuses , et ces ligures ^rajantes qui rayaient
tant épouvatitée t
Elle ne vit devant elle qu'un paysage riant , des
buiisons d'églantiers» des touffes d'arbres verts > et
sur sa gauche un petit hameau encadré dans des
haied vives d'aubépines, et dont les cheminées fu-
maient. Tout semblait y faire présager le calme et
le bien-être. De rîcbes plantations de mûriers et
d'oliviers s'y développaient sur le versant des coteaux
ondulés qui servaient de première ceinture à cet
Éden. Non, loin d'elle, une vache, attachée parla
L'MÔTËLLEiUE. 87
coi^He , y paissait dans de hautes herbes ; aupfêg
étaient parqués des brebis et des béliers » protégés
par un chien vigilant, de race bolonaise ; de longues
bandes de toile blanchissaient dans les prairies ; des
hommes équarrissaîeiit des chênes ; un mbUliti àeau,
entouré d'une oséraie^ et niis en mouTément par un
nilfifeeâti bordé de flambea jaunes, tournait à l'en-
tl'ée du village , et le brUlt régulier de sa i*ôue, les
chants des travailleurs , le sifflet tnêmë du pâtt^e,
ajoutaient à Tànimation du tableau.
Tout, jusqu'à la température, était changé pour
Gaétana. L'air lui arrivait tiède et dout à sentir. Il
lui semblait qu'aucune crainte , aucune appréhen-
sion de danger ne pouvait l'atteindre là. PeUdatit
quelques instants^ elle se vit seule, et son isolement
ne l'effrayait pas, ne lui déplaisait pas; elle crut
rêver ou sortir d'un rêve, et déjà eUe se demandait
si leur exil de la YallombreUse , leur marehe dans
les montagnes , la rencontre des bandoulière^ cette
détonation retentissante, ées têtes hideuses ^ n'é-
taient point un jeu biearre de son imagination : Cjàr,
ces faits accomplis ^ quel pouvoU* surnaturel avait
donc pu la sauver du danger? Gomment se trouvait-
elle tout à coup, d'un endroit sauvage et stérile,
transportée dans celte vaste et fraîche vallée ? Tout
cela n'aurait-il été que chimère, songe ^ vertige,
folie pèut-'être ? et ^ la pensée encore indécise , cher-
chant et eraignant la Vérité , flottant dans uh doute
88 L£ MUTILÉ.
qui n*était point sans charmes, comme se réveillant
à la vie , au bonheur, elle souriait au spectacle inat-
teudu qui Fentourait, lorsque, en se retournant,
elle aperçut près d'elle, pâle, ensanglanté, son
compagnon d'exil , son amant et son libérateur !
Elle étancha le sang qui coulait de ses blessures ;
dans sa tendre gratitude, le pressant contre son sein,
elle l'appela son dieu, son sauveur, et le couvrit de
larmes et de baisers! Mais celui-ci^ sombre, impas-
sible , les lèvres contractées , semblait ne recevoir
ses cat*esses qu'avec indifférence.
En ce moment, la fatigue et la douleur paraly-
saient-elles tous les mouvements de cette âme ar-
dente? Non. Brisé de lassitude et d'émotions, le
Mutilé songeait peu à ses souffrances. Sorti miracu-
leusement d'une tentative désespérée, il n'avait
point dans le regard un seul éclair de joie pour sa
merveilleuse réussite. Il ne voyait, dans les moyens
employés par lui pour le succès, que des preuves
de sa dégradation. « Ah! se disait -il avec une
tristesse profonde, quel est donc désormcds mon
rang parmi les hommes ? Que fait auprès de moi
cette femme qu'il, ne m'est plus permis de pro-
téger? Je suis jeune, audacieux, robuste, et mon
courage ne peut se manifester que par la fuite ! Re-
culer sans cesse devant mon ennemi , mettre entre
nous l'intervalle des champs , des plaines , la bar-
rière des fleuves , des montagnes , l'espace béant
LHÔTËLLERIE. 89
d*uii précipice, fuir, toujours fuir, me cacher....
voilà ma gloire à moi!... Ce serait la honte d'un
autre! »
Les meurtrissures de ses pieds s'opposaient à ce
qu'il pût continuer sa marche ; il fallut se résoudre
à séjourner en cet endroit. Us étaient dans les belles
vallées de Scarperia, plus belles encore par le con-
traste qu'elles présentent avec les autres parties de
l'Apennin , sur la ligne qui conduit de Florence à
Bologne. Gaétana descendit vers le jeune pâ^e, l'ap-
pela d'un geste , et celui-ci , laissant à son chien la
j^arde du troupeau, accourut, et l'aida à transporter
au hameau voisin le voyageur souffrant.
Ce petit pays était presque entièrement peuplé
d'anciennes familles florentines, qui, à la prise de
leur ville par les troupes impériales, en 1531, se
réfugièrent au milieu de& montagnes pour y trou-
ver un reste d'indépendance, et pouvoir braver
avec plus de sécurité le gouvernement des Médicis,
qui ne songeait guère à elles. Une seule maison
dans ce village avait une . chambre meublée , une
locanda, réservée aux étrangers que des raisons de
commerce ou de plaisir attiraient dans la vallée.
Cette maison d'apparence rustique , et où l'hospita-
lité ne s'exerçait que boui"se déliée, appartenait
cependant aux descendants du célèbre Feruccio, le
dernier héros de la république.
Le malade, soutenu par le pàtrc et par Gaélana ,
90 LE MUTILÉ.
introduit dans ce casMietiû , qui^ à Texténeor^ ne
présentait que l'aspect orditiaire d*une hôtellerie de
village, avec son pignon surmonté d'une branche
de pin , sembla frappé d'abord du nngulier ameu-
btement de la sàUe de réception»
Les murailles, tapissées d'images de sainteté, de
chapelets « de rameaux bénits, se montraient diar-
gées encore de lourds trophées, composés d'in-
strumenli d'agriculture et de guerre, artiatement
confondus ensemble. On y voyait, près des hoyaux,
des bèdies et des pioches , de vieilles cuirasses, hé>
ritage de famille; de longues hallebardea, sur-
montées de bonnets d'acier ; plusieurs fiisils à
rouet ou à mèche y brillaient, luisants comme s'ils
sortaient d'un des arsenaux de Vienne ou de Milan,
et, quoique à cette époque et dans ces contrées, où
souvent des bandes de malfaiteurs exerçaient leurs
ravages, il ne fût pas rare de rencontrer des paysans
conduisant la charrue le sabre au côté et rescopelte
en bandoulière , tout cet appareil belliqueux, un
tel luxe d'armes danii une chaumière , surprit le
Mutilé , et ne laissa pas que de faire impression sur
l'ésprit d'une jeune femme façonnée aux mœurs de
Rome et de Florence , et qui avait rêvé le calme
parfait à la vue de cette riatite vallée.
La figura grave et sévère des maîtres du logis,
leur costume de couleur sombre, l'air de réserve
et de froideur avec lequel ils les accueillirent fut loin
- L'HÔTELLERIE. 9f
de dissiper cette première impression. L'hôte et ses
trois fils, assis autour d'un facme (foyer ardent de
braise, placé au milieu de la salle), se levèrent à
Tedtrée des nouveaux arrivatitë; iiiais aucun d'eux
ne les salua et ne leui" fit les compliments d'usage^
Oaélana ne douta pas un instant que sa parure frois-
sée,, flétrie» les vêtements souillés et laoérés du
bannii ne fussent l'unique cause de cet accueil gla-^
oîaL Elle se trompait.
L'bôteliet* Péraldi poussait jusqu'à l'affectation
l'austérité des mœurs républicainesi ce qui ne l'em*-
pècbait pad de lever sur les voyageurs la dtme de
Sainte-Julien du mieux qu'il pouvait. L'orgueil qu'il
ressentait de compter un héros dans sa famille, la
crainte d'avilir (surtout devant des étrangers» par*-
tisans des Médicis peut'^ôti'el) le sang plébéien, mais
iUustrei dont il sortait» voilà quelles hautes raisons
lui avaient fait mettre au nombre de ses habitudes
invétérées la gravité du maintien et le mépris de
toutes les politesses usitées alors dans Florence la
prostituée. Au milieu des siens mômeà» qu'il avait
instruits à agir et à penser comme lui» il conservait
ce ton de roideur et cette dignité d'apparat, ne par-
lait que par sentences» ne se découvrait le front
qu'en prononçant le nom du Christ ou celui de
Ferucoioi et semblait ne s'animer que lorsque la
cause de son pays était mise en jeu devant lui» Alors
il atait de longues histoires à raconter, de longs
92 LE MUTILÉ.
discours à faire^ après lesquels il retombait dans
un état méditatif dont on le retirait difficilement.
Imbus de ses principes, ses fils prenaient leur
part de ses vieilles haines pour tout ce qui touchait
au gouvernement des Médicis. Le plus jeune sur-
tout, Antonio, sombre, mélancolique, tourmenté
d'une humeur noire, vivait à l'écart, taciturne, si-
lencieux, comme épiant Toccasion de faire éclater
ses ressentiments : car, depuis son enfance, il en-
tendait son père et les principaux du village s'en-
tretenir sans cesse de projets de révolte, de com-
plots ; et lui, fetigué de ces éternels délais, se sentait
impatient de lutter contre le pouvoir qu'il détestait
autrement que par de vaines menaces, des boude-
ries de femme et des colères d'enfant.
Tels étaient les quatre individus qui se trouvaient
dans la ^alle commune. Gaélana cependant ne
tarda pas à se remettre de son émoi. L'hôtelier
ayant fortement frappé ses mains l'une contre
l'autre, deux femmes entrèrent : la plus âgée,
alerte encore, portait sur sa figure cet air de viva-
cité et de bienveillance qui, dès le premier coup
d'œil, vous assure d'un service si -vous en avez
besoin, et vous promet encore de ne pas vous le
faire longtemps attendre. C'était la gouvernante, ou
plutôt la maestra di casa^ depuis que la mort avait
privé le vieux Péraldi de sa compagne; Seule elle
connaissait l'art de soumettre au 'joug ces ombra-
L'HÔTELLERIE. 93
geiix républicains qui l'aimaient, et la redoutaient
môme; car ses conseils étaient tellement bons à
suivre, tant de fois les prédictions de sa sagesse
s'étaient ponctuellement accomplies, elle possédait
un si grand nombre de secrets pour guérir les
maux ou pour les prévenir, que, sans sa bonté
naturelle, on eût pu penser que des rapports mysté-
rieux existaient entre elle et le malin esprit, resté
possesseur de l'arbre de la science. Le bruH en
avait couru d*abord, parce qu'on la disait originaire
de la vallée de Mésolana, en Suisse, où les fenunes
naissent sorcières ; mais comme ses sortilèges ne
tournaient jamais qu'à l'avantage de chacun, on la
«
laissait faire, La jeune fille qui la suivait. Maria,
fraîche et jolie, et le sourire sur les lèvres, était le
dernier et le plus chéri des enfants de Péraldi.
A la vue de l'étranger, de l'état pitoyable dans
lequel il se trouvait, le bon cœur de la maestra
éclata tout â coup. Elle se récria, gronda, gour^
manda le père et les fils, ouvrit les armoires, en
tira du linge, donna vingt ordres à la fois. Gr&ce à
elle, tout fut mis en mouvement dans la maison,
chacun eut son emploi ; l'immobile Péraldi lui-
même dut descendre chercher un vin généreux à
son caveau, dont*seul il gardait la clef, tandis que
deux de ses fils transportaient le malade dans la
caméra locanda^ que le pâtre retournait dans les
champs pour en rapporter des simples , et que
94 LE MUTILC.
Ia jeune Maria, au moyen d'un long trépied de
bois, suspendait une chaudière d'eau sur le /b*
cot»e. Antc^io seul, inactif, toujours rêveur, d(v
bout coi^tre la fenêtre basée, sur laquelle il liid-
sait courir maobinalement set doigts, ne songeait
qu'aux derniers récits de son père, et sentait se
développer de plus en plus dans khi kme 1m
germes dévorants qu'y avait semés l^mprodent
vieillard.
