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MÉMOIRES
DU
GÉNÉRAL BABON THIÉBAULT
L*auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de
reproduction et de traduction en France et dans tous les pays
étrangers, y compris la Suéde et la Norvège.
Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur (section
de la librairie) en juillet 4894.
PARIS. TYPOGRAPHIK I»E H. PLO.N, NOURRII Kl (", Ri R OARAXJÈhF., 8.
m 1
MÉMOIRES
^ THIÉBAIILT
ft,MV« «MM tet «H^W»'
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PARIS
STANFORD
MEMOIRES
» #
DU GENERAL
B"^ THIÉBAULT
<^
Publiés sous les auspices de sa fille
M'" Claire Thiébault
n'APRÈS LE MANUSCRIT ORIGINAL
PAR
FERNAND CALMETTES
III
i799-1806
Avec deux héliogravures
PARIS
LIBRAIRIE PLON
E. PLON, NOURRIT et C^ IMPRIMEURS-ÉDITEURS
ROB GAIAIICIÈRB, 10
1894
Toui droits réserrtét
STANFORD
UËlkARIES
^,S
N. B. — Les notes suivies de l'indication (Ed.) sont ajoutées
par l'éditeur. Les autres sont de l'auteur.
MÉMOIRES
GÉIVÉRAL BARON THIÉBAULT
CHAPITRE PREMIER
L>a fîD du second volume m'a laissé dans les bras de
Patiliae, et, quelles qu'aient été les suites d'un amour que
je fus seul à fidèlement garder, ce souvenir m'est resté
comme ud des plus doux, peut-être le plus doux de tous
mes souvenirs, parce qu'il se rattache à la période la
plas complètement heureuse de ma vie.
Je ne sais, en effet, quel genre de jouissances ne ma-
vait pas été réservé pendant ces campagnes de Rome et
de Naples. A l'Age des inspirations j'avais parcouru l'Ita-
lie tout entière: j'avais habité et Rome et Naples, à
fécondes en prestiges, en plaisirs variés; j'avais parti-
cipé h des faits glorieux en jouant par moments un râle
tout à fait supérieur à mon grade; j'avais reçu de ma-
nière à en tripler la valeur celui d'adjudant général, si
agréable pour un homme jeune encore. Grâce au mot de
géoéral, au chapeau bordé et aux broderies, ce grads
assimilait celui qui en était investi aux généraux; de
fait, il donnait l'exercice d'une autorité supérieure i
celle des généraux de brigade, pour lesquels les adju-
daDts généraux rédigeaient des ordres dont ils n'avaient
2 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
pas la responsabilité, alors que, comme chefs d'état-
major ayant le devoir de trouver et d'assurer les moyens
d'exécution de quelque ordre que ce fût, ils étaient as-
sociés à toutes les combinaisons.
J'avais donc ma part de pouvoir, et une part enviable ;
de plus, je possédais une sonmie importante pour le
temps, etje m'exaltais à la pensée de l'emploi que je lui
destinais. J'étais heureux, si jamais on le fut; heureux
d'un présent enchanteur, d'un avenir qui me semblait
prodigue de tous les biens. Et pourtant j'avais atteint
l'apogée du bonheur, et il ne me restait plus guère à
goûter d'aussi pure félicité. Au reste, je n'entends pas
imputer à la fortune ou à la destinée tout ce qui contri-
bua à amoindrir mon rôle; je ne tardai même pas à de-
venir l'arbitre d'une véritable élévation et à la manquer
de la maniéré la plus complète et d'une manière qui n'in-
culpe que moi, si tant est qu'il y ait des limites à assi-
gner à l'action de ce destin que je disculpe et dont
peut-être je fus et je devais être, comme tant d'autres,
tout simplement le jouet.
Cependant, quelque aveuglé que je pusse être par ce
bonheur présent, je n'en ressentais pas moins une pro-
fonde douleur à la pensée des défaites de nos soldats, et
particulièrement de ceux dont j'avais partagé si long-
temps l'heurei^e destinée et que j'avais dû quitter au
moment où, sortis enfin des guets-apens du royaume de
Naples, ils allaient se mesurer avec de belles et puissantes
armées. De ces armées coalisées, l'une, l'armée autri-
chienne, nous était connue, et nous savions comment
l'attaquer pour la battre; mais l'autre, l'armée russe,
entrait pour la première fois en lice; c'est d'elle seule-
ment qu'on parlait sans cesse, et elle avait paru va-
loir qu'on adoptât une tactique nouvelle contre elle. On
nous avait distribué, le 2 juin, à Pistoja, une espèce d'in-
L'ARMÉE RDSSK. 3
Etrucdon fort mal rédigée, mais que tou? les propos qui
circuloieat alors me permirent de compléter; et ces di-
verses indications concouraieutà présenter l'armée russe
comme assez redoutable, composée d'hommes robustes
cl grands, disciplinés jusqu'à l'obéisBance aveugle. Au
moment de les conduire à l'ennemi, on les animait par de
fortes distributions d'eau-de-vie; dès lors ils attaquaient
avec une sorte de frénésie et se laissaient plutôt massa-
crer que de reculer; pour les démoraliser, il fallait
mettre hors de combat un grand nombre de leurs ofll-
tiers: sans chefs, la crainte les saisissait. Leurs officiers,
d'ailleurs, étaient communément braves: relativement
peu instruits et pour la plupart cruels, ils ne savaient
commander qu'un petit nombre de manœuvres, souvent
meurtrières pour leurs hommes, et c'est ainsi que, pres-
sés par l'ennemi, ils faisaient toujours former le carré.
ce <|ui est profitable contre la cavalerie, mais ce qui.
opposé ù l'iafanterie et surtout à l'artillerie, comme ils
oe craignaient pas de le faire, offre une surface trop
ItUe à l'action de la baïonnette ou du canon. Peut-être
WEiisavaient-ils leurs hommes peu aptes à suivre un
mouvement de retraite et préféraient-ils risquer de les
luire écraser en masse que de les laisser se disperser
t»a& avoir la certitude de pouvoir les rassembler. Les
solilals, au reste, avaient pour se dévouer jusqu'à la
mort un puissant entrainement provoqué chez eux par
'■ conviction qu'ils ont de souper avec Jésus-Christ s'ils
<">nt tués en faisant face à l'ennemi; blessés, ils se fai-
uiem achever en tirant sur l'ennemi qui se trouvait à
'Bi>r portée, et c'est par suite du même fanatisme que,
<D ordonnant un jeûne, un général ou chef peut laisser
"le armée russe vingt-quatre heures sans manger.
'''artillerie russe était nombreuse, mais pas plus les
olOcLera que les soldats n'attachaient de honte à la perte
4 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON tHIÉBAULT.
de quelques pièces; pourvu que les pièces eussent fait le
mal qu'elles devaient faire, elles étaient considérées
comme payées, tout devant s'évaluer en argent dans une
armée où un homme n'était quelle capital de quarante
francs de rente viagère.
La cavalerie de ligne, d'une apparence imposante,
était au fond assez médiocre, quoique mieux montée
depuis que la partie de Pologne conquise fournissait
d'excellents chevaux. Les cavaliers, robustes, d'un bel
aspect, manœuvraient mal et sans agilité; quant aux Co-
saques, ils étaient ce qu'ils sont encore aujourd'hui, tous
fils ou valels de fermiers qui répondent d'eux; géné-
ralement sûrs, intelligents, tins et rusés, ils manient ad-
mirablement des chevaux maigres et laids, mais courant
avec beaucoup de vitesse et capables d'endurer tous les
genres de privations, de supporter les plus dures fati-
gues. Très mal payés, ils se pourvoient eux-mêmes et
pillent, brûlent, saccagent; employés ordinairement à
l'avant-garde, ils devancent parfois Tarmée de quinze
lieues. Montagnes, rivières, marais, rien ne les arrête;
arrivés à peu de distance, ils se cachent dans les forêts
et y restent pendant plusieurs jours sans que l'on se
doute de leur présence ou de leur voisinage. Aussi ha-
biles à grimper aux arbres qu'à gravir les rochers les
moins accessibles, ils passent les journées à observer
l'ennemi et presque toujours sans être aperçus; lorsqu'ils
sortent de ces réduits, ce qu'ils font souvent par les che-
mins les moins suspects, c'est un à un, ou deux à deux,
ou dispersés par bandes à l'instar des loups. A force de
répéter ces reconnaissances et d'en faire leur occupation
constante, ils ont acquis un coup d'œil, un jugement in-
faillibles; aussi est-ce par eux que les généraux russes
sont sans cesse informés des forces et de la position que
leurs ennemis occupent, et qu'ils connaissent la conûgu-
tES COSAQUES. 5
ralion et les reBSOurces d'un pays avant de s'y engager.
Lorsque des Cosaques se montrent & découvert, on
peiilêlre certain que le gros de l'armée n'est pas loin,
cariline se compromettent pas. Presque toujours ils
marchent sans ordre et entièrement désunis; mais, dans
ce cas-li même, ils ne se perdent jamais de vue. et lors-
qu'nn tia plusieurs d'entre eux sont assaillis, les autres
xccoiirent pour les secourir. Attaqués par un détache-
ment, ils se dispersent, puis se rallient bientôt pour en-
tourer ce même détachement, du moment où leur nombre
leur garantit le succès. Parfois encore ils se mêlent àdes
chiEseurs à pied, qu'au besoin ils prennent en croupe.
l'est basse urs è pied, excellente troupe de l'armée russe,
étalent alors heureusement peu nombreux i adroits au
tir. habiles à se cacher, ils franchissaient de grandes
dislances ù quatre pattes et doublaient admirablement
1«B Cosaques, de sorte qu'une armée russe était toujours
«tirés parfaitement éclairée, et ne pouvait être surprise
tIsnsBes camps.
U lactique nouvelle contre une telle armée consistait
â in barceler sans cesse, i. la mettre pendant le combat
d<ina lu nécessité de changer son ordre de bataille, k
l'attaquer sur plusieurs colonnes et par ses lianes pour
'toirsur elle l'avantage des manœuvres, à détruire le
l^asd'oriiciers possible et de Cosaques.
tais dans ce moment, celte armée que, par lexpé-
rientede nos défaites mêmes, nous allions apprendre à
btltre, cette armée était victorieuse, et son nom, comme
celai de son chef, le fameux Souvorow, était dans toutes
le« bouches. Ce qui circula alors et ce qui allait circuler
plus tard d'anecdotes sur le compte de ce Souvorow n'est
pSB croyable. De ces anecdotes un grand nombre étaient
oufauBseg ou complètement dénaturées; mais, commej'ai
eu depuis lors l'occasion de les vérifler toutes et même
6 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL RARON THIÉRAULT.
d'en augmenter le nombre, je vais en consigner sur
cet homme non moins bizarre que célèbre quelques-unes
qui du moins sont certaines.
Souvorow, avec qui mon père fit connaissance à Berlin,
chez le prince Dolgorouki, envoyé de Russie, et auquel
il consacra quelques-unes des pages de ses Souvenirs {i)^
était un homme à la fois fantasque et transcendant; il ne
tarda pas à se faire remarquer, entra dans les gardes,
y devint capitaine, et pourtant il serait peut-être mort in-
connu, sans son excessive laideur. L'empereur Pierre III,
révolté de cette figure, le nomma colonel par le seul
motif de le faire sortir de ses gardes et de ne plus le voir
défiler.
Signalé bientôt comme homme de génie, il parvint ra-
pidement aux premiers grades, et, non moins connu par
ses cruautés que par son mérite, il fut notoire que Ton
pouvait compter sur lui, même pour les actes les plus
horribles; voilà comment il fut chargé d'emporter d'as-
saut Ismaîlof, où trente mille Turcs périrent, et de me-
ner à bout la campagne de Pologne, où, dans sa marche
sur Varsovie, il détruisit Prague on sait comment.
Prague, entourée d'ouvrages en terre non achevés et
défendue par fort peu de troupes, fut prise presque sans
combat et par conséquent sans perte. Enlevée de nuit,
les généraux russes étaient parvenus à maintenir jus-
qu'au jour leurs troupes réunies, et Tordre fut respecté
jusqu'au moment où Souvorow, ayant passé la revue et
sachant qu'il ne restait pas un soldat polonais à partir
de Prague, s*écria : < Pogoulaïtie rebiata. > (Amusez-vous
un peu, mes enfants.) Dès lors, au milieu du pillage et
du viol, auquel les couvents n'échappèrent pas, com-
mença le massacre de dix mille habitants paisibles.
(4) Quatrième édition, t. IV. p. 57.
hommi^s, femmes et enfanls assassinés de la manière la
plu atroce. Ur, au cours de cette épouvaotable bouche-
rie, Souvorow aperçut un dindon qui venait d'être blessé
i la patte, et ù l'instant il s'écria du ton le plus piteus ;
' Pauvre bête, qu'as-tu fait pour te trouver victime des
diiEensions des honimes? • Et de suite il fait venir le
chirurgien-major de l'armée, et, au milieu des cris de
tant de malheureux atrocement égorgés, sans en être
distrait et de l'air d'une pitié dérisoire, sur nn ton pleur-
nicharJ. il ordonne de panser le dindon devant lui. Il
mituinsi trouvé le moyen de surpasser sa cruauté par
«m impudeur.
Sfî8 mceurs étaientà l'unisson, c'est-à-dire qu'il alTec-
Uit une rudesse presque sauvage. Il ne dormait que
trois heures et les passait presque nu dans un tas de
loin et de paille qu'il faisait mettre au milieu des plus
belles chambres à coucher, chambres dans lesquelles il
ulisfaisait tous ses besoins.
Il détestait les glaces, sans doute, par suite de l'efTel
<|ue son nez cassé et son museau de Kalmouk faisaient
«urlui-m#me. Il fallait donc couvrir les glaces des appar-
l^nienis où on le logeait, ou bien il les brisait.
Il ne mangeait que ce que le Cosaque ou le Tartare
placé de service auprès de lui et que l'on relevait cha-
fut jour, mangeait lui-même, et il portait le cynisme
jusqu'à inviter même des dames à ces diners, qui! fai-
llit toujours entre sis et sept heures du matin; il fal-
lait y assister en grande tenue, alors que lui n'avait
iJ'aalre costume, hors les très grandes circonstances, que
celui des soldats. Quant à sa toilette, elle consistait à se
fiire jeter en se levant et en se couchant quatre seaux
d'eau froide sur lu tête.
Un jour qu'il passait dans je ne sais plus quel can-
tonnement de cavalerie russe, tout le corps d'ofûciers,
8 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
dans la plus grande tenue, vint au-devant de lui pour le
saluer et l'inviter à un grand déjeuner préparé pour
la circonstance. En voyant arriver ces officiers en culot-
tes blanches, en bottes bien cirées, il descendit de voi-
ture; on lui présenta aussitôt un très beau cheval, mais
il refusa avec humilité de le monter et, par une boue
effroyable, se mita marcher à pied, ce qui força tous les
officiers à mettre pied à terre et à barboter avec lui.
En approchant de la maison où le déjeuner l'attendait,
il aperçoit vers l'horizon un village; il s'arrête et s'écrie :
a Ah ! messieurs, voilà un viliage où demeure un culti-
vateur qui m'a promis de la graine de concombre; per-
mettez que j'aille la lui demander. > Il oblige les malheu-
reux qui ne peuvent le quitter à faire encore ce trajet
de trois quarts de lieue à travers les terres détrempées,
et, quand il les voit crottés jusqu'à Téchine, il regagne
sa voituce et continue sa route.
Ayant officiellement reçu un rapport portant qu'un
colonel, qui devait avoir douze escadrons à cheval,
n'en avait que trois, il dit : c C'est mal, et je verrai cela
par moi-même. > En effet, dès le lendemain, il ordonna
qu'il passerait une revue de rigueur. A l'heure fixée, en
dépit de la chaleur, il arriva à pied, suivi de son état-
major, et, en approchant du régiment, il dit : c Voilà un
temps bien menaçant (le temps était superbe); je crois
même qu'il pleut; mes habits en sont humides; à mon
âge, cela ne vaut rien. Ainsi, colonel, je vais passer la
revue dans ce manège, que par trois vous ferez traverser
à vos cavaliers. > Le colonel, qui le devine, fait passer six
fois ses trois escadrons devant Sou vorow, qui, cette farce
jouée, dit au colonel : c Bravo 1 vous avez un régiment ma-
gnifique. Voilà comment on calomnie les plus braves et
les plus intègres officiers de notre chère Maman, l'im-
mortelle Catherine. > Maintenant, quel était le mot de
Bigmeî Ce colonel, d'une force extraordinaire,
wut emporté Souvorow, au moment oii celui-ci, blessé,
allait itre pria ; h titre de récompense, il avait été nommé
colonel; mais comme il n'avait rien, restaît-il gous-
enUadu qu'il dût faire fortune aux dépens du régiment.
SouYorow, qui ne voulait pas sévir, avait du moins
imaginé ce moyen de prouver aux dénonciateurs que
(DD pouvoir le mettait au-dessus de tout, et que, pour
leshmver, il lui sufilsait d'une pasquinade.
Il aimait i parler avec ou devant ses soldats, et rien
ne l'arrêtait quand il voyait que quelque chose pouvait
Im divertir el faire sur eux une impression utile. Un
jour qu'ils avaient très froid et qu'ils commençaient à se
plaindre, il s'écria : • Ohl quelle chaleur! on dtoufTe... >■
1^1 il tire sa chemise de sa culotte, se débraille et se fait
Mernn seau d'eau sur le corps; et cela, quand il avait
»(unle ans.
Jeoe sais plus à quelle occasion le roi de Prusse l'en-
voya complimenter par un de ses généraux, que Souvo-
niwconduisitaucamp, et, lorsqu'il se vit suivi par beau-
f^oup d'hommes, il s'arrêta, puis mettant, après quelques
luzi, son général prussien en scène : ■ Par exemple,
dit-il à ses soldats, pensez-vous que des gens vêtus
l'omme cela sont bien redoutables àlaguerretVoyez ces
d^i barils qu'il a aux jambes (en le prenant par une
de »g bottes fortes); à cheval cela n'est bon à rien, et
* pied cela empêche de faire un pas... Et ces canons (en
lui défaisant une des boucles sur l'oreille), ne vous ima-
giiMi paa que cela vous envoie des balles... Et cette
fitixe (en lui prenant la queue et en la remuant), n'allez
pMVûuB figurer que ce soit une ba'i'onnelle. > Et, bra-
*"it toulea les convenances par des facéties de cette
nslore.il faisait rire les soldats et s'en faisait adorer.
Après une sorte d'entrée triomphale faite à Alexan-
10 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
drie, on vint lui dire que le peuple désirait voir Souvorow.
c Eh bien I dit-il, il faut le lui montrer. » A l'instant
même il ôte tous ses vêtements, ne conservant que ses
bottes, et, nu comme un ver, n'ayant sur sa peau que son
épée et ses cordons, il se rend le chapeau à la main sur
un balcon, et, dans cet accoutrement, se présente aux
curieux, en tournant comme un toutou (i).
Catherine voulant lui donner la petite croix de l'ordre
de Sainte-Anne, imagina même de la lui attacher à la bou-
tonnière. Souvorow cependant, tout en se confondant en
actions de grâces et en s'inclinant profondément, eut
grand soin de couvrir sa boutonnière avec sa tête, et il
répétait : < Aht maman, très chère maman (suivant
Tusage), jamais je ne le souffrirai. > Bref, il parvint à
lui prendre le petit ruban , et, du moment où il le tint,
il s'efforça d'y passer la tête, et, après dix tentatives inu-
tiles, il ajouta : « Votre Majesté le voit, cela est impos-
sible; jamais ma tête n'y passera, il est trop petit. >
(i) Le fait suivant montre Paul I«^ digue maître d*uD tel sujet,
n faisait parfois assister Tlmpératrice A ses parades; alors, et
par galanterie, il mettait pied A terre et défilait devant elle A la tète
de la 1** compagnie de sa garde; mais il exigeait qu'elle fût exacte.
Un jour, furieux de ce qu'elle avait fait attendre les troupes, il
commanda, au moment où la calèche arriva devant le front qu'elle
devait suivre, que, sans se détourner, tous les soldats du pre-
mier rang se missent A pisser (il faut bien que je dise le mot, puis-
qu'il ordonna la chose), et Tordre fut exécuté.
Cependant ce prince, et je parle ici d'après un de ses si^ets,
homme d'honneur, de haute capacité et ayant eu tort justement A
se plaindre de lui, ce prince, sauf quelque originalité ou extrava-
gance, fut A la fois un homme de jugement, de tête et de cœur, de
plus un homme d'État, et sous quelques rapports le Louis XI de
la Russie. Mais on sait qu'il était haï de Catherine, sa mère, soit
par crainte qu'il voulût venger son père qu'elle avait fait assas-
siner, soit que, le détestant, elle affectât de le mépriser pour
faire croire qu'il était méprisable; elle alla jusqu'A le faire empoi-
sonner, et, s'il survécut A cet attentat, il en conserva du moins des
mouvements convulsifs sur le visage et dans les membres, et, sui-
vant plusieurs, des aberrations momentanées.
Ulherine Be mit à rire, fit apporter un grand cordon
et le lui donna,
Souvorow était un booime transcendant qui, ayant
jugé devoir cacher sa supëriorité et voulant donner le
riiitDge, faisait le fou. Ainsi que je l'ai dit. il donnait &
pane trois heures, fait auquel il Taut ajouter que, dès
iju'il était seul, il lisait et travaillait avec méthode ; mais,
detlinë à commander des hommes ignorants et grossiers,
ilBefûiBait grossier et jouait l'ignorance. Un jour cepen-
dant, c'était en 1793 ou 1794(il commandait un corps de
Iroupes campé), et passant prùs d'une tente où plu^iieurs
sllicierfi parlaient avec chaleur, il fourre sa tête par-
Atistt» une des toiles de la tente, se dresse comme un ser-
pent el, à peine reconnu, devient l'objetdes respecta qui
luiétaientdus...> Etdequoiparliez-vous? • dit-il aussitAt.
On l'informe que l'on discute je ne sais quelle opéra-
tion de guerre, qui venait d'être exécutée par nous ou
onlre nous. Une carte se trouvait déployée, il s'en
■pproche, l'examine, pendant qu'on le met au courant
de la discussion, prend i a parole et confond les assis-
bnta par sa logique autant que par In profondeur de
■es pensées et l'exactitude de ses calculs stratégiques:
lout à coup il s'aperçoit de l'étonnement de ses audi-
lears, et, au milieu d'une de ses périodes, il saule sur la
table et sur la carte, se met de toutes ses forces à chanter
comme un coq, descend en faisant la culbute et dis-
piralt. Ce chant du coq dont il se servit dans cette cir-
conslance pour mystifier ses interlocuteurs, personne
■Dieux que lui ne réussissait à l'imiter, et c'est par ce cri
lu'il éveillait souvent ses aides de camp et domestiques,
luaod ils oubliaient l'heure ou qu'il avait besoin d'eus
plimtôt que de coutume. Il s'en servit même comme de la
diane pour mettre debout le camp.
•Juand ses soldats ployaient, il se jetait à terre, se
13 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
roulait, jurait de se faire tuer, les rendait responsables
de sa mort et les citait devant Dieu. Il produisait ainsi
le plus grand effet et dut à ce jeu de scène plus d'une
fois la victoire, à la Trebbia notamment; mais lorsque,
cerné par les troupes de Masséna, et comme dernier
recours, il fit creuser sa tombe devant tous ses soldats,
déclarant qu'il fallait vaincre ou Tenterrer là, sa défaite
n'en fut pas moins complète, et cette comédie n'eut pas
de dénouement. Au reste, s'il renonça à une mort qui eût
été d'accord avec sa vie, c'est-à-dire bizarre, mais glo-
rieuse, il n'échappa pas à la mort qui résulta pour lui
de la honte et du désespoir d'avoir été vaincu. Tant
qu'il était vainqueur, un tel homme était un héros; du
momentoù il avait été vaincu, ce n'était plus qu'un pantin.
On sait que, après la mort de la grande Catherine, il se
moqua des innovations militaires que Paul I*' introduisit
notamment dans le costume de l'armée et dans les détails
du service; ses saillies furent répétées au nouvel empe-
reur, qui l'en récompensa par un exil ; mais lorsque ce
prince eut résolu d'entrer en scène contre la France, il
crut, sans doute en souvenir de la terreur qui depuis le
massacre de Prague et le sac d'Ismaïlof était attachée au
nom de Souvorow, il crut ne pouvoir se passer de ce
général et voulut lui confier le commandement de cette
armée, qui nous fit d'ailleurs évacuer presque toute
l'Italie; il lui envoya donc un lieutenant général pour
l'inviter à se rendre à Pétersbourg.
Arrivé au lieu de l'exil, ce lieutenant général fit part
à Souvorow de sa mission; aussitôt Souvorow prit une
poignée de terre et se la jeta sur la tête, en disant : c Le
maréchal Souvorow est mort, il est sous la terre ; quant
au vieux Souvorow, que voulez-vous qu'il fasse pour le
service de l'Empereur? » On eut mille peines à lui faire
accepter le commandement qu'on lui offrait, et on fut
qniDte jours à lemellre en route. F^n Taisant ce trajet, il
ieu delà nuit parla résidence de sa femme et
ifllfi(t), se rend sans bruit au lit de chacun d'eux,
jde un moment, défend de les réveiller et conli-
Tsa route. Il arriva enfin à Pétergbourg, et là de
nouvelles sct^nes eurent lieu.
ÛD aurait peine Jt croire à la hardiesse de quelques-
unes d'entre elles : ainsi il se Ut faire des bottes qui lui
montaient presque aux hanches, un habit dont les pare-
tneDts allaient aux coudes et les basques sur les talons,
UDe queue traînant à terre et un chapeau de trois pieds
d'envergure, et, sous cet accoutrement, au fond duquel
ilHmblait disparaître et qui était la charge et la cri-
tique du nouvel uniforme que Paul 1" avait donné aux
troupes, il osa se rendre chez cet empereur.
A une parade, l'Empereur lui ayant demandé ce qu'il
pcuait des guêtres d trente-six boutons que venait de
Kuvoir l'infanterie, il appela un des soldiils qui le sui-
vaient et qui avaient encore l'ancien uniforme russe; îl fit
approcher un de ceux qui étaient dans la nouvelle tenue
et ordonna h tous deux de se déshabiller, de se coucher
«tile darmir, et dès qu'ils en eurent fait le semblant, il
fil battre l'équivalent de la générale. Son homme fut
prit en une minute, et Souvorow partit aussitôt avec lui,
llitsant l'autre mettre ses soixante-douze boutons; telle
'Mla toule réponse qu'eut lEmpereur.
Cette inconcevable déférence et tout ce que Ton par-
quait à âouvurow me firent supposer qu'il fallait que
'ttbommcs de guerre marquants fussent bien rares en
"11*16(2), et je Os part de cette réflexion à la personne à
irinoeaiB (te Cour-
e •'aiupngrio conLro li^a Turcs, il oe
s-IIls, qui Turent êlcvis eu Suisse.
, en Rusiie, le uurdcbal ICamenski,
""••d» Snuvornw que di
t')3uu>(j
14 MÉMOIRES DU GENERAL BARON THIÉBAULT.
laquelle je dois tant d'anecdotes : c Et comment voulez-
vous que cela soit autrement? me répondit-elle; les minu-
homme moins du goût des soldats, c'est-à-dire moins original et
moins grossier, mais non moins capable et peut-être plus crael
que notre espèce de héros. Comme cela devait être, tous deux se
détestaient. Potemkin eut Tidée de les rapprocher et, dans ce but,
les réunit dans un dîner où se trouvait le père de la personne qui
m'a raconté une partie des faits que je rapporte, mais ce fut sans
succès. Hors le temps du repas, pendant lequel aucun des deux
ne regarda Taulre, ils se placèrent à deux des angles opposés du
salon et se tournèrent constamment le dos.
Une anecdote relative à ce Kamenski montre A quel caprice
pouvait impunément se livrer un général russe en faveur, et à ce
titre elle vient en confirmation de tout ce qu'on a dit des fantaisies
de l'autre préféré de Catherine, Souvorow; voici l'anecdote :
Kamenski se rendant de Moscou A Pétersbourg rencontra l'ar-
chevêque de celte ville allant A Moscou. Frappé de l'idée que ren-
contrer un pope porte malheur, si l'on ne parvient A coiyurer le
sort par quelque chose d'extraordinaire, il fait arrêter sa voiture
et met pied A terre. L'archevêque en fait autant. Kamenski va au-
devant de lui, se met A genoux, lui baUse la main et reçoit la béné-
diction : « Monseigneur, j'ai une grAce A vous demander, c'est de
vous coucher par terre, de vous rouler dans la boue, jusqu'à
ce que vous soyez hors de mon chemin, et de rester ainsi couché
jusqu'A ce que j'aie passé. » L'archevêque voulut résister A cet
ordre mal déguisé, mais il n'y eut pas moyen ; il fallait obéir en
tous points, et rouler dans la boue et sa personne et ses habits
pontificaux. Kamenski passé, l'archevêque rétrograda, et de retour
A I^étersbourg, alla demander justice A Catherine, qui lui répon-
dit : « Procurez-moi un second Kamenski, et je vous promets de
punir celui-ci. *
Ce fut une de ses victimes qui se chargea de le punir. Il était
par sa cruauté devenu la terreur des soixante-dix mille serfs ou
paysans qui composaient sa fortune. Un jour que, dans un
droschky, il se promenait dans un petit bois voisin de son chA-
teau, le moujik qui le conduisait au pas avec ses trois chevaux
de front voit rouler quelque chose A côté de la voiture ; il regarde
et, reconnaissant une tête d'homme, se retourne et trouve son
maître décapité. Dans son bouleversement, il remet cette tête
dans la voiture, rentre au château et raconte cette terrible aven-
ture. Accusé du crime, il serait mort sous le knout, sans les
aveux d'un vieux paysan qui, A la faveur d'une embuscade, avait
pu s'approcher du droschky, abattre la tête d'un coup de hache
et rentrer dans le bois, sans avoir été surpris dans l'exécution de
cette vengeance méritée.
SOCVOHOW. Ij
lies du service y sont poussées à tel poiot quun ofTicier
DE pas le temps de donnir et de manger, et que, en
moÎDS de dix ans, un homme, eilt-il du génie, deviendrait
nae machine. >
Quoi qu'il en soit, confiant dans les services qu'on
attendait de lui, Souvorow osait tout; il exploita sans
scrupule celte opinion, d'ailleurs juste en ce temps-là,
que, à la t<^te d'une armée russe, il valait vingt-cinq
mille hommes, si bien que. au moment de marcher contre
nous, il obtint pour toute instruction une main de papier
eo lilnnc, au bas de chaque page de laquelle se trouvait
la signature de rErapereur.
Arrivé à Vienne, on tint un grand conseil de guerre
pour discuter et arrêter les opérations de la campagne,
que les armt^es impériales allaient fiiirc suivant la mar-
|^he lourde et mélliodique des Alkmands et suivant ces
préfisionB en apparence infaillibles, qui ont toujours
flnipar mettre les Autrichiens complètement en défaut:
unie, quelque chose qu'on pAt faire et dire, on ne tira
ficnile Souvorow; «Que voulez-vous de moi îrépétait-it,
je n'entends goutte à tout cela: je ne suis qu'un soldat
Hje ne sais que marcher en avant, etc. — Mais, lui ob-
«rvï-l-on, voua devez avoir reçu des instructions de
l'Empereur. — Des instructions? • Et il lira de son por-
tefeuille la main de papier couverte des blancs-seings
ii i'Ërapereur; aprÔ8 l'avoir jetée sur la table, il ajouta
^ l'flir le plus niais : t Voilà tout ce que j'ai. • Et on
"(n eut pas autre chose.
Eq conduisant son armée contre nous, il ne cacha pas
ises soldais qu'ils auraient affaire à des adversaires for-
midables ; • Vous avez battu des Allemands, des Polo-
Mis.des Turcs; mais tout cela n'est rien. Ce sont les
'Suçais qu'il faut battre. Voilù des ennemis dignes de
nu. VuilÀ des gens qui savent faire la guerre et qui.
16 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL 3AR0N THIÉBAULT.
comme les Allemands, ne sont pas gênés par des costu-
mes ridicules. » Il se faisait appeler < l'Ange extermina-
teur des républicains > . Pour monter au dernier degré
l'exaltation de ses Russes, Paul I*' lui envoya son fils,
l'archiduc Constantin, comme officier d'ordonnance, et
c'est en ayant à ses côtés ce prince que, le 24 mai, Sou-
vorow fit à Alexandrie la seconde et heureusement la
dernière de ses entrées triomphales.
Il put prendre la citadelle de Milan, entrer à Turin,
gagner la bataille de la Trebbia, nous faire évacuer la
Lombardie et presque tout le Piémont; mais par bon-
heur il entendait la guerre comme les bêtes sauvages, en
forcené, et ses courses à tire-d'aile, qu'il prenait sans
doute pour le vol de Taigle, le lançaient dans des pièges
où il s'empêtrait. Il fallait toute l'impéritie de Sche-
rer ou la légèreté de Macdonald pour s'offrir aux coups
d'un Souvorow. Moreau, dix fois inférieur en nombre,
le tint en échec par la profondeur de ses combinaisons
et par la hardiesse de cette campagne si savante et si
complexe, qui illustra jusqu'à nos revers; et quand en
Suisse l'ours russe se trouva en face d'un adversaire tel
que Masséna, c'est Tours qui fut dévoré.
De Gênes, où j'assistais avec angoisse aux luttes des
nôtres contre cette formidable armée russe, je recueillais
tous les récits et toutes les notes. Ne pouvant participer
à nos suprêmes efforts qu'en en suivant anxieusement
les vicissitudes, j'enregistrais avec le plus vif intérêt
tous les faits d'armes^ et c*est parce qu'il commit qua-
torze fautes bien déduites et comptées, que Macdonald
perdit à la Trebbia la bataille décisive qui termina sa
carrière en Italie (ce qui fut un bonheur), mais aussi la
carrière de l'armée de Naples (ce qui fut un désastre).
Revenu à Paris, logé chez son ami Beurnonville, il fit,
pour sa justification, répandre le bruit que Moreau avait
DI^.FAITE DE LA THEOBIA.
Irabi, et cette assertion impudente ne trompa que des
Adulateurs qui voitlaieQt bien être trompés.
En dépit du san^ dont à tort ou à raison le maréchal
(lac de Tarente s'enorgueillit, et que sa mère, cuisinière
que son père épousa, n'a certes pas anobli ; en dépit du
raDf;gup«rbeoù il est attaché, personne ne songera à lui
élever une statue, qui puisse faire pendant à celle
qu'on élève A la mémoire du général Champîonnet. Par
esprit de vérité, ayant suivi de si près les rôles des
Sénéraux dans cette campagne et, depuis lors, ayant
scrupuleusement étudié ces rûles avec les pièces et té-
moignages sous les yeux, je n'ai pu m'empécher de
témoigner constamment en faveur de Moreau quejedé-
t«sledepui8l8i3, comme j'avais témoigné en faveur de
Ctumplonnet queje chérissais, contre Macdonald que,
en dépit de sa conduite envers ses rivaux, en dépit de sa
légcreté comme général en chef, j'ai toujours été enclin a
ûmercorome homme et comme vaillant soldat. Au reste,
je les kurais indistinctement haïs ou aimés, les uns ou les
«lire», que je n'en aurais dit ni plus ni moins.
Quoiqu'il en soit, navré en apprenant la perte de la
biliillede la Trebbia, je le fus plus encore en consta-
ilut l'iaulilité de l'admirable campagne menée par Mo-
''lu, et eu fut de même avec humiliation que je vie
Ctoes te remplir de généraux dont la présence n'attes-
l*itque des revers. Tout le quartier général de l'armâe
''< Nuples ne tarda pas à arriver dans cette ville; mais,
wnine il ne s'agissait plus de régulariser une incorpo-
'BliQDquige faisait d'elle-même, tout ce qui ne restait
pw Macbé à l'armée d'Italie s'y arrêta peu et se rendit
^htii. Je ne les laissais pas partir sans les interroger,
'' ui incessant défllé de mauvaises nouvelles eut un
("ntiHoup sur ma convalescence. Malgré les soins dont
) *l»i8 l'objet, malgré la beauté du climat, lu saison et le
18 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARQN THIÉBAULT.
bonheur dont j'aurais dû jouir sans partage, ma santé,
qui s'était d'abord rétablie, redevenait inquiétante. Il est
des crises qui marquent des étapes dans l'existence, et je
dus reconnaître que la maladie dont je relevais avait
fini ma jeunesse, comme d'autres crises de même nature
commencent la vieillesse, comme d'autres enfin mar-
quent la décrépitude. Mes forces, qui me semblaient
si bien revenues, diminuaient; Pauline, qui s'occupait
de ma santé plus que moi, voulut une consultation qui
eut lieu. Un médecin de réputation, après une longue
enquête, me fit coucher sur mon lit, me tàta, me cogna
tout le corps et, à la suite de ce long examen, décida
qu'il fallait que je rentrasse en France pour suivre un
régime, impossible, disait-il, en dehors des habitudes
sages de la famille. Si Pauline avait dû rester à Gênes,
j'y serais mort plutôt que de la quitter; mais elle atten-
dait ses passeports pour se rendre à Milan; dès lors
j'arrangeai mon départ de manière qu'il coïncidât
avec le sien, et de suite j'annonçai la vente de mes
chevaux.
Dans le nombre, se trouvait un très beau cheval
arabe, qui avait été remarqué à Gênes et ne pouvait
manquer d'y avoir de nombreux amateurs. Mme Palla-
vicini, une des plus jolies femmes et la meilleure écuyère
de l'Italie, se hdta de me le faire demander afin de l'es*
sayer. J'écrivis aussitôt à cette dame que je mettais le
cheval à ses ordres, mais que, dans ma conviction,
aucune écuyère au monde, avec une selle de femme,
n'était capable de le maîtriser à cause des sauts, des
écarts qu'il faisait sans cesse, et surtout à cause d'une
ardeur que douze ou quinze lieues ne suffisaient pas à cal-
mer. Elle me répondit qu'elle me remerciait du motif de
ma lettre, mais qu'elle ne craignait aucun cheval.
Deux heures ne s'étaient pas écoulées que tout Gênes
MADAMB PALLAVICISI. 10
6e Irouvait en ^moi. Après avoir fait seller et brider le
cheval avec le plus grand soin, Mme Pallavicini, parve-
nue i se placer dessus, s'élaît dirig(5e par la porte du
PoDint. Tant qu'elle avait été dans les rues de Gênes ou
duf&ubourg. elle avait contenu son fougueux animal:
miig, une foishorsdela ville, celui-ci s'anima et de plus
en plQB proQta de l'espace qui s'étendait devant lui;
biîDlAt, la queue en l'air, les crins hijrissés, après quel-
ques suaU il éhranln son amazone, lui gagna brusque-
ouDtlamain et l'emporta.
(}nc faire? Des deux ou trois cavaliers qui l'accompa-
pùent, pas un n'était monté de manière h la suivre, et
quand on l'aurait suivie de près, on n'aurait fait qu'accé-
lérer la rapidité de sa monture. On se borna donc à
Il Unir CD vue. tout en l'abandonnant à elle-même.
Cependant elle ne perdit pas la tète, ne retint plus
wn étrier que de la pointe du pied et même eut assez
il'udreise et de présence d'esprit pour défaire la sangle
qui l'ittacbait à la selle. Uès lors, moins alarmée de sa
position, elle chercha encore à se rendre maîtresse du
mindit animal; n'y parvenant pas et ne voulant pas être
«niportée à une trop grande distance, elle s'élança à
nue place où elle avait aperçu du gazon; par suite de la
npiijilf avec laquelle elle franchissait l'espace, elle fut
jiUeaa delà, tomba sur le taillant d'une roche et se
hodit U bouche d'une manièrt: si fdcheuse qu'on fut
<^igé de recoudre les chairs pour qu'elles reprissent.
(^ttt donc tout en sang qu'on la rapportai Gênes. Quant
^ non cheval, qui, débarrassé desonécuyère, gambadait
UHzpeu loin de là, on eut mille peines à le rattraper
'ton ne le ramena que le soir.
J'ai dit que Mme Pallavicini était très jolie; je fus
^MJcdésolé d'être la cause, même involontaire, d'un acci-
dent qui la déligurait; mais si je m'intéressais à sa
20 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
beauté, c'était par ce sentiment vague que doit éprouver
tout homme à la pensée d'un grand charme de femme
trop brusquement rompu. En ce moment, pour bien des
jours encore, Pauline était Tunique adoration de ma vie,
et la fidélité que, seul des deux, j'ai longtemps gardée,
que j'imaginais alors devoir garder jusqu'à mon dernier
soupir, je ne sais pas quelle autre créature, humaine ou
divine, aurait pu m'y faire manquer.
Comme Pauline le disait alors, le destin nous avait
faits l'un pour l'autre, et je me souviens de son étonne-
ment au premier temps où je l'avais connue à Naples,
lorsque, la conversation s'étant portée sur les prénoms,
elle dit que, pour un homme, elle n'en admettait qu'un :
Paul. Elle était à demi couchée »sur son divan, Michel
Lagreca, le général Krieg, le comte Scheel se prome-
naient dans le salon tout en prenant part à notre entre-
tien. J'étais assis près d'elle, et tout bas 'je la remerciai
de cette préférence. < Mais vous ne vous nommez pas
Paul, m'avait-elle dit vivement. — Il y a cependant
vingt-neuf ans qu'on ne m'appelle pas autrement. > Et, lui
présentant mon brevet d*adjudant général que le général
en chef venait de me remettre : « Voilà du moins la
preuve, ajoutai-je, que je ne suis pas le seul à me don-
ner ce nom-là. » Elle avait pris mon brevet qu'elle re-
garda longtemps, et, par un de ces soupirs dont elle sa-
vait user si bien, elle m'avait laissé deviner que nos
cœurs pourraient s'harmoniser comme nos noms.
On a vu que l'harmonie fut complète. Mais plus je
comptais les nuits que Pauline consacrait à notre
amour, plus je sentais se rapprocher l'instant fatal où
de telles délices allaient prendre fin. Ricciulli ne sem-
blait plus s'accorder de repos qu'il n'eût emmené sa
femme à Milan; quant à moi, il fallait bien que je me ré-
signasse à l'ordre de départ que j'avais reçu du méde-
PAOL ET PAULIN
cîd; toutefois, si je devais quitter Pauline (savais-je
pour combien de temps?), du moins Je voulais emporter
soD image avec moi.
On se rappelle ie portrait que je Ils faire pour elle
âllouiei c'était un fort mauvais ouvrage; il suflisait ce-
p<io(lant comme souvenir, rappelant une intention,
si mal qu'il rappelât une figure. Sous ce rapport, Pau-
line avait donc de moi tout ce qu'il avait été en ma puis-
sance de lui donner, et. malgré l'infidélité du pinceau de
Kemondini, elle ne lui avait pas moins dû, après mon
départ de Rome, un véritable soulagement à ses re-
grets. Comment eût-il été possible qu'elle me refustlt un
ùgal souvenir? Je découvris donc à Glanes un faiseur de
portraits en miniature, et je livrai A ce barbare un mo-
dule digne des efforts des plus grands maîtres, un origi-
oil qu'il laissa sans copie, malgré ce qu'il fallut recevoir
tomme tel.
Heureusement mon cœur gardait plus lidÈlement que
liminiatupe le souvenir de ces traita ravissants; d'ail-
iBnrB, la douleur qui m'accablait à l'idée d'en perdre la
potHUion, celle douleur devait avoir quelque répit.
Im joar et heure où nous quitterions Gênes étaient
Trtlés; mais nous avions formé le projet de nous relrou-
W pour quelques jours encore à Savone. Pauline
(Agnerait ainsi la route de Milan par un détour; elle
•Miterait en voiture au lever du soleil ; je m'embarque-
nis immédiatement après, et nous nous rendrions, elle
PW terre, moi par mer, à cette ville, qui, déchue de sa
pindeur passée, avait cependant pour nous le plus
irréeiatible attrait, celui d'un dernier rendez-vous. En
WDriqueoce, Je louai une felouque avec de bons ra-
"WIM qui me garantissaient une traversée sûre et
'■{lide; mais quand, toutes mes dispositions prises, mon
''*P*rt parut irrévocable, cet enragé de RicciulU, sa
dS MÉMOIRES DU GÉNÉRAL RARON THIÉRAULT.
jalousie aidant, imagina de prétexter je ne sais quelle
affaire pour demeurer à Gènes, et j'eus le désespoir de
vouer aux regrets des jours qui pouvaient encore s'é-
couler dans le bonheur.
Navré, je n'eus plus le courage de faire mes adieux à
Pauline, ni de supporter les siens, et je lui laissai croire
que je la reverrais alors que je ne l'espérais plus; le
lendemain matin, elle dormait encore sur la foi des
adieux promis, et déjà la voile et la rame mettaient
entre nous un douloureux espace.
CHAPITRE II
Ainsi s'accomplit, le 10 juillet, une séparation qui bou-
ImfBait mon existence; tout se trouvait changé pour
noi.le temps et les choses, tout enfin, hors mon amour.
Amcbé au bonheur, je ne cherchais mâme plus d'adou-
(immeDlou de répit; ma tristesse seule avait pour moi
dtscWmes, et pourtant, quelque disposé que je fusse
in'lbscrber dans mes soulTrances, il est en voyagemille
^nements ou circonstances qui vous arrachent & vous-
oi^nie, quelque volonté qu'on puisse leur opposer. Je
n'avais pus dépassé Savone que je fls la rencontre d'une
wlr« felouque, qui de suite marcha de conserve avec
lu mienne. Le général Sarrazin la montait, ainsi qu'un
•apitaine qui avait élé de l'état-major du général Bona-
psrieen Italie, jeune homme plein de feu et d'esprit (1),
ipiiKDtrait en France pour quitter le service et se ma-
ritr, etqui, de ce moment, s'attacha à. moi et ne voulut
(1} Il tUkit l'auteur d'iinr^ ingénipuae pièce do vers iolitulâi' :
'"■ftfd* rAommf, pièce qui (aJsftit le peDilanl ilc cellu couduu
■MU k nom dunAget dt la fcmmt. Pour iloaner une idée du genre
lii *Titl ilors un si gj'aad sucent, jocttar&i deux ouirois pf usées,
^ t'emprunte au souvenir qui mp resle de ce» deux piËces ;
' ''lUHiuiie 6 quinze &iit est uq pelil oiseau qui E'aceuulunie aiié-
"*( t ■& cage... La femme A cinquanlo ans eil uu vieux laoïpiou
^ l'in ne ni«t qu'& regret une mËche. L'honime bu mËma iga est
"" ^ieqx mouaquBtOD qui rate si souveat qu'on n'ose en Taira
"■^ï. Gte . Tel Était l'esprit qui taisait fureur ù cette èpoqur.
k
«KViifnE*r jr ;3^«va.k£. i^anrv rsTKVACXT.
pin? se nnitpr nip .e ..■■■" i« imm «dk Toétare de
^îcft â P'BTS:. «? icint e miii. n i -^mamé ^aamËmt tint
L^rr-^nMc i a iAine*xr m "aii m ^iiL oiiiis- vibBes u
3ilnine3T in ^i)îi»'r -; te -^nm-irlan ^xb çome éommer
ieat tuiu<*^. i -"«itp ^otrne. c aileors. an ne posraît
jner- la^irritr lauir -««^ lAnnip* -sm» rsiçKT La reo-
mmr» fin '•»rvur*. -*. ' *ra»**"t*niT« uvs /-ai :iiriÀs déjà
4uiH 11!^ le mil -^^if ne ii'^^njirur i mck i^v^ataredi
T^tiitir >ti« iftiin-- Tirait u«ni: usez^^te ï^ioiiraisswsv-
îiiic nr^nie ikhs^ ^int^ ••* laaniear « liîii:^ «sotre U
rîtif ?r imis i -iure> ■^iiies' 3t»us aon» iiirisediiiis refs
> 3i»uf ii'^i'aiun T-r*. jh imms iium» -mcr^r la nuaMot
)a unis ulii.a> •*.r* **» ornes suis r^ jnotsrtLOifnt cor-
Siitr^imir *t i« miir^ te niutTâ^ ie*:»?sBair'» pour ai» ef-
fete -^t ]îi:»ir i< as. unis nuttamis a iii«}iiâçiK «ît eooti-
aiilaie* ii-c* '■ «r* i.u.' .i Liniirae. iâ. le i^pct* BoCre
■*naeaii it:»L- fa^ "i nwurufs j«jiueti ie cuioa qUj
A >":•••». Il "i'L? *:ir-!:is;i;'n fii-'iieter im» •fXfeOeate
cil'^'The i*^ t:- 1^*. :ri ii ils it "pn^ar i»; iiaaT^aiixdaB-
2?rs Li E^:T^[i«:f fM-t .nr^scie w bujiiit» ^oL «le mène
•^•» *;ir r iT:r«s T':ia--s ie jiFrunrtf* prvoiiitiat prétexte
•!•» '':a*îr th. rli-? t»:»i-«:ii! . a ?^iijc«i<ii- «rt ^:œ* l«s ■oœs
4* ' CoenD.i-n-»* i-t .a. F:i. CimoiLme b*. Ist Fui^ilité, Com-
pAOTi*» ie J-^s:l> ». — t : Il te* rompiixoies ia «iÛLblie, — se
fAïaaiect oa. ziêrlt» ii oi^s uxiuntf aiiiti<r>!t sliottormieot
de Tol-fr d-îs l.-'ir'fa'Vfs. 'i'ittaiîTfîr •f'fs T'jctoriîs de poste.
d'i*5a*§iatîr 5:ir !-fs zrin.>h*^ rentes .lxsï^i bi-Hi «ç»? dans
Ie§ d*»m»»ar»îs. »>r io. riatt» «ie Nlire. p^ir Laqneile ren-
traient en Fric:»* tia": it^ x»*as i -^ui Ton savait on Ton
inppo*ait de L'irz'înt- étAÎt jos^^'ia dieli d"Aix et sur-
COMPAGNIES DU DUBI.E. 35
luDt doDS les bois de Saint-Masimin el de Fenestrelle, et
àlasortio de Nice, au dernier point dangereuse. Aussi
ne partait-on de Nice qu'en troupes, généralement de dix
hflureaà midi, et ne Toyageait-on qu'en caravanes. Ce
train-train ne pouvait me convenir. Informé que les
bri|;BOclB faisaient guetter à Nice toutes les personnes un
peu marquantes, je fis charger ma voiture : je comman-
ilui mes chevaux pour l'heure & laquelle tout le monde
partait, et. au moment où les espions devaient être pré-
wnls, je prétextai la réception subite d'ordres qui pou-
vaient me forcer à retourner à Gênes; puis, paraissant
<i«ri>rtmauvaise humeur, mais sans rien faire ôter de raa
»i»iture,je renvoyai les chevaux. Lesoir,jomercndisau
^eclacle comme un désœuvré, puis, en sortant du théâ-
tre, j'allai à la poste aux chevaux, où tout le monde dor-
mait; j'emmenai moi-même les trois chevaux dont j'avais
besoin ; je les fis atteler en arrivant à mon auberge, et, à
onie heures et demie, au grand élonnement de tous, on
m'ouvrait les portes de Nice; payant bien les postillons,
je marchai aussi vite que possible sur une route parfai-
lement libre, attendu que personne ne m'y attendait.
Tout se passa à merveille jusqu'à Saint-Maximin;
''i»is,en entrant dans ce village, un de mes ressorts cassa.
llfïllut s'arrêter et perdre près de trois heures, temps
'*n la fin duquel je fus dépassé par deux espèces de
Mche8 chargés d'ofïiciera, que j'aurais bien voulu suivre,
ttpir deux voitures, le tout cheminant ensemble. Enfin
i^isréattelé et remonté en voiture, le postillon à che-
^*l; au moment où, prêt à donner son coup de fouet
«départ, il ae retourna en me disant : • Route d'Aix ? •
J* lui répondis : « Non! route de Toulon. • En effet,
" Aurait fallu qu'il ne restât pas de brigands dans le can-
tWlioiir que, sur la route directe, je ne fus^e pas attendu
P" ïux, maintenant qu'ils devaient être prévenus de
26 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL RARON THIÉRAULT.
moQ passage; pour les dépister, je m'étais résigné au
plus long détour.
Ayant couché ce soir-là à Toulon, je me rendis le leni-
demain à Marseille, où, traversant je ne sais plus quelle
place, j'aperçus, presque nus» les deux frères Lallemand,
aujourd'hui officiers supérieurs, attachés au dépôt de la
guerre» et qui, montés dans l'un des deux coches dont j'ai
parlé, m'avaient dépassé à Saint-Maximin. A une lieue
plus loin, ils avaient été, ainsi que tous leurs compa-
gnons de voyage, complètement dévalisés. Sans res-
source dans cette ville, où ils ne connaissaient personne,
je leur remis la somme qu'ils jugèrent nécessaire pour
se vêtir et pour achever leur voyage, somme qui le len-
demain de mon arrivée à Paris me fut rapportée. Tou-
jours est-il que, en apprenant leur triste sort et celui de
leurs compagnons, sort qui eût été le mien si je les avais
suivis, je me félicitai des circonstances qui m'avaient
permis de me soustraire par un changement de route
au zèle violent des cinquante légitimistes dont ces ofQ-
ciers avaient été les victimes.
La route de Marseille à Aix n'étant guère plus sûre
que celle de Nice à Aix, je fis à Marseille ce que j'avais
fait à Nice, c'est-à-dire que j'allai voir jouer, assez mal
d'ailleurs. Misanthropie et repentir; je rentrai à la Canette
avec mes chevaux de poste, je partis à minuit, et jus-
qu'à Aix je brûlai le pavé.
Dès lors mon voyage ne fut plus qu'un voyage. M'étant
arrêté pour déjeuner à l'Ermitage, je ne m'y occupai
qu'à faire charger ma voiture de bon vin que l'on m'y
avait servi. Lyon, qui depuis Marseille fut ma première
couchée et fut la seule jusqu'à Paris, me rappelle un
souvenir d'un autre genre.
Au nombre des misérables que le dévergondage de
4793 et 4794 avait jetés dans les grades supérieurs, se
LR GÉNÉBAL LIÈBAUT.
trouvait un adjudant général nommé Li«baut, ayant la
iHi Ae Louia XV et l'embonpoint des Bourbons. Il se
prétendait issu du Parc aux Cerfs, et je ne lui contesterai
pasGctle origine, qu'il justifiait d'ailleurs par sa grande
■porance et son incontestable lâcheté. Au scandale et à
l'indignatioD de toute l'armée, le général Macdonald avait
fait QD général de brigade de ce Liébaut, que quatre ans
plus brd j'eus l'occasion de faire destituer. Quoi qu'il
«nsoit, pressé d'aller puvaner son nouveau grade à Pa-
m, il avait quitté l'armée, où certes il était bien inutile,
et litjiit descendu à Lyon, à l'iiûtel où Je me logeai. La
Rillede mon arrivée, il avait diné à table d'hôte et
dinrti les convives par ses jactance)^, lorsque apparut
dCTanl lui l'adjudant général Blondeau, qui depuis des
Innétis l'avait provoqué en duel, qui n'avait jamais pu
le joindre et qui, ayant appris son arrivée et sa demeure,
rault pour le faire battre ou pour le battre. A sa vue,
Uùbaul se lève, et, pendant que Blondeau vient à lui par
"ibuul de la table, il se sauve par l'autre, mais si vite
foc jamais Blondeau ne peut le rattraper. On comprend
l'effet d'une pareille scÈne, Quand j'arrivai , les servantes,
*0 éclatant de rire, la contaient à tout le monde, et j'en
"W régalé en descendant de voiture. A ce récit on joi-
Siait celui des histoires que ce poltron racontait lors-
qu'il fut si brusquement interrompu. Il avait, entre
*1trcsdjoBes, osédireque, auplus fortd'une mêlée, pen-
dant la bataille de la Trebbia, Souvorow, étonné de sa
'^ttillaoce, s'était écrié : i Quel est ce jeune et beau guer-
'^erqut porte la mort dans mes rangs? • Et quelqu'un
***i ayant répondu : « C'est le général Liébaut >, Sou-
''Orow aurait ajouté : • Je m'en suis douté. >
L(irsque,&latlQde 1797, J'étais revenu àParis,lesbril-
la.ntes campagnes de l'armée d'Italie semblaient écrites
^^rtiius les visages, de même qu'elles étaient dans toutes
I«*9 boache«. T*}iite« Les notes Tenant «fltnlîe éUîent
couvertes f itts. i>nibàèmes. «ie derâes. de noms rap-
pelant nos innombriDies Turtoir?». et il ne passait pas an
sotiiat f TtaiLe -^le r )iis les resards ne se portassent sor
lui. Deux ma 5 4£;iirMic •^aiês depuis ce triomphant
v-ovase. H >:(*< ieox m:} aviient >:hancé Texaltation de
t^nt nn peiipie le Diani*ire i n'en pas laisser de traces.
J'*»Q ivi:.s e:i ['mpr^ssioQ ^a passant nos frontières;
charpie vUit» m'iTrii': pari pi'is séTère: qnant à Paris, il
«embliit sabstitTi'^r 'iik ent^Ate i ane OTation. C'était i
qui vouâ <iemaa<i*?riit 'Tompte de la perte des pays de
>'aple«. de l'État rim.iin. d»? la Toscane, des Marches,
de tOQte la Répabli-pe •risalpioe. du Piémont et de tant
de gloire etTac>fr par la hoDte de nos récentes défaites.
A cette honte «^e jo-isnaient les craintes les pins sé-
rieuses. Si de la Hollande à Bâle nous conservions le
Rhin, cette limite donnée à la France par la nature, dont
nous n'avons dû la perte qu'à la trahison et que la lâ-
cheté seule a pu faire manquer l'occasion de recouvrer,
d'autre part, de l'Italie entière il ne nous restait qn'une
misérable langue de terre se terminant à Gènes. Seul,
Masséna se maintenait en Suisse, 7 bravait tous les ef-
forts de la coalition; aussi, et au milieu des anxiétés que
justifiait une situation chaque jour pluâ menaçante,
était-il l'objet des dernières espérances.
Tel était à ce moment l'état de la France et de Paris
(juiî je retrouvai mornes et tristes. Peut-être encore à
rnufic des sentiments que j'avais laissés en Italie, n'ai-je
conservé du séjour que je fis alors en France qu'une
série de souvenirs diffus, sans cette unité d'émotion quL
(\ chacun de mes retours donnait aux moindres incidents^
do la vie un inlén'^l supérieur. C'est donc sans lienentr<
oux ot pour ainsi dire au hasard de ma mémoire que j
rapporterai les quelques faits relatifs à ce séjour.
sijacn A PARIS EN nf»i. jg
Vae de mes premières sorties me conduisit au minis-
tère de la guerre, c'est-à-dire chez le général Bernadotte.
J'étais curieux de savoir si dans ce poste éminent je le
relrouTeruis aussi bienveiltant que. à Léoben et & Udine,
il »git bien voulu l'être; si de même je retrouverais en
liiiqiieli)ue vestige de notre dernier entretien, pendant
Itqott, et en me parlant de la situation de la France, il
l'étijl abandonné à uneelTusionqui i^tait allée Jusqu'aux
itma. Dès qu'il m'aperçut, il vint à moi, m'embrassa
*1 me dit : • Mon cher Thiébault, puisque vous me
InaTet ministre, demandez-moi quelque cbose. — Je ne
Tint, lui répondis-je, que vous remercier de vos an-
àaats bontés, auxquelles vous ajoutez encore, et Je
lient avec d'autant plus d'empressement et de consola-
Uonque je n'ai rien à vous demander. — Mais, mon cher,
OB t toujours à demander à son ministre. — 11 est,
rïptiquai-Je, des situations oiï une indiscrétion n'est
plu possible, et sans indiscrétion que pourrais-je vous
dnunder, après être devenu en deux ans adjudant gêné-
nli de simple capitaine? — C'est très bien, continua-t-il
n ne serrant la main; mais, à défaut d'autre chose.
j'«ptredo moins que vous me demanderez à dfner. •...
''«joùl,je n'ai jamais usé de ce genre de permission
V'ntt beaucoup de réserve, et je ne dinai chez Berna-
'^le que les deux fois où il me Bt des invitations immé-
diattt.
On sait que j'étais rentré à Paris avec le produit de
^ gratidcations et quelques économies; onsaità quel
*ige je le destinais. Un de mes amis, Bivierre de l'isle,
^m campagne par moi pour découvrir une propriété
î"! pût convenir à mon père, m'en proposa deux.
1^ provenaient de la succession de l'abbé de Tascher,
^e de Mme Bonaparte; c'étaient, l'une, une maison
*>tiiienie Royale; l'autre, le domaine de Sainte-Larme,
aO MÉMOIBbS DU CÉSÈBlL BâBO?r THiÉBAt'LT.
dont cet abbé avait été prieur, qiill «Tait acheté en
1791, lors de la première Tente de biens dlÈglise
sanctionoée par Louis XVI. Mon père avait été hanté
toute sa vie du rêve de posséder une campagne où il
pât se retirer. Ayant résolu de lui faire nne surprise, je
ne devais considérer que son goût et par conséquent
préférer Sainte-Larme ( i ). Sans qu'il se fût douté de rien,
un notaire se présenta chez lui et lui fit signer l'acte qui
le rendait propriétaire incommutable du domaine de
Sainte-Larme et d*une habitation entièrement meublée.
sural>ondamment pourvue de tout ce que Ton pouvait
désirer, jusqu'à la batterie de cuisine, aux cristaux,
au linge de table et de maison, sans compter mille ob-
jets de recherche. On devine si son étonnement fit ma
joie.
Cette acquisition avait été faite sans que je connusse
les lieux, et je partis avec mon père pour savoir ce qu'il
possédait. Voulant arriver de bonne heure, nous cou-
ch/lmes À Reauvais, et il n'était pas dix heures du matin
quand nous prîmes notre dernier relais. Dès lors notre
curlofliié devint extrême: chaque maison de cam-
(i) U êv trouva (|iie la forme de deux cents arpents dépendante
lit) Saiutt'-Larme rapportait par bail âJOOà 2,800 francs, sanscomp-
tor l'habitation ot l*eaclos; enûn, tout mon avoir ne pouvait siif —
tîn» À Bolilor les 50.000 francs, plus le montant des fi*ai8, nécessaires^
pour ac\|uérir la luaisou. alors que, après Tacquisition de Sainte-
Larme qu'on lue laissait pour 30,000 francs, je restais en mesura
tlo suftire au\ dopen.ses do ma rentrée en campa^e. Et pourtaa ^
quelle dilTirt^noo entre deux propriétés dont la première valam
rt*elleuu'nl 400,000 fruuos, alors que j'ai revendu la seconde IseciK.
lemoul 00,000 franos ! De plus, si j*adietais la maison, oo m'accoai?
viait do> tei*iue> un pou doi^uès pour les iO,000 francs que je sénats
r^tê devv^r et que j'aurais eu taut de moyens de payer. Kt vok A.
cotiuue, à celte epiv^ue où l'argent n'avait pas encore cessé d'é%.ar*
tare, il était enooiv tdoile de réaliser, en achetant des maiSOKss
uue fvvj-tuiK' ^^u^. survHit saisir à point bien des officiers revenai.n;
d'IiaUe, UMus qui, cette iois coouue tant d'aatrts, m'échappa*
BMPLDI riK CBATirir^TIOSS. SI
pagoe que nous Apercevions nous arrachait des : • Si
c'#Uit cela t > ou bien : • Pourvu que ce ne aoit pas cela I •
Enfin, mon père prononçait : • Parbleu ! je voudrais bien
que... '.lorsque notre postillon nous cria: • Voilà Sainte-
Lame... • Ce qui nous apparut dépasser notre espérance.
Mtit si la maison, les cours d'arrivée et de service et
les pUotalions qui les ornaient ou les llanquaient étaient
chinnant(!B, le surplus du terrain était employé de la
muiére la plus absurde, et de suite je conçus le projet
de compléter par un jardin anglais les agréments que
cette liAbiUtion offrait. Rentré à Paris avec le plan de
lunaison et de ses dépendances, j'allai trouver un ar-
chitecte pour lui demander un projet qu'il se chargea
de faire, au prix de six cents francs pour- le des-
lin cl quatre cents pour se rendre sur place et visiter le
lerraio. Or, mille francs pour le plan d'un jardin de huit
i'peals, doDt le dessin pouvait ne pus me convenir,
ne parut un salaire important, et je résolus de le gagner
otsi-mérae. Je retournai donc & Sainte-Larme, et là, le
t^aia de nouveau parcouru et bien étudié, le péri-
'Bilre du terrain devant moi, je fermai les yeux et je
^i< te dessiner dans ma tête un jardm tel que je croyais
iviitir désirer que fût celui de Sainte-Larme. Je Ils plus :
HDisavotr dessiner, je parvins à mettre sur le papier
^tc compositiou idéale, et, ayant réussi à faire ainsi
VQ jinlin que tout le monde admira, je pris goilt pour
'^« genre d'occupations et je devins architecte de parcs
^^ de jardins anglais, sinon de profession, du moins
pour mon plaisir et les besoins de mes amis.
l'ne des choses que je désirais le plus au monde était
«'aroir un portrait de mon père, non tel que je le pos-
tais, mais le plus ressemblant et le mieux fait
PcMible, et d'y joindre le portrait de mon ûls Adolphe
aiors flgé de trois ans. On se mit u me recommander des
33 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
peintres; je n'entendis rien, et, pour n'être influencé par
personne, je fus au Salon qui se trouvait ouvert, afin de
juger par moi-même ie peintre auquel je confierais un
travail d'un aussi grand intérêt pour moi. Je fis un pre-
mier tour, j'en fis un second, et mon choix devint irré-
vocable.
Sicardi, qui se trouvait alors à l'apogée de son
talent, avait, à cette exposition, des portraits en minia-
ture qui me frappèrent au dernier point, et par le mérite
de la peinture, et par une vigueur qui le disputait aux
plus beaux portraits à Thuile, par une vie que je ne trou-
vais à aucun autre, par l'excessive ressemblance du seul
de ses portraits dont je connaissais l'original. J'ouvris
donc mon livret, pour savoir où demeurait Sicardi, et
me rendis immédiatement chez lui. Jamais peintre ne
fut plus flatté que celui-ci de la manière dont il avait eu
la préférence. Il me donna sa parole d'honneur de tout
faire pour réussir ce tableau, dont il fixa le prix à douze
cents francs, en me demandant toutefois de ne lui im-
poser aucun délai.
Les conditions ainsi faites, il fallut obtenir de mon
père de se faire peindre; non sans beaucoup de peine,
il céda. Sicardi fut quatorze mois à terminer ce petit
tableau, et quand je le lui payai (1), il me dit : c Vous
croyez peut-être me le payer bien cher? Eh bien, vous
ne me payez pas à douze francs la journée de travail.
Ainsi, ajouta-t-il, on fait cela une fois, pour sa réputa-
tion, mais non pour de l'argent, i Jamais, du reste, res-
semblance ne fut comparable à celle de ce portrait (2);
(1) Portrait, 1,200 francs ; goutte d'huile au cristal qui le couvre,
150 fraocs; sertissage eo argeut sur food de cuivre, 20 francs;
boite sur laquelle il était, 300 francs. Total : 1,670 francs.
(2) C'est le portrait que nous avons fait graver en tête du tome
premier de ces Mémoires. (Éo.)
oeVAKT L-AnioPAGE. 3S
■^uand ma sœur le vit, elle jeta un cri, et ce qu'il eut de
succès n'est pas croyable. ExpoBé au SaloD suivant, le
pùrtrail lit foule et valut un grand nombre de com-
mandes à sou auteur. On verra plus loin le succès qu'il
eut à la cour (Ij.
Cependant ma santé ne s'était pas rétablie aussi promp-
tement que je l'avais espéré, et, si j'avais encore pu
m'illiiïionner sur ma mine, les quelques promenades
que je jig aux Tuileries auraient sufii pour m'assurer de
iiïérilé. J'aiditcombieu j'avais Fréquenté cette prome-
nade avant les événements qui m'éloignèrent de Paris;
j'mis alors assez d'avantages physiques pour ne pus
cnindre les regards des beautés qui ornaient cette pru-
BKoidc; elles y composaient comme un tribunal du
gDlll, OÙ les hommes venaient se faire juger. De fait,
oec une vingtaine de femmes ou demoiselles que je ne
conaftissaie que de vue ou de nom, mais que je n'eu
idoraig pas moins, j'échangeais le pouvoir des plus dou-
ce* imprcgûons, et, dans ces réciprocités provocatrices,
OKiii amour-propre faisait parfois une assez ample ré-
colltde tendres illusions; mais lorsque, en août n99, je
n'élais représenté dans ces lieux consacrés par ces
cturmanls souvenirs, je n'arrêtais plus les regards que
pÛuis; je nie retournais sans faire retourner aucune
•''s. et, à l'exception de quelques femmes dont les yeux
^Ma semblaient dire : < Quoi, c'est lui I • on eût pu
*>ifeque personne ne me voyait plus. C'était ma pre-
"uire déchéance, la découverte que j'en fis de celle
ouiièce ne me flatta nullement. Disparues, celte frai-
'''(urel celte grâce de jeunesse, dont quelques années
11) Ce tut ma mariio do posséder lâs portrnils <iei porsonnea qun
/u1( iilu) aimées, et, Ae tous les essaies ijuo J'ai pu Tuirti dans ce
^"■ri. le portrait de mon père est le seul iiui ait ri^uai tous le^
"^ngeà. Je l'ai donc cilé à titre d'exceptiau.
84 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
auparavant je tirais, ii faut bien l'avouer, tant de vanité!
Je ne devais plus exalter d'un coup d'œil de jeunes ima-
ginations, et ce pouvoir si délicieux de mettre, par la
vivacité d'un regard et le privilège d'une bonne mine,
une pudique réserve en défaut, ce pouvoir m'échappait;
je devais encore inspirer des passions, je devais surtout
en éprouver, mais il me fallait dire adieu aux mille
faveurs que nous vaut le bel âge; sur ce point je n'avais
qu'à me résigner.
Ce genre de résignation ne m'a jamais été facile; tou-
tefois le désenchantement fut plus définitif encore
lorsque je fus atteint d'un nouveau dépérissement. J'en
arrivai bientôt à ne plus digérer, et encore avec peine,
qu'une demi-douzaine d'huîtres à mon déjeuner, et une
aile de perdrix à mon dîner. Le docteur Bâcher, à bout
de science et de remèdes, m'ordonna, à moi qui n'avais
plus la force de me soutenir, d'aller tous les jours à
pied, et quelque temps qu'il fît, des Grands Jésuites de
la rue Saint-Antoine où j^ logeais jusqu'au Palais-Royal,
d'en faire le tour et de rentrer ensuite. Je ne puis dire
combien de temps me prenaient ces terribles voyages;
j'étais réduit, les premières fois, à m'appuyer contre
les murailles, à m'asseoir sur des bornes ou à entrer
dans des boutiques pour demander une chaise. Peu à
peu ils devinrent pourtant moins pénibles, bientôt je
pus remonter à cheval; j'eus un cheval qui m'éprouva
d'autant plus que c'est le plus difficile que j'aie monté,
et je finis par devoir à ces exercices un rétablissement
que bientôt les fatigues du blocus de Gènes devaient
compléter (i).
(1) Go régime rappelle les pilules de mie de pain que, pour une
maladie de langueur, le célèbre Bouvard prescrivait comme re*
mède à une dame, en lui disant : « Madame, je vous déclare que.
dans la composition de ces pilules, entre un toxique qui peutpro-
Les huîtres que je mangeais chaque matio m'étaient
apportées par une jeune écaill^re, qui, en bavardant
«Tec la cuisinière de mon père, lui conta un jour qu'elle
rtvwt de temps en tempe des numéros, et que tous les
numéros qu'elle rêvait sortaient au premier tirage de
la loterie qui suivait eon rêve. Elle en apportait même
deux rêvés par elle et engagea à les mettre. On se
moqiM; les numéros sortirent. Le bruit que fit ce petit
Moement parvint jusqu'à ma sceur et d'elle à moi;
je Os aussitdt dire à cette écaillère que la première
fuis quelle aurait un pareil rêve, je le réaliserais. A
iguelque temps de là, je fus appelé par une aHaire &
Versailles et je partis de bon matin: mon père et ma
«Eur profitèrent de celle occasion pour aller déjeuner
chez une dame de nos amiesà Sèvres, où je les conduisis et
Jtiùje me chargeai de les ramener; les domestiques
wrlirent de leur cAlé; la maison fut vide toute la jour-
i^c. jusqu'à près de minuit que nous rentrâmes.
Le lendemain matin, l'écaillère arriva décomposée;
«Ile avait rêvé l'avant-dernière nuit cinq numéros, ce
V' ne lui était jamais arrivé : toute fière de son rêve,
«lit en avait apporté le résultat la veille et n'avait trouvé
pereoDQB; elle avait passé la journée à revenir de deux
ItueB en deux heures jusqu'après la fermeture des bu-
'MOx; elle remit fort tristement ses numéros que l'on
l'ipporta. Bref, la loterie fui tirée, et les cinq numéros
•Mtirenl; et, suivant la manière dont j'aurais résolu de
louer sur ses rêves, j'aurais gagné 1,700,000 francs.
Omol i. cette pauvre créature qui, pour ce qui lui en
'<^r ilani votre orguoisiue les plus graads troubles et peut-
*''* occuioDoer la inorL, si, apr4s les avoir prises, voua ne faites
Mehiqqg mHlta une grande li«ue & pied. • ElU Ht la lieue pour
*^l'tllet prttflnâ» du poïioa, et guérit par TcITet de la prome-
36 MÉMOIRES DU GENERAL BARON THIEBAULT.
serait revenu, se trouva comprise dans cette fatalité,
elle en tomba malade, elle fut même en danger; je lui
envoyai cinquante francs pour la consoler, autant qu'elle
pouvait l'être: elle se rétablit, mais ne rêva plus de nu-
méros.
Il était impossible qu'un tel fait restât dans le silence;
nous ea parlâmes à tout le monde, et, un soir qu'il en
était question devant quelques personnes qui avaient
dîné avec nous, une demoiselle avoua qu'elle avait rêvé
trois numéros. A Tinstant on résolut de les mettre à rai-
son* de trois francs par personne. Nous étions neuf, et je
demandai à doubler la mise des huit autres; mais il n'y
eut pas moyen, on s'obstina à me réduire au taux fixé
et fort mal à propos, car les trois numéros sortirent, et
je n'eus^ comme chacun de mes commettants, que la mi-
sérable somme de cinq cents francs.
Cet argent d'ailleurs faillit me coûter la vie, car, me
trouvant le porter sur moi, avec une autre somme, il me
donna l'occasion d'en faire ainsi l'emploi. Passant dans
la rue Gaillon, je vis sous une porte cochère une afQche
annonçant.: A vendre pour douze cents francs, joli ca-
briolet et très bon cheval avec harnais complet et tous
objets d'écurie. Quoique je fusse convaincu que je ne ver-
rais que des horreurs, j'entrai; maisrquel fut mon éton-
nement en voyant un cabriolet de ville dans le meilleur
état et un cheval prenant sept ans, Noirzin; ouvert sur
son devant comme sur son derrière, ayant le flanc su-
perbe, les plus beaux membres qu'on puisse voir, la
tête petite» l'encolure magnifique, et jusqu'à la queue
admirablement plantée t Je crus rêver; j'examinai le
harnais, il était tout neuf, ainsi que les affaires d'écurie,
et l'affiche n'était pas collée depuis une heure. Il n'y
avait pas à hésiter; le marché conclu et la somme
échangée contre un reçu bien en règle, je fis atteler 1©
1 fôi
chevaJ, je Gs pincer les longes, étrilles, etc., dans le ca-
briolet, où je montai, et, les rênes en main, j'allais partir,
lorsque le propriétaire, comme efTrayé. me dit : < De
fthce. monsieur, n'ayez jamais la pensée de vous servir
de fouet, abstenez-vous même des appels de la langue et
Iwrneï-vous à rendre la main à ce cheval. • Je le re-
innrcie et je pars pour retourner rue Saint-Antoine. Seu-
lement, à cause de cet avis et de la réserve nécesBaire
iTK un cheval que l'on ne connaît pas, j'évite les rues à
grands embarras et j'avance toujours plus étonné de la
beauté et de l'incoucevahle vitesse de ce cheval qui,
;aDS aucune excitation, fuyait sous ma main, faisant
Tôleries roues du cabriolet sans quitter le trait et sans
qae j'eggayasBC d'Mre maître de lui. J'étais ravi, jamais
je n'avais compris un trotteur de cette force, et, fier de
mon acquisition, je présidai moi-même à l'arrangement
dp la place qu'il occupa dans une écurie où j'avais déjà
un des plus beaux chevaux de selle de Paris (1).
U lendemain, je dtnai chez M. Koy, alors logé rue
Neuve des l^apucines ; comme on le devine, je me rendis
*ce dîner dans mon cabriolet que je renvoyai avec ordre
'lonni! à mon domestique de me venir prendre à dix
Wres. 11 arriva, ayant eu mille peines, et se hâta de
"l'en prévenir; en effet, je sentis de suite que je ne con-
lenais plus le cheval. Dès lors, que faire de nuit, au mi-
'ieu des rues de Paria, ai ce n'est crier à tue-tête
Gare... et des : Rangez- vous... et s'abandonner à
sort? Nous arrivâmes sans malheur par les rues
fOCeclieval de solk' ëUil fort dimcile; mnîs j'avais fini par le
*U*rir de dwii diableries : la premi^ro oonsislait pour lui i niellre
** Me 1 la queue avec une vilasae dont on n'a pas d'idte ; la se-
yWt. ft gdopor à reculons, l'.a portant pour G*iies, ja le vendis
lojral FrSrp, qui le moulait toujours, pour faire di'lller la pa'
IsToat l'Empereur.
88 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
LouiB-le-Grand et des Petits-Augustins jusqu'au traversé
de la me Richelieu ; mais là, mon cheval se précipita
sur les tètes de deux chevaux attelés à une voiture
allant vers les boulevards; le premier fut renversé, le
second devint je ne sais quoi, le limon me cassa deux
rais. Enfin mon cabriolet à moitié retourné se retrouva
sur ses deux roues, et nous continuâmes notre course
infernale, en laissant crier loin derrière nous le cocher
et les maîtres de la voiture culbutée. Arrivé à la rue
Notre-Dame des Victoires, mon cheval tourna brusque-
ment à gauche; une voiture marchait devant moi, et,
faisant un dernier effort sur les rênes, je parvins à mettre
le nez de l'animal entre les deux roues de derrière
de cette voiture et à le maintenir là. Aux boulevards,
je pus continuer à suivre, employant ce moment de
répit à réfléchir à mon acquisition, dont je comprenais
d'autant mieux le bon marché que je l'aurais recédée
pour deux sols; mais, en approchant de la porte Saint-
Denis, la voiture de salut prit le faubourg, et mon che-
val, n'ayant plus rien devant lui, repartit follement. A
tout prix il fallait l'arrêter; mon domestique me seconda,
et tout ce que nous obtînmes fut de le jeter un peu plus
loin sur un établi de pommes, qu'il renversa en risquant
d'écraser la marchande et en donnant de la tète dans les
carreaux de vitres du café qui est au coin nord-ouest de
la rue Saint-Martin et di} boulevard. On comprend le
vacarme. Vingt personnes sautèrent sur . le cheval;
déjà j'étais à bas du cabriolet : j'expliquai mon affaire :
je payai les pommes et les vitres, heureux et cent fois
de n'avoir blessé personne et de me trouver tout entier.
Du reste, si j'avais été armé, je tuais mon cheval sur
place. Pour opérer notre rentrée jusque chez moi, j'ar-
rêtai le premier fiacre qui se présenta et je le fis avancer
à vide, le suivant comme j'avais suivi la voiture, mais
hBÏDe, parce qu'il allait moins vite et qu'à
1 cheval mettait les deux pieds de de-
vînt sv ta banquette. Quand enfin j'arrivai, Je n'avais
plDs qu'une idée, nie défaire de l'animal immédiate-
ment.
Dès le lendemain matin, j'étais au faubourg Saint-Uo-
Doré. chez un marchand de chevaux auquel je racontai
l«s Tails, puis proposai un échange, et, comme il me
quitta pour faire amener une bète. nécessairement pleine
d«i{aa1ités et qui devait me convenir, l'un de ses gar-
{ons me dit de ne rien conclure avant que lui-même eût
rumon cheval et il prit aussitôt rendez-vous : ■ Moo-
nenr, me dit-il, dès qu'il eut vu le malencontreux animal,
Toili UD cheval que vous ne remplacerez jamais. * Il
pisia k l'examen de la bouche, du mors, du ûlet, et
ijoola immédiatement : ■ Remettez-moi votre cheval
pour quinze jours ; autorisez-moi à. le faire emboucher à
nii manière ; tous frais remboursés, donnez-moi soixante-
pinne francs pour ma peine, et je vous ramène le cheval
le plus parfait qui existe. >
An bout de huit jours, il revint avec le cheval attelé à
iinbogheî et me proposa une promenade pendant laquelle
11 me dit : • Votre cheval aies barres excessivement sen-
iibt»; dôs qu'on les fatigue, la douleur devient vive
i U rendre fou. Vous l'aviez conduit deux fois sans
sccident, et cela prouve que vous avez la main bien lé-
gère; mais vous l'avez l'ait conduire par uu domestique,
et de ce moment tout fut dit avec une bâte qui était em-
bouchée comme si elle avait la bouche dure, alors
lu'elle ne l'a que trop délicate. Je n'ai donc eu autre
cbuse à faire qu'à laisser à la bouche le temps de se
'fraîchir et à remplacer le mors et le filet par deux
•"^ts brisés en deuxendroits.Ouant à la manière de con-
""'fe, elle consiste à ne jamais tendre les rénee et à en
40 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
changer continuellement. > 11 conduisit en me donnant
ses avis jusqu'à la barrière de l'Étoile. Je ne voyais pins
de motif pour ne pas nous en tenir à cette épreuve, mais
mon homme enjugea autrement, et seulement huit jours
après il me rendit effectivement le plus parfait cheval
de cabriolet que j'aie possédé et qui le plus aisément du
monde venait des Grands Jésuites au Palais-Royal en
moins d'un quart d'heure. Je m'offrais le plaisir de faire
sortir de leurs boutiques tous les garçons de la rue de la
Verrerie qui se précipitaient pour voir l'inconcevable
rapidité avec laquelle je filais à travers les charrettes
dont cette rue est toujours embarrassée (4).