Le malade était dans sa ebambpe, bien t^ètéB,
située au levant, et dont la vue s^ôuvrtft fers la
petite place du village. Il reposait, les pieds enve*
loppés, en un large feuteuil de euir de buffle ; 6aé*
tana, assise, le coude appuyé sur le fauteuil, ftsant
sur son amant un regard vague et douteux, pom^
suivait aicore le secret, inexplicable pour elki, de
sa délivrance ; Péraldi tenait d^une main une grande
coupe de verre nuancé et doré, en forme da gmi*
dole, et de Tautre une fiasque à double anae, pMne
d'un vin moicaiell^ en bpnneur dans ^ pays ; ses
deux atnés , les bras croisés!, semblaient attendre
comme lui, pour agir, les ordres de la nmeUrm.
Celle«ci allait, venait, sç multipliait ; elle àhallsit
la poussière des meubles, préparait la lit, disposait
sur une petite table de cyprès, noirde avec Técoroe
de noix, des compresses, des bandages, des flacem
de diverses grandeurs, après qo^i éùe s^approeha
du inalade et se mit en devoir de le débarrasser
l*h6tellërie. 9»
(Vune partie de ses vêtements déchirés et inacu-<
It'^s.... Tout à eoup, une exclamation d^horreur Ini
échappe.
cK II i|-a pua de mains I » s^éerie-tieile.
Tous roulent, aaisis d'épouifante, eomme ai le
déipon luirmôme fftt tembé au milieu d^euml Maria
et Iç p&tre, qui arrivent en ce moment, à la vue
de ce tableau de itnpéfaetion, partagent l'effroi
général, dont ils ignorent cependant encore h
cause.
« Qui dteshvûus? « demande enfin le vieui Péraldi
d'une voix émue, piais menaçmte, en s^âdreaaant
au Jiutilé.
Geluiroi relève la tète et tout à coup treaaaille de
haute et d^iudignatipn ; il 9k deviné lea soupçonn de
son b6te,
Gi^étwa aei tourne vert P^aldi }
n Ne l'iaterrogeai pas! Ceux qui Vont privé du
l'usage de ses iPêiua Tont auw privé de la pav
rol§, »
li'horr^ur redoubla purmi lei ^ssiatauta,
Alora, k son tour, la Florentine entrevoit sur toa
traits du vieillaFd la pennée qui l'agite : elle se rap*
pelle que, diina plusieurs £tat^ de l'Italie, }iiprivii«
tien du poignet eit le châtiment du vol ; la privatton
de la langue, le cibfttiment de la ealomnie. L^ mt«
sère du MutUé lui semble eomblée; elle jetle un m
de douleur, et, impuissante à défendre, à juatifiep
9C LE MUTILÉ.
son amant, n*osant affronter tous ces regards soup-
çonneux qui Tentourent, elle se détourne pour ca-
cher une larme, qui suffit à sa cause.
Placée derrière elle, la fille de Péraldi, la jeune
Maria, s*est sentie prise de pitié et de conviction
tout ensemble, à la vue de cette larme d'angoisse.
c Mon père! mon père! s'écrie-t-elle aussitôt, en
s'avançant résolument vers Péraldi; par ma sainte
patronne, je le jure, ce sont d*honnètes chrétiens!
w
— Et pourquoi non? ajoute la vieille caménsle,
venant soudainement en aide à la jolie enfant. Vous
autres hommes, vous cavez toujours au pire, sans
vous inquiéter de la physionomie des gens. Vous
vous êtes hâtés de prendre pour un cri de réprobation
ce qui chez moi n'était que Texpression d'un senti-
ment de surprise douloureuse. Regardez ce pauvre
garçon : a-t-il dans les yeux un seul regard, dans
les plis de son front une seul signe qui témoigne
d'une nature mauvaise? Et celle-ci, dit-elle en se
rapprochant de Gaétana , que déjà la gentille Maria
pressait sur son cœur avec des redoublements d'af-
fectueusé compassion, vous fait«e11e vraiment l'effet
de ne pouvoir être rien autre chose que la femme
d'un bandit? Allons, mes braves, cessez de trem-
bler^ et mettez vos lunettes. Cet étranger est souf-
frant^ couvert de contusions et de plaies saignantes;
guérissoiis-le d'abord ; pour le reste , prenons con-
fiance en Dieu l
L'HÔTELLERIE. 97
— Ainsi soit-il! reprit Thôtelier; la maestra le
désire. Maria le veut ; Foiseau fût-il de proie, nous
ne lui ferons point quitter le perchoir dans Tétat 0(1
il se trouve : il dormira en paix dans Tasile qu*il
aura payé. Cependant, ajouta-t-il (mû par un senri-
inent de curiosité qui lui fit pour un moment ou-
blier la rigidité de ses principes républicains) , il est
arrivé ici en fugitif, les pieds meurtris; et vous sa-
vez tous que , d'après les lois nouvelles qu'ils ont
imaginées, quiconque arbore pour enseigne la
pomme de pin, contracte l'obligation de connaître
tous ceux qui s'arrêtent sous son toit : telle est la
loi, la règle; l'observe qui voudra; peu importe;
mais enfin si cet inconnu n'a pas de raisons pour
cacher ce qu'il est, pourquoi ne le saurions-nous
pas? fût-il coupable, il n'y a point de délateurs
parmi nous! »
Gaétana n'hésite plus. <K€'est un proscrit ! dit-elle.
— Un proscrit ! par le sang de Feruccio, indigne-
ment versé à Gavignana, s'écrie le vieillard en reti-
rant son bonnet et l'agitant sur son front (mou-
vement aussitôt imité par ses deux fils) , un pros-
crit! Je le reconnais pour l'hôte de mon foyer, et
malheur à celui qui, par violence, ferait tomber un
cheveu de sa tète! Mais qu'a-t-il donc fait?... »
Et tous avancèrent d'un pas pour se rapprocher
du Mutilé, qui déjà semblait étranger à la scène qui
se passait autour de lui.
255 g
9S l^P MUTItt.
« Hélas! il Qsa lutter contre ua pouvoir hien
redoutable et se fkire le défenseur de ses CQuai-
toyens.
— C'est une grande imprudence, dît la maestra,
reprenant auprès du malade ses fonctions inter-
rompues, et le débarrassant de son manteau.
•— C'est une noble action ! dit Péraldi, qui, d'a-
près Taccentuation toscane de Gaétana, ne dou-
tait point que son compagnon ne fût du même pays
qu^elle, et ne voyait plus en lui qu'une yictime des
Médiçis, un ennemi de ses ennemis. Un proscrit pa-
triote, reprit4l, trouvera toujours place autour de
ma table , asile dans ma maison, dussé-je ne jamais
entendre sonner l'or passant de* sa bourse dans la
miôrme. lia proscription n'est point une plaie hoB-
teus^ que l'on doive cacher aux habitants de eetle
vallée, car tous pensent comme moi ; et a'il se trau^
vairp^rnsi noua un traître capable ie vendis le
sang d^ rétranger , le sien en tiendrait eompte. Ce-
pendant, fyputa-tril en changeant de tan rt se
tournant vei;s le p&tre , Giaeopo , il est iPutile d'é-
bruiter cette affaire ; la discréliim est la meUltuiv
serrure que possèdent les boBunes prar mettre Isor
trésor h l'abri. Si tu parles, songe bien que ta dois
à mon frère ton droit de pacage, et qu'il peut te
l'ôter. .t
Attiré par le bruit, Antonio venait d'entnr dans
la locanda.
L'HÔTELLERIE. %^
« Regarde! lui eria le vieiUar4 en désignant
l'étranger du geste ; voilà l'ouvrage de la tyrannie!
ils lui ont eoupé la langue et les mains I
Le Jeune homme ooqtempla quelques instants le
Mutilé avec une attention avide.
-^ Il est bien malheureux , murmura-t^l enfin, il
ne peut plus tenir un poignard | »
La muM^ra jeta sur Péraldi un regard de reproche
qui semblait lui dire : « Quelles horribles pensées
cherchez-vous à mettre dans la tête de vos en-
Tants! » Et, déroutant aussitôt la gravité de Tentre-
lien, forçant les idées à prendre une autre marche,
elle les contraignit de s'occuper avec elle des soins
à donner au blessé.
Les pieds du Mutilé furent soigneusement lavés
dans une eau tiède, mélang[ée d'une forte décoction
de racines de peuplier; elle enveloppa ses jambes
de mousse trempée d'huile , frotta ses bras et ses
épaules endoloris de baumes fortifiants, lui fit
vider d'un coup la gondole pleine de moscadello ;
après quoi, deux des frères le prirent entre leurs
bras et rétendirent dans le lit. Pour surcroît de pré-
caution, la gouvernante plaça sous le chevet un
évangile de saint Jean, déclarant que si le mal ré-
sistait , sa dernière et sa plus sûre ressource seraif
d'avoir recours à Fart de saint Anselme, qui consis-
tait dans l'apposition d'un lambeau de linceul pour
la guérison des plaies , remède souverain et jouis-
iÛO LE MUTILÉ.
sant alors d'un grand crédit, surtout dans les armées
italiennes.
Chacun sortit bientôt, et le Mutilé, brisé , cour-
batu par la souffrance, fatigué d*avoir figuré dans
cette scène, acteur muet et immobile, malgré ses
douleurs poignantes, ne tarda pas à s*endormir.
Le soir venu, la jeune Maria offrit à Tétrangère
de partager sa couche, et, le lendemain, toutes deux
se réveillèrent liées d'une tendre amitié.
VIII
L'improvisateur.
Avant Texpiratidn de la semaine, le Mutilé pou-
vait se tenir debout et se promener dans sa chambre.
Gaétana, par ses soins, par un redoublement
d'amour, avec du calme sur son visage et de l'espé*
rance dans ses yeux, était parvenue à lui rendre le
repos de l'àme, si nécessaire à toutes les guérisons.
Assidue près de lui, prodiguant à son amant ses
trésors de pitié et de tendresse, elle lui laissait voir
assez combien le malheur parle éloquemment au
cœur des femmes !
Maria venait souvent aider son amie à distraire le
convalescent; et quand il avait besoin de repos, de
sommeil, toutes deux allaient respirer Tair dans la
vallée, se promener au bord du ruisseau, écouter le
bruit du moulin, jouer avec la chèvre favorite de
Giacomo. Il semblait alors à Gaétana que le bon-
heur parfait fût revenu pour elle ! Le son d'une voix
i02 LE MUTILE.
qui répondait à la sienne était si doux à son oreille!
une figure qui lui souriait en l'écoutant avait tant de
charmes à ses yeux !
Elle contait à la jeune villageoise une partie de ses
malheurs, passant sous silence, avec un merv/eilleux
instinct de pudeur, ce qui eût pu alarmer Fâme
naïve d'un enfant : mais dans le narré de ses ti-aver-
ses, parfois la coquetterie lui revenait malgré elle,
presque à son insu, et elle n'omettait point de dire
les persécutions que lui avaient attirées sa beauté,
ses vingt ans, et l'harmonieuse flexibilité de sa voix.
Du rMtei maintenant elle ne regrettait rien, ou
eroyait ne rien regretter, et ne demabdait à l'avenir
que d6S initants semblables à ceux dont ellt jduis^
sait alors.