Pendant que je me livrais à ces cràneries d^ofGcier en
vacances, de graves événements s'accomplissaient. Cette
(1) Lorsque je dus quitter Paris, ne pouvant conduire en Italie et
DO voulant pas vendre cette bête incomparable, j'en fis cadeau à
mon ami Rivierre de Lisie, mais sous la condition qu'il la gardât
toujours. Plus tard, quand je revins après le siège de Gènes, Ri-
vierre me reparla de mon cheval, do l'embarras de ne pouvoir le
confier à aucun domestique, des frayeurs qu'il causait à sa femme;
bref, je vis qu'il avait envie de le vendre, et je lui dis qu'il en ferait
ce qull voudrait, après que j'aurais eu le plaisir de le conduire en-
core une fois. Dès le lendemain je montai avec un de mes aides de
camp dans le cabriolet de Rivierre et je me lançai à fond de train
au bols de Boulogne; quelques voitures légères admirablement
attelées essayèrent de me tenir pied, mais sans y réussir, et je re-
commençai dans Paris tous les tours de force ou d'adresse que ce
merveilleux cheval rendait possibles ; c'est ainsi que je lui fis met
adieux. Ardemment désiré par un jeune homme, il lui fut livré de
suite pour deux mille francs, et de suite harnaché avec le plus
grand soin et attelé à un cabriolet neuf qui l'attendait. Avant d'al-
ler étonner les amateurs au bois de Boulogne, ce jeune homme eut
à passer rue Montmartre ; il s'y arrêta, mais en sautant de cabriolet
il eut le malheur de laisser tomber les rênes sur la croupe du che*
val. A l'instant celui-ci partit comme la foudre, renversa le dome^
tique qui le tenait mal et, hors de lui, alla se précipiter dans l'ex-
cavation que formait encore l'égout de la rue Montmartre. Le ca-
briolet fut brisé, et le brancard blessa profondément l'animal, qu'on
eut mille peines à ramener à son écurie, et qui, après trente heures
d'immobilité complète, mourut.
BiTJILLE DE SOVI.
terrible année 1799 devait nous faire évacuer l'Italie
lout entière, et si nous ne la perdions pas pour toujours.
e'eslgràceaux incroyables fautes de Souvorow, qui, vain-
queur à la Trebbia. n'écrase pas de suite les débris
reitant de l'armée de Naples. laisse opérer la jonction
de celte armée avec celle de Moreau, ne s'empare pas de
tièncs, noue laisse organiser notre détense sur la Cor-
Diehe. position la plus menaçante qu'une armée puisse
occpper. et nous donne tout ce répit pour s'amuser,
cumme l'avaient fait les coalisés, autour de places que
l'OLCessive supériorité de ses forces lui permettait de
négliger. Mais au moment où, profitant d'une aussi
barbnre application des règles militaires, Moreau, par
la plus savante des stratégies, reprenait pied, à ce
moment critique entre tous, le Directoire exécutif, per-
>nadé ijue l'on pouvait ordonner des victoires comme
in commande une fête au Champ de Mars ou bien
une représentation à l'Opéra, avait prescrit à ses gé-
n*raui en chef de vaincre, et cela d'une manière si
formelle que Joubert, condamné k une obéissance passive
pireon ftge. autant que par la circonstance qu'il débu<
tittcomme général en chef, alla, le 13 août, à Novi, avec
un tiers de ses troupes composé de conscrits et presque
HDs cavalerie, présenter la bataille k une armée qui.
nos les ordres de Souvorow et par l'arrivée du corps du
Stniral Krny,8e trouvait forte de soixante-cinq mille tiom-
o» de vieilles troupes électrisées par leurs victoires.
On «lit également que Joubert fut tue dès le début de la
(■itaille, alors qu'il n'y avait encore que des tirailleurs
'''engagés; on sait de plus avec quel acharnement notre
woée fut attaquée, avec quelle rage elle se défendit, les
pctet énormes faites par les Russes repoussés ou plutôt
**rs»és dans toutes les attaques qu'ils exécutèrent contre
Hûtri; centre; la terrible impression que leurs pertes
4S MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
firent sur les Autrichiens, qui trouvaient que nos morts
semblaient encore prêts à se relever pour les assaillir,
et sur Souvorowqui ne trouvait pas même dans ses sou-
venirs d'Ismaîlof un point de comparaison admissible
pour une lutte aussi destructive. On sait enfin que, si
nous perdîmes douze mille hommes à peu près dans cette
terrible journée, l'ennemi avoua deux mille hommes
dont on n'eut plus aucune nouvelle, sept mille blessés et
dix mille morts; mais ce que l'on sait moins ou plutôt
ce que l'on sait mal, ce sont les circonstances relatives
à la mort de Joubert, circonstances qui méritent d'être
recueillies, de la vérité desquelles je suis certain, et qui
ont été racontées par les historiens, illustrées par la gra-
vure, avec un appareil de phrases et de détails mélodra-
matiques à plaisir inventés.
Ce n'est nullement en se portant en avant avec une de
ses colonnes d'attaque, non plus en s'élançant à la tête
de ses grenadiers auxquels il aurait montré l'ennemi en
leur criant : c Soldats, marchez toujours >, c'est en fai-
sant tout aussi bien son devoir, mais d'une manière beau-
coup moins théâtrale, que fut tué Joubert; et si je m'at-
tarde à rectifier ces faits qui ne rentrent pas, à vrai dire,
absolument dans le cadre de mes Mémoiresy c'est non
seulement parce que ces faits ont une valeur historique,
mais surtout parce qu'ils sont pour moi une occasion nou-
velle de signaler aux historiens honnêtes à quelles erreurs
peuvent les entraîner les notices, les gravures du temps,
et, comme je l'ai déjà dit, les pièces officielles elles-
mêmes, tous documents écrits, répandus selon l'intérêt
et la passion du moment. Ce n'est pas sur des papiers
qu'on établira jamais la vérité de l'histoire.
Le général Joubert, qui à son corps défendant venait
de reprendre le commandement de cette malheureuse
armée d'Italie, avait de fait deux chefs d'état-major : un
LA HOHT de JOOBBBT. 4S
ie bureau, et c'était le gëoëral Suchet; un de bataille, et
celait l'adjudant général Préval. Le premier restait
pour sufQre &■ tous les devoirs écrits de cette place, le
sHODd ne quittait pas le général en cher, couchait dans
u chambre et n'avait qu'un portefeuille porté par une
ardonotnce.
Or il Advint que, le jour de cette Tuneste bataille de
Novi, quelques coups de fusil s'étant fait entendre.
Privai, que le général en chef employait aussi bien à
Ktoonaltre le terrain et l'ennemi qu'à rédiger, à trans-
mettre s«8 ordres et à veiller à leur exécution, Préval,
toujours le premier et le dernier à cheval, avait voulu
rwonnatlre ces coups de fusil et, parcourant toute la
ligne de nos postes avancés, découvrit ainsi une butte
d'où l'on dominait les positions ennemies. D'après le
nombre et la profondeur des colonnes que sa lunette
J'ipproche lui permit devoir, il putjuger que cesniou-
'ements annonçaient les préludes d'une grande bataille.
et, pensant qu'il importait au général en chef de juger
par lui-même la formation des masses que l'ennemi se
préparait à mettre en mouvement, Préval, né avec l'in-
stinct comme avec l'amour de la guerre, courut des quatre
juabei de son cheval pour avertir Joubert.
Îla bataille était engagée et nos tirailleurs repous-
laient la butte sur laquelle se concentra aus-
feu de l'ennemi; c'est alors que Jouhert, ayant
pna l'importance de la position, et conduit par Prê-
tai,arriva; il avait à peine braqué sa lunette, que, frappé
|tuuoe balle en plein cœur, il expira. Destinée bizarre
lui lai lit trouver la mort dans un commandement tant
•le Ibis refusé, qu'il avait abdiqué et pour ainsi dire par
fores accepté ; destinée qui fit de son subordonné le
pluidJTuaé la cause involontaire de sa mort.
Auffitôt Préval, ayant donné l'ordre d'emporter le
4Â MEMOIRES. DU GENERAL BARON THIEBaULT.
corps du générai Joubert, de le couvrir et de cacher sa
mort autant que cela serait possible, se jeta avec quel-
ques officiers au milieu des tirailleurs pour les reporter
en avant et empêcher qu'ils ne connussent la perte que
l'armée venait de faire ; après quoi il se hâta de porter
cette triste et grave nouvelle au général Pérignon, com-
mandant la gauche, et dont il se trouvait peu éloigné,
ensuite à Moreau, commandant le centre, enfin à Saint-
Cyr, qui commandait la droite. Sans doute le commande-
ment en chef fut dévolu unanimement et sans hésitation
au général Moreau; mais celui-ci ne pouvait plus quitter
le centre, où d'ailleurs il fit des prodiges. La bataille de
Novi se donna donc sans que, de fait, Tarmée française
eût un général en chef, sans qu'une pensée, une volonté,
pussent maintenir dans les opérations de cette journée
une harmonie, un ensemble si nécessaires; sans que les
forces devenues inutiles sur un point pussent être utili-
sées sur un autre; sans empêcher que, aux prises avec
une grande armée fortement commandée, la nôtre ne
présentât que trois corps agissant chacun pour leur
compte et qu'à une bataille générale nous pussions op-
poser autre chose que des combats isolés. Aussi nos
deux ailes furent-elles battues, alors que l'on peut croire
qu'elles auraient résisté si l'on y avait porté à temps les
forces devenues inutiles à notre centre, où la victoire fut
complète et où l'on fit un malheureux usage des troupes
dont on n'y avait plus besoin.
La bataille de Novi était perdue. Je passe sur les
fautes qui en déterminèrent l'issue et notamment sur
cette incroyable impéritie d'un commandant de la gau-
che qui engoufi'ra son artillerie (vingt pièces environ)
dans un ravin, au lieu de lui faire suivre les hauteurs; de
sorte qu'il suffit à un seul tirailleur autrichien de tuer
les chevaux de la première de ces pièces pour qu'elles
PÉRIGNOK. CfiOUCHY. COtl.l. 45
fussent toules arrêtées, daas l'impossibilité de se sauver
et fatalement prises; mais ce que la langue française
n'offre guère de moyen de caractériser, c'est que, dumo-
meototi cette gauche fut en pleine déroute, les géné-
fam Pérignon, Grouchy et Colli (Piémonlais) s'étaient
imaginé que toute l'armée <'-tait perdue. Pérignon avait
Iris faiblenient commandé lu gauche, que (iroucby avait
Ktoaiie plue faiblement encore, et ces trois généraux,
«timant qu'il est toujours préférable, pour n'être pas
maltraités, d'être les premiers prisonniers, qu'on court
noiûB de chances & être pris abrité dans un village plu-
IJt qu'ft découvert et en plaine, au milieu du jour que
dCDuit, à trois plut&t que seuls, au cours de la bataille
platAtque dans le dernier acharnement de la lutte, ces
trois généraux, obéissantdonc à cette malheureuse inspi-
nlioa qui d'ailleurs leur fut funeste, restèrent d'un com-
mun accord au village de Pasturana, point d'appui que,
[>ute de l'avoir mis en état de défense (1), la gauche était
otili|ée d'abandonner; ayantdonclaissé leurs troupes se
mirer el s'étaot blottis dans un enfoncement formé par
ludeux corps avancés d'une auberge, ils attendaient là
poar le rendre au premier général ou officier autrichien
ipl «e présenterait. Or un capitaine de voltigeurs, les
iJuA aperi;us là quand leur retraite était encore possible
<l croyant qu'il devait se dévouer pour la favoriser, barra
Il grande rue du village avec sa compagnie. Cetterésis-
tance héroïque ne rentrait pas dans le plan des trois
ï*o*ram, qui ûrent ordonner au capitaine de mettre son
■Bouchoir au bout de son épée. Uonte inutile; à ce mo-
(1) Ilifu u'dtali plus tacite quu cette ii
■«niMit da crfiaeler le» maisona el de coi
UgnndbAliment carré qui doiuiDe ca village et iloal l'unoemi
l'Mpmdn vive farce, d'au il nous 111 la plusgrauil mul et tiovant
Hnd aaut ilevioaa âtre en meaure du l'urrëter ; Taule capitale qui
fiW\e autant J'igoorance que d'itnprièvciyaocc.
46 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL RARON THIÉRAULT.
ment même un gros de hussards autrichiens survenait,
exterminait la compagnie et faisait prisonnier l'officier;
puis ces mêmes hussards poursuivant leur route, les pre-
miers d'entre eux arrivant à l'enfoncement de l'auberge
aperçurent tout à coup les généraux avec un ou deux of-
ficiers, et, leur faisant l'honneur de les prendre pour une
embuscade, ils les traitèrent à coups de sabre; le général
Pérignon eut la tête ouverte, le général Grouchy l'eut
également (1), et de plus fut balafré; cette marque est
encore aujourd'hui le plus bel ornement de son bàtoa
de maréchal. Il écrivit de Novià sa sœur : c J'ai trois
blessures dangereuses... On ne me trépanera pas... Pé-
rignon sera conservé. >
Au milieu de cette bagarre, tout cela serait resté
ignoré, car aucun des complices n'eût trahi l'autre; mais,
outre le capitaine qui, rentré en France après son
échange, raconta le fait, un lieutenant de la 26* demi-
brigade, nommé Deney et devenu secrétaire du général
Delmas, avait été témoin du fait, et, dans son indignation,
il en rendit compte au général Moreau, qui lui recom-
manda de se taire. C'est par lui néanmoins que le général
Delmas fut mis au courant, et, quand le retour du capi-
taine vint confirmer la narration de Deney, Delmas ne se
croyant plus obligé au silence, laissa la vérité se faire
jour. Quelques autres personnes avaient eu, de source
différente, connaissance de Taventure, et dans ce nombre,
je citerai le maréchal de Conegliano; mais est-il besoin
de tant de témoignages, et de tels faits ne se confirment-
ils pas par eux-mêmes ? En effet, ces trois généraux de
division furent pris ensemble; donc aucun d'eux n'était
à son poste, que pendant une bataille personne ne doit
quitter; ils ont été pris loin de leurs troupes, donc ils
(1) L'aide de camp du général Grouchy fut encore plus griève-
ment sabré que son général.
LE POIX D'UNE LÂCHETÉ.
les avaient abandonnées, et de plus ils ont été pris sans
une circonstance qui puisse je ne dis pas justifier, mai?
tiire compreodre la prise d'aucun d'eux. Au reste, le
ciel se chargea de les châtier, et, sans revenir sur les
coups de sabre qui, mieux appliqués, auraient peut-être
étUi de plus grands malheurs à la France, ils se trom-
pèreot sur le» conséquences désastreuses de cette bataille
et furent les seuls généraux français qui ornèrent le char
de triomphe de Souvorow ( 1).
Pendant ce temps, le centre, aus ordres de Moreau,
liTaitBB d'héroïsme avec lui, et Moreau, à la tête de ses
Iroopes. repoussa trois fois les colonnes russes, que, à la
demièreattaque,Sauvorow avait conduites lui-même et
nec lesquelles il ne se retira en rugissant que parce
que la plupart et les meilleurs de ses régiments étaient
détrntts. Rien n'est donc plub magnifique que la conduite
il» Kareau, dans une lutte d'autant plus glorieuse qu'elle
tUitpIuB inégale; rien n'était de même plus caractéris-
liipeque son sang-froid, car il en fit preuve il ce point
ipe, tombé avec le second cheval qui fut tué sous lui,
on le releva sans que les boultées de fumée de son cigare
suîsentété ralenties ou accélérées. Mais il était écrit que.
dtni cette mémorable et funeste bataille, le centre seul
■ontieudrait l'honneur français, et. à propos de la droite.
{1) Cequi n'empêcha que le gém-ral marquis de Groucby, qui
nitis ut le duc d'AngoulâmepriBouaior lia guerra. que Napoléon
'iBjarécliBl.qui deux mois après Ut perdre iDliiilAille de Waterloo.
■puLoaUPhilippe conlirioa dans le plus baul des f^radee, fut ua
^ Iroii tlênêrnjK fraogais qui on ISll livrireot la France aux
'Wrbant, Les deux autres furent le géitoral Dessolto, crii- mar-
V^t pour ce fait, el le comte Ricard, qui, pour contribuer e faire
MnuMr le marécbal 8oult roi de Portugal (1809), trahit si com-
P'^lciocnt, et par la perspective d'un ducbé, sa patrie comme
i soldat et son sermeot comme sujet
«ioèfiii.
ipsreur, (
e otflcior général et £■
le cliof d'état-mujor
48 MEMOIRES DU GENERAL RARON THIERAULT.
c*e8t avec peine que je révélerai un fait qui dépasse, et
de beaucoup, en infamie la conduite des trois généraux;
car, en se livrant à Tennemi, ceux-ci ne firent perdre à la
France que trois hommes, et tout ce qu'on peut regretter,
c*est qu'elle ne les eût pas perdus plus tût.
Quant à la droite, conduite par le général Saint-Cyr,
elle était composée de Tancienne armée de N^)les
réduite à deux divisions. Le général Watrin, qui com-
mandait Tune d'elles, occupait le bas du coteau, au som-
met duquel se trouvait le général Saint-Cyr avec sa
réserve. Watrin, voyant quelques corps autrichiens se
réunir devant lui et se préparer à une attaque, crut
qu'il fallait non pas les attendre, mais marcher vivement
à eux, les attaquer pendant qulls se formaient, afin d'être
plus sdlr de les disperser; toutefois, ne voulant pas em-
piéter sur les droits de son chef, il se rendit de sa per-
sonne auprès du général Saint-Cyr, lui parla de son
projet et lui demanda ses ordres; pour toute réponse il
reçut un : • Faites comme vous voudrez. » Or, avec un
homme aussi impassible que le général Saint-Cyr, aussi
laconique, aussi glacial, et surtout dans ces moments où
un chef doit tout faire pour exciter l'ardeur de ses subor-
donnés, ces mots signifiaient et ne pouvaient signifier
qu'une approbation, c'est-à-dire un ordre, attendu qu'au-
toriser une attaque est la prescrire. Préval, qui était
présent, et qui depuis une demi-heure examinait avec
le général Saint-Cvr les énormes masses de cavalerie
que Fennemi réunissait devant sa position, ne put mo-
dérer cette exclamation : c Mais, mon général, il va être
écrasé ! — Oui, répondit Saint-Cyr avec une insouciance
dont le souvenir seul bouleverse; mais il n y a pas de
mal à faire donner quelques leçons à ces généraux de
Tarmée de Naples. » £n effet, à peine engagé dans
cette plaine. Watrin fut assailli, rompu, accablé et pour-
tES CALCULS DE GOOVION SAlNT-CYfl. 45
suivi avec acharnement par Je général-major de LusîgDan
qui, i la tête d'un nombreux corps de cavalerie, arriva
jusque Bur la réserve de Saint-Cyr, par qui il fut repoussé
et pièvetnenl blessé.
Arrftons-nous un moment à ce fait, que par malheur
eipliquent trop d'autres faita appartenant à la vie de ce
grand homme de guerre (1 1 . C'est avec tristesse qu'on doit
le dire, le général Saint-Cyr était placé de manière à
juger également de la possibilité et de l'opportunité du
monTemeot, Watrin ne l'était pas, Kn venant demander
désordres, ce derniercouvrait sa responsabilité par celle
df son chef, et pour Saint-Cyr, qui venait déjuger l'issue
faille du mouvement, c'était un devoir sacré de prescrire
de De pas bouger; en ce moment où la France soute-
Mitune lutte si inégale, c'était une trahison envers elle
itnede laisser détruire sciemment une division, et dans
quel bat î Pour que, la bataill'! se trouvant mal engagée.
Iw, Saint-Cyr, eût l'honneur, ce qui arriva pour un
moment au moins, de la rétablir.
Tout en reconnaissant la haute transcendance de ce
fiiitai Saint-Cyr, on est obligé de convenir qu'il n'a
junijs travaillé que pour lui ; incapable d'être inUuencé
jwr d'autres intérêts que les siens, il a toujours été un
<luigereux camarade et n'a pu avoir que par suite de
If^&ïiids calculs l'apparence du dévouement & la patrie
onde quelque autre sentiment généreux que ce puisse
to- D'ailleurs, la suite de la bataille ne put justilier
'loqulifiable : < Faites comme vous voudrez • ; car, si le
StoénI Saint-Cyr eut l'avantage immédiat de rejeter les
IWtilivanls de Watrin, il dut abandonner bientôt une
piMtion que, sans les désastres de la division sacriHée, il
HlUjagi'iiieul du gcaiTul Thiébuult an trouve coulirmé noliun-
^'Upir une acèue qod nutim stgoillcative que le gL^aéral Uarbul
'■rPOrte itaaa les Mémoira, tutne 111, page 110 (Éd.)
iO MEMOIRES nu GÉ!«EBAL BABON THICBAULT.
eût peut-être consenrée ; et ce qui tendrait à prooTer cette
supposition, c'est que, arec ce qui lui restait de troupes,
il exécuta une retraite magnifique contre des forces abso-
lument supérieures.
Hélas! c'est une passion très commune que cette
ardeur à sacrifier des rivaux pour se faire valoir, et, sans
trop fouiller ma mémoire, je pourrais mettre en scène
des chefs gardant leurs troupes immobiles pour le seul
plaisir de laisser battre un concurrent jalousé. C'est Ney
encombré d'artillerie et refusant quelques batteries à
Soult qui, à Oporto, avait perdu toutes ses pièces; ce sont
Dorsenne et Marmont ne négligeant aucune occasion de
se nuire mutuellement: c'est Soult qui ne se porte pas à
Santarem afin d'empêcher Masséna de conquérir le Por-
tugal, d'où lui, Soult, avait été si honteusement chassé.
Il semble que le harnais militaire est plus propice
qu'aucun autre à provoquer chez quiconque le porte
cette rage de gloire et cet entraînement à spéculer sur
la défaite du rival qui porte ombrage; il fait naître, en
quelque camp que ce soit, les jalousies et les compétitions^
et c'est gn\ce à un fait de cette nature que, après la.
défaite de Novi, nous pûmes conserver Gènes, qui cepen—
dant était à discrétion. Souvorow et Mêlas discutèrent
pour savoir si cette place serait occupée au nom d^
l'empereur de Russie ou au nom de l'empereur d'Autri-
che. Il fallut en référer à ces souverains, qui, pas plus qu^
leurs généraux, n'étaient disposés à céder sur ce point ^
tandis que la diplomatie discutait, l'occasion se perdit, e€^
voilà ce qui ajouta à la gloire de Masséna l'étemel hom^
neur du blocus de Gènes et ce qui rendit possible poimBT
le Premier Consul la victoire de Marengo. Et là je tcB*—
mine le récit des faits que. sur celle bataille de Novi, j^
lègue à rhistoire dans toute leur nudité.
Un tel événement devait avoir en France et surtout
l'arisleplasgrand retentissement: tous, nous y déplo-
rioQg la servilité avec laquelle, en dépit de sa propre
coaviction et de l'opinion d'autres cbefs illustres, Jou-
krt avait obéi aux ordres du Directoire. Or, au lieu de
regretter d'avoir été trop obéi quand il ordonnait des
batailles, le Directoire renouvelait ses funestes injonc-
tions H l'égard de Masséna, qu'il accusait de rester dans
l'iDution en Suisse. Ne devinant pas ou ne voulant pas
recoDoaltre que cent raisons, et des meilleures, pouvaient
ttn invoquées pour différer raCTensive, il l'accablait de
reprodies et d'instances dans une correspondance dont,
ivrei dire, cet illustre général ne tint aucun compte; de
plut, il le fit attaquer ou plut6t condamner dans des
irtieles de journaux, fort hostiles, dont le but était de
préparer l'opinion à la disgrAce de ce grand bomme de
purre, et dont le thème servait de texte dans les rues,
diosles cafés comme dans les salons, aux propos et aux
dùeoura de toutes les créatures du pouvoir.
Ud soir que je me trouvais au Luxembourg, témoin
d'une des sorties dont le général Masséna était l'objet,
■I ne fut impossible de me contenir, et j'allai assez
loia pour qu'un ami de mon pi>re, personnage puissant,
patAt devoir me prévenir que les attaques contre les-
i^ntliea je parlais, disait-il, en don Quicbotte n'étaient
I«> seulement l'expression d'une opinion individuelle,
^tàt un r61e imposé par les cbefs du gouvernement.
Ce même omi crut donc devoir m'engager à plus demo-
^ation; toutefois les considérations qu'il mettait ainsi
'n avant étaient à cent lieues de pouvoir m'arrëter; je
^linuai donc de plus belle, revenant môme sur la cri-
"'Mlle rébellion de Rome demeurée impunie. Je Eentis
1"^ nulle part je n'avais d'écho, et ce fut pour moi l'oc-
tMion de me convaincre que le général Masséna, qui
'^lîl la puissance de rendre la gloire tributaire, n'eut
S« ViMOItES Dr &K9CtAL BAB05 THIÉBACLT.
jamaM celle de conquérir la farear des coeurs. De fait,
lea cinq Dîrecteors ''ces rois à terme, comme les appela
plus tard Napoléon) ne loi forent ^ère moins hostiles
que les ennemis qn' il battait les armes à la main, et que
ne le forent poor lai la Coar impériale et celle de
Loais XVIIL II n'j arait, en effet, aacan rapport entre
ce grand homme de gnerre et les familiers des œils-de-
bœnf de quelque château que ce fût. D est certain que le
maréehalat, les grands cordons, les dotations qae reçot
plos tard Massëna ne réussirent pas à donner le clumge
•ar une disgrâce qui datait des premières rivalités de ce
général avec Bonaparte, et rraiment. en cette fin d'an-
née 1799, on sentit que cette disgrâce devait être irrévo-
cable, tant elle fut alors préparée avec acharnement, au
moment même où elle était le plus imméritée.
L'heure prévue par ses calculs étant arrivée, c'est-à-
dire ses positions rectiûées, ses troupes reposées, ses
plans mûris, les derniers renforts de Russes, de Bava-
rois et d*émigrés ne devant pas avant dix jours rejoindre
les années de Korsakow et de Hotze, le général Mas-
séna, voulant prévenir Sou vorow qui se hâtait d'accourir
en Suisse, avait passé la Limmat, fait passer la Linth au.
général Soult; il avait morcelé et battu Tarmée de Kor-
sakow, et fait surprendre par son lieutenant et rejeter*
dans les montagnes Tarmée du feld- maréchal Hotze
qui fut tué dans la bataille; il avait fait enlever toufc.
le Saint-Gothard par le général Lecourbe et battra
par le général Gazan le corps de Russes et d'émigrés
devant Constance, le prince de Condé et le du
d'Enghien ayant manqué d'être pris. Dans un des payt
du monde les plus faciles pour la défense, deux armée
et deux corps d'armée avaient été défaits en dix
d'opérations, lorsque le général Masséna apprit par \
général Lecourbe que Souvorow, décoré du titre
CAMPAGNE DE SUISSE, 33
prince Italisky pour prix de ses victoires en Italie contre
Scherer, Horeau, Macdonald et Joubert, que Souvorow,
ili»-je, s'avançait par la vallée de la Reuss, avec toute
l'innée russe d'outre-monts. A l'instant Masséna se
porte h sa reaconire avec tout ce qui peut le suivre, lui
tiit à la fois barrer le passage et couper la retraite, et,
aptes plusieurs combats destructeurs, parvient à le re-
fouler et à le terrasser dans la vallée de Multen; là il
l'altBqae et le défait encore, le force à abandonner ar-
Ijlltrie, équipages, blessés, malades, une foule de prison-
niers. Laissant aussi, je crois, son dernier cheval, Sou-
Torow se sauve avec de misérables débris A travers
d'altreuses montagnes, où le général Mortier reste
chargé de le poursuivre. Alors, en toute hâte, le général
en chef rétrograde pour combattre et battre de nouveau
Korsakow. qui. avec plus de 12.000 Russes, Bavarois et
^mi^és presque tous formés de renforts qui venaient
li'Uriver, accourait au secours de Souvorow déjà battu,
alors qae, de son c6té, ce dernier avait tout risqué et
ucriGé pour opérer sa jonction avec Ilolze et avec Kor-
^ow lui-même, dont il ignorait la première défaite.
Lotte étemelleroenl glorieuse: succès dont je ne connais
"Mua autre exemple, car il fut obtenu presque entière-
"lent par la force et par l'exactitude des calculs, par la
'■gesse et l'habileté des dispositions, la vigueur de
''«Écution et la rapidité et l'ensemble des mouvements.
Ottinze jours avaient sufll au général Masséna pour
''aitcre et anéantir trois armées et trois corps d'armée,
'Composés de troupes différentes; pour décider de l'oc-
'^upalion de la Suisse, pour faire tuer sur le champ de
''Ktnille un des meilleurs généraux en chef de l'Au-
'•"icbe. pour renvoyer l'ours du pôle rugir dans sa la-
nière et y mourir de rage d'avoir été vaincu.
Eh bien, cette magniOque série de victoires qui, en
54 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL RÀRON THIÉBAULT.
toute circonstance, auraient suffi pour immortaliser un
homme et honorer une nation ; qui affranchissaient la
France du joug de l'étranger, qui seules pouvaient la
préserver d'une invasion immédiate, invasion faite à la
Souvorow; ces victoires, qui auraient dû valoir au géné-
ral Masséna un triomphe, que du reste l'opinion lui
décerna et que la postérité s'honorera de sanctionner;
ces victoires étaient d'une nécessité telle que, du
moment où l'on sut le général Masséna, notre dernier
espoir, aux prises avec ses trop nombreux ennemis,
tout Paris, toute la France furent en émoi ; ce n'était
plus que de l'air et du ton de l'effroi qu'on s'y abordait
pour se demander des nouvelles, et je me rappelle que
l'anxiété arracha à M. Roy, l'homme si froid et si pru-
dent, futur ministre et pair de France, ces mots si carac-
téristiques dans sa bouche : < Une telle lutte est d'un inté-
rêt à faire frissonner. » £t pourtant cette campagne de
délivrance et de gloire ne put suffire pour museler les
calomniateurs du général Masséna, et, lorsque l'Europe
ennemie proclamait sa grandeur, on porta l'impudeur, à
Paris, jusqu'à susciter une polémique de journaux ten-
dant à prouver que si Masséna avait agi plus tôt, il aurait
obtenu bien d'autres avantages. Informé, comme je l'ai
dit, que ces impertinences émanaient d'assez haut pour
mériter d'être reçues moins légèrement que par du mé-
pris, j'en écrivis aussitôt la réfutation, et, n'ayant pu
faire insérer dans le journal agresseur ce que l'indigna-
tion m'avait dicté, je modifiai ma rédaction, que j'inti-
tulai : t Les Victoires de Masséna », et je la fis imprimer
et répandre avec profusion. Je terminais cet écrit en
annonçant le triomphe prochain de nos armes, triomphe
rendu possible par la récente campagne de Suisse.
Dès lors, la crainte d'une invasion se trouvant dissipée,
et dans mon désir de voir se réaliser les prophéties de ma
• LES VICTOIRES DE MASSENA. » 55
brochure, je fus obsédé de cette idée fixe, l'Italie recon-
quise; je révais la nuit, je pensais tout le jour au plus
sûr moyen d'effacer de nos fastes la honte de cette année
17d9, qui en si peu de mois nous avait ramenés des
bords ioniens jusqu'à Gênes. Plusieurs plans se pré-
sentèrent à mon esprit; l'un d'eux m'apparut plus sai-
sissant et plus décisif; et, pour donner plus de précision
à ma pensée, je la mis par écrit et la fis transcrire au
net par une religieuse qui me servait alors de copiste.
Ce plan copié, je le montrai à mon père, qui le jugea
plus important que je ne l'avais jugé moi-même, et qui
me conseilla de le porter au ministre de la guerre et au
président du Directoire, ce qui fut résolu.
CHAPITRE m
J'attendais un moment propice pour me présenter au
ministère; on était au 44 octobre, et ce jour-là je fus
amené je ne sais plus pourquoi au Palais-Royal. J'y étais
à peine entré par la grande cour, quand, à l'autre extré-
mité du jardin, je vis un groupe se former et se grossir,
puis des hommes et des femmes courante toutes jambes.
Pour n'avoir pas Pair de céder à cet entraînement de
fous, je m'avançai simplement vers ce groupe qui se
divisait en un grand nombre de petits, de nouveaux arri-
vants se succédant sans cesse, repartant sitôt les pre-
miers mots entendus et s'éloignant avec les signes de
l'agitation la plus complète. Sans doute, on échangeait
l'annonce d'une grande nouvelle, insurrection, victoire
ou défaite. Pour abréger mon incertitude, j'avais hâté le
pas; je voulus même questionner quelques personnes,
qui, venant du rassemblement, me croisaient en préci-
pitant leurs pas. Aucune ne s'arrêta; mais un homme,
sans cesser de courir, me cria d'une voix tout essoufflée
cette phrase : * Le général Bonaparte vient de débar-
quer à Fréjus. » Alors, à mon tour, je subis l'effet du ver-
tige commun, et, après le premier instant de stupeur
qui me retint pendant quelques secondes fixé au sol, je
pris ma course pour rejoindre mon cabriolet que j'avais
laissé rue du Lycée.
Ma première pensée était d'aller à toute bride porter
BONAPARTE DÉBARQUE A FRËJUS. &1
Mite grande nouvelle à mon pÉre; ma seconde fut de
comineDcer par la vérifier: Je me rends donc à l'ëtat-
iDEJor de la place, me des Capucines; mais là, comme
an Palais-Royal, je n'eus pas le temps de faire une ques-
tioa; le mouvement, qui devenait général dans tout
Paris, ne laÎGsait plus d'ailleurs l'objet à aucun doute.
Celle DOnvelle, que le Directoire venait de faire annon-
cer lui Conseils par un messager précédé d'une musi-
ifu, se propageait avec la rapidité fluide de l'électricité.
Chtqae coin de rue offrait une nouvelle représentation
de la scène du Palais-Royal : de plus, les musiques des
pégimantsdelagamisonparcouraienldéjà Paris en signe
d'allégresse publique, entraînant à leur suite des ftots
df peuple et de soldats. La nuit venue, des illuminations
furent improvisées dans tous les quartiers, et ce retour
imsi désiré qu'inattendu fut annoncé aux cris de : Vive
Il République I de : Vire Bonaparte I dans tous les théâ-
tre!. Enlin on se cherchait pour s'apprendre ce retour
miraculeux: on se visitait pour s'en féliciter, et l'en-
Ibouiiaame, le délire qui animaient si étrangement
Pirii, allaient se répandre dans la France entière.
Ainsi ce n'était pas le retour d'un général, c'était,
>oi»rhaMt d'un général, le retour d'un chef, et d'un
chef d'autant plus puissant qu'il semlilaità la foisnéces-
tarre i l'armée, è la politique et au gouvernement. Sous
« troisième rapport, son retour était encore plus désiré
lue tous les deux autres; car il ne restait en France
is'un simulacre de gouvernement, et la Constitution ne
woslJtDait plus rien. Battu en brèche par tous les partis,
'< Directoire était à la merci du premier assaut, Ce
"'"Si pas qu'il n'y eût, dans ce Directoire, du talent, du
'^aclére et du patriotisme: mais cinq chefs, au lieu de
l^intupler les forces, les divisent et les annulent en rai-
*"" de leur nombre. Que pouvaient les Directeurs, gens
^S MÉMOIRES DU GÉNÉR^&L BARON THIÉBAULT.
sans foriane, sans famille, comme sans avenir et sans
consistance ; de quelque manière qu'on les eût chamar^
rés et logés, que pouvaient-ils contre des chefs militaires
illustrés par tant de batailles ? Était-il possible que les
vainqueurs de tant de rois restassent bannis de ce Direc-
toire ou s'j crussent représentés par un Moulin, que,
grâce à sa nullité, son habit n avait pas exclu? Moulin,
gouvernant Kléber, Pichegru, Saint-€yr, Desaix, Moreau,
Jourdan, Masséna, Bonaparte, était burlesque. Et, en ce
qui concernait le général Bonaparte, c'est depuis qu'il
était en Egypte que nous avions subi tous nos désastres;
il semblait que, lui présent, chaque bataille perdue eût
été gagnée, et que tout territoire évacué eût étéconservé»
tant la France avait foi non seulement au génie, mais à
rinfluence magique de cet homme; il avait donc été
l'objet de regrets et de vœux, qu'aucun des autres géné-
raux de la République n'avait pu effacer ou diminuer,
et si, grâce à Masséna, la victoire paraissait prête à
rentrer dans nos rangs, c'est en Bonaparte seul qu'on
voyait alors le sûr garant de cette victoire. Telle fut la
cause de la joie qu'excita la nouvelle de son retour, et
cette joie fut telle que le député Baudin, des Ardennes,
en mourut dans la soirée même. Enfin, le 16, au matin,
le plus petit hôtel de la rue Cbantereine, nommée de suite
et par acclamation la rue de la Victoire, recelait celui
dont la destinée, désormais irrévocable, allait donner au
monde le plus effroyable exemple des vicissitudes hu-
maines.
Je n'écris pas l'histoire. Je n*ai pas à faire connaître
cette révolution du 18 brumaire connue de tout le monde
et qui s'effectua vingt-six jours après le débarquement
du général Bonaparte à Fréjus, vingt-quatre jours après
qu'il fut rentré à Paris avec Berthier, Lannes, Murât et
Bessières. Je ne rappellerai pas le désappointement
fl't|tfOiiTa le général Bonaparte en trouvant la France
notns accablée ou moins menacée qu'il ne l'espérait:
dt fait, la brusque présence du vainqueur de Castiglione
et de Rivoli, du Mont-Thabor et d'Aboukir, ramenait
dans Paris une sorte d'animation guerrière qui pouvait
faire illueion ; mais je m'arrêterai, un instant, à ce re-
tour, qui, divinisé par les uns. Tut blâmé par les autres.
Au milieu de l'allégresse populaire, des récriminations
^'levèrent, et deux reproches notamment furent répan-
dns dans le public avec acbarnement. On accusait
Banaparte d'avoir quitté son armée, d'abord parce que
l'expédition d'Egypte ne pouvait plus avoir une issue
beureuse. ensuite parce qu'il prévoyait que cette année
denil finir par succomber; on raccusait aussi d'avoir
Inosgressé les lois militaires, et très haut on le taxait
lie lAeheté pour le premier grief, de désobéissance et de
dûertion devant l'ennemi pour le second.
fia réalité, si l'on s'en tient au point de vue militaire.
Bonaparte était inexcusable, et Sieyès avait raison lors-
que, i propos d'un manque volontaire d'égards dont il
ivaiti se plaindre de la part de Bonaparte, il l'appela :
• Petit insolent envers le membre d'une autorité qui
imJtdd le faire fusiller. ■ De fait, il avaitdooné l'exemple
d'un acte que plus tard il eât fait punir de mort. et.
quelle que fdt l'apparence de ses motifs, il était d'autant
plai coupable qu'il avait osé amener avec lui des géné-
raux, des olBciers qui, comme lui. n'auraient dû quitter
l'Egypte que par les ordres de leur gouvernement et qui,
rerenaot ainsi, ne pouvaient plus être considérés que
tomme des séides ou des complices. La violation des lois
wniUires n'était pas un délit moindre, et la gravité de ces
de» chefs d'accusation motiva la proposition que lit
Bemadolte de traduire le général Bonaparte à un conseil
<'e guerre: mais on eut peur de le pousser à la rébellion
60 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
immédiate, et c'est incontestablement ce qai lui fit don-
ner par le président du Directoire (Gohier) l'accolade
fraternelle. Gomment eût-on osé sévir contre un homme
dont le voyage de Fréjus à Paris avait été un triomphe,
et que la garde même du Directoire accueillit aux cris de :
c Vive Bonaparte! > Et pourtant il était évident que le
patriotisme n'avait été et n'était pour lui que le prétexte
de l'ambition. Ses habitudes, ses goûts, ses manières,
ses discours, ses proclamations, ses moindres paroles,
sa figure, son regard, sa nature enfin et jusqu'au dédain
qu'il afficha longtemps pour la tenue militaire, révélè-
rent partout ses idées, ses espérances et ses désirs d'u-
surpation. Ainsi on ne pouvait se dissimuler que, par son
retour même, il n'eût arboré l'étendard de la révolte.
L'habileté, le bonheur et Taudace nécessaires au succès,
le sauvèrent; mais, tout en spéculant sur l'admiration et
la confiance des uns, la faiblesse ou la lâcheté des autres,
sur le désaccord d'une partie de la population et le be-
soin que l'on avait d'ordre et de repos, sur l'exaltation
des masses et le délire avec lequel se concentrèrent en lui
les espérances d'un peuple qui n'espérait plus en rien,
sur les malheurs et les pourritures de l'époque qu'il sut
exploiter, il ne put échapper malgré tout à cette convic-
tion qu'il n'y avait d'alternative pour lui qu'entre une
réussite complète et un crime irrémissible, un trône et
un gibet. Et voilà pourquoi l'imputation de lâcheté por-
tée contre lui était absurde, parce qu'il lui avait fallu
pour revenir en France l'énergie et le courage du fac-
tieux.
Je l'avais étudié et suivi avec trop d'attention, tant à
l'armée de l'intérieur que pendant ses immortelles cam-
pagnes d'Italie et pendant son séjour à Paris au com-
mencement de 1798, pour que je me trompasse sur les
conséquences de ses progressions, sur la portée de ce
PBAtUDES DU IN UROMAIBï:. «l
iDotqa'il avait dit avant son départ pour l'Egypte :• La
poire n'est pas mfire. • Je ne doutais donc pas qu'il eilt
et'! ramené par son ambition, et non par son patriotisme;
el cependant je cédais à l'enthousiasme gêné rai, Jouissant
d'avance des victoires que le retour de ce grand homme
^raotissoit, et je me livrais àma joie avec d'autantplus
il eKuïion que je n'avais pas calculé qu'il devait choisir
prdcisénicût pour l'exécution de ses projets liberticides
If moment où la France avait le plus besoin de lui, où
lu saisoD sjouroait toute opération militaire, où l'on
élïit dans l'ivresse de son retour; en dépit de tous les
fifmptdmes, je ne me doutais pas que nous touchions à
la crise que sa brusque présence annonçait.
Le général Bunaparle étant arrivé le 16 octobre, h
SIX heures du matin, au Directoire, avec Uertbier,Bertbol-
l(t. Mooge (ce qui était forthBbile),je me présentai le 1>t
isaporte; il étaitsorti, et jem'iascrivis.I.e31,jeretour<
Oïl chez lui : il y avait beaucoup de monde ; il Gt un pas
rm moi lorsque je m'approchai, m'accueillit à mer-
veille, reçut avec bienveillance les félicitations que. au
tBJelde son retour, j'adressai k la France dont ce retour
comblait les vœui; enlln il me dit, quand Je fis place à un
tatie : f Je compte vous revoir. > Le 26 (4 brumaire).
Jeprofitat de cette sorte d'invitation; il était dis heures et
demie lorsque j'entrai dans le salon. Le général Bona-
parte était debout et fort occupé d'un entretien avec un
bomme que je ne connaissais pas et qui se promenait
iTKlai au fond du salon ; je m'approchai de la chemi-
ote; Mme Bonaparte arrivée, je causai avec elle. Un peu
■nnl onze heures, il congédia son interlocuteur, serap-
ptwht de nous, me dit amicalement : < ftonjour, Thié-
blilt 1, sonna pour qu'on servit à déjeuner, ajouta en
■> retournant vers moi : t Vous déjeunerez avec nous. •
ApeiDeà table, en tiers avec Mme Bonaparte et lui. Il
ê± MÉMOJBES OU GCSBBAL BAB05 THIÊBAULT.
me parla des deux dernières eaoipagDcs, et, s'arrètant à
celle de Naples, me dit : t Je sais q«e tous tous y êtes
bien eondnit > . et, pen après, sans prononcer le nom de
Championnet, mais, selon son habitnde, personnifiant
par sa toamare de phrase le rôle général de f armée, il
ajouta : « Il n'y a qae toos qui, pendant mon absence,
ayez fait de bonnes choses. >
Ponr ce qui me concernait, ce qa*il arait dit marquait
pins qae de la bonté : je fus même étonné qu'il eût daigné
étendre ses éloges jusqu'à moi. simple adjudant général.
11 est Trai que, dans ce moment surtout, occupé de tout
autre chose que de moi, je ne considérai pas que, comme
il se trouvait à Paris sans aides de camp et comme il était
au courant de la manière dont je senrais, je pouTais loi
couTenir... Absents ou présents, ses aides de camp, arec
la presque totalité desquels j étais lié, m'auraient para
d'ailleurs, et à deux près, ne rien aToir qui pût m'impo-
ser beaucoup. Si je ne me plaçais ni sur la ligne deMar-
mont comme ofGcier instruit ou comme orateur mili-
taire, ni sur la ligne de Duroc si remarquable par sa
réserve et sa sagesse, il était de leurs collègues que sous
aucun rapport je ne plaçais sur la mienne. Quoi qu'il en
soit, ridée de lui être attaché, cette idée que tant d'au-
tres à ma place auraient eue, ne me vint même pas.
Un mot me fit naître la pensée de lui parler de mon
plan d'une nouvelle campagne en Italie ; mais Tà-propos
échappa par la brusquerie avec laquelle, à ce que nous
disions du dévouement des troupes et du zèle de quel-
ques chefs, il opposa tout à coup ce qui s'était passé et
se passait dans l'intérieur; il attaqua le gouvernement
avec une violence qui me bouleversa; voici à ce sujet
quelques phrases que ma mémoire me rappelle et qui
donneront une idée des autres : c Une nation est tou-
jours ce qu'on sait la faire... les factions, les partis, les
A LA TSBLE DE BO^APARTE.
divisions triomphantes n'incriminent que le pouvoir... Il
n'est pas de mauvais peuple pour un bon gouvernement,
comme il n'y a pas de mauvaises troupes sous de bons
chefs. Hais quespérer de gens qui ne connaissent ni
leur pays, ni ses besoins, qui ne comprennent ni leur
tirmps. ni les hommes, et qui ne trouvent quedes résis-
tances où ils devraient trouver des secours? • Puis il par-
tit en une bordée d'injures contre le Directoire. • J'ai
laissa la paix et je retrouve la guerre. L'iniluence de la
victoire a été remplacée par de« défaites honteuses.
L'Italie était conquise ; elle est envahie, el la France est
menacée. J'ai laissé des millions, et la pénurie est par-
tout; ces hommes abaissent au niveau de leur impéritie
la France qu'ils dégradent et qui les réprouve. *
Napoléon disait : • (Juand on veut dîner bien, il faut
dtn«r chez Cambacérèsi quand on veut dîner mal, il
bal dîner chez Le Brun; quand on veut dîner vite, il
taot dîner chez moi. . La vérité est que ses dîners sou-
veol ne duraient pas une demi-heure, et que le déjeuner
que je rappelle dura beaucoup moins. Malgré cela, et
qudqiie datte que je fusse de me trouver à ce petit cou-
ven, pendant lequel la fortune me sourit inutilement, ce
repas avait fini par me paraître long. Depuis que l'acte
d'sccusution, l'espèce d'anatbème contre le Directoire
*vai( commencé, j'avais gardé le plus absolu silence et
jt m'étais efforcé de rendre mon visage aussi muet
que ma bouche ; mais cette situation devenait à chaque
UtiUot plus pénible. Ce fut donc avec un véritable
ttnlagenienl que je vis arriver le moment de donner la
DUin & Mme Bonaparte, pour rentrer nu salon, où nous
tWnTâme» le général Serurier, ce qui fut pour moi
un nouveau bonheur. De suite, en elTet, le général Bo-
Mpsrte qui revoyait Serurier pour la première fois,
'"'parla aussitôt de la campagne du général Scberer,
64 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON TUIÉBAULT.
qu'il traita plus mal que rennemi ne l'avait fait; il ne
dit qu'un mot de TafTaire du pont de Polo que le géné-
ral Serurier pouvait excuser» qu'il se hâta d'expli-
quer (i). Le général Bonaparte passa ensuite légèrement
sur la bataille de l'Adda, aussi malheureuse qu'honora-
ble pour le général Serurier, et, revenant au Directoire,
ce qui révélait un rôle arrêté dans sa pensée, il se répan-
dit en de nouveaux reproches, s'indigna de ce que le
choix des chefs de l'armée pût dépendre des intrigues,
de l'ignorance et du pouvoir de quelques avocats. Ce
mot d'avocat, dont il faisait un terme au dernier point
méprisant, parut lui plaire; il s'en servit plusieurs fois, et
le général Serurier s'étant plaint du Directoire, je ne
sais plus à quelle occasion et avec raison, le général
Bonaparte reprit avec véhémence : c Et que peuvent
espérer des généraux, avec un gouvernement d'avocats?
Pour que des lieutenants se dévouent, il leur faut uo
chef capable de les apprécier, de les diriger, de les sou-
tenir... >A ce mot de lieutenants, ainsi qu'au ton dont il
fut dit, je crus entendre César; dès lors le terrain sur
lequel je me trouvais me parut inquiétant, et je pris
congé. J'avais quitté le général Bonaparte près de la
cheminée; je Tavais volontairement laissé au milieu
d'une phrase, et j'avais à peine fermé la porte du salon
sur moi qu'il la rouvrit, et, disposant de moi comme de
quelqu'un à lui, il me jeta cet ordre de Tair le plus gra-
cieux : f Allez donner votre adresse à Berthierl » A
quoi je ne répondis que par un salut.
La position de ces échappés d'Alexandrie et surtout
de celui que Bernadotte appelait i le transfuge » m'avait
toujours paru fausse, et plus leur rôle se dessinait à mea
(1) Il commaDdait une division de Schorer, et de désastres em
désastres fut réduit à une capitulation malheureuse. Il se trouTaâ
*i0P8 à Paris prisonnier sur parole.
LA PIM DD UIRECTOint. 65
yeux, plUB ils me devenaient suspects, .l'avais passé
outre pour un grand hommes pour mon ancien général
eo chef de l'armée de rinlérieur et de l'armée d'Italie;
mais rien do semblable ne militait ^ mes yeux pour le
géoéral Berthier, et je ne comprenais pae, du moins je
ne voulais pas comprendre ce que je pourrais avoir à
Tsire avec ce général. Je me souvenais avec dégoAt de
tout ce que sa conduite à Home avait eu d'odieux, de
perfide envers le général Mnsaéna, et, par ces causes
autant que par la circonstance qu'il n'était pour moi
qu'un général sans emploi, je n'avais pas mis les pieds
cbei lui. Or ce que je venais d'entendre était-il de na-
lureà vaincre mes répugances? J'étais loin de le penser;
nfanmoios, comme mon père était l'arbitre auquel mon
cnar et ma raison me faisaient recourir dans toutes les
ntnations délicates, je retournai en toute h&te chez lui
eljï l'informai des moindres circonstances de ma visite
etdemon déjeuner. A dater de ce moment, il ne nous resta
sacim doute sur la prochaine exécution des projets sédi-
Ueui. Les Directeurs certes ne m'occupaient guère; je ne
conoaiesais personnellement aucun d'eus; leurs œuvres
Dclesrecommandaient pas. Je ne pouvais estimer ni l'am-
bilieuxSieyèsetson satellite Ducos, ni l'honnéle mais in-
uptble Gohier, et son satellite Moulin, et moins encore
hmt • le pourri • , comme on l'appelait alors. Toutefois.
le Directoire faisait partie d'une constitution que j'avais
jurée; je tenais à mes serments, et j'ai toujours eu horreur
*irùle de conspirateur. Les propos entre mon père et moi
'uwiit donc assez courts, et il fut décidé que, en gardant
'«îecrct sur tout ce que j'avais entendu et remarqué, je
"« retournerais pas chez le général Bonaparte, el que,
ijuit donné mon adresse au ministre de la guerre et au
wmmandant de la place, je n'avais plus à la donner â
P^^oae. et moins au général Berthier qu'à tout autre.
«4 MCXOIACS mZ QE.3ÏÏM.AL BaAOS TBIÊBAULT.
PgpV ttOTcr aé^Mnrâ-s fce» appui ttes antont que je
le povrais^ je sort» pea: je se Be Boatraî ni chex le
miiiiftre. m aa DireetûCR. ni ■i»c aa spectacle* Je fîis
«Taillears si&alfrant: 4a 6 aa 9 ooTcmbre -'15-18 bm»
maire':, je ae qaittai pas an chambre, et je f«s seulement
par les joamaax q«e. ie 6. le çêaôai Bonaparte arait
doané aa générai Moreaa xm saperbe damas garni de dia-
mants de la Talear dif dix mille francs, et qne, le jour
BBéme et dans l'êçiise de Saint-Salpice transfiMinée en
temple de la Victoire, on bani:|Qet arait été donné parles
Consals aa cénéral Moreaa et aa cénéral Bonaparte, qoi,
par parenthèse, darant ce repas ne manceaqne des CBofr.
Logé anx Grands Jêsaites de la rae Saint-Antoine, mes
amîs araient ea aatre chose à faire en ces jours histori-
qnes qae de Tenir me donner des nourelles. Ainsi, le 19
aa matin, n'ayant pas encore neçn mon joomal, je ne
sarais rien, absoloment rien de ce qui se passait on
s'était passé la Teille, lorsqu'on m'annonça le cheralier
de Satnr.
Ce cheTalier de Satnr. ancien chcTao-léger ou gen-
darme de LnnéTille. grand et jadis fort bel honune, alors
âgé de pins de soixante ans. était remarquable sous une
foule de rapports. Bon latiniste, fort mathématicien,
honmie d'esprit, de caractère et de capacité, il était de
plus grand jonenr d'échecs, ce qui nous rapprochait
souTent. .\jant d'ailleurs eu des obligations à mon père,
il nous était déToné. et, très au courant de tous les évé-
nements de la veille et de la nuit, il accourait pour m^.
les dire : Quatre Directeurs avaient donné leur démis —
sion. Le conseil des Cinq-Cents était transféré à Sainte— >
Cloud, et le général Bonaparte, nommé conunandant d.^
la division militaire de Paris, était chargé de la translan.-
tion. Ije chevalier de Satur venait surtout m'inform^^r
qae ce matin même, 10 novembre (19 brumaire), le géïk^fi-
:parte, précédé par de nombreux corps de troupes,
qui avaient été réunis dans le jardin des Tuileries, et
accompagné d'une foule de généraux et d'officiers d'état-
major tous à cheval, venait de partir pour Saint-Cloud.
Si ces nouvelles ne contenaient rien qui m'étonn&t,
ellsB n'en étaient pas moins de nature à m'occuper for-
tement. Mais, indépendamment des impressions que j'en
recevais, elles me signalaient des devoirs à remplir. Je
pris donc mon uniforme, je fis atteler mou cabriolet, et,
comme Je partais, M. de Satur m'accompagna jusque
dans la cour et me dit ces mots, que je n'ai jamais
nubliés et qui n'ont pas été sans influence sur ma des-
tinée : < Vous allez assister à de mémorables événe-
ments. Quant au général Bonaparte, il sera ce soir au-
dïMous de Cromwell ou au-dessus d'Épaminondas. •
Malgré ce qu'il m'avait dit et du Directoire et des
Directeurs, je me rendis au Luxembourg, afin de vérifier
ptriDoi-mfime tout ce qui pouvait l'être, et, au pis aller,'
pour accomplir un devoir. Un seul des battants de la
gnnài porte étant ouvert, je mis pied à terre; mais, au
moment où j'allais franchir le seuil de cette porte, un
IktiODDaire de la ligne, appartenant à la 66', m'arrêta,
l'entrée du Luxembourg étant interdite ; je réclamai l'of-
Ocitr de garde, il vint, et je l'interrogeai : • Par quel
ofdrera'empfche-t-on d'entrer? — L'ordre du général
Koreau. — Du général Moreauî — Oui, il commande
ici. — Puis-je lui parler? — Non, mon général. »Jecou-
M>su ministère de la guerre : • Le ministre (Dubois
^Crancc)? demandai-je. — Il est sorti. — Sait-on où il
Mtî— Non. mon général. . Et je partis pour Saint-
^iwi, ne pouvant plus que \k déterminer ma conduite
"iMrieure, Descendu à la grille du pare, j'aperfus un
"Bcier venant du château, et je lui demandai ce qu'il y
"'utile nouveau : • Rien encore, me répondit-il ; les
68 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL RARON THIÉBaULT.
salles destinées aux séances ne sont pas encore prêtes, et
on attend. > Je me rappelai, à ce mot, que je n'avais rien
pris, et, comme la journée pouvait être longue, je déjeu-
nai chez le suisse, et, une demi-heure après, je montai
au château.
Ne voyant personne en haut du grand escalier, je lais-
sai la galerie à gauche et j'entrai dans une série de
salons. En arrivant au troisième de ces salons, je trou-
vai les généraux ou ofOciers d'état-major qui avaient
formé le cortège du général Bonaparte. Je m'approchai
de quelques-uns d'entre eux, de ceux que je connaissais
le plus ; mais, quoi que je pusse faire, tout se borna entre
nous à réchange de quelques mots, dits presque à voix
basse. Le fait est que Ton se regardait, mais on ne par-
lait pas ; on semblait ne pas oser s'interroger et craindre
de se répondre. Cette espèce d'arène ne convenait pas
aux braves qui la remplissaient. Quelques minutes se pas-
■sèrent dans cette situation, plus faite pour nourrir mon
humeur que pour la dissiper; enfin, à la droite du
salon, en face de la deuxième croisée, une porte s'ou-
vrit, et le général Bonaparte parut et dit : < Qu'on aille
chercher le chef de bataillon X... i. Un aide de camp
partit à l'instant et, peu après, revint avec ce chef de
bataillon. Prévenu, le général Bonaparte reparut, et
s'adressant avec la plus grande dureté à cet officier
supérieur : c Par quel ordre*, lui dit-il, avez-vous déplacé
tel poste? > Et l'officier nomma la personne qui lui
avait donné cet ordre, observant que ce n'était pas le
premier ordre qu'il eût reçu d'elle. La réponse avait été
très convenable et, venant d'un officier supérieur, méri-
tait considération, ce qui n'empêcha le général Bonaparte
de reprendre sur le ton de la plus vive colère : « Il n'y
a d'ordres ici que les miens; qu'on arrête cet homme et
qu'on le mette en prison, i Quatre ou cinq des séides
SAIST-CLOUD.
présents, poussant le zèlejusqu'àla brutalité, se jetèrent
sur le chef de bataillon et l'entraînèrent Je fus
révolté; d'autres sans doute le furent, mais ils surent se
taire. Assez peu mattre de moi à cette époque, je n'eus
pas tant de sagesse : < Et c'est pour être témoins de
tel» actes que nous sommes ici ! » m'écriai-je, et vu que
personne n'ouvrit la bouche, que même les ligures se
rembrunirent, et que quelques-uns de mes voisins eurent
l'air de s'éloigner de moi, ma tète achevant de se mon-
ter, et malgré le silencieux exemple d'un grand nombre
de mes chefs, j'ajoutai : c Comme de tek actes ne peuvent
me convenir, je retourne à Paris (1). • A ce moment,
César Berlhier, qui venait d'entrer dans le salon et qui
m'avait entendu, se jeta devant moi, en disant : ■ Géné-
ral Thiébault, que faites-vous? — Vous êtes bon de li?
demander,répliquai-je; ne l'ai-je pasdit assez haut?... •
Et je passai malgré lui, et. une heure un quart après.
i'Jliis de retour chez mon père et je m'étais préparé
pour l'avenir une interminable série de tribulations et de
Ma de justice que j'avais substitués auK faveurs, aux
grades de tout genre et à l'avenir brillant dont le sort
no instant m'avait rendu l'arbitre.
Le 11 novembre (20 brumaire), d'assez bonne heure,
noas fûmes informés de tout ce qui s'était passé à Saint-
Cloud, c'est-à-dire du début menaçant de la séance des
Cloq-Cents, de la manière dont le général Bonaparte
*vait pénétré et avait été reçu dans la salle de cette
|t} Je ne fut paa le seul qui. & 6amt-Clouc].(]ULttaU Ib partie Le
Héotrtl de divisinn marquis de Sahuguel revint A Pari» de la
■KlDie minière avec son aide de camp. M. de la Roserie. aans
l^loaLeroiirL-clatqueje me permis. Peu de jours aprè!,, il eut
l^ptkalion. que je crus devoir éviterl Oo eut l'air de lui pardon-
Mr;m^s, «ous le prétexte d'une mission en Egypte, il fut envoyé
V ta «prfts A Saint-Domingue, où la Dèvre jaune al la mort aol-
'tanlu conduite.
10 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
chambre» des dangers qu'il y avait courus, du hooleTer-
sement qu'il en éprouva et qu'attesta l'incohérence de
ses paroles (1), du secours des officiers sans lesquels il
eût péri, de la nécessité où fut le général de division
Gardanne, sur l'action duquel Lucien garda un inconce-
vable silence, de l'emporter dans ses bras pour empê-
cher qu'il ne fût assassiné par des députés, la plupart
armés de poignards; enfin de la charge que, dans cette
salle et au bruit des tambours, les grenadiers conduits
par Murât exécutèrent, la baïonnette en avant, et qui
força les députés à déguerpir par les portes et par les
fenêtres. Nous apprîmes de même comment, par sa pré-
sence d'esprit et par son caractère, Lucien rendit le plan
deSieyès exécutable, non seulement en ranimant et exal-
tant les troupes, mais en parvenant à réunir une cinquan-
taine de députés, qu'il constitua en un conseil que les plai-
sants, ne s'arrêtant pas à l'exactitude des chiffres, nom-
mèrent c le conseil des Trente >. Présidant ce conseil*
Lucien, pendant la nuit, l'avait audacieusement entraîné
à substituer le gouvernement consulaire au gouvernement
directorial; et lorsque nous sûmes que le général Bona-
parte était l'un des trois Consuls nommés, les premiers
mots que proféra nfion père, mots que je me rappelle parce
qu'ils me. frappèrent par leur inattendu, tant ils étaient
peu de situation, ces premiers mots furent : c Eh bien, que
vas-tu faire de ton plan de campagne? — Et de moi? •
répliquai-je en souriant. Il devint sérieux, mais de suite
je repris : « Je sers mon pays, quels que soient ses
chefs, sans tremper mes mains dans aucune conspira-
tion, sans les salir. Ainsi, le général Bonaparte se trou-
Ci) En sortant de la salle des Cinq-Cents, le général Bonaparte
rencontra Sieyès et lui dit : « Général, ils m'ont mis hors la loi.
— Tant mieux », répondit Sieyès, en riant de l'épithètede général
à lui adressée. « C'est eux qui y sont maintenant. »■
l AL'DIBNCE CnNSULAlBE.
vaut investi du pouvoir, je lui adresserai sous peu de
jours mon travail et, pour savoir de suite où j'en suis
arec lui, je me rendrai à sa première audience. • Mon
p^re aarait désiré que, pour cette remise et pour cette
entrevue, je demandasse une audience particulière. • Et
si cette audience ne m'était pas accordée? D'ailleur3,Me
quoi aurais-je l'air, de ne pas oser voir en présence de
témoins le nouveau mailre? Je semblerais faire amende
honorable de ma conduite, chercher à la racheter par
une espèce de demande en grâce. • N'ayant plus pour moi
que ta ressource d'une attitude, il fallait que cette atti-
tude fût au moins très digne. La plus grande faveur
qu'eût pu me faire le Premier Consul, c'eût été de m'ad res-
ter des reproches, auxquels il eût fallu répondre par des
euuses, et m'excuser, c'était me reconnaître coupable.
Non, avec Bonaparte, c'était jouer trop gros que de cou-
rir la chance d'un pardon, et c'était bien assez difQcile
pour moi d'avoir à lui remontrer la ligure d'un homme
qù trait pu résister à ses caresses. En conséquence, je
mécontentai de lui envoyer mon plan le 16 novembre
(ïîbnimaire), et, le décadi suivant, jour annoncé pour
Il première audience consulaire, lixée à huit heures du
ioir, je me présentai au Luxembourg avec la fermeté et
l'anurBoce d'un homme qui n'a pas transigé avec ses
lieYûirs.
La salle ofi le Premier Consul recevait était au rez-de-
clisnssée et peu grande. Quoique huit heures ne fussent
[«'sonnées lorsque j'arrivai, il y avait déjà assez de
Hionde, et lorsque, au coup de l'horloge, le Premier Gon-
^ parut, on forma brusquement un cercle au premier
fsug duquel je me plaçai, pour ne pas m'exposer a ce
V»- le Premier Consul pût passer sans paraître me voir,
^suivant par sa gauche l'intérieur du cercle, le Pre-
"oor Consul, que son regard devançait toujours de la
72 MEMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
distance de quatre ou cinq personnes, m'aperçut. Guet-
tant l'impression que lui ferait ma vue, j'avais les yeux
fixés sur lui; aucun des mouvements de sa physionomie
ne m'échappait. Je ne pus donc avoir aucun doute; son
visage, gracieux jusqu'au moment où je fus en vue, se
contracta tout à coup. Il y avait loin de cette figure à
celle du général Bonaparte, me disant : c Allez donner
votre adresse à Berthier. > Cependant, sans cesser de res-
ter sérieux, son expression parut se radoucir, et c^est
plutôt en homme étonné de me voir là qu'il me fixa.
Encore que cet homme extraordinaire *eût sur moi
une influence magnétique, telle que toute autre puissance
n'eût réussi à l'exercer au même degré, je ne fus pas
ébranlé par ce premier accueil. Il s'arrêta quand il
fut devant moi, et, après avoir fait un pas en arrière,
il me dit d'un ton sec : c II paraît que vous connaissez
hien les chemins qui conduisent en Italie. » C'eût été
l'occasion d'un compliment; mais je me bornai à ré-
pondre : < Général Consul, j'ai cru de mon devoir de
vous soumettre le travail que j'ai eu l'honneur de
vous adresser, et c'est ce qui m*a enhardi à cet envoi, i
Il ne répliqua rien, me fixa de nouveau, acheva de pren-
dre une prise de tabac et passa. Je partis immédiatement
après cette espèce de scène, qui, bien que très courte,
avait suffi pour fixer sur moi tous les regards. J'étais le
seul à qui il n'eût pas dit quelque chose de relatif à lui-
même; j'avais pu craindre pis, et pourtant ce fut la seule
fois que je mis les pieds chez lui au Luxembourg, et ce
fut, je le confesse, un tort gratuit; puissent ceux qui
me liront apprendre à ne pas briser aussi légèremen
et de leurs propres mains le fil cassant de la fortune!
Ainsi ma conduite à Saint-Cloud, aggravée par celL
que je tins à Paris, m'exclut de toutes les grâces, alo
que mon plan de campagne me les eût doublement ^
PLAN OK CAMPAGNE E» iTALIK. '78
raoties. Ce o'egt pas ici la place de publier un tel docu-
ment (1); mais je puis bien dire que.daos sa pensée fou-
damenUle el sous beaucoup de rapports, mon plan
prévoit exactement celui qui fut exécuté si brillammeDt
à MareDgo. Je ne sais si c'est à ce fait que je dus non
pas la bienveillance du PremierConsulJe l'avais perdue
pour toujours, mais au moins une opinion favorable. Il
ne méconnut Jamais, je l'appris par son entourage,
qu'on pouvait tirer quelque parti de moi, et il m'en
ilonna la preuve en m'employaot constamment et sou-
veut avec distinction; mais il me gardait en même temps
rancune de ne pas l'avoir suivi au moment où il avait le
plus besoin de dévouements, au moment où il courait le
plus grand danger de sa vie, et cette rancune fut exploi-
tée contre moi par ceux de son entourage que j'avais
blessés. Mes chefs, sachant ma disgrâce, ne se trouvè-
rent pas encouragés à mettre en relief mon zèle et mas
mtcès; le résultat fut qu'on ne se priva pas de mes
•wrices, comme on le fit pour tant d'autres, mais qu'on
■M priva des profits.
Il) hul Tbk'baull & reproduit au lome It ilo son Journal dtt
«fimiaHi du blocui de Gêna, i^dilioa àe 1H47, '-e plan de cam-
ttt». BiDii qj'une ïnriftnle de lout le récit relaW au retour
fakupartc e! au coup d'Élnl du (8 brumaire, (Éd.)
CHAPITRE IV
Autant le salut de la France avait tenu à ce que le
général Masséna eût le commandement de l'armée
d'Helvétie, au moment où les deux plus grandes puissan-
ces de la coalition se ruèrent sur cette contrée, autant
c'eût été fâcheux qu'il conservât ce commandement,
quand, après ses admirables victoires, les Alpes n'of-
frirent plus de labeur qui fût digne de ses forces. L'Au-
triche et ses alliés ne dominaient plus que sur le Rhin
et en Italie, qui devinrent les centres de deux comman-
dements en chef, dont Tun échut au général Moreau,
l'autre au général Masséna ; toutefois, tandis que le gé-
néral Moreau, reparaissant enfin sur le théâtre de ses plus
beaux exploits, trouvait non seulement une admirable
armée, supérieure en forces à celle de Tennemi» mais
encore un pays excellent, abondant en toutes sortes de
ressources pour la guerre, le général Masséna trouvait,
au lieu de soldats, des malheureux dévorés par la misère
et par les maladies, usés au moral comme au physique,
formant les lambeaux de ce que Ton appelait encore
l'armée d'Italie, achevant de s'anéantir sur un sol sans
produits, et disséminés dans des positions que l'on ne
pouvait plus quitter ; et ces positions étaient menaçan-
tes à ce point que, avec une armée victorieuse et forte,
un général en chef eût été criminel de les occuper seu-
LES DEBBIS RE L'ABHKE D'ITALIE.
tetaent huit jours en présence d'une armée qui même
Burail eu des échecs.
On conçoit qu'avant de prendre, à la tète de l'armée
d'Ilatîe ainsi réduite au désespoir, la responsabilité d'un
si terrible commaudement, le général Masséna dut se
rendra à Paris; il s'y rendit en eCTet, d'une part, pour
obtenir des renforts, de l'argent, des vivres, des habits;
de l'autre, pour savoir quelles seraient ses chances de
gloire, cl si le rûle auquel l'armée d'Italie était destinée
pouvait lui convenir, après le rAle immense qu'il venait
de jouer. De fait, jamais général n'eut plus de droit
d'être difflcile en fait de destination; car, si le Premier
Consul redevenait un présage de conquêtes, le général
Maaséna n'avait pas moins préservé la patrie d'uni;
invasion, dont deux fois elle devrait à Napoléon la
boote et le malheur. Il fut donc pressant en fait de
<lensnd«g, autant que l'on fut libéral en fait de promes-
«es. On ne lui refusa rien ; mais on s'en tint à des paro-
le. || but avouer, au reste, qu'il y avait nécessité à le
tromper, attendu qu'à tout prix il fallait h&ter son dé-
partpour Gènes, où son infatigable activité, sa vigueur,
un dévouement, sa haute transcendance et la puissance
«Itna nom pouvaient seuls compenser momentanément
I inKriorité effrayante de nos moyens et de nos forces.
Bien entendu, lorsque par ces fallacieuses promesses on
l'eutdécidé h se charger du commandement, et dès qu'on
IViil éloigné, on ne s'occupa nullement des secours qui
lui avaient été garantis. Tous les eiïorts, presque toutes
iHKssources furent consacrés à presser l'organisation
ilH'arméc de réserve, qui devait rentrer pn Italie sous
liUDdulte du général Donaparte. Celui-ci. au moment
oii il entrevoyait de la gloire à conquérir, n'était pas
■lOnnie A en laisser aux autres l'occasion, ni à leur
on fournir les moyens.
76 MÉMOIRES DU GÉNÉRJkL BARON THIÉBAULT.
Quoi qu'il en soit, dès que j'avais appris l'amyée à
Paris du général Masséna, je m'étais rendu chez lui et je
n'avais pas eu besoin de lui faire une demande : < Vous
êtes de ma famille militaire », tel avait été son premier
mot; c ainsi rejoignez-moi à Gènes le plus promptement
possible... » Ma santé se trouvait être encore assez mau-
vaise, et volontiers j'aurais différé mon retour à l'armée;
mais, du moment où il fut question de rejoindre le géné-
ral Masséna, rien ne pouvait plus retarder mon départ.
Prêt à me mettre en route, j'allai prendre congé du
général Berthier, alors ministre de la guerre : < Com-
ment voyagez-vous? me dit-il. — Dans ma voiture. —
Quand partez-vous ? — Après-demain matin. — Vous
pourriez donc vous charger de cent mille francs, desti-
nés de toute urgence aux hôpitaux de l'armée d'Italie.
— Sans doute, mais vous savez combien les chemins
sont peu sûrs. — Eh bien, mettez-vous là et rédigez
vous-même un ordre pour les escortes que vous jugerez
nécessaires. » Je fis cet ordre qu'il signa, et il me remit un
bon, pour aller toucher ces cent mille francs au Trésor.
En sortant du ministère, j'aperçus le chef de bataillon
Coutard, auquel, depuis la campagne de Naples, j'avais
voué autant d'amitié que d'estime, et qui se trouvait à
Paris, comme prisonnier de guerre sur parole. En le
voyant, j'eus aussitôt la pensée de l'emmener avec moi.
Je fis donc arrêter ma voiture; il y monta, et je lui fis ma
proposition. Il n'était certes pas plus homme à manquer
à sa parole que je n'étais capable de lui proposer de le
faire; mais, à Paris, que pouvait-il espérer? Loin des
camps et des batailles, il risquait d'attendre des années
avant que son échange pût être effectué; c'en était donc
fait de sa carrière; tandis que, s'il venait avec moi, je
pouvais obtenir de l'échanger contre le premier offi-
cier autrichien de son grade que nous ferions prison-
nier. Il accepta, et, le surlendemain, nous partîmes, ayant
dans ma voiture et en tiers un jeune Monnet, dont j'au-
rai occasion de reparler.
.Vûn de hâter mon arrivée, j'avais résolu de me rendre
de Lyon à Avignon dans ce qu'on appelait un bateau de
poste, et, quoique le Rhône fût énorme, j'eiîectuai ce
trajet. Toutefois le Deuvc continuant à déborder, le vent
étant violent et la nuit survenant, mes bateliers me décla-
rèrent qu'il fallait nous arrêter jusqu'au jour. Je refusai,
mais ils étaient fatigués, et il fallut aborder à une auberge,
où nous trouvâmes le général Oudinot, rejoignant le
général Masséna. comme chef d'état-major général de
l'armée, et qui par les mêmes motifs que moi venait de
mettre pied d. terre. Il me conseilla d'imiter sa prudence
«t de passer la nuit dans l'auberge; mais j'étais résolu à
marchera tout prix, et, à onze heures, je repartais, quoi
que l'on pût faire et dire. Il est vrai que je manquai
pi^r cher cette imprudence; car, au milieu de la nuit,
letentfitfaireàmonchétif bateau, construit en planches
ma! assemblées et destiné à être démoli à .\vignon, un
toBT entier sur lui-même. Mes bateliers jetèrent un cri.
Ptr bonheur, ce n'était qu'une bouffée de vent.
Vers neuf heures du matin, les bateliers nous pré-
Tlnrenl que nous approchions du pont de Saint-Esprit
H nous demandèrent si nous voulions descendre, nous
pr^etiant que plus lard cela serait impossible. J'avais
tnp souvent entendu parler de ce pont, de la force du
Murant qui s'y précipitait, de l'elfrayante rapidité avec
Itquetle on passait sous les arches, et je n'allais pas
"lanquer d'en faire l'épreuve, alors que le temps, la
fisuteur des eaux et leur eilrémc violence rendaient
^«t« épreuve complète. Pour que rien ne pût nous
'chipper. je me playai avec Goutard sur la banquette
ultérieure de ma bastardelle. Bientôt le pont se dessina
-:« MtmoMMMS »r ccsulo. b.aaos tiiebault.
à mm je«x: >e wnÉa» ■grar^T as reanU sur Tarche
qv'U BOtt» iii:l«É frsBchir: bih éêià je n'apercevais
phisde pûGt.<c^û-c7«cxtia tMe.jeM>«STÎsàdeiixcent8
tokes as <kiâ éfr iai. I>» q»e ■««■ ptaKs noas arrêter,
Doas ak>rdi»es ^ rétrocraiaal arec Coatard ^ M od oet,
nous alUift» Tîster à pèed ce post, eoolre lequel se sont
échouées taat de ^^sù^ii», >o«f fiftBes ascez lienreux
pour Toir passer defiic-as an bateaa qui nous suiTait et
qui acheva de Doas dc^tmer «De idée de rincoDcevable
vitesse arec laquelle uous Tenioiis d'effectuer le même
passage, si dangereux qu'un bateau s'engageant sons
une des mauratses arches on manquant de si peu que
ce soit le fil de l'ean^est un hateau totalement perdu (i).
J'étais à Avignon, j'achevais mon dîner, et l'on attelait
ma voiture, qu'à bras l'on venait d'amener du port à
moD auberge, lorsqu'on vint me demander du linge pour
le général Oudiaot. Sans chercher à comprendre le sens
de cette demande, je me hâtai de faire remettre ce qu'on
me demandait; après quoi je me rendis chez ce général,
de qui j'appris que ses bateliers avaient échoué en abor-
dant, que sa voiture avait roulé dans le Rhône, que lui-
même y était tombé, et, n'ayant plus rien qui ne fût
mouillé, il avait eu recours à moi. Ainsi l'imprudence de
ma marche ne m'avait valu qu'un moment de danger, et
la sagesse de la sienne ne l'avait pas préservé d*un acci
dent, qui lui fit perdre une cassette contenant une assez
forte somme en or... Destinée...
Le motif d'après lequel j'étais autorisé à me faire don-
ner partout les escortes dont je croirais avoir besoin, me
(1) Ce risque est, dit-oo, fort diminué aujourd'hui, grâce à la.
régularité de la marche des bateaux à vapeur, à la facilité de les
diriger, à leur solidilù|, à quelques points de mire placés sur la
pont ; mais ce sera toujours un passage que Ton ne fera pas an
moment des grandes eaux sans se le rappeler.
faisait un devoir d'en prendre là où elles m'étaieDt décla-
rées nécessaires; mais, sur la route que j'allais suivre, iJ
n'y avait que de l'inrauterie, et s'en faire escorter, c'était
se réduire à aller au pas, ce qui fut toujours une torture
pour moi. D'autre part, prendre de telles escortes, c'était
donner l'éveil sur ce que ma voiture contenait ; en défl-
nitive, je n'en pris qu'uae seule au cours de ma route,
etcequi prouvera à quel point le recrutement se faisait
niai, combien la désertion était fréquente, c'est que. pour
«voir soixante à quatre-vingts hommes, ainsi que les
sutorités me le conseillèrent pour franchir je ne sais plus
quel mauvais passage, je fus forcé de faire marcher tout
un bataUlon. Enfin j'entrai à Nice, lî'oii le général en
chef venait de partir, mats où se trouvaient encore
l'ordonnateur en chef et le payeur de l'armée. Je leur
mais un argent dont l'arrivée était de la dernière
urgence . car la peste était dans les hi*ipitaux et même
dans la ville; elle exerçait de tels ravages que, pendant
Im quatre jours que je passai à Nice, il y mourut quinze
cents personnes (je trouve sur des notes cinq cents par
jour). Je ne sais, au reste, ce que ces cent mille francs
iniéliorérent : mais ce qu'U y a de certain, c'estque, pour
changer cette horrible situation, de bien plus fortes
tommes auraient été insuffisantes.
J'ai eu déjà l'occasion de parler des deux voies exis-
Itot alors pour ceux qui se rendaient de Nice à Gènes i
llToie de terre, c'est-à-dire le chemin de la Corniche,
'Uit assommante par le nombre de couchées; la voie de
Ritt était très chanceuse, grâce au nombre des bfttiments
de course ennemis qui barraient le passage. Mais, s'il ne
'^lait presque plus de chance qu'une felouque même
fH échapper, nous possédions une esperonade maltaise,
1<li> peinte de la couleur de la mer, rasant l'eau, sans
'i^ttion ni voiles, n'allant qu'à la rame, joignait à
80 MÉMOIRES DU GENERAL BAROX THIÉBAULT.
l'avantage de ne pas être vae d'un quart de lieae celui
d'une inconcevable vitesse. C'est donc par elle que je
résolus de partir; mais comme, à l'exception du patron
et de huit rameurs, il n'y avait place que pour une seule
personne, qui encore était obligée de se coucher. Coûtant
continua son voyage par terre, pendant que je m'aban-
donnai à mon esquif, qu'avant de partir j'avais fait suifer
à neuf et dans lequel, par une nuit assez claire, je
traversai impunément toute la flotte anglaise.
Il serait bien difficile d'exprimer tout ce que j'éprouvai
lorsque, au delà de Savone, Gènes se dessina brusquement
à ma vue. J*étais parti de cette ville au désespoir de la
quitter, et je la revoyais sans éprouver le bonheur d'y
rentrer. C'étaient toujours le même site, les mêmes habi-
tations, le même air, ce n'était plus le même lieu. Depuis
que celle qui pour moi l'avait déifiée ne l'embellissait
plus, cette ville d'amour et de plaisir ne pouvait plus
m'offrir que de douloureux regrets. Sans doute je ve-
nais demander à la guerre des compensations; mais
j'ignorais si la guerre me réservait autre chose que des
rigueurs, et, par-dessus tout, si elle me rouvrirait le che-
min de Milan. C'est au milieu de ces rêveries que, aprM
avoir traversé le vaste golfe, je rentrai dans Gênes. J'allais,
au point de vue militaire, y recevoir une grande leçon.
Placé près d'un grand homme de guerre qui se trouvait
à la discrétion de la famine, de la misère et de l'ennemi,
immiscé par lui à toutes ses pensées, à tous ses calculs
qu'il voulait bien discuter avec moi, j'allais partager avec
lui une de ces situations souverainement critiques, qui
développent d'un coup toute l'expérience qu'un homme
est susceptible d'acquérir; c'est là que j'allais vraiment
apprendre à ne pas être inférieur aux événements. Si la
destinée m'a refusé les occasions de consacrer mon nom,
du moins, dans toute ma carrière, c'est-à-dire en seize
skcbétaihe de massSna- ai
ans de hauts commandements, jen'ai pas eu un seul évé-
nement malheureux, un seul insuccès, et je me suie tiré
avec honneur de certaines opérations de guerre d'une
entreprise si chanceuse qu'on m'y croyait inrailliblement
gierdu. Le peu que je fus, c'est aux enseignements, à
l'exemple de Duhesme, de Masséna, que je dus de l'être,
et je le répète, ma meilleure école allait i^tre le siège de
tien SE.