Un jour les deux amies, rentrant au village^ furent
étonnées de voir un grand nombre d'habitants ras-
semblés sur la petite place et presque devant la mai-
son de Péraldi. Gaétana se troubla, et toute une série
de nouveaux malheurs se déroula dans sa pensée.
Hais Maria, prenant l'avance, courut s'informer de
oe qui se passait^ et, rassurée rien qu'en la voyant
revenir, Gaétana se rapprocha avec elle du cercle
de curieux , où leur attention fut bientôt Vivement
éveillée.
Un improvisateur causait ce rasselïiblomeût denl
le bàmeau. C'était le Gelml^ qui| enoofê tout p^r^'
fumé d'un encens de cour, comblé des bienfaits du
L'IMPROYISATËUR. 103
grfttiâ^duc, se rendait ûAm sa patrie, et, ôliétnih
faisant, ne dédaignait pas d'excitet* Tadmiration et
les largesses des bons paysans de la vallée, rànçou*-
nftnt àinii lèts sujets après le souverain. Ne perdant
jamais tine occasion d'adcrottre sa gloire ou sa
fortune, aussi bien inspiré devant des ohapeaui de
feutre que devant des toques de velours , il ne ée
toticiait guère plus d'avoir pour accompagnement
lel accords des harpes , que le bruit des sonûéttéS
des deux mulets qui composaient son équipage , et
par-dessus tout cela vivait joyeusement et large*^
ment en route.
Lorsque les deux jeunes amies vinrent grossir le
nombre des spectateurs, le Gelmi demandait un sujet
pour ses chants, un thème sur lequel il pût étendre
ses broderies poétiques. Dans son rustique auditoire,
nul ne semblait disposé h faire droit à sa demande ;
chacun le regardait l'œil étonné, la bouche béante ,
sans avoir l'air de chercher même un sens ft ses
paroles, quand tout à coup un vif mouvement se
manifesta sur un des points de l'assemblée. Antonio
Péraldi, le front nu, le geste véhément, s'était fait
jour dans le cercle ; il jeta sa bourse de cuir aux pieds
de rimprovisateur, et, l'œil enflammé, lui cria d'un
ton impératif :
c Chante la liberté et la gloire de la vieille Tos-
cane ! 1^
Un murmure approbateur se fit entendre, des
104 LE MUTILE.
bravi éclatèrenl dans la foule plus resserrée, et sou-
dain une pluie de piécettes et de monnaie de cuivre
tomba autour du Gelmi !
Celui-ci ne se fit point prier. Gomme il avait
chanté l'illustration des Médicis, il célébra les bien-
faits de la liberté, avec autant de chaleur, autant
d*entratnement, empruntant même à son improvi-
sation du palais Pitti quelques-uns des vers les plus
saillants et les images les plus pompeuses, pour les
replacer avec adresse, déguisés, fardés, dans sa
nouvelle œuvre. Au reste, n'y mettant nul effort; ré-
publicain de naissance, flatteur par caractère, vani-
teux, prodigue et gourmand, il s'inquiétait peu du
sujet, et n'était soucieux seulement que de s'attirer
l'approbation et les bonnes grâces de son auditoire,
quel qu'il fût.
Celte fois, personne n'eut à se plaindre. L'impro-
visation fut vive et chaleureuse, l'auditoire recon-
naissant.
Lorsqu'il eut fini, deux mouvements opposés se
firent remarquer dans cette assemblée, composée de
gens de même opinion. Les plus timides, effrayés
d'avoir écouté jusqu'au bput ces vers audacieux,
observaient un silence prudent, et , baissant la tète,
interrogeant furtivement du regard les figures qui
les entouraient, souriaient ou se troublaient , selon
qu'ils y croyaient découvrir des signes de terreur ou
de sécurité. Les autres, émus, entraînés, enlhousias-
L'IMPROVISATEUR. i05
mes, sautaient, criaient, riaient, embrassaient le
poète, aux pieds duqueh ils ne tardèrent pas à dé-
poser, conmie hommage, un monceau de cédrats,
de melons eoeameri de Pistoie, des mortadelles, des
tortues du lac, et toutes les friandises que produisait
ou que possédait l'heureuse vallée.
Les deux jolies filles, toujours en observation de-
vant la foule, s'étonnèrent de ne pas voir parmi ces
derniers ce fougueux Antonio, dont la brusque exal*
tation avait seule provoqué une scène qui pouvait
n'être pas sans danger pour les habitants de Scar-
përia. Elles le cherchèrent des yeux et ne l'aperçu-
rent point, même lorsque le Gelmi , se disposant à
reprendre sa route, chargea un mulet à bagages de
ses provisions et de sa ^menue monnaie, et prit
congé du pays, en envoyant gracieusement des bai^
sers à ses auditeurs, dont une partie le suivit encore
quelque temps, et dont le reste se dispersa.
Antonio était déjà dans la petite cellule qu'il habi-
tait à l'étage supérieur de la maison de son père.
Là,. accroupi sur une natte, les coudes sur les ge-
noux et la tète dans ses mains, il se répétait, les yeux
fermés, les accents de liberté qu'il venait d'entendre;
il se les répétait pour y trouver des instructions, des
ordres!....
Il se persuada que l'arrivée du poète véronais
au milieu de cette vallée des Apennins n'avait point
eu lieu sans quelque vue secrète de la Providence !
106 LB MUTILÉ.
Q'êit elle qui a gUldé riiuproyisateur à trafèri lei
flètilién périlleux d#8 montagnes , jusqttê su^ lA
(ilàoe d'un misérable village^ pout* p*ll ifleime y
éprouter le courage d'un pàu¥re pàfÊàfl, et, par an
ïûùi inattendu, lui arraeher le Becfét de ëôn étér*
nelle préoccupation^ faire j&illlr rétinôéllé dU cail-
lou, là foudre du nuage*
Que roccasion bo pré^énte^ 11 ne se Oôntêntèfà
plaide rêver; 11 agira.
Bn eet Instant où les chants dé liberté du Véré*
nàii bouleversaient ainsi TArae d*Ântonio Pèrtidl,
au'dessôus de lul^ dans la ehàmbre du malade^ la
même eause faisait nature d'autres transports.
Lorsque le Qelmi avait ftit son entrée dans le ha^
meaUy le Mutilé était assis près de sa fenêtre^ aspi-
i*ant la fraîcheur du ireht d'est. La rumeur qui ne
tarda pas à s'élever sur la petite place ouverte de-
vant lui, attira son attention. Il fut témoin dé l'é^
nergique apostrophe d'Antonio, et l'admira. Il en-
tendit le poète nomade ; sa facilité l'étonna ; mais
la médiocrité de ses vers fut loin de satisftdre. cet
esprit difflcilei Cependant, quand il en vit les effets,
iorsqu'éclatèrent les cris répétés d'admiration, lui-
même se prit à l'émotion générale : ses idées ambi-
tieuses de célébrité l'assaillirent avec plus de force ;
la gloire lui parut belle, même au village ; il envia
oes hommages grossiers, mais sincères, dont on en-
tourait le Oelmi.
L'IMPROVISATEUR. 107
Cétbommei lyre vîTante^ doai ohaeim pouvait
tiror â6s aeeordi à VDlonté^ étaii*il doué d'un sens
dd plus que les autres homiuei 1 Ge talent qu'il avait
d'abord dédaigné, il en devint jaloux I Commander
ainsi à son inspiratioui rhytbmer sa pensée^ parler
librement cette langue divinei dont lés plus splen^
dides génies ont longtèmpi bégayé les mots avant
de les pouvoir articuler, voilà ce qui lui sembla uh
don venu du ciel, le comble de l'art, et le eoûi]^lé-
ment d'une organisation poétique !
Mail commetit le cerveau pouvait**!! suffire à tôUs
ces travaux divers, à toutes ces élaborations buéobs^
sivis et rapides de la pensée^ tléoessaires à l'aedom**
plissement de cotte œuvre de révélation subite?
Qôitunent l'esprit pouvait-il, d'un ^eul coup, saisir,
embrasser un sujet dans son ensemble^ lui marquât*
ses divisions, le créer dans ses détails, le revêtir de
pompe, d'imagesi d'harmonie; se âoumettfè à
toutes oes^ actions simultanées, produire enfin le
vers léger, tendre^ sonore^ en préparant celui qui
va suivre, grave et majestueux 7
Il essaya !
Il s'imposa un sujet ; mais ses pensées confuses
ne se groupaient qu'aVec lenteur. L'expreslion le
fuyait, rebelle , fantasque , eaprieieusei II ne s'élan*
qtii en avant que pour s'arrêter, brônehait h dia^ue
pas, timide, irréâolu» décontenancé, voulant ton*
jours régler les mouvements de son imaginêlion«
i08 LE MUTILÉ.
au lieu de se laisser emporter par elle. Erreur ! car
ce n'était plus un coursier bridé, sellé, que Ton
guide du mors et de Téperon, qu'il avait devant lui
pour le conduire ; c'était un cheval fougueux, in-
dompté, aux jarrets nerveux, à la croupe bondis-
sante, au poitrail haletant, qu'il fallait saisir par la
crinière, monter d'un bond et suivre en aveugle
dans sa course inspirée !
11 l'osa ; il y parvint.
Il se reconnut doué au plus haut degré du talent
de l'improvisation, cet homme à qui la parole était
interdite à jamais ! Les pensées audacieuses , inat-
tendues, naissaient, fermentaient, se développaient
avec rapidité dans sa tète, et, pour les peindre, les
vers sonores et brillants, étincelants de verve, jail-
lissaient en foule.... et venaient expirer éteints sur
ses lèvres closes et muettes.
Cet état de faiblesse et d'irritation, de force mo-
rale et d'impuissance physique, le jeta de nouveau
dans un profond abattement, auquel des transports
de rage succédèrent; puis une fièvre ardente le
saisit.
Ainsi, deux fois les chants du poète véronais
étaient venus ajouter à sa misère. L'effet n'en avait
pas encore cessé pour Antonio.
Dans la soirée de ce même jour, le bruit se ré-
pandit parmi les habitants de la vallée, qu'une
troupe nombreuse de gens d'armes, commandée
L'IMPROVISATEUR. i09
par un jeune seigneur de Florence, avait paru sur
la route de Fiorenzuola à la Scarpéria. Chacun
pensa d*abord qu'ils avaient été envoyés pour sur-
veiller et repousser les compagnies de bandouliers
qui -exerçaient leurs ravages de ce côté; mais Ma-
ria, se rappelant les récits de Gaétana, fit part de
ses soupçons, de ses terreurs à sa famille, rassem-
blée alors dans la chambre de la gouvernante pour
les travaux et les prières du soir. Ces hommes ar-
méSy c'étaient les sbires dépêchés sur la trace des
deux fugitifs ; ce jeune seigneur, c'était le chevalier
Sanderino, favori de Médicis!
A ce dernier mot, Antonio, qui avait à peine sem-
blé prêter attention aux paroles de sa sœur, leva la
tète ; puis il rentra dans sa méditation.
>
Le vieux Péraldi parut d'abord déconcerté, soit à
cause du danger que pouvaient courir ses hôtes,
soit par un retour sur lui-même. Cependant il se
remit bientôt, prit un ton rassuré, et, tout en
interrogeant du regard la figure de la gouver-
nante , il proposa de mettre suc-le-champ en lieu
de sûreté le Mutilé et sa compagne, pour les dé-
rober aux recherches des persécuteurs , ou, ar-
borant ouvertement le saint drapeau de l'hospi-
talité , d'appeler tout le pays aux armes pour les
défendre.
« Croyez-vous, dit la maestray trouver chacun dis-
posé à risquer ses biens et sa vie pour protéger des
no LB MUTILA.
élpangers envers lesquels vous •* même n'enereei
qu'une hospitalité d'aubergiste? »
Le vieillard se tourna vers elle d*un air de mé-
eontentement.