A peine débarqué, je m'étais rendu cliez le généra! en
thef, & qui je présentai toutes les lettres arrivées pour
IniiNice jusqu'au jour où je quittai celte ville, et celles
qae, de la place même, on avait eu à lui adresser. Il m'at-
Imidait et parut bien atse de mon arrivée; quant aux
loquets que je lui apportais, il n'ouvrit que deux lettres
itu ministre de la guerre, y jeta à peine les yeux, et me
»ndaal tous ces papiers auxquels il en joignit d'autres
rormiDlun énorme tas : > Gardez et preniez tout cela, me
liit-il ; vous êtes chargé auprès de moi de toute ma cor-
retpondnnce militaire; ainsi, demain matin à sept heures,
'l'ouame rendrez compte du contenu; je vous donnerai
■Désordres pour les réponses à faire. Votre logement
^l«Dl Tait chez moi, vous pouvez vous y établir de suite.
'Mut aux secrétaires dont vous aurez besoin, vous avez
Me latitude. • Une heure après, j'étais au travail, et,
'"lendemain, cent trente-quatre lettres ayant été ana-
lysées et Ie§ réponses expédiées, la correiipoodance
militaire du général en chef se trouvait au courant.
Connaissant la vivacité du général Masséna, j'adoptai
le mode de travail qui me parut le plus propre à salis-
sure c«tte exigence d'une extrême rapidité. Toutes les
■titres étaient classées d'avance par catégories, savoir :
officiers Appartenant à des corps, ofdciers généraux et
d'étal-migor, ministre de la guerre. Premier Consul (1),
il) Chacune dos cati'ggries avait aon numéro d'ordro; déplus, lu
82 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
et, pour les présenter an général en chef, je plaçais ces
lettres par groupes, dans des feuilles formant chemises
et partagées en deux colonnes. Sur la colonne de gauche
étaient résumés mes rapports, celle de droite restant
consacrée aux décisions. Les rapports étaient aussi laco-
niques que possible, donnant une analyse de chaque
lettre par objet, motifs, raisons et demandes, en quatre
ou cinq lignes seulement et jamais en plus de huit.
Lorsque la lettre contenait un passage important, un
renvoi souligné à Tencre rouge me permettait de le
retrouver immédiatement.
Tout étant ainsi préparé, je venais lire mes rapports
au général en chef, et je les lisais avec une promptitude
proportionnée à sa vivacité. Lorsque rien ne forçait à
des communications ou vérifications, la décision du
général se mêlait à mes derniers mots, parfois même les
précédait. Elle partait comme l'éclair, et, malgré la
rapidité, cette décision était juste, complète, ne laissait
rien à désirer: pour des solutions qu'il m'était arrivé
de chercher sans les trouver, j'étais étonné de les voir
trouver de suite, comme à la volée, et j'étais confondu par
cette sagacité, cette justesse, véritable attribut de l'hosune
supérieur, fait pour commander aux autres et pour sufi&re
à d'immenses devoirs. Du reste, pour ne pas prendre an
général en chef un temps qu'il ne se donnait pas à lui-
même, je parvins de suite à noter au crayon les déci-
nom de chacun des individus s'étant adressés au général en chef te
trouvait porté sur une carte, qui, selon la méthode de Rondonnaau,
recevait dans des casiers la place alphabétique et facilitait tontes
les vérifications désirables. Ce Rondonneau, que j*ai roccasionde
citer, avait eu, dès i790, l'idée du BuUelin des loit, et, pour se
retrouver au milieu de ces lois, que chaque jour multipliait» il eut
ridée des casiers et des cartes si généralement adoptés al]^oa^
d*hui. M*étant trouvé, en 1791. logé ainsi que lui à. l'abbaye Saint-
Germain, je fus à même de voir ses casiers, dont je ils utilement
usage tt l'époque que je rappelle.
SKfîRËTAlDK nr MASStNt. t:l
sioDs, tout en lisant déjà le rapport suivanti mais, quoi-
qu'il n'en résultAt qu'une sorte de ralentiasemeot dans
ma lecture, rallut-il y renoncer bientJl et arriver à ce
point que, à Milan, par exemple, où les rapports et déci-
sions ne furent jamais moindres de soixante à quatre-
vingts par jour, le travail du général en chef avec moi
Dc durait pas dix minutes. Sitôt sorti de chez lui, je
remoDlais chez moi, je notais à la hâte les décisions, je
ilictais à deux secréiaires les lettres courantes, je Taisais
rapidement les minutes de celles qui requt^raient pen de
réQeuoDs; mais, pour quelques-unes, celles adressées à
lies généraux, au ministre, et pour toutes celles destinées
30 Premier Consul, je m'enfermais pour les faire.
On comprend que les lettres réclamant de promptes
réponses étaient de suite rapportées à la signature ;
quiitoux autres, elles n'étaient présentées au général
«n chef que vers sept ou huit heures du soir, et toujours
apidiëes sans désemparer; de sorte que, sauf le cas de
TfriSeatioiis nécessaires ou de circonstances inattendues,
àaifae jour terminait les afTaires de la veille.
Ce qui, du reste, m'occupa de la manière la plus sé-
ri«uge et il ce que m'imposait celte absolue confiance
du général en chef, ce ne fut pas d'entrer dans ses in-
tfations, d'écrire avec ses pensées, d'employer avec
dueun les tournures qui convenaient à leurs positions
retp«ctives, de devenir enfin comme l'organe du général
to ebaf; à force de zèle, j'avais la confiance d'y parve-
nir; mais ce qui me tenait à cœur surtout, c'était de lui
lùre de nombreux amis, et de lui dévouer jusqu'aux
personnes auxquellesil ne pouvait répondre que par des
■joarnements ou même des refus. Aussi, et hors le cas
d« réprimandes ou de reproches, moins une lettre était
Igrtoble par le fond, plus elle esprimail d'intérêt, de
U«)vetllanc« ou de regrets, de sorte que je faisais
84 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
tout au monde pour qu'on sût gré au général Massénà
même de ce qu'il ne faisait pas.
Indépendamment de ce que mes fonctions étaient des
plus agréables, et plus honorables que mon grade ne
comportait, elles avaient un autre avantage, d'être ao
dernier point instructives. Elles m'accoutumaient, jeune
encore, à voir les choses de haut, à perdre la mante des
détails, ce besoin de minuties dans lesquelles se noient
les chefs qui arrivent tard aux positions élevées;
elles me mettaient à même de juger les hommes d'a-
près les rôles que leur font jouer autour du pouvoir
l'intérêt, l'orgueil, la cupidité, l'ambition, la révolte et
la haine. Surtout ces fonctions confidentielles me révé-
laient combien il est facile de considérer à faux les
choses que l'on croit le mieux connaître; combien l'es-
prit est entraîné à porter sur ces choses d'iniques juge-
ments. J'étais sans cesse témoin de critiques que des
hommes de grand mérite et sans passion faisaient à
propos dé mesures d'ordre, que j'aurais critiquées
comme eux, si je n'avais été informé des motifs pour
lesquels les ordres avaient été donnés et les mesures
prises. Souvent des officiers supérieurs, malgré leur ca-
pacité et leur bonne foi, se laissaient emporter dans leur
blÂme jusqu'à la déraison complète, et j'ai dû à ces
exemples de jugement une réserve qui m'a évité beau-
coup d'ennuis.
Ce qui me fut très utile encore, en me devenant une
obligation de bien faire, ce fut la responsabilité que le
général Masséna m'imposa. Il commença, sans doute, par
garder pendant la nuit les lettres à signer, et cela pour
les lire à tête reposée; mais bientôt il n'en parcourut
plus que les principales, puis il finit par ne plus vou-
loir ni les garder, ni les lire. Un jour que, à Milan^
je le suppliai de prendre connaissance de deux de
M. MORIN. B5
tetlres. dont, même sous le rapport de la rédaction, je
ne voulais pas avoir l'initiative, il me répondit deraot
M. VÎBConti et un autre membre du gouvernement ci-
salpin qui se trouvaient avec lui : ■ Je sais bien
que vous finirez par me Taire pendre, mais j'en ai pris
mon parti. ■■ Et, puisque je dois dire de moi le bien
comme le mal, j'ajouterai que, des milliers de lettres
qu'il signa les yeux fermés, il n'en fut pas une qui donna
\iea & un reproche.
Quoique la correspondance militaire du général Mas-
séna s'étendit à la mineure partie de ses relations écrites,
elle était loin de \es constituer entièrement. Tout ce qui
concernait l'administration et les rapports avec les auto-
rités ou gouvernements des pays que nous occupions,
élait confie, non plus à moi, mais à M. Morin, homme
d'une haute capacilé et qui, pendant les campagnes de
IT99 et de 1800. rendit de très notables seevices au gé-
néral Masséna. Peu d'hommes étaient doués de plus de
IriDScendance que ce Morin, dans sa jeunesse l'émule
deBavez et de Lainé; mais ce qui achevait de le rendre
prteieux, c'est que. à une conception Torte. à une rare
entente de tout ce qui regardait l'administration des
innées, à une grande habileté pour obtenir en faveur
des troupes tout ce que le pays pouvait fournir, il joignait
it talent de parler et d'écrire avec énergie , clarté et
coocisJon. C'est, à ma connaissance, l'homme le plus
ninarquable qu'un général en chef ait eu auprès de sa
personnel son ouvrage sur l'Administration des armées
peut, à cet égard, servir de preuve; mais ce qui. selon
moi, achève de mettre à mfime de l'apprécier, c'est, et
indépendamment des autres ouvrages qu'il a publiés.
« fait que, ayant eu à quarante ans la funlaisie de faire
du vers, il écrivit en peu de mois une héroïde sur le
Bmianiement de Copenhague et le poème de Gênes sauvée.
86 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
seuls Yers qu'il ait faits de sa vie et où se trouvent de
Téritables beautés.
' Le choix d'un tel homme attestait donc de la part <la
général Masséna une grande perspicacité, et ce qui
ne la révélait pas moins était le choix non de ses aides
de camp, dans le nombre desquels ne se trouva pas
alors un homme marquant, mais des trois adjudants
généraux auxquels il m'avait adjoint. Je citerai d'abord
l'adjudant général Reille, dont la carrière devait se com-
poser d'une série de prospérités que rien n'interrompit,
et qui, par un bonheur qu'aucun des autres officiers du
général Masséna ne partagea, eut la faveur de ce général
et de Napoléon , devint l'aide de camp de l'Empereur,
après avoir été le premier aide de camp du général Mas-
séna, fut fait comte, ajouta une riche dotation à une
fortune qui ne fit que s'accroître et commanda des ar-
mées. Et ce qui n'est pas moins unique, c'est que la
circonstance d'être si bien traité par celui qui traitait
si mal son patron ne l'éloigna pas de ce dernier, dont il
épousa la fille unique après la chute définitive de Na-
poléon. Comblé de faveurs par l'Empereur et gendre de
Masséna, qui mourut pendant la Restauration dans une
scandaleuse disgrâce, Reille n'en fut pas moins bien
considéré par Louis XYIII et par Charles X, devint
chambellan, pair de France, reçut un des deux seuls coi^
dons bleus accordés à des officiers provenant de nos
armées républicaines et impériales; lors des événements
de juillet, il était au moment d'être fait maréchal de
France.
En dépit de ces prodigalités de la fortune et de ce qui
peut les expliquer ou les justifier, je placerai au même
titre que ReilIe parmi les adjudants généraux de Mas-
séna, Campana, officier d'une véritable distinction, en
même temps qu'administrateur habile, qui ne tarda pas.
â quitter la carrière des armes pour la préfecture de
Turin ou d'Alexandrie, et Gautier, homme â la fois très
doux dans ses relations privées et de fer devant l'eD-
nenit; plein de profondeur dans ses conceptions mili-
taires, il était fait pour arriver rapidement eu comman-
dement des armées ; vingt faits d'armes ou services émi-
nents le signalèrent inutilement, et, toujours privé de ce
qu'il avait cent fois mérité, malgré la haute estime
de KS chefs, l'admiration de ses camarades, l'indi-
cible confiance et le respect de ses subordonnés, lors-
qu'il fut lue à Wagram, il u"était t'ncore que général de
blinde. Je le dis à la condamnation de ceux qui ne
surent pas âtrejustes pour lui, et notamment du maré-
ditl Davout ; il n'en avait pas moins été un des premiers
hemmes de guerre que nos luttes avaient formés.
Certes je ne dus qa'k une véritable disgrâce de rester
hait BQS avec le même grade de général de brigade;
nais lorsque, en décembre 1808, et pour la dernière
fois, je revis ce pauvre Gautier à Dayonne. lui encore
général de brigade, moi général de division, j'en fus
mortiSé. • Je n'aurais pas dû l'être avant vous, mais
vous devriez l'être depuis longtemps, • lui dis-Je, quand
il me félicita de ma promotion, et je ne lis que répé-
ter lilléralemeot ce que m'avait dit le général Villatte
4usnd, me trouvant encore général de brigade, et après
l'avoir quitté i. Tours, où, comme adjudant commau-
flant, il commandait la place sous mes ordres, je le re-
trouvai général de division en Pologne, et cela grAce à
Uernndotte qui savait si généreusement faire profiter ses
uides de camp de son propre pouvoir.
Quoi qu'il en soit de cette digression, qui rappelle que
ta carrière, c'est-à-dire la destinée d'un ofGcier, dépend
toujours de la volonté ou de la fortune de son patron, il
rùulte de ce que j'ai dit des adjudants généraux et du
88 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
secrétaire intime, M. Morin, amenés par le général
Masséna à Gènes, qu'aucun chef de nos armées ne fut
entouré comme celui-ci le fut à cette époque. Pour citer
Bonaparte, on ne sait même plus les noms des aides de
camp qu'il prit pendant la campagne d'Egypte et de
Marengo. A l'exception de Savary, les seuls qui ont été
appelés à des rôles marquants sont ceux qu'il avait
pendant ses premières et immortelles campagnes en
Italie : or, quels furent-ils?... Marmont, l'un des hommes
qui parlent le mieux de la guerre et qui, malgré une
grande bravoure, l'a toujours faite le plus mal; Murât,
le plus brillant, le plus chevaleresque, le plus beau des
hommes, mais qui n'a jamais vu la guerre que dans la
puissance de son sabre; Junot, homme d'instruction,
d'esprit, de vaillance, mais qui n'a été et ne pouvait
être qu'un colonel de hussards ; Duroc, dont on a tout
dit, quand on a cité son dévouement, sa réserve, son
esprit d'ordre et de conduite; enfm les deux Le Marois,
savoir, l'aîné, bon et brave officier, mais sans transcen-
dance, et le cadet, arrivé à une grande fortune par un
rôle qui n'est pas de nature à être écrit... ce qui ne
laisse aucun parallèle à établir avec un homme de
guerre du calibre de Gautier.
Je n'ai point à aborder dans ces Mémoires ce qui a
rapport à l'histoire du blocus de Gènes, histoire consi-
gnée dans un ouvrage spécial, qu'une approbation
générale ne m'a pas empêché de refaire en entier et
que je me suis efforcé de rendre digne de l'événement
qu'il consacre (1). Je n'ai donc à relater ici que ce qui,
(1) Nous avons eu déjà Toccasion de citer le Journal de$ opéra-
lions mililaires et adminitlralives des siège et blocus de Gênes, qui
parut eo 1801, eut plusieurs éditions successives, fut traduit eo
anglais et imprimé à Londres en 1809, enfln entièrement refondu,
pour ainsi dire récrit, en 1847, par l*auteur, qui l'augmenta d*un
volume de pièces justificatives. (Éd.)
[er â ce journal, a pu me concerner personnelle-
î dorant cette campagne de la Ligurie, et, par cela
même ramené à mes pensées, k mes sentiments privés,
je suis inévitablement obligé de parler de cette Pauline,
<|ul absorbait tout ce qui de mon être n'appartenait pas
au devoir. Nous étions arrivés à Gènes en janvier, les
hostilités ne reprirent qu'en avril, et nous passâmes de
loog« jours, où purent être consacrés à l'amour des loi-
sirs que l'honneur ne réclamhit pas. Ces loisirs, je les
BOiplayai nécessairement à mettre tout en œuvre pour
fiire savoir i Pauline que je m'étais rapproché d'elle et
pour tAcher d'avoir de ses nouvelles. J'avais appris par
la propriétaire de la maison où elle avait demeuré, son
idresse à Milan et ce renseignement que son mari avait
M rappelé à .tapies. Plus seule je la savais, plus il me
Hmblait qu'elle étuil toujours à moi etque je dusseà tout
ptiila prévenir; mais nous étions séparés par les lignes
memies, et, pour n'être pas considérable, la distance
tttn Gènes et Milan n'en était pas moins, même pour
HDumple message, très difDcile à franchir. Celte difti-
Colline fut pour moi qu'un stimulant; à Ibrce de cber-
tlKT, je découvris un homme qui, pour vingt-cinq
piutre». se décida à tenter l'aventure. A la fois contre-
bindier et marchand ambulant, il joignait à la connaJs-
'ince des moindres sentiers, des moindres passages,
''iolelligence et l'nudace nécessaires à son double mé-
litf: il n'avait jamais eu de rapports avec les Français,
itiit connu partout: il résidait t Bogliasco et ne ve-
Uiti Gènes que pour ses afTaires. Aucun soupçon ne
pUnail donc sur lui. et c'est ainsi qu'il se chargea
d'une lettre formant un tout petit rouleau, écrite en
lilica, ne contenant qu'une date sans indication de lieu
°<i de personne, sans adresse, sans signature, et
"nfftnt rapport qu'aux sentiments qui la dictaient. Au
90 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
beat de onze joars, mon homme fut de retour et échan-
gea contre le salaire promis la réponse de Pauline. Elle
peignait l'enchantement que lui avait causé ma lettre;
elle s'enorgueillissait d'être digne de l'ardeur et de la
constance de mes sentiments; enfin, avec plus d'expan-
sion que de prudence, elle ajoutait : « Et moi aussi je
lutte contre les mêmes ennemis que toi; je compte que
tu les vaincras ainsi que je leur résiste, et, si je fais des
jalouses, je ne suis jalouse que de te convaincre de
mon amour. » Quant à la forme et au volume de ma
lettre, ils l'avaient ravie; c'est pour elle en fait que j'eus
l'idée de ces introuvables missives dont, pendant mes
campagnes en Espagne, j'ai fait un usage qui a été si
généralement adopté.
Je n'essayerai pas de dépeindre les sentiments qui s'em-
parèrent de moi, quand j'eus entre les mains et sous les
yeux la réponse de Pauline. Cette écriture, aussi ado-
rée que Tadorable créature dont elle émanait, ces
expressions d'amour qui faisaient vibrer tous mes neris,
cette certitude d'une réciprocité de sentiments, dont la
constance était mon unique bonheur et qui résistait à
tous les hommages des chefs et des officiers de l'armée
ennemie, ce désir de me revoir, qu'au prix de ma vie
j'aurais réalisé; enfin, l'espoir de la revoir bientôt et
d'arriver près d'elle au milieu du charivari de la vic-
toire, tout cela me transportait. Et cependant, quand de
ces enivrantes pensées j'étais ramené à tout ce que
notre position militaire avait de menaçant, de cruelles
incertitudes s'emparaient de moi. Je comptais sans
doute que le Premier Consul n'abandonnerait pas l'Italie,
ce brillant théâtre de ses premiers exploits, et qu'il se
mettrait en mesure de consolider par des victoires sa
nouvelle position politique; je ne doutais pas qu'il dût
chercher ses chances de gloire en nous apportant du
secours; mais, avant d'intervenir, ne laifiserait-il pas
6on rival redouté comme homme de guerre, le général
Masséna, se débattre et s'elTondrer peut-i5tre dans une
lutte impossible à soutenir? Nous étions en présence
(l'une armée immense et dans le pluB bel état; la famine
et la maladie continuaient à nous décimer; le premier
échec devait être pour nous, non une défaite, mais une
dvEtnictioQ. et si le secours venait, il importait qu'il ne
se fit pas trop attendre. Et tels étaient les vœux, les
craintes, les fluctuations au milieu desquels j'errai»
t£DtAt plein d'espoir, tantôt consterné.
En remettant à mon émissaire le pris de mon mes-
tage, je lui avais dit de venir me revoiri't quelque temps
delà, et j'étais encore dans l'attente de sa réapparition
lonque nous fûmes bloqués. Pressentantles inquiétudes
i|tie la reprise des hostilités ne pouvait manquer de
donner à Pauline, je désirais plus que jamais lui faire
pwenir de mes nouvelles; bélasi cela me parut À peu
près impossible ou trop dangereux pour elle-même, et,
ne me résignant pas & rester inactif. J'en étais ^ rêver au
moyen de réussir, sans rien compromettre, quand mon
bunune entra chez moi. Comment étuit-il là? Il me ré-
pandit qa'îl se rendait à mes ordres... Je le pressai de
BouTelIcs questions, et il me fit une histoire qui me
donna quelques doutes; mais J'eus l'air de la prendre
pour argent comptant, et nous abordâmns de suite la
<Iu«(tion d'une deuxième course à Milan. 11 n'osait plue
te charger d'un petit rouleau, impossible en cas de
fouille àdissimuler, je fis donc mieux, et, comme mon
bntse liornaît à me rappeler à l'amutir de Pauline et à
lui faire savoir que tel jour je me portais bien, je pris
Ki> morceau de papier de fabrique italienne, je grifTon-
naidana un coin le quantième et vers le haut la phrase
'"i'ttnte, copiée d'une lettre que Pauline m'avait écrite :
92 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
< Ti adorero finchè mi sia tolta la vita t ; puis je recom-
mandai à mon homme d'envelopper avec ce morceau de
papier un de ses paquets de fil ou de ruban, et de dire
de vive voix que je me portais bien. La réponse qu'il
trouva le moyen de me remettre à moi-même consistait
comme ma missive en un papier sur lequel ne se trou-
vaient, avec la date, que ces deux vers de je ne sais
quel duo : « Sempre saro fidèle — Sempre ti adorero.., »
Ainsi, et alors que le général Masséna et ses lieutenants
ne parvenaient pas à communiquer au delà de leurs
avant-postes, je parvins deux fois à écrire à Milan et
à en recevoir des réponses; ce qui prouve une fois de
plus que les ruses de la guerre sont moins subtiles que
celles de l'amour.
Peu après mon arrivée à Gênes, y avait débarqué Ma-
riette, que mon premier passage à Marseille a fait con-
nattre, et avec elle le banquier de jeux qui l'entretenait.
Un hôtel avait été loué et disposé pour eux; de suite
ils y ouvrirent un bal de société, où Mariette ne parais-
sait pas, et un trente et un dont elle faisait les honneurs.
Ce n'était en effet qu'une maison de jeu, dont le bal sau-
vait les apparences, et, quoique à cet égard personne ne
prit le change, le bal n'en fut pas moins nombreux, bien
composé, très agréable, et la salle de jeu fort productive.
Les plus belles femmes de Gênes firent l'ornement de
l'un, et les officiers de tous grades, ainsi que les plus
riches Liguriens, firent les frais de l'autre. Burthe, pour
qui un tapis vert équivalait à un irrésistible aimant, y
fit ce qu'on appelait d'effroyables lessives ; mais celui à
qui j'ai vu perdre les plus fortes sommes fut le géné-
ral Oudinot. Je me rappelle une de ces séances, pendant
laquelle, en bien moins d'une demi-heure, je lui vis don-
ner quatre fois la clef de son secrétaire à son premier
aide de camp, en disant à celui-ci : « Allez me cher-
mL KT TRIPOT.
cher un rouleau de ceat loais. ■ El, à peine a
□laltteureux cent louis allaient grossir le monceau d'or
qui s'élevait devaut le banquier.
N'ayant JaniaiB aimé la danse, ce n'est pas à trente ans
i|ue je pouvais commencer à y trouver du charme,
(.luanl au jeu, je le détestais davantage; mais tous mes
chefs, tous mes camarades venaient à ces réunioûs; j'y
venais donc comme eux, et, la salle de jeu m'olFrant un
calme que je prérérais au brouhaha du bal, jem'ytenaîs
st,àdéfaut d'entretien, j'observais les phases de i'incon-
sUnte fortune.
Dans le nombre des joueui-s les plus assidus, je re-
marquai bîentCit l'ordonnateur Wast (1), qui jamais ne
^'asseyait, jouait quelques coups, quittait la salle di-
j«u. revenait pour quelques moments et ne tardait pas
iw retirer entièrement. Tous les autres joueurs ayant
Itubitude de guetter et de se disputer les chaises qui
nouent à âtre vacantes autour de la talile, Wast, par
ton jeu debout, formait avec eux un tel contraste que
j'iiu ta curiosité de lui en parler, et, sous le sceau d'un
Kerelque j'ai gardé jusqu'à présent, il me donna cette
(I) Ce Wul rut envoyé en ïosu&uu, pour miiisiDn d'argent, et,
Imqii'U reviot, Pr^vïl (Il ces vers qui [e mirent au déiespoir :
Une.
A propos do ces aoma mallieureui, l'itcrai-je un Rapioat, qui,
UBUne admoialraleur, fut envoya en Suisse et s'y conduisit de
MiiMre & Taire demander • ...si Rapioal VL'oait de rapine, ou
tpÎM de Repioal... •; puii ua certain Coquia,quîdo rage de s'ap-
Hw ainsi s'ea glorifiait, ei l'ordonualeur Voilant, au sujet duqui'l
Ud'jt avait à Taire qu'un pur rupprocbenient île mots? Au moment
°(i>prtientti t l'I^^mpereur. ou prononça son nom. Napoléon répéta
^lir étonué et d'une voix întorrogative : • Votant t — Oui, Sire,
■■^i) «TU deux I. —Deux ailes f C'est donc pour mieux roler? —
'^ le itrvice de Sa Majesté m'appellera. Siée '■ •
94 MEMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIEBAULT.
explieation qui me paraît valoir la peine d'être rap-
portée.
« Tout n'est pas incertitude, me dit-il, au milieu des bi-
zarreries de la fortune ; mais, pour échapper à ses rigueurs
et pour saisir les occasions favorables qu'elle offre, il faut
la suivre, marcher à son caprice et pour ainsi dire jouer
avec elle, ne jamais la braver, et même s'abstenir de
toute espèce de luttes. C'est ce qui m'a fait adopter la
manière de jouer dont vous avez remarqué la singula-
rité; voici, au reste, la méthode que j'ai adoptée, dont je
ne me dépars jamais, qui me réussit à merveille, et que,
sous le secret, je vais vous mettre à même de vérifier,
si cela vous amuse. J'arrive chaque fois au jeu avec
cinq louis. Je suis plus ou moins de coups, sans m'y
intéresser. Je tâche de juger la couleur gagnante, et,
lorsqu'elle me paraît se fixer, je risque un louis. Si je
gagne, je fais paroli; si je gagne encore, je retire ma
mise; je laisse trois louis, et si je gagne mon troisième
coup, ce qui me fait six louis de bénéfice, je regarde
mon bonheur de la soirée comme épuisé et je cesse de
jouer (i). Si, au contraire, je perds à mon premier, se-
cond ou troisième coup, je quitte momentanément la
partie, pour mettre un intervalle entre ma perte et une
nouvelle tentative. J'en use de même dans le cas oii je
perds une seconde, une troisième ou une quatrième mise;
mais du moment où j'ai perdu la cinquième, je me retire
définitivement. Si, après quelques coups malheureux, je
parviens à rattraper mes cinq louis, je n'en risque plus
un seul. Ainsi, que mes cinq louis aient été perdus ou
(1) Ce n'était pas seulement à cela que se bornait son accord
avec la forlune. Si le jeu marchait par intermittence, ce Wast
jonait l'intermittence comme la couleur ; parfois et même dans le
gain il mettait des intervalles entre les coups, et, suivant que les
chances se soutenaient ou variaient, il lui arrivait également de
mêler l'intermittence à la série et vice versa.
i CHANCES (Itr J
doublés, je cesse de jouer; et vous comprenez qu'il me
(sut cinq coups ou séries malheureuses pour perdre,
alors qu'il oe me Taut qu'uoe série heureuse pour gagner.
En tout cas, je ne m'échauffe jamais et je reste à l'abri
de ces coups de tdte. de ces quitti? ou double, de ces
désastres, qui sont la prospérité des maisons de jeu. >
Je voulus juger par moi-mÉme les chances de cette
tnélbode. Je la suivis dix-huit jours, non avec des louis,
mais arec des piastres. Je me relirai deux fois sans
perte ni gain ; je perdis trois fois, et finalement je ga-
gnais cinquante piastres quand le hlocus de Gènes mit
Bn à ces réunions. Le banquier, un soir, nous ayant
BsJsà dilTé rentes reprises, Wastetmoi.je voulus savoir
ce qu'il pensait de notre manière de jouer : • Si tout le
monde l'adaptait, il n'y aurait plus de banque possible.
Sans même m'arrâter à la méthode adoptée par M, Wast.
tjouta-t-il, il n'y a que les gens qui s'assoient qui nous
ffiriehissent, et notre fortune vient surtout de ceux qui
l'opinifttrent à soumettre à des calculs fixes et suivis
« qui n'est susceptible ni de fixité, ni de suite, ni de
uleale. i
Cependant une partie bien autrement sérieuse et non
noiiu diflicile à Jouer se préparait pour nous, et, mal-
pi la vigueur que le général Masséna mettait à en com-
liiner la réussite, toutes les chances de succès nous
échappaient. Nous attendions un convoi de vivres, et la
ÛDtte anglaise, réunie devant Gènes, ne nous laissa plus
lucan espoir d'arrivage; nous espérions encore des ren-
forts, et le général Hélas ayant de suite enlevé les hau-
twn de Saint-Jacques, rejeté le général Sucbetvers la
Pietra et séparé le centre de la droite de l'armée, nos
Ifoii corps se trouvèrent isolés l'un de l'autre, sans pos-
té de concerter aucune opération. Gènes se trouva
■ réduite aux troupes de l'aile droite; et l'ennemi qui
96 MÉMOIRES DO GÉNÉRAL RARON THIÉRAULT.
rentrait en campagne avec des forces quintuples des
nôtres aurait même pu les décupler en agissant, non pas
séparément, mais successivement contre chacun de nos
corps. On sait que, ouvrant la campagne avec une armée
de 135,000 hommes, secondée par des corps sardes, par
les insurgés en masse du Piémont et de la Ligurie, ayant
même pour auxiliaires 15,000 Anglais réunis à Mahon,
une flotte entière et deux flottilles, M. de Mêlas n'avait
(sans compter les 3 à 4,000 hommes de notre aile gau-
che opérant sur le mont Cenis) à combattre que 19,000
hommes, dont 10,500 gardaient Gênes et ses avancées,
3,500 se trouvaient en position devant Savone et 5,000
étaient réunis autour de Finale. Contre ces 19,000
hommes il en détachait 60,000; son rôle était donc
facile; s'il commençait par anéantir en les attaquant
isolément les deux corps minuscules de Savone et de
Finale, il aurait facilement raison des 10,500 occupant
Gênes. Telle était la situation si brillante pour les Austro-
Sardes, si désespérée pour nous, dont le général Mas-
séna avait, par patriotisme, accepté la formidable res-
ponsabilité. Il ne pouvait attendre de salut que des fau-
tes de l'ennemi, et ce fut là sa gloire-; non seulement il
sut profiter des fautes faites, mais il sut en faire nattre.
On sait comment, bloqué dans Gênes, il tint en échec
pendant cinquante-huit jours et par quatre-vingt-dix
combats les quarante bataillons que M. de Mêlas main-
tint et renouvela pour investir la ville; on sait qu'il
acquit une telle autorité sur les 50,000 habitants ren-
fermés avec nos troupes dans Gênes, qu'il prévint de
leur part toute menace de révolte et les décida à subir
avec nous et non moins héroïquement les horreurs des
derniers jours du siège. On sait que la flotte anglaise et
la flottille napolitaine, tenant le blocus du côté de la
mer, empêchaient tout ravitaillement, et que si les habi-
DLOCdS UB GÉ?IES
laoU furent réduite  se nourrir de bëtes immondes el,
poor un grand nombre, à mourir de Faim, les combal-
Uinls pour lesquels le général en chef avait n5i]ui8itionné
toue les vivres i)e la ville, tescomballants furent ration-
nés à quelques onces de viande de cheval, à quelques
onces aussi de pain, composé d'un abominable mélange
ayant la consistance du mastic. On sait que la famino
amena les maladies, et que la mort était sur tous les
rivages, l'abattement dans toutes les âmes. Eh bien,
malgré cette effroyable détresse, le général Masséna se
proposa de retenir coûte que coûte autour de Gênes
toutes les troupes d'investissement, alln que M. de Mêlas
oe put en distraire des détachements pour les opposer
i l'armée de réserve qu'amenait le général Uonaparte, et
noD seulement il mena ses troupes alTamées au combat
juiqu'aui derniers jours, mais encore, comme disaient
kl loldaU, il ne traita que lorsqu'il n'eut plus que • ses
boites A leur donner à manger > . On sait les conséquences
ittt glorieux hérorsme; sans les pertes de temps et
d'hoiamês , pertes considérables que M. de Mêlas
éprouva, la victoire de Marengo n'était pas possible.
U général Bonaparte, qui allait en retirer de si gigan-
tesques avantages, n'aurait dû revoir et aborder le général
Mauéua que pour lui dire : > Allons ensemble rendre
l^ke aux dieux. > Mais le général Bonaparte avait
twp d'intérêt à sacrifier un Masséna pour lui pardonner
un le! service.
Je l'ai dit. toutes les phases de ce grand drame mili-
taire étant consignées dans mon Journal du blocus, je
lai pas h les répéter ici : simplement je rappellerai quel-
quel détails sans valeur historique, mais dont je me
plais il me souvenir, et je commencerai par un fait rela-
W au Journal lui-même.
Uraque, le il avril au matin, j'eus terminé avec le
98 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAOLT.
général en chef mon trayail quotidien : t Thiébanlt, me
dit-il, ma correspondance se réduit aujourd'hui à fort
peu de lettres : vous avez donc du temps de reste, et je
désire que vous vous occupiez d'écrire la relation de
notre blocus, qui ne peut manquer d'être un événement
mémorable. — Mon général, répondis-je, ce travail est
commencé depuis le 5, et j'attendais qu'il fût un peu plus
avancé pour vous en rendre compte et vous demander
de vous le soumettre. > Il fut touché de cette marque de
zèle et me dit que toutes les fois qu'il serait au bain, je
serais le mattre de lui faire la lecture des parties rédi-
gées et de recourir à lui pour tous les renseignements
dont je pourrais avoir besoin. C'est donc pendant la
durée des bains, qu'il prenait trois fois par semaine, que
je lui lus cet ouvrage dont j'achevai de revoir la rédac-
tion à Milan.
Cette intimité avec le général en chef me permit d'é-
changer bientôt Coutard, que j'avais, on se le rappelle,
amené avec moi et qui, prisonnier sur parole, se rongeait
d'impatience de voir se battre les camarades sans avoir
le droit de prendre les armes avec eux. Et cela n'était
pas le pire de la situation; car, l'investissement étant
survenu, si Gènes tombait au pouvoir de l'ennemi. Cou-
tard, inévitablement pris, devait l'être au milieu d'une
armée active, loin de ses foyers qu'il s'était engagé sur
son honneur à ne pas quitter. Par bonheur, à la re-
prise du Monte Faccio, le 7 avril, parmi les quinze cents
prisonniers faits à l'ennemi, se trouva un baron d'AspreS)
lieutenant- colonel de chasseurs autrichiens, qui par
conséquent avait un grade assez analogue à celui de
Coutard. Mais ce baron d'Aspres jouait un autre rôle que
celui de son grade; il organisait et régularisait tout le
mouvement insurrectionnel de la Ligurie, mouvement
que l'ennemi avait suscité depuis longtemps et que la
ÉCHANGE DE PBrSOSNIFBS. M
duchesse de Parme favorisait par des subsides et des se-
cuiirs de toute nature. Le géot^ral en chef avait tenté la
reprise du Monte Paccio pour en imposer aux Génois euz-
rD^mes par une belle opération de guerre conduite soue
leurs yeux et avec succès; la rentrée des prisonniers(l)
avait eu un grand etîet moral, et surtout la capture du
baron d'Aspres.dont la réputation avait franchi les murs
<le la ville. Le général en chef ne voulait pas rendre une
si bonne prise; il eut mille peines à ui'accorder la gr&ce
que je lui demandais. Enfin l'échange fut fait. Coutard
pat reparaître sur le champ de bataille, se distinguer et
lue fournir les moyens non seulement de le faire nommer
irolooel, mais de lui faire commander son ancien corps,
la 73* de ligne, après avoir fait nommer général le colo-
ad Wouillemont, chef de celte dernière brigade.
Si je gagnai Coutard. je perdis Dath, qui peu après fut
Ut prisonnier en portant une dépêche du général en chef
■D jiïaéral Soult, auquel cinq officiers furent successive'
HKDteovoyëg sans parvenir à le joindre. On comprend que
l'admirable dévouement des troupes et de leurs chefs
dat souvent suppléer par l'inspiration aux ordres qui
(1| L« souvenir des nombreux priBonniers que noua fîmes au
OTn de* opAraliona du blocus, et doal beaucoup pi-rlrenl faute de
Mcnitnre, nw rappelle l'anecdote guivanto, que jo ne laisse pas
liu* i'uubli, parce qu'etlo peut oUrir uai> certaine utilité aut ofll-
ôm sa campagae -.
L» 10 avril, noua marcbiona sur Varaggio; une de nos cliargea
Tcnùt de noos assurer quelques prisonniers, au nombre desquels
u trouvait un jeune ofOcier autrichien qui. lorsqu'il me Tut anitné,
Di> dit : • Mon géniral, la journée est finie pour moi, iiiai^ elle
commviice pour vous, et elle pourra Être longue. Permellex-moi donc
drrous offrir des provisions, qui me sont in util ub et qui pourraleut
roua ttre nécessaires. • Il me remit alors uue tablette de chocolat
•iDDrttron. Ccslcn effet tout oe qu'il faulpourne souffrir di' touU
UMJourn^ ni da la faim ni de la soif; j'en fis si bien l'épreuve
ce jnor-lA que je pria le parti de ne jamais remonter 6, chev&l sans
BToir dans ma poche une tablette et un citron, et souvent ea guerre
ne fut d'un grand secoure.
100 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIEBAULT.
n'arrivaient pas, et ce dévouement fut cause de nom-
breuses pertes. Gomment ne pas mentionner à cet égard
sept généraux morts ou blessés, et ne pas nommer le
cbef de brigade Yillaret, dont la mort fut une douleur
pour tous; Gautier, qui ne conserva la vie que par mi-
racle, et le chef de brigade Mouton, qui ne dut sa guénson
qu'aux soins dont il fut l'objet, et dont la blessure me
rappelle un fait digne d'être relaté? Au moment où, le
30 avril, je venais de lui transmettre l'ordre verbal de
reprendre avec les deux premiers bataillons de sa demi-
brigade (la 3* de ligne) le fort de Quezzy : « Vous m'ap-
portez là, me dit-il, unf ordre. > Je lui répliquai que
c'était un ordre comme un autre, et qui serait pour lui
l'occasion d'une gloire nouvelle. « Non, reprit-il, vous
m'apportez un f ordre. » Alors appelant son domes-
tique qui le suivait avec un bagage, il ôta l'habit neuf
qu'il portait, en prit un vieux, remit au domestique sa
bourse et ses montres, et partit en proie à un sinistre
présage; un quart d'heure après, on le rapportait blessé,
le bras gauche et le corps traversés par une balle; on
jugeait ces blessures mortelles.
Lorsqu*on cite une telle réponse dans la bouche d'un
ofQcier aussi notoirement brave et qui donna par la suite
les preuves de vaillance les plus nombreuses, on peut
être sûr que cette réponse n'était pas provoquée par la
simple mauvaise humeur ou la défaillance, mais par un
inexplicable pressentiment dont on pourrait citer tant
d*exemples. Sans rappeler ici des noms obscurs dont
le souvenir revient cependant sous ma plume, je nom-
merai du moins cet excellent La Salle, le plus courageux
des soldats, le plus brillant des chefs, le plus constant,
quoique le plus infidèle des hommes; amant non moins
aimable que mari excellent et ami parfait. Eh bien!
La Salle, dont il est impossible de dire toutes les qualités
DEOILS, MISÈRE ET FAUINE.
et louâ les mérites, La Salle, si magnifique dans le dan-
ger, pour <jui un combat était une fétc. une charge aae
rolupté.cet héroïque La Salle avait, le jour de la bataille
de Wagrum et en monlant â cheval, la conviction qu'il
ferait tué dans ce jour. Incapable de vaincre son humeur
sombre et de dissimuler ses prévisions, il ne souffrit
auprès de lui aucun de ses ofBciers, et, dans cette dispo-
sition d'esprit que ses aides de camp ne comprenaient pas,
mais qu'un confident révéla, il reçut au front la balle
qu'il présageait et qui, au désespoir de tous ceux dont il
^tait connu, termina une si chevaleresque existence.
Cependant nous nous épuisions, sans parvenir & chan-
gernotre position. Les caisses étaient à peu près aussi
tidesque les magasins l'étaient de vivres et les cadres de
wldats. Le:çénéralen (^ef Tut donc informé que, tant que
dorerait le blocus, rien ne pourrait plus être payé, même
lu la solde; il crut donc bien faire en destinant une
petite somme disponible à être répartie comme indemnité
eatre les officiers d'état-major: cette somme donna. Je
creia;cinquanle francs pourles capitaines et lieutenants,
witaole-quinze pour les chefs d'escadrons et cent francs
|Miir les adjudants généraux. Lorsqu'on m'apporta cet
irgentetquel'on me présenta à émarger létal sur lequel
j'ftais porté, Je ne voulus considérer que l'intention et je
K(ua les cent francs comme ils avaient été refus par
Gialier, par Campana. etc.; quant à Ilurthe, l'un des
til aides de camp du général Masséna, indigné de trou-
Wr son nom sur cet état, où figuraient d'ailleurs les
non» d'hommes aisés et même beaucoup plus aisés que
hù, il s'écria : « Qui est-ce qui a f..,.. mon nom sur celte
liil« de pauvres ? > et, après l'avoir biflé, il Jeta la liste
iaoet du secrétaire qui avaitété chargé de la présenter.
Certes, tous ceux d'entre nous qui le reçurent étaient
iiHlessusd'un tel secours; mais, en acceptant, nous nous
102 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
étions attachés à ne pas déplaire au général en chef,
pour qui la conduite de Burthe ne parut que plus bles-
sante. Il ne cacha donc pas sa colère; mais, au début des
opérations qui s'annonçaient si sérieuses, il ne voulut
pas punir un tort de cette nature. D'ailleurs, trois jours
après, Burthe, aussi brave que fantasque, était griève-
ment blessé.
J'eus l'occasion d'éprouver moi-même combien le
besoin de ménager les ofQciers au milieu des difficultés
croissantes du siège, rendait le général en chef indulgent
sur les fautes de discipline, et en cela très différent de
lui-même; voici le fait :
Lorsqu'on suppléait au blé par le mélange ou l'amal*
game de toutes les substances pouvant contribuer à
former une pâte quelconque, il était impossible de ne
pas suppléer à la viande de bœuf par celle du cheval;
en conséquence, le général en chef ordonna que les géné-
raux et adjudants généraux ne garderaient chacun que
deux chevaux, les autres officiers d'état-major un seul;
que le surplus serait envoyé à la boucherie. Le généra!
en chef ayant commencé à livrer quelques-uns de ses
chevaux, la mesure cent fois juste d'ailleurs s'exécutait
avec rigueur, et, de mes quatre chevaux, deux avaient
déjà été mangés, mais l'un d'eux ne l'avait pas été à mon
compte, M. Valette, agent général des vivres-viande,
ayant troqué avec moi un très beau cheval qu'il avait et
ayant livré à son compte mon plus mauvais cheval. Il
m'en restait donc un de plus que je ne devais avoir et
que le commissaire des guerres, chargé de la réquisi-
tion, envoya prendre. Cette démarche ayant été inutile,
le commissaire m'écrivit; je ne répondis pas; enfin il
m'expédia son garde -magasin; je rentrais comme arri-
vait cet homme qui me fit sa demande et qui, tandis que
je montais le grand escalier du palais habité par le gêné-
INCIDENTS DO BLOCWS. 103
raJ Haeséna. me suivit en inGistant d'autant plus que je
mettaig plus de mauvaise gr&ce k lui répondre; comme
en manière d'argument décisif it me déclarait parler au
nom du général en chef, je lui lilchai un • Je m'en llche •
très énergique, et, me retournant pour appuyer sur ce
mol non moins inconvenant que déplacé, je vis, derrière
j mon homme, le général en chef qui montait l'escalier et
(|uj, se trouvant seulement â quatre ou cinq marches de
Jistance, m'avait certainement entendu; j'en eus la
preuve à l'air qu'il prit pendant les quelques instants de
nnlre face à face : mais presque aussItAt j'avais retrouvé
ma contenance, je m'elTaçai contre la rampe pour laisser
le passage Ubre et je saluai sans dire un mot. Sans me
regarder le général en chef me rendit mon salut et il
IMssa, me laissant assez étonné : car il fallait vraiment
*lre en plein siège de Gènes pour qu'il n'eût pas relevé
mon propos en m'infligeant, malgré nos relations qiioti-
iliennes. un rappel à la discipline. Dès que je lui vis
usez d'avance, et sans plus m'occuper du garde-ma-
^0, qai devait être convaincu maintenant de ne pas
MOir mon cheval, je regagnai mon appartement.
Dis le milieu de mai, le bruit s'était répandu comme
certtia que le Premier Consul arrivait à la tête de l'ar-
mée de réserve et manœuvrait de manière à couper
loate retraite à l'ennemi; le 26 mai, le chef d'escadron
Franceschi, aide de camp du lieutenant général Soult,
tnroyé par le général en chef au Premier Consul depuis
UQ mois, était revenu, après avoir échappé à d'incon-
cevables dangers; il rapportait des nouvelles, annonçant
qu'il devançait le général Bonaparte et l'avait laissé
descendant le grand Saint-Bernard, que l'armée de ré-
serve, sitôt arrivée à Ivr^a, marcherait de là à grandes
journées sar Gènes, qui serait débloquée le 30.
Le 31 mai et le 1" juia passèrent sans nous amener
104 MKMOIRKS DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
de secours. Les officiers expliquaient par des raisons
stratégiques le retard qu'éprouyait notre délivrance, et
cherchaient des côtés favorables aux indices les pins
alarmants; mais les soldats, ne dominant plus leur décou-
ragement, s'abandonnèrent au désordre et à la désertion.
Le désespoir, la douleur, la rage se peignaient sur tous
les visages; pour les habitants comme pour les militai-
res, l'espoir et les forces semblaient anéantis. La famine
et la maladie faisaient chaque jour des ravages plus
effrayants; de nombreux tombereaux couverts, par-
courant la ville, emportaient les cadavres qui étaient,
surtout pendant la nuit, déposés sans vêtements aux
coins des rues. Aucun effort militaire ne pouvait plus
être tenté, les soldats et la plupart des officiers étant
incapables de soutenir les fatigues d'un combat ou d'une
simple marche; ils faisaient leurs factions assis, et beau-
coup se trouvaient mal en s'y rendant. Les négociations
pour l'évacuation commencèrent le !•' juin.
Le général Masséna se montra dans ces négociations
ce qu'il était, un chef d'une infaillible autorité et un po-
litique habile. Pendant le blocus, ses cheveux avaient
complètement blanchi ; mais il n*avait rien perdu de sa
vigueur morale; il sut admirablement utiliser la jalousie
renfrognée des diplomates alliés, flatta très à propos ^o^
gucil des Anglais aux dépens de l'amoui^propre autri-
chien, et sut aiîecter une telle aisance, fut si fécond en
heureuses saillies, qu'il put obtenir d'emmener jus-
qu'aux cinq corsaires qui se trouvaient à Gènes ; à l'un
de ces corsaires se rattachent des faits particuliers qui
me concernent, et je cède au plaisir de les rapporter.
C'était une tartane, qui parut au digne M. Morin très
propre à la course, et qui fut avant le blocus disposée
par lui dans cette prévision. Malheureusement, il la mit
sous les ordres d'un nommé Bavastro, Tun des hommes
mil auraient été les plus propres ù bien mener un
lel commandement, si sa moralité avait été digne de sa
bravoure (I )- Tout ce que je sais, c'est que. indépendam-
meol des parts de l'équipage et de son chef, les produits
dee riches prises, sur lesquelles on comptait, devaient se
répartir en vingt-quatre parts suivant vingt-quatre
action», dont douze furent remises au général en chef
qui donna des lettres de marque pour ce corsaire, six à
Noria, six à moi. Ces espérances s'évanouirent comme
Isnt d'autres; le Bavastro escortait les bâtiments au
lieu de leur donner la chasse ; il ne fil que de mauvaises
prises et ne fit des prises que pourdire qu'il en avait fait.
Le partage des millions qu'il nous promettait se rédui-
sît à celui des indemnités que nous fûmes contraints de
payer. Quoi qu'il en soit de ce résultat, moins tragique,
mais pins coûteux que celui de mon premier essai à
Peschara, j'y gagnai du moins de recevoir pendant le der-
nier mois du blocus, et par jour, deux biscuits de mer
provenant de l'approvisionnement de ce bâtiment. Ces
biceuits mesauvèrent de l'alternative de manger du pain
que l«& chiens vomissaient (2). ou de m'en procurer du
bon à trente-six francs la livre.
Enfin, quand nous eûmes atteint le terme de cette
glorieuse agonie, quand nous edmes couronné tant d'hé-
roïsme par un traité qui nous laissait honneur et liberté,
c'est sar ce même corsaire que je m'embarquai pour
(1) t^ géadrkt Thiébault relate un aieiiiple àe bravoure à. l'actir
It n pârtononge, dons le Jownal du bloeut, éililion prvcllAs.
p. m. (ÉD.)
^) On lorvaît ft la table du général en cliet ce qui composait k
ntloa du soldat; soupe d'herbe ot clieval bouilli, barIcoU cuits
à I'mu. D<nii ou Lroi.< odlciers, j't'Iaia do ce nombre, poieèdanl par
batird on par prévision quelques bisciiils, eu apportaient, puis,
iltilc repas floi, remetlaieiil sojgneaeemerit dans leur poche ce
({u'illeur avaJtété possible àc n'en pas manger.
106 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
Nice, le faisant servir à enlever de l'arsenal de Grènes
douze pièces de 42 en bronze, pièces neuves et magnifi-
ques, que l'on mit à fond de cale, que l'on couvrit de deux
cents ballots ou matelas appartenant à des réfugiés et
qui ne servirent malheureusement qu'à enrichir Bavas-
tro; elles furent vendues; il en dévora le prix comme il
avait dévoré le reste.
Le traité d'évacuation avait été signé le 4, vers sept
heures du soir; une partie de la nuit du 4 au 5 avait
été employée à donner des ordres, à délivrer des passe-
ports à tous les réfugiés ainsi qu'aux patriotes italiens,
et c'est le 5, à la pointe du jour, que, le général Masséna
s'étant embarqué pour Antibes, ses officiers avaient pu
s'embarquer à leur tour. Nous étions partis épuisés de
fatigue et de faim; bien entendu, notre tartane était
sans vivres, et j'avais donné l'ordre à Bavastro de faire
toute diligence pour nous porter à Nice, où nous avions
hâte d'arriver pour y manger. Or nous nous trouvions à
la hauteur d'Albenga, lorsqu'une frégate anglaise, qui
cinglait sur nous nous tira un coup de canon d'ame-
ner. Bavastro voulut mettre en panne ; je m'y opposai,
tant j'étais révolté que l'on eût seulement la pensée de
ralentir notre marche. Nous continuâmes donc à voguer,
mais la frégate gagnait sur nous, et, lorsqu'elle fut à por-
tée de canon, elle nous envoya un boulet qui passa dans
une de nos voiles; la raison du plus fort étant la meil-
leure, nous nous arrêtâmes court. La frégate, ayant
toutes voiles dehors, nous eut bientôt rejoints, et sa cha-
loupe nous amena un jeune ofQcier, chargé de savoir
qui nous étions et ce que nous avions à bord, puis de
visiter nos papiers. Comme il parlait fort bien le fran-
çais : < Ma foi, monsieur, lui dis-je, il y a cruauté à arrê-
ter ainsi des gens qui meurent de faim. > Je dis cela sur
un ton de mauvaise humeur que j'accentuai, espérant
Sun I.A TKflHK DK FBA^iCE
influencer le jeune ofGcier qui me paraiesait très galant
hamme. et éviter ainsi qu'il ne visitAt à fond notre bAti-
tneul. les douze pièces de canon étant plus que contre-
bande. Informé qui j'étais, il se montra d'une politesse
ntrème, fila peine déranger quelques matelas ou ballots
et repartit; mais à peine était-il remonté sur sa frégate
qu'un nouveau coup de canon d'amener fut tiré : il fallut
l'irreier encore. J'étais aux champs; enfin le jeune offi-
dïr reparut à notre hord et me dit que son capitaine,
(oucbé de notre position et heureux de pouvoir té-
moigner son admiration à des hommes qui avaient
concouru ù l'héroïque défense de Gènes, me priait d'ac-
«pter quelques vivres. Il me remit donc deux énormes
Mude biscuits, trois jambons, deux paniers de douze
bonleilles de vin chacun, et, ce qui était un raffînement
de délicatesse, un panier de salade fratche avec ce qu'il
Wlait pour l'accommoder. Je pris la main de ce jeune
lURnme qui était dans la joie d'avoir en cette comrais-
sioa i remplir; je le priai de me donner les noms de la
Ti^te et de son capitaine, noms que j'écrivis et que je
regrette d'avoir perdus; je pris également le sien et son
|nde; et, le remerciant de la part qu'il avait eue k sa
BOuTelIc mission, je le chargeai de tous nos compli-
unia pour son capitaine ; puis je donnai un louis ù
ttiicun des deux matelots qui avaient monté les provi-
WDs, et nous nous séparâmes.
Le lendemain, à huit heures du matin, nous entrions
iiBsle port de Nice, tous ivres du bonheur de revoir
Il France, tous pressés de fouler encore une fois son
•ol; c'était donc A qui débarquerait le plus vite, lors-
qn'u employé de la santé, suivi de quatre soldats, arriva
tt nous signifia que. ayant communiqué avec un bâti-
DCnt ennemi, nous étions soumis à une quarantaine. A
M mot de quarantaine, je ne sais pas comment cet
108 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
homme ne passa pas par-dessus le bord ; il fut assailli de
toutes parts, ses soldats croisèrent la baïonnette et vingt
sabres furent tirés, sans que je puisse dire que le mien
ne fut pas du nombre; enfin ses soldats se trouvèrent
culbutés et le bâtiment fut évacué en masse.
Quelques camarades et moi, nous venions de faire un
déjeuner comme nous n'en avions pas vu depuis des
mois; nous avions surtout mangé avec délices, on pour-
rait dire avec un sentiment religieux, de ce pain qui
venait d'être l'arbitre de notre destinée (1), et, comme
nous n'avions rien épargné pour l'arroser dignement,
nous étions on ne peut plus gais, lorsqu'un officier
arriva pour me prévenir que, sur une plainte portée par
le chef de la santé, on venait de donner l'ordre dem'ar-
rêter, me rendant responsable de tout, vu mon grade
et l'autorité que j'avais sur les officiers embarqués avec
moi. Ceci passait la plaisanterie; je courus chez le géné-
ral Oudinot, qui par bonheur se trouvait à Nice : c Dia-
ble, me dit-il, c'est grave. — Et le général Bonaparte,
répondis-je, s'est-il laissé mettre en quarantaine à Fré-
jus? — Il n'est pas débarqué le sabre à la main. Un tel
précédent, d'ailleurs, n'est pas une justification, et, pour
que personne ne s'y trompe, le Premier Consul vient de
renouveler les lois sanitaires et d'ordonner de les exécu-
ter avec la plus grande rigueur. Ne restez donc pas à
Nice et allez rejoindre à Antibes le général Masséna. >Une
(1) Au retour de Gôncs, j*ai vu des personnes qui ne pouvaient
plus entendre le mot pain sans en éprouver comme un souvenir de
souffrance; j'en al vu à Antibes et à Nice s'arrêter stupéfaites
devant les boutiques de boulangers, d'autres se récrier en voyant
émietter du pain. Enfin, j'ai vu des ofliciers débarquant à Nice et
qui y ont tenu table sept heures durant, et mangeant, à la stupé-
faction de l'aubergiste, tout ce qui put leur être servi. Ai-je besoin
d'ajouter que le passage si brusque de la famine à l'inteoapérance
a produit bien des cas de nouvelle mortalité?
heure après, je contais k celui-ci mon aventure ou ma
mésareoture : • Allons, allons, me dit-il, restez avec
moi; nous partirons demain ensemble & quatre heures
du matin, et tout cela s'arrangera à coups de canon. •
Et ODcques depuis je n'en ai oui parler.
Cependant, au moment où j'espérais pouvoir oublier
le blocus et ses horreurs, une dernière trislesse m'était
réservée. J'avais vu mourir plus de vingt mille peraon-
aes en moins d'un mois et dans les pires tortures; il
seoablait que le sentiment dût être émoussé, et cependant
ce fut avec une véritable douleur que j'appris, peu de
joart après, la mort du jeune Monnet. On se souvient de ce
jcane homme que j'avais amené avec moi à Gênes : j'avais
eu l'occasion de connaître son père, chez mon ami Ri-
Tierre de l'Isle. M. Monnet n'avait que ce (Ils unique, né
d'ùlleurs avec d'heureuses qualités et dont il avait lui-
même iait l'éducation, dirigé les études, et qu'il chéris-
«it le plus tendrement. Passant huit mois par an à une
terre qu'il possédait, il était parvenu à soustraire non
Kolemenl aux mauvaises relations, mais à tout échange
d'uaour ce (ils, qui, prenant vingt ans. étant grand, fort
et robuste, et ne manquant ni de connaissances ni de
aojcûs, devait cependant Unir par être mêlé aux atfai-
tti et BU monde, ison père avait donc eu la fatale idée
de me le faire emmener à titre de secrétaire, et, comme
jaraiBlaconscienro du dépôt précieux qui m'était conCé.
comme le jeune Monnet était bon travailleur, discret et
d'an caractère parfait. Je m'attachai â lui, je le logeai
ivec moi et le surveillai avec une sollicitude toute par-
licsliâre .
Le traité d'évacuation signé, je donnai & Monnet l'or-
dre de parer i. l'embarquement de mes chevaux, em-
harquemeot qui devait se faire avant le jour, et d'être,
avec mes elTets et mon valet de chambre, rendu k bord
110 MÉMOIRES DV GÈNÉBAL BARON THIÉBAULT.
de mon corsaire à quatre heures du matin. Tout cela
fut exécuté avec ponctualité; mais, au moment où j'en-
trai moi-même dans la tartane, Monnet me dit qu'il ne
pouvait partir que le lendemain soir avec le commis-
saire des guerres de la place, en prenant prétexte de
linge non rendu par la blanchisseuse, d'effets qui n'étaient
pas prêts. N'ayant aucun soupçon, ni aucune raison d'en
avoir, et d'ailleurs absorbé par les mille et une préoccu-
pations qui m'assaillaient, je me bornai à dire au jeune
Monnet combien j'étais mécontent de le laisser en arrière
de moi, et comme secrétaire et comme compagnon dont
j'étais responsable ; finalement je lui signifiai de me
rejoindre le plus promptement possible.
Or ce pauvre garçon avait fait la connaissance de la
femme d'un capitaine, qui pendant la campagne de
Naples s'était distingué au commandement de Civitella
del Tronto, et que, à cause de son aptitude au travail de
bureau, je m'étais attaché en qualité d'adjoint. Cette
connaissance était au moment de conduire aux relations
les plus intimes lorsque je m'embarquai; et, pour échap-
per à une surveillance qui de ma part était active, pour
profiter d'occupations qui, au milieu de cette bagarre,
absorbaient et les jours et les nuits de son mari, la
femme du capitaine, Napolitaine à l'œil fauve, à la
bouche ardente, aux reins voluptueux, avait suggéré
au jeune homme le prétexte dont il se servit; dès lors
le possédant tout entier, usant et abusant de l'effer-
vescence et des forces d'un pareil âge, de l'exalta-
tion d'un début, peut-être y joignant l'effet de stimu-
lants affreux, cette Messaline fit, en moins de vingt-
quatre heures de délire, pour ce malheureux enfant, de
l'arène de l'amour une arène de mort. Devant dîner
avec le commissaire des guerres de la place avant de
s'embarquer, il arriva chez lui le lendemain de mon
MfiSSALINE. 111
départ, vers cinq heures du soir; on venait de servir.
Pouvant à peine marcher, il parut à table avec un visage
dont l'altération frappa tout le monde; mais, au moment
où il portait à sa bouche la première cuiller de soupe, il
tomba à la renverse, rendant le sang parle nez, la gorge
et les oreilles. Un médecin fut aussitôt appelé; les ré-
ponses que l'on put encore lui arracher révélèrent les
faits que je viens de rapporter; on le mit dans un bain,
mais il expira la nuit suivante. A mon chagrin de
Toir si, misérablement mourir ce garçon que j'estimais et
affectionnais, je joignis la douleur d'annoncer au père
la perte irréparable qu'il venait de faire. Quant à la
femme, cause de cette fin tragique, Thorreur qu'elle
m'inspira fut telle, que je renvoyai immédiatement son
mari à la 73* demi-brigade, à laquelle il appartenait.
CHAPITRE V
Le traité d'évacuation de Gènes laissait au général
Masséna tous ses droits, et, au moment où il pouvait
penser qu'une nouvelle diversion rendrait plus facUes
les succès de l'armée de réserve, il n'était pas homme à
rester inactif. Il avait donc résolu de rassembler les
débris disponibles des troupes de l'armée d'Italie, soit
environ seize mille hommes, et de recommencer "avec
eux la campagne. Dans cette intention, lorsque je le
rejoignis à Antibes, il s'apprêtait à quitter cette ville; je
partis avec lui ; à Nice, il me laissa continuer ma route
par terre, avec tout ce qui appartenait à Tétat-major
général, et, blessé à une jambe, il s'embarqua sur une
felouque avec l'adjudant général Reille et le général
Oudinot. Sa felouque n'avança qu'en rasant la terre, et,
pour éviter qu'elle ne devînt la proie d'un corsaire ou
de quelque petit bâtiment anglais embusqué derrière un
des récifs de cette côte, il la fit précéder par un bateau
très léger qui servait d'éclaireur. Le voyage s'effectua
sans surprise. Arrivé à Finale, le général en chef s'y
arrêta; il y donna quelques jours à réorganiser ce qui
lui restait de troupes de la droite et du centre; c'est là
que nous nous retrouvâmes.
Gomme j'entrais à Finale, un combat venait d'y avoir
lieu entre un brick anglais et la garnison de ce petit port,
l'un ayant cherché à s'emparer, l'autre s*étant efforcée de
défendre deux felouques chargées Je grain et qui arri-
laient de Nice. Quelque chose qu'edt pu faire le brick,
il jviiit échoué dans son enlrepriae. Je me présentais
cheï le général en chef, quand on vint lui rendre comple
iId fait; je demandai si l'on s'occupait de décharger
le» deux barques; on me répondit qu'il était tard, et
qu'on les déchargerait le lendemain tiiulin seulement; or,
le leodemaîn, je dormais encore profondément, lorsque
deux lie mes domestiques, dont un fort jeune, entrèrent
ilaasma chambre en me criant : • Voilà les Anglais I •
En même temps la générale se fit entendre ; je crus à un
•lébarquement; je me jetai à bas du lit. ordonnant au
pins âgé de mes domestiques de me seller un de mes
cberaux et de faire rejoindre aux auti'es les équipages
du général en chef; puis au plus jeune je demandai ce
iju'il me fallait pour m'habiller; mais ce garçon, qui
DtTait pas dix-huit ans. avait déjilï perdu la tête; uu
lieu de bottes, il m'apporta mon sabre ; au lieu de mon
putftlon. il me présentait mon chapeau. Pour aller vite,
jeme tervis moi-même ; en peu de minutes je fus habille,
et, pour me rendre chez le général en chef, Je traversais la
pflUe place de la Pietra, oi j'étais logé et qui donnait
■vis tner, lorsque Je vis un vaisseau de ligne anglais,
luivi par une frégate, une corvette el le brick repoussé
Uveille. qui couraient proue contre poupe; ils arri-
qient à pleines voiles dans la direction du quai, qui
liimiait le cAté sud de la place et devant lequel les deux
lelouques de grain étaient amarrées, et non seulement ils
s'tpprochèrent assez pour que le beaupré du vaisseau
débordlt sur le quai, mais encore ils étaient manoeu-
vres comme par enchantement, aucun homme ne se
vojut sur tes ponts ou dans les cordages, précaution
prisa pour éviter les eiïets de notre fusillade, qui la veille
mit été meurtrière pour l'équipage du brick. Juste
114 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
deyant la place, le vaisseau de ligne lâcha nne formida-
ble bordée, tirant à boulets et à mitraille; puis succes-
sivement la frégate, la corvette, le brick, survenant à
leur tour, continuèrent le feu. La Pietra dépassée, tous
quatre virèrent, et, rasant de nouveau la place, par leur
autre bord, ils déchargèrent le feu nourri de leurs bat-
teries bâbord et reprirent le large.
Je n'ai jamais vu de manœuvre exécutée avec plus de
sûreté, d'audace et de majesté. Dès la première décharge
du vaisseau de ligne, les deux felouques avaient été
broyées, et, sur une vaste étendue, la mer se trouva cou-
verte de débris et de grains ; au milieu flottait le cada-
vre d'un batelier, qui, dormant, n'avait pas eu le temps
de se sauver. Les autres décharges avaient fort abtmé
la place et tué de nos soldats, qui ne purent se veng^,
n'ayant eu à tirer que sur des ponts vides ou contre des
sabords. Un de nos sous-ofHciers mourut en prédestiné;
il était de planton à Tétat-major général, à demi couché
dans un de ces grands et anciens fauteuils qu'on nomme
aujourd'hui à la Voltaire; il s'était placé devant une des
croisées donnant sur la mer et, sous le plus beau soleil
du monde, regardait les évolutions des quatre bâti-
ments, lorsqu'une boîte de mitraille, qui avait manqué
d'espace pour s'ouvrir, lui traversa la poitrine. Et pen-
dant que ce malheureux recevait si paisiblement la
mort, je venais d'y échapper grâce à la folle panique de
mes domestiques. En me réveillant, ils m'avaient sauvé.
Ma maison, qui se trouvait au fond de la place, fut des
plus maltraitées, et ma chambre plus que ma maison.
J*en fus informé en apprenant que de toutes parts op
venait la voir par curiosité. L'entre-deux des fenêtres
avait été jeté en dedans; plusieurs boulets entrés par
les fenêtres avaient traversé la maison de part en part;
enfin un boulet et deux biscaîens, amortis contre lamu-
MALICK PE scchet. iir.
raille, étuient retombée sur mon lit; d'autres étaient
^pars: dormant ou réveilié, j'aurais été inévitablement
servi par l'un d'eux (t).
A la halle que le général en chef lit à Finale, se rattache
DDe circonstance fort éloignée d'être sans importance.
A peine arrivait-il que le général Suchet se rendit près
de lui et mit tout en œuvre pour se faire donner l'ordre
de devancer le mouvement préparé par le général en
chef, et de partir de suite avec toutes les troupes afin de
seconder sans relard les opérations du Premier Consul,
Rien en apparence n'était plus militaire et plus plau-
lible; mais rien ne ressemble souvent moins à ce que
l'on pense que ce que l'on dit ; le général Suchet aussi
bieo qne le général Masséna on furent la preuve dans
cette occasion. Le général Suchet. en effet, provoquant
l'ordre de hôter de trente-sir heures une offensive qui
certainement pouvait être utile, décisive même, alB-
cbait un beau zèle: au fond, il ne voulait qu'une chose,
tfoir seul le mérite; obtenant sour un préteste aussi
pttriotique d'emmener avec lui toutes les forces dispo-
Dibles, c'était fort habilement se substituer dans le com-
Dundemcnt de l'armée nu général en chef. Or le géné-
nl Uaseéna était trop sQg.ice pour que l'intention cachée
tai échappât, et trop fin pour se découvrir, le général
Suchet recommeni^ant, à Finale, le rAle que le général
Smit ■vait joué à tlênes, lorsque, pressentant que ee
Rrait le seul point que l'on pi^t défendre avec gloire, il
ft tout au monde pour que le généra! Masséna n'y établit
pu ton quartier général, et lui soutint que la place
4Hm gdaéral en chef était au centre de l'armée, et non à
(l)Caqiill 7 eut deplos curieux, ce fut l 'épaisseur de pouseière
9Wm broaie-bas avait fait entrer dans ma clmmbre. La clicutiee
^IiMiiB, lei chapeaux et la reiiiaifole uoirs qui Iralaaieal sur des
''ulies, les meubles. Iclit, tout était île la même leinle.
IIG MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
rextrémité d'une des ailes, et surtout d'une aile qui ne
pouvait manquer d'être coupée et isolée.
Le général Suchet, d'ailleurs, venait de débuter dans
la carrière du haut commandement, et ne l'avait pas
fait d'une manière très brillante. Ses attaques des hau-
teurs de Saint-Jacques avaient été malheureuses; une
halte malencontreuse s'il en fut jamais, condamnée par
toutes les règles de la guerre, et à laquelle l'adjudant gé-
néral Préval s'opposa de tout son pouvoir, lui fit perdre
en avant du Var 3,000 grenadiers; quant aux avantages
qu'il obtint contre le général Hotze, il les remporta sur
des troupes en retraite, très mal commandées, parais-
sant démoralisées, et qui ne firent, en fait de résistance
digne de ce nom, aucune qui ne dût aboutir pour elles à
de nouveaux désastres. Il était donc fort douteux qu'il fal-
lût préférer une avance de trente -six heures sous le
général Suchet, à un retard égal pour lui substituer un
homme de guerre comme Masséna; il était de plus aa
dernier point nécessaire de dopner aux troupes revenant
du Var, et à bien plus forte raison à celles sortant de
Gènes, quelques moments pour se reposer et se substan-
ter. Pénétré de toutes ces considérations et ne voulant
pas dire à son lieutenant : < Je te comprends, mais je
ne donnerai pas les mains à cette ingratitude, à cette
spéculation sur une position que tu ne dois qu'à mes
bontés i ; voulant, au contraire, se tirer d*affaire par une
boutade, le général Masséna prit un air de légitime
colère et se plaignit de ce qu'aucune des promesses sur
la foi desquelles il avait accepté le commandement de
l'armée d'Italie n'avait été tenue, de ce qu'il avait été
trompé, joué, abandonné, sacrifié; puis, pour mettre fin
aux instances du général Suchet, il lança cette dernière
pointe contre le Premier Consul : « J'ai assez fait pour
ce petit bougre-là. •
Hais, en dépit des apparences, coiument agirent-ils
luo et l'autre? Tandis que le général Masséna orga-
nisait sa marche avec la plus grande rapidité possible
et se préparait en bAte à cette coopiïratioD, contre
laquelle il venait de bougonner, le général Sucbet
envoyait & son chef d'état-major, l'adjudant général
PrJral, l'ordre de partir avec quelques centaines
d'hommes et d'aller annoncer au Premier Consul que les
secours allaient arriver, et que s'ils avaient été retardés,
c'était par suite de la mauvaise grâce qu'y avait mise le
gioéral Hasséna.
Muni de cet ordre, Préval partit en effet, mais, trou-
TUt devant lui les vingt escadrons que l'ennemi main-
tenait dans ces régions pour observer et les troupes
ntliâes de Gènes et celles du général Suchet (i ), et voyant
Kt escadrons se replier sans cesse devant ses quatre ou
liiq cents chevaux, il craignit une ruse, n'avanga plus
qi'en s'éclairant à la plus grande distance possible sur
ns liront et sur ses Hancs, et, marchant ainsi, rencontra
l'tUede camp du général Soult, le colonel Francescbi,
duquel il apprit la victoire de Marengo et ses résultats
N^qaes. Dès lors, t'annonce de secours devenant
iqierfloe et ne jugeant pas utile de se rendre auprès du
Premier Consul simplement pour lui répéter le mot du
l^ral Suchet, Pi-évai s'airéla et se contenta de trans-
uttre au même général la nouvelle du gain de la
iMtaille de Marengo, de l'armistice qui en avait été la
omuéquence, et de ce traité qui, couronnant l'œuvre, Qt
Ipriiiiae lutte de douze heures rendre quinze places de
(leire et évacuer toute la rive droite de l'Adige au gé-
(l)Si, an lieu d'âtre immutiilisés l&, ces \iagl escadron» avaieut
WuiBiiés cur le diaoïp dv baUille de Mari'ngo, iU eussaot élâ
fin ^ itUBsuits pour empéchor le mouveiiienl par lequel les
NiifvU «rracb^renl lit victoire.
118 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIKBAULT.
néral Mêlas, alors que, au bout de soixante jours de
famine et d'extermination, le traité de Gènes ne nous
ayait fait quitter qu'une seule place.
On conçoit TefTet de ces gigantesques nouvelles : éton-
nement, enthousiasme des uns, désappointement de ceux
qui spéculaient sur le désir ou le besoin de se faire de
nouveaux titres, tous ces sentiments furent à leur comble.
Pour nous qui recommencions une campagne sous on
chef admirable sans doute, mais avec un corps affaibli
par de si longues épreuves, il ne fut plus question que
de remplacer par une course triomphante une marehe
militaire pénible et indécise, et, pour ce qui me coq-
cerne personnellement, au moment où je m'abandonnais
à la perplexité de savoir si cette nouvelle campagne me
laisserait la possibilité de passer par Milan et de m'y
arrêter ne fût-ce qu'un jour, à ce moment même, grâce
au brusque changement des choses, je reçus Tordre de
me rendre directement dans cette ville, pour une rési-
dence dont la durée seule était incertaine.
Ainsi j'allais revoir Pauline et, selon le vœu qu'elle avait
exprimé, j'arrivais près d'elle avec le reflet de gloire qui
faisait briller d'un nouvel éclat les armes de la France,
et ce qui devait me rendre encore plus intéressant à ses
yeux, c'est que je sortais de Gênes, dont l'héroïque
défense devenait un sujet d'admiration déjà presque
légendaire, cette défense étant à juste titre considérée
alors comme seule ayant rendu possibles les succès
du Premier Consul. Partout on redisait la réponse
faite par le major général de l'armée autrichienne
au général Berthier. Lorsque, à la signature du traité
d'Alexandrie, Berthier, pour être aimable, dit aux offi-
ciers ennemis présents : « Ce doit être une consolation de
n'avoir été vaincus que par une belle armée et par le
plus grand général du monde >, ce major général riposta
XETOUn A HILAK.
vivement : « Ce n'est pas ici, mais devant GËoes que la
bataille de Marengo a été perdue >, et cette réponee
fameuse, qui passait de bouche en bouche, ajoutait c-ii-
core à l'opinion déjà courante, que les défenseurs de
Géae» étaient les sauveurs de la patrie.
Oa devine quels furent me» elîorts pour h&ler mon
arrÎTée à Milan, avec quelles délices, et de ma dernière
conebée.j'expédiai un courrier pour informer Pauline que
je rirais, que j'arrivais, que je serais àses pieds tel jour.
Toalfifois, en dépil du soin que j'avais mis à calculer
ntetemeot mon arrivée, je pus trouver le moyen de
gigner sur le temps de mon voyage près de quatre
heures, de sorte que, au lieu d'entrer chez Pauline vers
sii heures du soir, j'y étais avant deux heures, et je la
trouvai avec trois personnes que je ne connaissais pas.
Peut-Alre aurais-je dû attendre le moment annoncé;
mis comment trouver un tel courage? comment en
iTotr seulement la j)ens(!e ? Et, pui^u'il n'existait au-
CODC force en moi qui put retarder d'un instant l'indi-
dUe bonheur de revoir l'amie si désirée, il fallut bien
Nibir les conséquences dune pareille faiblesse. Or, ces
conséquences furent qu'en m'apercevant Pauline ne put
nUoir un cri, qu'elle se précipita vers moi, que je
(ii'élaa(ai vers elle, et que, au moment où je pris sa main
qu'elle me tendit, sa main que ma bouche dévorait, elle
manqua se trouver mal et ne parvint 4 retourner à son
fiuleuil qu'avec la plus grande peine.
S'il est des pays ou cette scène trop révélatrice eût été
Qcheuse, en Italie elle l'était peu, et pour Pauline elle
oe l'était pas. On savait que Pauline avait un attache-
ment, que j'en étais l'objet; de même qu'à Naples,
•|uind je la vis pour la première fois, elle en avait un
ïutre, également connu, pardonné par l'indulgente
^été de cette ville. Et ce premier allacbement, j'avais eu
120 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
beaucoup de peine à le faire oublier, car celui qui en était
l'objet avait un grand titre (prince de Vintimille), et celui
que je m'efforçais en ce temps-là de lui substituer en ma
personne n'avait que par les galons du chapeau l'appa-
rence d'un officier général, tandis que maintenant c'était
un général de brigade qui venait se mettre aux pieds de
Pauline.
J'avais en effet ce titre depuis le 30 avril. Ayant ail-
leurs raconté les événements militaires du blocus, je
n'ai eu l'occasion de citer qu'incidemment dans ces
Mémoires la brillante journée du 30 avril, dans laquelle
trois positions importantes furent reprises, et de ee
nombre le fort de Quezzy, à l'attaque duquel le colonel
Mouton fut blessé dans les circonstances que j'ai rap-
portées. Privées de leur chef, et d'un chef aussi brave,
les troupes s'étaient mises en retraite, et c'est alors que
le général Masséna, qui de sa personne surveillait le
mouvement, m'avait chargé de me porter avec un demi-
bataillon et au pas de charge directement sur le fort,
tandis que le général MioUis tenterait une attaque par
la droite et l'adjudant Hector par la gauche. Ma part
avait été la plus rude, et, grâce à l'étonnante énergie de
ce demi-bataillon qui, un moment enveloppé, sut garder
sa position d'attaque en formant le carré, le général
Masséna put accourir avec une dernière réserve, me
rejoindre sur le terrain que je ne perdais pas, puis
m'aider à culbuter définitivement les troupes gardant les
approches et à prendre le fort d'assaut. J'avais donc eu
à soutenir le plus violent effort sur ce point qui décida
de tous les autres. Il m'avait fallu la plus grande énergie
pour maintenir, sous le feu meurtrier qui l'enveloppait,
mon demi-bataillon; en conséquence, le général en chef
me nomma général de brigade sur le champ de bataille,
et. le même jour, j'eus la bonne fortune de faire complé-
^.É^ËRAL tlK 'RBIGAnK,
(iT cette fflveur en obtenant, ainsi que je l'ai dit, pour
Coiitard et WouilIemoDt des grades non moins digne-
ment gagnés.
C'était donc un officier général que je présentais à
PsulÎDe, et l'on conçoit que, en ce moment où tant de
recommandation s s'unissaient pour me garder la préré-
reoce, je n'avais pu être sacriOé à un jeune colonel
mtrichirn, qui, alors que j'étais enfermé dans Gènes,
nraîl tout mis en œuvre pour se faire agréer. C'est à lui
que Pauline faisait allusion dans une de ses lettres, où
elle m'écrivit qu'elle combattait le même ennemi que
moi, et, lorsque je rentrai vainqueur à Milan, j'eus tout
lieu de penser qu'il en était sorti doublement vaincu.
Quoi qu'il en soit, les trois personnes qui se trouvaient
chez elle quand j'y apparus, étant de son intimité et
n'ayant rien à apprendre, interrompirent assez prompte-
ment leur visite, et. tout en me laissant deviner qu'elles
connaissaient mon droit, elles semblèrent, par leur em-
pressement discret, vouloir me prouver qu'elles me le
recoDcaissaient i^ titre unique et sans partage. Di's lors
Il porte qui se referma sur elles ne se rouvrit pour per-
sonne, et rien ne troubla les ineCTables ravissements qui.
ia reste de cette journée, tirent des heures dignes du
ptradis des anges.
Comme j'arrivais le lendemain matin cbez legéDéral
Huséna, il se rendait chez le Premier Consul et Je l'y
aeeoinpagnai. Il semblerait que le défenseur de Gènes.
ijai éttit par contre-coup le vainqueur de Marengo,
iHiiiI chez celui qui comme chef d'armée avait recueilli
toate la gloire de cet événement, qui comme chef
d'État en recueillait tout le fruit, dût y arriver fier de sa
cundnite, fort de la justice qu'il méritait. Et pourtant il
t'ta fiillait qu'il en fût ainsi. Quelques mots échappés A
d'indiscrets alentours avaient donné l'éveil sur de fà-
12S MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
cheuses dispositions. On osait douter que le général Mas-
séna conservât son commandement; on savait même, et de
source certaine on répétait que, tandis qu'il redoublait
d'efforts pour prolonger une lutte impossible, tandis
qu'à force d'béroîsme il prenait date dans les siècles à
venir, son remplacement avait été promis au général
Desaix. Même un successeur de ce mérite n'eût pas
suffi pour donner le change sur l'indignité du fait, et la
force des choses l'emporta sur une inimitié jalouse; on
fit par nécessité ce que Ton regretta de ne pouvoir se
dispenser de faire; toutefois ce ne fut que pour un temps,
et l'on vit bientôt remplacer ce grand Masséna par un
de nos généraux en chef les plus insignifiants.
L'entrevue à laquelle cette visite donna lieu entre le
Premier Consul et le général Masséna ne put naturelle-
ment avoir d'autre témoin que le général Bertbier. Les
autres officiers qui, ainsi que moi, accompagnaient le
général Masséna, restèrent dans le salon des officiers de
service, où se trouvaient Murât, Junot, Duroc. Or ce
rapprochement, pour des hommes qui venaient de
prendre la part la plus active à deux faits d'armes si
grands dans l'histoire, devait amener entre eux un
échange de propos sur un sujet qui les intéressait à tant
de titres. Nous prîmes donc l'initiative en présentant
nos félicitations, en posant des questions; mais nous
nous heurtâmes à une réserve qui était une attitude de
prévision autour de Bonaparte et qui devint l'attitude
officielle autour de Napoléon. Nos interlocuteurs évi-
tèrent tout ce qui était de nature à retenir l'entre-
tien sur ce sujet» et, comme l'embarras et la gêne allaient
se prolonger entre le quartier général du Premier Con-
sul et deBerthier, et celui du général Masséna, je ne sais
pas qui amena la diversion. Quoi qu'il en soit, cette di-
version, le seul souvenir qui me reste de mon appari-
WTHrfTJE D« FtlEMIRR COMSIIL ET IlEMASSÊKJt. I5S
tioa chez tt l'remier Consul, à Milan, Tut un défi de force
eatre Hural et un chef d'escadron d'artillerie. Le géné-
ral Hurat D'étant plus en position de se prendre corps à
carpe avec personne, les deux champions s'assirent aux
il«ax eOtés d'une table peu large, appuyèrent leur coude
droit sur cette table, se prirent ensuite les mains en
^trelacant les doigts, et chacun d'eux s'efforça de ren-
Twser le bras de l'autre. Trois elTorls restèrent sans ré-
sultat, mais la pression des doigts sur la main de cha-
cnn des adversaires avait été telle que le sang était
raou sous chacun d'eux (1).