«Aubergiste! nfiurmura-t-îl , le descendant de
Féruecio I... et à ee nom révéré, le père et les flb
inelinèreut la tète, en se la découvrant.
— « Béni soit le souvenir de Féruecio ! répondit la
gouvernante; que le ciel récompense ses mérites, et
qtt*il nous garde à tous une bonne place daa?
le saint paradis I Mais ce n'est pas dô lui qu'il est
question ici. Songeons à nos hôtes I
r^ A nos amis, ajouta Maria à demi-voix.
— Soit. Mon avis est qu'il ne faut pas les alarmer
sans raison. Gardons nos mauvaises nouvelles pour
nous. Un coup de lancette peut sauver un malade,
un coup de langue peut le tuer. Voici donc ce qoc
je propose : ce Sanderino n'est pas encore près
d'ici ; laissons aux proscrits leur nuit de repos ; de-
main, avec le jour, on enverra Giacomo en avant,
le plus loin qu'il pourra, sur la roule praticable aux
cavaliers, qui conduit à Piorenzuola. Il verra, il
s'informera, et nous préviendra, en coupant droit
par les sentiers des montagnes, qu'il connaît mieux
qu'aucun autre habila^ht de la vallée. Si le danger
se détourne, nous laisserons le malade guérir à son
aise, et la jeune femme dépenser ici la bonne hu-
meur qui, dit-elle, lui est revenue au milieu de nous.»
L'IMPROVISATEUR. iH
Maria, d'un coup d'œil, remercia la gouvernante.
« Que si le péril s'approche, nous ne resterons
pas les bras croisés et les pieds enracinés dans le
sol devant lui : alors, mais alors seulement, croyez-
moi, il faudra sonner le tocsin aux oreilles du
pauvre homme malingre et souffreteux, et lui mar-
quer l'heure du départ et la route à suivre. Est-ce
votre avis ? »
Chacun approuva , à l'exception d'Antonio , qui ,
voyant son père renoncer si facilement à ses idées
belliqueuses, avait brusquement pris congé de la
famille et regagné son gîte.
Al) jour naissant, le nouveau projet était rail à
exécution, et déjà le pâtre Giaeomo voyageait leile«
ment dans l'Apennin, mettant Topeille contre teive
pour entendre le pas des ehevauii, ou esealadant le
sommet des rochers pour voir de loin briller f^u
soleil les euirasses florentines.
IX
Le ponte Galvo.
Le Mutilé sommeillait encore, épuisé par ses émo-
tions précédentes; Gaétana, ignorant le danger,
prenait plaisir à le voir reposer ainsi , et en atten-
dant son réveil, elle disposait des vases de fleurs
dans la /ocanda, rangeant tout, mettant tout en ordre
à petit bruit.
Depuis quelque temps l'heure du repas avait
sonné. L'hôtellier et sa famille, réunis dans la salle
commune, s'étonnaient de la non présence d'An-
tonio. On attendit quelques minutes encore, et
vainement on l'appela ; il ne répondit pas ; on inter-
rogea les gens de la maison ; ils ne l'avaient point
vu de la matinée. Péraldi , perdant patience , se
décida à dire le Benedicite et à se mettre à table
sans lui.
Tout à coup les yeux de la gouvernante, levés vers
cette partie de la muraille où brillaient, échelonnés,
LE PONTE OALVO. 413
des fusils de toute espèce, s'y arrêtèrent fixement.
Elle resta immobile, la pâleur au visage ; une idée
de terreur semblait la préoccuper ; puis , soudain ,
avec un geste convulsif, et comme saisie d'une de
ces révélations magnétiques de seconde vue qui
parfois viennent surprendre les habitants des mon-
tagnes, elle s'écria d'une voix retentissante :
« Pourquoi ce vide sur la muraille ? une arque-
buse a été enlevée de sa place!... par qui?... dans
quel dessein? Gourez! on tue un homme près du
ponte Calvo ! »
Péraldi et ses fils, dans une horrible anxiété, sem-
blaient attendre qu'elle achevât de s'expliquer ;
mais pendant quelques instants elle garda le silence.
Ses yeux, se détachant enfin avec lenteur de la mu-
raille, s'arrêtèrent tour à tour sur chacun de ceux
qui l'entouraient ; ensuite elle passa péniblement la
main sur son front , et, tombant dans une espèce
d'accablement, ne laissa plus échapper que ces mots :
«Il n'est plus temps!... restez!... s'y reprendre
à deux fois, quelle horreur!... »
Tous se regardaient avec étonnement, ne sachant
encore que conclure des paroles ambiguës de la
maestra; et cependant, quoiqu'ils n'osassent se com-
muniquer leur pensée , ils s'accordaient sur le sens
qu'ils devaient donner à ses révélations , mais sans
y ajouter une foi entière, ne pouvant s'expliquer les
causes probables d'un si terrible événement.
256 h
tu LE MUTILE.
•
JJn maurtre!... L*abseuce d'Antonio , rarquébusè
èùkvéd^ disent assez que c'est le plus jeune des AU
de Péraldl qu'elle a n)ulu désigner^
Mais Une toute autre idée que celle de i'homicldê
Ue peut-elle avoir poussé oelui«Gi hors du doâli-
(ûle paternel ?
La chasse ou la cible ne suffit-elle pas pour le
retenir 7 II est infatigable, adroit , et ces exercices
lui plaisaient beaucoup naguère*
Errant dans les montagnes, il a peut-être ntecon-
Iré un voyageur égaré, et lui sert de guide pour te
remettre dans son droit chemin; car, malgré sa
tristesse habituelle, il est bon et bienveillant.
. Et après ces questions, leâ regards se tournent dé
nouveau vers la numira^ comme pour lui demander
une réponse plus rassurante, et qui apportât uû
âdottêissement àla blessure faite par elle ; mais elle
garde un silence obstiné.
€ Mon frère, dit Maria, n'a point d'ennemis; à la
vie de qui donc eût-il voulu attenter, ou qiil eût
voulu attenter à la sienne ?
•^m sait? répondit en soupirant le vieux Péraldi;
avec de Jeunes têtes, il suffit parfbid d'un mot, d'un
geste, et les querelles vont vite et loin entre gens
armés. » Mais, se levant précipitamment, se croyant
éclairé par une lueur inattendue : « N'a-t-elle pas
parlédu|>oiiitfC(i/t;o, sur la route de Fiorenzuolaf....
Antonio n'a pu aller de ce côté... quel motif Ty eût
LE PONTE CALVO. 115
conduit ? C'est de Glacomo qu'il s'agit. Le mallieu-
reux! il y aura rencontré les bandouliers... ou les
sbires du Médicis, qui peut-être le prenant pour un
espion... ah! pauvre Giacomo ! N'est-ce pàscela?Ré-
pondez, Lëonora ( dit-il en s'adressant de nouveau
à la gouvernante) , c'est de Giacomo qu'il s'agit ,
n'est-il pas vrai? Pourquoi hier avons-nous écouté
vos conseils ?. . . Que n'ai-je suivi ma première idée ! . . .
les étrangers seraient en sûreté, et Giacomo... Mais
parlez donc!... du moins faîtes un signe de tète....
Voyons, répondez! répondez! je vous l'ordonne. »
La tnaestra resta immobile, impassible, ne fit point
un geste, n'articula point un mot, et parut à peine
s'apercevoir de l'injonction qui venait de lui être
adressée, d'un ton auquel cependant on ne l'avait
point encore accoutumée.
« Malheureux Giacomo ! répétait Péraldî, cher-
chant à se détourner lui-même de ses premières
appréhensions ; malheureux jeune homme ! . . . Dieu
punisse l'assassin ! Gomment annoncer àsa famille. . . »
— Ah, mon père! mon père! s'écrie alors Maria,
après avoir jeté un regard vers la fenêtre basse de la
salle ; c'est lui-même ! je l'aperçois qui accourt de
ce côté.
' --Lui? Antonio? mon fils?
— Non, dit la jeune fille avec une profonde émo-
tion... c'est Giacomo.
— Alors, Léonora, que siguifiaient donc vos
116 LE MUT1L£.
visions, vos prédictions? Nous avons été bien dupes
de nous alarmer si vite des vains propos d'une
vielle folle. Votre esprit est dérangé., je n'en doute
pas... vous avez rêvé... vous avez menti! cela est
certain. » Puis, s'interrompant tout à coup au milieu
de cette brusque apostrophe : « Mais pourquoi donc
Antonio tarde-t-il tant?... » Et renversant sa tète, il
se couvrit les yeux de ses mains,avec un mouvement
de désespoir.
En cet instant, Giacomo entra. Il était haletant,
essoufflé ; mais sur sa figure brillait cet air de sa-
tisfaction contrainte qu'apporte toujours avec lui le
messager possesseur d'une nouvelle importante, fûl-
elle même de nature à répandre plutôt Tefifroi que
la sécurité.
« Les soldats de Florence étaient en route , dit-
il ; mais sans doute ils ont déjà rebroussé chemin ;
maintenant le berger manque au troupeau , car le
chef de l'escorte a été assassiné.
— Assassiné ! répètent Péraldi et ses fils, saisis
d'épouvante, et fixant leur regard stupéfait sur la
maestra, restée dans la même position, toujours
muette , et ne paraissant éprouver ni surprise , ni
terreur.
— Oui, assassiné, au po»^c CJa/»o, ajoute Gia-
como ; du moins voilà ce qui m'a été répété, car le
temps iiï'a manqué pour aller jusque-là. »
Maria pleurait à sanglots. • Elle se rappelait le
LE PONTE CALVO. il7
mouvement expressif et le départ da son frère, la
veiHe au soir, après qu'elle eut nommé Sanderino
comme chef d8 Tescorte et favori du grand-duc ,.et
ne doutait plus qu'il ne fût rhomicide.
Elle ne se trompait point.
En effet, la bouche de l'innocente enfant avait
désigné la victime au fanatique jeune homme,
qu'un vague désir de meurtre poursuivait sans re-
lâche. Cette nuit même , il s'était enfui secrètement
de la maison de son père , emportant l'arquebuse.
Après six heures de marche, à travers des sen-
tiers montueux, il vit poindre le jour ; le brouillard
du matin, se dissipant peu à peu, lui permit de
s'orienter plus sûrement, et de reconnaître le lieu
où il se trouvait. Il côtoyait le mont Badia ; et lors-
qu'il en eut escaladé le premier versant, il aperçut
devant lui le val riant de Mugello, et sur sa droite le
mont Crespino. Non loin de là, un triple rang de
rochers, prolongeant les derniers embranchements
de la montagne, venait s'arrêter brusquement en
jets inégaux, en arcades rompues , en promontoi-
res, sur le bord d'une petite rivière qui, dans cet
endroit, coupait en deux la route de Fiorenzuola à
Scarpéria. Un pont, taillé dans un roc vif, aride,
nu, que n'entourait aucune végétation, et que pour
cette raison on nommait communément le pont
Chauve (ponte Calvo) , renouait les parties disjointes
de la route et rétablissait la communication.
il8 h^ MUTILE.
Ce lieu lui parut propice à ses desseins. L'escorte
devait inévitablement franchir ce passage. Embusqué
dans l'une des sombres cavités des roehersi il domi-
nait le pont, et pouvait d'autant mieux ajuster son
coup, qu'il voyait tout sans être vu. De plus, s'il vou-
lait fuir, ces masses granitiques, parallèles au che-
min, et n'offrant d'issue que du côté de la monta^
gne, lui présentaient encore un moyen presque
infaillible de salut, en forçant ^ un long détour
ceux qui prétendraient lé poursuivre. Il résolut
donc de demeurer là et d'attendre.
Pour s'affermir dans son projet sanglant, il re-
passa dans sa mémoire les chants républicains du
Çrelmii et tout ce qu'il avait entendu dire à son père
des crimes des Médicis , et de la honte déversée par
eux sur la mère-patrie !
S'il ne pouvait frapper le tyran lui-môme, du
moins le coup retentirait dans son cœur, car c'était
sur l'un de ses favoris qu'il allait s'essayer, Plu§
tard, il ferait mieux peut-être !
Ses doutes de conscience dissipés, il ût sa prière
du matin, prépara son arme , et attendit avec un
calme frénétique le moment d'agir.
Le bruit d'une trompette retentit derrière U
mont Grespino, puis cessa tout à coup.
Adossé contre l'angle rentrant d'un rocher qui
voûtait sur sa tête et le couvrait d'ombre, Antonio,
du haut de sa retraite, le corps à demi penché,
LE PONTE CALVO. H9
s*appttyant sur son arquebuse, prêtant l*oreille, et
l'œil fixé sur une bande de ten'e jaunâtre qui fuyait
en naarquant le détour de la route , présentait
rimage hideuse du crime qu'anime la vengeance
ou la cupidité ; et aucun de ces deux mobiles ri
puissants ne pouvait avoir accès dans son cœur.
L'homme dont il convoitait la vie avec tant d'a-
charnement, il ne l'avait jamais vu, n'en avait en-
tendu parler qu'un moment, et se rappelait à peine
son nom. Une haine , née de l'éducation, de l'esprit
de parti, seule l'excitait contre lui. Le connaissant,
il l'eût aimé peut-être !
Voilà quelles idées lui vinrent soudain, lorsqu'un
hennissement de chevaux, distinct et rapproché, lui
fit comprendre que sa victime arrivait.
La cavalcade débouchait sur la route, Il pouvait
facilement distinguer à sa tète un jeune homme, k
la figure efféminée, aux formes élégantes, et monté
sur un genêt d'Espagne , qui , ardent, les naseaux
ouverts, semblait frémir, indocile, sous la main qui
le guidait. Les insignes de Tordre de Saint-Étienna,
suspendus sur la poitrine du cavalier, le faisaien
reconnaître asseE. C'était lui I
Antonio fit le signe de la croix, prépara son
arme, en pressa le rouet; mais déjà sa pensée n'é*
tait plus en harmonie avec ce mouvement machinal
de meurtre.
Le doute revenait.
120 LE MUTILÉ.
L'amour de son pays, sa haine contre ses oppres-
seurs, quelque noble et grande que fût son inten-
tion , lui donnaient-ils bien le droit d'arracher la
vie, par surprise, à un être qui jamais ne lui avait
fait offense? S'il était poursuivi, atteint, dagué, ar-
quebuse par les soldats , ne risquait-il pas son âme
en mourant dans un état d'impénitence? Cepen-
dant aura-t-il si longtemps médité , caressé, nourri
dans son cœur une idée de force, pour l'étouffer
au moment où l'exécution s'offrait facile et cer-
taine ? Une action dictée par sa conscience, par ses
inspirations d'en haut, lui parattra-t-elle tout à
coup criminelle, lorsqu'il ne fallait plus qu*oser ?
Aura-t-il, enfin, quitté de nuit, avec mystère, la mai-
son paternelle , dérobé une arme au foyer dômes-
tique, usé pendant six heures ses espadrilles contre
les rochers des Apennins, pour venir tranquille-
ment, au soleil, voir défiler l'escorte sur le pont ?
Dans cette perplexité d'esprit, une autre résolu-
tion lui vint, qui, sans lui faire renoncer en-
tièrement à son premier projet, put tranquilliser
sa conscience. Il essaya de tenter Dieu.
Déjà la troupe touchait au ponte Calvo^ qui n'avait
pour parapets que quelques lourds fragments de
pierres siliceuses alignées sur ses côtés.
Certain de son adresse et de l'invariable justesse
de son coup d'œil, il dirigea le bout de son arque-
buse, non plus sur Sanderino, mais sur son cheval.
LE PONTE CALVO. i2i
laissant au ciel le sofh de décider du sort du cava-
lier.
Le coup partit, déchira le poitrail de l'animal
fougueux, qui, bondissant tout à coup, désarçonna
son maître, et le lança sur la droite, dans la petite
rivière coulant de l'est à l'ouest.
Disparaissant aussitôt derrière la ligne des rochers,
Antonio s'enfuit, troublé, hors de lui, persuadé que
Sanderino avait dû se briser la tête contre les masses
de granit qui bordaient la rive et saillissaient même
du milieu des eaux. Engagé dans le meurtre et
devant en porter la responsabilité, ne pouvant
désormais faire un pas en arrière, il ne cherchait
plus à en discuter la justice et l'opportunité. Dieu
lui-même avait prononcé. Il s'applaudissait de son
action, jusqu'à se reprocher alors de n'avoir osé
frapper un coup plus sûr.
Marchant ainsi au hasard, en suivant l'escarpement
du sentier, il arriva sur les bords de la petite rivière.
Là, le vent lui apporta les cris, les imprécations tu-
multueuses des soldats sur le pont. Un bruit plus
rapproché frappa son oreille. Ce bruit, il vient de
la rivière elle-même. Aux pieds d'Antonio la vague
se gonflait, battait la rive, et semblait incessam-
ment vouloir monter vers lui. Des cercles gran-
dissants agitaient la surface des eaux, sur lesquelles
il croyait distinguer comme un mouvement régulier
• de rames. Masqué par un énorme bloc de roche,
i%% LE MUTIU.
éboulé des hauteurs voisines, désireux de voir, omis
tremblant d'ôtre vu, il pensa qu'une barque, chargée
de sbires , venait lui couper la retraite, Q voulut
fuir de nouveau ; sft pensée hésitante refuse de lui
indiquer la route k suivre, Indécis, terrifié, il resta
en place, s'abritant du rocher et chargeant son arme,
mais, cette fois , seulement pour défendre sa vie-
Le bruit cessa , ' puis , sanglant , meurtri , les
vêtements ruisselants, un homme parut soudain
devant lui, ;
C'était Sanderino.
Le courant l'avait entraîné jusque-là, et «ani
doute, en touchant terre, il se croyait aauvé 4e
tout péril, lorsqu'un coup d*arquebuse le fit tomber
iiyr le sable, en poussant des oris lamentables*
épouvanté de ces cris et du tumulte qui re-
double sur le ponte Calvç^ voyant ié\k briller et
courir des hallebardes le long de la crête grani-
tique, le meurtrier, excité au crime par le çrism
lui-même, sans pitié, san^ remords, poussé par
une inspiration féroce née de la pour, a'élanœ,
s'acharne sur sa proie, l'achève du couteau, l'égorge
impitoyablement.
% Jflalheureuxift. que vous ai-*je fait? Vous lues
un homme mort I,... »
Ces derniers mots sont les seuli qui aiwt retenti
Ik son oreilla; ces mots, encore enivré d9 sai}gt
il se les répète avec joie ; ce sont les mêmes que
LE PONTE CALVa. 423
prononça son aïeul Péruccio en tombant frappé par
l'Espagnol Maramaldo. Il croit dans ce rapproche-
ment trouver la justification de son meurtre, et ne
songe plus qu'à l'honneur qui d(rit lui en revenir
aux yeux du vieux républicain Péraldi.
S'enfonçant dans les détours des montagnes, il
avait pris des chemins où les chevriers seuls eus-
sent pu le suivre ; mais sa marche en fut doublée,
et la nuit n'était pas loin lorsqu'il revit la Scarpéria,
et la maison que signalait une branche de pin.
L
X
Nouvelle fuite.
La consternation régnait plus que jamais dans la
maison de Péraldi. L'absence prolongée de son
flis donnait tant de poids aux paroles inspirées de
la gouvernante, qu'alors nul n'osail en clouter.
Chacun gardait un silence morne et douloureux,
qu'interrompaient seulement de temps en temps
de vagues exclamations du vieillard. Une crainte
plus forte encore que celle de la culpabilité de son
fils agitait son âme : Si la mort de Sanderino avait
été vengée!
Plus confiant dans les révélations de la maestro,
il la consulta à ce sujet; mais, abandonnée par cette
puissance surnaturelle qui l'avait animée un instant,
elle ne put trouver de réponse. Alors, cherchant un
appui à sa douleur, invoquant tous les saints dont
les images étaient sous ses yeux, il avait fait vœu,
et juré sur le crucifix, que si son fils revenait à lui,j
NOUVELLE FUITE. d25
upable, mais vivant, il l'enverrait à Rome se pur-
d'un crime pour lequel il était plein d'indulr
^^nce au fond du cœur, car il s'en reconnaissait
omplice.
On entendit frapper vivement à la porte. Toutes
es têtes se redressèrent, et s'illuminèrent d'espé-
*a.iice et de terreur.
C'était encore le pâtre Giacomo, toujours aux
ig-uets ; mais cette fois il apportait pour nouvelle
ie retour tant désiré du fugitif. Il l'avait entrevu
g|ui descendait la colline Verte ; et comme la colline
Verte est située presque à l'opposite du chemin du
poTite Calvo, aussitôt, avec la joie que causait l'ar-
rivée d'Antonio, l'espoir revint de le trouver étran-
ger à l'attentat commis. Ce n'était point lui que
Léonora avait voulu désigner! Une pensée cruelle
pouvait-elle lui venir, à lui, qui, il y a deux ans à
peine, pleurait sur la mort de ses mésanges? Sa
tristesse habituelle n'était que le résultat d'une dis-
position passagère d'esprit. Un amour contrarié,
peut-être. Cette passion ne suffisait-elle pas pour
motiver l'emploi de son temps?
Et, renforcé par tous ces propos rassurants, l'es-
poir se changeait en certitude.
Gaétâna, qui, depuis une heure, témoin des an-*
goisses muettes de la famille, prodiguait à Maria
les consolations qu'elle en avait reçues (dans l'igno-
rance de ses peines cependant), voyait maintenant
Mt LE MUTILÉ.
éclater Im signes da contentement soi* la figure de
ses hôtes, et se réjouissait de leur bonheur comifie
elle s*était attristée de leur chagrin, toujours ma
en deviner la cause, et sans chercher même à péné-
trer un secret qu*on semblait vouloir dérober k sa
connaissance.
Ce fut dans ce moment, où Timagination leur
riait à tous, que le meurtrier parut devant eoi,
pHe, méconnaissable, les traits décomposés par h
Ihtlgue, par un long jeûne, couvert de poussière,
en désordre, ses sandales h demi détachées claquant
sous ses pieds, et les vêtements tachés de sang.
Le vieillard , déjà levé pour courir à lui , à sa vue
était retombé sur son siège, les bras encore tendus,
mais la terreur sur le visage.
< D'où viens-tu? pourquoi ce retard? lui cria-t-il
enfin. Sais-tu que ce favori du Médicis, ce Sande-
rino!... % Il ne pût achever.
A ce nom, Gaétana, eflrayée, avait pressé oottvui-
sivemeni le bras de son amie.
Le jeune homme s'avança vers son père , et s'agt-
nouillant devant lui :
t Bétùssee-moi, lui dit-il, c'est moi qui Tai tué ! ■
Tous baissèrent les yeux. Le vieillard laissa pe-
samment retomber ses bras, et garda quelque temps
le silence. Gaétana, atterrée de surprise et d*efIroi,
connaissait enfin le mot de cette sanglante énigme,
qu'elle ne pouvait cependant encore expliquer.
NOUVELLE rUITE. 1*7
Toujours à genoux, et promenant un regard
étonné sur les siens , Antonio, au lieu de Tadmirâ-
tion qu'il croyait due à son dévouement, voyait sur
cliâque figure lé signe de sa réprobation écrit.