Cette diversion n'avait relativement que peu duré, et
l'entrevue du Premier Consul et du général Masséna fut
Iris longue. Il ne nous était resté d'autre ressource que
it prendre patience; enfin, le général rrparut dans le
nloD de service; tous tes regards s'attachèrent sur lui,
et les nâtree ne furent pas les moins scrutateurs; son
visage exprimait à la fois l'agitation et le contentement :
tiientât notre indécision fui fixée par ces mots : • Mes-
sienrs, le Premier Consul retourne à Paris, et je com-
mande l'armée. >
Le Premier Consul repartit pour Paris dès le len-
demain, je crois, et je repris immédiatement auprès du
(1) Ce fait me rappvUe un ami d« jeunesse de mon père qui, s'en-
ur^tillissant d'aoe vigueur extraordinaire ol ayaol appria qu'il y
vùl à llar-le-Duc, je croïa, un ouvrier renominé pour sa force,
lUa le trouver «t lui oIIriL de décider par une i^preuvo lequel dua
illui (tait pliia fort que l'autre. L'ouvrier se reconnut en ellel
Me turi; maïa il ajouta que sa Torce Taitait vivre aa (amille. el
qall DB pouv.iit la compromettre dans une lutte avec un odver-
■aire pour qui une Tarce peul-élro l'gale u'ètait qu'un aujet d'u-
muiemenl. l.'ami de mon père ioaista et floalement obtint que.
MU employer 1& lolalilé de leurs moyena et tans risquer de se
t<lw à iim l'un ou l'autre, ils se borneraient à se tlter. Ils se
luvcatdoiie i brM-le-Corpa, et. au premier elTorl. tous deux cra-
1S4 MÉMOIRES DV GÉNÉRAL RARON THIÉRAOLT.
général en chef, avec qui j'étais logé, les fonctions que
j'avais remplies à Gènes, et si elles ne furent pas plus
importantes, elles furent beaucoup plus multipliées
qu'elles ne l'avaient été. Un des premiers objets dont
je m'occupai fut l'échange du capitaine Dath, l'un de
mes adjoints, fait prisonnier, ainsi que je l'ai dit, à
Gènes, et l'on n'aurait pu rien ajouter à la manière gra-
cieuse avec laquelle M. le général Mêlas fit droit à la
demande que je lui adressai.
Par mes fonctions mêmes, par la confiance toute par-
ticulière que m'accordait le général en chef, je devins
en quelque sorte une puissance, et je ne saurais dire
combien de notables habitants, combien de généraux et
d'ofiQciers eurent à s'adresser à moi. Je n'ai jamais, dans
ma longue carrière, négligé une occasion de rendre un
service quand cela était en mon pouvoir, et je me
suis toujours efforcé de concilier ces bonnes intentions
avec le sentiment de justice, qui, pour tout homme et
pour le soldat surtout, est le plus nécessaire et le plus
impérieux des devoirs. Il n'en est pas moins vrai que,
en bien des circonstances, l'homme le plus pénétré de
tels sentiments se trouve soumis à des influences qui le
dominent, et son amour de la justice peut être impuis-
sant contre son désir de croire équitable ce qu'il est trop
vivement intéressé à juger tel. Ce sont là des tributs
dont l'humanité ne s'affranchira jamais complètement;
car, malgré les belles théories des sages, le moi, le ter-
rible moi, sera toujours là.
Or, certain jour, Pauline me prévint que la comtesse
Resta, dame fort considérée et non moins digne de
l'être, allait s'adresser au général en chef pour une ré-
clamation, au succès de laquelle elle attachait beaucoup
de prix; Pauline ajoutait : c C'est, de toutes les amies
de ma famille, celle qui a le plus de bontés pour moi, et
JUSTICE INTKBESSÉB. 1*5
comme je suppose que celte circonstance ne la desser-
vira pas. j'ai cru pouvoir garantir votre zèle. » Ces quel-
i[tj^s mots avaient sutQ pour exciter en moi l'invincible
besoin de complaire à la comtesse Resta; mais Pauline
le savait pas le sujet de la demande, et je tremblais à
l'idée que je pourrais avoir vraiment trup d'efforts à
bire pour m'illusionner sur la valeur de la cause que
i'icceptaia de soutenir. Par bonheur, la réclamation se
trouva fondée, quoique non suFDsamment motivée! Je
donnai donc au général en chef l'apparence d'une solli-
citude àlaquelle il ne pensait pas, elje nie rendis chez la
comtesse comme y allant de sa part; je dus aux explica-
lions qu'elle me donna beaucoup plus de raisons qu'il
s'en fallait pour une décision entièrement favorable;
j'obtins même qu'elle refit. sa lettre sous ma dictée, alln
ie la rendre sans réplique; bref, j'y mis tant de zèle.
Il décision fut si complète par le foud, si flatteuse par
la forme, que cette conduite, jointe à je ne sais quels
mires faits dont elle eut connaissance, me fit donner
par elle le nom de < il générale buono i, nom qu'elle
œe conserva même dans les lettres qu'elle m'écrivit
après que j'eus quitté l'Italie, et qui, à Milan, fut si gé-
néralement adopté dans sa très nombreuse société dont,
i dater de ce moment, je fis partie, qu'on ne m'y appe-
lait plus autrement. Ce ne fut pas tout, cette bonne com-
tesse Resta fit les plus grands efforts pour arranger une
reacontre chez elle entre le marquis et la marquise de
Uédicis Marignano, père et mère de Pauline, et moi. Ces
elTorts furent inutiles; mais le marquis voulut du moins
me voir, resta dans ce but chez la comtesse, un jour
que Ton m'y attendait, ne se fit pas connaître et partit
avant que sa fille arrivât; il n'eut, m'a-t-on rapporté,
que des choses obligeantes à dire de moi. Je ne vis éga-
lement qu'une seule fois et comme par hasard le frère
Ii6 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BAROS THIKBAOLT.
de Pauline, qui partageait le superbe éloigoement de sa
famille pour tout ce qui était français; mais ne me suffi-
sait-il pas que Pauline pensât tout autrement?
Cette Pauline, jamais je n'aurais touIu lui laisser
supposer que je ne sacrifiais pas tout à elle, que je n'ap-
partenais pas à ses moindres désirs; toutefois, avec un
général en chef comme le général Masséna, aussi soucieux
d'exactitude, aussi sévère pour l'exécution de ses ordres,
ce n'était pas chose facile que de concilier les devoirs
militaires et ceux de l'amour. J'avais donc dressé deux
officiers et quatre secrétaires, et, sitôt sorti de chez le
général en chef près duquel j'arrivais tous les matins à
sept heures, minute sonnante, je remettais aux premiers
les réponses faciles, je faisais expédier par les secré-
taires les lettres signées, je cédigeais les réponses diffi-
ciles, et cela me menait au déjeuner, c'est-à-dire à onze
heures. Le déjeuner terminé, je corrigeais les minutes
faites par mes officiers, je renvoyais les miennes dont
les secrétaires faisaient immédiatement la mise au net,
je lisais les nouvelles lettres venues, puis, mes officiers
et moi, nous en faisions les analyses ou répondions aux
choses urgentes. De cette sorte, tous les après-midi, à
une heure, je pouvais arriver chez Pauline, et non moios
exactement que les matins chez le général en chef, et,
soit que nous dussions rester chez elle, soit que des
courses ou des visites nous obligeassent à sortir, je ne la
quittais qu'à quatre heures. J'allais alors continuer mes
lectures et analyses, que les secrétaires copiaient dans la
soirée; je parais encore à quelques réponses pressées et
je revoyais mon manuscrit du Journal du blocux, dont à
mesure je faisais faire deux copies. Enfin, le dtner
achevé, je restais une demi-heure dans le salon du gé-
néral en chef, je lui faisais signer les pièces qui pou-
vaient réclamer une prompte expédition, je les faisais
ttnTVneCItl EN OEROOTB. !3T
•i
Tirefirtirr et expédier; à huit henres, j'étais de retour
rhet PauliDe et je l'accompagnais chez quelques amis
ou bien à l'Opéra; vers miDuil. nous allions parfois faire
lies promenades, ce qui nous menait à deux, trois heures
du matin.
C'est à l'une de ces promenades que j'eus la pre-
mière impressioQ d'un espionnage dont nous étions
l'objet et d'un danger qui pouvait nous menacer. Nous
ïriona quitté le théAtre, le temps était superbe, et ma
Taîlare nous conduiEÎt je ne sais plus à quel parc d'ordi>
mire assez fréquenté. Nous mimes pied à terre; quoi-
qa'il ne fat guère que minuit, le parc était désert; nous
errftmes assez longtemps, entraînés par le charme de
c*lle solitude intime. Un banc, placé au-dessous d'une
Ifrrasse, s'offrit ù notre vue: nous voulilmes nous y
reposer; mais, pour éviter à Pauline le contact du
marbre froid, je la pris dans mes bras. Cette position
n'était pas de nature k n'en pas provoquer une autre;
hr^f, et sans que je puisse dire comment, Pauline se
retrouva tout à coup sur le banc, et non plus sur mes
irenoux; au moment où elle devait le plus désirer n'avoir
d'autre vue que celle d'un firmament brillant d'étoiles
ou confondre ses regards avec les miens, elle distingua
rar la terrasse deux yeux ardents qui nous regardaient.
IJq cri lui échappa et mit en déroule notre bonheur.
J'aperçois alors le nouvel Acléon; !a colère s'empare de
moi; je m'élanc« vers un escalier qui était proche et, le
sabre à la main, je poursuis le profane, que son avance
et plue encore l'impossibilité où je me trouvais de laisser
Paalinc seule sauvèrent du salaire que je lui destinais.
Je rejoins donc Pauline, et nous retournonsàma voiture
d'abord un peu troublés, bientôt riant aux larmes. Nous
ne pensions alors qu'à, quelque curiosité fortuite; mais
d'autres indices, qui survinrent peu après, et des faits.
128 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIEBAULT.
qu'on lira par la suite, me donnèrent à penser que nous
avions été suivis.
J'étais, un matin, occupé de mon travail quotidien, et
quanta ma mise, en bottes (comme depuis 1793 je l'ai
toujours été dès ma sortie du lit), en redingote d'uni-
forme àépaulettes, mais la chemise ouverte, et je tenais
à la main le manuscrit du journal auquel j'allais ajouter
quelques corrections, lorsqu'on m'annonça Wicar, con-
sidéré alors comme un des premiers dessinateurs de son
temps, et celui à qui nous devons la galerie de Flo-
rence (i). Il venait de finir le portrait du général en
chef et terminait celui du général Oudinot; devant
exécuter ceux des principaux ofliciers du quartier gé-
néral, il me demanda de travailler au mien. L'offre
valait une favorable réponse; j'acceptai donc : t Mais
quelle pose adopter? > ajoutai-je, en me laissant aller
sur un siège près duquel je me trouvais et sans avoir
quitté le manuscrit du blocus de Gènes que j'avais à la
main, c Celle que vous avez, répliqua-t-il vivement;
de grâce, ne bougez pas. > Et c'est ainsi que fut fait le
portrait que mon ûls aîné possède; en souvenir du blocus
de Gènes, une vue de cette ville forme le fond.
L'habileté avec laquelle Wicar avait saisi ma ressem-
blance me suggéra l'idée de posséder Pauline dessi-
née par lui ; il échoua complètement. Indépendamment
du nez exquis, de la bouche charmante, des yeux admira-
bles, des cheveux magnifiques, indépendamment de toute
cette perfection incomparable, il y avait en Pauline une
sorte d'idéalité voluptueuse et caressante qui, sans même
parler de l'inconcevable jeu de sa physionomie, de ses
(1) Wicar fut chargé par le grand-duc de Toscane de dessiner les
objets d*art de la galerie de Florence ; ses dessins, graTéa par Mat-
quelier, furent publiés en trois volumes, de 1789 A 1821. (Éd.)
LES PORTR.
!TS nE WICAIt
^leet presque rasaisisfiablcs, devait ^tre le désespoir
ii tous les peintres. D'ailleurs. Wicar, pour échapper
BJDS doute & cette insaisissable phyBionomio, avait choisi
Il pose de proQI ; mais cette pose, qui ne laissait voir qu'un
iins isolé, eaos faire apparaître l'autre, avait quelque
chose de gauche. Ce fut donc encore une nouvelle espé-
mce déçue, et plus tard seulement, quand je n'avais
plus ni espoir, ni motif de revoir Pauline, le hasard me
m acheter une Madeleine, qui sous le rapport de la res-
semblance offrait d'elle un portrait frappant.
tl 8e trouva quelques personnes de la haute société
^i voulurent fêter le retour des Français à Milan ;
une dame, dont le nom m'est échappé, donna notam-
ment deux bals aussi remarquables par le choix des six
tBUts invités et par la richesse ou l'élégance de leur cos-
lame, que par la beauté et l'étendue des appartements,
leur éclairage et leur décoration. Quand elle apparut au
pnunier de ces bals, Pauline eut un véritable triomphe;
elle portait un costume à la Iloxelane, qui laissait devi-
ur les suavités enchanteresses de toute sa personne; et
lorsqu'elle entra dans la galerie où l'on dansait, tous les
hommes se tournèrent vers elle; si le murmure d'ad-
miration involontaire qu'ils laissèrent entendre put 0at-
t^rPaulioe, elle n'éprouva pas, j'en suis sâr, autant de
fierté que j'en eus à la voir entourée d'un tribut dont clic
^ttitsi digne.
Cette vie de délices dura trois mois. Mais arrivait
l'heure que le Premier Consul et son vizir Berthier
avaient apparemment jugée comme celle où seraient
sufDsamment oubliés les titres récents de gloire du géné-
ral Masséna, et, après trois mois d'un commandement
de paix, alors qu'on présageait le retour des hostilités,
1« général Masséna fut remplacé, et remplacé par qui?
par le général Brune, qui, en dépit de sa campagne de
130 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
Hollande, dont la gloire ne lui appartient pa8(i), était
loin d'avoir les qualités d'un véritable chef. Manquant à
la fois, et de ces larges conceptions qui constituent
l'homme de guerre, et de cette entente des plus simples
mouvements militaires, encore plus manquait-il de cette
force morale qui subordonne toutes les volontés, qualité
sans laquelle non seulement l'entente du métier, mais
encore le génie seraient insuffisants. La courte campagne
qu'il fit en Italie, après le remplacement du général Mas-
séna, se trouve hors du cercle de mes souvenirs person*
nels, et ce serait sans à-propos ici que d'en signaler les
fautes; qu'il me sufiQse donc de citer ce fait, qu'il fit
marcher trois corps de son armée sur une seule route,
de sorte que les divisions du centre et de la gauche
partaient et arrivaient tellement tard que les journées
se passaient à se mettre en mouvement et les nuits à se
déployer. Nos malheureux soldats, qui se vengent des
fautes de leurs chefs par des plaisanteries, et de leur
sang prodigué en pure perte par des jeux de mots,
appelaient cette manière d'avancer : < Marcher à la
Brune. • Pour avoir Tallure de quolibets, de tels mots
n'en sont pas moins des sentences sans appel.
Cependant Brune qui, faute de volonté, se perdait
dans les tâtonnements, Brune qui subissait l'influence de
quelques généraux de prédilection et donnait toujours
raison au dernier qui lui parlait. Brune fut un révolu-
tionnaire tenace, un honnête homme, entièrement dé-
voué à son pays et à tout ce qui relevait de ses devoirs;
malheureusement, ce n'est pas la même chose d'avoir du
(1) Le général Brune, ayant attaqué sans succès, se reployait,
poursuivi par les Anglo-Russes, lorsque le général Yandamme luii
arracha rautorisation de marcher avec ses troupes sur le flaoc de
l'ennemi, et ce mouvement détermina la défaite du vainqueur et fit
la gloire du fuyard.
tE CËHÉR.U. nnUSF. 131
mérite cornue homme ou comme chef. A la tète à'aae
année il manquait de capacité et de vigueur, et quand il
fut fait maréchal, c'est de lui qu'on a pu dire qu'une bé-
ijuille lui eût mieux valu que ce bAton, trop court d'ail-
leurs pour salonguetailleettrop lourd pour sonbras(l).
Ainsi, malgré l'avantage que nous avions de posséder
tontes les places fortes de l'Italie et d'Ctre de cette sorte
sur les derrières de l'ennemi comme sur son front, on ne
peut prévoir ce qu'il serait advenu de cette armées! elle
avait longtemps combattu sous ce faible commande*
ment; mais Moreau gagna la bataille de Ilohenlinden,
et la paix, signée un mois plus tard à Lunéville, permit
d« ne regretter ni l'inaction forcée de Massénn, ni l'em-
ploi de Brune.
C'est vers six heures du matin que le général Mas-
fiéna reçut à Milan le courrier qui lui apporta la notifi-
ritiOQ de son remplacement. A l'instant, il se rendit
ilang ma chambre pour me donner cette déplorable
nouvelle, m'annoncer que, dans la soirée, il partirait
pour Paris, et me témoigner le désir d'emporter avec lui
une copie du Journal du, blotnis de Gênes. Par bonheur,
l'iiiiede ces copies venait d'être revisée par moi; une
•lïmi-heure après, je la lui portai, et nous fîmes en-
semble notre dernier travail, qui ne laissa pas une lettre
i répondre ; quant aux dép«>cbes qui arrivèrent dans la
joornée, elles furent laissées cachetées au général Brune.
(I) On verra que, braque Napoléon créa, les maréchaux de l'Em-
pin. il fut alarmé du rang auquel il l'i^vall dus cliefs militaireâ
InDiModaii ta. et celle alarma, il pouvait d'autant plus l'avoir qu'il
tUil lui-u>£nie le ptua grand eieiiiple du danger qu'oirrait alors et
qn'oITnra toujours un accroissement de puissance dévolu aux
gruds manleura d'armées. S'il ne put donc éviter de confijrer
Mte dignité à ceux dont la génie pouvait devenir redoutable par
l'aialtation d'un tel honneur. Il cberclia du moins é la ravaler par la
phtpart de ses outres choix. Par bonheur pour les Maiséna. les
louFdao. les Lannes, de telles assimilations u'assimitérent rien.
132 MEMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
En donnant vers trois heures du soir ses dernières signa-
tures, il me remit comme gratification pour mes officiers
et secrétaires 3,000 francs, qui de suite leur furent
répartis à raison de 800 francs par officier, de 350 francs
par secrétaire. Lorsque tout cela fut réglé : c Mon géné-
ral, dis-je, j'ai une dernière grâce à vous demander,
c'est que vous vouliez bien signer cette autorisation de
me rendre à Paris. — Vous ne restez pas avec Brune?
— Non, mon général. — Partez-vous en même temps
que moi?— Mon général, accordez-moi de rester encore
à Milan. » A dix heures du soir, il avait quitté l'armée;
le lendemain, il avait quitté l'Italie, et moi le palais qui
avait servi à sa demeure.
On voit au milieu de combien de regrets je restais. Je
perdais un chef qui m'avait honoré de sa confiance,
ouvert son intimité, dont j'avais partagé le logement
et la table, qui m'avait comblé de bontés, auquel il était
si honorable d'être attaché, que j'aimais autant que je
le respectais (i). J'avais vu partir avec lui tous ceux qui
(1) Je me rappelle à ce propos deux faits que je place ici, parce
qu'ils complètent ce que j'ai dit du général Masséna.
Un ancien officier du Roysi italien, celui qui, comme capitaine,
commandait la compagnie dans laquelle le général Massôna avait
débuté comme soldat, vint à Milan et se présenta chez son ancien
subordonné devenu général en chef. Le général s'empressa d'aller
au-devant de lui, dès qu'on l'eut annoncé, et l'amena lui-
même dans son cabinet. Il le retint à diner, lui donna pour con-
vives tous les généraux qui se trouvaient au quartier général, et,
lorsqu'il arriva avec lui dans le salon, il le présenta par ces mots :
« Vous voyez, messieurs, mon ancien capitaine, le premier chef
sous les ordres duquel j'ai eu l'honneur de servir, et un chef dont
je me rappellerai toujours les bontés. » Le dîner servi, il prit son
ancien capitaine par la main, le conduisit à table, le plaça à sa
droite, et pendant tout le repas lui montra tellement d'égaxîis que
le pauvre vieux ne put retenir ses larmes.
 un autre dîner assista le général autrichien comte de Saint-
Julien, venu à Milan pour une mission. On parla de je ne sais plus
quelle affaire où les Autrichiens avaient été malmenés d'une ma-
VRXCEAKCe DK Hall.
S reUtiODSjoanuIiim;
dm cette arm^ ronD&ient i
j'anù de fait abdiqué an ponroir qui donnait t
relief k ma position ; de nouveau je rederenata étnager
an ntouTeinent de c«tte grande macbioe qu'on aomne
année, et dont tant de cordes avaient vibré dans ne*
mains; je Tovais un cher, physiquement géant de cinq
pieds onze ponces, moralemeDl nain de quelques pou-
ces, figurer comme doublure dans un nMe qui ne me
semblait pas en comporter; enfin, et après une vie dont
lOQS les jours étaient réclamés par des devoirs impor-
Uols, je tombais dans une inaction complète, mais Pau-
line me restait, et, si elle remplirait mon vxar, elle
suffisait également pour fournir â ma pensée, i mon
imagination, plus d'aliments que celles-ci ne pouvaient
en consommer. Je ne rivais donc plus que pour elle,
areeelle; je semblals demander au présent tout ce que
t'avcoir m'avait présagé de délices, et c'est dans cette
ivresse, dont le souvenir seul est encore une volupté, que
je Iftchai d'oublier et le monde et moi-même.
Toutefois, il était écrit que je ne devais plus connaître
âHilan de joie tranquille. L'n Napolitain, auquel j'avais
rendu un grand service et qui se trouvait en Frano;:.
re;ut ik- ^on frère une lettre dans laquelle celnkj rsr
ilii!ciulli, dans an redoublement de batne et
I Ire moi, avait mis & prix mon atsanik^,
.111 >. I. . ...13. qui s'en était char>;é, cherchait dopais
I nons suivant, à gajfoer tûa argeet
I les plus favoral>lcs pnwiliU. Le
134 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
Napolitain m'envoya donc un exprès pour me mettre
sur mes gardes, et rien ne pouvait m'ètre plus utile.
J'arrivais chez Pauline à l'heure de son lever, parfois
avant; mais je ne la quittais que vers deux heures du
matin, heure à laquelle je rentrais chez moi souvent en
voiture, non moins souvent à pied, seul, en costume
bourgeois et n'ayant à la main qu'une badine. Plus d'un
grand quart d'heure séparait mon logement de celui de
Pauline, et durant ce trajet j'avais à suivre une bonne
partie du canal. Malgré l'avis reçu, je ne changeai rien
à mes habitudes; seulement, quand je devais revenir à
pied, je mettais mon uniforme ou une redingote d'uni-
forme, sous laquelle se cachait mon sabre, et je pris sur
moi une paire de pistolets de poche. Bien m'en prit de
ces précautions; car, une nuit, à peine sorti de chez
Pauline, je me vis suivi. Il était difficile d'être plus agile,
de marcher plus vite et de mieux courir que moi, et,
comme il n'y avait aucun honneur à se commettre avec
un gueux, j'aurais pu échapper par la rapidité de ma
course et gagner un plus sûr chemin ; aussi bien je pou-
vais marcher le pistolet au poing sur l'homme qui me
talonnait: il n'était pas à croire qu'il fût seul; dételles
besognes exigent des complices, que sans doute j'allais
trouver apostés le long du canal; mais, armé comme je
l'étais, je résolus de risquer l'aventure et je continuai
mon chemin, tout en observant cependant de garder une
bonne avance. Parvenu au canal, je devins plus attentif
encore, et il ne put me rester aucun doute lorsque, au
tiers environ du parcours, je vis à soixante pas en
avant de moi un homme quitter brusquement l'angle
rentrant d'une porte et venir à ma rencontre. A ce mo-
ment, celui qui me suivait, rejoint par un troisième,
accéléra sa marche. Comme la première chose à tenter
était d'empêcher que ces trois drôles ne se réunissent,
RKPAllATlr)?i ÉTERNELLE. Ifli
non parti fut bientôt pris, et, le sabre d'une main, un
pistolet de l'autre, je courus sur celui qui me faisait
Tace et qui, voyant au clair de la lune briller mes
irmee, d^'compa à toutes jambes, ce qui de suite fit rétro-
îraderses compagnons et assura ma très paisible ren-
trée chez moi. Dès que je revis Pauline, je lui contai
mon aventureuse promenade; mais j'eus beau vouloir
égayer mon récit, je ne pus prévenir des larmes d'amour
pour moi. des larmes d'horreur pour son mari.
De Tait, à moins que ces drâlea n'employassent les
armes à feu, ce qui n'était pas à supposer au milieu
dune ville, pour ne rien craindre d'eux il me suffisait
d'éviter une surprise. Or, dans mes rentrées nocturnes,
je m'appliquais & ne jamais côtoyer les maisons, je
toarnnis les coins de rue du plus loin possible, et je ne
me laissais approcher par personne. D'autre part- In
saison devenait de moins en moins favorable aux courses
tardives, comme celles pendant lesquelles nous avions
été EuiWs avec Pauline, et, très tranquillisé sur les moyens
de vengeance de Ilicciulli, je ne songeais plus qu'à vivre
esclave heureux de chaînes que plus que jamais je
ngardais comme indispensablement éternelles. Héleet
elles allaient être brisées.
La prolongation de mon séjour à Milan devenait im-
possible. Résolu à ne pas servir, de suite du moins, avec
le successeur du général Masséna, je ne pouvais faire
partie plus longtemps de son quartier général; j'avais
I un congé: mais en user, c'était partir; ne pas en user.
■ c'était, sitôt qu'il serait écoulé, me faire envoyer dans
' une lies divisions de l'armée et tout aussi bien quitter
UilHn. Dans les deux hypothèses, j'étais séparé de Pau-
line, et, sije partais pour la France, jecroyais rester plus
' naître de mon avenir qu'en me faisant employer dans
une division, même avec le grade de général de brigade.
186 MÉMOIRES DV GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
Je n'avais pas d'ailleurs la confirmation de ce grade,
que le général Brune pouvait me contester; il ne pouvait
non plus l'admettre sans me constituer une obligation,
que, à cause du général Masséna, je ne devais pas lui
avoir. C'étaient, au reste, les mêmes considérations qui
m'avaient fait demander ce congé, et c'étaient elles qui
me forçaient d'en profiter.
Cependant, si l'idée seule de ce départ était affreuse,
l'exécution m'en paraissait terrible, et, dès que je dus
reconnaître qu'elle était inévitable, la nécessité d'indi-
quer un jour m'apparut comme une douleur impossible
à supporter. Dans cette angoisse, les semaines se pas-
sèrent, les semaines, puis les jours. Une lettre de mon
père devint un motif nouveau de hâter ma résignation;
enfin une dernière tentative du général Brune pour me
retenir me mit en demeure, ou de rester avec lui, ce que
je ne pouvais faire , ou d'indiquer un jour de départ
comme irrévocablement fixé.
Tel fut l'arrêt fatal, arrêt dont je différai encore l'exé-
cution d'un jour, puis d'un autre; cependant l'heure
cruelle sonna, et, dans un désespoir qui tenait de l'égare-
ment, désespoir que cette Pauline si regrettée partagea
de la manière la plus déchirante, nous fûmes arrachés
l'un à l'autre, et je dis arrachés, car, comme nous ne
pouvions nous séparer, Richebourg, dont j'ai parlé à
propos du général Casabianca, et que j'avais retrouvé
à Milan, que je venais de m'attacher comme aide de
camp, me prit à bras-le-corps et m'emporta plus qu'il
ne m'entraîna. Ainsi que le présagèrent ses cris, que
j'entends encore me traverser le cœur, je quittais Pau-
line pour ne jamais la revoir.
CHAPITRE VI
Rus un départ est déchirant, plus les occupations et
prioccnpalions qu'il multiplie sont bienfaisaotes, et je
D'en manquai pas. Il semblait qu'on se fût donné le mot
ponr m'accabler de commissions: ma voiture était
chargée de paquets, et dans le nombre se trouvaient
plusieurs sommes d'argent, dont une de six cents louis,
ie tout en or, bien entendu. J'étais porteur aussi d'un
collier de trois rangs de perles neuves, très belles, du
prix de trente mille francs, que le général Vignolle me
ferait pour Mme Murât. Bien entendu je ne donnai de
toutes ces valeurs aucun re^u. je ne voulais pas, pour
uoe complaisance, encourir une ruineuse responsabilité.
J'irais à traverser le Piémont, dont les routes étaient
tipeu sAres qu'il ne se passait pas de semaine sans qu'on
^^iilAt l'arrestation de quelque calèche par les brigands 1
j^n'ea étais pas moins fort soucieux d'emporter avec
Eooi de tels dépôts, et, qui plus est, comme complément
'^«toutes les choses de prixque j'étaisdestiné âramener
'ifrance, se trouva la femme du général Poinsot; ce
î^nëral m'avait prié de me charger d'elle jusqu'à Lyon, et
^linic il commandait Alexandrie, je fus forcé de passer
parcelle ville, qui. par suite de ce détour, devint mu
P''«miÉre couchée.
Harassé de fatigue, n'ayant pas fermé l'œil depuis la
''^■Uc, accablé de chaleur, épuisé par tant de larmes
138 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
versées, ayant la tète douloureuse, j'eus besoin pour me
rafraîchir de refaire ma toilette, et je ne sais par quelle
distraction j'6tai un anneau qu'à Naples j'avais enlevé
d'un des doigts de Pauline, et comment je le mis dans
ma cuvette. Toujours est-il que, voulant changer l'eau,
je la jetai par la fenêtre, et que, au moment où la cu-
vette se vidait, un petit bruit se fit entendre; ce bruit,
qui me fit tressaillir, me rappela mon anneau; l'eau ve-
nait de l'entraîner avec elle. Hors de moi, je me précipitai
vers la fenêtre et j'aperçus avec épouvante un terrain
tout couvert de hautes herbes; il fallut ouvrir avec peine
une vieille porte rouillée pour aborder à ce terrain aban-
donné; avec mille précautions j'approchai de l'endroit
mouillé ; les herbes étaient aussi hautes que moi, et
mes premières recherches ne purent servir qu'à me prou-
ver l'inutilité de les poursuivre. Enfin l'ofi're d'un louis
décida deux hommes à arracher tige à tige toutes ces
herbes, à l'entour de la place que l'eau avait couverte,
et à n'avancer qu'à mesure que le terrain serait à
fond nettoyé; trois heures ainsi employées firent enfin
retrouver le gage d'amour, que je recouvrai comme le
talisman de tout ce qui peut exister de plus précieux et
de plus cher au monde.
Le général Poinsot, d'une intrépidité extraordinaire,
du reste très bon enfant, mais commun de ton et de
manières, était fort loin d'être sans esprit, c'est-à-dire de
ne pas justifier son nom. Plusieurs de ses propos me
frappèrent sur le moment; tout entier à l'obsession
douloureuse que je n'avais ni la volonté ni le pouvoir
de vaincre, je n'en ai gardé qu'un seul présent à l'esprit.
Comme je témoignais à ce général mon étonnement de ce
qu'il pût se séparer de sa femme sans nécessité, voici
quelle fut sa réponse : c Lorsque je reçois, me dit-il, mes
lettres de service pour une campagne active, j'achète
LK CIÏMÉIAI. POINSOT ET SA FRMHIS. 130
une propriété que ma campagne est destinée à payer.
Silât des conquêtes faites, j'obtiens un commandement
et. la tranquillité un peu rétablie, je fais venir ma femme,
puis, (lès que j'ai réuni la somme nécessaire pour
^icquitter la dette que j'ai hypothéquée sur la guerre,
Mme Poinsot part pour elTectuer elle-même les paye-
ments, liquider ma nouvelle propriété et parfois l'agran-
dir. • Uien n'était plus clair, et je le félicitai de ce
dontj'aurais dû le plaindre.
Le lendemain.àla pointe du jour, je me remis en route
avec Mme Foinsot, mon aide de camp Itichebourg, mon
Talet de chambre, ce Jacques Dewint, qui m'a servi avec
tant de dévouement jusqu'en 1814, et vingt-deux hommes
de grosse cavalerie, commandés par un maréchal des
logis. Mme Poinsot et moi occupâmes ma bastardelle,
Aiehebourg et Jacques la banquette de dehors.
Cette Mme Poinsot était une femme assez grasse,
encore ffalche. fort gaie et en somme très agréable; mais
mieux elle était, plus sa société, qu'en un autre temps
J'aurais considérée comme un bonheur, me fut un sup-
plice. Absorbé par des regrets et des souvenirs qui
ramenaient sans ces^^e ma pensée vers Pauline, j'étais
incapable de rendre supportable un téte-à-tâte avec toute
autre femme, et, pour me dispenser môme des moindres
frais, pour éviter toute équivoque, je prétextai un
violent mal de léte et je feignis cette espèce d'assou-
pissement qui pouvait en être et la conséquence et la
preuve, Une chose cependant me convenait éminemment
dans la circonstance d'être chargé de Mme Poinsot,
c'était l'eBcorle, qui. en assurant ce que celte dame por-
tait, garantissait également ce qui m'avait été confié.
Cette escorte ne devait nous quitter qu'à la Novalèse ;
mais elle ralentissait notre marche, et noua étions encore
a une bonne lieue de Turin, lorsque la nuit nous prit.
UO MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
Je donnais profondément; un cri nous réveilla. Riche-
bourg et Jacques s'étaient mis en défense et répondaient
par un coup de pistolet à deux coups de fusil qui venaient
d'être tirés sur nous. Dans cette surprise, ma première
pensée fut pour le collier de Mme Murât; il était enfermé
dans un portefeuille placé à c6té de moi; en un instant
je l'en eus tiré et noué autour de mon cou; puis je pris
mes pistolets, et, comme la voiture était arrêtée, j'allais
me jeter à bas, lorsque le maréchal des logis, resté à
tort en arrière, arriva au grand galop avec ses vingt-
deux hommes. Cette apparition inattendue changea la
scène; nos assaillants prirent la fuite; par bonheur, un
seul de nos chevaux d'attelage avait été blessé; nous
pûmes donc immédiatement nous remettre en route, et
cette aventure n'eut d'autres suites que Tennui d'aller,
en arrivant à Turin, faire ma déclaration chez le général
qui commandait. Le lendemain, nous passâmes le mont
Cenis, d'où nous gagnâmes, sans nous arrêter, Lyon, où
je quittai Mme Poinsot et d'où je courus à toute bride
et nuit et jour sur Paris; j'étais très pressé d'y arriver,
car je ne pouvais avoir que là des nouvelles de cette
chère Pauline à qui j'avais écrit d'Alexandrie, de Turin
et de Lyon.
Dix heures du soir sonnaient comme je passais la
barrière d'Enfer, dix heures un quart comme je descen-
dais chez mon père. Quelque tard qu'il fût, il était des
choses dont, indépendamment de la santé et du bonheur
de se revoir, il était impossible de ne pas parler de suite.
Or mon père avait vu le général Masséna dès l'arrivée
de celui-ci à Paris, et, au milieu de l'étonnement que lui
causèrent sa vivacité et la promptitude de ses repar-
ties, il avait compris, aux premiers mots, combien le
général était pressé de voir publier mon Journal du blo-
cus de GéneSj et il s'était offert pour le faire imprimer.
LK COLI.IKR DE M4IJAME MDRAT. | Il
Cette proposition accueillie, il avait hâté l'édition autapt
qu'il l'avait pu. et, depuis huit jours que l'ouvrage avait
paru, cinquante exemplaires m'attendaient chez moi, de
la part du général. Lee heures fuirent rapidement à rap-
peler ces détails de famille et d'aiïaires : il était bien
plus de minuit quand je me couchai. Le lendemain, je
dormais encore, lorsque, à neuf heures, je fus réveillé
par on messager du secrétaire de Mme Murât; celle-ci
faisait savoir si j'étais arrivé et si j'étais porteur de
son collier de perles; deux heures après, je le lui remet-
tais en lui disant : • Vous n'en aurez pas l'étrenne >,ce
<]ui amena le récit de la fâcheuse rencontre qui m'avait
déterminé à mettre ce collier autour de mon cou.
■le déjeunai avec le général Murât et sa femme, qui
occupaient alors l'hôtel situé dans la partie nord des
cours des Tuileries. Il était difGcile d'être plus simple
que Murât, plus naturelle que ne le fut cette future
reine de Naples. Et de fait, si le bonheur rend la socia-
bilité facile, qui devait avoir plus d'amônité qu'eux ?
Dans une position d'autant plus élevée qu'elle s'éloi-
gnait davantage de leur position ancienne, sur la voie de
toutes les prospérités humaines, placés au premier rang
comme parents du plus grand homme des temps mo-
dernes, de celui qui devait devenir l'homme le plus
puissant du monde, tous deux, à cet Age par qui tout
t'embellit, elle jolie comme les anges, lui superbe de
taille, de force, de visage, de chevelure, et couvert de
lauriers moissonnés en Italie, en Allemagne, en Egypte,
^e manquait-il àleurbonheur, à leurs espérances, à leur
térénîté? Mes regards s'attachaient donc, comme malgré
(ooi, sur ces deux êtres favorisés par la nature et par la
fortune, et je n'en appréciais que mieux leur bonhomie
«lui fut parfaite. Après un excellent déjeuner servi dans
une très belle porcelaine, on apporta un pot de grès fort
142 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
grossier et contenant du raisiné : c C'est un régal de mon
pays, me dit Murât (1); c'est ma mère qui l'a fait et qui
me l'a envoyé. > Je trouvais parfait le sentiment qui
provoquait ses paroles; le raisiné, dont je mangeai,
m'en parut moins mauvais; mais il était évident qu'on
n'en mangerait pas longtemps chez lui, et que bientôt
il ne resterait pas plus de traces de ce goût d'enfance,
qu'il n'en restait depuis longtemps de l'envie que ma
position lui avait fait éprouver au camp de Marly.
Au moment où nous sortions de table, Isabey apporta
une miniature représentant Achille Murât, qui venait
de naître; la copie fut jugée digne de l'original, arri-
vant au monde comme le complément de tant de pro-
spérités.
En quittant Murât, je me rendis chez .,1e général Mas-
séna; il m'embrassa, me dit mille choses flatteuses sur
mon respectable père, me chargea de le remercier
encore des soins qu'il avait bien voulu prendre pour
l'impression du Journal, et me parut entièrement satisfait
de l'effet qu'avait produit et que produisait cet ouvrage
auprès des journaux et devant l'opinion publique, c Et
le Premier Consul? demandai-je. — Quant à lui, me
répondit le général, voici ce qui est arrivé. Le jour où
l'ouvrage devait paraître, je reçus un billet portant
demande d'un exemplaire et défense de disposer d'aucun
autre avant qu'on m'eût vu. Le lendemain, je me rendis
aux Tuileries, et, en m'apercevant, le Premier Consul vint
à moi et me dit : t J'ai lu le Journal du blocus de Gênes;
t c'est un bon ouvrage, j'en suis content, et tout le
€ monde doit l'être. »
Bien qu'on dût, depuis le succès du 48 brumaire, s'at*
(1) Murât (tait fils d'un cabaretier; quant à Mme Bonaparte, elle
s'était trouvée à Marseille dans une position telle que ses filles
lavaient elles-mêmes leurs bas.
LK -JOURNAL DU BLOCDS •. 143
teotlre à de pareils coups d'aulorité, celui-ci n'avait pas
été sans surprendre le général Masséna. Sans doute, le
gêD^r&l était trop politique, lui à qui j'avais lu ma
rédaction, pour y avoir laissé passer quelque chose qui
edlpu paraître une oITensedirecte envers son rival toul-
puissaot; mais, avec le nouveau Bonaparte, ce n'était pas
iesolTenses qu'il eCti suM d'éviter, il fallait ne pas même
porter ombrage, et je m'étais bien gardé, en relatant le
rAlede l'armée de réserve, de faire allusion à ce Plan de
campagne en Italie (1) que j'avais soumis au Premier
Consul, et que, par une coïncidence dont je me fais
gloire, il venait d'exécuter (2).
E»t-ce cette prudente réserve qui rae servit de para-
iDDaerre contre les foudres consulaires? Je leur échap-
pai donc, mais c'est tout ce que je pouvais espérer, et.
loin d'effacer mes anciens torts, mon Journal ne pouvait
qwles aggraver. C'était en effet un grief nouveau que
de proclamer, à la face du monde, la gloire du général
ïauéna. alors que l'on consommait à l'égard de ce
S^Déral une criante injustice i m'étant pour ainsi dire
inililué comme le vengeur de cette injustice, je devais
fo partager la disgrdce.
Je résolus donc de ne pas m'exposer h un refus en
(I) lonqu'U publia la derniËre édllioQ de soa Journal du blotut.
«■IttT, le génùral TbiAliauIt n'avait plus les ruËmea raisons de se
ualréf aussi discret. Noua avons dit qu'il a [ait Ggurer son plaa
'•Cimpagoeeu têtu du tome II de cette édition. (Bu.)
(i) C'est a Giaea, où. maigri l'investiasemeiit, le» uouvellcs nous
(niTuent assci promptes et assez sûres, que j'appris la ntsrclie
'<< Mite armâe de rùssrvu, son eotrée en Italie, et, quand je recon-
aut ma pensée rrolisée. j'avoue que j'ùprouvai la plus émouvante
•In ttosatioos. Ayant avtie moi le liruuillon do ce pkn, je ae pue
'^)i>l«r au d<-'sir de le montrer à deux <ie mes camarades; et, sous
1^ iHiu du secret, je le fis lira A l'adjudant gént^ral Gautier et au
•^M d'oscadron Burtlie. lia en fun'Ot aussi surpii» que je m'en
'rauvu Halte, mais ils uimprîrent par combien de uiuUfs je leur
**iit demanda Iv silence, et tous doux le gardèreot.
U4 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
réclamant, par des démarches personnelles et directes,
ma confirmation du grade de général de brigade. Je ne
m'en étais pas ouvert avec Murât, et, bien entendu, je
n'en parlai pas au général Masséna, qui en ce moment
ne pouvait se commettre en aucune manière. De plus,
comme il était impossible que j'allasse chez le ministre
de la guerre et chez le Premier Consul sans réclamer
cette confirmation, je ne me présentai ni chez Tun ni
chez l'autre, et je continuai à prendre le titre de général
de brigade, de même que j'avais eu soin de faire impri-
mer en tête de mon édition : c Par un officier général
de l'armée. »
Les compliments que de toutes parts je recevais sur
cet ouvrage me décidèrent à distribuer en cadeaux
tous mes exemplaires, et même, dans les envois de la
seconde édition qui suivit presque immédiatement
la première, je compris le prince Henri, frère de Fré-
déric le Grand et Tun des plus habiles généraux
qu'ait eus la monarchie prussienne. La réponse dn
prince, qui me parvint après la paix continentale» était
si honorable pour le général Masséna, elle proclamait si
bien que la France devait à ce général son salut et ses
nouvelles victoires, que je me rendis immédiatement
chez lui pour la lui montrer. L'émotion qu'elle lui causa
dépassa mon attente; il m*exprima le désir de la pu>
blier, mais nous dûmes reconnaître qu'on ne pouvait en
faire usage sans une autorisation impossible à provo-
quer. Je ne crus pas même pouvoir en donner copie, et
cela à cause du prince et surtout du Premier Consul
dont elle ne faisait aucune mention. Cependant ma
réserve fut inutile, car le général Pamphile Lacroix,
l'ayant entendu lire deux fois, écrivit tout entière de
mémoire cette lettre qui circula, et, comme son auteur
jouissait en ce temps-là d'un très haut renom, elle fit
(en«alion dans les milieux militaires où elle parut:
j'appris qu'elle était parvenue dans les hautes sphères.
«t qu'elle y avait beaucoup déplu {!).
Ce mécontentement ne resta pas sans écho, et parmi
ïeut qui, faute d'avoir matière à critiquer ou rectiiier
k Jétail des événements et la véracité des assertions,
se vengèrent par de la mauvaise humeur, je dois citer
'c général Soult. A peine l'ouvrage paru, il se prononça
contre lui avec la plus entière véhémence; rien d'ail-
leurs n'était moins étonnant, puisque Je me trouvais
avoir mis à néant les propos Jaloux et calomnieux qu'il
irait répandus contre le général Musséna. 11 était très
ûmé de celui-ci; mais lorsqu'il eut reçu de lui le rang
de lieutenant général et qu'il eut Jugé que c'était la
deniière élévation qu'il pût lui devoir, lorsqu'il eut
échoué, comme je l'ai dit, dans sa tentative pour rester
ital en scène à Qénes, où il prévoyait de la gloire à
conquérir, alors il avait levé le masque, et, dans le but
il'e]^loiter à son profit les dispositions du Premier
<^ODtul, qui n'aimait pas le général Masséna, et civiles du
général Berthier, qui le détestait, il avait auprès d'eux
deuervi son bienfaiteur. On aflîrmait A Gènes et per-
hiODË ne doutait qu'il le dénonçât dans des lettres ou
itei Doles confidentielles. Lorsque le général en chef
avait voulu envoyer un ofUcier au Premier Consul, et que
'c général Soult fut parvenu à faire tomber le choix de
«t officier sur le colonel Fraiiceschi, son premier aide
de camp et son Ame damnée, on ne s'était pas gêné pour
(1) Celle lettre, écrite dana le goût du lemps. évoquait l'ombra
ttUoQidu, el le lOQ nous en paraîtrait aujourd'hui léf^èremeot
■nphtUquo. Le comte do \a Roctie-A}'moD, alors atlactié au pciace
Hûri ilu Prusse, avait imprimé au atyio cette Bllure pompeu^e-
BWit trançHîse. tout eu lussaot la penn^'e priucipale coufaruie
* llnipiration du prioce. La lettre est pul)lii!« (mi léte du Journal
'lobliiciu, L-ditiou cilée. {Éd.}
m. 10
146 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON TUIÉBAULT.
dire tout haut que Franceechi emportait une double
sion, celle du général en chef, mission officielle, et cell^
du général Soult, mission officieuse ayant pour but d^
faire valoir le dernier aux dépens du premier. Or ce»
propos secrets et ces correspondances clandestines se^
trouvaient maintenant démentis par un récit exact met-
tant en relief la conduite du général Masséna et les nobles,
motifs qui l'avaient inspirée; il fallait donc attaquer la.
véracité d'un tel ouvrage, et je fus informé que le gêné*
rai Soult et ses fidèles jetaient dans la circulation des-
dénégations et des réfutations ; je sus qu'il fit tenir au Pre-
mier Consul des observations à rencontre de mon dire,
et ces observations, j'en eus plus tard une copie que je
possède. Enfin je reçus communication de plusieurs lettres
qu'il écrivit à ce sujet, et notamment d'une qui contenait
le passage suivant : c Vous me parlez du Journal de la
défense de Gênes qui vient de paraître. Ça ne peut être
qu'un adulateur qui en est l'auteur. La vérité y manque.
Il a eu le talent de ne pas contenter personne; plus d'un
brave en ont {sic) déjà porté le jugement (1). »
Je n'ennuierai pas le lecteur par une longue réponse
à de telles impostures. Que la vérité ait manqué dans
l'ouvrage, est-ce présumable, alors que personne n'a
osé publier, à rencontre des faits énoncés, la moindre
dénégation ou réfutation ? Et cependant cela était facile
et pouvait même être profitable, en 1800, alors que le
général Masséna se trouvait en disgrâce. Que je n'aie su
contenter personne, ce reproche était mal adressé au
général Darnaud, qui se glorifia toujours d'avoir été,
comme il le méritait, si honorablement cité, et ce même
reproche est trop significatif dans la bouche du général
(1) Cette lettre que le général Soult. commandant en Piémont,
écrivit au général Darnaud, commandant à Gènes, est datéo de
Turin, 24 brumaire an IX.
RÊPOWSE A l.i cmTIQDE. 141
Soult, pour qui j'ai passé les bornes eo fait d'éloges; en
cela je suivais l'entraînement du ^néral Masséna. qui.
plus aveugle que son entourage, se croyait payé par
une réciprocité trop juste de l'attachement et des bien-
faits dont il comblait le général Soult. Quand plus tard
te général Masséna vit cet ancien subordonné ployer
»ui le poids des flétrissantes faveurs, il reconnut son
erreur d'autrefois, et, devant les intimes, il laissa pa-
nllre le dépit de son ancienne amitié défue. Un jour
que je me promenais avec lui dans son parc de Rueil et
que j'avais eu l'occasion de rappeler avec quel soin
j'avais renchéri dans le Journal du blociii de Gênes sur
tout ce qui avait rapport au rOle du général Soult,
j'ajoutai : • Mais que fallait-il donc faire pour ne pas
(Dcoarir sa haine? — Ce qu'il fallait faire? me répondit
iT«c ih vivacité habituelle le général Masséna. ne pas
me nommer dans votre ouvrage. •
Quant au grief principal , à celui d'adulation, j'en
appelle à tous les officiers qui ont eu le bonheur de ser-
viraous une direction transcendante; est-ce se montrer
adulateur que d'admirer sincèrement le génie, d'aimer
uij chef non seulement pour ses belles vertus militaires,
pour ses bontés, mais aussi pour ses grandes actions,
pair l'honneur qu'il fait à la France et pour le salut
^u'dle lui doit? Et qui m'accuse d'être un adulateur?
"nbomniequi par ambition a spéculé sur la disgrâce
■la ton bienfaiteur, un homme qui a poussé la flatterie
'■V(rs Napoléon jusqu'à faire élever (avec l'argent de
aoil Gùrp> d'armée, il est vrai) le monument de Dou-
'"gne, qtil a dressé plus tard la colonne de Quiberon,
1<ii, pour le cordon bleu et la pairie, a fait ses pàques
i S&int-Thomas d'Aquin. qui a porté le cierge aux
pix^CEïaions de sa paroisse, et qui, sous le règne
"linie de Charles X, a été le seul maréchal de France'
148 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
qui ait galvaudé son habit a une procession des rues.
Et, pour échapper au plus vite à ces tristes souve-
nirs, je me hâte d'en revenir à des faits qui n'ont rien
d'historique* mais qui concernent le séjour que je fis
alors à Paris et qui trouvent naturellement leur place
ici.
Malgré sa passion pour l'étude à laquelle il avait con*
sacré jusqu'à ses nuits, malgré les tortures au milieu
desquelles il avait passé le temps de la Terreur, mon
père, né très fort, était arrivé à sa soixante-septième
année sans trop d'affaiblissement. Ses facultés étaient
intactes, et la fermeté^de sa physionomie, la vigueur de
sa stature semblaient présager une grande longévité.
Heureux de cette espérance, ma sœur, ses amis et moi,
nous nous reposions dans une douce sécurité, lorsqu'il
fut atteint d'une inflammation d'entrailles qui le mit
dans un véritable danger, et dont la violence, la durée
devaient vraiment marquer pour lui l'entrée dans la
vieillesse. On conçoit quelle fut notre désolation en le
voyant si brusquement frappé; mais il nous avait près
de lui, nous ne le quittions ni jour ni nuit, le docteur
Bâcher, son ami d'enfance, le docteur Lépreux, qui avait
pour lui une si grande vénération, lui prodiguaient leurs
secours; à force de soins, on parvint à arrêter le pro-
grès du mal, puis à en diminuer l'intensité, et c'est ainsi
que, au bout de six semaines, il arriva à la convales-
cence.
Lorsque ses forces, en partie revenues, lui permirent
de reprendre quelques occupations, je renouvelai mes
instances pour qu'il écrivît ses Souvenirs. 11 n'y mit
plus d'autre obstacle que la nécessité d'attendre son
entier rétablissement; du moins rien ne nous empê-
chait d'en fixer le cadre, et il résolut de les diviser en
trois parties, savoir, les souvenirs de son enfance et de
LES ■ SOUTEMHS DE VÎKCT ANS -. U9
a jeoneese, les souvenirs des vingt aos du séjour à
Berlin, eofiri les souvenirs de sa vieillesse; le première
pirtie ne devant former qu'une sorte d'introduction aux
dwx autres, la dernière devant embrasser la Rî-volulion
stce qui allait devenir l'Empire. Ce plan adopt<^, il ne
Ulait plus que mettre la main à Tœuvre; or, pour con-
cilier le désir de lui Taire faire ce premier pas, après
teqnel on ne s'arrête plus guère, et les ménagements
^pouvait encore requérir sa santé, pour profiter des
toiiers jours que je pouvais encore passer avec lui, je
lui proposai et j'obtins d'écrire sous sa dictée les souve-
nirs de son enfance et de sa jeunesse. Cette préparation
Imniaéc, mon père ne s'arrêta plus et commença de
niteU rédaction de ses Souvenirs du vingt uns, les seuls
ftH ait écrits et qui continuèrent à former l'occupation
H pittidt le délassement de ses soirées, pendant deux
IM,
Ainsi la maladie de mon père, ses dictées qui duraient
le plus souvent depuis le dtner jusqu'à neuf heures du
eoir.le bonheur que j'éprouvais à lui consacrer le temps
DÛ mes devoirs ne m'arrachaient pas auprès de lui. des
Inraux d'autant plus suivis que j'avais entrepris un
traité de l'Art delà guerre et que je publiai un opuscule
lurles Étatfi-majors (1), la douleur et les regrets que
j'éprouvais loin de Pauline, dont les lettres me soula-
(1) Cet opuicul« porte le Utru : De ta nieeuité de ditliaautr Itt
1all-«a]0>'l dei gaarlUri giaéraux. Uoa diacussioD que j'avais eue
t<M Je coiDmandaut Coutaril avait donoé lieu & cet écrit, qui
HHT^' lie coDciiicr l'importance eiceptioDoelle des foQCliODS
'Bfflcîera d'élat-major et Ja ilifaculté Éprouvée par lea générani
fy" ta guider dans le clioii: de leurs aides di' camp. Entre autres
'^Waioi, je proclamaisla uéceasité d'astreindre les olBciers d'état-
iBtJEir i'dcs études, t des eiamenii, pour les élever au uiveau de
l'on ( (tribu lions : c'est la pensée que le maréclial Salnt-Cyr déve-
'%»«! exécuta dii-huit mm aprùa, par la création du corps royal
^ l'ttat-niajor et de ion écoli^ spéciale.
150 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
geaient sans pouvoir me consoler, enfin le besoin d'une
vie calme après de grandes agitations, toutes ces causes
réunies m'éloîgnaient du monde plus que mon âge ne
pouvait m'en rapprocher. Je ne vis donc d'abord que ceux
des amis de mon père et des miens qu'il m*eût été
impossible et trop pénible de ne pas voir. Je les ai déjà
cités : le spirituel docteur Bâcher, M. Joly, l'un des conseil-
lers de Louis XVI, et qui devint une des lumières de la cour
royale de Paris; M. et Mme Bitaubé et mes amis, Rivierre
de l'Isle, Lenoir, Gassicourt et d'autres jeunes gens joi-
gnant à une distinction naturelle l'esprit le plus aimable,
le plus fécond en heureuses saillies, hommes charmants,
tels qu'en vérité je n'en rencontre plus et dont le type
semble perdu depuis que les Français, abdiquant leur
caractère national, font les docteurs avant d'entrer en
classe et gouvernent assez peu leur tête pour se croire
capables de gouverner le monde. Peu après, la riche mai-
son de M. Roy, beau-frère de Gassicourt, me fut ouverte;
Lenoir me mit en relations avec Regnaud de Saint-Jean
d'Angely, M. Méchin, Dumoustier et son Emilie, aussi
laide qu'elle paraît ravissante dans les Lettres sur la
mythologie; Rivierre enfin, indépendamment d'une foule
de femmes charmantes et auprès desquelles ses bril-
lantes qualités ne le recommandaient que trop, me fit
faire la connaissance de M. Clavier, helléniette connu,
et de sa femme qui devint la belle-mère de ce malheu-
reux Paul Courier; d'une Mme Winch, créole aussi vive
que gracieuse , toutes personnes que je cite ici parce
que j'aurai l'occasion de reparler d'elles.
Je ne sais plus chez lequel de ces amis, élève de
Fabien, je rencontrai Fabien lui-même; cette rencontre
raviva brusquement mon ancienne passion pour l'escrime.
Comme il n'a jamais été en ma puissance de rien faire
modérément, je convins avec Fabien qu'il viendrait
toules Diatins tirer avec moi depuis huit jusqu'A onze
heures. Après quelques jours passés à me remettre la
main, nous rîmes assaut. Fait comme un modèle, aussi
Tif, aussi souple que vigoureux, d'une figure charmante
«Idont la douceur contrastait avec une crAnerie infer-
iftle. personne n'eut jamais plus de grâce sous les armes
que Fabien. Il ne pouvait être mis en parallèle avec
Saint-Georges, qui s'était placé hors de toute compa-
raison; il n'en était pas moins un très remarquable
dreor; il y avait donc profit et plaisir à se mesurer avec
lai; toutefois le plaisir n'empêcha que je ne fusse abtmé
durant les premières semaines. Peu à peu je me défen-
dis, et, quoique restant toujours fort inférieur, j'en vins
ile toucher assez souvent. Il prétendait que mes coups
de temps et mes dégagements étaient formidahles; mais
je D*ai jamais rien compris de plus foudroyant que ses
coupés, Tune de ses hottes favorites; enfin, comme il
m'avait fait l'éloge de la société dont était composée la
Mlle d'armes, située rue Richelieu, n' 10. j'allai y passer
une partie des soirées que je me trouvais ne pas consa-
trer à mon père ; j'y battis et le prévôt et tous les ama-
teure, ce qui me fit classer de première force (i ).
Un soir que, vers huit heures, le masque sur la Qgure,
BD pantalon et gilet de Qanelle, les sandales aux pieds,
j'^taie à la salle d'armes et je faisais assaut, une vio-
lante détonation se fit entendre : • Ah ! s'écria quelqu'un.
'^est le canon qui nous annonce la paix. • Mais Je ne
pfluvais me tromper sur le bruit du canon, que je con-
naissais trop pour le reconnaître là, et, quelque rumeur
(1) Cest 6. ce litre que. ayant eu je no sais quelle nilaire avec ud
Mmmi- Lamottc, le [)Iub torl dos grands tireurs de celle époque
elle aeul contre t]uiil u'cûl pas l'avanlage, et lui ayanl envoyé un
orlel, Pabicn nie demanda connue service de lui ai:i.'order une
tttare d'assHUt. Noue nous en âonnUmes de toutes nos Torces; l'aT-
Uite e'étanl urraugée. lecombal n'eut pas lieu.
152 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
s'étant fait eDtendre, le coup d'ailleurs ne pouvant être
parti de loin, je sortis de la salle d'armes, mon masque
à la main, et, dans mon accoutrement, j'allcd à la
porte de la rue Richelieu, où quelques autres personnes
m'avaient devancé. Comme j'y arrivais, la voiture du
Premier Consul, venant de la rue Saint-Nicaise et le con-
duisant à rOpéra, où l'on allait exécuter l'oratorio de
Haydn, s'arrêta un peu à ma gauche, au débouché
de la rue des Boucheries. A l'instant le général Bona-
parte, s'avançant hors de la portière, dit à l'un des offi-
ciers qui l'escortaient : < Allez donner Tordre que toute
la garde des Consuls prenne les armes. » Et à un second :
c Allez dire à Mme Bonaparte de me rejoindre à l'Opéra. »
Et la voiture repartit.
Au premier moment, je restai assez surpris par la
contradiction apparente, je dirai presque la suite incohé-
rente des deux ordres; mais de toutes parts on courait
vers la rue Saint-Honoré; j'allai donc me rhabiller en
toute hâte et je suivis, au milieu des propos les plus
extravagants, la foule qui m'entraîna jusque vers le haut
de la rue Saint-Nicaise. Là on se montrait les débris
d'une charrette, des portes enfoncées par la conmiotion,
des vitres brisées; on ne pouvait hésiter sur le fait d'une
explosion terrible; mais on ne s'arrêti^it à rien de fixe
sur la cause du désastre, que chacun interprétait encore
à sa manière, quoique l'on commençât à pressentir qu'il
s'agissait d'un attentat contre la vie du Premier Consul.
Par bonheur pour moi, la cohue devenant affreuse, et
me lassant d'être poussé, pressé, coudoyé,' je m'étais
rapproché de la rue Saint-Honoré, lorsque ce cri : € Une
nouvelle explosion ! > se fit entendre. De toutes parts on
se précipita, on se renversa, on se trépigna ; des clameurs
affreuses retentirent, et cette bagarre, provoquée simple-
ment par une ruse dont les voleurs profitèrent, fit blesser
L'ATTESTAT DE LA BtîE SAINT-NICAISE. 153
pins de monde que n'en avait blessé la machiae infer-
Dlle; car il est sans doute inutile de dire que c'est d'elle
queje parle . M'étaot trouvé placé de manière à recueillir,
un des premiers, des notions certaines sur cette tentative
«ttaoique, je me hâtai d'en porter la nouvelle à mon
père, et nous fâmes deux pour en conserver exactement
ietouvenir. Or, peu de temps après, je reçus une médaille
tnppée à l'occasion de cet attentat: mais je n'y vis
inscrite qu'une phrase de roman. Ainsi se consacre
l'histoire.
C'est Tera ce temps qu'un incident assez dramatique
(lillit interrompre brusquement mon séjour. La belle
niciiUon, la parfaite ressemblance du portrait de mon
père m'avaient encouragé à demander mon portrait à
Sicnrdi, qui le fil en deux exemplaires, l'un pour ma
ftinille, l'autre pour cette chère Pauline, et tous deux
DODlésen médaillons dont les revers représentaient des
nijels faits avec mes cheveux. La lettre qui m'annonça
l'irrivée à Milan du second portrait était déchirante :
• Devait, me disait-on, renouvelé de la manière la plus
eradie tous les regrets, toutes les douleurs. On lui devait
MDS doute d'indicibles consolations; mais un tel envoi
Mpré<ageail-il pas de nouveaux retards j'l mon retour
^ Italie, et les larmes dont il ravivait la source ne
seraient-elles jamais essuyées par moi, qui seul pouvais
Ittlarir? > Cette lettre me bouleversa, j'y répondis de
mlli': toutefois écrire oc calmait pas mon exaltation. Je
«oBpirais après Pauline; j'aurais payé de mon sang une
tinirc de sa présence, et, las d'attendre ma confirma-
lion de général de brigade, je résolus de retourner
umme adjudant général à Milan. Mon ardeur à exécuter
«D parti était alors égale à ma rapidité pour le prendre;
"les préparatifs furent donc bientôt faits; enfln je ne
devais plus passer que trois jours à Paris, lorsque mon
154 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
père se trouva à dtner, chez Bâcher, avec le général
JuDOt, premier aide de camp da Premier Consul et com-
mandant de Paris. Dès que Junot sut que le convive
que Bâcher lui avait donné était mon père : c Comment,
diable, lui dit-il, votre fils est ici, et il n'est p>a8 venu me
voir! — Général, lui répondit mon père, c'est un dec
sacrifices qu'il a faits à sa position, et dix fois il m'en a
exprimé son regret; mais il a droit à une confirmatioo
qu'il n'a pas reçue; il a horreur du râle de solliciteur;
cette horreur Ta décidé à ne se présenter nulle part par
la crainte qu'on pût se méprendre sur le motif de ses
visites. — C'est de la folie, reprit Junot; dites-lui de venir
demain déjeuner avec moi. » Je me rendis à cette invi-
tation; Junot me reçut à merveille; marié depuis peu de
temps à Mlle Laure Permon, il me présenta à sa femme. Il
est impossible de rien imaginer de plus joli, de plus vif,
de plus aimable, de plus saillant que ne l'était cette
jeune dame, vêtue avec une élégance, une fraîcheur, qui
cadraient si parfaitement avec tout ce que la nature avait
mis de coquetterie, de luxe à la former. Elle était char-
mante, et quoique je fusse à mille lieues de toute impres-
sion pouvant se rapporter à l'amour ou simplement au
désir, il n'en est pas moins vrai que, telle que je la vis
alors, telle elle m'est restée présente comme la plus gra-
cieuse des apparitions.
J'étais à peine arrivé qu'on annonça Talma. Je fus
charmé d'avoir l'occasion de voir autrement que dans
ses rôles ce grand artiste, en qui j'allais avoir Toccasion
déjuger l'acteur par l'homme. Cet examen, au surplus, fut
loin de lui être défavorable. Je vis un homme simple, mais
confiant en ce qu'il valait, instruit et capable, sans jac-
tance, restant à sa place, mais la rendant bonne ; l'homme
qui eût ennobli sa carrière, si elle eût été de nature à
être ennoblie ; du moins se mettant en première ligne
àts exceplioDs possibles. Du reste, et pour passer de
l1)0DiiiieàsontHleiit,jedirai que faible, tant qu'il voulut
sniTre les roules tracées par Lekain, Talma ë'éleva seu-
lemeut à mesure qu'il s'éloigna d'elles, tandis que
Larive.parexemple. avait pu s'engager avec succès dans
Its voies déjà tracées. Larive rachetait par moins de
rudesse que n'en avait son mattre, par des manières
plas noblei^, ce qui lui manquait en génie: ayant bien
ippris ce qu'on lui avait enseigné, il put renseigner aux
tatres, et notre scène tragique doit encore avoir des
Larive: mais Talma, né pour ainsi dire de lui-même,
it'ay^nl marqué de vrais talents que du jour où il eut
oublié ses maftres, ne pouvait léguer à des successeurs
tonorigÎD&lité, et la carrière que Lekain ouvrit, Talma
l'ï fermée; le génie ne Tait pas d'élèves. A défaut de ce
mérite, i) eut du moins celui de provoquer pendant trente
■m l'enthousiasme du monde et de substituer des cos-
tomes vraisemblables aux plus ridicules accoutrements;
Cïqoia fait disparaître non seulement de la scène fran-
ç>ite. mais de tous nos théâtres, les amours en catogan,
d» empereurs romains poudrés à la grande houppe, des
<incs eu bas de soie et en escarpins, et des dieux en
culotta.
En quittant la table, le général Junot me prit à part et
Die dit : • Eh bien, est-ce que vous boudez? — Non,
certes. Mais je ne sais aller que chez les personnes de
qui je n'ai rion k obtenir. — Ne rien demander, c'est
rtnoncer i^ tout, et, quelque bonne que soit une cause,
mcore faut-il la plaider. Quelle est votre position?»
J^reipliquai. ■ Allons, soyez demain matin à neuf heures
chei le premier Consul, où vous m'attendriez si vous
«riviez avant moi. — Merci, mais, de gnVce. dites-moi.
part|uel escalier faudra-t-il que je monte? — Est-ce que
VDUB n'auriez pas encore mis les pieds aux Tuileries ? —
166 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
Pas encore. — En ce cas, ajouta-t-il en souriant, vous
monterez par l'escalier du pavillon de l'Horloge et vous
direz de ma part aux huissiers de vous laisser entrer
dans la salle où le Premier Consul reçoit mes rap-
ports. » On le voit, il était impossible de montrer plus
de bienveillance.
Le lendemain matin, à neuf heures moins cinq minutes,
je montais aux Tuileries. Mon explication avec les huis-
siers fut courte, et je fus introduit. Neuf heures sonnant,
le général Mortier, commandant la première division
militaire, arriva. Une minute après, le général Junot
nous eut rejoints, et il entrait à peine que le Premier
Consul parut. Après un coup d'œil qui embrassa toute
la salle et ne s'arrêta un instant sur moi que comme
sur quelque chose d'inattendu, le Premier Consul aborda
le général Mortier, et, tout en l'écoutant, continua à mar^
cher à grands pas et à multiplier le nombre des prises
de tabac qu'il prenait, tandis que j'étais debout et immo-
bile vers un angle de cette grande salle, et que le géné-
ral Junot était resté devant la cheminée.
Après la réception de quelques pièces, après des expli-
cations ou rapports, auxquels il ne répondit que par des
mouvements de tête ou des monosyllabes que je n'en-
tendis pas, le Premier Consul s'arrêta assez près de
moi et s'écria : c Encore des attaques de diligences?
Encore des vols de deniers publics? Et l'on ne sait
prendre aucune mesure pour empêcher ces délits? »
Et comme le général Mortier, conséquemment à ce dic-
ton : c Grand mortier a petite portée > (il a six pieds), ne
répondait rien, le Premier Consul se remit à marcher, et
continuante parler à haute voix : < Il faut », ajouta-t-il,
en mettant de courts intervalles entre chaque membre
de phrase et en appuyant sur chaque mot, c faire du
haut des diligences des espèces de petites redoutes. Il
faut en former les parapets avec des matelas étroits et
épuis, pratiquer dans ces parapets des meurtrières et
placer en arrière autant de soldats bons tireurs qu'il
pourra en tenir. Allons, général, occupez-vous de hUter
l'exécution de ces ordres. ■
Au moment où le général Mortier se retirait, le général
Junot s'approcha du Premier Consul, qui, après l'avoir
écouté un instant et sans lui répondre, vint brusquement
i moi, et me dit : ■ Vous êtes le général Thîébault? >
Au premier moment et ne pénétrant pas ses intentions,
j'ctu peine à réprimer un demi-sourire, trouvant drâle
qu'il parut me demander si j'étais ce que Je venais le
prier de me nommer j mais enfin il provoquait cette
réponse, que je m'empressai de faire ; i Pour l'être,
géoéral Consul, j'ai besoin de votre confirmation, — Voua
ponrez y compter. • L'expression de ma reconnaissance.
itmoa profond dévouement, de mon respect, trouva là
uplace. < Et vous élesàParis? — Par congé, mais prêt
i repartir pour rilalie. — Nous verrons cela. Bonjour,
î*«éral Thiébault I .
Tel fut ce colloque, si complet et si bref, dans lequel,
grlce au général Junot, je n'eus pas grands frais d'élo-
i|Bïace et de plaidoirie, à faire, mais dans lequel aussi
\t Premier Consul ne me dit pas un mut de Gènes et de
mon Jourtuih et, par ce début en somme plus afDrmatif
qu'interrogatif : « Vous êtes le général Tbiébauit •,
tritique je ne lui disse comment je l'étais, on pluti^t par
qui je l'étais, ce que je ne compris qu'en repassant dans
■01 mémoire les moindres détails de cette entrevue.
Ayant laissé le général Junot, dont le rapport n'était
pu commencé, j'allai l'attendre dans la première salle
P'>ut le remercier mille fois. Ce devoir rempli, et après
"fs allé m'inscrire chez le général Berthier, ministre
i''l& guerre, je rejoignis en toute hAle mon père, pour
158 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
lui porter la nouvelle de ma confirmation et lui conter
la bonne fortune qui m'avait rendu témoin de la scène
concernant les diligences, et nous vtmes là, mon père et
moi, la preuve que, dans les moindres choses, se mani-
festait l'inépuisable transcendance de Thomme extraor-
dinaire qui venait de créer une date dans mon existence.
C'est en effet une date importante que celle où Ton
arrive enfin au rang d'officier général. Il n'est pas un
homme de quelque valeur qui, du jour de son entrée
au service, ne croie partir pour le généralat. Un soldat
ou même un officier qui n'est pas encore parvenu à une
épaulette qui vraiment le recommande, se trouve dans
la plus pénible des sujétions, astreint à des tribulations
que les grades de lieutenant et capitaine modifient, mais
ne suppriment pas. Officier supérieur, il commence à
prendre une consistance qui l'élève et le classe; encore
ne peut-il rester dans cette catégorie sans parattre avoir
aussi bien manqué sa carrière, et c'est seulement avec
le titre de général qu'il reçoit enfin le prix de ses sacri-
fices et de ses efforts; car, avec ce titre, il acquiert des
droits définitifs à une qualiQcation qui, à elle seule, est
une apologie, un honneur et une gloire.
J'avais à peine trente et un ans. A vrai dire, pour mon
âge, le grade n'avait rien dextraordinaire; sans parler
des grands hommes de guerre qui plus jeunes avaient
eu des commandements en chef, je pourrais citer, parmi
de moins illustres, Kellermann fils, général de division
à vingt-neuf ans. Pour ma part, si j'avais consenti à
épouser la fille de Perrin des Vosges, qui, je l'ai dit,
m'avait en vue pour son gendre, je serais certainement
devenu général à vingt-quatre ans; toutefois, si j'arri-
vais plus tard, c'est du moins sans protection politique
ou de bureau que j'arrivais, par mes services et dans
un temps où les places, qui ne se prodiguaient plus
comme aux premiers temps de la Révolution, étaient
disputées par de terribles concurrents. De plus, il me
restait trente ou quarante ans pour Jouir de cette éléva-
lion.eti^i l'on veut bien tenir compte de toutes ces con-
sidérations, on concevra quelles purent être l'émotion
de mon père et la mienne.
Trois jours ne s'étaient pas écoulés depuis l'audience
dont j'ai parlé, que déjà j'avais reçu l'avis officiel de ma
woUnnation, et cela à la date du 10 floréal an VIII
(30 avril 1800), c'pst-à-dire à la date même du jour où
i avais obtenu ce grade, par la reprise du Tort de Quezzy
i Gènes, ce qui me gralillait d'un rappel fort honorable,
Silût cette pièce reçue, je me rendis chez le général
Maaséns, non pour lui parler de mon audience, mais
puar lui renouveler toutes mes actions degrdces. Dechez
liiij'tllai cliez le général Junot, enfm chez le ministre
Jdaguerre, dans le double but de le remercier de la
promptitude mise à l'expédition de cette afTaire et de
«voir à, mon congé expirant, je pouvais exécuter l'or-
dre qu'il contenait de reveuir à Milan, ou bien si. pour
retourner en Italie, de nouveaux ordres m'étaient néces-
aire» : « J'ignore, me répondit le général Uerthjer,
quelles sont à votre égard les intentions du Premier
Consul ; mais vous devez attendre qu'il lui plaise de les
Taire connaître. — Ne pourriez- vous, mon général, me
(aire la grfice de lui représenter combien je suis désireux
ilïjuslilier ses nouvelles bontés, et de me retrouver le
plnslAt possible sur le théâtre de ses immortelles campa-
gDeaaudetà des Alpes? — Je lui en parlerai. > 11 lui en
p*rl»eo elîet; mais, lorsque je le revis, il mu dit que la
'ipoDee du Premier Consul s'était bornée à ce mot :
'Uue le général Thiébault soit tranquille, je m'occupe-
'ù de lui quand ce sera temps. > Rien ne me parut
■"oins tranquillisant, La coïncidence de cette réponse
160 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
avec la réplique que le Premier Consul m'avait faite
directement : < Nous verrons cela », alors que je lui
demandais s'il fallait repartir pour l'Italie, cette coïnci-
dence me faisait entrevoir une volonté décidée de me
donner une autre destination, et, pensant à Pauline qui
m'attendait, vers qui je haletais de me rendre, je me
désespérais à la pensée de payer mon grade de général
de brigade à un taux que je n'aurais certes pas voulu
y mettre.
Au milieu de mes anxiétés et de mes tortures, j'appris
que le général de division Oudinot, chef de l'état-major
général de l'armée d'Italie, allait repartir pour Milan, et
je courus le prier de faire, auprès du Premier Consul
une dernière démarche, c'est-à-dire la demande de m*em-
mener avec lui. C'était presque en désespoir de cause,
car je n*espérais plus guère; je voulais du moins n^avoir
rien à me reprocher. Partant le lendemain, il devait,
le soir même, prendre congé de Mme Bonaparte et du
Premier Consul, qui, après dîner, passait une heure ou
deux dans le salon de sa femme; il me proposa de
l'accompagner dans sa visite, et j'acceptai.
Il n'y avait dans le salon de Mme Bonaparte, lorsque
nous y entrâmes, qu'elle, sa ûlle^ Mme Murât, deux ou
trois autres dames, le colonel Sébastiani et deux hom-
mes jeunes encore, avec l'un desquels le Premier Con-
sul était en vive discussion. Il s'agissait d'un système
de finances, et l'on différait sur la question de savoir si,
comme le soutenait l'interlocuteur, on pouvait arrêter
les bases d'un tel système après de simples discussions,
ou bien si, comme le prétendait le Premier Consul, il
ne fallait rien adopter à cet égard sans s'être éclairés
par des épreuves successives, en d'autres termes par
l'expérience de plusieurs années. Les raisons du Premier
Consul, qui me paraissaient sans réplique, ne cessanft^
; pas d'étrecombattues, il rompit brusquement l'entretien
; par cette boutade piquante, encore qu'elle ne me aem-
blftt pas d'une application entière ; • C'est comme si
vous me donniez cent mille hommes etque vous me disiez
d'en faire de bons soldats. Eh bien, je vous répondrais :
Donnez-moi le tempg d'en faire tuer la moitié, et le reste
sera bon. >
\u moment où il tourna le dos aux deux personnages,
le général Oudinot l'aborda et le suivit du côté de la
porte d'entrée. Leur entretien dura un quart d'heure;
tout en causant avec Mme Bonaparte et Mme Murât, je
ne perdais pas des yeux le général Oudinot et me tenais
prit à m'approcber au premier signe ; mais aucun signe
neme fut fait, et tout à coup le Premier Consul dispa-
nit. Nous demeurâmes auprès de Mme Bonaparte encore
un grand quart d'heure, pendant lequel j'achevai de re-
marquer la fatuité de Sébastiani, qui, fils d'un tonnelier
d'Ajiccio, était très vain de sa parenté consulaire, encore
plosde lui-même, et qui, avec beaucoup d'esprit, n'en
ivut pas assez pour rester à sa place et pour éviter Tim-
pnssion défavorable qu'il laissait de lui; aussi, non
noins suffisanl dans les salons qu'insul'Qsant sur les
diitops de bataille, ce libéral & talons rouges ne joua
M râle que lorsqu'il cessa d'être homme du monde et
dp vouloir paraître homme de guerre. Si j'avais pu
tToirla liberté d'esprit nécessaire pour m'amuser de ses
mlicales, le temps que je passai chez Mme Bonaparte
ii'MrBlt paru court; mais j'attendais mon arrêt, et
jflsis d'autant moins tranquille que la figure du géné-
^ Oudinot demeurait plus impassible, alors que l'ami-
li'' dont il m'honorait m'était un garant que, au cas
d'une bonne nouvelle qu'il savait si impatiemment atten-
due, il ge serait empressé de me la laisser deviner. Enfin
"partit : i Eh bien i, me dit-il, dès que la porte du
162 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
salon 86 fut refermée 8ur nous, « je n'ai rien obtenu. Le
Premier Consul a des vues sur vous; il ne me les a pas
dites, mais certainement il ne vous destine pas en ca
moment à retourner en Italie. » Je fus anéanti. Ce refii^
était décisif et ne me laissait plus l'espoir d'aucun^
démarche nouvelle à tenter. Mes lettres seules alièreià^
porter à Pauline le témoignage de mon amour et de iik^^
désolation; Tune d'elles servit à annoncer l'envoi d'uck^
chaîne, symbole de notre lien mutuel, et que j'avais ^^
l'espérance d'attacher moi-même au cou de celle <}^|
pour toujours, je le croyais du moins, avait fait de K^oi
son esclave.
On s'imagine combien je devais garder, je ne dis pa.s
seulement de tristesse, mais aussi de dépit, d'un refus
qui brisait mon cœur, et je dus faire effort sur moi pour
retourner aux Tuileries. Peu de temps après, j'y fus
invité à dîner; ne pouvant refuser, bien entendu, J«
m'imposai d'y paraître aussi satisfait que possible. A. '«i
nombre des convives se trouvaient le général Sprecfc» "
porten et le marquis de Lucchesini. Le repas termini^ ^
et rentré dans le salon qui devint depuis la salle du trôn^^^
le Premier Consul, vêtu de son habit rouge brodé d'or*^»
portait pour la première fois, et suspendue à un baudrieiC^*^»
une épée qu'il avait fait enrichir des plus beaux diamant
que la France possède, du Sancy au pommeau et di
Régent sur la coquille; bref, il était exactement tel qo<
le représente le tableau en pied que le Premier Consi *'
fit exécuter à cette époque, qu'il donna au second Ca
sul, et que possède actuellement le baron de Cambac
rès. Remarquant avec quelle attention on regardait cett-
épée, il dit en la sortant du baudrier : t Vous vo;
messieurs, Tépée du chef du gouvernement françaii
Elle contient pour quatorze millions de diamants.
Comme le marquis de Lucchesini s'avança pour la co
i:ÈPtK DE BOTJAf ARTK. 163
iidérer de plua prJiB, il la lui remit; des mains de celui-
ci elle passa dans les miennes, des miennes dans celles
du général Sprechporlen (1) et des autres personnes
présentes. J'ignore l'elTet que leur fit la poseession
momentanée de ce joyau; mais, après le premier éton-
nement, j'eus la sensation de tenir entre les mains le
symbole d'un esprit nouveau, la glorilication de la
force militaire, figurée par l'inconcevable richesse d'une
Vers la lin de ce séjour à Paris, je fus invité une seconde
fois à dtoer cbez le Premier Consul; il y avait moins de
monde que la première fois, mais il en vint beaucoup
dans la soirée, et les salons particuliers de Mme Bona-
parte, où l'on se tenait, étaient pleins. Je me trouvais
alors près d'elle, lorsque quelqu'un, ayant pris une prise
de tabac dans la tabatière ornée du portrait de mon
pire peint par Sicardi. s'estasia sur la beauté de cette
miniature et la montra è. Mme Bonaparte, qui, après
l'avoir longtemps admirée, la déclara magnifique et
ajouta quelle éprouvait un vif regret de n'avoir pas été
(1] Je ne sais plus avec qui el de quoi ju causais, lorsque ce
géDéral ruHEe vint se mâler i. noire eotrutiea el, i propos d'une
àite, so pemiiL de dire ; - Oui, c'est a l'époque oix les Français
ÛKnl llnvasioa du rajaume de Naples. • 11 faisait allusion à la
umpagne de Championriet. et je fus eitrSmement choqué d'eo-
tndrece iiiutiJea3iatKiuclied'uuK.alniouk: ■ Monsieur le gdaéral.
répliquai -je, je l'ous en demande p&rdon; mais les hordes seules
irât des invaMODB, alors que tes armées des peuples policés fool
dn conquËles. — Ahl oui. reprit-il. la conquête. > Ce mâniL'
^raciipartcn eut l'expression plus Ijeureuse dans une autre cir-
censtanoe. N'ayant pu se défendre du Taire un mouvement, au
aameat où. chet le ministre de la i^uerre. on lui présenta le gÂnë-
nl Masséna. il eut l'idée de corriger son mouvement par cette
I^irase ; • Vous devez comprendre ma surprise, général. Elle est
nitnrelle, cfuaud pour la première fois on paraît devant l'homme
lui, depuis Charles XII, est le premier qui ait eu l'Iionneur de
battre tes armées russes. •
164 MÉMOIRES DU GENÉBAL BAlOX TUIÉBAULT.
peinte par Sicardi... Je me demandais ce qai l'empê-
chait de mettre fin à ce regret; ce n*était pas son âge;
le plas grand nombre de ses portraits est postérieur à
cette époque, qui d'ailleurs est son époque historique;
j'ai donc cru que c'était par égard pour Isabej qu'elle
ne s'était pas fait peindre par Sicardi.
Cependant ma tabatière avait passé de Mme Bona-
parte à quelques dames, puis à quelques hommes; je la
suivis assez longtemps, mais enfin je la perdis de vue, et
je restai à son sujet dans l'incertitude la plus bizarre.
Heureusement, il n*y avait pas de héros de grands che-
mins dans cette < illégitime réunion du prétendu usur-
pateur >, et ma tabatière me revint.
Pour fêter mon grade, je fus reçu par des amis et les
reçus à mon tour, et cet échange de festins me rap-
pelle un fait qui pourrait aussi bien qu'un antre être
passé sous silence; à tout hasard je le consigne. Quoique,
grâce aux dix mois passés avec mon adjoint Piquet, je
dusse être difficile en fait de mystificateur, j'avais été,
un jour que je dînais chez Lenoir, au nombre des dupes
qu'avait faites Musson. Ce Musson, dont j'ai déjà parlé,
joua le rôle d'un marchand de vin d'Orléans, mais mar-
chand de la dernière classe, ce qui rendit toutes ses
inconvenances d'autant plus naturelles que, d'autre
part, Lenoir avait parfaitement joué le chagrin de
n'avoir pu se débarrasser d'un pareil manant. La scène
fut bonne, et, pour me venger sur quelques amis de la
mystification que j'avais partagée, je louai pour un
louis et un dîner cet animal, un jour que, entre autres
personnes, le colonel Mouton, aujourd'hui le maréchal
de Lobau, dînait chez moi; mais j'eus le tort de lui don-
ner des convives trop saillants; ainsi Gassicourt,
Rivierre, l'adjudant général Lhomet, mon aide de camp
Richebourg, si spirituel, et Lenoir enfin, qui ne pouvait
reste, furent tellement Li-illaDts que Musson
é ne tint plus que la place d'un sot.
Et je profite de ce souvenir plus gai pour arriver à
un autre du même ordre, mais d'un intérêt moins parti-
culier. Rivierre. une nuit, m'cntratna au bal de l'Opéra.
C'était pour lui une grande alTaire, et c'était pour moi
une curiosilé. Personne ne m'y attendait ou ne m'y atti-
rait, alors que Rivierre y menait de front je ne sais com-
bien d'intrigues amoureuses. Dès qu'il parut, des mas-
ques raesaillirent; ce fut à qui aurait la priorité. Dans le
fait, il était charmant, scintillaDt d'esprit, d'une ligure
tgréable: toujours riant, à la fois athlétique et élégant
iwi ses formes, olfrant ainsi des séductions pour tous
te» goûts, il était naturel que nombre de femmes vou-
lD§seDt s'emparer de lui. i J'ai h te conter des choses
bien amusantes ■, lui cria l'une. • J'en ai qui te feront
joliment plaisir •, lui criait l'autre. Il ne savait laquelle
BOlendre, et comme, en se le disputant, toutes le tiraient
1 droite et à gauche : ■ De grlce, répétait-il en riant,
biltet-vou3 à qui m'aura, je ser.ti le prix de la victoire. ■
C'eit que Rivierre, à ces bals, était un divertissement
(ODtinael. Rien n'était plus gai, plus original, que se8
'(parties ou ses attaques, pour soutenir cette guerre de
■mia, de propos interrompus, et qui. sous mille formes
il de mille manières, varient sans cesse le même thème.
Pris à partie pour mon compte, je le perdis bientôt
itnt. Le premier masque qui m'ahorda me dit que.
quand on faisait aussi bien les affaires de son pays, il
tllUit songer aux siennes, mais que je traitais ma for-
tune comme mes anciens amis. A ce dernier reproche
prisiCela pouvait être vrai; toutefois cela n'avait aucun
k1, lacun &-propos, et je ne pus être sérieusement intri-
Soé. Aux prises avec un second, la scène changea. Em-
plojrer avec plus de gentillesse, de vivacité, de malignité,
166 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
le jargon des bals masqués était impossible; c'était un
feu roulant; mais ce qui me bouleversa, c'est que je
n'avais pas une affaire, un intérêt, une pensée intime,
dont ce maudit petit masque ne me parlât, et de la ma-
nière la plus spirituelle et la plus folle. Je ne sais ce
que je n'imaginai pas pour deviner à quelle fée char-
mante j'avais à répondre; tout fut inutile; je n'obte-
nais que les défaites les plus extraordinaires. Or, dans
le moment où elle pouvait se vanter d*avoir poussé l'in-
trigue la plus réussie, elle fut accostée par un autre
masque et partit. Cependant, si j'étais quitte d'elle, elle
ne rétait pas de moi; je ne la perdis pas de vue, et, en
la suivant, j'arrivai à la porte de sortie. Elle monta dans
sa voiture avec sa compagne, et, encore que j'eusse très
chaud, qu'il neigeât et que je n'eusse pas le temps de
prendre ma redingote, je voulus suivre ma devineresse.
Heureusement, elle logeait rue Neuve des Bons-Enfants;
je fus donc bientôt arrivé, et juste à temps pour la con-
fondre , lorsque , débarrassée de son masque , elle me
trouva à la portière et qu'elle dut prendre ma main
pour descendre de sa voiture. L'une de ces dames était
Mme Clavier, la charmante femme du savant helléniste;
l'autre, Mme Winch, la jeune créole, son amie, toutes
deux connaissant Rivierre, par qui mon interlocutrice,
Mme Clavier, avait été si bien informée de tout ce qui
me concernait.
On conçoit que, sur ce début encourageant, je m'em-
pressai de retourner au bal. Il touchait à sa fin lorsqu'un
masque de très belle tournure me prit le bras et me dit :
« Y a-t-il longtemps que tu n'as eu des nouvelles de Milan?
— Et qui te dit que j'ai à en recevoir? — Allons, pas
tant de mystères, je sais toute ton histoire... » Dans le
fait, elle savait tout, jusqu'à la couleur rose du papier
qui servait à notre correspondance. — t Beau masque.
GKSTII.S MVSI^LIES. Ifll
lui di»-je alors, quel intérêt as-tu à te cacher, puisque tu
sais que mon servage m'exclut de toute autre affaire
i]'nmour? — Qu'importe I tu ne me connaîtras pas. — Et
qui m'empêche de ne plus te quitter ou de te suivre 'f •
Et je lui rontai ce que je venais de faire. Bref, j'obtins,
^oos promesse de m'en tenir là, qu'elle âterait ses gants
et livrerai! ses mains à mon investigation; mais cela ne
ra'avança guère; ces belles mains m'étaient inconnues.
Les anneaux qu'elle portait étaient Insigniflaots, de
sorte que la seule chose qui piU m'occuper fut un bra-
celet sur lequel était peint un œil entouré de nuages,
ail qui eemblait bien ne pas me regarder pour la pre-
nùère fois, mais qui sur le moment ne me révéla rien.
Aqnelque temps de là, Michel Lagreca, qui depuis notre
éncuation du pays de Naples était en France, eut un
Krvice k me demander pour un de ses amis nommé
Tîiier, absent par suile de malheureuses alfaires. La
lïnme de cet ami. Hollandaise d'une grande beauté,
te trouvait â Paris avec une fortune indépendante; il
TSnlut me présenter à elle, afin qu'elle-même pût me
recommander son mari. Je me rendis donc avec lui chez
cette dame; nous eûmes à l'attendre un moment dans
'i salon, et le premier objet qui y frappa mes regards
fai le bracelet, oublié sur la cheminée, et dont je recon-
nus aussitôt l'œil, en second exemplaire, sur le visage de
Michel que j'avais devant moi; ce qui me révéla deux
Secrets à la fois.
Pendant ce temps. Itivierre suivait le cours de ses
aventures. Après ma course de la rue Neuve des Dons-
fenfantfi, j^ ''"iv^'s rejoint; il avait un moment de répit, et
OouB cheminions au milieu de cette bizarre cohue, qui
Torine la masse la plus inerte pour quiconque n'a rien à
«iéméler avec les désœuvrés et les fous qui la composent,
cohue à la faveur de laquelle, abjurant momentanément
168 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
toute pudeur, les femmes de la meilleure condition se
chargent effrontément des avances et des propos à peine
convenables pour des hommes, et descendent parfois
à des rôles odieux; nous avions à peine fait quelques
pas que Rivierre se trouva donner le bras à un petit
masque qui, enhardi plutôt que gêné par ma présence,
et après quelques plaisanteries, lui dit : < Que fait ta
femme? — Elle dort. — Ah! reprit ce masque en rica-
nant, quel bon marché je ferais si je pouvais me faire
une existence de ce que font les femmes pendant que
leurs maris croient qu'elles dorment ou qu'elles chauffent
des couches II On voit le thème; aussi, sans suivre le
dialogue auquel il donna lieu, me bornerai-je à dire
qu'il n y eut rien que cette méchante femelle ne mtt en
œuvre pour que Rivierre en vînt à croire que sa femme le
trompait, et pour que ses soupçons se fixassentsur un de
ses amis. Quant à Rivierre, il débuta par jouer l'étonne-
ment : c Quoi!... vraiment?... Ah I mon Dieu! i Peu à peu
il devint sérieux, triste; sa figure même se décomposa,
et... c Qui l'aurait cru? Quelle horreur 1 1 et autres excla-
niations de cette nature, furent tout ce qu'il proféra.
Lorsque ce masque eut enfin défilé son abominable cha-
pelet : « Je suis bien malheureux, reprit Rivierre^ et
pourtant changerais-je de position avec ton mari? Ma
foi, non, quoique à coup sûr, ajouta-t-il en la toisant
avec dédain, il doive être à l'abri de semblables affronts, t^
Elle voulut nier les motifs de sécurité que Rivierre sup-
posait à son mari; mais, devenu caustique et railleur, il
termina l'entretien par ces mots : « Tu as beau t'en
défendre, il faut que tu sois bien laide pour en être
réduite à un si vilain rôle et bien mauvaise pour l'avoir
aussi bien joué, i Et, sur ce, il se débarrassa de ce mau-
vais petit masque.
J'ai cité cette scène pour montrer que, parmi les
bal de l'Opéra
i amertumes:
niyetilications
bonnes fortunes et les gaies aventures, 1
valait parfois à ses habitués qiielqui
c'est à ce litre que je rappellerai tlem
dont le même Rivierre fut le jouet.
tl avait étt^ un jour accosté par un masque de la plus
jolie tournure, du meilleur ton, de la mise la plus recher-
chée, et qui, en dépit de tant de choses si bien faites
poor monter la tête, sut cependaDt le tenir à distance
pt. en le quittant, ne lui accorda qu'un rendez-vous pour
le bal suivant, avec convention d'un signe de reconnais-
uDce. A cette seconde entrevue, le masque soutint le
riMe qu'il avait joué à la première, mais avec une séduc-
liOD nouvelle, de sorte que Rivierre, toujours plus exalté
par sa chamjanto inconnue, redoubla d'ardeur et d'in-
tUnces, et pourtant ne parvint qu'à arracher la promesse
deie rejoindre au bal de la mi-caréme, et ce bal, le der-
nier de l'année, n'aboutit encore qu'à la parole mutuelle
dtteretrouver au premier bal de l'année prochaine.
Le carnaval de cette seconde année d'intrigues ou
d'iventures commença. L'amour n'avait fait que s'ac-
cnttre durant cette longue attente, mais le masque sut,
pir des faux-fuyants les plus adroits, tenir en respect de
trop violents désirs. Prétextant une sujétion qui devait
iturer un an encore, ne pouvant se donner de suite tout
«ttière. et l'idée seule d'un demi-sacrifice la révoltant.
Bllt le dit obligée de tout remettre à l'époque des bals
ii l'unnée suivante, et au surplus jura sur son honneur
qu'elle se rendrait alors à discrétion.
A la troisième année, le couple se rejoignit, Rivierre
loujoars plus amoureux : • Ma parole est sacrée, dit
^org le masque, autant que ma passion est exclusive,
^Uije puis compter sur ta tendresse, tu dois croire à la
mienne, la fin de ces bals sera pour nous le conunen-
«^nent du bonheur. • Toutefois , pour ne rien perdre de
170 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
ce qui pût attiser l'amour, elle remettait l'ivresse suprême
au dernier bal, et ces propos, que tous deux entremê-
laient d'adoration et de serments, rendirent plus char-
mants encore les derniers pas qui restaient à faire sur
la route de l'espérance. Cependant le jour fixé était
arrivé; le dernier bal approchait de sa fin, lorsque le
masque dit à Rivierre : < Allons, je n'ai plus à t'opposer
ni refus ni délai; je suis à toi, toute à toi. i En hâte ils
quittent la salle du bal, montent vers les loges du cintre;
mais, prêt à entrer dans celle dont Rivierre s'est procuré
la clef, le masque arrête Rivierre sous un réverbère et
lui dit : < Qu'avant de franchir ce seuil, tu me voies au
moins et que tu me reconnaisses. > A ces mots, et pen-
dant qu'il la presse avec une indicible ardeur et s'irrite
de ce dernier instant de retard, elle se démasque, et le
malheureux se trouve en présence d'une parfumeuse
nommée Dulac, jadis fort jolie, d'une taille toujours
charmante, célèbre par sa vogue, bien plus par son
espfit et ses malices, et qui, la veille, avait accompli sa
soixantième année. Abasourdi, il sort furieux de l'aven-
ture, pendant qu'en éclatant de rire elle lui prodigue les
noms d'ingrat et de monstre.
Une de ses victimes, car il en fit beaucoup et ne pou-
vait manquer d'en faire, lui joua un autre tour. Dans
un de ces moments de désœuvrement qui suivent par-
fois les scènes les plus animées, il se trouve tout à
coup en face d'un masque peu grand, mais fait à ravir, et
dont le domino fort élégant dessinait admirablement une
taille charmante. Il fixe sans que l'on s'en effarouche;
il offre son bras que l'on accepte ; il s'extasie sur tout
ce que le domino révèle même en le voilant. Il prend
une main et en admire la délicatesse, le bras qu'il ose tou-
cher lui semble arrondi par l'amour. Excité de plus en
plus par la mollesse de la résistance, il devient interro-
gatif, et il apprend qu'il parle à une femme dont le
volage époux fait le inalhsur et que la jalousie a con-
duite à ce bal. Il conseille la vengeance; enfin II adore.
presse, supplie; on combat, on craint, et pourtant on se
laisse entraîner, et l'heureux audacieux arrive ainsi à
une des loges dans laquelle une tendre violence fait
entrer la femme outragée et dont il va sécher les pleurs.
Là, toute hésitation est impossible, et, le masque arraché,
il se trouve aux pieds de sa femme. 11 en fut malade, et
Rme Rivierre, trop désolée de ses succès pour être en
étal de dire : • Eh donc, monsieur de Folastron (I) I t
Outre les bals de l'Opéra, celte époque me rappelle
d'aatres souvenirs de fête. Nos victoires au dedans et au
dthore, l'abandon délinitif de la coalition par les
Ikssés, la paciflcation de la Vendée et la paix continen-
Ule, la fin de l'anarchie et le retour à l'ordre, la puis-
Bioce de Bonaparte qui semblait rendre la confiance
universelle, tout cela forma comme une nouvelle ère.
C'était donc le moment de rappeler Paris aux plaisirs et
U luxe, et c'est dans ce but que le général Bertbier.
fflioiEtre de la guerre, donna une fête qui se composa
d'un spectacle et d'un grand bai. Ce fut la première fête
i laquelle assistèrent le Premier Consul et sa famille,
(I) La maDiArs dont a'aublieat les aneodolea me diacide à placer
'Cl celle qui & donné oniasance i ce dicton si répaudu. Un M. de
I^olastron épousa une jeune veuve àeé bords de lu Garonne: mais
lafortune l'occupait beaucoup plus que laperiu)ane,et, plaisaatHnt
de son mariage avec d'autres jeune:* seigneuiK de la cour, U parla
•^u'il passerait Isi première nuit de ses noceg avec sa lemme sans
^complir le tendre devuir. Ko conséquence. & peine réuni â elle
«lans la mâiue couche, il rariua les yeux ut De bougea plus. Aprâï
■quelques minutes doaaéea à l'étonnement el à l'utlenta, la veuve
«xpertc el jalouse de ses droits, rompant enfin le silence, dit avec
l'accent le plus gascou : • Monsieur de Polaslronî — MadumeT —
bonuei-voust — Non, madame. — Êtes* vous malade? — Mon,
Biailaïue. — Eti donc, monsieur de Polaslron I • Et tel est \'Eh Joue
qui Qi fortune.
172 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
et, pour bien marquer le grand nombre d'adhésions et
l'empressement général en faveur du nouveau gouver-
nement et de son chef, on porta les invitations à un
nombre immense. Comme l'étonnement, la curiosité,
on pourrait dire la nouveauté, et cent autres calculs,
firent que tout le monde accepta , l'aflluence fut incal-
culable, et, s'il n'y avait eu tant de milliers de témoins,
oserait-on, sans crainte d'être taxé de duperie^ dire que
des voitures débouchant du pont Royal à neuf heures
du soir n'arrivèrent à l'Hôtel de la guerre qu'à quatre
heures du matin, et que, une fois arrivé, il n'était plus
possible de ravoir sa voiture; qu'une personne logée
rue du Bac fut trois heures à avancer et à reculer
avant de pouvoir sortir de sa porte cochère et prendre
la file; que, la faim finissant par se faire sentir à la suite
des haltes si longues et si répétées, et par l'efTet d'une
impatience trop forte pour ne pas être digestive,
tout ce qui se trouva de volailles, de pâtés et de
veau rôti, de gâteaux, de pain, voire même de cerve-
las dans cette partie du faubourg Saint-Germain fut
mangé dans cette terrible rue du Bac et par les maîtres
et par les valets; qu'après minuit les femmes n'arri-
vèrent plus qu'avec des toilettes plus ou moins fatiguées
et des figures décomposées, et qu'une pauvre petite
dame, ayant quitté son enfant pour venir, par devoir,
passer une heure à ce bal et ne pouvant ravoir sa voi-
ture que depuis trois heures elle attendait dans le premier
salon, pleurait de manière à faire pitié à tout le monde.
Je ne sais plus comment il s'était arrangé que je don-
nerais la main à Mme Texier pour aller à cette fête, et
comment, la troisième place de ma voiture se trouvant
occupée par Michel Lagreca, la quatrième le fut par
Trénis, le plus incomparable danseur de société qui ait
jamais existé, le même qui, pour exprimer tout ce que
la danse avait de grâce et de moelleux, prétendait que
c'était • suave comme de l'huile couluot sur des roses >,
et qui. lorsqu'on lui disait : « Monsieur TréniB. je vous ai
TU danser hier ■. répondait ingénument : • ... Ëtiez-vous
bien placé? • En somme, et malgré ces exemples d'affé-
terie et de fatuité, Trénis n'en était pas moins un très
biin garçon, un homme charmant, de bonnes manières
el d'esprit, aimé, digne de l'être, et que de toutes parts on
rcchercbait et on se disputait. Or ce pauvre Trénis,
npr^B avoir fait les délices des réunions les plus bril-
lantes, avoir été l'orgueil des danseuses les plus célèbres
par leur beauté, leurs grâces, leur fortune ou leur posi-
ttonsociale, est arrivé, de cajoleries en cajoleries et A tra-
nn les plus riches hâtels, les plus somptueux repas, à
BitJtre, où il est mort fou. oublié de tout le monde,
D'^l&Dt plus qu'un nom de contredanse, comme le cotil-
loa DU la poule, et dans une misère telle que Gassicourt
liltit, deux fois par an, lui porter quelques bardes, des
bai, et substituer de gros souliers ferrés aux estarpins
<fit les plus habiles cordonniers de Paris s'étaient dis-
pnl^ l'booneur d'exécuter.
Informé qu'il devait y avoir foule à ce bal, j'avais prié
Moie Texier d'être prête k huit heures ; mais à cette heure-
là le coiffeur en vogue arrivait h peine: il était huit
beores quarante minutes quand noua partîmes. Bien
attelée et bien conduite, ma voiture eu dépassa quelques-
unes; mais, une fois engouffrés dans la rue du Bac,
DDUB nous trouvâmes dans la plus formidable des files.
N'dqe commen^Ames par prendre patience, nous flntmes
parla perdre, et pourtant de gré ou de force il fallut se
résigner à n'avancer, de dix minutes en dix minutes,
que de la longueur d'une voiture. Au plus fort du déses-
poir de Mme Texier et d'une humeur que j'avais grande
peine à cacher, Trénis, plutAt que d'empirer notre situa-
174 MÉMOIRES DU GÉNÊUAL BARON THIÉBAULT.
tion en la compliquant de colère et d'ennui, s'amusa sur
le compte de tous les tète-à-téte forcés des maris avec
leurs femmes. Et, d'après ce thème, il mit en scène tous
les mauvais ménages de Paris qui devaient nous précé-
der ou nous suivre, et, avec autant d'imagination que
d'originalité, il improvisa des dialogues entre tous les
couples fort mécontents de se trouver côte à côte pour
un temps dont on ne pouvait calculer la durée; il entre-
mêla ses dialogues des meilleures anecdotes, et nous en
étions à rire très sincèrement, lorsque, vers onze heures,
le cocher de la voiture qui nous suivait parvint à nous
couper la file et à se placer devant nous. A l'instant, et
en dépit de la philosophie de Trénis, je passai la moitié
du corps hors de la portière et j'ordonnai à Jacques,
mon domestique, d*aller prendre les chevaux de cette
voiture par la bride et de la rejeter en arrière de la
mienne. Ce Jacques, aussi fort, aussi vif que brave, ne se
le fit pas dire deux fois. Le domestique de la voiture qui
m'avait dépassé voulut lui barrer le passage, mais
d'un coup de poing il le mit hors de cause, et, comme
j'encourageais Jacques par mes cris et que j'étais prêt à
mettre pied à terre, le maître réprimanda son cocher et
lui ordonna de reprendre sa place. Rien ne fut, pour le
moment du moins, plus heureux que cette altercation;
l'officier de la gendarmerie chargé de la police des
voitures se trouvait m'avoir une grande obligation;
le hasard fit qu'il se trouva là; m'ayant reconnu à
mon uniforme et à ma voix, il s'approcha et m'offrit
de me faire prendre le chemin des voitures du gouver-
nement. En effet, il appela un de ses gendarmes, lui
ordonna de marcher en tète de ma voiture et de me
conduire par les rues de l'Université et de Bourgogne,
ce qui me fit arriver au grand trot au ministère de la
guerre.
LE LUXE DES UNIFORMES. I7ï
Je ne parierai pas de la tèie, elle était superbe, ni de
l'afflueDce. déjà telle, lorsque j'arrivai, qu'on ne se serait
pn douté que la moitié des invités se morfondait dans
da voitures.
Nou8 arrivAmes comme le spectacle finissait. Bona-
parte passait de la salle où était le théâtre dans la salle
in bal. Je me trouvai sur son passage et j'eus de lui
un des plus mauvaises mines qu'il m'ait faites. Jus-
qu'hors on avait le plus communément affecté uue
gnade simplicité de costume; cette simplicité était fort
d« non goAt; Je n'aimais pas le luxe que je n'ai jamais
ilmt, et j'étais allé à ce bal avec un uniforme neuf, mais
UBS broderies. Or Bonaparte, qui conservait la mise la
plu simple pour lui, voulait en imposer par le luxe de
Mt alentours et de tous ceux qui tenaient â son gouver-
Hoeot.' Ainsi ses aides de camp, ses ministres et
pRique tous les généraux se couvraient d'or et de bro-
iltHes, et renchérissaient même à cet égard, par suite
d'une vaniti^ qu'ils donnaient pour du dévouement et de
la politique. Au milieu de tout cet état, mon costume, je
fïTOUc, était un peu modeste, et même, grflce au con-
tntte, j'avais l'air d'afOcher une sorte de dédain pour
1m idées que le Premier Consul adoptait, pour la défé-
Knce qu'il exigeait. La journée de Saint-Cloud devait
liiisD avoir fourni la conviction, el, à partir de ce bal, il
X inarqua un peu plus de cette humeur qui, chez un
Cône, devait être étemelle. En réfléchissant le lendemain
«1 causes de cette mésaventure, je pensai qu'il eût
Biens valu pour moi rester à la Die des voitures, et
IM, si l'ofllcier de gendarmerie sétait montré fort
obUgeaoti lu liasard eût cependant mieux fait de ne pas
l^aettresur mon chemin.
PsTmi Jes réceptions privées les plus recherchées à
MtlB époque, il faut citer celles de Mme de Montesson, la
ITU MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
veuve du dernier duc d'Orléans (i), et qui, dans son
hôtel de la rue de Provence (2), réunissait les personnes
les plus marquantes. C'est à elle qu'on dot, à l'époque
que je rappelle, le retour au ton de la bonne compa-
gnie ; sa maison fut la première où l'on ne reparut qu'en
bas de soie et en souliers, et, malgré le caractère poli-
tique de cette maison, il n'y avait pas jusqu'aux digni-
taires les plus élevés et aux femmes d'un grand nombre
de premiers fonctionnaires (3) qui n'ambitionnassent
d'y être présentés.
Mme de Montesson avait alors passé soixante ans;
mais elle gardait des restes d'une grande beauté, et
j'ignore si jamais la nature fut plus prodigue de beauté,
d'esprit et de grâces qu'elle ne l'avait été envers cette
dame; du moins était-il impossible d'expliquer par des
manières plus suaves, par une dignité plus aiihable et
pourtant plus imposante, l'entier et long servage de son
auguste époux. Mme de Montesson était la tante du
comte de Valence qui m'avait honoré de sa sympathie à
Tournai, alors que j'étais reçu chez Mme de Genlis dont
il était le gendre.
Je n'ai pas dit comment s'était fait ce mariage, et c'est
ici le cas d'en placer le récit, car il me ramène à Mme de
(1) Louis-Philippe !•% duc d'Orléans (1725-1783), veuf de sa pre-
mière femme, Mlle de Conty, épousa en secret, le 23 avril 1773,
Charlotte-Jeanne Béraud de la Haye de Riou, veuve depuis quatre
ans du marquis de Montesson. Mme de Montesson, née en 1738,
mourut en 1806. (Éd.)
(2) Cet hôtel, habité depuis par le prince de Schwarzenberg et
devenu célèbre par un incendie qui, fécond en sinistres présages,
a changé un grand bal en une horrible et mortelle bagarre, est
remplacé aujourd'hui par des maisons bordant la rue de Provence,
au coin de la rue Taitbout. Il ne reste plus que l'encadrement de
la porte.
(3) De ce nombre je citerai la femme du secrétaire d'État Maret,
que, à son arrivée à Paris, je pus voir reçue par Mme de Mon-
tesson, un soir que j'avais diné chez celle-ci.
M" DE MONTESSON. 117
Hbotesson. Le comte de Valence, si Lien fait pour
pisîre, pour être aimé (1) et pour apprécier tant d'at-
traits et d'amabilité, le comte de Valence n'avait |ju
(ctxpper aux charmes de ia duchesse de MontessoD. qui
Util trop supérieure d'esprit et de tact pour rester indif-
férente aux rares mérites et aux hommages de son
vtna; il ea était résulté ce qui ne pouvait manquer de
stQGuivre, nne de ces intimités que les plus huutes con-
bidératiuns. que l'autel même ne suflisent pas toujours
pour prévenir. Or, dans un de ces niomenls où les deux
uaaote auraient dû le moins oublier le monde et les pré-
cautions que leur secret rendait nécessaires, la porte du
unctuaii'e. brusquement ouverte, découvrit à M. le duc
li'irléans le comte de Valence ans genoux de sa femme.
l^rtCG, on pouvait défier tout homme de se tirer d'un
pareil embarras, et il fallait à la fois la femme la plus
Qïltresse d'elle-même, la plus habile, la mieux inspirée
peur ne p»s faillir. J'éprouve donc un véritable senti-
mf ni d'admiration, et je crois rendre un tr^sgmnd hom-
ll> l>< couite de Vatetme. doué de tous les avanlages evlèLieurs.
Iii dcttJt A M tai^re. et votci ce que. relativement A sa uaissance.
i>Uttu de Mme ËusËbe Sklverle, «Ile du marquis d'ArcambaJ.
ttirdan lilcu aini de, Louis XV, et veuve da comte de Fleurieu i|ui
'ilninlitrc de In marine et gouverneur du Dauphin, diune de tant
''Wprll et do méuioirs, '[ni avait été ai bieu placée pour savoir
I>d1 cTuiMdoles et qui connaiesoit parfaitement t'iiistoire des
Vviitf familles de France, Klle conta dcjiu' ilevitul moi et il plu-
■wn reprises que la ranime du p^re du uontte de ^'ulence et uoe
'Ultnsse. fort bfllle reninw, qu'il avait. Alanl accouchées en méuie
*oiipi, irelte doroière d'uu tlls, lu première d'une lUIu mourante.
'' p»tB de* lieu» enfants avait trouvé le moyen de aubaliluer
l'unlTautrc: de celle sorte, sa Tille lvgilim« était morte comme
■lUed» lauialtresse, el son fils Ulégilirae aviît étù baptisé comme
"m de Sun mariage: mais, quelques précautions que l'on pûl
iffoirt, on ne parvint pas ï convaincre Mme do Valence ou ik
«niiècber que le fait ne lui fût révélé ; en conséquence, elle ne
WMmul jamais le général Valence pour son (ils, et elle parvint A
■V^ierde presque toute sa fortune perconnelle,
ui. 1:1
178 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
mage en ajoutant que, dès qu'elle aperçut le dae,
Mme de Montesson partit d'un éclat de rîre et lut dît de
l'air et du ton le plus naturels , avec un entier aban-
don : c Mais voyez donc ce fou de Valence qui, dqmis
une heure, est à mes pieds pour obtenir la main de ma
nièce. — Eh bien, répondit le duc, il faut la lui domier.
Allons, je vous la promets, je vous la promets, i Et
c'est ainsi que le comte de Valence, qui ne songeait pas
à se marier, épousa Mlle de Genlis, pour laquelle on ne
songeait pas à lui.
Si le comte de Valence était un des beaux hommes de
son temps, il était auàsi l'un des plus aimables, des
plus brillants, des plus chevaleresques; il est à ma con-
naissance celui qui a porté au plus haut degré les ma-
nières nobles, Tesprit, le tact et toutes les grâces d»
l'homme de cour. A vingtrdeux ans il était colonel det
carabiniers, et à trente-cinq ans lieutenant général. Ec^
cette qualité et avec la plus grande vaillance, il fit Ick
campagne de i792; il mérita qu'une colonne degrena*
diers, qu'il commandait à je ne sais plus quel combat.,
lui décernât un pompon rouge comme au grenadier des
généraux, pompon qu'il ajouta à ses armes; il signala
devant Namur sa capacité, sa présence d'esprit et son
audace ; confondit les plus braves à la bataille de Neer-
winde, et, partout Français dévoué, soldat intrépide et
chef si distingué, il se trouva tout à coup n'avoir d'al-
ternative qu'entre l'émigration et Téchafaud, et être
forcé de quitter l'armée qu'il avait contribué à illustrer
et la France quïl idolâtrait, alors môme qu'au nom de
cette France on consommait sa ruine par le séquestre de
tous ses biens. L'Autriche lui offre un commandement,
il en repousse jusqu'à l'idée; un traitement, il le refuse ;
venant dôtre le général en chef de l'armée des A*"-
dennes, il va prendre à bail une ferme située aux portes
LE COMTIt l»K VAQBNCe. 1t*l'
de U&mbonrg, se fait cultivateur, et achève d'honorer
»a proscription en ne recevant que de la terre les moyens
de subMstanca qu'il dédaigne de recevoir de l'empereur
d'Allemagne, c'est-è^dire d'un des ennemis de son pays.
Cette conduite valait bien une honornble compensa-
tion; il fut parmi les premiers rayés de la liste des émi-
grés, et je fus informé de sa rentrée en France et de son
arrivée à Paris. Je me rendis chez lui et fus au der-
nier point touché du plaisir qu'il parut éprouver k me
revoir et de tout ce qu'il voulut me dire d'obligeant et
d'aimable. M'ayant invité à dîner chez lui. dès le len-
demain, il me présenta en sortant de table à Mme la
duchesse de Montesson. dans l'hdtel de laquelle il demeu-
nit; l'accueil que me lit cette dame fut digne de celui que
j'avais reçu du comte son neveu; je ne sais même si
(Ile ne le dépassa pas en bonté, en bienveillance ; du
moins metrouvai-je invité à toutes les grandes réunions,
«ta dtner chez elle au moins une fois par semaine, et
plusieurs fois avec tout le corps diplomatique. Dans ces
occaeions une galerie, qui bordait lu coupole de la salle
i manger, était occupée par des musiciens et achevait
d» donner à ces réceptions un air de f^te princière.
Ce fut avec un véritable bonheur que je retrouvai
chu Mme de Montesson César Ducrest. né avec de si
brareuses, avec de si brillantes qualités, ayant surtout
Im plus honorables, les plus rares, celles de l'Ame, et
plein d'inspiration comme d'expansion. l']h bien, ce
iïune homme qui méritait tant par lui-même, à qui sa
position semblait garantir la carrière la plus rapide,
loiqoi, chasseur dans le bataillon de la Butte des Mou-
Itiit, m'y laissa grenadier, lorsqu'au camp de Fresnes
il partit comme aide de camp du duc de Chartres, il
n'^t que capitaine alors que j''^taia déjà général. Mais.
t'ilétuil incftpable d'en éprouver de la jalousie, je n'en
180 MÉMOIRES DU GKNEIIAL BARON THIÉBAULT.
ressentais que plus d'attachement pour lui, et, malgré
huit ans passés sans nous voir, malgré la différence de
nos positions militaires et par une sympathie qui résul-
tait d'une si complète identité de sentiments, de goûts,
d'impressions, notre intimité sembla s'être accrue, et
nous ne passions aucune semaine sans nous voir trois ou
quatre fois.
Il était donc impossible d'être mieux traité que je ne
rétais dans cette famille, et il n'y aurait eu à cet égard
aucune exception sans Mme de Valence ; mais cette femnie,
en l'honneur de qui tout est dit quand on a rappelé qu'elle
a été très jolie et qu'elle avait beaucoup d'esprit; ne
me pardonnait pas de ne pas m'être rendu à une invita-
tion d'elle, lorsqu'on 1793, me trouvant en arrestation
chez moi par suite de mes rapports avec plusieurs per-
sonnes de sa famille et ne sortant que furtivement, forcé
d'éviter tout ce qui pouvait me compromettre ou seule-
ment faire parler de moi, j'avais refusé d'aller chez elle,
démarche qui eût été aussi extravagante de ma part,
qu'il était inconcevable à elle de la provoquer. Un autre
fait, postérieur à la rentrée du général de Valence, ajouta
encore à la mauvaise disposition de sa femme à mon
égard. Je me trouvai, dans un dîner, en tiers avec eux
deux , témoin du persiflage le plus cruel que jamais
une femme ait supporté. Avec une incroyable recher-
che d'expressions et de tournures les plus mordantes,
avec un air, un regard, pires que les paroles, M. de Va-
lence la déchira en lui prodiguant tous les éloges, tous
les hommages, toutes les suppositions de fidélité, de
pureté, de vertu que la conduite de cette dame démen-
tait de notoriété publique. Il soutint ce thème désespé-
rant pendant tout le repas, et cela avec un rire qui, m^
force d'être sardonique, était au dernier point insultant —
Jamais je n'ai été plus mal à mon aise qu'en assistant
1.1 rjiKMTBSSE IIE VALEM;K. 181
cette scêDe qui ne pouvait élre qu'une vengeance de ji-
ne sais quoi, et un châtiment prcmédité. A deux ou
Irais reprises je tâchai de faire changer d'entretien ; mais,
p.iraissent prendre le change sur tout. M. de Valence
Kïenait à son thème avec une désespérante sagacité et
UD acharnement toujours nouveau. Quant il Mme de Va-
lence, elle dépassa tout ce que j'aurais cru possible en
présence d'esprit, en adresse, en courage, on pourrait dire
l'n audace, tantôt en rétorquant les sarcasmes, tantôt en
ili^daignant de répondre, tantât en ne paraissant soutenir
qu'une plaisanterie avec une gaieté que par moments
«Ile rendait presque naturelle, ce qui en apparence sau-
vait tout ce qui pouvait l'être. Mais, quoiqu'elle restât
bien au-dessus de ce qu'à sa place toute autre femme eût
été, quoiqu'elle conservât une contenance qu'on devait
perdre â moins de frais, m'en voulut-elle encore plu» de
» que je m'étais trouvé dans la conOdence de si cruelles
humiliations. Et, dans le fait, si je ne pus la revoir sans
embarras, comment meût-elle revu sans colère? Il faut
k dire d'ailleurs, elle ne pouvait se dissimuler que par
dlfrméme elle m'inspirait fort peu de considération.
Chassant de race, elle dépassa même en galanterie
Hue de tienlis, qui ne put jamais faire oublier son an-
tienne conduite par sa conversion tardive, mais fanati-
que.à la vertu, et dont le ■ libertinage >. pour employer
Feipression ayant cours alors ù son sujet, était si publi-
quement connu et jugé qu'il courait sur elle, sans même
<ia'oDn*y fit plus attention, des anecdotes saisissantes au
dernier point ou de petits vers dans le genre de ce
qulrain :
Les auTrea de Genlis & -sit francs le volume!
A ce pris aurei-vous jumais un acheteur t
Alors que l'écrÎTain valait mieux que sa plume,
Pour un ECU ïoas auriez eu l'flule'ir.
iFa2 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL IRARQN THIÉBAULT.
!£h bien, Mmeule Valence aTait:renchéri«ur cette répu-
tation. On sait xet incroyable mot dit par elle à mt
homme qui lui reprochait ses complaisances. poar.de
.passagers adorateurs : < Que YOulez«*yous, cela leur fait
Itant de plaisir et me coûte. si peu! > On a également
répété à satiété que le comte, à son retour à Paris, après
son émigration forcée, ayant vu accourir vers lui ût
criant « papa » un enfant qui ne pouvait être le aien,
avait demandé à sa trop facile moitié ce que cela signi-
>flait, et que, sur cette réponse : c C-est le fruit d'un
instant d'erreur », entraîné par le charme d'un bon
mot, il avait répliqué en riant : < £h bien, embrassons
l'erreur. »
En dépit de cette mésentente conjugale, qui d'ailleurs
ne se laissait pas deviner en dehors des tète-à-tète
ou des réunions tout intimes, la société du comte, de la
comtesse et de leur tante avait tous les charmes, et, bien
que les souvenirs que j'en ai gardés soient plus agréa-
bles que saillants, j'en rapporterai quelques uns, nefiiitree
que pour le plaisir que j'éprouve à m'y arrêter.
Un soir, le cercle était nombreux chez Mme deMon-
tesson; la conversation, quelque temps flottante, -a'étant
iflxée sur la musique vocale, on parla des.grands chan-
:teurs et des premières chanteuses de l'époque. Des artis-
tes on en vint aux amateurs, et on paria d'en trouver
^aisément qui pouvaient aller presque de pair avec les
virtuoses en renom. La princesseiie Yaudémont observa
avec 'raison qu'il ne serait peut-être rpas besoin, pour y
réussir, de sortir du salon; Mme de ^Staël nomma
Mme Ducrest, Mme de Montesson vanta le talent de
Mme de Lavallette, toutes deux présentes. Il était diffi-
cile que de tels éloges n'équivalussent pas à des provo-
cations; aussi Mme de Montesson ayant ordonné de
faire apporter un piano, nous eûmes,.gràceà trois dames
PROPOS DE SALON. 1«3
tl i deux mefisieiire. un concert qui tnérita les plus justes
ippUudi&sements; M. de Metternich, ambassadeur
d'Aolriche, avec lequel je me trouvais devant In cherai-
nie, me dit à ce Eujet : • Rien n'est plus fréquent que
ifldre bieD chanter; il n'y a pas de capitales en
e oit les célébrités ne se succèdent; mais trouver
8 personnes qui composent la bonne compagnie.
! dis pas seulement assez de talent, mais assez
d'iospiration, d'entente improvisée, de rapide harmonie
pour exécuter sans préparation un concert aussi remar-
quable, cela ne se rencontre qu'à Paris. .
I,iitelquea mots que Mme de Montesson avait bien
roiiiu m'adresser avec sa bonté et ses grdces accoutu-
wics, ayant donné lieu à des répliques pour lesquelles
B 8SSCZ heureusement inspiré, Mme de Staël, assise
lu de nous et que je voyais pour la première fois,
wda, lorsque je me fus éloigné : « Qui est ce géné-
filî ■ Et Mme de Montesson de répondre ; i C'est le
I^Déral Thiébault >, ce à. quoi Mme de StaëJ, ayant im-
pirfsitement entendu et me voyant avec des yeux plus
qa'iiKtulgeots, répliqua ; • Je vois bien qu'il est beau,
OaÎb je vous demande comment il s'appelle. > U-dessus.
oo rit autour de ces dames en me regardant , je ne pus
lie dissimuler que j'étais le sujet de ces boullées de
êtxeté contagieuse; j'en fus même assez intrigué pour en
demander la cause, et je pus obtenir ainei que, de ce qui-
proquo, onnemegardAtpas, comme quelqu'un essaya de
^'insinuer, le sobriquet de général < très beau », ce qui.
l'étant pas vrai, surtout à. ce superlatif, m'aurait inlin
*ki«ot gêné.
Je vois encore parmi les habitués de ce salon un émi
CSré, petit, vif, spirituel, qui, comme maréchal de camp.
Avait servi dans l'armée de Condé, et dont la taille, la
fiflare, les manières me sont restées présentes, mais
184 MÉMOIRES DU GÉMÉRAL RARON THIKBAULT.
dont le nom m'a échappé. Autant qu'il en ayait l'occa-
sion, il 86 rapprochait des personnes avec qui je causais,
et, après quelques entretiens auxquels il avait pris part,
m'apostrophant un soir, il me dit : < Ma foi, monsieur
le général, vous ne pouvez le nier, vous avez pris nos
places ; mais j€ reconnais qu'on ne peut les remplir mieux
que vous ne le faites. Aussi, tout en les regrettant,
devons-nous encore être glorieux d'avoir des successeurs
comme ceux que nous avons. > Ces paroles me rappe-
lèrent la lettre d'un de ses compagnons d'émigration,
lettre que je trouvai dans mon logement à Polpeto, après
que nous eûmes enlevé ce village de vive force. Écrite
dans l'épanchement de l'amitié et de la douleur, cette
' lettre était des plus touchantes et des plus dignes d'um
Français. Elle peignait à la fois les surcroîts de malheurs
qui résultaient pour ce pauvre émigré de chacune d^
nos victoires, et en même temps l'orgueil qu'il éprouvait
à chacun de nos succès.
Une autre impression, qui moins encore peut s'affai*
blir, me reporte au salon de Mme de Montesson. Comme
j'arrivais chez elle, je la trouvai causant, et, comme je
m'approchais, elle termina son entretien en adressant
à son interlocuteur, que je ne connaissais pas, ces
mots : « Faites-moi le plaisir de le dire à M. de Guines».
et de suite, la quittant, cet interlocuteur se dirigea vers
un petit homme, tout vieux, tout maigre, tout chétif, et
qui se trouvait comme relégué auprès d'une des croisées
du grand salon circulaire de ce somptueux hôtel. Ce
nom n'avait pu manquer de me rappeler le brillant duc
de Guines dont j'ai parlé dans les débuts de ces Mémoires,
et qui, envoyé de France à la cour de Prusse, avait été
l'un de mes parrains; mais comment admettre que ce
M. de Guines pauvret et ratatiné, que je voyais, eût été le
plus énergique de nos colonels, un de nos ambassadeurs
i.E rmc np crriNES. i*-,
If-splus l'ustueux, riiuniine qui, à ta suite de je ne sais
quel grief, avait osé se rendre chez Frédéric le Grand
m frac, en chapeau rond, la cravache à la main, et dans
M coatuDae prendre congé d'un si grand prince? Ne
poiiTunt m'arrèter à cette supposition, je priai le comte
itfi Valence de me dire quel rapport de parenté il y
irait sDlre ce M. de Uuines et l'ex-ambassadeur. —
■ Quel rapport ? Mais celui de l'identité. • Kt sur l'excla-
mnlion qui m'échappa. M. de Valence me questionna.
ipprit que je connaissais te duc à titre de filleul, et sur
ce, me prenant la main, il me conduisit vers lui et
l'aborda en disant : • Monsieur le duc. je vous présente
quelqu'un de qui vous répondez devant Dieu. » Je n'ai
rien vu de comparable au changement qui se fit sur la
figure du duc : u Moi, monsieur le comte? • répondit-il
du ton d'un véritable émoi, en osant à peine porter ses
regards sur moi ou les an'éter sur mon uniforme d'ofS-
cier général. Le comte de Valence, ayant décliné qui
j'étais et ayant ajouté quelques mots pleins d'obligeance,
DOUB laissa. Je m'évertuai k rendre à ce vieillard, que
j'avais appris à respecter, quelque aisance; je ne pus y
parvenir, et, lorsque je lui 'lis combien mon père serait
heureux d'apprendre de ses nouvelles et empressé ainsi
que moi à aller lui rendre nos devoirs, il se borna à me
répéter qu'il nous préviendrait et à me prier de faire
ses compliments à mon père. Je le quittai profondément
attristé. C'est toujours un pénible spectacle que cette
constatation de pareils ravages de la vieillesse, et c'est
une terrible apologie de la mort que cet exemple d'un des
hommes les plus distingués, les plus brillants, tes plus
imposants arrivant à cette déchéance. Je ne pus cacher
mon impression au comte de Valence. Il convint qu'il ne
restait rien du duc de Guinesque j'avais connu, et quece
i^ui survivait ne paraissait pas même pouvoir en être uu
186 MÉMOIRES DU GÉMÉRAL BARON THIKBAULT.
débris. Iligouta : c Le temps et le malheur ont concouni
à cette destruction ; il lui reste très peu de chose; il n'est
plus servi que par une femme avec laquelle il habite
un logement plus que modeste; chaque matin elle le
conduit à la messe et quelquefois dans des maisons
amies, d'où elle le ramène chez lui comme un enfant. «
Lorsque je fis part de cette rencontre à mon père» il
fut aussi peiné que moi. Deux jours après, nous allâmes
nous inscrire chez le duc, et la seule nouvelle qui pour
la dernière fois me parvint sur son compte fut que bien
peu de temps après il avait achevé de mourir.
Ainsi s'était écoulé mon séjour dans Tintimité de mon
père, dans la fréquentation de la société la plus distin-
guée; mais ce séjour s'était prolongé au delà de ce que
j'aurais cru possible, et vint le moment où Ton parla de
la formation du premier corps d'observation de la
Gironde, qui, sous les ordres du général Leclerc, beau-
frère du Premier Consul, se réunissait entre la Garonne
et la Bidassoa; peu après, on annonça le rassemblement
d'un corps de troupes à Poitiers, nouvelle qui coïncidait
avec la réunion d'une escadre à Rochefort, escadre com-
mandée par l'amiral Bruix. Dès lors toutes les penaées
se tournèrent vers l'ouest et le sud-ouest de la France, et
l'opinion indiquait le Portugal comme but de ces pré-
paratifs. Dans le même temps je reçus mes ordres de
départ, ordres qui prescrivaient de me rendre à Poitiers
pour y prendre le commandement de troupes qui y arri-
vaient et dont on m'adressait l'état; ordres auxquels
étaient jointes des instructions portant de faire promp-
tement pourvoir ces bataillons, escadrons et compagnies,
d'artillerie, de tout ce qui pouvait leur manquer ea.
effets d'habillement, en objets d'équipement et d'arme-
ment, en hommes et en chevaux, pour les porter a
grand complet de guerre*
DÉPART POUR POITIERS. 187
J avais fait ma visite d'adieux à Mme de Montesson,
j^avais rencontré chez elle César Ducrest, qui , en appre-
nant mon départ, me demanda si je ne pourrais rem-
mener comme aide de camp. Mme de Montesson et le
comte de Valence s'étant arrêtés à cette idée avec plai-
sir, j'en rédigeai la demande, sans quitter le. salon, dans
les termes les plus honorables, c'est-à-dire les plus justes,
et avec une insistance égale au désir que j'avais que
cette demande fût accueillie. Mme de Montesson s'étant
chargée de la faire remettre et appuyer, je la lui laissai.
YingtKjuatre heures après, j'étais en route. £n trente
hesres je fus à Poitiers; mais, au lieu d'y voir arriver
ee pauvre César, j'y reçus du ministre de la .guerre un
rehs, en bas duquel le général Berthier avait écrit de
sa main et en post-seriptum : < Comment voulez-vous
qoe je iasse rentrer M. Ducrest au service, quand nous
aroos des milliers d'ofQciers sans emploi?» £t tel fut
l'arrêt dont la destinée fit pour ce jeune homme si dis-
tingué on arrêt de mort.
CHAPITRE VII
On se rappelle l'heure d'illusion que me causa ma con-
firmation au grade de général de brigade; mais, courant
la poste pour me rendre à Poitiers, où m'attendait un
commandement, et chaque instant me rapprochant
davantage de l'épreuve, je faisais une sorte d'examen
de moi-même, destiné à me faire pressentir ce que pour-
rait être à mon égard le jugement des masses, juge-
ment qui, rendu par nos soldats, est incontestablement
la voix de Dieu.
En y réfléchissant, je considérai que les officiers gé-
néraux avaient quatre principaux objets de contact avec
les troupes : le premier, en ce qui est relatif aux besoins
matériels des troupes; le second, en ce qui tient à Tordre
et à la discipline; le troisième, aux manœuvres; le qua-
trième, au commandement direct dans les marches et
devant Tennemi.
Sous le premier de ces rapports, j'avais là confiance
de témoigner à mes troupes assez d'intérêt et de sollici-
tude pour être sûr qu'elles ne tarderaient pas à m'être
attachées et dévouées. Sous le second, c'était faire une
injure très gratuite à mes troupes que de supposer
qu'elles n'appréciassent pas la nécessité de l'ordre, de la
ponctualité et de la discipline, et, comme je m'efforcerais
d'être juste, j'espérais encore sur ce point réussir. Hais.
sous le troisième rapport, sous le rapport des ma-
DEVOIRS D'UN OFFICIER GENERAL.
iiceuTres. j'aurais eu plus à craindre. D'ayant Jumais eu
l'occasion de faire exécuter aucune de ces manœuvres
compliquées, utiles pour tenir les troupes sur le terrain,
|>oiir varier les loisirs de la pais ou d'une garnison .
miis inutiles pour la guerre. Dans les deux cents coui-
l«ti et plus auxquels je me suis trouvé engagé au
Mors de vingt campagnes, c'est k ijn très petit nombre
1M se sont réduites les manœuvres que j'ai vu exécuter
•kYial l'ennemi. Des mouvements par le liane, des
ploiements et déploiements, deuit ou trois changements
<Jh front, une marche de carrés par régiment, l'avant-
Vïille de la seule bataille d'Austerlitz; quelques autres
formations momentanées de cette nature, dea marches
♦■D bataille, un ou deux mouvements par échelons, un
>enl par échiquiers, un passage de défilés, toutes ma-
noeuvres simples que j'avuis toujours regardées comme
indispensables et qui m'étaient familières, Ur, comme
j'nllais faire la guerre, la virtuosité de manœuvrier né-
fessaire sur le terrain, ne me semblait pas indispen-
table devant l'ennemi, et je me tranquillisai.
Itestaienl les marches, le choix des positions, les dis-
positions d'attaque ou de défense, la conduite d'un com-
^'Hi: or, k cet égard, je n'avais aucune espèce de crainte,
'-omroe le disait Mme Dugazon : < J'en avais tant vu -.
f4 j'avais assez réHéchi sur ce que j'avais fait et vu. pour
"e pas me refuser sur ce dernier point la conliauce à
'noi-même. De plus, c'était pour moi l'objet dune étudia
•^nlinuelle. Je ne voyais, en effet, et dans mes voyages.
Ainsi que dans mes promenades, et à plus forte raison
dans mes marches, reconnaissances, etc., aucune posi-
UcD. village, bois ou |ruisseau. sans me rendre compte
de \i manière dont je l'attaquerais ou je la défen-
tlraie, avec ou contre plus ou moins de troupes et toute
•^p^cp de troupes, de jour ou de nuit, et cela dans
190 MÉMOIRES* DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
tous le» temp» et .daii8« toutes les situations; et oette
guerre idéale, je la* faisais* non seulement par seirtiiiieiit
de mon devoir, maia pourmoi et malgré moi.
Ainsi, sous les^ quatre points- de vue auxquel» doit se
plac^ un offleior général vis-à^yis des troupasy je me
sentais-suffisamment préparé; déplus^ m'exprimant avec
asses de fkeilité^ de ciialeur pour parler à rinmgina<ï
tion des soldats et pour faire quelque impresaon sur
eux, je ne vis que des motifs de confiance et de sécurité.
Arrivé à Poitiers deux heures i^rès le dernier batail-
lon attendu, j'ordonnai pour le lendemain à midi une
revue générale, qui, malgré les réclamations du maire et
du préfet, eut lieu sur la promenade; car, Poitiers ne
possédant pas d'autre espace où pussent se déployer
mes troupes, je n'allais pas fatiguer les miennes, près
de quatre mille hommes et six cents chevaux, en les fai-
sant descendre dans la plaine du Glain, en dépit du sou-
venir de Chaiies-Martel qui rendit cette plaine célèbre par
la défaite des Sarrasins. Puis, je donnai undtner qui me
rappelle Tun des trois grands buveurs que j'aie connus,
Pichegru, le général de division Bisson et mon convive
Piet de Chambel, alors ordonnateur de la division mili-
taire dont le quartier général était à Poitiers. Pichegra
buvait sans bravade quinze à dix-huit bouteilles de vin ;
les deux autres dépassaient ce nombre, et Ton m'a
même soutenu que Bisson le doublait. Quoi qu'il en
soit, c'est en toute ignorance que j'avais invité ce Piet
de Chambel ; par bonheur, le préfet (i), que j'avais eu l'oc-
casion de voir le matin, et présumant que l'ordonna-
(1) Ce préfet était M. Cochon, qui avait ajouté à ce nom celui de
Lapparent. C'est le môme que Rivarol et Charapcenets ont fait
figurer dans l'appel nominal qui se trouve dans un des numéros
des Actes des Apôtres, et qui contient ce méchant arrangement de
noms : Le Gros, Cochon, do Noaiiles, par animosité contre M. de
Noailles, qui était libéral.
SBXnNCUlBLES.
Bsersilde mon dtner, m'avait averti qu'il ne buvait
s du vin de Bordeaux, et qu'il en buvait vingt bou-
Ubs. Un panier de cette importance fut donc placé
! ce buveur inexlinguible, qui en vida, bien en-
todu, tout le contenu, mais qui m'élonna surtout en ce
qm d'abord il n'était pas énorme, et de plus de ce qu'il
gardait sa tête auasi fratcbe. ses idées aussi faciles
ipèa qu'avant. Il ne parlait pas même davantage el
mUit homme d'esprit et de bonne compagnie, instruit
AréeîtaDt avec gr&ce et à propos des vers qu'il faisait
me succès. Malgré tout. Mme de Cliambel, femme peu
gnnde. délicate même, fort jolie, et en qui toutdéno-
tlit one personne comme il faut, n'en était pas moins
Irèl humiliée de l'intempérance de son mari.
Peu après mou arrivée à Poitiers, j'avais reçu de l'a-
aifal Bruix, commandant une flotte à Itochefort, une
iMh semi-confidentielle, dans laquelle il m'avait de-
manda des renseignements sur une partie des corps et
détachements que je commandais. Celte correspon-
dance devint de plus en plus active : il no tarissait pus
en remerciements sur la manière dont je semblais pré-
venir jusqu'il ses moindres questions, et il alla jusquà
■ne dire que. dans une de ses lettres au Premier Consul,
il s'était félicité de ses relations avec moi. L'ordre du
Knetlre à sa disposition les troupes qu'il me demande-
rait me parvint presque aussitôt; quelques-unes com-
mencèrent à défiler vers Rochefort ; quant à moi, j'étais
de plus en plus incertain sur ce que cette dislocation me
réservait, lorsque, le 5 mai. je reçus du ministre de l;i
gaerre, et par courrier, de nouveaux ordres contenus
d»ns un billet de Lomel (tj, adjudant commandant.
(I) Ce Lumel était u» hontmv d'un lui'riie distingué, et de plus
m L'xeelleut Lomme. C'eat lui qui, à une lelti'e dnaa laquelle, el ù
Pmpos <\e l'incapscilé, de l'apathie et du tuauTOis vouloir de tant
19-2 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
chargé au ministère de la guerre du mouvement des
troupes. Il me transmettait un ordre venu directement
de la Malmaison, ordre m'e^joignant de m'embarquer
pour une destination dont je ne serais informé qu'à cent
lieues des côtes. Au reste, il s'agissait d'une mission de
confiance, et l'expédition, m assurait-on, ne devait pas
être lointaine.
Sur ces entrefaites, mon aide de camp s'était lié avec
un M. Dupaty, habituellement désigné par le nom de sa
terre de Clam qu'il possédait et possède encore. Ce
jeune homme, l'un des plus spirituels, l'un des plus
expansifs, des plus vifs que j'aie connus, se prit d'un bel
enthousiasme pour le service militaire et pour moi, et
me fit dire par Richebourg, lorsqu'il apprit mon départ,
que, si je voulais de lui et si je promettais de faire ce
que je pourrais pour le faire nommer officier, il me
suivrait sans prestation ni solde, et comme volontaire,
faisant auprès de moi fonction d'officier d'ordonnance :
c Mais, répondis-je, sait-il les bruits qui courent sur le
but de cette expédition? — Il dit qu'il se consolerait de la
conquête du Brésil, qu'il n'aimerait pas du tout l'Egypte,
mais qu'il serait enchanté de la descente au Portugal, où
personne ne le devancerait à Tassant des Portugaises. »
Nous en étions là lorsqu'il arriva lui-même et me répéta
ses propositions avec tant de gaieté et de résolution que
je lui déclarai que, en quelque endroit qu'il se décidât à
me rejoindre, il serait le bienvenu, qu'il aurait auprès
de moi la position demandée, et que je ferais tous mes
d'agents et foDctionnaires publics, je lui avais témoigné ma sur-
prise de ce que le gouvernement pût se soutenir et ma crainte
qu'il ne pût arriver au bien qu*il présageait, me répondit : « Il y a
dans ce monde une foule de choses qui ne vont que parce qa'eUes
vont, et les gouvernements sont parfois de ce nombre. Quant au
nôtre, il marche à une puissance qui subordonnera bientôt et les
hommes et les choses. »
r.ORPS D'OBSBHVATION riK L* CIRONDE. tM
efforts pour lui ouvrir uae carrière qu'il semblait apte à
parcourir avec distinctioa. Je devinais en lui un aimable
minpBgnon. et j'étais heureux qu'il partit avec moi.
Conrormémentàl'ordrereçu,j'avaisexpédiécequi me
restait de troupes, les unes pour Bordeaux, les autres
pour llocherort , où j'allai moi-même prendre le com-
mindement de la totalité de celles qui devaient être em-
turquëes à bord de la (lotte de l'amiral Bruix.
lo planton m'attendait à la poste de Rochefort; il me
conduisit à mon logement, fait d'après les ordres de l'a-
miral Bruix lui-même et fort bien fait chez un hAte
riche el prévenant, dont la femme était bonne et jolie,
et l'appartement charmant. A peine arrivé, je me rendis
f^bn l'amiral. 11 me re;ut à merveille, se félicita de mon
choix qui prouvait selon lui une honorable conflance et
«uquel il ne pensait pas avoir été totalement étranger,
c«doDt je l'aurais tenu quitte. 11 me parla ensuite des
troupes que je lui avais envoyées et du bel état dans lequel
elle* étaient; des officiers délat-major attachés àl'expé-
dilian el du général d'Houdetot qui la commandait sous
suordres; de la llotte, de ses capitaines de vaisseau les
piu) distingués et du vaisseau le Foudrvyanl qu'il m'a-
viildestiné; de son espoir d'être à la voile sous huit ou
dix jours, cela malgré la croisii^re anglaise dont il se met-
Uilupendant fort en peine. Tout cela était dit avec une
Rann]uable énergie, non parundeces marins telsqu'on
w Ira figure généralement, c'est-à-dire forts, trapus,
linina, rébarbatifs, et dont l'amiral Duperré pourrait offrir
type, mais par un homme presque sans cheveux, et
si maigre, si pdle, si cbétif, qu'il me faisait l'efTet
perroquet plumé auquel il ne restait que le
ii cadavéreux qu'on aurait pu le prendre pour
Ht de M. de Villèle, qui me le rappelait toujours,
on pour un mort qui aurait oublié de cesser de vivre.
194 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON TUIÉBAULT.
Lorsque je voulus prendre congé de lui : c Mon cher
général, me dit-il, certain que personne ne pourrait me
prévenir, j'ai compté que vous me feriez l'honneur de
dtner avec moi, et si bien que j'ai fait inviter un aide
de camp du Premier Consul que nous avons ici et que
vous devez connaftre, le générai Savary. > J'étais en-
chanté de revoir mon ancien camarade de l'armée du
Rhin et de l'armée de Rome. L'heure de se mettre à
table approchait; Savary arriva, et nous nous embras-
sâmes. Au nombre des convives, se trouva également le
capitaine du Foudroyant, et l'amiral me le présenta. Après
un dîner fort gai, l'amiral ayant l'habitude de passer les
soirées au théâtre, nous l'y accompagnâmes. La pre-
mière pièce jouée, nous causions dans sa loge, lors-
qu'une querelle, assez vive pour faire craindre des voies
de fait, éclata dans le parterre entre un officier de ma-
rine et un groupe d'habitants. A l'instant, tous les offi-
ciers de marine présents dans les loges se précipitèrent
pour soutenir leur camarade. L'amiral, qui avec la viva-
cité d'un sous-lieutenant manqua sauter du haut de sa
loge, s'élança entouré par nous tous, et moi suivi par
tous les ofûciers de terre. Déjà les épées étaient tirées, et
nous arrivâmes tout juste pour empêcher une très incon-
venante bagarre.
Le lendemain, je fus mis à l'ordre du corps d'observa-
tion et j'en pris le commandement, mais avec quelque
malaise relativement au général d'IIoudetot. Il avait
plus de cinquante ans, et j'en avais trente; indépendam-
ment de son caractère honorable, il était le doyen des
généraux de brigade, et j'en étais le cadet. Mon rôle était
assez pénible; il n'en fallut pas moins le soutenir; tout
ce qui m'était possible consistait à adoucir le fond parla
forme, au moins dans ma correspondance, car nous ne
nous rencontrâmes pas; il ne quitta pas Tile d'Aix, et je
I
L'AMIRAL BBDIX. — S.AVARY.
or m'y rendis pas. Quant à ses lettres, elles attestaient
'a résignation et la déférence, mais ne pouvaient que
dtuimal^r ce qu'avait de cruel la double circonstance
de perdre son commandement et de se trouver sous mes
ordres, quand il eût été tout simple que Je fusse sous les
Biens.
Quatre jours après mon arrivée, on lança un vaisseau
de quatre-vingts canons, par le plus beau temps du
inonde. Lafllueuce était immense: les étais ayant été
coupés, les dames, parées des toilettes les plus brillantes,
tremblèrent pour le charpentier chargé d'abattre la clef
<[ui calait encore le bâtiment en poupe; crainte inutile,
l'éDorme carcasse fut encore un instant immobile, glissa
lealement sur son berceau savonné, et tout à coup, accé-
lérant 8a course, s'élança dans la Charente qu'elle tra-
Tena comme un éclair, pour aller s'enfoncer de plus de
iluiQze pieds dans les vases de la rive opposée. Les vivats
édttèrenti sans doute parce que le bâ.timent n'avait pas
duviré; mais il faisait piteuse mine, embourbé comme
t'il était échoué. Cent paires de bœufs furent attelées à la
{wupe, et c'est ainsi qu'on le tira de sa bourbe, moyen
miiirable que supprimerait la construction d'un bassin 1
'In lai souhaita bon voyage cependant. Le billiment par-
eil pour nie d'Oléron, où se font les gréements.
Ayant reconduit Sa vary chez lui. nous causâmes, et Je
Kuis pas à quel propos, de mes ouvrages. Il me parla
^ ce qu'il voulait bien appeler ma capacité et de cet
tilhousiasme qui m'était naturel et que le Premier Con-
sul élait si bien fait pour.exalter... t Un homme comme
tiù manque auprès de1ui,sjouta-t-il: tu partagerais uti-
li^mcnt nos fonctions, mais de plus tu rassemblerais,
l«w l'histoire de ce grand homme, des matériaux dont
^^uejuur grossit l'irréparable perte. — Kt toi-même.
f*P«ndi8-je, qui fempéche d'en réunir? — Tu le ferais
190 MEMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
mieux que moi, et puis je cours toujours; mais en quels
termes es-tu avec le Premier Consul? > Je lui contai
mon affaire du 18 brumaire; je lui rappelai le parti que
j'avais pris à Rome contre Berthier; il jugea les précé-
dents assez mauvais, n'abandonna pas cependant sa
première idée, de manière à me laisser croire qu*il
tenterait de me faire attacher au Premier Consul. C'est,
au reste, tout ce que j'en ai su. Si donc il a fait une dé-
marche, elle a été sans résultat, et cela devait être. Il est
des chances dont on ne reprend pas le fil quand une fois
on Ta perdu. Et cependant c'est à cela qu'il a tenu que le
Mémorial de Sainte-Hélène n'ait pas commencé avec le
siècle.
Peu de jours après, l'ordre fut donné de faire porter
tous les effets à bord de la flotte. C'était comme le premier
signal du départ. Mes aides de camp restant chargés de
tout ce qui tenait au transport de mes bagages, je passai
la journée et la nuit suivante à écrire mes adieux. Je
réservai pour la dernière ma lettre à Pauline. Commen-
cées à neuf heures du soir, je terminai à quatre heures
du matin les quatorze grandes pages qui la composèrent;
il me serait impossible de dire dans quel état j'étais en
récrivant. Mélange de passion et de délire, cette lettre
rappelait nos souffrances et nos plaisirs, et décrivait en
paroles de feu notre bonheur, lorsque, après le temps
d'épreuves, nous recevrions du ciel môme le prix d'une
passion aussi rare. Cet espoir, trop lointain encore, ne
m'empêchait pas cependant de terminer par les plus
déchirants adieux cette terrible lettre qui m'avait coûté
une telle fièvre d'exaltation que j'en restai comme
anéanti. Je m'assoupis à la place même où j'avais écrit
près de seize heures durant. Il était neuf heures quand
je me réveillai, et ce fut pour apprendre qu'il y avait
sursis quant à l'embarquement. J'allai chez Savary. Je
Vttt LBTTBB no PREMIER CO!SSri,, l!»7
k IroDTai assis à la droite de sa cheminée : il lisait, avec
Je plus grand recueillement, une lettre du Premier Con-
sul, teltre de quatre pages et toute de son écriture, si le
mol écriture peut exprimer la dél^guration de toutes les
lettrée, l'abréviation de tous les mots et l'ioclinaison
de toutes les lignes. Sur rinvitalion de Snvary. je m'é-
tablisàlagauchedesa chemioée, quanta lui. après avoir
fini la lecture, l'avoir recommencée avec une atteotioD
égale, avoir écrit quelques signes inintelligililes pour
tuai autre que pour lui, rejeté les yeux sur deux pas-
Mges, ii étendit le bras droit qui tenait cette lettre et la
jeta au Teu : ■ Que faia-tu? ra'écriai-je. — Ce que mes
ordres prescrivent. Les lettres que le Premier Consul
écrit lui'méme sont toutes conlidenlielles, et, comme ce
qu'elles renferment ne doit être connu que de ceux à qui
il lu adresse, elles doivent être détruites après avoir été
lues. — En vérité, répliquai-je, ne pas conserver pour
ii« enfants, que Ton a ou que l'on peut avoir, de tels
uuveoirs historiques est une pensée qui me bouleverse.
Miis encore, d'après la teneur de ces lettres, tu donnes
itt ordres, tu agis, et comme ce n'est certainement pas
pvar le plaisir d'écrire que le Premier Consul écrit lui-
Béme, ajoutai-je en souriant, que l'objet de ces lettres
*tt évidemment important, comment te justiQerais-tu
^aos le cas d'un oubli de sa part, ou d'une erreur
taomise par suite d'une ambiguïté? — Rien de tout cela
O* m'occupe, me répondit Savary. Quant à ma respon-
*Kbilité, pourvu que je ne laisse pas de doute sur un dé-
nouement sans bornes, c'est tout ce qu'il me faut; quant
Aux enfants que je pourrais avoir, l'exemple de ce dé-
vouement, c'est encore le seul bien que je sois jaloux de
leurlaiaser. tJe fus frappé de cette réponseque centfois ■
je me guis rappelée ; réponse sans laquelle on ne compren-
«ira jamais la vie de Savary, mais au moyen de laquelle
198 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
cette même vie n'offre plus rien que de conséquent. Pour
changer d'entretien, il me demanda ce que j'étais devenu
depuis Tavant-veille, que l'on ne m'avait vu nulle part,
et je lui fîs pari de ce qui m'avait occupé : c Diable,
reprit-il, on ne met pas de gaieté de cœur les mers entre
soi et des personnes à qui l'on a tant de choses à
dire. Allons, voyons, parle-moi franchement de ta po-
sition et de tes vœux. » — Sur cette provocation, je lui
avouai que j'avais reçu mon ordre d'embarquement avec
déplaisir. J'étais gêné du rôle supérieur qui m'était fait
vis-à-vis du général d'Houdetot; de plus, la vieillesse de
mon père, ma situation de famille me retenaient sur le
continent, t On ne s'embarque que par devoir, conti-
nua Savary, lorsqu'on n'est pas ofûcier de mer; quant
au général d'Houdetot, l'amiral n'a jamais été juste à
son égard et je comprends d'autant mieux l'embarras
de ta situation que, quoiqu'il se loue de tes procédés, sa
position ne peut pas lui être agréable. Eh bien, écris
au Premier Consul; garde- toi de lui faire penser que
tu ne désires pas cet embarquement, parce que tu serais
bien sûr de ne pas y échapper; mais borne-toi à lui
rendre compte de ta position vis-à-vis d'Houdetot dans
les termes les plus simples et les plus brefs ; le courrier
que j'ai à renvoyer au Premier Consul et qui repart dans
deux heures emportera ta »lettre. » Une heure après, il
eut ma lettre; elle partit le 13 mai; l'amiral, que nous
informâmes de cette démarche comme la faisant et non
comme l'ayant faite, écrivit le lendemain dans le même
sens, et, le 20, l'amiral et Savary avaient réponse à leurs
lettres. Le général d'Houdetot reprenait le commande-
ment des troupes de l'expédition, et je rejoignais le quar-
tier général du corps d'observation de la Gironde, com-
munément appelé « l'armée de Portugal ». Quant à moi,
je me hâtai d'écrire au général d'Houdetot cette nouvelle
iBt pour lui te double niérile du fuît et de In sur-
t, qui pour moi me transportait de joie, tout en ne
Inis^anl plus d'objet aux trente pages de lettres d'adieu
<pie j'avais écrites. Je me rendis avec Savary chez l'ami-
ral. <jui. d'après les ordres du Premier Consul, m'avait
déjà expédié les miens, mais qui. tout en me parlant de
la dt^ljcalesse de mon procédé envers le général d'Hou-
detot. n'en était pas moins contrarié de mon départ.
' El quand nous quittez-vous? — A minuit. .
Il insista néanmoins pour que je dînasse avec lui .
miis le repas fut sérieux: à dix heures, j'embrassais
Savary, et le lendemain soir j'étais à Ftoyan (1), contem-
plant cette tour de Cordouan que des flots impuissants
issaillent sans cesse. A peine descendu de voiture, je me
dirigeai vers le port, oii je fus aussitôt entrepris par
deux patrons, m'offrant leurs services pour me conduire
à Bordeaux. L'un possédait un fort biltiment un peu
'oard, sans chances fâcheuses et avec lequel il me pro-
mettait de faire, en seize heures, les vingl-trois lieues
d« ce trajet; l'autre me garantissait dis heures seulement
de navigation; mais son voilier Ru. è. flancs étroits, au
griment élevé, avait deux fâcheux précédents, et un aq
n'était pas révolu, depuis qu'il avait chaviré, et qu'à un
homme près tout ce qui le montait avait été noyé, pré-
{1) Je pluee ici un Fuit pouvant servir <le lu^-on ù ceux qui soraient
tenté* d'acheter lics cht^vtui a des ofliciori du cavalerie . Le coloDel
llronin, premier aide de camp du géoéral Masséna, pendant Iti
Uoena de Gdocs, et avec lequel j'étais lié, arriva a Rocbefort, psQ-
«lant que je commaDdais les troupes, cl me supplia do le Taire alta-
cbaral'axp^dilion, Jb mis le plus 8''^''i'^^'e a appuyer Bon vœu, qui
fat eaaucé ; maia, du momeat où il sut que je rejoignais l'année de
la Girondt), il accourut cliez moi, el me dit qu'il avait à deui jours
4aBord(^aui deui clievaux de selle eicellenls. qa'il ttait lieureui
de pouvoir ineloso[Trir,queiâ n'eu trouverais pas de semblable», el
qu'il me les laisserait pour S,700 fi-aurs. Je les payai aussltâti
•IiHud ils me rejoigoirent à Bordeaux. Il ao trouva que je n'avais
<nic deux ro)iaes qui no valaient pas fiSO tcancs à elles deux
iOO MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON TUIÉBACLT.
cisément dans le trajet que j'avais à faire. Mon choix
aujourd'hui serait aussitôt fait qu'il le fut alors, mais
il le serait différemment; je préférerais le premier de ces
bâtiments, comme je pris le second avec la prodigaUtë
de la jeunesse qui gâche la vie, quelque valeur qu'elle
puisse avoir; maintenant, malgré le mépris dont je la
juge digne, je m'attache davantage à elle à mesure
qu'elle est plus près de m'échapper. Pour en revenir à
mon trajet, nous filions tellement couchés que matelots
et passagers étaient à plat ventre, et grâce à cette pous-
sée de vent, partis de Royan à quatre heures du matin,
nous arrivions à deux heures sonnantes à Bordeaux, où
je pus passer avec le général Leclerc le quart d'heure
qui précédait encore son départ pour Bayonne.
Ce général, commandant en chef l'armée de la Gironde,
beau-frère du général Davout par la femme de ce der-
nier, était également beau-frère du Premier Consul par
son mariage avec Pauline ou Paulette Bonaparte, créa-
ture la plus admirable de formes, la plus ravissante de
grâces, la plus jolie de figure que la nature ait jaihais
formée, et qui, prodigue comme les dieux, n'était pas
plus avare de ses charmes que le ciel ne l'avait été pour
^ elle. Quant à son mari, à peu près au niveau de sa petite
taille, et se croyant au moins un grand homme parce
qu'il n'était pas plus petit que celui que Kléber avait
proclamé f aussi grand que le monde >, il me reçut bien,
sans doute, mais avec un air de puissance dont je n'au-
rais pas cru que ce petit général Leclerc pût être devenu
susceptible. Ses manières, ne pouvant être de la dignité,
n'étaient que de la sufQsance; on ne peut pas dire
cependant que ce ne fût pas un homme d'esprit, mais on
ne peut pas nier non plus que ce fût un homme fort au-
dessous de sa position et de Tidée qu'il avait de lui-
même; et ce qui le prouve, c'est que, joignant, à la
■ LE BLOND BOSAPARTK. " SOI
tOBlenr de ses cheveux près, quelque reE>semfa lance de
figure, de taille) de maigreur et de tournure avec le
gfnéral Bousparle de cette époque, il avait cru que, pour
icbcTer de rendre l'ideDlité entière, il ne Tallait plus
;m copier les poses, les manières et les gestes. Ainai,
3 se tenait et marchait comme son illustre beau-frère
(t mettait, comme lui, les mains derrière le dos, prenait
dn tabac comme lui, parlait par plirases courtes et sac-
cadées, et poussait le délire jusqu'à oser chercher à
imiter regards, sourires, mouvements de lèvres, sans
comprendre qu'il ne pouvait substituer que des grimaces
i une expression inconcevable, à un jeu de physionomie
qui jamais n'aura de comparaison, langage muet et
pourtant terrible, qui anéantissait ou délectait et sou-
vent avait pour ainsi dire décidé de l'existence de celui
qui en était l'objet avant même qu'aucune parole eût été
^^Wft^ïfée. il ne restait plus qu'à contrefaire l'écriture,
^HBU'écriture est l'homme, et Leclerc n'en risqua pas
^^|fa, alors qu'il eût des bottes et des habits semblables
^^Hwme. voire même la redingote grise et le chapeau
B derenu monumental; il le plaçait sur su tète de telle
«DTle que, à l'homme près, oo retrouvait en lui le Pre-
mierConsul tout entier, ou, comme on disait. • le blond
Bonaparte > (1).
S'il avait compté sur ces singeries pour fortifier son
lalorité, il avait, quant à moi du moins, complètement
muiqué son but- A dater de ce moment, je fus convaincu
ijue, si l'armée avait un chef, elle n'avait pas de général,
«que le choix d'un Leclerc était une affaire de bon
(1) la ae iû» plus quel persounafO pri^t i inariur son QIe ea
'tndit, 4VVC le père de sa. l>ru Tuture, à une dos audiences de l'EiU'
pHeur et en eut le regard le plus gracieux, le sourire le plun
litltur. Oi' un [ulur dont le pËre £uil uiusi dislinijuâ pouvait bien
"Njci cent mille fcaDCS de dot de plus, el il les obtint
302 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL RARON THIÉRAULT.
plaisir, et non une affaire de sagesse. Alors que nos
plus grands hommes de guerre se trouvaient sans
destination, ce pygmée surgissait; alors que tant de
généraux de division célèbres restaient sans emploi,
un général de brigade sans gloire, à peine fait général
de division, commandait une armée. Mais aussi cette
armée ne s'appelait-elle que corps d'observation, son
chef que commandant provisoire, et n'avait-on pas osé
placer sous les ordres de ce chef un seul général de
division, d'où il résultait que trois divisions d'infanterie
et une de cavalerie n'étaient commandées que par des
généraux de brigade. Précautions remarquables, en ce
qu'elles montrent à quel point le Premier Consul ména-
geait encore l'armée; c'est ainsi que, sur une seule obser-
vation, il avait rendu les droits à l'ancienneté au général
d'Houdetot.
Il est vrai que ces considérations cessèrent bientôt
d'en être à ses yeux. Ainsi huit mois ne s'étaient pas
écoulés, et ce même Leclerc, général en chef de l'armée
de Saint-Domingue, eut sous ses ordres le général Ro-
chambeau, fils du maréchal qui, comme gouverneur de
la colonie, avait acquis une belle réputation; ce fils
était lui-même un homme distingué, général de division
depuis longtemps, qui de plus avait dû commander
cette armée (i), et qui ne consentit à en faire partie que
parce qu'il lui fut impossible de résister à la volonté du
Premier Consul .
(1) On avait annoncé que le général Roichambeau commanderait
cette armée, et il en était si persuadé qu'il avait dit à l'adjudant
général Pré val : « Acceptez la place de mon chef d'état -major; vous
partirez comme général de brigade, et en revenant vous choisirez
une de mes filles. » Il avait en effet conçu une haute opinion de
Préval pendant la campagne du Var; mais, comme presque tous
les officiers de terre, Préval avait horreur de la mer. Bien loi en
prit, au reste, de refuser, car il serait resté attaché à cette expé-
dition, sans aucun des avantages qui lui avaient été promis.
UBOITS V l/A»ClEN>ETé. 90^
Ainsi, neuf ans plus tard, un CafTarelli, dont ie bon
pliùir impérial pouvait seul avoir fait un général en
chef, commanda l'armée du nord de l'Espagne, et cela
Domme succeBseur d'un Dorsenne, sous tant de rapports
indigne d'un tel poète, et qui cependant, il peine général
dt division, ge trouva placé à la léte d'une armée où ser-
nh, indépendamment, je ne dis pas de moi. qui n'étais
Ma ancien que d'un an, mais du général Seras, ayant dix
1B8 de grade, le général Souham, qui dix-huit ans
nparavant commandait sous Picliegru une division de
Inate mille hommes. Eh bien, personne n'osait réela-
wrou se plaindre, et si l'opinion se prononçait, c'était
contre les victimes, et non contre l'excès ou l'abus de
pniToir.
Ponren revenir au général Leclerc,je n'eus à mon
liriTée à Bordeaux qu'un moment d'entretien avec lui ;
pntque toutes les troupes étaient déjà à Bayonne; lui-
Di^oe partait pour regagner la tâte de la première divi-
sion, et tout se borna pour moi à recevoir le commande-
ment des deux derniers régiments, et l'ordre de rejoindre
tmt eux le quartier général à Rodrigo.
Le lendemain de mon arrivée à Bordeaux où je reçus
Inonlres du ministre de la guerre, les ordres relatifs à
non changementde destination et la réponse du général
d'Houdetot, le domestique de Drouin me présenta les
(Iwi roBses dont son mattre m'avait gratifié, et je reçus
paiement la visite du mari de cette belle Mme Texier
^t j'ai parlé, pauvre garçon qui avait besoin de sortir
d« Frsnce et que, sur la prière de sa femme et de Michel
Ugreca, sur ses propres instances, j'emmenai comme
«crtUire. Je ils aussi la connaissance de M- Delpecb.