L'élan d'enthousiasme qui' l'avait fait courir au*
devant du meurtre, le commettre, et s'en glorifier
hautement , se refroidissait , et le laissait livré à une
nouvelle et horrible perplexité.-
îl se rappelait les cris de bonheur et les bénédic-
tions qui avaient accueilli le Gelml célébrant la li-
berté : « Mieux vaut donc celui qui la chante que
celui qui la sert? » se disait-il à lui-même. Et por-
tant une main à son front, de l'autre s'appuyant sur
lé sol , Il resta pensif et découragé.
« Je ne te maudis point, mon fils, dit alors ?é-
i*aldi , dont une émotion puissante rectifiait alors la
raison naturellement exaltée ; j'aime à espérer que
ton cœur n'a pas dicté la sentence exécutée par ton
bras. Les maximes les plus généreuses , en fermen-
tant dans de jeunes cerveaux , y laissent un levain
Impur. Crois-moi, quand les peuples opprimés se
lèvent unanimes, ils frappent sans remords: car le
nombre non-seulement fiait la force , Il fait aussi le
droit. Quelques hommes généreux peuvent même se
réunir pour tenter de renverser un pouvoir tyran-
nique; du moins ils échangent leurs lumières , an-
nulent ou mettent à fin leui*s projets, et le résultat
proclame de quel côté se trouvait Dieu ; mais la rai-
1:28 LE MUTILÉ.
son d*un seul n'est jamais suffisante pour décider
de l*heure où l'on peut enfreindre cette loi divine
qui défend Thomicide. Tu fes mépris» et moi-même
avec toi. Peut-être ai-Je semé l'ivraie avec le bon
grain. Tu iras à Rome implorer duSaint*Père notre
pardon à tous les deux.
— Qu'il soit ainsi fait! s'écria la maestra^ repre-
nant tout à coup son ton et sa vivacité ordinaires;
qu'il parte ! qu'il s'éloigne ! car les sbires ne peuvent
tarder à se montrer dans la vallée.
— Mais, dit Péraldi, il est sans doute exténué pai'
le jeûne et par la fatigue.
— Qu'il mange, s'il a faim ; qu'il dorme , s'il peut
dormir ! répondit-elle. Pendant ce temps nous pré-
parerons , Maria et moi, sa besace et ses provisions ;
ses frères mettront les roues à la voiture et harna-
cheront le cheval. Il est temps aussi que nos hôtes
nous disent adieu : ils partiront avec lui. »
Ce n'était point dans ce jour qu'on pouvait négli-
ger les avis de la gouvernante ; tout fut ponctuelle-
ment exécuté selon son désir ; et , comme si le ciel
eût pris plaisir à justifier ses prévisions, les prépa-
ratifs à peine terminés , une bande de cavaliers en-
tra dans le village.
Heureusement, la maison de Péraldi avait sur le
derrière une issue , qui de sa cour conduisait dans
les champs.
Péraldi indiqua la route à suivre jusqu'à la fron-
NOUVELLE FUITE. i29
tière, en passant par Castellouchio ; et la maestro, en
se séparant d'Antonio, lui remit le bâton du voya-
geur, préparé par elle pour le préserver de toute
mauvaise rencontre sur la route. C'était un scion de
sureau, dans lequel la moelle comprimée lui àvfiut
permis d'introduire quelques petites pierres sym-
pathiques et constellées, certaines poudres et;des
feuilles de verveine en nombre impair. : î /j ^ : ,
Son père lui présenta des armes peut-être plus
sûres pour sa défense ; mais le jeune homme, dé-
tournant la tête, les repoussa de la main: Enfin lés
trois fugitifs montèrent dans la voiture, après d^s
adieux longtemps prolongés. : >
Bien avant Castellouchio, le chemin devint im-
praticable. On dut couper obliquement . sur la
droite, et, en quelques , heures , ils atteignirent
une cbaiissée plus large et plus facile au charriage.
Antonio la reconnut , et frémit de tout son corps,
mais sans rompre le silence qu'il avait gardé
jusqu'alors. C'était la route de Fiorenzuola. II. mit
pied à terre ; ses compagnons de voyage en firent
autant.
Gaétana , souffrante , abattue , s'appuyait sur le
bras du Mutilé, dont les forces commençaient à re-
venir. La lune se levait , le ciel était pur et semé
d'étoiles ; mais la pauvre voyageuse songeait à son
destin contraire, et, la nuit, au milieu de ces.mon-
tagnes qui sans doute avaient été le théâtre du
?56 ^ ■ i
130 LE MUTILE.
meurtre, se voyait avec effroi sous la protection du
meurtrier i
D'autres pensées la préoccupaient encore, et dis-
posaient son àme & l'attendrissement. Le sort de
Sanderino exdtait sa compassion. H n'avait été son
persécuteur que par amour, et quelle femme ne sait
troiif er une excuse aux excès d'une passion dont
elle fut l'objet!
Os mArebaient ainsi, Antonio quelques pas en
«ftnt, quand soudain Gaélana le vit se rejeter prèd-
pitammeht de l'autre côté de la route, comme s'il
eût mis le pied sur un reptile. Sffirayée ell^môme,
elle regarda quel objet pouvait causer sa terreur, et
n'aperçut qu'une croix, taillée grossièrement, plan-
tée sur le bord du diemin et près d'un pont, dans
un terrain nouvellement remué. Bile comprit tout,
et quittant le bras qui la soutenait, oublieuse des in-*
jures» prosternée devant cette croix, elle donna des
pleurs à la victime, en priant pour le repos de son
âme. Et lorsque, achevant sa prière, elle leva les
yeux, Antonio était près d'elle , à genoux , implo-
rant sans doute du ciel ce pardon qu'elle venait d'y
envoyer.
Le Mutilé les contemplait, croyant ce double
transport de piété né seulement du simple ai^ect
d'une croix.
S'élevant plus haut, plongeant de là pensée dans
le ciel, et par delà toutes les étoiles, il y cherchait ce
NOUVELLE FUITE. 131
Dieu au nom duquel un prêtre sans pitié avait or-
donné son supplice!
Tous trois se remirent en route. En traversant le
ponte CalvOy Antonio, hors de lui, crut sentir l'arche
s'agiter sôus ses pas, voir la montagne vaciller; et
.son œil épouvanté distingua, se mouvant au milieu
des rochers, une forme gigantesque, sous l'appa-
rence d'un jeune homme pâle, sanglant; une croix,
celle de Saint*Étienne , brillait flamboyante sur sa
poitrine : il était embusqué dans cette retraite que
le meurtrier avait occupée le matin même, et à
son tour il l'ajustait de l'arquebuse.
Au moindre bruit des flots de la petite rivière, il
lui semblait qu6 des voix couraient le long du rivage,
murmurant confusément les dernières paroles du
mourant. Des vertiges troublaient sa tète , et ce ne
fut qu'en chancelant, et comme frappé de folie et
d'ivresse, qu'il parvint à traverser le pont.
Il venait de le franchir. Le Mutilé lui fit signe de
s'arrêter, et, immobile, prêta l'oreille dans une
douce extase. C'était un air de flûte, gracieusement
modulé, qu'on entendait dans le lointain ; sans doute
un berger du mont Badia, qui charmait sa veille en
savourant la beauté et la fraîcheur de la nuit.
Le reste du voyage s'acheva paisiblement.
Sur les limites de la Toscane, après Pietra-Mala ,
où, dans l'obscurité , des feux magiques semblent
sortir de la terre , Antonio prit con^é des deux
iS'i LE MUTILÉ.
amants , et suivit le chemin de la Romagne pour
gagner le duché d'Urbin à pied, son frêle bâton du
voyageur à la main et la besace sur le dos.
Enfin le poëte allait toucher une terpe libre et
hospitalière, où la proscription ne pèserait point sur
sa tète!
Il connaissait à Bologne le célèbre Ulysse Aldro-
vande, savant philosophe. Il vivrait avec Gaétana ,
tranquille sous s^rotection. Le sage vieillard était
aveugle : il lui servirait de giiide, et jouirait de la
douceur de ses paroles pleines de charme et d'in-
struction.
Rempli de ces idées, il atteignit le village de Sca-
ricalasmo, à rexlrémilé duquel s'élevait le poteau
qui sépare la Toscane du Bolonais.
Du côté qui lui faisait face , se montraient les
armes du grand-duc, avertissant le banni qu'il n'é-
tait pas encore à l'abri de la persécution , et que sur
ce sol qu'il achevait de parcourir , un homme à la
livrée de Médicis pouvait apparaître tout à coup de-
vant ses yeux , s'interposer comme barrière entre
lui et ses espérances, ravir sa maîtresse à son amour,
et le priver même pour toujours de la vue des mon-
tagnes et du ciel.
Mais quelques pas de plus et il braverait tous les
efforts des sbires de Ferdinand ; il respirerait à longs
traits l'air de la liberté, sous la tutelle d'un peuple
généreux ! Dans ces champs, dans ces plaines qui se
NOUVELLE FUITE. 433
déroulent à ses regards^ les murs de chaque cité» le
toit de chaque maison , l'ombrage de chaque arbre
s'offrent à lui avec leur inviolable droit d'asile ! Là,
il jouira du repos , il sera aimé, il sera libre du
moins! Il: s'élance , joyeux » ranimé , presse le pas ,
franchit la frontière, et, de l'autre côté du poteau,
aperçoit.... les armes de Sixte-Quint!
Sixte-Quint était maître de Bologne. Le Mutilé se
trouvait de nouveau dans les États de son bourreau !
Tandis qu'à la Yallombreuse les deut amants ne
vivaient que pour eux et retirés du monde, le Bolo-
nais avait passé sous le joug de fer du pontife.
Les proscrits ne pouvaient s'arrêter. Ils ne firent
qu'entrevoir la tour penchée de Garisende , et cette
chapelle miraculeuse qui, sapée par la mine, monta
dans les airs d'un seul bloc, et retomba perpendicu-
lairement sur sa première base. Le poète parcourut
tm instant cette péninsule formée par deux fleuves ,
et où les triumvirs de Rome s'étaient autrefois par-
tagé l'univers, et devant ces grands souvenirs une
inspiration ne lui vint pas, son âme resta froide. Il
fallait fuir encore !
Le patron d'une barque les reçut à son bord , et
le lendemain, après avoir traversé différents canaux^
ils prirent terre dans les États de Venise.
XI
La cabane de l'Àdige.
En quittant la Scarpéria, Gaétana avait senti s'é*
vanouir ses derniers rêves de bonheur. Sur la
route de Castellouchio et de Fiorenzuola , durant sa
traversée des champs bolonais, dans cette barque
dont la voile latine se tournait vers la terre véni-
tienne, ce n*élaient ni les souvenirs de sa jeunesse
oisive et opulente, ni ses triomphes de vanité, ni
ceux qu'on avait préparés nouvellement pour elle
dans sa ville natale , qui excitaient le plus vivement
ses regrets.
Cette vallée verte, fraîche , apparue d'abord à son
premier regard comme dans un songe, et où l'ac-
cent de la patrie se faisait encore entendre ; le ruis-
seau bordé de flambes jaunes, la chèvre de Giacomo,
la petite place du village, si riante, si animée
parfois ; les causeries du voisinage , qui venaient
la distraire de ses inquiétudes et de ses chagrins, et
LA CABANE DE L'ADIGE. i35
surtout sa douce et naïve Maria» voilà maintenant ce
que pleurait cette fille du luxe et des arts, qui autre-
fois ne semblait vivre que d'accords et de parfums^
et dont les beautés de Florence avaient été jalouses !