Uni de ce Texier et qui, désirant entrer des premiers à
ï**>onne afin d'y utiliser vingt mille louis en or qu'il
*n|)Ortait, me demanda de voyager avec moi.
i
têê M^.MOIftES riU CE.NélAL BARON THIÉBAULT.
blonds, avec sa fignre si calme et de traits agréables,
00 n*eût guère deviné son extraordinaire énergie et son
incroyable activité d*àme et de pensée; malgré cet exté*
rieur dont les élégances dissimulaient la force, il n'en
fut pas moins le héros d'un grand nombre d'actions
vigoureuses, et je veux en citer quelques-unes.
En avril 1795, il avait en qualité d'aide de camp vigou-
reusement aidé Pichegru à soumettre les révoltes des
faubourgs. Peu après cette époque, il parvint à faire arri-
ver de Russie dans un de nos ports un immense appro-
visionnement de salpêtre dont la France manquait. En
rt^pouRï À un propos offensant, il envoya un cartel à
Sébastian! (i ), devenu depuis lors plus célèbre qu'illustre.
Sos témoins étaient Junot et Kerbourg; mais sa réputa-
tion de bretteur décida le vaillant Sébastian! à substi-
liMMT les plus humbles excases aux arrogantes injures,
H m^ww' à offrir une néparation écrite que Delpech
.^/N^iii4nMu Ttt M^mmé cootinuateur de VAmi du
i*tniiUi . àr MinÇ riîl;fr|iu dans une de ses feuilles; il
\'k U' tr:m%Hir^ x>s %?;^Cient que des menaces et de
K^iix*M.i.\ ;aj!tr«f^ :! r^imit les cinquante invalides
^.^"v /iiit$:xM.:iiiii^$. Âf l^j^t, ï-*s grise, les arme en partie
.c <.ui.».s n: :ù»$eiSif^ j»e< iîvi<^? en deux troupes, arrive
V ;>^.'.»n :♦' .-rf vacTTiiîrsie. le £ait abîmer de coups de
V .-V uî i..;.- i«? yir?!S«^ par la fenêtre; après quoi,
• -vaw^.v .X ,ya.«,'* e? }vursttites« et même réussit à
^-*.. V. . ..v^ ,'. ><uitf (f^s «' >6££^ i<e l'AniiM da Nord parviorent à
j»-i-«'
* ». 5 V* , k .>,N.
^ -•: .ops qii'J acheta, faubourg Sainl-
- -'-v^ « «^«sjic: . Jttsqu^eo Tan XII, époque où
\ -s»»s^'A*> A ,v*:*^yjL c^Hhntel, que, sepl aos après
..m.c. «x >vtr*aî plus de ses oouveUes, sa
l" ■-•-•• y. --.a :: -^i^^ rrvvuration qu'il avait laissée.
<v rv ..-^ : ^t jkawté pour 200,000 francs, et,
-^--^•■':.
.^* N-. .
« 2»< .a»e >ébastiaQi.
A TBAVEBS LES LAKDB8. W,
doDDer le change sur l'auleur de cette correcUoQ. Tels
^tiieot quelques-uns de ses aoLécédents quand il fit avec
mcH ia coui-se eu Espagne.
Uuicooque a traversé les Landes à l'époque que je
rappelle ne peut avoir oublié leurs sables, dans les-
quels les roues des voitures s'enfonçaient jusqu'aux
moyeux. En dépit des coups qui les exterminaient, les
oilheureux chevaux ne parvenaient qu'à faire dandi-
ner une calèche, durant plus de cinquante lieues, et ce
MHvenir est d'autant plus durable que, ù celle contrée
iunimée, déserte, monotone, qui ne produit que le
trille sapin, qui n'a de récolte que la résine, succède
bnuquement un pays pittoresque et fertile, à Touest
doquel, et à la jonction de la Nive et de l'Adour, surgit
llUfùtalB du peuple le plus vif, le plus gai, le plus
Igile; pays non moins remarquable par la beauté de ses
hlbitants que par l'élégance de leur costume, pays que
ItBid&gsoa sépare de la Biscaye, célèbre par ses bis-
etfeoB, comme Bayonne l'est pour ses baïonnettes.
Bd quittant celte ville, le 7 juin 1801, les plus jeunes
dtnotre troupe voulurent essayer des cacolets. Ce nom
ta doDDe it des selles, aux deux cAtés desquelles se
twavenl attachés ou accrochés des sièges faisant face
enkTttDtel qui utilisent chaque cheval pour le trans-
jMjrt de deux personnes. Ûuant à ces personnes, il faut
untDrelk'meiit équilibrer leur poids, ce qui, faisant
traiter CCS messieurs comme de la viande à la livre, ac-
^upla Richebourg et Dupaty, Texier et Uelost. Delpech
et moi, nous nous étions contentés chacun d'un cheval
it «Ile ordinaire, et, les autres sur leurs chaises, nous
*<ir nos montures, nous Hmes au bon trot Je ne saia
««bien de lieues sans que nous parvinssions à dépas-
«r les (Jeu^L Basques qui nous avaienl luué nos chevaux,
']<"< ipied, les accompagnaient pour les ramener et qui
tiOft MÉMOIRES OU GÉNÉRAL BARON THIRBAULT.
ne paraissaient éprouver ni fatigue ni essoufflement
d'une course à ce point rapide et prolongée. Aussi le
proverbe c marcher comme un Basque > nous parut-il
plus que justifié.
Au reste, les cacolets nous plurent beaucoup. C'est
en effet une chose charmante que cette manière de che-
miner à cheval, quoique dans un fauteuil, à côté d'une
personne avec qui, et sans gène, on peut suivre la con-
versation la plus intime. Rien à mon sens ne prouve
mieux l'esprit de cette population, son besoin de com-
munication, le charme de ses entretiens, et j'ajouterai
une confiance mutuelle; car si, comme Richebourg en
fit la niche à Dupaty,run des deux occupants du cacolet
saute brusquement de son siège, l'autre bascule néces-
sairement les quatre fers en l'air. Mais il est peu
d'usages qui ne résultent des mœurs ou des besoins, et
n'est-ce pas encore pour diminuer la fatigue des grands
trajets que l'on a imaginé et employé, dans les Landes,
des échasses qui, isolant les habitants de cette terre
ingrate, leur donnent l'équivalent de la marche du dro-
madaire ?
Vers la fin du jour où nous quittâmes Rayonne pour
rejoindre nos équipages à Saint-Jean de Luz et ma bri-
gade à Irun, le temps se mit à la pluie. Nous éprou-
vâmes d'ailleurs des retards; le mauvais état de la route
ralentit encore notre marche ; en approchant de la Bidas-
soa, où nous n'arrivâmes qu'à dix heures du soir, nous
mîmes même pied à terre pour soulager les chevaux de voi-
ture, et nous étions contrariés de tous ces retards, lorsque
quelques douaniers arrivèrent à nous; l'un d'eux, ayant
l'air de défendre un passage que personne ne songeait à
forcer, me campa son poing gauche sur la poitrine. Je
ne puis trop dire comment cela se fit, mais le contact de
sa patte et de mon corps avait â peine eu lieu qu'un
DOUANIERS INCIVILS. 20D
coup de canne à travers la figure Tavait jeté à la ren-
rerse an milieu de la boue. Aussitôt des cris : < Aux
âmes! > retentirent, et trente douaniers, munis de leurs
fusils, nous enveloppèrent. Notre première réponse fut
un éclat de rire, qui commença à les déconcerter; mais,
coDune il fallait en finir, je demandai le chef, qui
s'avança. Je savais que son poste et lui avaient, à prix
d'argent, favorisé la sortie de France et l'entrée en
Espagne d'expéditions de contrebande s'élevant à un
million et demi (i); je le menaçai d'une plainte; j'exi-
geai d'ailleurs que la visite de nos voitures fût faite et
qu'on me remit le nom du douanier qui s'était montré
brutalement insolent. Je ne fis pas usage de ce nom;
toutefois, pour prévenir l'effet de mes menaces, le chef
de poste fit de son côté une plainte qu'il adressa au
ministre de la guerre, c'est-à-dire qu'elle fut remise à
Lomet, qui la jeta au feu, mais qui engagea mon père
àm'écrire d'user de plus de modération; et de ce fait
je contractai avec ces douaniers une dette dont Tacquit-
tement se trouva forcément ajourné à ma rentrée en
France.
(1) Le fait était exact; ropération avait été fuite, disait-on, pour
le compte du général Leclerc, et elle était trop colossale pour
t'être faite pour le compte d'un autre.
III. U
CHAPITRE VIII
Hors les grandes villes, il n'est guère, même en France,
de bonne auberge, pour qui arrive à onze heures du
soir. En Espagne, il n'en est de bonne à aucune heure;
mais, dans un trou comme Irun, au milieu dç la nuit et
par le mauvais temps, il n'est pas de description qui
puisse donner une idée de ce qu'était Tatroce posada
dans laquelle force fut de nous réfugier. Cependant nous
avions pris notre parti, relativement aux chambres en
cachots de prison et aux grabats; mais nous avions faim,
et, personne ne se remuant, nous nous mtmes à cher-
cher des vivres. L'un fouilla une armoire, un autre un
recoin servant de garde-manger (quand il y avait quel-
que chose à garder), et moi un grand et mauvais panier
dans lequel, sous quelques morceaux de pain, je décou-
vris un peigne, une carotte de tabac, quelques chan-
delles, un peu de beurre dans une vessie, une seringue,
un morceau de fromage et deux canules... Le mal de
cœur At raison de l'appétit, et des imprécations étouf-
fèrent le rire qui, dans une autre situation, nous aurait
étouffés.
Notre nuit fut courte et nous parut longue. A la pointe
du jour, et comme nous nous disposions à partir avec les
troupes, on nous apprit qu'il y avait à Saint-Sébastien un
traiteur français excellent. A cette nouvelle et par accla-
mation, nous résolûmes d'aller faire encore trois bons
i i>t: FB4^CF,.
rfpas avant de nous engouffrer dans cette dégoûtante
Espagne. Nous ftineB donc partir nos équipages avec la
colonoe et prîmes sept chevaux de louage pour nous
rendre à Saiot-Sébastien; or, à l'entrée du premier
villafe que nous eûmes à traverser, une femme, fort
Mie. ma foi, ayant reconnu Delost, cria de toutes ses
forces : « Jésus I El senor Delost 1 > De toutes parts
il'autres femmes accoururent, proférant les mêmes cris
H se jetant sur lui plus qu'elles ne l'abordèrent; il fut
^nloaré. pris par les mains, par les jambes, tiré, secoué,
embrassé, fêté. Nous eûmes grand'peine à l'arracher à
Ces démonstrations véritablement expressives qui nous
Avaient déjà mis de très belle humeur.
A Saial-Sébastien. nos chevaux n'étaient pas débridés
lue déjà tous les fourneaux fumaient; le chef, s'éver-
^*XBiit A justifier sa réputation, dépassa notre espérance,
*^«r nous eûmes les meilleurs repus. Le lendemain, le
'ilBcr fut particulièrement exquis. Tour ne pas être en
■*este avec les hommages à rendre aux produits de la
'^raoce, nous ne négligeâmes pas le vin de Champagne,
•^l bientôt nous oubliâmes non seulement l'Espagne, mais
*»-n peu les convenances. Texier avait un chien de chasse
*^iiG nous juge&mes indisposé; aussitôt le chien, affublé
■4*UDe camisole garnie, d'un bonnet de nuit à rubans,
*^t mis dans le plus beau lit de l'hûtel, fut visité par le
I»reinier médecin de la ville, médecin qui du reste eut
^inrT d'esprit pour ne pas se fAcher, Il tAta le pouls,
le net et les oreilles du malade, lui vit la langue, près-
divil ane ordonnance et un régime, re^ut un louis et
•«retira, nous laissant aussi embarrassés que nous l'eus»
Éaioosélé peu s'il avait montré de l'humeur.
Une foule de pauvres s'était réunie sous nos fenêtres,
Kjene sais plus qui, méconnaissant le respect dû au'
HUheur, céda à la mauvaise pensée de faire changett
313 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBADLT.
un louis en gros sous, de faire chauffer ces sous dans de
rhuile bouillante et de les jeter au moyen d'une cuil-
ler de fer; les premiers pauvres y laissèrent la peau;
mais, bientôt se servant de leur vêtement pour les
ramasser et évitant de les recevoir sur les mains ou sur
la figure, chaque nouvelle jetée de sous n'excita plus
que des cris de joie; ainsi l'amusement changea de bord,
et le louis passa à transformer le plaisir en charité.
Le temps étant redevenu superbe, nous visitâmes la
ville et ce joli port du Passage, admirable et seul abri
au fond de ce formidable golfe de Gascogne. Et les vingt-
quatre heures que nous avions pu consacrer à Saint-
Sébastien étant écoulées, notre dernier repas fait, notre
compte soldé, la fille de raubôrge,jeune et très agréable
Française, vint avec une assiette faire le tour de la table
et recueillir le pourboire accoutumé. C'était comme un
dernier tribut à la France, et je donnai un louis; per-
sonne ne voulut donner moins; à chaque louis nouveau
elle s'épanouissait davantage, et, à coup sûr, elle ne fut
jamais plus jolie que lorsque, au septième et dernier,
elle nous supplia de n'en rien dire à ses maîtres.
D'ordinaire, on ne sait qu'on change de pays que
parce qu'on l'entend dire ou qu'on voit sur des poteaux
les armes ou les couleurs du pays nouveau, tant, aux deux
côtés des frontières, les habitudes, les mœurs, les types,
les costumes se ressemblent; mais en Espagne chaque
pas franchi dépayse. Brusquement l'idiome et le cos-
tume se transforment. Le sentiment de nationalité qui
tient à l'isolement géographique des Espagnols et à leur
ignorance profonde, la saleté qui de gîte en gîte devient
plus repoussante, la nourriture plus propre à chasser
les convives qu'à les attirer, le service répugnant, cette
escabelle à trois pieds, à peine dégrossie, couverte d'une
guenille qui n'est propre qu'un jour et qui sert un mois,
nOTITKS D■KSPAR^K,
et Bur laquelle on place une petite marmite d'olla podrida
et degarbanzoB(l). ce régal de gueux, qui forme le festin
habituel d'un hidalgo; enlin l'orgueil même de cet
hidalgo (3) qui, au lieu de rougir de sa pâture et de la
manière dont il la mange, en offre avec hauteur le par-
ta^, et qui, à propos de sa baraque, tous dit sur le ton
d'uD grand seigneur faisant les honneurs d'un palais :
< Pongo la mia casa h su disposicion •; tout cela avertit
l'étranger qu'il arrive en présence d'une race nouvelle,
et ce n'est pas sans étonnement qu'il en fait la connais-
lance.
La distance qui sépare Saint-Sébastien d'Ernani fut
rapidement franchie; à peine arrivés dans cette laide
petite ville que de hautes murailles sans portes entourent
(tWBerrenton ne sait pourquoi, nous reprîmes nosche-
TlDxet nos voitures, et allâmes couchera Tolosa.agréa-
tdmeat située au bas d'une haute montagne, à la jonc-
Uos des routes de la Navarre et de la Caslille. Là, pour
1> première fois. J'entendis l'atroce grincement de ces
Toitures mauresques à essieux tournants, dont l'oreille
*rt déchirée un quart d'heure avant de les voir comme
•pris les avoir perdues de vue. Villaréa! et Mondra-
gOQ ne me laissent de souvenir pas plus que les gorges
dtSalinas, ce qui me conduit à Vitoria, dont la place
pniqqs monumentale sert d'arène aux combats de tau-
f«ni et me servit à passer enfin la revue de mes
Inapeg, que depuis Tolosa je n'avais plus quittées.
d) OUa podrida (pot pourri), mâlange ou ratatouille d'un peu
'•'Wbe DU de cliévte, da uoclioa. de pirnent, d'huUii <'Kécruble et
■■(ubaDiua ou pois ciiicbes
(t) Si cet faidolso. par exemple, est uo cordonnier, ce qui aa peut
BUquei de se produire, puisque tous iea Bisoaloas sont aobles,
V* U plupart lotit pauvri^i tl qu'il faut dos cordouiùeri en tous
Wu, U vieol rtp^e au cAté et avec arrogance vous prendre mesure
MToni apporta avec de grands airs d'abominables cbaussures.
SI4 MÉMOIRES DU CÊ.NÉBAL BARON THII^BACLT.
A Miranda. TEbre noos intéressa plas par son nom
qne par son Yolume. Le passage de Pancorbo me rap-
pela les gorges d'OUioules; son fort me parut être le
palais des aigles, et le boorg de ce nom réunir toutes
les indignités des gttes espagnols.
Les Tillages que l'on trouve depuis Pancorbo jusqu'à
Rodrigo (Burgos, Valladolid et Salamanque exceptés)
ne sont que des groupes de baraques jetées à de grandes
distances dans les fastidieuses plaines de la Castille ou
dans les parties boisées de TEstramadure; mais Burgos
fut saluée par nous comme la noble patrie du Cid; de
plus, elle offrait à notre curiosité la plus remarquable
des portes mauresques qui existent dans la Péninsule,
et une cathédrale dont la tour se termine par une cou-
ronne de*huit petits clochers d'une élégance et d'une
finesse de sculpture incomparables. Mon logement fat
fait chez une veuve, ni vieille ni belle, et qui, après
avoir reçu ma visite, me fit inviter à dtner avec mes
aides de camp. Toutefois, le malheur avait fait passer
Dupaty près des cuisines, d'où une odeur d'huile cuite
l'avait assailli; il refusait donc de paraître au dfner;
Richebourg se récriait sur cette manière de prendre les
gens à la gorge; Texier soutenait que ce serait à n'en pas
manger de huit jours, et que mon insistance ne pouvait
résulter que de mon désir d'économiser sur leur nour-
riture à venir. Il n'y eut jusqu'à Fréhot, que nous appe-
lions Fricot, qui prétendit qu'un bon Fricot comme lui
serait déplacé à une table espagnole. Comme de telles
fariboles ne pouvaient me faire prendre mon parti sur
une inconvenance, je signifiai à ces messieurs qu'ils
m'accompagneraient tous; aussitôt ils envoyèrent com-
mander en secret, et dans la moins mauvaise auberge
de Burgos, un dtner composé de rôtis, de salades et de
crème, de sorte que, pendant que je mangeais avec
BUBGOS. — VALLADOLID. ith
rilignalioa des mets à la vérité fort répugnants, meg
toeurs ne furent occupés qu'il parler de maladies qu'ils
n'avaient pas et qui, selon eux, nécessitaient une diète
airère. Les devinant, je ne pus m'empécher d'en rire;
è peine hors de table, ils parlèrent de l'exercice qui
leor était commande, et, sous ce prétexte, ils dispa-
ranat pour aller manger à leur aise, pendant que je
eopttnuai à payer pour tous en tenant cornpag:nie à cette
iitae, qui i^tait parfaitement boone et qui le fut au poiut
de ne pas paraître s'apercevoir de ces impertinences.
Si cette facétie pouvait être considérée comme une
plEisanterie, il n'en fut pas de mdme d'une vilenie que
Tfiier se permit. Ce polisson Imagina de se mettre
ou comme un ver; n'ayant conservé que ses bottes.
u<;ravate et son chapeau, il s'enveloppa de son man-
teau, puis, sous le prétexte de je ne sais quelle demande.
il Qt appeler une jeune et jolie camériste de notre hâ-
lï9M. Lorsqu'elle fut venue, et tout en lui parlant le
plas sérieusement du monde et gardant toujours ses
ItiDettes sur le nez, il laissa tout à coup tomber son man-
kid. Cd cri effroyable, une fuite A toutes jambes et
Tingt-cinq signes de croix furent le recours de cette
pauvre fille; mais j'étais accouru à ses cris, et mon
Teiier, que je voulais envoyer en prison ou renvoyer
m France, ne dut qu'au malheur de sa position d'enitre
quille pour une très sévère réprimande.
A Valladolid, je fus logé chez un chanoine de
Sïnlago, homme riche, très comme il faut, tenant un
Snod train de maison. Ainsi bel appartement, bonne
table, cuisine à la française, nombreux domestiques,
loat ce qui annonce la naissance, les usages du monde
^ l'habitude de la fortune; de plus, ce bon chanoine
listinguait par une politesse extrême et beaucoup
bité. Son empressement à m'ofTrir sa table me
216 MÉMOIRES DU GÉNRKAr. BARON THIÉBAULT.
la fit accepter, et, si le jour de mon arrivée nous dînâmes
seuls avec lui, nous eûmes le lendemain pour con-
vives tout ce qu'il y a de plus distingué à Valladolid, et
notamment le Grand Inquisiteur. Je fus placé entre le
chanoine et ce formidable juge, avec qui je causai beau-
coup; s'il parut se plaire à ma conversation, je pris
un vif intérêt à la sienne. Le dtner fini n'interrompit
pas notre entretien, et, une certaine aisance s'étant éta-
blie entre nous, j'abordai ce qui avait rapport à l'Inqui-
sition, dont je parlai, bien entendu, non en homme qui
attaque, mais en homme qui doute et qui cherche à
s'instruire, tout en avouant cependant que, le matin,
nous avions visité, non sans quelque émotion, le palais,
le tribunal et un des cachots de l'Inquisition; j'avais fait
grâce des imprécations que cette visite nous avait arra-
chées, et j'avais gardé également le silence sur les folies
de Dupaty qui s'était assis sur le banc des juges, s'était
coiffé d'un de leurs bonnets à quatre cornes, puis avait
pris des airs misérables en se plaçant sur le siège des
victimes. Au reste, mon Grand Inquisiteur ne sortit pas
de son rôle. C'était un homme d'esprit, et, forcé par le
caractère de son habit de justifier l'institution infernale
dont il était ministre , il mit assez de tact à réclamer
contre ce qu'il appelait les mensonges débités à ce sujet.
Sur ce thème, et à propos des auteurs qui avaient le
plus anathématisé l'Inquisition, je pus presque naturelle-
ment amener cette question : « Connaissez-vous le Com-
père Mathieu (i)? »Il fit un sursaut; mais j'avais affecté tant
de bonhomie dans mon ton et dans mon regard qu'il se
remit et répondit : t J'ai entendu parler de cet ouvrage,
(1) Roman satirique publié en 1765 par l'abbé Dulaurens et qui
fut attribué à Voltaire. C'est un mélauge d'entretiens et de récits,
qui mettent en scène les vices et les passions du temps, et sur-
tout stigmatisent le fanatisme, l'intolêraDce et l'hypocrisie. (Ëo.)
SD I.ltîUlSITEUB.
Is Je n'ai jamais eu occasion de le lire. iCe mot> l'oc-
cssion • m'enhardit, et je repris : < 11 faut que je fasse ici
toute i« pari de la supériorité de votre esprit, de l'élé-
Talion de votre position, pour que j'ose ajouter que ce
morceau me semble cependant mériter d'être connu par
tous; si donc vous vouliez me suivre Jusque dans ma
chambre, je vous remettrais le volume qui le contient,
etïous pourriez le parcourir. ■ Il hésita; mais ne vou-
lant pas me donner le droit de dire qu'il avait, ou manqué
de force sur lui-même, ou manqué d'esprit, il me suivit.
D»ns ma chambre, je pris la belle édition du Compère
Malhini que j'avais avec moi; Je l'ouvris à la page où
le morceau commence, et je me retirai. Après le temps
nécessaire pour l'avoir lu en entier, le Grand Inquisiteur
Kparut dans le salon. Aller plus loin eût été passer les
bornes; il n'y eut donc plus entre nous d'aparté sur ce
■ujet, et il parut apprécier cette délicatesse, à laquelle
d'ailleurs je ne perdais rien, quant au plaisir d'avoir
'Ait lire un si formidable chapitre à un Grand Inquisi-
teur.
Je marchais habituellement à cheval ; mais, le jour de
notre couchée à la Nava del Rey, la chaleur étant étouf-
fante, j'étais monté en voiture avec Delpech. Déharras-
*^i de nos habits, de nos cravates, de nos gilets, nouti
dormions tous deux, lorsque, brusquement réveillés par
Hictiebourg, il nous dit que nous allions être attaqués
pir lu ^andc bande. Il ne savait pas plus que nous ce
qu'était la grande ou la petite bande, et comme je m'ef-
forçais de savoir au moins d'où venait cette nouvelle,
fti m'amena un jeune paysan de vingt ans, beau gar-
{OD, qui nous apprit que depuis plusieurs mois cette
province était infestée par une bande de brigands de
trois cents hommes, dont moitié à cheval; que cette
''^ode n'était pas à un quart de lieue de nous; que nous
S18 MÉMOIRES DU GËNÉBAL BABON THIEBAULT.
allions sans doute être attaqués par elle, et qu'il avait
cru devoir nous en prévenir.
Partis beaucoup plus tard que la colonne, nous ne l'a-
vions pas rejointe ; déjà même elle devait être arrivée.
Notre décompte fut bientôt fait : nous étions sept mattres,
plus quatre domestiques, un postillon et un chasseur;
total : treize, y compris un arriero conduisant la voi-
ture de Delpech. Comme je l'observai, c'était assez pour
jouer la Passion, mais non pour faire face à trois cents
hommes résolus et bien commandés. Toutefois, je ne
croyais pas que, sur une route qu'une forte colonne venait
de sillonner, des brigands osassent se commettre, et
moins j'avais de monde, plus ils devaient croire que
j'étais suivi par de nouvelles troupes. Je résolus donc
de ne pas rétrograder; seulement, et pour être autant
que possible en mesure contre l'événement, nous mimes
pied à terre, tous munis de nos armes, et j'ordonnai de
faire marcher avec nous le jeune paysan. Afin d'en im-
poser par le nombre, que la distance fait toujours exa-
gérer, je prescrivis également d'emmener tous les gens
que nous apercevrions. Le premier qui, bon gré, malgré,
fut joint à la caravane fut un prêtre voyageant sur sa
mule; deux hommes nous suivaient à peu de distance:
je fis une halte, ils nous rejoignirent, et, en dépit de
leurs réclamations, ils cheminèrent avec nous. Quelques
autres passants furent encore recrutés; enfin, à travers
un bois assez clair que nous traversions, sur notre droite
nous vîmes tout à coup un assez grand mouvement;
nous nous crûmes aux prises avec la bande; en guise
de reconnaissance, je me portai en avant, suivi de quatre
ou cinq d'entre nous, et me trouvai au milieu d'une qua-
rantaine d'hommes, de femmes et d'enfants venant de
ramasser du bois mort et regagnant leur village. Mais
si nous fûmes rassurés, il n'en fut pas de même de ces
LA GRANDE RAKDE. SIO
pBBTres gens, qui, voyant accourir sur eux des hommes
«D chemise, débraillés, les manches retrousisées et armés
et sabres nus, de pistolets fourrés dans lu ceinture, de
earebines cl d'espingoles, nous prirent pour les brigands
et jelèrent les hauts cris. Une de ces femmes se trouva
mal. lUchebourg, qui avait dans son gousset un flacon
in tel de vinaigre, le lui fourra sous le nez, et celte
er^sture, qui de sa vie n'avait reniflé de semblable
udrur. sauta de terre en revenant à elle. Nos éclats de
rire achevèrent de rassurer tout le troupeau; Delost,
noire truchement, fut chargé d'expliquer à ces gens
ce que nous voulions d'eux; en dépit de ce qu'ils purent
dire, force leur fut de se joindre A nous. iNous nous trou-
MroeB une soixantaine, et, grâce aux chevaux, aux voi-
turet, à ]& distance, au boia, nous faisions l'elTet d'une
«lonne.
S y avait un hon quart d'heure'que nous marchions
■ion, nous recrutant toujours, lorsque, sur notre gauche
(t i deux cents toises hors des bois, nous vtmes une
dpèce d'ancien chftteau abandonné, devant lequel se
Inaraient quelques hommes. • Voilà un des refuges de
Mt brigands I > s'écria aussitôt un de nos paysans;
ic« mol, je ne sais plus qui d'entre nous ouvrit l'avis
atnvagaot d'aller attaquer ce qui de cette bande pou-
vait se trouver dans le repaire. 11 est vraiment des
BuMnents où l'on ne semble accessible qu'à la folie, et ce
D'est pas sans embarras que j'ajoute que par acclamation
Bous partîmes tous pour cette entreprise dont le héros
de la Manche, don Quichotte lui-même, aurait rougi. Par
bonheur, nous eûmes à peine quitté la route, que nous
fntonçAmesjuBqu'auxgenoux.ce qui commença à ralentir
notre zèle et à nous donner le temps de la réHcxion. Les
hommes que nous avions cru pouvoir aborder étaient
nnlrés dftos le château et en avaient fermé la porte, ce
i|Mi iitiM» oppoMtl dMK ^»bcUcle« BOBTFttas:. {ae noua
M M\)iiii» \\tk% %\r moy<^nt de rahicre. firiÉii Jètpeefa. sa
i^|)|mU |0» ^in^trim] mille kiuff guli laruli' taaa sa
^ nilui o ot Achrx M cir nottt décider à rétto^ndef: <}e fat
U im »lo %'onr iih»iirilc rorCtotene .
\ piMMr it^nilii AU lop^nifnt qui m'avait 4^ vmépBsé à
U \a\a \<^ fU «pprlrr If correpdar.panr;ïïiÉefro«sr
»ut %i'Ur l\Ani)r ri ptMirMvoirde lui CDmiiMitti4inB-F*oc-
»u|«)i«l |via «Ir U ilc^iniim; xoïâ ce que Ji^priss La
«.tA(\.ti' lvAM«l^ «suil oompi^s^* de pto^ tfae :t^li^ ceoU
lumuui-» oUr AXAil %l(^ji^ MMitena plosieug imnhrtti et«
«)ti»iu)»t %^» Um i^iM pns |\r^« do cent lioaiiiiflsgui'»ttD«*
\AUiar^u ,i»^$s-M>vnl ri «Iahk la prison de iblârau eilft
«\A4l )V(M j,^ n«^i)\r)lr« r^nios et arait fini giirlnitiB
4; a\ >»'U«tuA^M<^nU ilr» ln>iipoti royales. FkiiBffiiitt- imi<^
i(»\u> A. -ivj«a\ :%\A<rnl «VjA M Icvcs par cHk* îiuifraBÉte
(\)\«\ii4;. ,iu^ .^UH U Irrrriir du paya, eafîD nélft «
l;;u.^ amK'*«) ,«,' «A \a\ji «Un» le but de forDor ilit pisBon
i\ .1; ,t.*i,>,\u v^Mi ,^\rtlpl^*o*, « Et, dis-je, à <* «acre-
jiui.xi ,^u, > >,Ni^i \,\* wo\-rns pour déjouer ocspDfiiHlB^
- .W *\ i'*\ Jk. \«k.vv )>tr ivpiMidit^il ; mais okhi pooCLot
jw«> .»,,> ,w,'\. ,^\ jMvjvAîVv^ ol j'ai fait prércoir us^diaf
,)•;; >,..♦. A«i*.^^, *, .s w.w>i^ncoj>ar faire couper kftJBT-
,' X. .%:•,»..,; ,\ .\ « ,%'«v.n^/* un trait des mœurs
i4',\»:^ X ;\',;. .,s,v**;,v ï /, x-,M0.i un autre. Un de
lo/..'...'. .!.> jl^^xa .' ,v VA «> pi 11$ dans quel villa^,
jii. ïp.iïA-.'f-; . : -: .»■ * \-.sA.i.î ,*/ prendre à une de» prin-
:,;.*•«:> ij.i.i-s.ifrv. .•: , . ,* >'4Nta»t^. à genoux doTant le
}».iT'a.* i*i v^:-s; i\ .M*x c^^ :>iï«k » bomaieut à prier
:. /ivu» iiujiit! .*v.«* ,. V» jLx »isv *; oAractéristique, et c'est
X. :muhi-ji nu ' i:«i. .uv ^ 4^ ..w^tik . H vfténM de me rappeler
-H- m.r. u: utrs ira;i,- i .^ ,% ,\ ^ • ^^:q^d>«v >* «ervit et qui nous
l:-. Sioi: Tcr-..
Dieu d'éteindre Tinceodie i)). A cette vue, le chef de
bataillon fit faire halte, détacha cent hommes sans
armes pour se rendre maîtres du feu et for;a les habi-
tants à seconder ces hommes; il avait sauvé le village.
Les hahitanls finirent entre temps par comprendre le
service qu'on leur avait rendu : une députation, ayant
le curé et le corregiclor en tète, vint solennellement
rendre des actions de grâces à cet officier; ce qui n'em-
{rfchaqne trois malheureux soldats de ce même bataillon,
restés en arrière au moment du départ, et cela sans
avoir donné lieu à aucune plainte, furent assassinés le
'endemain en sortant du village. Plus de cent autres le
furent de même dans le cours de ectte campagne; et
cependant il n'était pas question de révolution en
t9[»iigne; nous étions les alliés du roi contre le Por-
tugal, nous devions combattre sous les ordres du Prince
delà l'aix, dont nous formions l'aile droite, et Jamais
IfDUpe n'observa une plus exacte discipline.
.\vec ses cinquante églises, ses cinquante couvents
■''hommes, ses cinquante couvents de femmes, ses cin-
quante collèges, son antique université, sa magnifique
•^•thédrale, son superbe palais épiscopal, sa très belle
P'ace, son pont phénicien, j'espérais que Salamanque, ovi
i'ttrrivai le 26 juin, pourrait me fournir plus d'intérÈtque
•^liii d'une couchée; mais le quartier général était à
Ciudad-Rodrigo; de plus.j'étaisempressé d'y arriver et de
Savoir enfin comment me traiterait un chef qui, comme
Sénéral d'armée, était peu formidable, mais qui, comme
^htf, le devenait beaucoup pour ceux de ses subordon-
(l| Quelque eitreoriJinaire que soit cet eOet de la luperstitioa, eu
Kspigai il n'a rieD que d'onUiiaire. J'ai vu dans le même' pays
Atê attitdet refuser de voir des mt^decins; ud homme, syaotlB
gujiène an piad. s'oppoaer à cp qu'on lui coupât la Jambe, ellou-
jound'sprèï celle peuB^e:* Si Dieu veut que je yuémee, je guérirai
■uirieD Taire: s'il ne le veut pas, je mourrai, quoi que l'on fasse. •
. :!22 MÉMOIRKS DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
nés qu'il n'aimait pas. J'eus lieu d'être pleinement
satisfait de sa réception. Après quelques mots sur ma
route et sur l'état des troupes que je lui amenais, après
quelques phrases obligeantes, il ajouta qu'il avait trois
divisions d'infanterie commandées par des généraux
de mon grade, mais tous mes anciens, et il m'offrit son
avant'garde composée de trois régiments d'infanterie,
d'un régiment de chasseurs et de six pièces d'artillerie.
La droite de cette avant-garde était appuyée au fort de
la Conception, sa gauche à la montagne de Francia; le
quartier général devait être à Gallegas, simple hameau
situé au centre de la ligne. Quant à l'armée portugaise,
assez nombreuse et ne devant pas être perdue de vue,
quoique peu habile, le général en chef me demanda de
le tenir au courant de tout ce que je pourrais apprendre
sur elle.
Je devais dîner chez lui, et ne pouvant manquer d'y
dîner avec les généraux Rivaud, chef de l'état-major de
. l'armée , Nansouty,^ commandant la cavalerie, Monnet,
commandant la première division d'infanterie, je pro-
fitai du peu de temps qui me restait pour leur faire ma
visite, pour aller voir le payeur général de l'armée,
nommé Mesny, dont j'avais fait la connaissance et avec
qui j avais fait de la musique à Ëpinal en i792; enfin pour
embrasser ce brave La Salle, que je ne retrouvais jamais
sans un nouveau bonheur. Le lendemain matin, au mo-
ment de quitter Rodrigo, j'appris que, sans caractère
avoué, sans autorité, sans mission connue, le général
Gouvion Saint-Cyr se trouvait dans cette ville. Que pou-
vait signifier sa présence, l'inaction apparente, la sorte
d'incognito d'un général de ce calibre? Le doute fut
court; c'était un mentor, celui qui en cas de guerre
devait décider des opérations, et rien n'était plus propre à
fonder la confiance des troupes; mais quel prix mettait-on
i celle complaisance, à ce sacrifice fait d'avance dune
gloire qui ne devait être due qu'au conseilleur et qui
lerait recueillie par le conseillé? La guerre seule aurait
pu répondre à cette question ; or nous ne tirûmes pas un
foup de canon: mais on sait que l'acte seul de celle
lionne volonti^ fut récompensé par une ambassade. IJuoi
i|ii'il en fioil, et au moment de quitter [todrigio, j'allai
rendre mes devoirs au général Saint-Cyr. 1! ne me parla
que de l'Italie et de Rome, où, comme on l'a vu, j'avais
servi sous ses ordres, et évita tout ce qui pouvait avoir
rapport aux objets dont il était le plus naturel qu'il me
purlilt, je veux dire du général Leclerc, de noire armée,
•il! l'Kspsgne et des Portugais.
Callegas était occupé par un bataillon d'infanterie. le
ré|;iiDeiit de ctiasseurs et la batterie d'artillerie. Le len-
demain de mon arrivée, je passai la revue des troupes :
je visitai en son entier le fort de ta Conception, qui, ré-
^«nment construit ou remis à neuf, paraissait plutAl une
iHJiiLoDniére qu'un ouvrage de guerre. Le jour d'après,
et avec cent vingt-cinq hommes choisis dans le régiment
''c chasseurs, j'allai faire une reconnaissance sur toute
■na ligne et voir les deux régiments d'infanterie qui for-
liaient mon centre et ma gauche. Celui qui couvrait
^«llegas occupailla seule position qui piltlui convenir:
Je n'eus qu'à rectifier le placement de quelques postes
avancés et le servicedes découvertes, à régler l'envoi des
^apports, afin que cet envoi fût le plus prompt possible.
*t A donner un modèle de manière que rien d'es-
sentiel ne pût y être oublié. Mais mon régiment de
louche, campé au bas de la montagne de Francia, sans
appui sur ses cAlés, en une situation très facile à tourner
ou simplement à dominer, se trouvait si absurdement
^jlacé qu'il lui fallait être en face d'une armée commandée
par vingt généraux ayant entre eux quinze cents ans et
S24 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL RARON THIÉBAULT.
plus incapables encore qu'impotents, pour qu'il n'eût
pas été enlevé dix fois pour une. Le commandant, que
j'interrogeai, m'avoua que sa position était déplorable-
ment choisie, qu'elle l'avait été par le général en chef
lui-même, et qu'il ne voyait pas la possibilité de la chan-
ger sans ordres supérieurs.
J^allai cependant reconnaître cette montagne de Fran-
cia; au-dessus de ses premiers contreforts, je trouvai une
position admirable sous le double rapport de Toffensive
et de la défensive; dès lors, préférant le risque d'une
réprimande pour moi au risque d'une perte totale pour
le régiment, je ûs, à la satisfaction générale, partir le régi-
ment, que j*établis moi-môme sur la hauteur; toutefois,
pour me mettre à même de justifier le déplacement de ce
régiment aux yeux du général en chef, pour savoir
définitivement à quoi m'en tenir sur les forces et les posi-
tions de cette armée portugaise qui nous faisait face,
informé d'ailleurs qu'elle avait laissé près d'une lieue
entre ses postes avancés et ses camps ou cantonnements,
et qu'intermédiairement elle n'avait que de faibles déta-
chements, je franchis la ligne des postes avec cent vingt-
cinq chevaux et au trot ordinaire, m'arrètant cependant
dans les villages pour prendre des renseignements, mais
m'abstenant de faire mettre le sabre à la main au gros
de mon escadron, et cela pour ne pas fatiguer inutile-
ment le poignet des chasseurs. Je fis ainsi près de trois
lieues entre les postes avancés et la ligne de bataille de
cette armée; puis je rentrai à Gallegas par le fort de
la Conception, sans avoir reçu un coup de fusil ni
échangé un coup de sabre, et en laissant en arrière de
moi tous les tambours portugais battant la générale et
toute cette armée en mouvement; ce qui par paren-
thèse me détermina à passer la nuit avec toutes mes
troupes sur leurs gardes, l'artillerie attelée, et le régi-
L'AHMÉE POUTUCitSE. 2Si
neot de chasseurs prêt à monter è. cheval. C'éUJt faire
Inp d'honneur & nos ennemis; cette reconnaissance
M6ez extraordinaire les avait plus alarmés qu'enhardis.
Aoreste, ils ne l'oublièrent pas: le marquis d'Alorna, le
plus jeune et le seul capable des généraux de cette
unée, m'en parla ù mon arrivée à Lisbonne en dé-
ambn 1807; il ajouta même ; i Nous devions vous
hife prisonnier. — Cela est vrai, lui répontlis-je en
niDt; la partie n'était pas égale, car je Jouais trente et
ta ans contre quinze cents. > Mais si je m'en tirai bien
ITCC l'armée portugaise, il n'en fut pas de même avec le
général Leclerc,\}ui fut vexé do la leçon que je lui avais
donnée au su et au vu des troupes, et, s'il évita de se pro
BODCer â ce sujet, il s'en dédommagea en désapprouvant
na course à travers l'armée portugaise. Cependant, au
point (le vue de la guerre. J'avais raison.
niei) n'était par lut-mâme moins récréatif que notre
téjosrà Gallegas. Nous avions fait ample provision de
ugarea et nous fumions comme des cheminées. Je ne
piHe pas de la chasse ; il y avait peu de gibier, sauf des
•ijlBi et des outardes. Par bonheur. J'avais autour de
moi d'aimables compagnons, l'inépuisable Rîchcbourg,
Onpit;, qui par son état permanent d'esugcration et
d'ïothousiasme était un sujet d'interminables plaisan-
Inits, surtout depuis qu'une musique nnlilaire lui avait
tnicbé des larmes. Frébûl(l). sans esprit, mais plein de
ntceptihilités et de ridicules, élatt la victime oITerle ù
Htimes en peine de distractions; et Texier, bon etfort
Ùuble garfon, bien que si étrange parfois, avait une
voti charmante et un talent remarquable; il s'accom-
ptgnait avec un grand talent sur la guitare et nous
[l)C>Prùhot ûIbIL ud de mes aides de camp; Je ne me rappelle
pin trop comiiicnt ilm'âlnil venu. Ai-j«ilit aussi que ootro Duputy
*Ulln«ïBu du nilusire Dupiilj'î
<!:6 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÊBACLT.
ravissait par des romances qu'il chantait à merveille.
Je citerai surtout celle-ci de Boîèldieu : < -Du soleil qui
te suit trop lente avant-courrière... > Elle cadrait avec ma
malheureuse passion, qui s'exaltait par l'éloignement;
j'appris donc à la chanter en m'accompagnant de la
guitare, et je la redisais à la nuit comme au jour.
Ainsi, au milieu des bouffées de tabac, des rires et des
chants, au milieu des libations et des recherches de mon
cuisinier s'appliquant à dissimuler la pénurie des res-
sources, nous attendions la fin de cet état de calme qui,
sans ces distractions un peu forcées, eût été une léthargie,
lorsque je reçus du général Leclerc l'ordre de présidera
Rodrigo un conseil de revision, devant lequel devait
comparaître un soldat condamné à mort par un conseil
de guerre. Plusieurs généraux se trouvant à Rodrigo,
je ne comprenais pas une préférence qui, par les plus
grandes chaleurs, m'obligeait à faire deux trajets fort inu-
tiles, et de plus qui pour vingt-quatre heures me faisait
quitter mon avant-garde. Ces commissions m'ont tou-
jours répugné. Confirmer un jugement à mort est, comme
le porter, une douloureuse nécessité; et grâce au boQ-
heur que j'ai eu de n'avoir à juger que des innocents,
ma vie est exempte de semblables regrets.
Quand j'arrivai chez lui, le général en chef me prit i
part, et s'efforçant de me bien recevoir, se faisant un
mérite d'un choix qu'il attribuait a sa confiance en mon
amour de l'ordre et de la discipline, il appuya sur le be-
soin que l'armée avait d'un exemple, par conséquent sar
la nécessité de confirmer le jugement rendu. Ne sachant
que répondre, ni comment dissimuler les sentiments que
m'inspirait cet ordre de condamnation ainsi donné i
mots couverts, tout ce que je pus faire fut de dure t que
si le condamné avait mérité le jugement rendu, ce juge-
ment serait confirmé ». Mais, loin de là et malgré les
cff orto d'un des membres du conseil, le soldat fut acquilté.
Une scène vive entre le général en chef et moi fut la
conséquence de ce jugement; cette scËae me donna de
rbumear, de sorte que, une heure après avoir quitté le
tribunal, je repartis pour Gallcgas, où j'avais d'ailleurs
k faire célébrer le lendemain la f^le du ii juillet.
Je croyais être délivré de semblables épreuves; je
metrompais. Peu de temps après, un soldat du train fut
encore condamné à mort à Rodrigo; cet homme en ap-
pela, comme l'avait fait le premier condamné. Ne suppo-
sant pas que je fusse capable de rendre tout raccommo-
dement impossible entre lui et moi, le général en chef me
cWgea cette fois encore de la présidence de ce second
canteil de révision; mais il composa ce second conseil
iTec plus de soin que le précédent, en Ht prêcher les
oeinbres cl poussa avec moi les choses au point de
donnera ses recommandations le caractère d'une menace.
Indigné de l'emploi de semblables moyens et de cet
acharnement à avoir raison de mes plus honorable»
seniitnents, frappé de cette pensée que l'on ne fait
pas de tels frais sans de mauvais motifs, je donnai à
l'eiamen de la cause une attention particulière et je
(Il tous mes elTorts pour découvrir un bon défenseur,
«qui alors était fort difficile à trouver dans nos régi-
ments, ce qui dans cette circonstance était plus difQcile
«tore à trouver à Rodrigo. J'étais donc très embarrassé,
loriqii'on m'indiqua, comme tout à fait propre à ce que
je désirais, un jeune Meulan, maréchal des logis au 5* ré-
giment de dragons que commandait Louis Bonaparte.
J'appelai immédiatement ce jeune homme; je l'in-
fonnii de la défense quejedésirais lui confier, et,' lorsque
J* n'attendais à des remerciements, il me déclara qu'il
W Élût impossible de répondre au choiit que j'avais bien
"^Hllu faire de lui. Mon regard, non moins que ma
rayant forcé à s'expliquer, il ajouta : < Je n'éti
peuL-èlre pas né poui- commeacer la carrière des arme**
par le vuag de simple soldai; c'est pourtant ainsi que
j'ai débuté. Je sers depuis la guerre. Je crois avoir fait
mon devoir partout. J'ai déjà reçu plusieurs blessures,
et, malgré ces précédents, ce n'est que depuis quinze
jours que le grade de sous-lieutenant a été demandé
pour moi. Je sais les dispositions du général en chaC^
relativement i^ la conllimalion du jugement que toiH
mechargez de combattre, et, si je contribuais & le conlr
rier à cet égard, il ne me pardonnerait pas. Or il t
beau-frère du Premier Consul et de mon colonel, i
pourrait imputer ma conduite à l'ingratitude,
voyez, uion général, il s'agit de toute ma carrière et d'ui
grade déjà bien attendu, quoique mes chefs aient plus
d'une fuisjugé que je m'en étais rendu digne, d'un grade
que la paix va rendre plus que jamais dilTicile & obtenir
et que ma famille me reprocberait d'avoir compromis... >
Quelques mots sur ce qu'un homme se doit toujour»,
Bar ce qu'il doit même à sa famille et à son nom, lors-
qu'ri a le bonheur d'en avoir d'honorables, sur l'opinion
que son refus ne pourrait manquer de donner de lui.
commcnci-rent A l'ébranler, i El, conlinuai-je . lorsqu'il
»'agit de ta vie d'un homme, tout aboutit pour vous h
UPe question d'intérêt personnel. Dans ces conditions, je
n'ai plus qu'une question à vous faire : Si, innocent,
cet homme venait à périr, faute d'avoir été défendu
comme il pourrait l'être par vous, seriez-vous capable
de vous ie pardonner 1 Si vous me répondez oui, je n'in-
siste pas. t L'effet fut électrique... « Mon général, reprit
ce jeune homme avec véhémence, j'abjure la réponse
que je vous ai faite ; je me charge de la défense de cet
homme, je le défendrai de mon mieux. ■ 11 le défendit
avec talent, cl. après un délibéré de trois heures, l'hon-
LEÇON D'HOKKBOB. 330
nair de la majorité l'emportnitl sur de trop coupables
complaisance? et sur un criminel abus do pouvoir, l'ac-
cusé. i[ui ne méritait pas plus lu mort i]ue le premier, fut
tcquitlé comme celui-ci l'avait été. Quant au brevet de
60us-lieutenant, par bonheur il était en route; il arriva
pende jours api*8.
Or, en 18. ... ayant à parler au directeur du personnel
delà guerre, le comte de Meulan, je me rendis chez lui,
L'iSaire dont j'avuis à l'entretenir étant terminée, il me
demanda si je ne le reconnaissais pas. ajoutant : • Vous
n'avez pourtant donné une le^on que je n'ai jamais
aobliéc.-. > I^t. en me rappelant cette anecdote ijui,
ecniDie tant d'autres, s'était elTacée de ma mémoire, il
n'apprit qu'il en était le liéius.
Mais si pour le jeune Meulan rien ne troubla le conso-
lant souvenir de sa conduite dans cette circonstance, il
D'en fut pas de même pour moi. .^fln de ne pas me laisser
de doute sur sa colère, le général Leclerc supprima im-
mtdiatement lavant-garde et me lit commander une
bngade dans la première division aux ordres du général
HoDaet, UD des hommes les plus ordinaires, les plus
bonét que j'aie connus. Il ne s'en tint pas là ; passant.
piude jours après, la revue de cette division, il fit arrêter
UB solda t de ma brigade, je ne sais plus pour quelle
oilère, assembla sur-le-champ une commission mili-
liire, la composa d'ofticicrs dont il était silr. et, sans que
jepaBSe rien opposer à cette atrocité, il lit condamner
tlfusiller ce malheureux sur place. Ma justice pour deux
iBDOcenle en lit donc assassiner un troisième. Après de
ttb précédents, tout était dit entre le général Leclerc et
■Bol, et, comme je dissimulai aussi mal mon indignation
^ lai sa colère, j'eus ostensiblement un ennemi d'au-
tutplus implacable qu'il n'avait pu se venger de moi
THpar un crime.
i
230 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉRAULT.
La paix devenant de plus en plus probable, le quar-
tier général et la première division quittèrent Rodrigo,
le 10 août, pour se rendre à Salamanque, où la cavalerie
les avait précédés, où le parc d'artillerie les suivit. Dans
cette nouvelle résidence, à l'exception d'un jour de
grandes manœuvres par semaine (1), nous tombâmes
dans une inoccupation presque totale, dont l'excellent
La Salle remplaça fort heureusement l'uniformité par
les occupations de tout genre et d'incomparables facé-
ies. Tous les deux ou trois jours, il .faisait chasser le
général en chef; tous les jours il faisait avec moi de la
musique pendant deux ou trois heures; ce qui un jour
à dîner, chez le général Leclerc, lui permit de dire :
« J'ai dans votre armée, mon général, une singulière
destinée. Je vous ai donné le goût de la chasse ; j'ai rendu
le goût de la musique au général Thiébault; il ne me reste
plus qu'à faire naître chez le général Monnet le goût de
l'esprit. »
Ce La Salle qui mettait des grâces infinies à ce qui est
le plus opposé aux grâces, je veux dire qui, avec des
manières charmantes, était buveur, libertin, joueur,
tapageur et farceur, avait fondé à Salamanque la société
des c Altérés », association dans laquelle il n'était jamais
permis de dire que l'on n'avait pas soif; je ne sais plus
combien d'enragés la composaient, mais ce qu'il y a de
certain, c'est que, en moins d'un mois, ils eurent bu tout
ce qui existait de vins étrangers à Salamanque. Un soir
qu'il m'avait fait le dénombrement des bouteilles vides :
« Mais, luidis-je, tu veux donc te tuer... — Mon ami, me
répondit-il, tout hussard qui n'est pas mort à trente ans
est un j... f..., et je m'arrange pour ne pas passer ce
(1) Ces manœuvres réuDissaicntlcs trois armes, et, il faut le dire,
le gi!'Q('ral Nausouty se faisait remarquer par l'aplomb et la sorte
de dignité avec lesquels il commandait les seize escadrons.
LBS FOLIES DE LA SALLE. 131
terme. • C'est encore lui qui, rentrant en France, quet-
qies mois sprAs, avec son régiment et se croisant dans
ja ne sais quelle ville avec un autre régiment de hus-
urds. donna aux deux corps d'officiers un dîner pour
lequel il avait fait mettre sur la table, et en ^uise de
«ntant, deux pièces de vin de Bourgogne entourées de
TcriiiMts, pièces qu'il fallut mettre à sec avant d'en venir
aux vins Uns.
^irèa une nuit de désordre passée Dieu sait où, avec
BBde Ees capitaines, nommé Thiron, ils rentraient chez
MX vers six heures du matin; se trouvant devant la
gnnd'garde, La Salle s'arrête, et apostrophant son com-
pagnon de sottises : • Et vous croyez, lui dit-il, que je
tolfrerai une conduite aussi scandaleuse que la vûtre;
i\at je souffrirai dans le régiment d'aussi fAcheux
eiemples. dans le régiment que l'impunité enhardirait
à vous imiter? 'Aussitôt il le fait empoigner, et, malgré
(ont ce que Thirôn , qui d'abord n'a vu à tout cela
qu'une plaisanterie, peut lui dire, il le fuit conduire en
prisûD. Réveillé par sa bruyante arrivée et ses éclats
lit rire, j'apprends sa prouesse. Je fais tout au monde
poiirqu'il relâche Thiron ; mois je le demande en vain,
ttitome répétant : • 11 faut qu'il s'en souvienne >, il ne
lereiniten liberté que le lendemain.
Ub capitaine du génie avait à Salamanque une très
jolie maltresse. Ce démon de La Salle, qui chaque jour
^rivùt une lettre d'amour à sa femme, mais qui chaque
iaorlui faisait des inlidélités, dépista cette jeune Espa-
ïiiole, pénétra chez elle je ne sais comment, ni à quelle
linire,et proÛta tant soit peu en pandour d'un moment
^lorprise et de frayeur. L'amant, outré du fait, furieux
da moyen, exaspéré des indiscrétions qui devenaient un
tut de plus vis-â-vis de tous deux, se déclara inaultéj
Qto résulta un duel au sabre, arme à laquelle La Salle,
283 MKMOIBES DU GENERAL BARON THIEBAULT.
si fort et si souple, était rhomme du inonde le plus ter-
rible. Il ne restait donc de salut pour ce capitaine que
dans la générosité de son adversaire; elle n'était pas
douteuse, mais il n'était pas douteux non plus qu'il ne
la fit servir à quelque folie; en effet, ayant jugé de
suite la disproportion des forces, il s'abstint de toute
attaque et se borna à parer, mais s'attacha à le faire
avec tant de vigueur que le poignet du pauvre ingénieur
en était brisé; et, dans les instants que le malheureux se
remettait d'une si rude fatigue, mons La Salle faisait une
volte autour de lui, au milieu de mille plaisanteries, sin-
geries et grimaces, jouant avec la mort, comme avec
Tamour; il lui campait un coup de plat de sabre sur le
derrière et partait dun éclat de rire. Dix fois ce manège
fut recommencé, et, quelle que fût la rage de ce malheu-
reux officier, il finit par être exténué. Lorsque ce fut évi-
dent qu'il n'en pouvait plus, La Salle, mettant un au
combat, lui dit : < Si vous m'aviez mieux connu, vous
auriez attaché moins d'importance au fait qui vous a
blessé, et, si je vous avais mieux connu, je me serais
abstenu d'aller sur vos brisées. Recevez cette décla-
ration et terminons ce combat trop inégal, mais qui
n'en a que mieux révélé à quel point vous êtes un homme
d'honneur. •
11 nous montrait un jour ses armes; il en avait de
fort belles, notamment un sabre en damas noir, sabre
qui valait alors douze mille francs. Pour nous faire ap-
précier la qualité supérieure de cette lame, il en frappa
des barres de fer. dans lesquelles il fit de fortes entailles;
mais il voulut couper une branche d'arbre, et, soit que
celle-ci fût trop forte, soit que le coup ne fût pas donné
assez d'aplomb, la lame cassa en deux. Nous fûmes pétri-
fiés: quant à lui, ayant donné à peine un instant à la
surprise, il jeta par-dessus sa tète et le fourreau du sabre
POTS CASSÉS. 833
et le tronçon qui était resté à sa main, et s'en alla sans
s'embarrasser même de ces précieux débris, en conti-
nuant ses gambades et ses grimaces.
La saleté est une calamité du Midi. Les vasarès de
Marseille existent dans toute la Péninsule; seulement, au
lieu de jeter ces horreurs par la fenêtre, on avait, à
Salamanque par exemple, l'usage de les recueillir dans
de longs pots de terre, qu'à l'entrée de la nuit les cria-
das (servantes) portaient sur leur tête pour les aller vider
en différents endroits, et, le croirait-on? notamment au
milieu de la place d'Armes, où cela devenait ce qu'il
plaisait aux chiens, à la pluie, au soleil d'en faire. Le
moment de ces dégoûtantes vidanges venu, on voyait
donc ces filles arriver en foule et se débarrasser en toute
hâte de leur infect fardeau, ce qui, un soir, inspira à
La Salle la folle idée d'employer quelques hussards à
leur barrer l'entrée de la place, à les forcer de s'agglo-
mérer dans une rue attenante et à les y bloquer. Or il
arriva qu'elles s'impatientèrent et se fâchèrent; qu'en se
fâchant et s'agitant, serrées comme elles Tétaient, elles et
leurs pots s'entre-choquèrent; que, se cognant, leurs pots
se brisèrent, et qu'elles en furent indignement souillées;
que les premières à qui ces accidents arrivèrent les
multiplièrent encore par la manière brusque dont en se
sauvant elles bousculèrent tout ce qui les entourait.
Scène au-dessus de tout ce qu'on peut imaginer, mais
que les cris, la colère, provoqués par les plus abomi-
nables résultats, finirent par rendre au dernier point
comique.
Je fus un jour témoin d'une vive rumeur. C'était le
médecin en chef de l'armée, Duhem, suivi par cinquante
polissons criant à tue -tête : c Mata Rey... Mata Dios
(tueur de Roi, tueur de Dieu)! > Ce Duhem, en effet,
avait été célèbre comme un des plus farouches conven-
tt34 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL HARON THIÉBAULT.
tionnels; il avait voté avec la plus rude énergie la mort
du Roi, et ces faits, que quelque ennemi ou quelque far-
ceur avait révélés à la populace de Salamanque, le for-
cèrent de hâter son départ et, en attendant, de ne plus
sortir seul ou de nuit.
Le payeur général Mesny avait eu envie de voir
Madrid; il y avait passé dix jours et était revenu si con-
tent de ce voyage qu'il m'avait inspiré le désir de faire
comme lui; j'en parlai au général en chef, j'eus de suite
ma permission, et de plus une lettre d'introduction
auprès de Lucien Bonaparte , alors ambassadeur de
France. Toutefois la lettre, remise à Mesny et que j'avais
lue, commençait par ces mots : « Cette lettre, mon très
cher frère, te sera remise >, et la mienne par ceux-ci :
t Le général Thiébault qui vous présentera cette lettre. »
La différence me chiffonna; j'en parlai à Mesny; il
pensa, comme moi, qu'elle devait résulter d'une con-
vention d'après laquelle je ferais bien de ne pas user
d'une présentation dont, en somme, je n'avais nul besoin.
Je brûlai donc ma lettre et je partis; j'étais accompagné
par Richebourg et par Dupaty, suivi par mon valet de
chambre et conduit par un arriero.
Je ne sais ce que sont aujourd'hui les voyages en Es-
pagne ; mais, il y a trente-cinq ans, c'était ce qu'il y avait
au monde de plus propre à dégoûter des voyages. Notre
route fut assommante par sa lenteur, impatientante au
dernier point, grâce à de prétendus aubergistes qui,
lorsqu'on leur demandait fût-ce du pain, répondaient
avec leur impassibilité dédaigneuse :« On en vend là-bas »,
ce qui nous réduisit à ce que mon valet de chambre put
acheter et accommoder. Arrivés au haut du Guadarrama,
un piédestal surmonté par un lion nous apprit que nous
étions sur les confins de la Nouvelle-Gastille, et une des
plus belles vues nous tira de notre apathique ennui. Les
VOYAGEA MADRID. *3S
ides richesses que l'Eacurial rcnrerme excitèrent
«^tonnement et au dernier point notre admiration;
niais, depuis celte résidence à la fois royale et mona-
cale, nous ne rencontrAmcs plus rien, pas une cam-
pagne, pus une maison, pas un ruisseau, presque pas
de culture et surtout pas un arbre ; des coleaux di^pouil-
les, du sable et toujours du sable, ce qui nous fit nommer
iladrid * la capitale des sables >. Cependant, les fau-
bourgs franchis, la scène changea, et, au milieu de toutes
les impressions que ne peut manquer de donner une
^lade et belle ville, nous débarquâmes à l'auberge que
Hesny nous avait recommandée.
Il y avait combat de taureaux le jour de notre arrivée
IHadrid ; de suite je &s prendre une loge, qui, par paren-
thèse, me coûta une once dor, prix un peu élevé pour
une espèce de cage fermée de planches mal jointes et
qui, dans nos foires, déshonorerait une guinguette. Le
produit de ce spectacle, qui soir et matin avait lieu le
dimanche et, je crois, le jeudi, servait h. l'entretien des
hApittiax de Madrid et y sufQsait par suiti! de la suréleva-
tien du prix des places et de la fureur qu'excite ce genre
dt spectacle. Après les picadores, dont le taureau creva
in chevaux au point qu'ils perdaient le sac de leurs
bojaux; après les banderillos, qui fournissent la partie
la plus importante, apparaît le matador, qui n'est pas
toujours un homme du métier, mais parfois un genlil-
hooime qui s'en offre le plaisir et qui le plus souvent
lait l'abandon de six cents francs fixi^s comme prix de
chaque combat, prix surabondamment justiriè(!).
Avant l'entrée des matadors et sili.'it les banderillos dis-
(l)?DU avanl mon nrrivéed Midrid
^'1, le plus fnmciix des maladors;
la poitrine percée par une des cornca
«M, eoiporlù par ccl snimal.
S3< MÉMOIBES DC CÈ?(ÈB1L lAlOS THIÉBAULT.
pan», le tanreaa magissaot de colère a parcoam farène
aa çalop , fier d^aroir dispersé tous ses assaillants et
faisant roler la poussière autour de lai. Lorsque le
matador, n'arant en main que son écharpe rouge et son
épée. entre en scène seul pour jouer un face à face
aTCC cette brute en furie, il est difficile de rendre TefTet
de ce spectacle pour quiconque le roit pour la première
fois. Après les passes ordinaires, fatigué de foncer sur
un homme et de n'avoir atteint qu'une draperie, le tau-
reau, rendu déûant, n'avance qu'à petits pas, s'approche,
tout en l'observant, du matador attentif lui aussi aux
moindres mouvements de l'adversaire, et, quand il arrive
assez près pour s'élancer à coup sûr, il fonce brusque-
ment; mais presque aussitôt frappé en arrière des cornes
en un endroit où la blessure est mortelle, il s'arrête
tout court, tremble sur ses pattes et tombe mort sans
que le sang ait coulé. Telle fut l'issue du premier combat;
elle excita du délire. Cinq ou six autres combats, qui
suivirent, furent moins heureux pour les matadors, qui
ne surent tuer le taureau qu'en lui faisant vomir le sang
ou lui laissèrent assez de vie pour qu il parcourût encore
l'arène; une fois même, il emporta dans sa blessure
lépée du matador, et ce fut l'occasion des huées et des
sifUets les plus furieux.
Après le premier combat, nous nous étions regardés,
et, nous étant vus tous très pâles, nous avions délibéré
si nous resterions ou si nous partirions; toutefois, très
regardés, nous comprimes qu'il fallait rester, et, si nous
nous résignions à ce malaise, nous jurions qu'on ne nous
y prendrait plus. On verra que, malgré ce serment, nous
y fûmes pris comme tant d'autres.
A la nuit, nous rentrions à notre auberge, ne sachant
trop que faire de notre soirée , lorsque nous rencon-
trâmes le chanoine de San lago qui nous avait si bien
COUIISKS DE TAUBBAUX.
n>çus à Valladolid. La surprise fut mutuelle, le plaisir
de la rencontre parut l'être; nous trouvant sans pro-
jets, il nous mena tous à l'Opéra, ou nous fûmes placés &
U première galerie. Les loges derrière nous étaient
tontes occupées par des dames que le chanoine connais-
aait, el. me relournant, l'acte terminé, j'aperçus la plus
migaiUque créature qui jamais m'ei\t apparu. Je sus du
cbuiuine que c'était la plus belle femme qu'on se rappe-
III avoir vue à Madrid, Canadienne de naissance et
épouse du colonel de cavalerie Minutoro. Remarquable
par son esprit romanesque autant que par ses charmes,
elle ébit aussi dévouée à son mari qu'elle lui était peu
fidèle; elle avait près d'elle un jeune bumme, son amant,
qa'elle udorait; mais, lors de la guerre récente et au plus
Torl de sa passion, elle avait quitté cet amant pour aller
rejoindre son mari A l'armée, bivouaquer et batailler à
sesciltés. Ayant eu dans le seul combat sérieux de cette
guerre un cbeval tué sous elle, elle s'était élancée sur le
cheval d'un cavalier qui venait d'èlre blessé, et, repre-
^aat sa place près de son mari, elle avait continué de
cliarger â la télé des soldats électrisés.
Tûul en admirant ses formes divines, son éclat inconnu,
^cs yeux qui semblaient rénéchir le ciel, je songeais &
ce qu'elle éluit en réalité, comme tant de ses pareilles,
mélange d'amour el de perfidie, de folie et de raison,
ti'héroîsme el de faiblesse, harmonie de tous les con-
trastes, lorsque je fus attiré vers une loge voisine par
les ébats d'une autre dame, jeune, jolie, objet de beau-
coup d'empressements, vive, très gale, qui. au milieu
de ses rires, s'occupait beaucoup de nous, et qui, ayant
interpellé presque aussitôt mon chanoine à voix basse,
■■■n eut les quelques renseignements utiles; avant la se-
conde pièce, elle les utilisa pour entamer et tenir avec
moi une conversation pleine d'esprit, de grAce et de
238 MÉMOIRES DU GÉMÉRAL BARON THIHBAULT.
recherche, et, à la un du spectacle, elle m'invita, ainsi
que mes aides de camp, à un bal qu'elle donnait le len-
demain. Bien entendu, je l'assurai de mon empresse-
ment à lui faire la cour; je lui rendis grâces de l'occasion
qu'elle voulait bien m'en offrir, et je sus, seulement
après l'avoir quittée, qu'elle était la marquise de Fonta-
nar, belle-fille, par sa mère, du prince Masserano et
veuve depuis un an. Sa maison était fort agréable et
devait l'être d'autant plus que la dame avait une dette à
acquitter avec les Français : « Vous êtes de tournure,
ajouta mon chanoine, à lui faire payer cette dette avec
plaisir. >
A dix-neuf ans, avec ses qualités et ses charmes, celte
dame n'avait pas liquidé ses comptes envers l'amour;
mais, en prenant un amant, elle avait fait des jaloux,
et un des évincés, dînant à l'ambassade de France, avait
tenu sur elle des propos offensants. L'ambassadeur,
Lucien Bonaparte, n'aurait pas tardé sans doute à impo-
ser silence à ce garçon peu délicat, si M. Félix Desportes,
premier secrétaire d'ambassade et ami de Lucien, lui en
avait laissé le temps... « Monsieur, dit-il à ce jeune
homme, M. l'ambassadeur doit être surpris qu'à sa table
et en présence d'autant de témoins, vous vous permet-
tiez de telles inconvenances sur le compte d'une dame à
qui sa position doit garantir des égards et à qui vous
ne voyez ici aucun défenseur; eh bien, je vous dirai que
je ne crois pas un mot de tout ce que vous avez dit ; je
prends fait et cause pour cette dame, et je vous demande
raison de votre conduite à son égard. » Le rodomont
n'avait répondu que par des excuses; il n'avait plus été
reçu à l'ambassade ; mais l'anecdote, s'étant répandue,
avait exalté toutes les dames de Madrid en faveur de
M. Desporles. Quant à la marquise, informée de ce pro-
cédé tout à fait chevaleresque, elle envoya le lendemain
GALANTEHIE Fn.lHCAtSE. 939
une carie de visite à celui qui l'avait si noblement dé-
fendue et retul en réponse une lettre parfaite de style et
dépensée, qui avait pour objet de lui dire que, par
on nouvel hommage qu'elle ne pouvait méconnaître et
dans la confiance qu'elle ne se méprendrait pas sur la
gnodeur d'un tel sacriflce, le signataire la priait de
l'aeuser sur la nécessité oà il se trouvait de ne pas
lUer'cbez elle; délicatesse qui couronna l'œuvre, ■ Vous
le voyez, dit en tenninant mon chanoine, indépen-
damment de tout ce qui vous concerne, il est impos-
libte qu'an Français fasse la connaissance de la niar-
qiiiw dans de meilleures conditions, et c'est pour vous
«ne belle promesse que d'avoir été remarqué. • Le zélé
deee bon chanoine commentait à me paraître gênant.
Fidilc à Pauline, je n'étais en situation de profiter des
bOBlés d'aucune femme, et, si j'avais pu prévoir celte
eODsdqaence, j'aurais refusé l'invitation. La suite mon-
In» que je me serais évité une très sotte alternative.
Devoir, convenances, intérêt d'État et empressement
ptnODnel, tout se réunissait pour me conduire chez
Idcien Bonaparte. Je me rendis donc chez lui le lende-
OfliQ à midi. Je fus reçu il merveille et, ainsi que mes
lidesde camp, invité fi dîner, non seulement pour ce
jour-U, mais pour la totalité des jours que nous passe-
rittu k Hidrid.
D est difficile de se faire une id^e de la représentation
de cet ambassadeur de la République française. Hôtel
immense, appartements princiers, table splendide, do-
mestiques nombreux, équipages superbes, et l'ordre
«lie cérémonial répondant au reste, tout était noble et
magnifique. Ainsi, chaque jour grand couvert; fréquem-
ment de grandes réceptions; parfois des concerts, dans
iMquele Boccfaerini, alors à Madrid, faisait exécuter lui-
atme ses quiniclli, fort en vogue fi cette époque, et
240 MEMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIEBAULT.
recevait, ainsi que les autres exécutants, chanteurs et
chanteuses, non de l'argent, mais des bijoux, des dia-
mants d'un prix bien supérieur aux sommes qu'on au-
rait pu leur donner. Les autres ambassadeurs résidant
à la même cour étaient humiliés des somptuosités qu'ils,
ne pouvaient imiter; pour se venger, ils faisaient ma-
lignement circuler le calcul des millions que la paix
avec le Portugal avait valu à Lucien; mais cela n'em-
pêchait qu'il ne jouât et soutînt le premier rôle, et il le
soutint si bien jusqu'à son départ, que lorsqu'il quitta
cette ambassade pour la remettre au général Saint-Cyr,
il ût cadeau à son successeur de tous ses équipages, qui
le lendemain même furent mis en vente et fort mesqui-
nement remplacés. 11 avait fait partir deux jours avant
lui la fille qu'il avait de son premier mariage, et cette
enfant fut escortée jusqu'à la frontière de France par
des détachements de cavalerie échelonnés sur toute la
route, ainsi qu'une princesse aurait pu Têtre. Ce fait
sufQt à donner l'idée du prestige qu'il s'était acquis.
Je fus donc émerveillé lors de ma première visite;
pendant le dîner, Tambassadeur me dit qu'il m'avait vu^
la veille, au combat de taureaux, t curiosité, répondis-je,
qu'il est difficile de ne pas satisfaire quand on arrive à
Madrid pour la première fois, mais dont un jour suffit
pour guérir ». L'ambassadeur exprima son regret d'être
obligé de me contrarier, mais il déclara impossible que
je ne retournasse pas à ce spectacle. « Vous ne pouvea
vous dissimuler, ajouta-t-il, que vous ne soyez ici un
objet d'attention, et que vos moindres actions n'y soient
interprétées; ne plus reparaître à ces combats affiche-
rait de votre part une désapprobation qui blesserait la
population. Et moi aussi j'ai été mal à mon aise lapre-
mière fois, mais je me suis fait au spectacle, et, comme je
compte que dorénavant vous y viendrez avec moi, voua
t'iMBASSAOE DR ItlCtEN BO^APARTE. 341
nrrez qu'on s'y accoutume. > Ce fut donc conduit par lui
que, lous les dimanches et jeudis de mon séjour, nous
fl«istSnie8 & ces combats. J'eus j'oncasîon d'observer,
de comparer, de substituer l'inli^rétde I étude au dégoût
de la première impression, et. comme me l'avait pré-
dit Lucien, je fus un nouvel exemple de ce fait que
l'ou peut finir par se plaire & ce qui d'abord a le plus
jusleraent révolté.
>'qd seulenient j'allais dîner souvent chez l'ambassa-
deur, mais il m'invitait à l'accompagner dans la plupart
dwiolcnnités. A une cérémonie d'église nous fûmes, à
Irois reprises, obligés de rester à genoux plus de vingt
niRiiles. Je vis bienf^l l'ambassadeur se remuer, aller-
Dersa pose, linalement changer à chaque seconde de
KDOu, Ne me voyant pas bouger, il me demiinda com-
DiÉnl je ue souffrais pas, moi qui n'avais pas plus de
^u«fe que lui, et je lui fis voir alors que ma cuisse
dmile ^tait assise sur la chaise basse, à cùté de laquelle
j'uTaisr&ird'étre agenouillé, et que mon genou gauche
Ht louchait pas même terre, de sorte que, sans l'être
ffellement, j'avais parfaitement l'air d'être à genoux. Il
'empressa d'imiter ma tricherie et se félicita du moyen
Vi lui permettait d'échapper à ce supplice des séances
d'église, dans un pays oii les pratiques religieuses ont
linl lit rigueur et de durée.
Icdiis à Lucien l'obligatioa d'une grande partie des
iirfiiients de mon séjour, et par mes rapports avec un
Umme aussi supérieur, et par te relief que j'en rece-
"ii, et par le nombre des hommes marquants que je
''ischez lui; je m'applaudis donc de n'avoir, pour me
prtwnter, compté que sur mes simples moyens, qui me
'usât aussi favorables que la lelLre du général Leclerc
" "i*té défavorable.
^dehors de mes relations avec Lucien, de mes
242 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
courses dans la ville, ce qui m'occupait le plus dans
Madrid, ce fut Mme de Fontanar. J'ai dit comment, le jour
même de mon arrivée, je l'avais rencontrée au spectacle,
comment elle m'avait invité à un bal pour le lendemain.
En sortant de chez Lucien, j'étais passé chez elle et je
m'étais inscrit à sa porte; puis je me rendis chez le^
chanoine, et nous convînmes de l'heure à laquelle iL
viendrait nous prendre pour nous conduire au bal. L4^
soirée fut charmante, la marquise parfaitement aimable ,
et le succès de Dupaty fut complet. J'ai omis de dire, en
parlant de lui, que Dupaty était le plus beau danseur de
Paris après Trénis et un M. de Boisflamen, jeune créole
qui vers cette époque fut tué en duel; son succès nous
ouvrit tous les salons, et nous fûmes notamment d'un
bal magnifique, donné chez la duchesse d'Ossuna; c'est
à ce bal que, aucun cavalier madrilène ne pouvant être
comparé à Dupaty. et pour soutenir cependant l'hon-
neur du pays, on s'arrangea à lui donner pour vis-à-vis
dans plusieurs contredanses le premier danseur de
l'Opéra. En apprenant le lendemain ce subterfuge, je
me plaignis et je fis déclarer par Dupaty qu'il n'accep-
terait plus que des vis-à-vis par lui connus. Toutefois, la
comparaison ne lui avait pas été défavorable; il avait
été jugé dansant mieux la contredanse que le rival de
profession qu'on lui avait opposé, et cet avantage lai
avait ce soir-là attiré suffisamment d'estime et donné
assez de hardiesse pour rendre possible l'aventure qui
s'ensuivit. Parmi les dames qui se disputaient ses invi-
tations, se trouvait une jeune veuve aussi belle que gra-
cieuse; Dupaty s'exalta pour elle; elle ne parut pas
insensible à ses hommages, et, comme elle partait, il se
trouva sur son passage, lui offrit la main pour descendre,
la lui donna pour monter en voiture, et, quoique aucun
mot n'eût encore été échangé entre eux, mon fou monta
, M.iRQL-lSK nv. F(lNTAN.in.
dans la voiture après elle et se plaça à son cùlé. D'élon-
nement, d'embarras, elle resta muette; la portière se
referma; un arriva à l'IiAtel de la dame, à l'ég^ard de
lujaelle Dupaty renouvela sa politesse, lui donnant la
main pour descendre de voiture et pour monter jusqu'à
l'appartement. Ici Je me résigne aune lacune, que d'ail-
leurs il ne serait pas facile de remplir, et je me borne à
ijouter que nous ne revîmes Dupaty qu'à l'beure de
raoQ diîjeiincr; son nir radieux nous laissait juger,
i^z que n'eussent fait ses paroles, de son succès.
jour m^me de son bal, j'avais été présenté par
Pontanar â madame ea mère et à son beau-père,
ice deMnsserano. et invité pareuxàleur coDsacrer
mirées pour lesquelles je n'aurais ni engagement
ai projets. La marquise avait renchéri sur leurs poli-
UiKS, et résister à cette triple invitation eût été impos-
sible. Nos rapports devinrent donc de jour en jour plus
naubrcuXt et. de la marquise à moi, plus conlidentiete.
J* dois iDème dire que ses actions se subordonnaient
ttnx miennes. Ainsi une promenade, un spectacle pou-
Yaient-ila me plaire, j'y allais et j'en revenais conduit
par elle, de telle sorte que, hors mes excursions du
listin, OQ nous voyait constamment ensemble; ce qui
Kne rappelle que. ayant parié de mon goât pour les coe-
loincs espagnols, elle me mena le lendemain, à deux
lieures après midi, dans une rue ou, i!i des jours donnés.
Us dames se réunissaient et se promenaient dans la
tenue nationale la plus stricte.
J'svoue que cette intimité me plaisait beaucoup, et je
ra'y nhandonnaia avec assez de légèreté, bien que j'eusse
ï« meilleures misons pour en craindre les suites; je
preisenlais clairement où elle me conduisait, et cepen-
<lADt je ne voulais pas trahir mon amour pour Pauline,
iqu) mes lettres ne cessaient de porter mes serments
S44 MÉMOIRES DC GÉNÉRAL RARON THIÉBaULT.
de Gdélité. Je m'engageais donc dans une voie dont i
était dilBcile que je sortisse à mon honneur; il y resU
tout entier.
Nous prêtions trop aux jaseries pour qu'on ne parla
pas de nous: un jour, à table, Lucien me complimente
sur mes succès; puis, après quelques plaisanteries, i
ajouta : € II y a cependant un rival qui n'a pas encore
quitté la partie... • Au titre de rival près, l'assertioD
était vraie. La marquise avait pour amant un jeune
homme fort bien de toutes manières, et, s'il était mal
traité, il n'était pas congédié. Afin d'afficher les droits
qu'il conservait, il avait même soin de se rendre dans la
loge de la marquise, chaque fois que nous allions â
l'Opéra, et d'y affecter la plus grande aisance pour don-
ner le change sur ce que l'on concluait de mes assidui-
tés. Assurément ce lien de la marquise m'était plutôt un
secours et un prétexte pour sauvegarder les droits de
Pauline dans l'aventure galante où je risquais si fort de
les compromettre, et cependant le mot de Lucien m'en-
traîna, par un coupable effet de l'amour-propre, à fairi
publiquement congédier Tamant toléré. Un soir que
arrivé de bonne heure à l'Opéra, j'étais encore seul avc^
la marquise dans sa loge, et pressentant la prochaine
apparition du malheureux garçon, je fus plus galan
que je ne l'avais encore été; j'exploitai cette métaphy
sique de Tamour, si féconde en lieux communs et en alla
sions provocantes; je le faisais avec une exaltation qu
m'était trop naturelle pour ne pas paraître sincère ; cetti
jolie marquise, qui réellement voulait, suivant l'expres-
sion de mon chanoine, acquitter avec moi ce qu'elle de-
vait à un Français, s'abandonna dans toute l'effusion de
son cœur à ces illusions qui ne laissent pas plus de place
pour l'incertitude que pour la résistance, lorsque Tamant
arriva. Il ne pouvait être, en un tel moment, que fort
mnlvenu et fut accueilli par une querelle toute gratuite,
mais assez dure pour qu'il l'ût obligé de quitter la toge.
Quinze cents personnes purent être ti^moina de mon
trigiiiphe, et parmi elles les plus notables de la ville:
mats ce triomphe me créait l'obligation d'en témoigner
mi reconnaissance et de ne pas faillir au devoir qui, en
ptrdl cas. s'impose à l'heureux vainqueur. Il ne me
mlalt donc plus d'autre ressource que de sacrifier Pau-
line ou de fuir. Dès le lendemain matin. Je prétextai In
rice|ition d'un ordre de retour immédiat i\ Salamanque.
ordre que je dis motivé parle départ du quartier général
poar Vallndolid. A l'exception de Richebourg. personne
IH fut dans ma confidence; l'ambassadeur lui-même fui
ItDoipé. Quanta la marquise, elle regut vers l'heure de son
IntT une lettre de désolation que je terminais en lui an-
noDfanl que toute ma journée ee trouvant absorbée par
â*s affaires et d'impérieux devoirs, je ne pourrais lui con-
ucrer qu'une soirée, qui tout entière du moins serait
(éservée à de trop pénibles regrets. Ce fut la dernière
«ine de ce petit roman. Afin d'adoucir une douleur sur
rinl«nsilé de laquelle je m'étais d'ailleurs mépris, je
parlai de revenir à Madrid avant de rentrer en France;
BODB convînmes de nous écrire. Quelques lettres furent
Rangées, mais j'y sentis bientôt les signes d'un léger
d*pil. bien légitime d'ailleurs chez celle marquise, déçue,
ctd&na ce qu'avait pu lui présager sa reconnaissance
Sttïers M. Félix Desporles. et dans ce que j'avais été
»i6z heureux pour lui inspirer. C'est donc sans éton-
Mmeol que, un peu plus tard, j'appris combien la répu-
tation des Français était compromise dans son esprit. A
''igard de ce changement d'opinion, j'étais le seul cou-
palile, et ce n'est pas une aventure que je suis lier de
rapporter.
Au moment où je quittais .Madrid, le prince de Masse-
S46 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉDAULT.
rano, qui avait été parfait pour moi, qui, possesseur
des plus beaux chevaux andalous, avait voulu me les
montrer lui-même, et me les avait offerts pour mes pro-
menades, me remit deux lettres pour les gouverneurs de
Saint-Ildefonse et de Ségovie. Ces lettres recomman-
daient qu'on me fit visiter dans les plus grands détails
l'école d'artillerie placée dans la seconde de ces localités,
le château, les jardins, les eaux, la manufacture de glaces
qui ont rendu la première célèbre. A Saint-Udefonse
trouvait la famille royale, et c'était une nouvelle raison
pour moi de m'y arrêter. Le prince de la Paix, Godof,
qui de fait était le vrai mari de la Reine et le vrai roi
d'Espagne, et qui, généralissime des armées espagnoles,
avait notre armée même sous ses ordres, ce Godoî était
venu passer trois jours à Madrid, pendant que j'y séjon^
nais, et il s'était plaint de ce que je ne fusse pas présenté
chez lui. Indépendamment d'une sorte de subordination,
un motif plus sérieux aurait dû m'inciter à lui rendre
mes devoirs; il avait fait traduire en espagnol, et par un
général Pardo, depuis ministre plénipotentiaire en
Prusse, mon manuel des adjudants généraux; il l'avait
fait adopter pour les armées espagnoles. Ce fait seul
justifiait son mécontentement, que j'avais provoqué avec
assez d'inconscience; il en avait été de mon abstention
comme de tant d'autres choses, qu'on se trouve ne pas
avoir faites par cela seul qu'on ne les a pas faites; raison
qui n'en est pas une et qui, pour mon compte, est pou^
tant la seule que je puisse donner relativement à mille
choses que j'ai eu le malheur de faire ou de ne pas
faire, à mille gens avec qui j'ai eu le tort de me brouil-
ler ou de me lier, à mille pensées dont je n'ai tiré aucun
parti ou dont j'ai tiré un mauvais parti.
Il était sept heures du matin, lorsque, armé de la lettre
du prince de Masserano pour le gouverneur de Saint-
LES EAUX DE SAIMT-ILDEFOÎiSE. Stl
lldefonse, j'eatrai dans le château. Le Roi, la Reine et le
TitTori allaient en sortir pour retourner à Madrid; les
carrosses (étaient avancés, les gardes à cheval sous les
irmes, et le gouveraeur recevait les derniers ordres de
Leurs Majestés. Nous nous arrêtâmes sur leur passage.
Peu de moments après, ils parurent; la Reine en nous
«percevant fit demander qui nous étions; je dis mon
BOm, mon emploi et mon grade; le gouverneur nous lit
i%ne d'approcher; je m'avançai de quelques pas et.
■algré l'inconvenance d'un costume de voyageur, j'eus
l'honneur d'être présenté à Leurs Majestés.
Ce départ elTectué, le gouverneur revint à moi et,
Ifant pris connaissance de ma lettre de présentation.
ffl'iDDonça qu'en mon honneur il ferait jouer les eaus :
■ C'est un divertissement, ajouta-t-il, dont on devient
ivare. parce que. vu le mauvais état des tuyaux, il en
résuite chaque fois des dégAts que l'on ne répare pas à
moins (le trois cents onces; mais certainement Leurs
HajeEtés approuveront que l'on ait fait voir ces eaux, les
plus belles du monde, au premier général de l'armée
alliée qui paraisse à Saint-Ildefonse. • Par Itonheur, il
avait ordonné que tous les hommes appartenant aux
dilTérents services se trouvassent chez 1 ui au moment du
départ du Roi : il n'eut besoin que d'une seule heure pour
que tout ce personnel gagnât ses différents postes et pré
psrilt la mise en mouvement; pendant cette heure, un ofB
cier, qu'il avait mis à notre disposition, nous lit voir le:
appartements et la manufacture de glaces, où par paren-
thise on montrait une glace coulée pour le comte d'.\r-
tois. lors de son retour du siège de Gibraltar, glace qui
«Tait prés de treize pieds de hauteur, huit de large,
qui n'avait pas été polie, parce qu'elle n'était pas assez
blanche, mais qui en grandeur dépassait toutes celles
eiistantes alors.
248 MÉMOIRES DU GÉNÉIIAL BARON THIÉBAULT.
La visite finie, le gouverneur revint à nous, et nous
ne tardâmes pas à être rejoints par l'envoyé de je ne
sais plus quelle petite puissance; prêt à se mettre en
route pour continuer un voyage vers Bayonne, cet en-
voyé avait appris que les eaux allaient jouer, et il ac-
courait pour profiter de l'occasion que je lui offrais.
A Saint-Ildefonse. les eaux sont fournies par le trop-
plein d'un lac qui couronne une montagne voisine, lac
assez grand pour contenir deux petites frégates ser-
vant aux promenades de la cour. C'est donc, et dans
toute la force du terme, la puissance de la nature sub-
stituée aux faibles efforts que l'homme a tentés ailleurs
pour créer de semblables spectacles; à cet égard,
Saint-Cloud et même Versailles ne sont plus auprès de
Saint-Ildefonse que des mesquineries. Grâce au secours
du lac, douze grandes scènes d'eau ont pu être ména-
gées, chacune de ces scènes produisant successive-
ment deux ou trois effets différents. Tout cela a fini par
se confondre pour moi dans un lointain de trente-cinq
années; je me rappelle cependant le grand jet, appelé la
Renommée, et qui s'élevait à cent cinquante pieds de
hauteur; une scène composée de onze jets dépassant
chacun le grand jet de Saint-CIoud; enfin la dernière
scène qui se terminait par le combat des vents et des
eaux, c'est-à-dire qu'elle produisait, par un brusque
changement d'aspect, l'effet d'un épais nuage que mille
courants d'air et d'eaux croisaient en tous sens. Chaque
scène d'ailleurs ne commençait à jouer qu'à mon arrivée
et lorsqu'on m'avait placé au point le plus favorabls
pour juger de ses difï'érents aspects.
D'Ildefonse à Ségovie le trajet est monotone; mais,
approchant de la ville, nous eûmes l'impression gran
diose de l'aqueduc, si remarquable par son étendue, s
hardiesse, sa légèreté, et qui, formé de pierres sèches 9
s ECO VI B. U9
flonne d'autant plus, que trente siècles n'ont pas ruiné
une seule des assises de cette construction phénicienne.
La céli'brité des draps de Ségovie nous décidu à en visi-
ter les principales manufactures et à y acheter de ces
ilraps,qui,udn]iratilesparla matière, plus que médiocres
par la fabrication, furent justement répudiés par nos
tailleurs de Paris et devinrent une nouvelle preuve de
ce fait que, sous ce beau climat, avec le soi le plus pro-
Juctif. l'homme gile tous les produits de la nature; il
ii'oblient que des fruits détestables, des huiles infectes,
1«* un bon légume, le cardon y compris, et des vins
indignement faits partout oti ils ne se font pas tout seuls;
encore ces vins, à quelques crus près, sont-ils empestés
par l'atroce peau de bouc. Et si de ces produits on
pa^e aux ouvrages des hommes, à la cuisine domes-
li^iup, aux maisons, ameublements, équipages, on est
oliligé de reconnaître que tout ce qui tient au service et
lui détails de la vierévèleunegrande insouciance, pour
M pas dire impéritie. Quant à l'école d'artillerie, quelque
tupresEoinent que le gouverneur piH y mettre, ta visite
B'inléressB très peu. Je n'appartiens pus à cette arme;
fetusé-je appartenu, la visite ne m'aurait rien appris.
Ccfat donc seulement pour faire honneur ù la recom-
nuxJation du prince de Masserano que Je me résignai à
■leadétaiU qui ne furent que fastidieux.
Quand nous rentrilmes, llichebourg et moi, à SaJa-
nwque, nous Irouvflmes un changement de face.
I^ grand quartier général, la division de cavalerie et la
d^u^ème division d'infanterie, revenue de Kudrigo pen-
i^mon absence, le parc et la réserve d'artillerie, les
winjniatralious l'avaient quittée pour se rendre à Valla-
^M, de sorte qu'elle n'était plus occupée que par la
PramiiSre division d'infanterie dont je commandais la
pfemière brigade. Un seul échantillon de tant d'hommes.
390 MÉMOIRES DC GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
que j'y avais tus ayec quelque intimité, y était encore,
je ne sais ponrqooi, mais allait en partir; c'était Mesny,
le payeur général, qai, faute d'en avoir, faisait de l'es-
prit sur tout et cmt en faire en me faisant remettre, au
débotté, an billet en vers qui commençait par cette lita-
nie de chevilles :
Se pcat-il, général? Quoi! déjà de retour?
Je TOUS croyais encor pour un mois à la cour.
Je ne lui sus pas gré de son effort poétique, derrière
lequel se cachait quelque malignité. De fait, je revenais
chassé par ce qui aurait dû me retenir, j'avais sacrifié^^^
à un amour malheureux les plaisirs d'une liaison pleine^^ e
de charmantes promesses. Ces souvenirs et les réflexion^^^s
qu'ils provoquaient ranimèrent en moi une ûèvre nou-^flcja-
velle pour cette Pauline, objet de tant de désirs et d^ Me
regrets. Ne pouvant plus m'arracher à l'exaltation di
pensées qui sans cesse m'emportaient vers elle, je lut
entraîné à écrire tout ce qui me la rappelait, et, comm*
ses lettres et la minute de la plupart des miennes n
me quittaient pas et me donnaient les dates dont ji
pouvais avoir besoin, je rédigeai en trente jours
volume contenant, sous le nom de Pauline de Médici^
l'histoire de ce cher et douloureux épisode. J'en
part aussitôt par une lettre à Pauline, et je lui laist
espérer, sans trop cependant y croire, que bientôt noi
pourrions ajouter de nouveaux chapitres à cette histoL
de notre roman; mais, sur ces entrefaites, je reçus d'eî
une lettre pleine de reproches que je ne méritais pas,
de plus menaçante par le ton de découragement
d'humeur qui sy manifestait. Alors, dans le délire dll
sion auquel j'étais arrivé et devant les soupçons qui
semblaient la plus injuste des récompenses, ma tel
monta à ce point que, informé qu'il se préparait
LE DUC DE L'INFANTAUO. SBI
grande expédition pour Saint-Domingue, j'écrivis à. l'in-
bIadI pour demander d'en faire partie. Par un double
Ixinheur, Pauline, qui avait répondu courrier par cour-
rier à ma lettre relative au journal de nos amours, m'en-
Wyail une nouvelle assurance de sa tendresse, et cela
eDmème temps que ma demande au ministre, décachetée
par Lomet, était jetée au feu. Il est bon que le destin
« charge parrois de nous protéger contre nos folies.
Un malin, on m'annonça que le duc de Tlnfantado
t'émit d'arriver à Salamanque, et, un moment après, je
rCfUS sa visite. Il avait regretté, me dit-il, de ne pas
*'*tre trouvé à Madrid pendant le séjour que j'y avais
fait; mais, sur le jugement qu'on y avait porté de moi,
désirant voir avec quelques détails une des divisions de
t)otr« armée, il avait choisi celle à laquelle j'appartenais
«tle moment oii elle était commandée par moi. C'était
Irop d'honneur; je ne pus répondre que par des remer-
ciements, et nous convînmes avec le duc de l'emploi des
trois jours qu'il pouvait consacrer à Salamanque et qui
furent naturellement trois jours de grandes manœuvres,
<|ae je fis commander par le colonel Sémélé et relative-
ment auxquelles mes instructions eurent le bonheur de
pressentir les évolutions qui devaient plaire au duc. Nos
manœuvres se terminèrent par le défilé à la Schaum-
bour^; le duc parut fort content de moi, je le fus par-
faitement de lui; nous dlnlmcs et déjeunimes alternati-
vement l'un chez l'autre, et, sans doute pour rendre
plus complet cet échange d'intimité, il faillit me voler
mes domestiques (1).
(I) J'avais dâJA pour valet do chambre Jacques Dowlnt, dont je
rtpuleraj, liommB si distingué qui. bien qu'il po«sédill S.UUU franca
denvenu, m'a servi quinze ans. quideuxTitis m'a aauvË la vie, qui
anltpour mai un dévouemcnl tenant du EanaUsmc et qui 6tail le
■BMUtedeB terviteurs; j'avulsiadâpcDdammsuldolui deux domna-
^uvi, doni un garçon Buperljo uoiunië Cliarlss : eb bien, ta veille
252 MÉMOIHES DU GÉNÉRAL BARON THIËBAULT.
Déjà et pendant que le général Leclerc occupait Sala-
manque, j'avais vu l'évêque de cette ville, Tavira, ce
prélat vertueux, littérateur distingué (1), et que son
mérite, sa sagesse, ses qualités apostoliques avaient fait
nommer le Fénelon de l'Espagne. 11 m'avait toujours
reçu avec quelque distinction ; mais, depuis mon retour
de Madrid, ses bontés étaient devenues de plus en plus
marquées; il les avait portées au point que, en petit
comité, je dînais avec lui deux fois par semaine. Un
jour, en sortant de table, nous nous étions rendus sur
le balcon de son magnifique palais épiscopal, et comme
les maisons hideuses qui séparaient ce palais de la cathé-
drale, également magnifique, me choquaient un peu
plus que de coutume, je lui demandai comment il était
possible que la disparition de ce cloaque n*eût pas en-
core mis en regard et la cathédrale et le palais : c Mon
cher général, me répondit-il, vous renouvelez une de
mes douleurs. L'idée de faire disparaître ces affreuses
habitations m'est venue dès mon arrivée dans la ville.
J'ai travaillé à ce projet pendant dix ans; j'ai eu recours
à rinfluence des habitants qui désirent la démolition et
à l'autorité du Roi qui n'y était pas contraire. J'ai même
offert de contribuer à l'indemnité partielle de ces mai-
du dépari du duc, son majurdome vint trouver co Jacques ci ce
Charles, et leur oflTrit, s*ils voulaient s'altacher au duc, c*est-A-dire
me quitter, une gratification et le double des gages que je leur
donnais. Tous deux rejetèrent cette proposition, dont Jacques ne
me parla que plus tard. Évidemment la démarche n'avait pu être
faite sans Tassentinient du duc. Je n'ai jamais su que penser de
lui à ce sujet. J'ajouterai cependant que pour me remercier du
Manuel et du Blocat de Gènes que je lui remis à son départ, il
m'adressa dès son retour à Madrid les plus beaux ouvrages mili-
taires publiés en Espagne. Cette caisse arriva à Salamanque alors
que je n'y étais plus, et jamais elle ne me rejoignit.
(i) 11 est l'auteur des notes de la traduction de Salluste poar
l'infant don Gabriel, traduction qui de plus, el en entier, a été rcFue
par lui. On lui doit beaucoup d'autres travaux scientifiques.
LOeS MAÇONNIQCE A SALAMANQUE. Hi
toM par un eacriflce sur ma propre fortune; mais le
chapitre, qui en est propriétaire, a opposé à mes efforts
d'iusurmoDtaMes obstacles; après une lutte aussi longue
([u'inalile. je me suis résigné sur ce point comme sur
Uni d'autres, • Je lui demandai pardon d'avoir ramené
ses pensées sur un souvenir pénible; nous étions alorâ
Iota de penser tous les deux que j'étais destiné ù réaliser
saor£ve,et que, eu 1811, je créerais à Salamanque la
placeque lui. évêque de la villeetpuissantévèque, avait
TfuDement tenté de faire exécuter.
Ces quelques relations agréablement suivies et mes
heures de rédaction consacrées à Pauline m'aidèrent 4
IfCiUTep moins long le séjour de Salamanque; mais il
n'en était pas ainsi des autres ofllciers. Le général
Monnet, que la date seule de son brevet avait mis h
k Ule de la première division, était un de ces chefs
fCHsIecommandemcntdesquels le service cesse d'être du
Kmce, et qui laissaient leurs subordonnés dans une
■Daetion que chacun remplissait à sa maniera. Cette cir-
ctinstHDce, plus encore que l'esprit de prosélytisme, dé-
termina le colonel Lacuée, frunc-raapon des plus hauts
grades, à réunir à lui les autres maçons et à ouvrir
onc loge, k laquelle la division fournil une cinquan-
taine (le membres et dont A bon droit il fut l'orateur.
^(me Monnet et quelques autres Françaises se trouvant
=^ Salamanque, on forma pour elles une loge d'adop-
*-'on, qui s'ouvrit par une fête remarquable en ceci que
chacuD des membres y assista dans le costume de sou
Brade; j'étais alors au nombre des chevaliers d'Orient,
et le chapeau à plumes, le col ouvert, avec toute la barbe
lue j'avais laissée pousser et la tunique blanche bordée
eo vert, étaient réellement dun très élégant effet. Mais
^^ que tout cela eut de plus sérieux fut la réception.
*6crète d'un bon nombre d'Espagnols, que leur fanatisme
S54 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIEBAULT.
rendit capables de s'affilier à une société qui ne devait
plaire ni à leur roi ni à leur clergé.
L'inaction, si pénible aux officiers, devint insuppor-
table aux soldats. Tant que nous avions dû faire la
guerre, ils ne s'étaient guère occupés de TEspagne que
pour en faire le sujet de leurs lazzi; ainsi, ayant appris
que Ton condamnait à mort quiconque tuait une cigogne
et à une simple détention celui qui tuait un homme, ils
n'appelaient plus le roi d'Espagne que le « roi des ci-
gognes ». Mais, lorsque l'espoir de la guerre se fut éva-
noui et qu'ils virent leur séjour se prolonger dans ces
tristes contrées, le mal de leur pays les prit, et parmi
nos conscrits la mortalité devint effrayante. Il n'était
même plus possible de leur faire accepter des remèdes,
ni de les empêcher de ployer leurs draps et leurs cou-
vertures, et de se laisser mourir à côté. Le secours des
médecins devenant impuissant, il fallut que la sollicitude
des chefs y suppléât pour stimuler le zèle des comman-
dants et des autres officiers du corps. Je visitais les
hôpitaux tous les deux jours; j'y passais des heures
à remonter le moral de ces malheureux enfants, en
annonçant aux uns une prompte rentrée en France, en
plaisantant avec les autres, et j'eus la consolation de
ne pas le faire sans succès.
Cependant ces misères n'empêchaient pas quelques
fous de se divertir, et parmi eux Richebourg, Dupaty
et Texier, dont je dus quelquefois arrêter les sottises tout
en en ayant ri. Richebourg, m'ayant accompagné dans
une de mes visites aux hôpitaux, avait assisté au panse-
ment d'un ulcère hideux, devant l'horreur duquel je
n'avais pas cru devoir me soustraire. Richebourg en
parla pendant le dîner; ce sot de Fréhot fit le dégoûté;
aussitôt Texier et Dupaty demandèrent des détails, qui
renchérirent devant la colère croissante de Fréhot, et le
TnmiRLK-FftTfi. 2J5
nigaud jeln sa servielte et quitta la tuble avant d'avoir
schevi? son potage. La scène se renouvela à chaque
repas pendant trois jours: faute de traiteurs à Sala-
roanijue, Fréhot jeûnait, et j'intervins. Les trois com-
pères se vengèrent sur lui en décommandanL secrète-
menl un rendez-vous qu'il avait donné à une dame, de
wrte que nous le vîmes, pendant toute une représenta-
tion, courir les corridors du théâtre, monter et descendre
l«B escaliers, entrer et sortir de la loge qu'il avait louée
pour la belle qui ne vint pas.
C'étaient sans cesse des folies nouvelles. Un soir, ren-
trant à la nuit ferince, nous passons devant un ossuaire,
aa-detsus duquel, dans une petite niche, était logé un
crlne éclairé par une lampe, Ricbebourg attrape le
ertne, achète un bout de cierge qu'il allume et qu'il
place dans le crùne en guise de lanterne, puis à la porte
de notre hùlel 11 coiffe de son chapeau cette tête qui
Mie le feu par les yeux, les narines et la bouche; il la
niaintient au-dessus de sa propre tête, qu'il cache en
'■élevant son manteau, et il sonne. La bonne qui vient
Ouvrir s'évanouit. Je semonfai, mais en vain.
Le lendemain, je n'allai pas au théAtre: mes fous s'y
rendirent armés de très longs télescopes, qu'ils bra-
quèrent sur toutes les femmes, en provoquant une ni-
"neur qui vingt fois interrompit le spectacle. Hulin
Commandait en qualité de colonel la place de Sala-
■naoque; le lendemain matin, au rapport, il me porta
P'ainte contre les trois trouble-fête, que je dus mettre
aus arrêts pour trois jours. Ces arrêts, du reste, n'étaient
Pae fort tristes. Il y avait dans la maison que j'habitais
''^is jeunes et joUoa liltes, et presque toutes les soirées
^® passaient à rire et à danser avec elles(l). Ces jeunes
(i) Dup>ly Qt tout au monde pour bien danser le boléro, el,
''"^gri ta. suptrioritâ comme danseur , il ns put réussir. Celle
i ; H
" >
. . MiMon-.i'i î)i- r.r.M:ii.\L raho.n i m j i; \ri.T.
î; -^ 'M'-vi . • • ;•.-.> i\.nipa.:xnie chann.iMl.-. Nous Ivu
.. '. . !\' lt*r nos ornement? n..:';"îini.Tijes
: ..- -ir.îisant que leurs ê\rî.inMii._,a
■ \ .;.i"e:'es renouvvl :..:.t à ..ha ju-
- ; r s ::»^ p:r-: î : r- pi-r iJe <i
■ - , ...î j- :.? •: :■- -r f - fjjs. no
"r ■* - '■- ■ -•- . :' . :>t.'iiiHnl
-"- * -■ ■ "^ ■ * "• ■ -: - ■ r-r-'^ce de
*.r:-jsieme
; jr faire
' .!- iriré de
^Ja^lie^
- - f:i à mes
-•lit? lie
. -- i* '^r .'n-
>es
^- lit
pas
. .rant la
. :>rnier
. ..pren'i
-: «rvilor
- r^e i>i.'Ut
r . -.Ireii'a-
r -• :!■ ral.
-■-: îKiino
..:.■ ra pas
-'.:>. » En
. r.ii.intes,
. : ■■.t-r pour
.. lit .lUicné
• QUE TECT CE CAVALIER? " Î5T
tout bruit. GMce à des chaassures de laine mises par-
dffiiutses bottes, il avance à pas de loup; déjà les pièces
intermédiaires sont impunément franchies; la porte du
UDCluaire est ouverte, le seuil en est dépassé; Uiche-
bourg approche du lit, où. en dépit de l'ub^fcurité, il croit
^xrcevoir la belle; il avance le bras pour recevoir une
nain pétrie par les Grâces, lorsqu'il se trouve saisi par
in« poigue rude, velue et décharnée, tandis qu'une voix
de tonnerre lui crie : i Quf quiere e»le caballeraf • C'é-
tlit le pare de notre nichée d'Amours, el senor Morales,
qui, ayant entendu, supposé ou deviné le rendez-vous,
mit pris le lit de sa Ulle et avait envoyé celle-ci cou-
cher auprès de la mère. Pour Hichebourg, ce fut le
■litUe: par bonheur, cependant, la nuit empicha de voir
l« bouleversement de son visage; un moment lui suffit
ponrsc remettre, et, tout en répondant qu'il ne voulait
^ lui redire adieu, il secoua le seigneur Morales de
uoiire & lui disloquer l'épaule; puis il nous rejoignit
pouTDous conter son histoire.
Toro ne m'a rien laissé que l'on puisse honorer du
nom (le souvenir. .\ peine si, dans le lointain ou se perd
tout ce qui pouf moi a rapport à cette ville. Je retrouve
toeore quelques vestiges appartenant i la maison non
htbitfe où j'avais succédé à Lamarque; à peine si
i'tperjois encore quelques pans de mur, quelques
Ugies de rue, un pont, de jolis minois et une beauté
remarquable, que douze & treize mille jours écoulés
ilepuis ce temps n'ont pas plus changée à mes yeux
>)u'ils n'en ont fuit évanouir l'image.
tj&saisoQ d'ailleurs s'opposait aux manœuvres et aux
promenades; ce fut par un temps exécrable que je passai
!■ revue de mes troupes, et, suivant le pronostic de
Umarque, ce séjour se serait peut-être fort tristement
P'Mé, s'il n'eût été si court. Mais il y avait à peine
t>58 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
dix jours que j'étais à Toro lorsque nous reçûmes
l'ordre de rentrer en France, ce qui mit l'armée non
en joie, mais en délire. Jamais pays, je le répète, ne fat
plus odieux à nos troupes. On eût dit qu'elles avaient le
pressentiment des quatre cent mille hommes avec qui, de
1808 à 1813, nous devions y entrer, et sans la perte des-
quels nous serions restés maîtres du monde. Quoi qu'il
en soit, autant les soldats étaient devenus mornes et
silencieux, autant ils firent éclater leurs cris et leurs
rires, lorsqu'ils furent certains de quitter l'Espagne; les
chants retentirent pendant toute la route qui nous ramena
des bords du Duero à la Bidassoa.
J'espérais revoir, à Valladolid, mon chanoine de San
lago; il était absent, lorsque je repassai par celte ville;
il en fut de même de mon hôtesse de Burgos, et l'en-
nuyeuse route, faite par étapes, à travers la Castille, ne
me rappellerait rien, sans la fantaisie qui me ût acheter
deux beaux chiens couchants à nez fendu et six lévriers
superbes, ce qui en fit acheter quatre à Richebourg et à
Dupaty. L'un de mes lévriers me coûta trois cents pié-
cettes ; sa taille, ses formes, son inconcevable vitesse
lavaient fait nommer Pégase (1). J'emmenais également
un animal fort extraordinaire, évidemment le produit
d'un renard et d'une chienne (2), que nous avions vu à
(1; On citait uq canal do vingt pieds de large qu'il avait franchi.
Aucun lièvre aperçu par lui, A quelque distance que ce pût être,
ne lui échappa jamais, et à lui seul il aurait dépeuplé de lièvres
toute une province. A peine m'avait-il été livré que son vendeur
vint me prier de le lui rendre et de reprendre mon argent. Le curé
du village où je le trouvai, le regrettait; plusieurs habitants pleu-
rèrent lorsque je l'emmenai ; c'était comme l'honneur de l'endroit
et j'aurais aussi bien fait de ne pas en priver les habitants. Au
mois d'octobre suivant, à Tours, le chien ayant donné dos symp-
tômes de rage, et sur la représentation du maire que la terreur
s'était répandue dans la ville, je dus le faire tuer.
(2) Cet animal étrange était peu grand, carré et fort; il avait
DERTCIERS SOCVEMBS HE Li PENINSULt;. 2ï:i
Rodri^; tandis que j'étais h. Salamanquc. Delost, sur
an iislr que j'avais exprimé de ramener cet animal cu-
riem 4 Paris, était allé le chercher sans m'en prévenir.
Il m'assura l'avoir obtenu A vil prix, quand Je lui parlai
de reoihoursement. Peut-être l'avait-il eu pour rien, si,
«mine je le crains, il l'avait pris.
A mon arrivée à Vitoria. où se terminenl pour moi
ka souvenirs de ce premier séjour dans la Péninsule,
noa logement se trouva avoir été fait chez le marquis
de Monte IIermosa(Beaumonl),honinie poli et fort comme
il faut, mais (fui déjà n'était plus dans sa maison que
le mari de sa femme, dame jeune, belle, spirituelle et
vive, surtout impérieuse, coquette même, et qui à une
grande fortune joignait les manières et le ton que
donnent une haute position sociale et la fréquentatioa
da grand monde et de la cour. C'était elle, au reste, qui,
ayant favorablement entendu parler de moi à Madrid,
d'où elle venait, voulut que je fusse logé chez elle. C'est
donc avec recherche que je fus accueilli et traité, et, pour
que rien ne raanquilt à sa réception, elle eut le lende-
main de mon arrivée trente personnes à diner.
Un général espagnol, qui n'était ni sans esprit ni sans
entente de son métier, se tiouvaut au nombre des con-
viveg, il fui impossible d'éviter de parler de guerre et
«l«ne pas en venir h nos illustrations militaires. Plaçant
oatureHement le Premier Consul hors de tout parallèle,
ce général me pria de lui dire il qui, de Moreuu ou de
Mugéna, il était juste de donner la priorité comme
S«néral.
Après avoir établi la dilTérence entre leur caractère,
lenr genre d'esprit et leur instruction, les ayant fait con-
nallre par leurs principaux faits d'armes et ayant con-
^* polli hoves et longs, la tâU. le muaeat
" *^jt\X connue ua cliieo. mais il était i
sUt<^ qoe. malgré toat. la nerre des moDtagnes serai
plus ^pécîalex&ent da fait da séDéral Masséoa* la goerr
des piaiD€s da fait da général Moreaa : < Je suppose
dis-je. que. dans ou terrain mixte, mais égal pour Tai
et l'autre parti, arec des forces et des moyens sem
lilables. ces deux chefs se tronrent inopinément au
prises. Eh bien, dans cette situation, le général Moreai
ronmiencera incontestablement par avoir ravantage;
znais. conmie il est impossible que dans le cours d*mM
;:rande bataille on ne fasse pas de fautes, comme il n'esl
l>as moins indiscutable qu'avec son coup d'œil d'aigle le
irénéral Masséna jugera toutes celles de son ennemi el
<iu*il en profitera avec la rapidité de la foudre, il finira
par arracher la victoire, parût-elle désespérée. D'où je
conclus, ajoutai-je, que Moreau est le premier de nos
militaires, Masséna le premier de nos hommes de guerre;
en d'autres termes, que Moreau est le premier de nos
généraux d'armée, Masséna le premier de nos généraux
de bataille : mais d'où je tire également cette conséquence
que. jusqu'à on certain point, Moreau, homme de médi-
tation et d'expérience raisonnée, pourra vieillir impu-
nément, alors que Masséna, homme d'inspiration et
d'impulsion, ne le pourra pas ; ce qui me conduit à ce
corollaire que tant que Masséna sera dans l'âge de la
force, il aura sur Moreau un avantage tenant de la
puissance de la nature, avantage que Moreau reprendra
sur lui à mesure que le calcul et le raisonnement sup-
pléeront à ce qui ne peut résulter que de l'activité, de
l'Âge viril et de la chaleur du sang. >
Ce jugement frappa assez mon auditoire pour que
moi-même j'en gardasse le souvenir, et je ne me doutais
pas alQrs que ce serait dans la Péninsule même qu'il
serait confirmé. Le général Masséna a fini d'être un
homme de guerre après la campagne de Pologne et les
PARALLÈLE ENTRE MASSKNA ET MOREAU. 261
Yomissements de sang qu'il y eut; .dès lors il n'était plus
lui-même; amaigri, les traits décomposés, il était sans
forces quand on l'envoya en Portugal pour faire ternir
par lui-même, et aux dépens de ce qui lui restait d'exis-
tence, une gloire dont on était jaloux parce que lui seul
se Tétait faite. Il ne fut plus là qu'un homme se survi-
vant à lui-même, et aussi inégal qu'incomplet; dirai-je
que dans la marche d'Almeida à Santarem, dans la
longue halte sur le Tage, il n'eut plus que de la téna-
cité, mais pas une inspiration de guerre? Il se trouva ne
pins avoir d'autorité et fut bravé par des hommes qui
naguère se seraient précipités pour exécuter ses moin-
dres ordres. Quant à Moreau, dans la situation indigne
dont un boulet françaisa fait justice, il fut encore capable,
étant adjudant général d'Alexandre en 1813, de conce-
voir un excellent plan de campagne; il eut le sang-froid
de donner ce conseil qui décida de nos désastres : < Bat-
tez en retraite toutes les fois que vous serez en présence
de Napoléon, attaquez toutes les fois que vous n'aurez
à combattre que ses généraux, i Et, ne perdant rien de
sa présence d'esprit jusque dans la trahison, il fit souil-
ler le sol de la France et Paris par les hordes qui nous
arrachèrent des frontières que la nature et la victoire
nous avaient données.
• CHAPITRE IX
Si, à l'exception de quelques heures passées à Vitoria,
mon voyage à travers cette fastidieuse Espagne fut au
dernier point monotone et triste, celui de la Bidassoa k
Paris ne fut ni l'un ni l'autre.
J'avais une dette à régler avec les douaniers français
de la Bidassoa; nous nous gardions rancune, eux pour
le coup de canne qu'un des leurs avait reçu de moi, moi
pour l'impertinence qu'ils avaient eue de me dénoncer;
et si j'avais laissé faire mes aides de camp et les trente
chasseurs à cheval qui formaient mon escorte, la scène
aurait été violente; mais je résalus de n'en venir vis-à-
vis de tels adversaires à une correction violente qu'au-
tant qu'ils la provoqueraient, et, pour ne pas les traiter
avec plus d'importance qu'ils n'en méritaient, je voulus
commencer par m'amuser d'eux.
En conséquence, ma division marchant par brigades
et moi avec la dernière, je fis mettre mes effets et ceux
de mes aides de camp et domestiques sur les voitures
de bagages de ma seconde brigade, de sorte que toutes
nos bardes, y compris le drap de contrebande acheté à
Ségovie. entrèrent en France vingt-quatre heures avant
moi. Arrivant à la Bidassoa, je n'avais donc ni un porte-
manteau ni un sac de nuit; toutefois rien ne décelait
cette disposition : mon fourgon d'abord, ma calèche
ensuite, tous deux bien fermés, couraient devant moi„
et je les suivais au trot comme s'ils avaient contenu les
ottjeta les plus précieux.
LaBidassoa franchie, je vis tous mes douaniers sous
les armes, en grande tenue et en Ijataille devant leur
maison. Dès que je fus à leur hauteur, le^ chefs et une
douzainu d'hommes sur trente s'avancèrent ; mais, affec-
tint de causer avec Richebourg et de ne les voir ni les
«ntendre, je les dépassai de plusieurs centaines de pas
et ne m'aperçus que j'avais à leur répondre qu'après les
avoir suffisamment essoufflés. Quand j'eus donné l'ordre
d'îrréter, ils visitèrent la calèche, furent très surpris
de h trouver vide, et je leur fis donner les clefs des
deux cadenas du fourgon. A la manière dont ils se pré-
cipiti-rent dessus, on eût dit qu'ils le prenaient d'assaut.
Plus de dix d'entre eux étaient grimpés aux trois cAtés
qu'allait laisser libre le couvercle, et, lorsque celui-ci se
Muleva, tous avancèrent la tète, se pressant à qui ferait
'a première découverte. Jamais zèle ne fut plus mal
récompensé : le fourgon ne contenait que nos dis grands
chiens et le chien renard, enfermés là depuis plus de
deux heures et qui mirent la plus grande véhémence
pour recouvrer leur liberté, sautant 4 la figure des doua-
niers qui furent presque tous jetés à terre. Tombés
pète-mèle avec les chiens, les malheureux se relevèrent
comme ils purent, les uns meurtris de leur chute, les
autres plus ou moins égratignés, tous ayant leurs haiiits
hrodés crottés ou déchirés. Dès que je les revis sur
pattes ; • Votre visite est-elle terminée? » leur deman-
«lai-je gravement. Sur leur réponse afTirmative et au
désespoir de mon escorte, que j'eus mille peines à cod-
lenip, je bornai ma vengeance à cette intervention de
nos chiens.
L Bayonne, je rencontrai M. Desportes, qui se trou-
|teans voiture, et je loi fis accepter une place dans
264 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON TUIÉBACLT.
ma calèche jusqu'à Paris, ce qui me décida à faire par-
tir mon valet de chambre par la diligence avec mon
domestique et mes chiens. C'était changer Téquivalent
d'une solitude fastidieuse contre la société d*un homme
charmant, dont la conversation était aussi agréable
qu'instructive, et qui me conta une foule d'anecdotes
sur tout ce qui tenait à l'Espagne, à la cour de Charles IV
et à des événements dans lesquels il avait joué un rôle
important, auxquels j'avais pris part à peu près en
aveugle. Je lui dus des révélations très précieuses, mais
j'eus le tort de ne pas en prendre note de suite; il devait
toujours me les donner par écrit; de fait, je me trouve
à court pour en rien dire.
M. Desportes était fort pressé de rejoindre Lucien qui
le précédait; j'étais fort désireux aussi de marcher vite,
et nous nous trouvâmes d'accord pour ne pas nous
arrêter. Une seule traite nous amena de Rayonne à Bar-
bezieux; mais, informés que les chemins devenaient
presque impraticables et que même de jour nous aurions
mille peines à ne pas y rester, nous couchâmes chez un
nommé Gandaubert, aubergiste très confortable et
qui soutenait avec honneur la réputation des pâtés de
Barbezieux. Nous ne regrettâmes donc pas notre séjour;
la sortie de la ville ne nous ménageait pas autant
d'agrément.
A cette époque, les routes, défoncées partout, ren-
daient très difficile de voyager en France, et, pour se
procurer les ressources nécessaires à leur rétablissement,
on avait créé des barrières de péage de poste en poste,
moyen exécrable dont les frais et les vols dévoraient les
produits, et dont la perception donnait lieu à mille
chicanes; toutefois les militaires voyageant avec des
feuilles de route étaient exemptés de ces péages. Or le
commis de la barrière de Barbezieux, route d'Angou-
QUERELLE DK B^IIRIËIIE.
lime, nommé Moucbère.se trouvait être des plus gros-
ùers; souvent il se cachait, et si ud paysan, ne l'aperce-
Tant point, passait vite dans l'espoird'iîchapper au péage,
le terrible commis cotiraitapri!» le mnlbeureux, l'arrêtait
et lui Taisatt payer l'amende. Uuanl à moi. et au moment
oii, eu réponse à sa demande de payement, je lui remis
ma feuille de route : < Ah I ah ! s'dcria-t-il en mo regar-
dant avec colère, on me vole tous les jours; mais f......
OQ De me volera pas aujourd'hui. > Il se mit à épeler
ma Teuille de route mol par mot, les noies y comprises.
Je l'invitai à en (Inir un peu plus vile : < Oh ! je ne suis
pu pressé t. reprit-il. et il se mit à recommencer. L'n
Miat n'y aurait pas tenu ; il faisait un froid de loup, les
glaces de la calèche restaient ouvertes: je pensais aui
cent quatre-vingts lieues qui nous restaient & faire, et.
perdant patience, j'arrachai ma feuille de route en disant
la commis que j'allais lui payer la barrière, mais que
un iasolence lui coûterait cher. > (jue lu me payes la
barrière ou non, répliqua-t-il, je vais commencer par la
fermer. • Et il la ferma. Déjà, et ayant mon sabre à mon
«iotiiron.j'nvais sauté de la calèche, et. comme il vit que
j'Uluis à la barrière dans l'intention de la rouvrir, cet
bomtne fort et trapu, tout en appelant son fils qui accou-
ml pour le seconder, s'élança sur moi comme un furieux,
A, me saisissant par le collet de mon gilet, attendu que
mi redingote était ouverte, il me le déchira du haut en
bu. Ici j'aurais peine à dire ce qui se passa en moi; forcé
^tn'eo tenir aux faits, je me bornerai donc à ajouter
<pi lorsque le lils, grand garçon de vingt à vingt-cinq
*w, imx-a vers moi, il avait sur la poitrine la pointe de
"M sabre, qui venait de faire lâcher prise nu père en
lui coupant les trois os de la jointure du coude.
'''onde mes assaillants se trouvait donc hors de com-
*•■ et r&utre reculait, lorsque M. Desportes mit pied à
266 MKMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIEBAULT.
terre et m'engagea à aller avec lui terminer cette affaire
chez le sous-préfet, que d'ailleurs il connaissait et que
même il avait fait nommer, pendant que sous Lucien
il était secrétaire général du ministère de Tintérieur.
Nous partîmes suivis par les deux Mouchère et escortés
par une foule de curieux. Les faits furent exposés de
part et d*autre; informé de l'aventure, Gandaubert
nous avait rejoints, et, par reconnaissance pour la carte
que nous avions généreusement payée et pour les pÂtés
que nous avions achetés, il nous fut très utile en citant
toutes sortes de faits les plus désavantageux au compte
de ce Mouchère. Finalement, le sous-préfet, tout en nous
prévenant qu'il ne dépendrait pas de lui d'empêcher une
action judiciaire* nous donna deux gendarmes qui nous
tirent rouvrir la barrière.
A peine la barrière dépassée, M. Desportes me dit :
« Vous avez peut-être été étonné que je sois resté témoin
inactif de votre lutte avec ces deux gaillards, et je n'ai
pas besoin de vous dire sans doute que, si vous aviez
été en danger, vous n>ussiez pas attendu longtemps
mon aide; mais votre coup de sabre donné, j'ai pensé
aux suites de Tincident. et j'ai considéré que si, moi, non
militaire, j^ivais pri« part à la lutte, vous ne pouviez
plus échapper aux assises, tandis que, aucun bourgeois
ne se trouvant mêlé à celle affaire, il vous serait facile
de la faire renvoyer devant un conseil de guerre. •
Lorsqu'au premier relais nous quittâmes notre postil-
lon, mon seul témoin avec M. Desportes, j'avais eu soin
de lui donner un louis pour boire; mais l'aventure était
loin de me laisser sans inquiétude. D'une part, je fus
cité par-devant les assises: de l'autre, Mouchère manqua
crever (i).
(1) Je me rappelle môme que Richebourg, passant à Barbezieuz, .
m'écrivit que ce terrible homme était mourant, et que sa lettre».^
M. Joly, conseiller à la cour d'nppel de Paris, magis-
trat si respectable et si respecté, l'ami d'enfaoce de mon
père, mon ami, mon conseil et mon recours dans les
occurrences graves, fut d'avis de voir le ministre de la
justice (le même Abrial que j'avais connu à Naples) et
m'accompagna chipz lui. La séance fut longue et sérieuse,
quoiqu'un moment égayée, lorsque dans mon exaspé-
ration je dis • que j'aurais sabré le bon Dieu s'il avait
nis Ib main sur moi >.M. Joly, rappelant l'insolence de
ceHouchdre. cette circonstance qu'il avait tort et dans le
fond et dans la forme; insistant sur la voie de fait qu'il
ï'itait permise; faisant considérer que j'étais mililaire
CD activité de service et que je voyageais par ordre;
observant, en outre, qu'aucun bourgeois n'était impli-
qoé dans rafTaire, et que, me trouvant attaqué, je ne
ponvais l'être que devant mes juges, obtint que je fusse
Knvoyé par^levant les tribunaux militaires. Le conseil
de guerre séant à Périgueus fut donc nanti de celle
•iraire,et,commeIe bonlieurvoulul qu'il put être présidé
par le général de division Gardanne, mon ami, Mouchère
«entit que, n'uyanl d'ailleurs que ce qu'il avait mérité,
f ne lui restait qu'à tirer de moi quelque argent. Sur
W! «ntrefaites, Salafon passa à lîarbezieux; il voulut
bien s'y arrêter pour finir cette désagréable affaire, et,
chaudement secondé par Gandaubert dont j'avais eotre-
'f'ou le zèle en lui demandant deux gros pdtés par mois,
'' parvint à tout arranger au moyen de cinq cents francs.
'•'était à peu près ce qu'avait coûté le traitement de ce
''ouchère, qui de plus avait perdu sa place et était
*'ï'*opié. Quant à moi, en pourboires, p;Ués, frais et in-
"^ttïniU'.j'en fus pour quarante napoléons et un gilet (1).
J^ j'Bi reçue comme je moQlaia en voilaro pour aller au bal,
*8»ïs pus in& «olrte,
(IJDana le voyage qui, en 1337, me ramona pni' UordeauK de
fêê MÉMOIBES DC GÉ5ÈB1L BABOX TBIÊBAULT.
Aa reste, ces maadits commis de barrière furent mon
fléaa. Dix mois après, j'arais à Tours, où je comman-
dais, une autre affaire arec un de ces oiseaux, auquel
j^arais coupé la fîeure d'un coup de cravache. A la bar-
rière de Vincennes, un troisième porta plainte pour une
malheureuse tape que je lui avais donnée; enfin, com-
mandant à Versailles et éternellement arrêté à la bar-
rière de VilIe-d'Avray par un maudit commis qui quatre
fois par vingt-quatre heures me voyait passer dans le
même cabriolet, allant à Paris ou revenant de Paris, il
arriva qu'un jour, envoyé promener par moi, il se mit
à crier et à courir pour s'emparer de mes rênes. Oh !
ma foi, exaspéré, au moment où il se trouva entre un
mur que je longeais et mon cabriolet, je rabattis mon
cheval de son côté, et le ventre du commis se trouva
pincé entre la muraille et le moyeu de ma roue, de telle
façon qu'habit vert et chemise, tout fut arraché, y com-
pris un cri superbe. Par bonheur, ces commis et ces
barrières furent supprimés, et il était temps pour moi,
car je ne sais ce qui m'en serait arrivé.
Je ne suis jamais rentré en France, je n'ai jamais
franchi les barrières de Paris, après des absences de
guerre, sans une vive émotion. La vue seule de cette
terre sacrée, de cette cité de souvenirs et d'espérances,
Ria à Paris, je repassai à Barbezieux avec M. d.3 La Roserie et
Alfred, et pour la preoiière fois, depuis 1801, je m'y arrêtai. £d
rentrant dans Tauberge où j'avais couché avec M. Desportes, je
demandai Gandaubert; il était mort. Après quelques mots de
regrets adressés à sa veuve, je lui demandai si elle oe me recon-
naissait pas, et comme elle hésitait : « Quoiqu'il y ait vingt-six
ans que je n'aie couché chez vous, répliquai-je, votre mari m'aurait
reconnu de suite. — Ah ! monsieur, s'écria-t-ellc, vous ôtes le géné-
ral Thiébaull! > Et à ce nom, enfants, cuisiniers, marmitons
accoururent. Mon aventure était encore présente à tous; tous vou-
lurent me revoir ou m'a voir vu, et l'empressement fut tel que, pour
y répondre honorablement, je dus acheter les plus beaux pâtés
qui se trouvèrent faits.
faisait vibrer mes nerfs, et l'on comprend d'après cela
combien plus vives étaient mes impressions. Depuis
neof ans, au milieu des ivresses mêmeB de la victoire,
au milieu du brouhaha de^ réjouissances publiques,
j'avais retrouvé la France inquiète cl soulfrant de la
cessation du commerce extérieur, de la mort de presque
toutesles industries. Dordeaux surtout, dont les richesses
avaient été si grandes et dont on disait que ses habi-
Uotsauraient • pu la faire paver avec de^ pavés d'or ■ , se
trouvait déchue de sa prospérité, et, pour ne parler que
de ses vignes, elle était, comme tant d'autres pays de
vignobles, réduite à les arracher pour demander à la terre
d» récoltes qui n'attestaient que la détresse. Quant à
l'ïris, privé de cette masse d'étrangers, de ce mouve-
menl d'alTaires indispensable pour le vivifier, il était
nnme. L'argent, qui cependant ae manquait pas, était
improductif, faute de confiance et de circulation. Or, à
«s pertes continues et croissantes, grdoe à la puissance
elaa génie avec lesquels la France fut gouvernée par
le Premier Consul, avait succédé une véritable expan-
siûD. Du moment où la paix avec l'Angleterre fut signée,
Uûrdeaux réexporta ses vins, désencombra ses celliers;
Ml terres, que l'on donnait pour le prix d'une année de
lïurs anciens revenus, reprirent une grande valeur.
toutes les villes de la Loire, Tours y compris, parta-
S^iientcc bonheur, auquel Orléans allait participer par
Il remise en activité de ses raffineries. Paris redevenait le
"Widez-vous d'une foule d'étrangers de marque qui y fai-
'»ieiit aTOuer l'or de l'Europe, et c'est sous cette imprea-
>ioa de prospérité et de bonheur que j'y rentrai. Mais,
^^ mon arrivée, ce l'ut une Irisle nouvelle qui m'ac-
"^aeiUit, la nouvelle de la mort de César Ducrest, que j'ai-
"isisconiraej"avais aimé Uuibert.commej'aimais La Salle,
^t Cette mort était le résultat du plus misérable accident.
IZ^f :iZ5 3' ^3!XlJL SaSOX thiebault.
\.r^ irté* iùB2r-ç >iïir siîiaug la paix avec FAngle-
T». m :ca i'iniir- 5n: ip» «nr li Seine. Pour mieux
TOIT -r îcî. -•= rjTirt* II* TS"t»enicjt, ATmit alors quaraate-
•nn-r in*, la — .xiiiLif-r û* rsicrfi^T-m^. et César, qui
3 iT^: pâ:^ .1 T*nniint*- mioiiènsot dans un bateau
-in* me i-pi«.ru>te inLgrtT-iyioyr^ £t trop approcher des
iiar-pi*rè 1 inàst^. Le >jU»rTHt t:^, les dernières bombes
amiua'rixenc a r^.cir^ îa ^ 5¥^^ quand la mèche d'une
in ^rs >.autiSw i* zrzivrhiz zrz^ icax^jie ou humide,
itHi^T-i sa i-iinjcie îoiï ic^stirr* îe-a. et, par une atroce
5iLiiiL-- ■îti'i i.oua. 3^*r2«î!ijiif:i;iir*menl sur la tête de
« Ti.i.hfimx r-îsir-fc je mi. -sur? cassa le bras si vail-
îaat i'i r:m:^ i«f vù.en.^* :;c zr* 5l pas le moindre mal
4a Tieiilori i»:ac la rirr.-ir» aUi»: âair. et qui, dans le
iur -îc tr-:is ai^.is a^r-Sw an:i rscssè de vivre. Ainsi se
••:ae i-* :i*:as li iesca^ef'
Le !ea*irîaid:a iemt.a irrtT*». j* fas rendre mes devoirs
à L^riea. ii f^eaêral BerL^:*r, a^ fênéral Junot et à
MuTiv. Mirii. iT:î.r>afrx2ciLà*; et >c>a expansion chevale-
nî*ri»?. fit p«:^ir 3i«:i ^» qiM i^iiî toujours été, c'est-à-
.iir* uil.-dl -fC bi-eareûlist. Le s^jnêral Junot partici-
p.mc le 5^< ; ijJ:t-> «xmai-? ie <e< dispositions à mon
'^.z-ir-i. -^-t 3^?IS T^r-ileciec: q.i*î uie iouerde sa réception.
Li'.iz 11- i ::,:■?. 1.:, yioim-* 1 Miirid. delà manière la
p'-os «n .-eisf?. ^î p-.uirtizt, ce qui me prouva une
r^s-err- i-i <j. part. :I ne lue iit pas un mot de la manière
•iont il ttci.: ij fiir^? le trijet de Bayonne à Paris. Pen-
•iaat '!•* :rd^tt. i^sirint jî:,inier riucv^gnito, il avait fait
voy.î^er s*:iis ni. a nom son secrêlaire intime, qui avait
ivei: m*..; .jurî jur? viadlo^ie de Uille, et il voyagea, lui,
s-jus la qua.iti-'dtioa de mon aide de camp: ce qui le dis-
pensait d'T pr.ndre ua nom, mais ce qui avait amené
quel-:ju»:s sc^fi-rs bizarres et d'un homme qui me sou-
tint que je co pouvais Hre mou puisqu'il m'avait vu
M" M4MELIX,
passer U y a huit jours, et de l'aide de camp Lucien,
jroDdaat son général de ce qu'il était trop parcimonieux,
atteodu, disait-il, que • quand le général Tliiébault avait
passé quelque part, on avait l'habitude de se souvenir
de sa générosité ■. Fuit que ce secrétaire venait de me
conter pendant que, dans le salon de Lucien, j'attendais
U moment d'iïlre introduit dans son cabinet.
Qaant au général Berthier, k part celte espèce de
brusquerie qui lui était naturelle, mais qui de la part
d'an chef, d'un ministre de la guerre déjà placé aussi
but, n'avait rien de choquant, il ne fut pas trop mal
poarnioii il m'invita même âdlner et à deu soirées dan-
uotes qu'il avait une fois par décade. Ces soirées étaient
Bombreuges et brillantes^ une foule de femmes remar-
quables par leur heauté en faisaient l'ornement, mai:-,
i{a«]que charme qu'elles exerçassent, la seule d'entre'
elles que ma mémoire fasse surgir est Mme llamelin.
ijui dansait les contredanses avec la même perfection
<fie les jouait Julien, de sang mêlé comme elle (I).
Mdm Hamelin, qui avait conquis et justifiait parraitc-
ment le sobriquet du t plus grand polisson de France ■.
lut pendant quelque temps de mode parmi les hommes
les plus dissolus. Plus tord, j'aurai à citer d'elle un
trail abominable; pour le moment, elle était la mat-
tresse du général Fournier, que peu après la police
wrtla, rayant découvert sur une heure du matin entre
Ici deux matelas du Ut de ce < polisson >, lequel s'était
Kaia célèbre par des faits du genre de celui-ci. Elle
èUil arrivée un jour au Raincy pour prendre je ne sais
quelle part à une chasse H laquelle ne devaient assister
II)U mulïtrc Jalien, chef J'orcliestre de Eiala et conduisant \n
Biitiqua iai rÉuaions do Berthier. jouait la •.'ootrcdanse li mer-
WIsuHDieQt qu'on lui tlcniitnitiLit de la Jouor on soliâie, cl que le
Pt^nier violon du monde ne l'aurait [ins mluux joui^e qua lui.
272 MtiMOIRES DU GÉNÉRAL BARON TUIKBAULT-
que des hommes et à laquelle par conséqueot elle
n'était pas invitée. Elle trouva tous les chasseurs à
cheval, et comme personne n'osa lui offrir même un
cheval de suite, elle eut l'agilité, la force, reirronterie
de suivre la chasse à pied. C'est grâce à de telles
prouesses qu'elle était parvenue à se faire une céléhrité
et à forcer l'entrée des maisons les plus honorables; mais,
pour moi, sa couleur, ses cheveux crépus, son fumet et
le scandale de sa vie m'en tinrent toujours éloigné.
Je continuai à aller de temps & autre à ces bals du
général Berthier, alors que je n'allai que plus rarement
chez le général Junot et chez Murât, et que n'ayant
reçu aucune invitation chez Lucien, je ne mis plus les
pieds chez lui. Ce fut un tort, mais de ces torts ma vie
en est remplie, et, par quelque sentiment qu'ils fussent
inspirés, réserve, négligence ou ûerté, ils ne créèrent pas
moins à mon égard une fausse interprétation qui me fit
compter au nombre des ennemis du Premier Consul, plus
tard de l'Empereur, alors que je n'étais que mon propre
ennemi et que je ne faisais de mal qu'à moi-même.
Et, cependant, si j'avais mieux uni ma destinée à celle
de TEmpereur, eût-elle été plus heureuse? Des trois
généraux dont je viens de parler, quel est celui dont on
n'aurait ambitionné le sort? A force de prospérités,
leur fortune semblait fixée sans retour possible. Eh
bien, quelle a été leur fin? Berthier, entraîné à délaisser,
disons le mot, à trahir celui à qui il devait son rang, ses
richesses et son illustration, ne pouvant manquer d'être
contristé de regrets, de remords, meurt en tombant du
haut du palais de Bamberg et s'écrase sur le pavé.
Junot, à la suite de chagrins d autant plus horribles pour-
lui, qu'ils lui venaient d'un maître qui était son idole»,
qu'ils prouvaient que d'implacables ennemis lui avaienk;
enlevé un attachement qui était sa vie, Junot devint foi
LA FIN DES CRANDEUKS.
et, n'exisLant plus que pour ee détruire, l'ayaDt vaine-
ment tenlé à plusieurs reprises, déjà muLilé. il découvre
les débris d'une vieille paire do ciseaux et s'assassine à
coups redoublés, enfin Mural, parvenu au Talte des
candeurs, Mural roi, osant compter sur la populace
napolitaine, comme Napoléon avait compté sur le peuple
franvaie, est arrêté, jugé par des misérables, naguère ses
sujets, comme l'eQt été un forban, et ce héroa. dont
l'ombre du duc d'Enghien put achever de torturer les
deniers moments, passe presque sans inleriaédîaire du
trûae au supplice des criminels, et cela, dans un des
plus TÎIs hameaux des contrées qui avaient été soumises
iton sceptre.
Et si de Berthier, qu'une attaque d'apoplexie jette en
bas de son balcon en 1815 et qui meurt en arrivant à
terre, si je passe 4 sa Tamille, quelle fin aussi! Léo-
pold meurt en 1804 d'une maladie épidémique gagnée
m mauvais air du Hanovre ; César se trouvant à Gros-
bois, en 18m, a, comme son aîné, une attaque d'apo-
|ileiie BU moment où il montait en bateau et meurt en
^■MAut  Teau. Mme d'Augirauville. se trouvant dans
^^^^pnbre, a, en 1826, une attaque d'apoplexie et meurt
^^^HjdtaDt dans le feu. Ainsi ces trois frères et cette
tHt périssent par les quatre éléments. La nature leur
1 donc fait l'honneur de déployer contre eux les plus
Hbles moyens de destruction, la terre, l'air, l'eau, le
'en; mais ce sont là de ces honneurs que l'on ne regrette
p5i d'avoir évités, et, laissant de côté la destinée, je re-
l'iîns aux événements.
lannée 1802 m'en rappelle un des plus graves, le
Concordat. Je n'examine ni la nécessité, ni l'opportunité
ilf M retour au culte calholique(l); mais ce qu'il y a
") Un pnupic fuu culte serait donc iittpoasible à gouvoraer.
£»«a«l. Rabcapierre avail instituû k culte de l'Élre aupnSoie, et
iZi MÊMOIKES DL' GÊ5ÉBAL BABON THIÉBAULT.
de certaio. c'est que, à cette époque même, les eooemis
du Premier CoDsul et de la Révolatioo s'eo réjouirent et
que leurs amis et l'armée en masse en furent consternés.
<juant au Premier Consul, s'il pouvait encore douter
de sa puissance, il eut dans cette occasion la preuve
qu'elle était immense: car quel autre que lui n'eût pas
échoué dans une pareille tentative? Ce qui même achève
de prouver à quel point son pouvoir était déjà colossal,
c'est que. à la face du monde» le clergé put impunément
offenser et braver dans cette cérémonie tous les généraux
de France. Le croirait-on ? Invités à se trouver à Notre-
Dame, la presque totalité des généraux qui se trouvaient
à Paris s'v rendirent, à l'exemple non de Moreau qui
n'y mil poiut les pieds, lui qui plus tard devait mourir
le géuéral de la coalition (li. mais de Masséna, de Ney,
de LeI'ebvre et de tant d'autres.
Eli bien, des places avaient été préparées à Notre-
Dame pour tout le monde, excepté pour les généraux,
de sorte que près de soixante d'entre eux, entassés dans
le passage ménagé au centre de la nef, ne savaient où
aller ni que devenir, et se trouvaient avoir à leur droite
plus de soixante prêtres, commodément assis et qui regar—
daient presque en ricanant ces ofQciers, l'honneur. Idk^
gloire et l'égide de leur pays. On comprend le murma
qui s'éleva et les imprécations qui s'y mêlèrent. Un aid
des cérémonies accourut et, impertinent jusque dansso
embarras, marmotta qu'il ne savait comment fai
La Réveillêre celui des Tbéophilaothropes; je crois que,
Bonaparte, la France deveoait protestante; mais, pour la sob^ -«•
guer, il commença par la soumettre aux prêtres, et, pour la pK. é-
parer au luxe qu'il rêvait pour lui-même, il rétablit les pompe&> et
l'Église.
(i ) Pendant tout le temps du cérémonial, Moreau affecta d^ le
promener aux Tuileries et devant le cbâteau, afin qu'on ne pût MT^"'
ne pas le remarquer, et qu'il fût ainsi bien avéré qu'aucune aS^m^ire
ne l'avait empêché de se rendre à Notre-Dame.
Lx ceiikMoxif. irn cunloiidai'. ît:.
■ttendu qu'il n'y avait plus de place nulle part. « Allez
YVtis ttûrt t. , lui répODdit Mosséna; alors, empoi-
gDsnlct secouant la chaÎBc du prêtre qui se trouvait sous
58 mnin, il le ût déguerpir et prit la place. Cet exemple,
suivi  l'instant, suljstilua ud peu brusquement A des
prttrcs et à des néopliytes des oUiciers qui n'auraient pas
dd avoir à se placer eus-mi!imes, dans une circonstance
oA des généraux, dont la pri5sence était une consécration
oécess^re, commandaient de trop justes égards.
Cette espèce de bourrasque une fois calmée, le cardinal
de BoisguUn, qui depuis plusieurs minutes était en
chûrc et fort mal ù son aise, prolita du premier instant
de calme pour commencer son discours. Homme de
Uct et d'esprit, il aurait dû sentir que ce n'était pas le
moment d'abuser de la patience de son auditoire. Je
millendais donc à ce qu'il serait aussi court que je le
jugeais capable d'être saillant. Il ne fut ni l'un ni l'autre,
el,parlant comme dans le désert, il parla trop longtemps.
Sesjeus cherchaient autour de lui uu visai[e attentif
nr lequel il pilt se reposer, et sa voix avait peine à
dominer les chuchotements de tant d'hommes fort
o«apéâ de leurs griefs et nullement de ses grandes
phrases. Resté debout avec une vingtaine de généraux,
J% me trouvais un des plus près de la chaire, et, comme
J'étais, je crois, le seul qui écoulât, les yeux du cardinal
*« reportaient â tout moment et s'arrêtaient sur moi.
J» crois, au reste, qu'il ne l'oublia pas et que je dus h
c«lle déférence une partie de la bienveillance qu'il me
tënuigna. lorsque je me retrouvai avec lui à Tours, oii
nous ne tardAmcs pas â nous rendre, lui comme arche-
V^ue et moi comme commandant de la subdivision.
Quoi qu'il en soit, l'exaspération qui, à Notre-Dame,
arnii m provoquée par une faute si gratuite, ne put
qu'ajouter iV une désapprobation qui était presque gêné-
2T6 MÉMOIRES DU GENERAL BARON THIÉBAULT.
raie et qui certes ne se gênait pas pour se manifester.
A ce sujet, je me rappelle que, dans un entretien entre
le Premier Consul et le général Pommereul. de qui je
tiens Tanecdote, ce dernier exposant ses craintes sur les
rôles que les prêtres ne tarderaient pas à jouer, les justi-
fia par des assertions et des citations si fortes que le
Premier Consul pour rompre la discussion se borna à
répondre : « Je saurai les empêcher de sortir de leur
rôle de prêtres. » A quoi le général Pommereul répli-
qua < qu'on ne limite pas aisément des gens qui ne
parlent qu'à l'oreille et peuvent faire du secret un devoir
de conscience ». Ce n'est pas tout : le général Delmas,
qui cassait les vitres sans s'embarrasser qui les payerait,
osa dire au Premier Consul : c II ne vous reste plus
qu'à changer nos dragonnes en chapelets. Quant à la
France, elle n'a plus qu'à se consoler de la perte d'an
million d'hommes, qu'elle aura inutilement sacrifiés
pour mettre fin aux pasquinades que vous ressuscitez. >
En dépit de tant d'humeur, il arriva cependant ce qui
en pareil cas arrive toujours : après avoir crié, on sa
tait; après avoir beaucoup parlé d'une chose, on parl^
d'une autre; puis on se résigne à ce qu'on n'a pu em —
pêcher. Si donc les classes intermédiaires se turent so^cr
leurs appréhensions, tout en les gardant cependant. ^
l'aristocratie vit dans les prêtres des auxiliaires qui d. ^
pouvaient manquer de lui devenir utiles même contr-^<
celui qui les lui rendait, et les basses classes retroui^H-
vèrent dans les églises un spectacle dont elles seroïKrit
toujours avides.
Mais j'ai beau m'attarder à des sujets indifférents, il
est un aveu que je ne puis reculer, et, quelque poigna-^nt
que ce souvenir soit encore aujourd'hui, où, survivante i
toutes les illusions de la vie, j'arrive à la tombe par u m:»e
route si pénible, il faut bien en venir à ranéantissemenf
PASSION TRAHIE. 2-7
de ce qui formait alors mon plus beau rêve de bonheur.
En arrivant à Bayonne, j'avais trouvé une lettre de
Pauline; elle me rappelait en termes qui me boulever-
sèrent la promesse que je lui avais faite de me rendre
en quittant TEspagne à Barcelone et de là à Milan par
Gènes : < Je compte sur cette parole », ajoutait-elle, c en
réparation de toutes celles sur lesquelles j'ai vainement
compté. » J'avais en effet pris cet engagement en lui écri-
Tant de Salamanque, mais d'après un calcul que l'im-
pitoyable devoir venait encore une fois de tromper. En
effet, si j*avais conservé ma brigade de la division Mon-
net, j'aurais pu, sous vingt prétextes, quitter cette bri-
gade dès Salamanque et disparaître pendant deux mois;
oiais, ayant reçu une division à commander, et mes
ordres portant de ramener cette division à Bayonne, il
n'y avait pas moyen de ne pas y arriver avec elle, et,
onefois en France, comment faire cent lieues et m'em-
barquer ou passer les Alpes sans laisser de traces? com-
ment même quitter Bayonne sans prendre connaissance
des ordres nouveaux qui nécessairement devaient m'y
attendre? Ces ordres me rappelaient à Paris, et je m'étais
hâté d'écrire à Pauline toutes ces raisons que je m'éver-
tuai à rendre frappantes; j'annonçai qu'à Paris je met-
trais tout en œuvre pour obtenir d'être réemployé en
Italie ou pour obtenir un congé. Afin d'adoucir ces cruels
motifs d'un nouveau et si douloureux retard, je m'étais
efforcé de peindre mes angoisses, disant à Pauline com-
bien loin d*elle la vie me devenait de plus en plus odieuse,
quelles délices je me promettais de la revoir. Toutes mes
protestations furent vaines, et, pour ne pas insister sur un
souvenir de trahison et de douleur, je rappellerai seule-
ment que je reçus vers cette époque de mon séjour à
Puis une dernière lettre par laquelle Pauline me rendait
QUI parole et m'annonçait le renvoi de mon portrait...
CHAPITRE X
Torturé par ce souvenir, je cessai d'aller dans 1
monde et je ne sortis que pour atténuer par la fatigu
du corps le chagrin de mon esprit. Afin de m*arrache
à moi-môme, j'entrepris un grand ouvrage sur la guerre »
mais, hors d'état de rédiger quoi que ce pût être» je m^^- ^
bornai à ramasser des matériaux, travail que même j^^^ ^
ne tardai pas à abandonner, ne fût-ce que pour ne pas- -S
être ramené par lui au cruel motif qui me l'avait faiteo ^'
treprendre.
Par bonheur, il me vint une diversion. Dès le 16 jan^^B*
vier 1802, le corps d'armée dont j'avais fait partie aval t
été dissous; notre solde d'activité nous avait été con
servée, et j'en jouissais encore lorsque, le 22 mars, j
reçus des lettres de service pour la vingt-deuxième divE -
sion militaire, dont le quartier général était à Tours. \j^3
général Liébert, sous les ordres duquel, en 1794, je n'a-
vais guère été heureux à l'armée du Nord, où il remplis-
sait sous Pichegru les fonctions de chef de l'état-major
général, commandait alors cette vingt-quatrième divi-
sion; s'empressant de répondre à la lettre par laquelle
je lui avais annoncé ma prochaine arrivée, il me faisait
choisir entre le Mans et Tours, et voulut bien m'assurer
que je comblerais ses vœux en me décidant pour celle
dernière ville. Tours était une résidence charmante; mais,
dans la situation morale à laquelle je ne pouvais échap*
At! QUARTIER CENTRAL tlK TOUKS.
per, jeme serais senti plus de goût pour un village que
pourunecapitale,etj'avais choisi le Mans, lorsque Riche-
bourg, Tourangeau et se trouvant à Tours pendant
cet échange de lettres, fut infornu* de mon choix et pro-
nia de son ascendant sur moi pour me décider à changer
de résolution. Le général Liébert eut la bonté de se
joindre à cette insistance, et j'acceptai Tours, sans me
douter que j'y trouverais la révélation d'un nouvel
ïinour qui serait plus exalté encore, mais aussi plus dou-
loureux que le premier.
J'arrivai à Tours le S juin; suivant les hiérarchies
éUblies, j'avais trois visites à faire le premier jour, au
général de division, à l'archevêque et au préfet. Ces
TOiles avaient leur importance, et, dès Paris, je m'étais
préparé A les faire, c'est-à-dire que j'avais pris des ren-
Hignements. non sans doute sur le général Liéhert que
jeconoaissuis, mais sur l'arclievèque et sur le préfet.
I^'est ainsi que M. de Boisgelin, arrivé ù peu près en
infime temps que moi, et que je vis avant même son in-
stallation (1), fut surpris quand je lui parlai, non tant
du rtle très honorable qu'il avait joué aux Élafs géné-
f>ax et à l'Assemblée constituante, et de la part qu'il
"ail eue au Concordat, mais des monuments que plus
"ntérieurement il avait laissés en Provence (2); il en pâ-
lit touché, et ce que j'eus, à ce sujet, l'occasion de lui
(1) Celle insUIliitioo eut lieu le 17 juillut et sa lil avec la plus
SrtQite pompe possible. tJa ordre du jour régla la part quit l'ûtat-
•^ïajor de la divisioa et la garaisoa devaient y prendre, et conta-
*ï«il, entra autres, celte peoat'e surOsiiminent signiOcalivc en ce
l^aipi-IA : ■ Les mililairea essentiel le ment dévoués nu gciuverne-
*^>it s'en) [ire sïoroal du Beconder va cela ses iulenlîons. • Le pré-
I«t et l'arcbev-âque earent chacun une garde, el l'auLoritë militaire
'«nmit même une quâUuso, la fille de l'ordonnateur, à laquelle
^géoâral Mnrclioia donna la main.
(î) Une moisoD d'i-ducatiou à Lanibi'sc; un pout â Lavaur, où il
«viit été ùvéque, et un canal.
no MEMOIRES DC GE!(ÉBJkL BAB03f THIÊBACLT.
dire de (latteor. joint au «ooreDir de Notre-Dame, me
ralot sa bieoreiltance la plas marquée et la plas con-
stante, bienfeiliance qai de sa |>art avait an double
prix, parce qo'îl la témoignait avec ce tact, cette grâce,
cette délicatesse d'esprit qui lai étaient natarels.
Oaant aa général Pommereal. ce qae j'avais appris de
ses travaux scientifi*:[aes et littéraires, de ses services,
des missions qu'il avait remplies <1), de sa capacité
enfin, était fort au-dessous de ce que je trouvai en lui.
Peu d'hommes réunissaient à une instruction aussi va-
riée et aussi complète une élocution plus nerveuse. Sa
repartie était toujours vive, juste et ferme, et, lorsqu'il
entreprenait une discussion, il la soutenait avec une
haute supériorité, de même que, lorsqu'il s'emparait
d'un sujet, il le développait avec autant d'ordre et de pro-
fondeur que de clarté; et tous ces avantages, il les com-
plétait par une noble prestance et une figure qui ne ré-
vélait pas moins son caractère que sa sagacité. C'est un
des hommes les plus remarquables que j'aie connus.
Passer de ces deux notabilités au général Liébert,
c'est descendre. Ancien sergent d'artillerie, il semblait,
quant au ton et aux manières, ne pas avoir cessé de
l'être; quant au mérite, rien ne justifiait qu'il eût été
chef de rétat-major général d'une grande armée; mais
quant au zèle pour ses devoirs, il était impossible d'en
montrer davantage ; quant à ses qualités personnelles,
on ne pouvait avoir plus de bonhomie et de serviabilité,
de sorte que, en 1802, je ne retrouvai rien en lui des sévé-
rités de 1793 et 1794, et je pus me convaincre, ainsi que
je l'ai dit dans son lieu, que la pusillanimité politique
(i) Le général Pommcreul avait déjà publié douze ouvrages, soit
comme auteur, soit comme traducteur. Il avait été un des collabo-
rateurs de rEiicyclopédie. Ofllcier d'artillerie, il avait été chargé
de Torganisatioa de cette arme dans l'armée de Naples.
VISITKS AUX AUTORITÉS. 281
lie Donzeiot avait fait les trois qaarts et demi des frais
relativfmeot aux rigueurs exercées alors contre moi au
nom du giînéral Liébert. Je n'eus donc qa'h me louer
de mes rapports avec ce général, rapports dont est
résulliie une amitié qu'il m'a conservée jusqu'à sa mort
et que je payai par autant d'estime que d'attachement.
Ces visiter faites et remues, toutes les autres repues et
rendues, les troupes passées en revue, les tiijpitaux et
les quartiers visités, et dans l'intervalle des dtners et
des inrilatioas de tout genre, je me mis à explorer les
rireide la Loire, du Cher et de l'Indte. et i parcourir
ulte Touraioe que la nature a traitée avec tant de
eoqoetterie, que l'histoire a dotée de tant de souvenirs,
que la saison et le temps décoraient à l'envi, et qui était
diQS toute sa magniOcence.
U dimanche qui suivit le jour de mon arrivée, je me
rendis sur le mail à l'heure de la promenade. Il y avait
dpttucoup de monde et un grand nombre de Temmes char-
mantes. Jadis omljragé par des arbres séculaires, ce
util ne se trouvait plus garni que de soliveaux de trois
■» quatre ans de plantation, et ce que l'on rappelait
*Tec indignation, c'est que les vandales de 1793 avaient
Mt couper les anciens arbres au mois d'août, au plus
fort de la sève : de cette sorte la marine, à laquelle ils
i^aleat àié destinés, n'avait pu en utiliser une seule
pfee; le bois ne valant plus rien, même pour être
^^rtlé, avait fini pur pourrir sur place.
On m'annonça, un matin, l'adjudant général de Fla-
'igoy; c'était un homme de fort bonne maison, d'une
pande vaillance, très loin de manquer d'esprit, mais
fou, non de cette folie qui fait enfermer les gens, mais
de celle qui Dnil par empêcher de les employer. En 1796,
«près je ne sais laquelle des grandes batailles livrées par
l'armée d'Italie, il avait été chargé de conduire sur les
S82 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BAROM TUIÉBAULT.
derrières une colonne de prisonniers ; humilié de ce rôle
et par un sentiment très louable, il avait profité d'un
rapport à adresser au général en chef Bonaparte, pour
lui écrire : « Pendant que vous continuez à vous couvrir
de gloire, Flavigny se couvre de poussière... > Vers la
même époque, une révolte avait éclaté dans le Piémont;
Flavigny avait été chargé de la réprimer, et, en peu de
jours, suppléant à rinsuffisance des moyens par son
audace et son activité, il avait battu, tué, dispersé ou
pris tous les insurgés. Maintenant, ce succès obtenu, il
avait fait réunir dans une plaine tous les prisonniers, et,
lorsqu'ils s'attendaient à être fusillés, il leur avait fait
former le cercle, puis, d'un air et d'un ton dignes de la
conclusion, il leur avait tenu ce discours en français :
« Misérables, vous avez osé vous révolter contre les ar-
mées de la République; l'assassinat a été votre moyen,
et la mort de la plupart d'entre vous a déjà commencé la
vengeance qui, pour être complète, ordonne votre sup-
plice. Oui, vous avez mérité tous la mort, et, à l'instant
même, je devrais vous faire fusiller. Et pourtant j'arrête
le bras de la justice, je cède à la pitié, et je vous accorde
la vie. Que ceux d'entre vous qui ont des pères aillent
consoler leurs pères, et que ceux qui ont des femmes et
des enfants aillent embrasser leurs enfants et leurs
femmes; quant à ceux qui n'ont ni l'un ni l'autre... » Ici,
de Flavigny, à bout d'éloquence, et après avoir plusieurs
fois répété : f qui n'ont ni l'un ni l'autre •, ajouta, en-
chanté de son inspiration : « Eh bien, que ceux qui n'ont
ni l'un ni l'autre aillent se faire lan laire. > Et, comme ces
malheureux, morts de peur, et n'ayant rien compris, res-
taient là hébétés, il tomba dessus à coups de cravache,
moment où on leur fit signe de fuir et où ils se sauvèrent
de tous côtés. Cette scène, ayant eu des témoins, fut
bientôt publique. De toutes parts, on répétait le discours
L'ADJUDANT GÉNÉRAL DE FLAYIGNY. 283
de Flavîgny et on contait sa facétie finale, de sorte que,
ao lieu de lui tenir compte du service qu'il avait rendu,
il ne fut plus question que de se moquer de lui.
Ayant cessé d'être employé, il était venu vivre de son
traitement de non-activité à Tours, et il venait me de-
mander mon appui pour réobtenir enfin de l'activité, et
me communiquer la lettre que dans ce but il voulait
adresser au Premier Consul, lettre que voici :
« Général Consul,
€ Vous achevez de remplir le monde de votre gloire,
et Flavigny crache sur ses tisons,
c Salut et respect.
« FlA VIGNY. »
Cette lettre couronnait l'œuvre; elle portait sa réponse
avec elle, et je n'eus pas le courage de laisser grand
espoir à ce pauvre Flavigny.
On célébra à Tours, et, je crois, pour la dernière fois
en France, la fête du 14 juillet. Je n'en rappellerai pas
les détails et me bornerai à dire qu'il y eut cortège,
parade, discours du général Liébert, lecture faite d'une
proclamation du Premier Consul, et, pour que rien n y
manquât, chaleur excessive (i).
(1) C'est en effet rannée la plus chaude dont il me souvienne.
On trouvait dans les champs des lièvres morts et de;i œufs de per-
drix cuits. Un dimanche surtout fut insupportable; jo n'avais pas
décommandé la parade; mais, quoique j'eusse fait mettre la mu-
sique dans l'allée d'arbres assez touffus qui bordaient la place de
l'Archevêché, je fus obligé de la faire taire, tant les instruments
étaient faussés par l'effet de la chaleur; quanta moi. voyant à quel
point les troupes souffraient, je me campai en plein soleil et fis
défiler au pas ordinaire. Il est vrai que lorsque je rentrai chez moi,
je suffoquais, et que les fils de laine de ma culotte de Casimir
étaient imprimes sur ma peau. Au milieu de mon salon jo fis
mettre une baignoire dont on renouvelait sans cesse l'eau avec de
l'eau de pompe, et je m'y plongeai plus de dix fois. Le colonel La-
2^4 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON TUIEBAULT.
Pendant toute la révolution, ce 14 juillet et l'horrible
10 août avaient conservé leurs noms, en dépit du calen-
drier républicain; mais on n'osait écrire ou prononcer
ces noms sans que, pour son salut, on n'y ajoutât ces
mots préservateurs : vieux style. Donc à ce dernier
14 juillet, qui bientôt allait redevenir nouveau style, en
outre de la chaleur, il y eut ceci de remarquable à Tours,
qu'on vit figurer le fils du général Liébert, enfant âgé
alors de quatre ans et donnant la main à un ancien
soldat du régiment de Touraine âgé alors de cent quatre
ans, de sorte qu'il y avait juste et malgré leur contact
un siècle entre eux deux.
Ce centenaire se nommait Jean Turrel. Né à Dijon le
8 septembre 1697 et entré dans le régiment de Touraine
en 1712, il avait servi sous Louis XIV, la Régence,
Louis XV, Louis XVI, sous le Comité de salut public,
sous le Directoire; il servait sous le Consulat et mourut
sous l'Empire, ayant ainsi servi sous huit gouverne-
ments différents. Il s'était trouvé aux batailles de
Lawfeld, Raucoux, Fontenoy, où ses deux frères furent
tués. Lorsqu'en 1787 il compléta ses soixante-quinze ans
de service, il fut présenté à Louis XVI par le comte de
Mirabeau; Monsieur, le comte d'Artois, M. de Brienne et
M. de Montmorency, capitaines des gardes, étaient pré-
sents. On apporta un plateau contenant quatre verres et
une carafe de vin de Malaga; on remplit le premier
verre et on le présenta au Roi qui le but; le second fut
pour Turrel, le troisième pour Monsieur, le quatrième
pour le comte d'Artois; et ce vieux soldat contait avec
orgueil que, dans cette occasion, c'était lui qui avait
été servi le second. Le Roi, qui l'appelait papa, lui de-
foQ-Blaniac, qui s'était arrêté à Tours, pour laisser passer cette
chaleur, dina avec moi ; mais, ainsi que nous tous, il fît ce repas
eo chemise.
LIRE JEAN TCRflE
manda s'il voulait la croix de Saint-Louis ou le troisième
chevron. • Sire, répondil-il, si Votre Majesté n la bonté
de me l'attacher elie-mèine, je préfère le li'oisÎKine che-
vron... • Et le Itoi le lui attacha (1). Le comte d'Artois
lui donna son épée, qu'il veodlt dans le.s temps malheu-
reux de la Révolution. Les daines de l'rance lui don-
nèrent une voiture pour tout le temps quîi servit à
Paris, mais il refusa un domestique. Le prince de Condé
s'empara de lui pendant tout un Jour et le mena dans
diverses maisons. En suivant la rue de Itichelieu, il aper-
{,'iit un de ses amis entrant dans un cabaruL.. • Monsei-
gneur, dit-il aussitôt, faites-moi le plaisir île faire arrê-
ter votre voiture, voildi un de mes amis à qui il faut
4jue je dise un mot. • Et le prince fit arrêter, et Turrel mit
pied à terre, entra dans le cabaret où il but un coup avec
son ami, puis il remonta dtins la voiture du prince,
qui avait eu la bonté de l'attendre. Il dîna chez plu-
sieurs grands personnages et notamment chez le duc de
Richelieu. On donna aux trois grands théâtres des
représentations auxquelles les afOches annoncèrent qu'il
assisterait. Il fut de cette sorte vu par tout Paris et re;ut
de fortes gratifications, de même qu'il figura â des ban-
quets donnés pour lui.
C'est à la suite de cette espèce de triomphe qu'il obtint
une pension de sIk cents fraocs du Roi et des princes,
et de trois cents francs des dames de France. A la forma-
tion des vétérans, sur sa demande il Ut partie de lu
compagnie dn département d'Indre-et-Loire: on com-
prend qu'il n'y faisait aucun service, mais recevait les
rations, tout en touchant son pr*l de soldat, d'oflicier, et
eo occupant une chambre à part et une très bonne
(1)11 obtint du lloi. en 1789, la c
gmiire, qui servait dunaje ne sais
4lllt »iius-li<;uti-Daiit •la.as les vi'liiro
k
*m MÈMOIEES Dr G£3(EBAL BABO?( THIEBACLT.
thambre dans laipxelle je le Tisitai (1). Il se trouvait assez
soQTeDt invité chez les chefs des autorités militaires et
dînait régulièrement chez moi une fois par semaine ;
mais nous nous étions donné le mot pour le surveiller et
pour l'empêcher de trop mander.