Ce n'est pas que sa mémoire ne la ramenât sou^
vent à ses fêtes sur l'Amo, aux pompes du palais
Strozzi» aux promenades du soir sous l'allée dé ver-
dure* J9ongeant sans cesse à la mort de Sanderioo ,
elle revenait malgré elle, par cette pensée, aux sou-
venirs dea jours de sa jeunesse. Sanderino avait été
témoin de cette joyeuse et folle époque de sa vie ; et,
dans la pitié qu'elle ressentait pour le jeune cour-
tisan, dans les pleurs qu'elle donnait encore parfois
à sa fin déplorable, peut-être les regrets que lui
inspiraient ce temps où elle l'avait connu, ces plai-
sirs dont il avait pris sa part, ces succès brillants
auxquels il avait lui-même applaudi , entraient<ils
pour quelque chose.
Les enchantements d'un monde fastueux, les
jouissances modestes d'une vie champêtre, mais
active et variée, qui les remplacerait dans son &me?
L'amour y suffirait encore; elle se le disait, elle
s'efforçait de le croire, et cependant un voile de tris-
tesse obscurcissait son front, ses yeu!x perdaient de
leur éclat , son gracieux visage cessait peu à peii
de resplendir sous les vives couleurs de la jeunesse
et de la santé : effet des émotions trop fortes et des
fatigues du voyage, sans doute.
436 LE MUTILÉ.
' Arrivés dans les États vénittens, ils s'arrêtèrent sur
le territoire du Padouan, et cherchèrent un asile od
la persécution des hommes ne pénétrât point. .
Non loin des bords de rAdige, dans un endroit
sablonneux appelé le Désert, et qu'aucune route fré-
quentée ne traversait , ils découvrirent une cabane
solidement construite avec les cailloux énormes que
rejette le fleuve, devenu plus impétueux lors de la
fonte des neiges du Tyrol. Une terre argileuse,
mêlée de sable et de paille hachée, formait le ciment
des murailles , recouvertes d'une mousse sèche et
blanchie par le temps. Mais de larges amas de jou-
barbes et de sédum en égayaient la toiture de
chaume par leurs touffes jaunes et rouges. Des
arbres entiers , avec leur écorce , et dont la hache
n'avait touché que la racine et les branches , for-
maient les soutiens de l'édifice , et venaient même,
en guise de colonnes, en décorer le péristyle, autour
duquel une vigne vierge étalait ses feuilles étoilées.
Deux bancs de gazon ornaient les côtés de l'entrée,
tournée vers l'orient.
De là, on pouvait se croire au milieu d'une oasis
jetée comme ornement sur cette portion de terre
inculte et stérile ; car, dans le Désert, les alentours
de. la cabane offraient seuls à la vue quelques bou-
quets d'arbrisseaux, et de légers' tapis de verdure
passementés de fleurs. Une grande quantité de prè-
les et de plantains aquatiques, qui se multipliaient
LA CABANE DE L'ADIGE. 437
sur la gauche , y révélaient le voisinage d'une
source.
Au petit yillage de TOlmo^ situé près du Désert,
un marché se tenait chaque malin : on pouvait donc
exister là. Que leur fallait-il de plus? Ils ache-
tèrent la cabane. La bourse commune en reçut
une rude atteinte; mais on vit de si peu de chose!
et Gaétana possédait encore un bien dans sa patrie.
Désormais à l'abri des poursuites de ses admira-
teurs, tranquille dans cette retraite, elle aurait dû y
recouvrer ses forces épuisées par son triste pèleri-
nage. Elle jouissait du repos, et son amant veillait
sur elle comme une mère veille sur son enfant. Ce-
pendant Tamaigrissement de ses traits, la pâleur de
sa figure semblaient s'y accroître de jour en jour.
L'œil fixé sur les siens, le Mutilé la contemplait avec
une sombre inquiétude, cherchant à plonger dans
son âme pour y découvrir la cause.de son abatte-
ment, et la contrainte qu'inspirait à la jeune fille ce
regard pénétrant redoublait son angoisse.
Parfois elle parvenait pourtant, à force de dévoue-
ment, à raviver ses élans passionnés; mais tout à
coup, au milieu de ses épanchements de tendresse et
de ses accès de folle gaieté, les muscles de son visage
se contractaient involontairement , et . de grosses
larmes venaient trahir le secret de ses émotions ha-
bituelles.
Parfois aussi, essayant de distraire le proscrit de
id» LE MUTILÉ.
ses réferiaB poignantes, ses paroles se perduientaTor
volubilité dans des récits sans suite et sans fin ; son
esprit si souple, si bizarre, si naïf, lorsqu'il portait
encore l'empreinte de celui qui l'avait formé, lors-
que des répliques animées , des exclamations ar-
dentes venaient l'exalter, s'était détendu depuis
que lui n'était plus là pour le soutenir et pren-
dre part à ces luttes si variées et si enivrantes de
la parole.
Elle-même sentait le vide de sa pensée, et rougis-
sait de ne trouver, pour distraire son poète, que des
observations futiles ou des médisances de fenune.
Qu'y pouvait-elle? la voix qui faisait vibrer autrefois
dans son âme tant de cordes, aujourd'hui muettes,
s'étoit éteinte ; le IQambeau qui lui avait bit entrevoir
tant de vérités sublimes n'existait plus pour elle ;
l'arbre qui nourrissait et soutenait ses frêles remeam
était là, brisé par la foudre. Livrée à ses propres
forces» sa pensée ne la ramenait qu'à des objets pué-
rils, et, dans ses efforts pour s'élever, ne pouvait
que battre la terre d'une aile impuissante. Tout était
vague et désordonné dans le cœur de la Florentins.
Revenue à ses terreurs d'enfance, elle se surprenait
même parfois effrayée d'avoir tout abandonné pour
suivre un maudit, un excommunié 1... Elle trioDi-
phait bientôt de cette idée affreuse ; mais sa faibk
imagination, luttant sans cesse contre toutes ses
émotions d'instinct, s'épuisait et se refroidissait. iiC
LA CABANE DE L*ADIGE. 4 30
déoDuràgement s'emparait d'elle, et rabattement de
ses traits, son regard terne, décelaient assez Fétat de
langueur et de souffrance de' son esprit.
Un ver avait piqué à la racine cette fleur si
brillante naguère, qui s'étiolait à l'ombre, rede-
mandant son sol natal, et celte atmosphère de
louanges et d'amour qui la faisait vivre; un mal se-
cret tarissait lentement en elle les sources de la vie,
«
et ce mal cruel, horrible, c'était l'ennui.
L'ennui ! elle mourait de son ennui ! Et près d'elle,
à ses. pieds, dans ses bras , était cet homme dont la
pensée de feu, dont l'imagination opulente eussent ^
pu suffire h charmer les loisirs d'un peuple entier.
Elle mourait 1 et cet homme, il sentait en lui mille
moyen» de la sauver ; il avait de ces paroles qui con-
solent et qui raniment ; il avait de ces chants d'a-
mour et de délire qui font croire au bonheur , qui
font étinçeler les yeux et nous transportent dans
un monde d'enchantements et d'illusions. Et rien,
rien ne s'échappait de sa bouche, que des sons
rauques et confus qui frappaient de stupeur et
d'eifroi!
Sans doute l'habitude de vivre ensemble, de s'ai-
mer, les aVait instruits à se connaître, à se deviner,
j Unregat-d , un geste du Mutilé, comme par révéla-
tion, coimmuniquait à sa compagne une partie de ce
qu'il ressentait ; un mot , tracé par son pied sur le
sable, suffisait peut-être pour lui faire entrevoir sa
140 LE MUTILÉ.
pensée. Mais, entre ces deux âines brûlantes, ce n'é-
tait là qu'une communication glaciale, stérile,
brisée, impuissante ! Que pouvait ce langage avorté
pour ranimer des passions et une vie qui s'étei-
gnaient , et lutter contre ce forniidable démon de
l'ennui?
. Cinq mois entiers elle résista à ce mal deslnic-
teur; mais déjà sa beauté était en partie effacée. £o
contemplant ses lèvres amincies , ses yeux rentrés
dans leur orbite^ la pâleur de ses traits et de ses
mains, on eût pu se demander ce qu'étaient devenus
la vie et le sang qui coloraient autrefois de tant dt'
nuances charmantes ce front si pur, ce teint si bril-
lant de jeunesse. Une sorte d'apathie et d'indiffé-
rence se lisait dans tout l'ensemble de son être.
Immobile, blanche et froide, comme ces figures de
niarbre ou d'alb&tre que la statuaire assied sur des
tombeaux, elle n'essayait même plus de dissimuler
l'état de son âme ; il ne lui restait de force que celle
de la résignation.
Sans pousser un soupir, une plainte, assise sa/
un banc, à la porte de la cabane, les yeux au ciel,^
cachant entre ses mains un petit reliquaire qu e»<^
baisait à la dérobée {c'était un dernier don delà-
miUé de Maria, à son départ de la vallée), elle seDJ-
blaii, avec calme et sans regrets, se préparer à w
mort. Ses paupières s'humectaient cependant en
songeant au sort de celui qui allait rester sew)^'"
LA CABANE DE L'ADiGE. 141
la terre. Hais quel sacrifice possible lui restait*il en*
core à lui faire ?
Aucun.
Dans ses longues rêveries de piété, elle tâchait de
se persuader que Dieu yeillerait sur lui et le sou-
tiendrait; dans ses instants d*amour, elle aimait à
penser qu'il ne lui survivrait pas. Ainsi s'éteignait la
jeune fille.
Il le voyait, et d'affreuses tortures déchiraient son
cœur. Alors , prenant Gaétana entre ses bras, l'en-
traînant hors de sa chaumière , et lui montrant &
l'horizon un léger nuage qui semblait se diriger
vers la Toscane ; il lui disait de l'âme et des yeux' :
« Quitte-moi , va-t'en , va revoir Florence , ta Flo-
rence bien-aimée ; va te ranimer au sein des arts et
du luxe et de l'amour, si un autre amour est néces-
saire à ton existence. Dieu ne t'avait point pourvue
de tant d'attraits pour venir les ensevelir dans la
solitude. Aucun arrêt d'exil n'a été lancé contre toi.
Ne donnons pas cette joie au pontife de frapper deux
victimes d'un même coup ; va-t'en ! Puisque ma
voix ne peut plus répondre à la tienne, que ma pen-
sée n'existe que pour moi, laisse-moi seul. Ta pré-
sence ajoute à mes regrets ; elle est pour moi pres-
que un remords. J'ai grahd'peiiie à supporter mon
désastre et je souffre de tes maux plus que des
miens. Va-t'en!... va vivre! »
Mais la pauvre malade ne le comprenait point, ou
ik'i LE MUTILÉ.
feignait de ne le point comprendre. D*un air étonné
elle lui souriait tristement, en regardant le nuage;
répondait à ses gestes par de légers signes de tète
affirmatifs, et restait dans ses bras.
sue devait se dévouer jusqu'à la fin.
Depuis quelque temps , Gaétana ne quittait plus
aa chambre. Un jour cependant elle voulut sortir,
respirer l'air du matin. Appuyée sur le bras de son
compagnon, elle visita les environs du Désert. La
marche sur une herbe douce et épaisse, la fraîcheur
du vent» la vue du ciel et de l'Adriatique , avaient
paru lui rendre la force et le courage. Elle parla
vivement, et avec intérêt, des arts, et de la musique
surtout. SUe devait se procurer des inatroments
pour charmer ses loisirs et ceux de son ami ; puis,
après s'être arrêtée quelque temps sur tous oes pro*
jets d'avenir, elle en vint encore à rappeler sa pre-
mière entrevue avec le poète au palais Strozzi, et ses
yeux brillaient de leur ancien édat, et sa voix de-
venait pleine et sonore, et elle précipitait le i»as, La
fatigue la força bientôt de s'arrêter. Elle s'assit au
pied d'un tilleul , sur un tertre élevé , d'où Ton dé«
couvrait les vallées de l'Adige. Étendu près d'elle,
son amant contemplait avec transport , sous sa che-
velure noire, agitée par le vent, cette figure pèle,
mais toujours belle, et où les couleurs de la santé
semblaient près de renaître.
« Dieu nous garde encore des jours heureux, lui
LA CABANE DE L'ADIGE. i43
disait-elle; je le crois, notre temps d'épreuve est
passé. Le bonheur c'est la santé de Fàme, et celle-là,
pour moi , elle semble revenir avec l'autre. Notre
désert va me plaire maintenant, car je veux y con*
tracter des habitudes et m'y créer des occupations.
Déjà les petits oiseaux s'enfuient moins vite à notre
approche; ils viennent d'eux-mêmes au-devant de la
nourriture que je leur donne, et un rossignol s'est
lixé près de la source. Que j'aime le chant du rossi-
gnol ! la nuit surtout ; il dissipe les pensées noires*
Mais il nous faut d'autrçs voisins encore, plus rappro^
ebés de noas« plus k nous, pour peupler notre soit*
tude st égayer notre cabane. Quand j'étais auprès de
nia mère, petite fille, j'avais mes colombes appri*
voisées et ma poule favorite, qui me suivait comme
un chien suit son maître, qui n'aimait que moi, et
qui me laissait toucher ses œufs lorsqu'elle les cou-
vait. Nous en aurons. Nous aurons de plus une chè-
vre , blanche comme celle du Giacomo. Alors que
nous manquera-t-il ? Si des idées de tristesse s'em-
parent de toi, je les chasserai par une joyeuse can-
sone^ que j'accompagnerai de ma guitare; puis je
travaillerai : les femmes de ce pays composent des
ouvrages charmants et légers avec de la paille dé-
coupée et nuancée; je les imiterai; j'apprendrai
d'elles cet art sans doute facile, et l'argent que j'en
retirerai augmentera notre aisance. Alors peu à
peu notre domaine s'agrandira ; notre cabane
ikk LE MUTILÉ.
aura ses dépendances, sa ferme et son verger, que
l'eau de ]a source viendra alimenter au moyen d*an
canal ou d*une rigole. Tu ris de mes projets, tu les
trouves insensés, parce que tu sais que je ne pais
suffire à tant de choses. Mais laisse faire ; je te pré-
pare une surprise, une joie; j*ai un secret, que j'ai
su garder.... Oh! baisse tes yeux, ne me le demande
pas.... Tu le sauras bientôt. »
Elle avait cessé de parler ; im léger assoupisse-
ment s*emparait d'elle. Le Mutilé craignit de Fen
distraire, et, le bras appuyé sur les genoux de sa
convalescente, il rêva, rêva longtemps, et ne sortit
de sa rêverie qu'en sentant le petit reliquaire rouler
à ses pieds. Il se retourne ; Gaétana était morte.
XII
Francesco.
Un homme se présenta le lendemain devant Fha-
Lifation du Mutilé. Il venait de Florence. Cet homme
avait été le père nourricier de Gaétana et le servi-
teur le plus dévoué de sa famille ; veuf et sans en-
fants, il cultivait auprès du monte Lupo un petit bien
dont la jeune fille avait hérité , lorsqu'il reçut d'elte
cette lettre :
«c Je n'ai plus que quelques jours à vivre, je le
sens; hâtez-vous de vendre la propriété du Mont, et
venez nous rejoindre; vous vivrez avec nous, si vous
arrivez à temps; avec lui, si je n'existe plus. Si vous
m'avez aimée, vous veillerez sur lui, vous le soigne-
rez et ne le quitterez jamais. Que Dieu vous con-
duise! »
Cet homme avait trouvé la chaumière déserte,
et avait passé la nuit à attendre sur le seuil. Au
point du jour, il s'était aventuré à parcourir les sen-
2^ y
H6 LE MUTILÉ.
tiers qui s'ouvraient devant lui, lorsqu'au détour
d'une haie il aperçut le Mutilé, les vêtements en dés-
ordre, le front meurtri, souillé de poussière , qui
s'avançait, portant péniblement entre ses bras
une femme , un cadavre. Il resta immobile, frappé
de stupeur. Le Mutilé passa , poursuivit sa route,
et regagna sa chaumière pour y déposer son far-
deau.
L'habitant du Mont (on le nommait Francesco
Nari) l'y smvit bientôt. Il entendit ses sanglots, il
vit ses pleurs et l'aima.
Le poète passa ce dernier jour près de sa com-
pagne morte. La tète de Gaétana reposait sur ses
genoux, et lui, la contemplant encore avec ivresse,
il regardait ses larmes tomber sur la figure de la
jeune fille, humecter ses yeux éteints, et il lui sem*
blait voir ses traits se ranimer ; car qui témoigne
plus de la vie que les signes de la douleur? Ces
larmes, il les effaçait lui-même sous ses baisers ;
puis il relisait cettje lettre, dernier gage d'un dé*^
vouement sublime. Alors, amassant dans sa mé-
moire tous les souvenirs de ce qu'elle avait fait
pour lui, appelant toutes les puissances de son ima-
gination pour exalter ses regrets et sa souffrance,
il espérait d'en mourir ; il sentait sa tête se perdre
il se plaisait à penser qu'elle allait éclater sous tant
de secousses horribles !
Mais, après ces accès frénétiques de désespoir, il
FRANCESCO. 147
$*ëioiinait d'éprouver une sorte de ealme. Il m sur*
prenait méditant presque de sang-froid sur les
causes mystérieuses qui font dépendre l'existence
de l'homme d'un faible dérangement de ses or-
ganes matériels, du léger contact des objets exté-
rieurs : car la paroi d'une artère qui s'amollit et se
détend 9 la pointe d'une aiguille, un coup d'air,
tout peut le frapper de mort avec rapidité, tandis
que cette puissance morale, si forte, si impérieuse
cependant, la première de celles qui composent eon
être, cette pensée qui anime, qui viviAe, qui dirige
la puissance physique, ne peut tuer à coup sûr, ou
ne tue que lentement.
Ce n'était plus qu'un philosophe devant un ca^
davre.
Cette glaciale interruption à sa douleur dura peu.
II recommença bientôt à sentir, à souffrir, à pleurer.
Quand la nuit tomba , Francesco , prenant en
pitié l'état de son nouveau maître, s'offrit pour don-
ner la sépulture h celle qu'il avait élevée. Celui-ci
répondit par un signe de tête négatif. Francesco
alors lui fit observer que le corps commençait à
sentir mauvais.
A ce mot si cruel, qui sembla pénétrer dans le
coeur de l'amant et du poôte pour y détruire ce
dernier prestige que la mort même laisse encore
après elle^ le Mutilé tourna vers lui des yeux en<»
flammés de colère ; pnîs soudain il croisa les bras,
148 LE MUTILÉ.
sa tète relomba sur sa poitrine, et, après un mo-
ment de rêverie, il se leva et désigna du geste le sol
intérieur de la chaumière. C*cst là qu'il ordonnait
que Gaétana fût inhumée, car il voulait toujours
rester près d'elle, et ne point abandonner celle
qui avait tout sacrifié pour le suivre.
Francesco obéit; il souleva les dalles qui for-
maient le pavage de la cabane, il y creusa avec
effort une fosse profonde, et ce fut là, dans cette
chaumière isolée, au milieu d'une nuit orageuse, à
la clarté d'une lampe que des rafales de vent fai-
saient vaciller en larges ombres, que le Mutilé, aidé
du fidèle serviteur , déposa la noble Florentine ,
Gaétana la bien-aimée, Gaétana la chanteuse, la
belle, la douce Gaétana !
Le poète espérait finir ses jours dans cet asile et
vivre autour de ce tombeau ; mais les persécutioDs
des hommes .vinrent encore l'en arracher. Le bruit
s'était répandu que cette jeune étrangère, qui de
temps en temps se montrait aux marchés du vil-
lage voisin, sur les chemins de l'Âdige^ l'habitante
de la chaumière, la compagne de l'inconnu, venait
de disparaître.
Un pécheur qui, la nuit, jetait frauduleusement
ses filets dans le fleuve, racontait que, traversant la
plaine dans l'otecurité, il avait entrevu sur le mon-
ticule du Tilleul un homme luttant avec fureur
contre un anire personnage, dont les vêtements
FRANCËSGO. i49
' blancs révélaient assez le sexe. Il avait entendu des
gémissements, des sanglots , des cris de détresse,
sans doute ceux de la victime.
Que pouvait opposer le Mutilé à tous ces dires du
peuple ? Où était Gaétana ? Pourquoi l'avoir enfer-
mée mystérieusement sous la pierre de la cabane ?
Si le maudit se faisait connaître, n'était-il point
condamné d'avance ?
Il fallut fuir de nouveau^ et cette fois il était ^eul,
sans autre compagnon que ce Francesco, dont un
monde d'idées le séparait, et dont l'étmc ne pouvait
comprendi*e la sienne !
XIII
Le poète.
Il traversa TAdriatique, gagna Trieste, la Garin-
thie, et ne s'arrêta qu*à la barrière des Âlpes.
Privé d'amour, mais livré tout entier à ces iné-
puisables souvenirs, aliment du poëte, il ne cher-
chait plus à comprimer dans son sein le génie actif
qui y bouillonnait. C'était là le seul baume dont il
pût couvrir ses blessures. Ses regrets, ses malheurs,
ses souffrances, tout redevint poésie; il en adoucis-
sait l'amertume en les chantant. Gaétana exista en-
core pour lui ; il réédifia l'idole inspiratrice, non
plus seulement sur la terre, mais dans l'air, dans
les cieux, lui donnant tour à tour pour piédestal la
pelouse fleurie des vallées ou le front des étoiles, la
voyant monter et grandir au milieu de la légère
vapeur qui s'élevait au-dessus des cascades, ou cou-
rir sur les nuages de pourpre qui se développaient
à rOrient.
LE POËTE. 151
Les tableaux gigantesques dont il yivait entouré,
ces arbres qui bravaient la tempête et verdissaient
sur des volcans éteints, ces neiges séculaires qui
couvraient le sommet des monts Noriques» oes ro*
chers qui pendaient sur Tablme, ces belles nappes
d'eau qui scintillaient d'azur sous le soleil, ce se -
leil même qui se couchait à l'horizon » dans une
mer de feux, au milieu de ces îles lumineuses, tout
se transformait en vers pour lui, tout subissait en
lui, malgré lui, la forme métrique : il pensait en
vers» il pleurait des vers!
Errant au milieu de ces solitudes alpestres, face
à face avec son génie, sa verve s'allumait à ces
spectacles sublimes; mais sa pensée, trop froissée
encore par les émotions positives» ne savait point
s'arrêter et s'étendre» et, distraite, bondissait d'ob-
jets en objets, effleurant tout, et tombant sans cesse,
pour se relever sous une autre forme.
Une grande idée, dont les développements eussent
fourni un sujet complet, ne pouvait encore se fixer
dans ce cerveau ébranlé par tant de sensations dou-
loureuses.
Cependant bientôt son imagination ardente con-
centra ses rayons. Depuis quelque temps, il allait
s'asseoir et rêver sous un groupe de sapins jetés sur
le versant des montagnes. Le vallon qui s'ouvrait
devant lui, borné par une ceinture rocheuse, bril-
lantée de silex et de mica, était crevassé danç toute
iHi LE MUTILE.
sa longueur par les eaux pluviales qui descendaient
des Alpes. Une végétation vigoureuse s*y était éta-
blie ; de hautes herbes, parsemées d'arbustes; y
croissaient variées, nombreuses, sur un terrain
vierge et sauvage.
II aimait