11 en était à sa quatrième ou cinquième femme, non
maîtresse, mais servante, dont il se faisait très bien obéir
et servir. II n'avait jamais eu e^u'une fille et n'éprouvait
aucun regret de ne pas avoir de fils. Espèce de sans-
souci, il avait conservé sa gaieté, et au dessert ne deman-
dait pas mieux que de chanter sa petite chanson. Il était,
du reste, fort loin d'être sans esprit. Une dame lui ayant
dit un jour, chez moi : c II faut que Dieu vous aime bien,
Turrel, pour vous laisser si longtemps sur la terre. Aussi
suis-je certaine que vous le priez et le remerciez sou-
vent. — Moi, madame, répondit-il avec le sourire le plus
malin, je n'ai jamais eu l'habitude de fatiguer mes amis. »
A cent sept ans, il s'éteignit, n'ayant jamais été blessé et
n'ayant eu aucune infirmité (2).
(i) J*eu3 la peos«'^e d'améliorer encore sa position, et j'adressai
au Premier Consul an rapport, d'après lequel sa pension fut portée
de neuf cents à quinze cents francs.
(2) Vers la Go de 1794. riiôtel des Invalides de Paris possédait
un soldat de cent huit ans. que M. de La Roserie. conduit par
M. Sabattier, alla voir; il ne marchait plus. mais, habillé des pieds à
la tête, il passait ses journées sur son lit et causait avec facilité et
plaisir. M. Sabaltier, ayant permis à sa fille ou à sa petite-fille,
jeune et jolie personne, de l'accompagner, sa vue émoostilla ce
vieux drille, auquel il fallut imposer silence sur les miracles que,
prétendait-il, cette jcuiie fille pourrait opérer encore sur lui-même.
Le baron de Cramayel se rappelle avoir vu, en 1811, présenter
au marquis de Cramayel, son père, un vieillard de cent dix-neuf
ans, peu grand, voûté et commençant à marcher avec peine. A
cent neuf ans, cet enragé s'était remarié et avait eu un fils qui en
1811 avait neuf ans; et cet enfant lui ressemblait, mais réunissait,
comme la fille du vieux marquis de Mootalembert , les traits de
l'enfance aux rides du dernier âge.
A propos de ces tristes débris, j'allais dire de cette friperie de
Pour en revenir à ce 14 juilleU802, ce devait être une
grande iJale dans ma vie. Suivant La Itochefoucauld, on
n'eitjamais plus près d'un nouvel amour que lorsqu'on
fient d'en quitter un nutre; en eiïel, on s'est fait une
n^essité de vives et fortes émotions et une invincible ha-
bitude des épanchements et du bonheur. Privé brusque-
ment lies plus enivrantes illusions, ayant perdu par un
coup trop subit la moitié de mon existence morale, dans
l'isolement où je me trouvais, j'aspirais sans en avoir
conscience après de nouvelles chaînes, parce que ces
chalnes-là sont celles qui rattachent à la vie.
Or. à la campagne chez un ami commun, j'avais eu
l'occïsion de voir une jeune femme, qui avait êlé mal-
heureusement mariée à quinze ans et qui maintenant
«liil libre, n'ayant pas m^me, malgré le mariage, quitté
un i^lal (le jeune fille. Elle était la fille d'un ancien pro-
priétaire de Saint-Domingue, qui avait joui pendant un
'eiDpg d'une des plus belles fortunes de France: elle s'ap-
pelait Elisabeth Chenais, et parmi la société de Tours
passait pour être une des plus spirituelles et des plus
âceoinpiies; à ces qualités que l'on vantait elle joignait,
** dont j'avais pu m'assurer moi-même, une ravissante
*UnRiDitc, je citerai cet autre souvenir. M. Je Lahaye a racoDlé,
^^ un jaur raconta devaot moi, & Berlin, que, se readant par une
^^3ai turte gelée de Paris ï Versailles, et obligé de mettre pied à
r^Wèi Viroflay, pour je nu sais quel accident arrivé i sa. voiture,
^ 41&11 entra cïioi uu Tort^eron autant pour se chaufTcr que pour
^fll«f te travail, ot que, ayant trouvé près du feu un vieillard de
^^Csiianto-quinïe ans, cassa, rabougri et pleurant, il lui avait de-
5^*tildâ la cause d'un si grand obagrin; en sanglotant, ce vieillard
*^i avait répondu d'une voix i:buvrotante : ■ (.l'est mon père gui
*^'4 battu. - Ea oDot, survint à ce moment un autre vieillard, qui
^^rtesoH paraissait paâ plus jeune, mais dontla vigueur était encore
^(IrtOrdioaire, el qui, d'une voii de stentor, avait repris ; « Vous
^U:) trop bou, monsieur, de vous occuper de ce fuiuèaut, qui a'a
>«insi« été bon A rien. J'ai toujoim dit. d'ailleurs, que ce u'éLait
ttifail pour vivre. •
s»» MEMOIItES DU GÉ^EClL lîAB05k' THIÉBAL'LT.
figure, une toumare délicieuse et. ce qui la distinguait
avant tout, une çrâce, un charme qui la laissaient sans
rivale. Elle maniait rêpigrajmne avec une verve d'esprit
et une sûreté de tact pour ainsi dire infaillibles; dès
la seconde foi« que je l'avais vue, également à la cam-
pagne, je n* avais pas échappé à sa justesse d'à-propos.
Voici dans quelle circonstance. Un accident plus ef-
frayant que réel venait d'arriver à une dame Marchand ,
la femme de l'ordonnateur, jeune et fort belle femme qui
devint comtesse d'Outremont, et qui ne passait pas pour
appartenir exclusivement à sc^n mari: ce jour-là même
elle avait f»aru avoir quelque velléité d'hypothèque sur
moi, et. quand se produisit l'accident dont j'ai parlé,
cette exclamation m'avait échappé : c Ah ! ma pauvre
madame Marchand ? > A ce mot. Mlle Chenais, qui se trou-
vait proche, ne put retenir un éclat de rire et s'éloigna en
disant tout haut : < Voilà un général qui a un fier esprit
de propriété. > Cette plaisanterie, la manière dont elle
IVit dite, l'application qu'il était impossible de oe pas en
faire, étaient d'un comique trop juste pour que je pusse
m'euipécher d'en rire. Entendu par un de mes voisins,
ce mot lui fournît l'occasion de me citer de Mlle Chenais
plusieurs saillies, et notamment celle repartie à la ques-
tion : * iju'ost-ce qu'un moment? — Un moment? Tout
ou rien, suivant l'emploi qu'on en sait faire, i J*ai tou-
jours été sensible aux délicatesses d'esprit, et mon atten-
tion était ainsi lixée sur Mlle Chenais. lorsque le soir de
ce 14 juillet ISJi. me promenant en désœuvré sur la
terrasse de la foire, alors ouverte, je rencontrai un ami
qui se rendait en visite dans la famille Chenais et voulut
me présenter à cette famille. M. Chenais était sorti:
madame se trouvait dans le salon avec sa fille, qui était
assise près de la fenêtre donnant sur le jardin, et qui,
souffrant d'un mal à la tète, empruntait à sa pâleur uo
M* CHKSAIS. 38!»
me plus angélique. Elle fut nr^anmoias causante;
[lies mots pleins de finesse, de gnlce, et dits avec ce
■Dilaoge de réserve et d'abandon qu'elle conciliait déli-
cieaseraent, me frappèrent autant que sa mélancoUe me
toacha et que ses manières m'enchantèrent. On parla de
musique. Des éloges donnas à son talent me firent expri-
mer le désir de l'entendre ; elle ne se fit pas prier ; nous
monlàmes dans sa chambre où était son piano, et, avec
OBe expression qu'il serait impossible de décrire, elle
cbtnta comme d'inspiration, c'est-à-dire sans musique,
eelte charmante romance de l'iantade. Ma jH'me a dé-
suet l'aurore, cette romance si simple et pourtant si tou-
chante que je ne connaissais pas. J'aurai souvent Toc-
cuioD de le dire : vêtue de blanc et sans autre ornement
9ue sa chevelure, chantant une romance & son piano,
("cnTissait tous les sens. Ajouterai-je que. s'abandon-
'Mnt à sa mélancolie, elle se surpassa? J'étais enivré,
ï^ur la seconde fois l'amour avec tous ses prestiges,
tous SCS enchantements, s'était emparé de moi; cette
i^Riaace, que jamais je n'ai pu entendre sans en être
vivement ému(l), venait de décider de ma destinée.
Rentré chez moi, mes pensées s'exaltèrent à ce point
qu'en scrutant mon cœur je dus reconnaître que j'étais
pris par une de ces passions qui durent autant que la
▼le. Déjà, dans mon délire, je donnais ft Mlle Chenais ce
^vx nom de Zozotte, petit nom de son enfance et dimi-
Oalif d'Elisabeth, le seul que pour les personnes de son
^oloarage et pour ses amis elle ait jamais porté; car,
••Ut qu'on la connaissait assez intimement, il devenait
impossible de lui en donner un autre, d'abord parce que
Cj En ISIi, iiassant à Vitoria devant le quarliiT de CBvaloi'ie,
chanter ceitâ romancu il tue-léle, laadis qu'il
J'eolenOii un drag
^ItJlIqil i„n cbeviLl, ei ce que je resientie
** caièrea les plue viobntei qun j'oie épi
200 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
celui-là lui devait tant de charme qu'on n'en concevait
pas qui pût mieux lui convenir, ensuite et sortout parce
que, comme elle avait des grâces qui ne pouvaient être
partagées par personne, il lui fallait un nom qui n'ap-
partint qu'à elle. M. Chenais s'était empressé de me
rendre ma visite ; des relations suivies s'établirent entre
nous et peu à peu devinrent plus fréquentes ; chaque
fois que je quittais Zozotte, j'étais plus enivré de l'incon-
cevable charme de ses entretiens, de sa gaieté si suave
et si une, de ses talents et de ses attraits.
Peu après, je fus invité à passer quelques jours à un<
campagne où était en même temps reçue la famill<
Chenais. Bordée au nord par Flndre, traversée par ur
ruisseau qui se jette dans cette rivière, ombragée pa
beaucoup de ces vieux arbres, amis de tous les âge
et qui abritent également les jeux de l'enfance, les soi
pirs des amants ou le repos des vieillards; variée d'ai^"
leurs par les mouvements du terrain, adossée à H< g
rochers a pic que couronnait un bois, la propriété ohhbù
nous nous trouvâmes réunis était fort belle ; le temi ><
fut admirable, et l'amour, par qui tout plaît et to^L^(
enchante, achevait pour moi de donner un prix incalc ^v-
lable à ce que nous prodiguaient l'amitié, la saison. Ma
nature. Enfin j'habitais sous le même toit que Zozott^^
et, pendant que je révais à elle, elle reposait à quelques
pas de moi. Levé avec l'aurore, j'épiais son réveil.
L'ouverture de ses persiennes m'annonçait son lever, ti
de suite je parvenais a avoir de ses nouvelles. J'étais sur
son passage dès qu'elle quittait sa chambre à Theure du
déjeuner. A table, j'étais placé près d'elle; la promenade
nous rapprochait encore; la musique nous réunissait
de nouveau, et, le soir, je ne la quittais vers onze heures
que pour la revoir le lendemain plus fraîche et plus belle.
Mais, après elle, comment me décider à parler des
M. CHENAIS.
S Hlres personnes composant la société de Tours, et par
<|iiijerus accueilli avec la plus grande bienveillance?
l'our ne pas la quitter tout à fait, je vais d'abord parler
'fe 5on père, dont l'histoire, d'ailleurs, doit être rapportée
wmme une sorte d'introduction à la sienne, )l, Chenais.
originaire de Nantes, avait été destiné au séminaire parla
pHé de sa mëre: toutefois, il avait une visée d'ambition
pluB haute que celle du petit collet, et la circonstance
^'Hre un des plus jolis hommes qu'on eût vus, d'5tn'
jnmommé par les dames < le bel alibé > et de voir les plu^
belles pénitentes de Nantes devenir à l'envi les échos di:
nrenommée] enfin, neuf duels, qu'il eut dans la même
tUUaée avec des officiers qui étaient à Nantes en recra-
tenent, achevèrent de lui prouver que sa vocation pour
l'Église était fort douteuse; il partit tenter fortune aux
Antilles. Sa réputation d'ordre, d'honneur et de capacité
lui fit confier quelques affaires, qui réussirent à tel point
qu'il créait peu après, avec son habitation de la Vallée
prts Jacmel, la plus importante caféière de Saint-Do-
mingue. Il se maria avec une belle et douce créole, et
iMntôt doubla ses revenus par le système des retours,
dont il Saint-Domingue il eut le premier l'idée. Actif et
in&tigable, franchissant jusqu'à deux fois par année
Itnimense trajet de Saint-Domingue en France, il ne
nuoqua l'occasion d'aucune opération utile; sage et
prudent, il ne se trompa sur aucune, et si, à tant d'habi-
IM, de travaux, d'ordre dans les ufi'aires, de bonheur,
il avait joint l'économie, je ne sais jusqu'où se serait
flevëe sa fortune: mais, et tout d'abord, il se construisit
une résidence magnifique, et poussa le luxe jusqu'à
élever pour ses employés et pour ses quatre cents
nègres des logements, pour son exploitation des bâti-
ments tout en madriers d'acajou poli. Malgré les voyages
fort chers, le jeu où il ne craignait pas de perdre soixante
J
292 MÉMOIRES DU GENERAL BARON THIÉBAULT.
mille francs sur une carte, son obligeance qui le fit
créancier d'un grand nombre de débiteurs, les cadeaux
qu'il fit aux dames (et ces cadeaux étaient parfois, ou
une habitation à Saint-Domingue, ou des maisons en
France), pialgré ses goûts de profusion (i), il n'en avait
pas moins, quand il revint en France, une fortune pro-
duisant un revenu de 775,000 francs par an, revenu qui
devait s'élever par l'amélioration des plantations à
i. 200,000 francs, et que je cite comme un exemple de
rincroyable richesse qu'une seule de nos colonies, la
plus belle, il est vrai, pouvait produire à cette époque.
Aussi, lorsqu'en 1792 éclata l'insurrection générale des
nègres de Saint-Domingue, les conséquences furent ter-
ribles pour le commerce, auquel elle ôtait un mouve-
ment d'affaires de 700 millions par an; pour Nantes et
pour Bordeaux, par qui se faisaient ces énormes trans-
actions, et qui ne se sont pas relevées d'une telle chute;
pour plus de mille familles entre lesquelles se parta-
geaient annuellement 150 millions, et qui, d'un luxe
immense, tombaient presque toutes et sans intermédiaire
dans une profonde misère.
Lorsqu'il reçut la nouvelle du désastre de Saint-Do-
mingue, M. Chenais était occupé à faire griller des
petites saucisses; car, à des qualités d'un ordre supé-
rieur, il joignait des manies (2), et l'une de ces manies
consistait à préparer lui-même son déjeuner. L'émotion
(i) En 1791, il avait fait faire à Paris deux vaisselles égales et da
prix de 80,000 francs chacune. Il envoya Tune à Saint-DoaiiQgae et
l'autre chez un de ses amis à Bordeaux. La première fut prise par
les nègres; la seconde fut envoyée, par crainte, au Comité révolu-
tionnaire, et M. Chenais n'a jamais vu une cuiller à café de ces
deux vaisselles.
(2) Il conserva jusqu'à plus de soixante ans l'habitude de très
peu dormir, et par une inconcevable originalité, en été comme en
hiver, il se couchait à huit heures du soir pour se lever à deux
heures du nintin. A trois heures, il fallait que son lit fût fait et sa
LE DËSASTRI! DE
qu'il éprouva ne l'interrompit pas, mais eut pour efTet
qo'il envoya chercher sa fille et lui déclara qu'il était
ruiné, qu'elle eilt à quiter la pension, les mallrcs de
iDiisique.de dessin et de danse, et qu'elle a'pprtt à gagner
nrie. Zozotle avait alors onze ans ; très précoce, elle ne
poavait résister à ses impressions, et, à la vue de son
pire, qui, la ligure bouleversée, n'en conttouail pns
noiOB à surveiller «es saucisses, qu'il arrosait de ses
larmes, elle partit d'un grand éclat de rire.
M. Chenais avait d'ailleurs exagéré sa ruine; car sur
les produits de Saint-Domingue il avait déjà fait des pin-
cements en France, et notnoiment acquis de M. Castellane.
rtpour la somme de huit cent cinquante mille francs, la
Wle terre de Villandry près de Tours. Mais il prétendit
fsire l'économie d'un régisseur, se trompa sur ce point:
il irait vieilli, remplaçait la véritable sur^■eiilance par
ia tris, des emportements, et n'ubtenaitque lie rebuter
tout 60D monde. Bientôt dégoûté, il eut la pensée de
TenJre sa terre; une circonstance l'y détermina. Entre
lutres chosesremarquablesexislantà Villanilry, setrou-
Taient une fort belle orangerie et deux cent cinquante
orangers qui, après ceux des maisons royales, étaient
féputés les plus beaux de France. Ces orangers avaient
bwoin de nouvelles caisses; c'était une dépense consi-
dérable; H. Chenais hésita longtemps, puis se décida,
H, comme il ne faisait rien à demi, les caisses furent
eiécutées, ferrées, peintes avec le plus grand soin: il
ebuntm aeltoyée à Tond et rang'-e avec le plus gr&nd soia. Calait
la famine du jardinier qui btuU cette corvi^e, cl c'en L-lût uae vën-
labie. La manière de taire co lit était surtout extruordinaire. I.u
degri de l'iucliiiaisoa des matelas. l'Agalitii de la pente étaient di>s
affaires majeures; mais ce & quoi il fallait le plus voilier, c'ûtail A.
et que, eo Ioug lana, tes Ûli des draps ruaaent exactement perpcn-
dicniairas. et M. Clicnais avait de longues régies pour faire lui-
même les vérilicalioas.
294 MÉMOIRES DU GENERAL BARON THIÉBAULT.
n'avait plus qu'à voir installer les orangers dans les
caisses, lorsqu'on lui parla de réparations indispensables
a l'orangerie. Il se mit alors dans une colère effroyable,
et, après avoir juré contre le domaine, contre Tarcbi*
tecte, contre les orangers et contre Torangerie, il revendit
pour rien les caisses qu'il venait de faire fabriquer à si
grands frais, il ût arracher les orangers de leurs vieilles
caisses, les fit scier en bois à brûler et s'en chauffa pendant
deux hivers. Ce fut le commencement de la liquidation.
Villandry avait donc été affiché, et plus de curieux que
d'acheteurs s'étaient présentés, lorsque M. Chenais fit, au
cours d'un voyage à Paris, la connaissance du célèbre
Ouvrard et lui proposa sa terre. M. Ouvrard la fît exa-
miner, et de suite invita M. Chenais à diner, traita cette
affaire en pleine table, eut le courage d'offrir trois cent
cinquante mille francs de Villandry^ qui valait près d'un
million, et affirma que, se trouvant avoir alors pour
quarante-sept millions de biens-fonds par les rembour-
sements que le gouvernement venait de lui faire en pro-
priétés foncières, et ces propriétés n'ayant dans ces
circonstances que très peu de cours, il ne prenait Vil-
landry à ce prix que par pure obligeance. M. Chenais
reculait cependant devant un si désastreux marché;
mais la séduction d Ouvrard, le luxe de la maison, les
manières de grand seigneur et l'assurance du maître
commencèrent à l'ébranler; une bouteille de Champagne
frappée de glace, la plus chère qui fut jamais servie,
ainsi que M. Chenais l'a souvent dit depuis, lui arracha
le funeste consentement. Dès lors, tout fut dit; une parole
valait de sa part tous les actes du monde, et la terre se
trouva vendue ou plutôt donnée. L'acte suivit; le plus
jeune des frères d'Ouvrard, nommé Auguste, fut chargé
de prendre possession de Villandry et partit avec M. Che-
nais. Le chiUeau contenait de très belles glaces et pour
\ THBBE DE yiLLiSDflY.
plusdevingl-ciuqinille francs de liDge. Auguste Ouvrard,
bonteux pour son Trèrc d'un marché aussi avantageux,
soutint que les glaces, ie linge, la porcelaine n'avaient
pssété compris par son frère dans l'acquisition; mais
M. Chenais déclara qu'il l€S avait compris dans sa vente,
elil ne voulut pas qu'une serviette fût emportée; ainsi
il mil le comble à celte extravagance, par une vanité
sur la duperie de laquelle il ne se trompa niâme pas.
Cett£ funeste vente de Villandry brisa pour la seconde
Khi l'existence de M. Cbenais; elle elTafa pour ainsi dire
tout ce qui lui restait de son ancienne position, et elle
ilevint pour lui, toute proportion gardt^e. aussi fatale
qiK la perte de Saint-Domingue. Il avait toujours lésiné
pour le service de la maison, au point de laisser l'hiver
ta femme et sa fille sans chandelle et sans feu ; il esagéra
ncore celte vilenie, mais il ne parvint pas, quoi qu'il
(ll,i modifier les goûls de Zozotte, qui n'aima jamais
l'économie et ne put se plier aux détails d'une maison.
Tout ce qu'elle avait pu faire pour témoigner de sa bonne
•olonté, c'était de prendre pour sa part le soin de cueillir
la fleurs et de relever les œufs pondus dans les vingt-
fiUn heures. Parfois son père se préparait ù lui parler
rsiicin, elle échappait alors par une espièglerie. Une
fou entre autres, en le regardant de cet air doux et rqsé
<ioiil elle usait si délicieusement, elle lui répliqua :
•Pirier raison... Tu as donc bien du temps à perdre? •
Incapable d'aucune contrainte, mélange indéfinissable
itïCrtDerie et de peur, de mutinerie et de douceur, de
pAul&nce et de calme, d'irréllexion et de sagesse, de
'>ODté et de malice, de légèreté, d'enfantillage et de
iranscendance, telle était cette incomparable Zozotte.
Après M. Chenais, on peut citer comme une des per-
wnualités curieuses de Tours à cette époque, M. le duc
•isUval, attiré et fixé par les charmes d'une comtesse
296 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL JIARON THIÉBALLT.
assez célèbre alors pour avoir soumis à son empire le
gros Guillaume, qui, tout grand qu'il était (puisqu'il
avait six pieds deux pouces), n'en fut pas moins le très
petit successeur de Frédéric II.
A son nom près, ce duc de Laval n'avait rien en venté
de ce qui pouvait flatter Tamour-propre d'une femme.
Il n'était plus jeune; sa grosse Ggure, sans couleur et
sans teint, achevait d'être affadie par ses restes de che-
veux jadis blonds; il était sans esprit, ignare; ainsi il
disait un jour qu'il avait reçu une lettre anonyme < signée
de tous les ofQciers de son régiment » . Une autre fois, on
s'étonnait de la rapidité avec laquelle il avait fait un
trajet : t Je crois bien, répondit-il, je suis venu d'un
trait, à franc étrier, currente calamo. •
11 avait été fort manœuvrier, et on n'aurait pu citer en
France un régiment mieux tenu que le sien ; mais, dans le
monde et toujours par cette faculté de calcul qui le ren-
dait très distingué dans la manœuvre, il n'avait de supé-
riorité qu'au whist et au trictrac, et il avait employé le
temps de son émigration à jouer et à amasser en profits
de jeu trois cent mille francs, avec lesquels il était rentré
en France. Hors de là, il ne comptait pas; mais, les cartes
ou le cornet à la main, il était formidable; les plus forts
joueurs avaient reconnu sa valeur, et ses plus belles par-
ties étaient célèbres. Je ne sais plus combien d'années
durant on avait vu ce Montmorency courir l'Europe,
offrant au plus habhle, comme au plus heureux, de faire
avec lui cent parties de trictrac, à condition que celui
qui au bout de cent parties perdrait, ne fût-ce qu'un jeton,
payerait trois cent mille francs à l'autre. Et il avait le
courage de se vanter de n'avoir jamais trouvé d'adver-
saire (1).
(1) Tours possédait un M. Legras, ancien officier, qui passait poui
un des plus forts et des plus estimés joueurs de trictrac de France
LE DUC DE LAVaL-MÛMTMOREKCY. i91
Je ne sais combien de temps il complaît encore rester
i Tours: un propos très déplacé le força d'en partir
brasquement. Voici le fait. La 107- demi-brigaJe de
ligne, arrivi^c depuis peu, formait la garnison de cette
TÎIle; elle venait de loin; son habillement, qui allait élre
renouvelé en totalité, était en très mauvais état, et M. de
Uval, prenant cet état de délabrement pour de la mal-
jiropreté, et se croyant encore au temps où sa grossie-
nté était sans inconvénient, se permit, un soir que
cette demi-brigade revenait de l'exercice et qu'un des
pelotons passait A cAté de lui, de dire, ovec l'air du
dédain : « Quel régiment de cochons ! • Le mot avait été
entendu par un des oETiciers qui, arrivé au quartier,
l'avait répété ii son capitaine; ce capitaine avait de suite
réoDi les vingt-six autres capituines de la demi-brigade,
tttous eurent bientôt résolu d'envoyer chacun un cartel
t M. de Laval, et, si celui-ci se refusait à leur rendre rai-
un, d'aller en masse chez lui et de le jeter par la fenêtre.
Informé du motif de cette réunion et de l'exaspération
itt esprits, le colonel Laplane avait cherché à leur faire
comprendre que, le corps étant insulté, c'était lui qui
l'était, et qu'il n'avait pas besoin d'eux pour venger
l'honneur du corps; il n'avait rien obtenu, et, pendant
qu'on écrivait les cartels, il était venu me rendre compte
du fait. Aussitôt j'ordonnai les arrêts à tous les oITiciers
de compagnie du corps, et cet ordre fut immédiatement
notifié; mais tout cela ne pouvait me donner que douze
i quinze heures de répit i je me rendis dune chez M. de
Laval, que par bonheur je rencontrai et auquel, après
11 fol coaveQu qus c:a Legras et U. de Lavul (eriieot un trictrac
tLnit'mbJe ; eh bien, A la Tavcur de quelques déa eitraordloairement
beureux. le début de la partie Fut faTorablu i, M. Legrts; main
LieulAl M. (le Laval ivpril J'avantage et le coDaerva par une ptila-
WLQce et une rapidité de calculs qui noua coufonitirenl.
298 MÉMOIRES DU GÉXÉRAL fiJiROX THIÉBAULT.
lai avoir remontré à quel point son nom, sa position
d'émigré connu, ^ndaient son mot déplacé, j'annon-
çai les vingt-sept duels et, en cas de refas de sa part,
l'exécution projetée sur sa personne, exécution retardée
seulement par les arrêts qui allaient finir avec la nuit.
J^étais encore avec lui, lorsqu'on lui remit les cartes
de visite des trois chefs de bataillon, du major et du chef
de brigade, qui, pour éviter ma présence, n'étaient pas
entrés. D se trouvait donc en face de trente-trois cartels.
Certes il ne pouvait pas être tenu à les accepter tous;
mais, ayant insulté tout un régiment, il devait en rendre
raison au moins au colonel, après quoi il pouvait partir
et partait avec honneur. Il n'en jugea pas ainsi, et, à
deux heures du matin, ce descendant de tant de héros,
ce successeur de tant de preux, le duc de Laval-Mont-
morency enfin, avait fui de Tours comme un mécréant
peureux.
Puisque j'ai eu l'occasion de citer la comtesse dont il
était l'esclave, j'ajouterai quelques mots sur elle. Émi-
grée rentrée, cette maltresse du roi Guillaume n'était
revenue en France que pour conspirer contre le Premier
Consul qui lui avait rouvert les portes de sa patrie. Elle se
trouvait alors exilée à Tours, comme, en 1806, elle le fut
aux îles d'Hyères. Veuve d'un premier mari, elle était
alors la femme d'un comte qui à la Restauration fut fait
duc et premier maître d'hôtel de Louis XVIII, faveur
qu'il justifia du reste en mourant d'une indigestion de
croquettes de lapin (i). Louis XVIII (à eux deux, le
maître d'hôtel et le Roi avaient fait plat net) fut égale-
il) Ce duc, pour se montrer digne de ses fonctions, porta même la
gourmandise à Théroîsme. Prêt à expirer, se voyant sans espoir,
et à l'exemple d*ArIequin. il se fit apporter non un pot de maca-
roni, mais un reste de compote d'abricots, et étouffa en s'elTorçant
d'avaler le dernier morceau.
THEME-TfiOlS CAKTELS. 2a9
mujl très malade. Mais à l'fipoque dont je parle, époque
À laquelle il ne mettait pas encore mille francs par se-
loaiae â ses desserts, il n'en était pas moins çour-
mniitl. Qaant à sa femme, elle avait un autre genre cl'ap-
pélit à satisfaire, et. comme Je l'ai dit, elle possédait pour
snuiQl le duc de Laval. Frileux tous les deux, elle avait
Tilt placer un poéle dans son boudoir, à la destination
duquel, grâce à la présence du duc de Laval, rien ne
insnqualt; ce qui, un jour qu'on en plaisantait, fit dire à
Zozotle: • Cette femme grillera l'amour, quand ^lle ne
ijlpnrra plus le réchaufler. >
' Ije fus bien accueilli par la société, je fus particuliè-
rechercbé des chasseurs; car, avant de quitter
Ib, j'avais eu l'idée de me faire donner parM.Uaudin,
alors ministre des finances, un permis de toutes chasses,
'lana tous les domaines d'État, permis dont on était
lïare afln de repeupler les forêts et que, pour le dépar-
tement d'Indre-et-Loire, j'avais seul obtenu. C'est en rai-
'ùnt autour de moi les meilleurs chasseurs du pays que
je connus le fameux abbé Gélin, qui longtemps avait été
^ 'a léte des chasses du duc de Penthièvre et qu'on signa-
'ait comme un des plus infaillibles tireurs du monde il),
ï*êa qu'un lièvre ou une perdrix partait, sa première
**«upolion était de relever ses chausses, après quoi il
'éprenait son fusil, mettait en joue, tirait, et tout cela
*8[ig presser aucun de ses mouvements, mais aussi sans
^1 différer aucun. Je connus aussi le colonel de Marigny,
. (t) Quanl A Is grande chasse, il était l'arbitre pour le olioli: du
''te el àe la béte . U débouché, le» emplacements Jes Irnis relais
"'* chien* et rfo chevaui , la répartition des piqufurs el dei
*OixanlB ù quatre-vingts cliiens avac lesquels noua chassions ha-
^ttar'Uemenî; tout vieux qu'il était, il sulllss.it pirrois aux troit
r*t)dO[iiié«s. etcfla dam la forêt do Ctiinoa, où tos chevreuils, on
^s cerfs avaient, disait-on, des pipds de fer. el nous uienaieni
ï***[oi6 depuis la pointe du jour jusqu'à la uuil fermée.
I
300 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL RARON THIÉBAULT.
si excellent tireur que, même à cheval et ajustant d'une
seule main, il ne manquait jamais son coup, et nous
n'étions occupés qu'à le surveiller pour lui retenir le
bras, afin qu'il ne tuât pas tous nos lièvres.
Je fréquentai de même la loge maçonnique, dont je
devins Vénérable , et c'était un peu dans les attributions
de mon rôle militaire, car cela me permettait de ne pas
perdre de vue quelques hommes exaltés qui faisaient
partie de cette loge. Le même motif porta le général
Liébert à se faire également recevoir maçon et à suivre
sous mon maillet nos travaux (i).
Le 3 août, un courrier du ministre de la guerre remit
au général Liébert une dépèche, par laquelle le géné-
ral Berthier l'informait que Toussaint-Louverture, ren-
voyé en France par le général Leclerc, venait de débar-
quer à Brest; que, d'après les ordres du Premier Consul,
on le transporterait en poste au château de Joux et
que, quoiqu'il fût accompagné par un chef d'escadron
de gendarmerie qui ne le quitterait qu'à sa destination,
les généraux commandant sur son passage étaient res-
ponsables de lui dans l'étendue de leur commande-
ment. En conséquence, le général Liébert, en me com-
muniquant ces ordres, me prévint que j'en répondais
depuis la Chapelle-Blanche jusqu'à Écure et même jus-
qu'à Blois; à cet effet, il mettait à ma disposition, et
indépendamment de la gendarmerie, soixante-deux hus-
sards du premier régiment; je devais les répartir sur la
route, leur donner des cartouches, faire commander
(1) Une société littéraire, espèce d'académie, existait à Tours, et,
protégée par l'autorité, elle tenait ses séances à l'archevêché et
dans un local fort beau mis à sa disposition. Une nuit, comme je
rentrais du bal, on me remit un paquet contenant un diplôme de
membre de cette société et une lettre de convocation pour la
séance du jour même. Il fallut passer la nuit à rédiger un discours
de bienvenue.
fhsque fraction par Un oltlcier, de plus faire accom-
pagner Toussaint- Lou vertu re jusqu'à liiois par mon
aide de camp Hichebourg, qui, arrivé à destination, se-
rait relevé par un des aides de camp du général Ver-
dière, cfinime il relèverait à la Chapelle-Blanche l'aide
de camp du général Girardon, commandant ii Angers;
colin mon aide de camp donnerait un reçu de Toussaint-
Louverture, et, pour sa décharge et pour la mienne, il en
prendrait un à Blois.
Toutes ces dispositions furent de suite prescrites; mats
j'espérais bien ne pas manquer cette occasion unique
de voir un homme extraordinaire à sa manière, espèce
d'échantillon du plus haut degré de la capacité chez le
nègre (1), homme affreux, sans doute, en cela qu'il
n'hésita pas sur les moyens, même les plus cruels, et
qu'il mit le comble à des désastres qu'il aurait pu dimi-
nuer; il n'en avait pas moins su, après avoir créé un
vMte Élat, en conquérir et en conserver la souverai-
neté, qu'on eilt peut-être bien fait de lui maintenir. 11
m'intéressait aussi par sa jactance, et je voulais voir
celui qui n'avait pas craint d'écrire au Premier Consul :
• Le premier des noirs au premier des blancs. • J'ordon-
nai donc que, à quelque heure de la nuit ou du jour qu'il
«) Une de ses manies élait d'arriver toujours où l'on était le plus
litla do l'aLlentlro, st, pour cela, de faire avec la plus granJe rapi-
•til^ ài!» trajets roorniesi ftinaï surveillail-il tes cIiosl-s comme il
lurarcnail auns cesse les peraonnoa. Ne sacliaut ni lire ni écrire,
il dictait tous ses ordres; maii, pour s'assurer do l'exuclilude de
<U wcréloircs, il ao taisait lire par l'an d'eux ce qu'uu autre avait
^1, Marfoit, ildiaparaisaait pendant plusieurs Joura qu'il passait,
eiché dons quelques inarals. avec un petit nombre di's tiomnies
ilsioQ iotiiuitiï; c'csl pendant ce temps que, attendu et redouta
partout, personne ne sachant où il était, il se livrait A quelque*
Knadt travaui d'organisation ou d'administration. Ces faits eutra
ùot d'autres que j'ai oublies, je lésai sus du général du génie Vin-
csal, lioniiue de mérite, qui avait vécu pcindanl plusieurs nuaées
avec Tousaaint-Louverlure et qui était fort loa admirateur.
J
arrivAt. on Tint me préTenir et qu'on le rettnt jusqu'à ce
que je Teusse th. Le 17 août, en effet, je fus informé
(]uo Toassaint-LoaTertore, Toyageant avec deux voi-
tures et à grands jours, devait être arrivé ie 44 à Nozay,
tt le lendemain, à la nuit, j'appris qu'il avait dépassé
SaunoLur à cinq heures du soir. Enfin, le i9, à deux
htfur^ du matin, je fus réveillé par ces mots : Toussaint-
Luuwrtare est à la poste. Un de mes chevaux était sellé,
«Jtt I) u^vait pas fini de le brider que déjà j^étais à cheval,
tii iïrxn temps de galop je fus auprès du chef nègre. En
«rrtvtmt à la portière de sa voiture, que je trouvai ou-
vtîiiv t J*ai voulu vous voir, lui dis-je, afin de savoir de
v<tiuKMtt<ikiie si vous aviez quelques réclamations à faire
^ir Ut qt^inière dont vous voyagez et sur les égards que
r*>M viuit avoir pour vous. — Je n*ai pas à me plaindre,
(M^) !^l^uudit-tl avec son parler nègre : seulement je désire
M^^vtavi Farts bien vite, bien vite, pour voir plus tôt
v l>«aiii««r Coosul, auquel j'ai de grandes choses à com-
tièuuàqttt^r. Q comprendra que son intérêt est de se hâter
kc u^ i>«iivoyer à Saint-Domingue. Pourtant j'ai beau-
v»v4^» i Nt»u^ t>t ;i apprendre en France, où je visiterai
.<i4VK*ièi ic«^ {.«oudrtères, des manufactures d'armes, des
...^v'*«*u\ :i dif^ fonderies. » Pendant qu'il parlait, je
î^i.iis^ 4 'a lueur des lumières dont j'avais fait en-
Mu,^» v^v Nuitiu^tî et d'une bougie allumée que Riche-
i.v ài-, i^a.t letuuudée sous le prétexte de chercherje ne
,u- jv*. i. oitt» oiïh>yable figure dont le bas, avançant
.uU4c i ...ucuio Uu ^uge, était plein des bl anches frisot-
,. . \' %.i MOàile barbe: sa bouche aux lèvres épaisses
■ .i.i i;u\ >.^ tu iiuheu de tant de peaux noires aussi
. 1 ! i .^ ., u ;^»illeuait plus que quelques atroces chi-
., . «^.awiit lo ue£ le plus épaté qui fut jamais,
uu. ivi . .>a^ luviucl î>e trouvaient deux yeux bril-
' uiiv •luiti. UN 'M.\irboucles. Toutefois, si quelque
ENTBE MAITBE ET VILET. Wtl
chose me frappa plus que la laideur de cette caricature,
ce fut <Ie trouver cet homme, par une température qui,
mime de nuit, ne s'abaissait guère nu-dessous de dix-
huit degrés, couvert de trois redingotes et ayant quatre
madras sur la tête, et d'apprendre que non seulement il
ne le découvrait pas, mais encore que, dans une voi-
ture qui devenait un véritable four de campagne, il ne
ptnuellatt pas que l'on ouvrît une glace. Et cependant
Riettebourg, qui dis fois manqua de vomir par suite du
ftiDiet que la chaleur volatilisait et qui, de la Chapelle-
BliDche  Blois. usa tout un flacon de vinaigre des
qmlre voleurs, Richebourg ne cessa de lui répéter
qu'il devrait se faire h l'air de Fronce, et que rien n'était
plDgeain que le grand air. — < Pauvre diable, pensais-je.
eo quittant ce vieillard presque célèbre, j'aime mieux
qu'un autre que moi te révèle ta destinée. Heureusement,
'un'en soulVriras pas longtemps; car le premier vent de
hise qui sifflera dans les créneaux du fort de Joux sera
pour toi le souffle de la mort. .
L'n matin que je me rendais aux bains publics, qui à
Tours Étaient un endroit fort agréable d'hygiène et de
i^ndez-vous, je vis la grande rue très animée et. m'ap-
prochant des groupes, j'appris que le général Liébaut,
descendu cette nuit à l'hùtel de la Boule d'or, y avait eu
'^K matin même une querelle avec son domestique. Ses
chevaux de poste arrivés et attelés, il avait envoyé ce
"fomestique porter une lettre au général Liébert (1), et,
lorsqu'il avait jugé pouvoir n'être plus vu, 11 était parti :
mais le domestique, au lieu de porter la lettre, était allé
s'embusquer, et, lorsque la voilure était arrivée à sa
b'iuteur, il avait sauté aux chevaux et les avait arrêtés
J
S04 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
en criant que le général lui volait ses gages. Alors
Liébaut avait mis pied à terre, et le maître et le valet
s'étaient battus comme des crocheteurs ; la garde était
venue, et le maître n'avait continué sa route qu'après
avoir payé au domestique tout ce qu'il lui devait.
Après avoir vérifié par une rapide enquête tous les dé-
tails de l'affaire, je me rendis chez le général Liébert,
que je décidai à en écrire au ministre de la guerre; il
me pria de rédiger la minute de la lettre; la rédaction
fut telle que, trois jours après, mons Liébaut était desti-
tué. Justice se trouva ainsi faite de l'inconcevable fai-
blesse dont le général Macdonald avait fait preuve en le
nommant général, et une sorte de réparation fut donnée
aux braves dont il avait occupé et, on peut le dire, fort
peu honoré les grades.
Tandis qu'on s'agitait autour de ces petits incidents
de clocher, de plus graves événements méritaient d*oc-
cuper l'attention. La paix avec l'Angleterre, paix dont
cette puissance n'avait jamais entendu faire qu'une
trêve, avait été brusquement remplacée par des hostili-
tés sans déclaration préalable et qui nous firent rapide-
ment perdre presque tous les vaisseaux que, sur la foi
des traités, nous avions en mer. Et cependant nos irré-
conciliables ennemis avaient gagné autre chose à cette
paix, plus fructueuse pour eux que n'aurait pu Tètre la
plus heureuse campagne; elle nous fit perdre en effet
toute l'armée de Moreau, dont la fièvre jaune fit si
impitoyablement justice à Saint-Domingue, et cette perte
devint le sujet de terribles réflexions et de propos répé-
tés qui, s'ils devaient être acceptés, seraient terribles
pour le Premier Consul.
Personne ne s'abusait plus sur ses projets ambitieux;
sans se rendre raison de la manière dont il les réalise-
rait, on ne pensait pas qu'il se contentât du consulat à
LE CHEMIN Di: TRONE. 305
vie, qu'il avait fait substituer au consulat de cinq années.
Tout se disposait pour remplacer par un trône la chaire
consulaire et par une couronne le chapeau de général ou
la toque du premier magistrat de la République. On pres-
sentait en Bonaparte cet homme qui devait dire un jour :
«Je veux qu'avant dix ans ma dynastie soit la plus an-
cienne de l'Europe. • Mais, pour réaliser les projets liber-
ticides dont l'exécution a coûté si cher à la France et à
rhumanité, et qui justifient ce mot de Chateaubriand :
« Plus coupable du bien qu'il pouvait faire et qu'il n'a
pas fait que de tous les maux dont il est cause >; pour
réaliser de tels projets, il avait des obstacles effrayants à
vaincre. Avec la vieille armée d'Italie, il n'eût pu y son-
ger, et, dans ses prévisions immenses, il lavait ense-
velie au pied des Pyramides. Moreau, a ce rival de sa
gloire offensé •, Moreau, qui, pour une pareille cause,
ne pouvait manquer d'être secondé par une foule de
généraux, eût été invincible si l'armée qu'il avait com-
mandée avec tant de gloire eût encore foulé le sol de la
patrie; or la fièvre jaune en avait fait justice, et, par
grâce, Moreau avait été déporté avant la substitution
de l'Empire au Consulat. Parmi les hommes les plus
capables de juger de tels actes, il n'en était pas alors
qui ne fussent convaincus que le besoin de se défaire de
cette dernière armée n'eût été le motif prédominant de
^'^pédition de Saint-Domingue. Ainsi la paix si courte
*vec l'Angleterre avait suffi pour que la fortune de
^naparte en eût tiré le plus étonnant des partis, la
ruine d'un chef, la disparition d'une armée qui luibar-
^^kni le pouvoir.
Pour en revenir à l'Angleterre, l'efTct de la rupture
qu'elle provoqua fut vivement senti, dans nos pays de
^'^obles surtout. Le gouvernement proclama la dé-
%auté de l'Angleterre; toutes les autorités répondirent
III. 20
308 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBaULT.
à sa voix; la totalité des évoques et archevêques de
France joignirent Tanathème au cri de Tindignation gé-
nérale, et le cardinal de Boisgelin, dans une instruc-
tion pastorale, s'écriait : t Malheur à ceux qui ne savent
pas quel est le prix du sang humain, et qui se rendent
responsables de l'horrible moisson qui couvre les
champs de la mort. » Quant à moi, je me laissai aller à
ridée de faire un appel à la France et à l'armée pour
offrir, par des retenues proportionnelles sur la solde,
un argent de guerre au gouvernement et pour faire
offrir par chaque département un vaisseau de ligne et
un vaisseau d'une force proportionnée à la richesse de
chacun de ces déparlements. Cette idée se trouvait être
réalisable grâce à Tactivité de Delpech(l), qui, revenu de
(1) Ce que ce Delpecti a formé de projets, entrepris d'affaires»
est incalculable. Entraîné par son amour des voyages, il partit en
l'an XII pour Caracas, y joua bientôt un grand rôle, y établit la
première imprimerie, se lit naturaliser Espagnol comme il fat
naturalisé Anglais, Danois, Suédois, sans cesser de rester Fran-
çais et pour pouvoir courir les expéditions sous tous les pavil-
lons; il Unit par organiser à Caracas la première révolution. Par
suite de ces événements, il y épousa une demoiselle Montilla»
appartenant à. uno des premières familles de ces contrées et ayant,
entre autres choses, pour dot cent cinquante lieues carrées de
terre: il fut le seul étranger à qui l'on permit d'être proprié-
taire à Caracas. Le frère de Mme Delpecli fut le second de Bolivar
avec qui M. Delpech se lia intimement, et qui, en mourant, lui lé-
gua son èpéc qu'il a rapportée à Paris et qu'il possède.
Après onze ans d'absence pendant lesquels il entreprit et fît des
choses vraiment extraordinaires, il revint en France en 1813. Entré
dans les voies de la Restauration, il en resta le partisan tout en en
blâmant la marche. Durant les luttes de don Pedro contre don Miguel,
en Portugal, il entreprit de conduire un secours d'argent et de
poudre au dernier; il exécuta ce projet en dépit du temps le plus
menaçant, après avoir deux fois fait naufrage et par suite do l'au-
dace qu'il eut de repartir sur le troisième b&timent qu'il parvint
A fréter dans les ports de l'Angleterre. Dans l'entretien qu'il eut
avec don Miguel à son arrivée, il lui donna, ainsi qu'à don Carlos,
le conseil d'un plan hardi qui devait réussir. « Mais, ajouta-t-il
en me contant ce fait, que faire avec don Miguel qui n'est ca-
KEPRBS AILLES COKTRE L'ANGLETKHRI!. 30T
la course qu'il avait Faite avec mai en Espagne, offrit de
fdire construire c«nt bfttimeats de guerre, dont quarante
ilr ligne, ùnns les chantiers de In Russie et de les faire
amter dans les ports de t'rance. Au nom du Premier
Consul, Scherer lui écrivit, tout en le remerciant de
ctlte preuve de zèle, que l'orTre n'avait pas été accep-
Ife. la mienne n'eut pas plus de suite. On sait, du reste,
qu'à ce moment le Premier Consul créa sun arrnée de
Boulogne, Qt attaquer le Hanovre si rapidement conquis,
«I, pour complément de représailles, rendit un arrSté
partaul : < Tous les Anglais enrôlés dans la milice (1)
clamés de dix-huit ans au moins et de soixante au plus,
uu tenant commission de Sa Majesté Britannique, qui
mit actuellement en France, seront immédiatement
cooslitoés prisonniers de guerre pour répondre des
citoyens de la République qui auraient été arrêtés ou
hits prisonniers par des Mtîmonts ou sujets de Sa
M&jegté avant la déctaralion de guerre, etc. •
Od le voit, si l'Administration consulaire n'avait pas
accepté mes idées ni celles de Uelpech, cela ne l'erapê-
chsit pas d'avoir les siennes et de les mettre en pra-
tique «vec une énergie supérieure. Jamais, je crois,
aucqo pays du monde ne fut plus habilement, plus
pablc fsucaoe résolution, et don Carlos qui, cbanoiDcdejeDe sais
combleo de chapitres, est oblitté de dire et dit sou bri'viiLÎrc quarre
(uls par jour î •
El Uni en «'Adunnant A Uni d'aSaircB, ce Deipecli trouvait es-
'^Mlalemps d'avoir de l'CEipril. Lors de U grossesse qiia Mniode
Slitl tauloit Taire passer [lour une liydropisio. il û( ces vi^ra ;
I' miVar
Bs. tous les lioitimcs appartiennent A
^
308 MEMOIRES DU GÉNÉRAL fiARON THIÉBaULT.
sagement gouverné que ne le fut la France pendant
cette époque. Les esprits s'habituèrent à la sécurité,
confiants en un ordre de choses au milieu duquel les
pertes se réparaient, les plaies se cicatrisaient et les
ressources venaient remplacer la ruine.
L'émotion causée par la nouvelle perfidie de l'Angle-
terre une fois passée, les affaires revinrent à leur cours
ordinaire, et presque partout le clergé, qui depuis le
Concordat avait levé le masque, reprit ses luttes sourdes
pour regagner son ancienne influence et reconquérir
tout ce qu'il put de ses envahissements; il en fut de
môme à Tours. L'archevêque était, lui et ses divers ser-
vices, admirablement installé dans un palais magnifique;
toutefois, dans ce palais, quelques salles avaient été
affectées au musée et à la société littéraire. M. de Bois-
gelin, naturellement doux, conciliant et de plus modéré,
n'eût rien opposé à l'état de choses; mais ses prêtres,
s'érigeant pour lui en défenseurs deè droits de l'Église,
déclarèrent que Monseigneur, au lieu d'occuper l'arche-
vêché, n'y était plus que simplement logé, ce qui leur
semblait révoltant. Dans des départements où les préfets
préféraient leur repos aux luttes dangereuses ou bien
ne se sentaient pas de force à lutter, de telles revendi-
cations se seraient légitimées sans opposition; mais^
à Tours, le préfet avait caractère et capacité. La lutte
s'engagea; l'affaire fut portée au Conseil d'État : le pré-
fet, M. de Pommereul, exposa qu'on ne pouvait déplacer
le musée qu'en le mettant dans le bâtiment de la pré-
fecture, ce qui forcerait à construire une préfecture
nouvelle ; que cet archevêché avait été jugé trop vaste
au temps où les archevêques de Tours joignaient d'im-
menses revenus à de grandes fortunes personnelles, et
que, si la possession totale de ce palais pouvait être
pour M. de Boisgelin un sujet de vanité, de gloriole, elle
APRÈS LE CONCORDAT. 3C»
ne serait plus qu'un embarras, aujourd'hui que les émo-
luments de l'archevêque étaient réduits à 20,000 francs;
que de plus un musée n'avait jamais été considéré
comme déparant et moins encore comme profanant le
palais des rois ; toutes raisons excellentes, mais qui ne
pouvaient prévaloir en un moment où de toutes parts
on travaillait déjà à supprimer l'œuvre de la Révolution.
L'archevêque gagna sa cause, et la ville de Tours dut
construire une préfecture nouvelle pour transférer son
musée à l'ancienne.
I Ce ne fut pas tout. D'activés prédications eurent lieu
I pour le rebaptême de tous les enfants qui avaient été bap-
tisés par des prêtres assermentés. M. de Pommereul,
ijtti ne vit dans cette mesure qu'une source de grappil-
lage pour le clergé et d'alarme pour les consciences des
fidèles, prit l'archevêque à parti et prévint le cours de
cette spéculation. Toutefois, si on parut lui donner raison
8urle fond, on se rattrapa en lui donnant tort sur la
forme, et il fut blâmé de ce que dans sa lettre il disait à
un archevêque : « Amusez-vous tant que vous voudrez à
baptiser les nouveau-nés, mais ne vous permettez pas
de redemander des rétributions, des aumônes, dont vos
seconds baptêmes ne sont que le prétexte. » Sans doute
les termes manquaient de mesure; mais, à cette époque
encore, les esprits, même les plus sérieux, avaient peine à
se déshabituer du franc parler de la Révolution, et, pour
s'être exprimé ainsi, M. de Pommereul n'en était pas
moins un des hommes les plus éminents que j'eusse
eoonus.
J'allais assez souvent le voir; il me divertissait du
récit de ses querelles, car il aimait à rire. Un matin, je le
trouvai tout épanoui, et de suite il me dit en me dési-
gnant un homme qui se trouvait là : c Je vous présente
M (le nom m'a échappé), qui en ce moment doit
310 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BAROIN THIÉBAULT.
être père de près de mille enfants. • En effet, cet homme
arrivait du pays des Illinois ; il y avait résidé pendant
plusieurs années, faisant servir son instruction et sa
capacité au profit de plusieurs de ces peuplades; il
avait été pour elles une espèce de Dieu. Je ne sais quels
hommages on ne lui rendait pas; quant aux femmes,
elles tenaient à honneur de devenir mères par lui, et,
comme la nature l'avait d'une manière extraordinaire
rendu digne de cette préférence, il avait laissé en quittant
le pays, et suivant le calcul qu'il en avait pu faire.» plus
de cinq cent quatre-vingts enfants vivants et plus de trois
cegts femmes enceintes. Je lui en fis mon compliment.
Ce fut pendant Tété de 1803 que Regnaud de Saint-Jean-
d'Angely se rendit à Tours avec une mission extraordi-
naire, ayant entre autres choses pour objet de vérifier
toutes les caisses. Il était accompagné par sa femme,
très digne fille de Tune des berceuses de M. de Beaa-
jon (1), et par un M. Ilis, qui remplissait auprès de
(1) BeaujoD, ancien fournisseur d. s armées, le même qui répon-
dit à M. de Choiseul qui le menaçait de le faire pendre : « Ahl
Monseigneur ne fera pas pendre an homme qui a toujours un mil-
lion à son service >, avait sauvé des affaires et de ses coastruc-
Uons une fortune de soixante millions. C'est lui qui a bâti pour sa
résidence TÉlysée-Bourbon et, comme petite maison, la Char-
treuse, endroit de délices dont le Jardin forme aujourd'hui tout le
quartier aboutissant au nord de la barrière de TÉ toile, et dans
laquelle se trouvait, entre autres choses remarquables, une pièce
ovale éclairée par le haut, spacieuse, entourée de colonnes, de
glaces et de lits de repos, au milieu de laquelle se trouvait une
grande corbeille remplie des fleurs les plus suaves, et dont la porte
qui ne s'ouvrait que par un secret Joignait si parfaitement qu'une
fois entré, il était impossible de retrouver la sortie. Il construisit
encore l'église du Roule et l'hospice de son nom, fondé et doté par
lui. Or ce Bcaujon, de qui un Anglais avait dit en visitant TÉlysée :
« Sans la figure du maître, on ne saurait ici où cracher », et dont le
frère, chevalier de Saint-Louis, n'a jamais voulu recevoir de lui ni
pension, ni legs, ce Bcaujon, devenu trop vieux pour avoir des
maîtresses, avait néanmoins, comme je l'ai déjà dit (voir tome I,
LES REGNAUD SAINT-JEAN -D'ANGELY. 311
Monsieur les fonctions de secrétaire intime, auprès de
Madame les fonctions de chevalier patito. Cette Laure,
doDt on a vendu sur les boulevards la gravure faite
d'après un tableau où elle était peinte en Psyché, gra-
vure au bas de laquelle était son prénom, Laure, mis en
rébus : « A qui Laure a •; cette femme que FEmpereur
avait en grippe à cause du scandale de sa conduite, et à
laquelle il lui est arrivé de dire en plein cercle : t Êtes-
vousmal mise, que vous êtes laide aujourd'hui! »; cette
femme qui avait la prétention d'être belle avec une tète
et des dents de cheval, d'avoir de Tesprit parce qu'elle
était méchante, d'être sensible parce que, à tout bout de
champ, elle avait des attaques de nerfs ; cette femme enfin
qui exploitait les spéculations de ses amants sur le crédit
de son mari, mari que l'Empereur n*appelait que son
âme damnée parce qu'il était aussi mauvais sujet que la
femme (1); cette femme, dis-je, n'avait suivi M. Re-
naud que pour se faire fêter à Tours ; en effet, les auto-
page 87), une espèce de sérail formé de six et môme de douze des
plus jolies femmes de Paris, femmes que ses largesses faisaient
("Bcroter dans presque toutes les classes et que Ton nommait « les
iMrceuses >.
(1) Mme Regoaud avait, vers la fin de 1805, un amant dont, lï
défaut de mieux peut-être, elle exploitait la bourse et auquel elle
demanda un collier de perles qui se trouvait à vendre pour
27,000 francs. Soit que l'amant n'en eût que 18,000 de disponibles,
soit qu'il ne voulût pas dépasser cette somme, elle ne put obtenir
davantage et imagina de faire payer le surplus à son mari, on lui
persuadant que, par une circonstance unique, on pouvait acquérir
pour 9,000 francs un collier qui en valait le triple. M. Regnaud.
qui se doutait de l'affaire, se rendit chez le bijoutier qui était com-
plice de madame, acheta le collier, le paya et alla le porter à un
autre bijoutier, qui en offrit 21,000 francs et auquel il le vendit k
rinstant même. Rentré chez lui, et en présence de celui qu'il jugea
de connivence, il se hâta de dire : « Ma foi, il y a des femmes qui
minent leurs maris, il y en a aussi qui leur font faire de bonnes
affaires, témoin la mienne qui m'a fait gagner aujourd'hui douze
mille francs. » Là-dessus, il conta effrontément son achat et sa
vente, qui fut définitive.
riîés H 11»:? ^•ns^r.p.Liix f :<i*!tft>fiAaires. également mis à
ojothL'iii'ia. £< : ÂTî^t pt&5 ô<«:«péi que de ses plaisirs.
Lo^^ i ^i pr*f-^:î:ir»- «e .^ imposa «ies dioers à loal le
mt'jCÀ-c. fi'.caji!r.T-t i . 4rrb*Ti!i^e, aa préfet, au géné-
rai Lm^.k'T^ à m:-.. ^ pi3^ars dames de Tours, puis
•i-îs part^'T :r .!.km:.L^-i". «i-rs f*jirées. des bals pour
Tirier ii Li jcomq:-^ ae^ r^pas de cérémonie.
Au m:;. ri dr t>'X^ «r^ trlDats. eiJe oétait pas ferame à
ootÀutr i diûoar. L'irchcT'hqiie, le géoéral de division et
le préfet, i-^aaroîip p. as près de la rieillesse que de la
nlanteri^. «-? tr-'-jTair-ol hors de cause : je n'étais ni en
poftitioa Li en di^p-j-ition d'exploiter les cajoleries par
iesquetles riie ôèbuta. mais Villatte. qui cependant fai-
sait déji i\ cour à Mlle de La Brusse. qu'il épousa
quelques mois après, se chargea, je ne sais par quel
aentimeot. de i'outra^e qu'elle mendiait pour son mari
et pour M. Ilis: et c'est lui qui p^iya. dans cet ordre de
contribntioos. les arrérages de la ville, du département
et de la garnison. Cette intrigue, qui n'eut pas même
l'honneur d'en être une et qu'on ne chercha pas même
à voiler par un mystère de nature à lui laisser l'appa-
rence d'une bonne fortune, était du reste tellement dans
les us et coutumes du ménage, que M. Regnaud n'en
devint que plus galant pour sa femme (1) et plus
aimable pour Villatte.
Dans le^ premières réunions dont Mme Regnaud fat
(1) Je me rappelle nolainmeot qu'un soir où je faisais avec Vil-
latte le reversi de .Mme Regnaud chez le gént-ral Liébert, pea»
daot que M. Regnaud Jouait à une autre lubie, ce dernier lui
envoya par M. Uis une carte sur laquelle il avait écrit au crayon:
« Vous êtes toujours la plus belle », carte qu'elle lut avec uq sou-
rire dédaigneux, pour rendre la comédie complète, et jeta à côté de
moi de manière que Je pusse lire tout à mon aise cette sornette,
au fond tn-s fade impudeur, mais qui n'en était que plus carac-
téristique.
MUSIQUE ET BALS. 313
l'objet, elle remarqua Zozotte, fut enchantée de son
esprit, de ses grâces, et vint le lendemain lui faire sa
visite. Toutefois ces relations me plaisaient peu, et je fus
plus occupé de les restreindre que de les multiplier,
non seulement à cause de Mme Regnaud et de sa répu-
tation, mais surtout à cause de la familiarité que
M. Regnaud affectait avec toutes les femmes. En citerai-
je un exemple? Ce futur secrétaire d'État de la famille
impériale, grand procureur de la haute cour, membre
de l'Institut, grand aigle de la Légion d'honneur et
grand cordon de Tordre de Wurtemberg, était très fort
et aimait à le montrer. Dans un dîner fait à la cam-
pagne, je ne sais plus chez quelle dame, il gagna le
pari de porter quelque homme que ce fût sur un de ses
mollets et la plupart des dames sur une main. Ce der-
nier tour consistait à donner la main gauche à la dame,
à lui faire mettre le pied gauche dans sa main droite et
^ la promener autour de la salle.
Quoi que je pusse faire, je n'empêchai pas les Regnaud
de rencontrer Zozotte à toutes les fêtes, et les deux
dames de se rapprocher comme musiciennes. Mme Re-
'Soaud, possédant une belle voix, avait acquis un talent
remarquable en chantant habituellement avec Garât et
d'autres artistes de cette valeur. M. His s'était d'ailleurs
bâté de me dire : « Vous n'avez jamais entendu chanter
Mme Regnaud. En ce cas, vous serez étonné. » En effet,
un soir que nous soupions à la Ribellerie, elle se mit au
piano et chanta à merveille. Le tour de cette pauvre
Zozotte vint; elle avait moins de ce qu'on appelle mé-
thode et surtout beaucoup moins d'assurance; toute-
fois sa timidité si suave, si touchante, jointe à une voix
d'une douceur céleste, à une expression enivrante, ravit
tout son auditoire, Mme Regnaud y comprise et même
M. Mis, qui, en ce qui tenait à la femme de son patron,
314 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
était chargé de l'enthousiasme (1). A dater de ce jour, la
musique devint une des grandes occupations du séjour
de Mme Regnaud à Tours. Un concert fut donné pour
faire entendre les deux dames ensemble. Elles chan-
tèrent, entre autres romances, Charmante GabrielU,
arrangée à deux voix, toute nouvelle alors, et que
Mme Regnaud avait apportée; puis avec un amateur de
Tours, M. Cartier, qui possédait une admirable voix et
un très beau talent musical, celte autre romance :
Aimons, aimons, dans laquelle Mme Regnaud et Zozotte
chantèrent alternativement le majeur, coupé par un
refrain à trois voix; c'est une des romances que j'ai le
plus aimées.
La musique n'empêcha pas les bals : car Mme Regnaud,
qui semblait toujours mourante, aurait, en fait de plai-
sirs, tenu tête à tous les grenadiers de France. On
s'éreinta donc en conscience pour l'amuser, et il nous
arriva de quitter le bal à sept heures du matin, d'aller
au bain en masse, de nous réunir pour un grand déjeu-
ner, d'en sortir pour aller dîner à la campagne et de
revenir nous habiller pour un autre bal. Enfin cette
dame partit, les habitants de Tours se trouvèrent rendus
à eux-mêmes; j'en fus, pour ma part et pour celle de
Zozotte, tout à fait aise.
Sur ces entrefaites, je fus appelé par mon service à
Paris, et j'eus l'occasion de déjeuner chez le général
Juhot, placé alors à la tète de la première division mili-
taire. 11 me demanda ce que je faisais à Tours : c Mais
ce que je ferai partout où je serai employé; j'y sers de
(1) On sait Thistoire de ces vingt ou trente hommes qui, par
une pluie battante, mêlée de givre, transis et morfondus, atten-
daient sur une grande route le passage de Napoléon récemmeut
sacré, pour crier : « Vive l'Empereur I » Rencontrés par uq voya-
geur et interrogés sur ce qu'ils faisaient, l'un d'eux répondit eu
grelottant : « Monsieur, nous sommes là pour Tenthousiasme. »
LA SUBDIVISION DE VERSAILLES. 315
mon mieux. » Il voulut bien m'assurer qu'il le croyait
ainsi, et, d'après cette certitude, il m'offrit la subdivision
de Versailles et de Chartres, dont il avait à disposer.
Zozotte m'avait dit cent fois : c Restez à Tours jusqu'à
notre mariage, mais tâchez qu'après je n'y reste pas. »
Or il se présentait une résidence qui me fixait à quatre
lienes de Paris, une résidence qui, avec mon grade, était
préférable à Paris même. Sans doute, il fallait, de ce
moment jusqu'au mariage, c'est-à-dire pour quelques
mois encore, nous résoudre à une séparation doulou-
reuse; mais, à défaut du présent, nous avions l'avenir.
J'acceptai donc et revins de suite à Tours. L'approba-
tion que je reçus ne fut pas exempte de larmes ; toute-
fois l'espoir comme l'approche d'un temps réparateur
nous soutint.
Une de mes désolations en m'éloignant de cette pauvre
Zozotte était de ne pas avoir son portrait. Son père
l'avait deux fois, et j'eus Tidée de lui en demander un;
mais Zozotte me déconseilla, attendu que ces deux por-
traits, placés sur deux boites (i), en cachaient d'autres
qui se découvraient au moyen de ressorts secrets. J'avi-
sai donc un peintre en miniature, retiré à Tours;
Mme Ghenais consentit à accompagner sa fille pour les
séances; tout cela s'arrangea pendant les douze pre-
miers jours de mon absence, et c'est ainsi que fut faite,
d'après le plus ravissant modèle, une abominable croûte.
Suivant le goût de son temps, Tartiste avait voulu repré-
senter Zozotte suspendant à une statue de l'Amour notre
(1) Sur Tune de ces boites, Zozotte est peinte à dix ans, dans le
costume des pensionnaires des filles Saint-Thomas, au couvent
desquelles elle se trouvait alors. Ce portrait, qui a dû être ressem-
blant, est presque effacé; dans Tautre, elle avait près de quinze
ans et était représentée avec ua simple ruban bleu dans les che-
veux. Ce portrait, charmant d'exécution et de ressemblance, ne
s'est pas retrouvé à la mort de M. Chenais
316 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON TUIÉBAULT.
chiffre enlacé; cette idée qu'il aurait pu rendre grt
cieuse ne le sauva même pas de la pire des médiocrité
C'est donc sans emporter cet adoucissement à m<
regrets que je quittai la Touraine, ce canton prédestina
arrosé par quatre rivières, comme le Paradis terresti
le fut par quatre grands fleuves, jardin de la Frant
où Tair a une suavité que je n'ai retrouvée nulle part
où toute la philosophie des habitants se borne pour ec
à vivre dans la volupté.
CHAPITRE XI
N'ayant plus que quelques mois à attendre pour que
mon second mariage pût être célébré, cette circonstance
me détermina à ne former en arrivant à Versailles aucun
établissement fixe, attendu que je voulais que ma femme
restât l'arbitre et du choix de la demeure et de Tarran-
gement. Je me logeai donc dans un hôtel garni, nommé
Jïôtel du Réservoir et tenu par une MmeRhaimbaut, qui
»vait acquis une sorte de renom, non seulement parce
<pi'on était à merveille chez elle en ce qui tenait à la table
et au logement, ou, si l'on veut, parce que sa maison était
devenue pour la bonne compagnie de Paris une sorte
d hôtellerie de l'amour, mais parce qu'elle employait à
secourir d'anciens émigrés, ou d'autres victimes de la
Révolution, une partie des bénéfices, tant soit peu scan-
daleux, qu'elle faisait sur ses hôtes, bénéfices que je lui
reprochais en ne l'appelant que < \a. chère madame Rhaim-
baut > .
Malgré le prix qu'elle me coûtait, je ne tardai pas à
reconnaître les avantages de ma nouvelle résidence à
Versailles, c'est-à-dire sous les yeux du chef du pouvoir
suprême, qui pouvait voir et apprécier les preuves de
zèle, et sous la direction d'un chef aussi brillant qu'était
le général Junot. D'autre part, j'avais à commander six
fois plus de troupes qu'à Tours. Indépendamment de
plusieurs demi-brigades d'infanterie, du 3* régiment
■\
318 MEMOIRES DU GENERAL RaRON THIEBAULT.
de hussards tenant garnison à Chartres, de trois régi-
ments de dragons placés à Versailles (1), j'avais encore
sous mes ordres le 3* régiment de cuirassiers, occu-
pant Saint-Germain, régiment que l'on citait déjà et
qui était commandé par un colonel qui, fait adjudant
général presque en même temps que moi en Italie, avait
une réputation de capacité et de vaillance garantissant
tout ce que Ton pouvait dire en l'honneur de son corps.
Ce colonel, qui, je ne sais pas trop pourquoi, n'avait
pas plus cherché à se rapprocher de moi en Italie que je
ne l'avais recherché moi-même, était le colonel Préval,
un des cavaliers les plus remarquables, un des cham-
pions les plus ardents que Ton pût présenter à Vénus
ainsi qu'à Bellone, et qui en effet, également apte au
culte de l'une et de l'autre de ces déesses, s'entendait à
cueillir le laurier comme le myrte , et déjà en avait
couronné sa jeune tète avec autant de coquetterie que
d'éclat. Que l'on me passe cette fantaisie mythologique
en faveur de ce qu'elle a d'exact; Préval a été un d^
plus beaux (2) comme un des plus heureux colonels de
(1) Le 9« régiment de dragons me rappelle cette anecdote tou-
chante. Trois jeunes gens du môme âge, enfants du même village
et amis depuis lour naissanco, s'étaient engagés le même jour.
Par suite de leur bonne conduite, de leur bravoure, de l'instruc-
tion qu'ils avaient acquise, de leur zèle exemplaire pour leurs
devoirs, ils avaient intéressé leurs chefs et, traités avec une égale
justice, ils étaient presque eu même temps, sans changer decorps,
et assez rapidement devenus brigadiers, jusqu'à chefs d'escadrons.
Eh bien, et par une circonstance certainement unique en ce genre,
ces jeunes officiers supérieurs venaient d'être nommés tous trois
lieutenants-colonels, et tous trois, quittant leur corps le même jour,
allaient se séparer, peut-être pour ne jamais se revoir. Or, le
moment où je leur remis, avec leurs nouveaux brevets, leurs
ordres de départ, ils s'embrassèrent en fondant en larmes, et
leur effusion, effet d'une si longue intimité, d'une amitié si vive,
nous lit tous pleurer.
(2) Murât, La Salle, Colbert aîné, Dorsay et Dorsenne. Ses sol-
dats appelaient Préval « Miroir à p ».
LE COLONEL PREVAL. 319
DOS armées; mais de plus il a été et est un des ofBciers les
plus instruits et les plus capables, un des soldats les
plus intrépides qu'ait eus la France.
Hait jours consacrés à la garnison de Versailles,
Chartres ajourné, j'allai passer à Saint-Germain la revue
M' de cuirassiers, revue pour moi d'un véritable intérêt,
qui fat d'entière approbation et qui ne pouvait être que
cela, avec un régiment qui, par sa tenue, sa discipline,
80D instruction, l'esprit dont il était animé, le choix des
hommes, était un corps d'élite, un corps modèle dans
toate la force du terme. Cette revue devait enûn me
faire connaître et juger un officier qui, pour résoudre le
problème d'un tel commandement, s'était en quelque
sorte sacriûé. Préval avait en effet préféré, en 1800, le
commandement de ce régiment au grade de général
de brigade, grade qui deux fois lui avait été offert.
£t je cite ce refus non seulement parce qu'il fait un
grand honneur à son auteur, mais aussi parce qu'il
caractérise l'esprit militaire de cette époque. C'était
encore le temps où les meilleurs ofQciers regardaient
leur compagnie, leur bataillon, leur régiment, comme
on regarde son clocher natal. Ils servaient leur pays
pour la fierté de le bien servir, sans préoccupation
d'ambition ni de cupidité, l'honneur étant pour le corps
et non pour l'homme. Dans le même esprit Nansouty et
d autres avaient également refusé des grades; Préval
n'avait pas voulu quitter la tête de son régiment avant
d'en connaître parfaitement tous les détails, qu'il
nfouma d*ailleurs en publiant plus tard les Nouveaux
BèglemenU de service et de manœuvres. De plus, il avait
eu à orgueil de faire d'un régiment sans célébrité et
fort mal tenu le plus beau régiment de cuirassiers. Il
devint jlonc un des premiers officiers de cavalerie fran-
çais, et, sous ces derniers rapports, il put s'applaudir
320 MÉMOIRES DC GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
du sacrifice qu'il avait fait; mais il paya et ne pouvait
manquer de payer trop cher ces honorables motifs ; car
il ne lui en revint que de se faire devancer par des
égaux qui ne l'étaient que de grade, de blesser par
la recherche d'une si noble supériorité des camarades
plus soucieux de le jalouser que de limiter; par la même
raison il déplut à la presque totalité des chefs qui sont
. les arbitres de nos destinées; en somme, il ne se fit que
des ennemis. Et son sacrifice fut d'autant plus gratuit
qu'un tel complément d'instruction était inutile à sa
carrière. Sur vingt champs de bataille, il s'était montré
capable de bien manier des troupes de toutes les armes;
il avait déjà prouvé qu'il pouvait s'élever aux combi-
naisons, aux prévisions de haute stratégie. Aussi bien
que tous les officiers qui comme lui préférèrent l'hon-
neur de leur régiment à leur avancement, il perdit, sans
compensations possibles, ce qui sera toujours dans la
carrière des armes la véritable source du crédit et de
l'autorité, l'obtention d'un grade de plus; car comman-
der plus d'hommes, c'est s'élever vers les chances de
gloire, tandis que rester dans un commandement, c'est
servir de marchepied à celui qui l'exerce.
Préval d'ailleurs ne se faisait pas prier pour dire que
son régiment valait au moins les meilleurs régiments de
cavalerie de la garde impériale, et il soutenait son dire
avec une incontestable supériorité, avec une énergie
qui lui fut aussi nuisible vis-à-vis de quelques chefs,
qu'elle pouvait être formidable devant l'ennemi; il con-
firma donc ce mot que le lieutenant général, sous les
ordres duquel il était, lui dit un jour : « Vous avez une
tête qui fera bien du mal à vos pieds. »
M'étant rendu de Versailles à Saint-Germain à cheval,
je revins à Versailles de la même manière et ficcom-
pagné par Préval, ses officiers supérieurs et ses capi-
tainea que j'avais invités & dtner avec moi. C'est pendant
ce repas que commença ma liaison avec Préval, liaison
qui ne devait devenir intime qu'apri^s la Restauration,
mais qui. dès ce moment, acheva de me faire recon-
nattre qu'il n'était pas moins distingué, pas moins bril-
lant, comme homme du monde, comme homme d'esprit
et d'instruction que comme homme de guerre.
Dàs mon arrivée à Versailles, Je fus chargé de la
réorganisation des 3% 9*et 15" régimenls de dragons, sui-
TBQt te système d'après lequel les régiments de cutte arme
devaient ôtre également aptes â combattre ^ pied et à
cheral.Par conséquent, ce qu'on exigeait de nous, c'était
de leur prouver, en se plaçant d'abord au point de vue
de la cavalerie, que rien an monde ne devait résister à
niutroape à cheval bien composée, bien commandée,
Irini instruite et employant avec habileté, vigueur et
i-propos celte puissance qui résulte de la vitesse et du
cboc; mais il fiilluit leur démontrer en même temps, en
iM coQsidérant comme troupes à pied, que la meilleure
HMlerie du monde devait s'anéantir contre une infan-
terie qui ne s'ébranle pas et qui sait tirer parti de son
feg rt de ses baïonnettes; et le résultat de ces deux
démonglrations opposées était que, une fois instruits,
«in leur avait inspiré, comme dragons à cheval, une
Wotie terreur de l'infanterie; comme dragons à pied,
"le terreur égale de la cavalerie: si bien que, avec de
Snindeg dépenses, ou constituait des corps qui, par suite
<le cette intimidation préalable, eussent été aussi mau-
vtii à cheval qu'à pied s'ils n'avaient pas été composés
de Français.
b'n matin, comme je déjeunais, entra chez moi un
petit vieillard encore vert, et qui, d'un ton délibéré, me
dit; 1 Voulez-vous bien, monsieur le général, recevoir
'* visite du père du ministre de la guerre, du général
222 MEIMOISES PC GÉNÉRAL BAROX THICBAULT.
Berihkr ? » Jl^ m^emi»^es8ai de lai répondre que je me
sermàs «mpressè de le prévenir, si j'ayais sa qa'il fût à
Versailks, et j^anrùs pa ajoater si j'avais su qu'il fût
eacore dans ce inonde. Il m'apprit qu'il résidait à Paris,
mab qne^ Tenu k Versailles pour affaire, il n'avait pas
Tonla le qnîtter sans me voir, c De chez tous, reprit-il,
j^irai Tisiler, selon mon habitude, l'Hôtel de la guerre
qui a êlè bàli par moi, où j'ai demeuré tant d'années
el où sont nés tous mes enfants. >
J insistai pour qull me fit Thonneur de déjeuner avec
moi. mais il n'accepta qu'une tasse de café, et Tidée me
Yintdeluipr\>poserderaccompagner jusqu'à l'Hôtel de la
guerre, ce dont il fut enchanté. Nous partîmes ensemble,
et il aurait été question de me le vendre, qu'il n'aurait pu
me montrer cet hôtel avec plus de détails et me faire plus
exactement Thistoire de toute cette construction depuis
les caves aux greniers. EnÔn lorsque, au bout d'une
heure, nous parvînmes aux mansardes < Voilà, me
dit-il, le logement que j'occupais. » Et, s'étant arrêté
dans une assez petite et plus que modeste chambre à
alcôve : t Et voici, igouta-t-il avec orgueil, où est né
.\lexandre. > Et à ce sujet il me débita force souvenirs.
Nous nous serions trouvés au berceau du roi de Macé-
doine, que la macédoine n^aurait pu être plus complète.
Convaincu^qu^il avait gardé cet endroit pour le bouquet
de tout ce qu'il voulait bien me faire voir et m'apprendre,
je me croyais au bout de ma corvée; je l'avais déjà
félicité sur ses jarrets qui semblaient, lui disçg[s-je, re-
trouver dans ce bdtiment la vigueur qu'ils avaient lors
de la construction, lorsqu'il me prévint que ce qu'il y
avait de plus curieux à voir, c'étaient les combles; aus-
sitôt il passe par une lucarne, et, m'attirant comme à
la remorque, mais courant et grimpant comme un chat,
il me promène de faite en faîte, de gouttière en goût-
LE PÈRK DU CÈPlÉn.lt BEnTHIEIl. 3S3
tière, au risque vingt fois de me Taire rompre le cou; il
me faisait trembler aussi pour lui-même, et sous ce rap-
port encore pour moi: si, par suite de ces bravades
trop communes chez les vieillards, il avait dégringola
dn haut du LkAtiment, le général Berthicr aurait pu m'im-
poter quelque responsabilité dans la mort de son père.
Dn reste, cette mort accidentelle n'aurait précédé que de
peu de mois la mort naturelle de ce vieillard, car nous
Alons alors au milieu de novembre, et vers le milieu de
mai il avait cessé de vivre.
Chaque jour et souvent deux fois par Jour, je faisais te
voyage de Versailles à Paris, grâce au bonheur d'avoir
pour aide de camp un officier (Richebourg) si capable et
si dévoué que je pouvais lui laisser sans inconvénient
des rouilles de papier signées en blanc, ce qui prévenait
tout relard dans l'expédition des ordres pressés qui pou-
vaieot m'ètre adressés pendant mes absences. Le général
■'aoot continuait à me traiter avec bonté, avec amitié;
^n venant de Versailles, je passais à cent pas de son
■hôtel (rue des Champs-Elysées), et il était peu de jours
*3Ueje ne le visse, ne fût-ce que pour m'assurer que ma
Pï'^sence à Paris n'avait aucun inconvénient.
Un jour que, de cette sorte, j'avais déjeuné avec lui et
^Xie je n'étais retourné à Versailles qu'après le spectacle.
J*ï trouvai un billet apporté par ordonnance, daté de cinq
**«ures du soir et par lequel il nie mandait de venir sans
*^ule déjeuner le lendemain. Le style, le mode d'envoi,
* heure mise sur une telle invitation m'annonçaient qu'il
^'agissait d'une affaire grave et pressée; de fait, le dé-
-J «uner ne ressembla pas fi ce que ces repas étaient babi-
^■iiellement, c'est-à-dire que les folies, les anecdotes du
-Jour ou de la nuit, au récit desquelles on s'abandonnait
^vectanldegaielé,furent remplacées par des souvenirsde
Çuerre; Mme Junot, qui, par le charme indicible de son
324 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
esprit, par ses inspirations variées, par la vivacité de
son imagination, de son caractère et de son âge, faisait
d'ordinaire tous les frais de ces réunions, ne prit pres-
que aucune part à la conversation et se montra plus que
sérieuse. Le déjeuner fut court sans le paraître; il en fut
de méme]de mon attente. Partis de table, nous passâmes,
le général Junot et moi, dans son cabinet, et, à peine
entrés, il m'apprit que le Premier Consul lui confiait
une expédition à laquelle s'attacbait une grande impor-
tance : « Il ne s'agit pas de TEurope, ajouta-t-il, c'est
une expédition maritime; mais elle sera de peu de durée.
J'ai compté sur vous pour le commandement en second
des troupes, et, si vous acceptez, dans six mois je vous
ramène général de division. — Mon général, lui répon-
dis-je, je vous suis attaché et dévoué; sous vos ordres,
il n'est rien que je n'accepte. S'il ne s'agissait pas de
vousy et malgré la perspective que vous voulez bien me
présenter, je ne pourrais qu'obéir; car je souffrirai de
ce départ tout ce qu'en souffrira mon père, et j'ai à
accomplir un mariage que je payerais de ma vie; mais,
pour vous suivre, tout se bornera à deux questions : Où
faut-il aller? et quand faut-il partir? • — Il me prit la
main et répliqua : < Il faut vous rendre à Saintes, où les
troupes destinées à cette expédition arrivent aujourd'hui
(23 décembre 1803), et partir après-demain, afin de me
suppléer en attendant que j'arrive. Demain, vous aurez
vos ordres. — Encore un mot, je vous prie. Gardez-vous
le commandement de Paris? — Non, Murât me remplace.
(Et en effet il [le remplaçait, mais avec le titre de gou-
verneur de ;Paris et de général en chef.) — Pourriez-
vous me faire conserver celui de Versailles? — Je vous
promets de lui en parler, et j'espère l'obtenir. » Et nous
convînmes que je remettrais le commandement de cette
subdivision au major du 15» régiment de dragons, dispo-
LB SERMENT DE LA LEGION D'HONNEUR. 39»
sition qui fut régularisée par un ordre. Une heure après,
j'étais de retour à Versailles; trois heures après, ma très
chère Mme Hbaimbaut soldée de quarante jours d'ha-
bitation et de je ne sais combien de grands dîners, j'avais
définitivement quitté la ville et écrit à cette Zozotte,
nouvelle arbitre de ma vie, à quelles circonstances je
devais la consolation de la revoir un moment.
Je passe sur ce qui tint au règlement de quelques
intérêts de famille, à l'arrangement de mon départ, i la
vente de mes chevaux et de mon cabriolet, à l'achat
d'une calèche, etc., ce serait une affaire aujourd'hui;
ce n'était rien alors, au milieu du mouvement de cette
vie aventureuse, de cette instabilité qui semblait un état
de nature. Toujours tourmenté par la manie de voyager
le plus rapidement possible, je .stimulai suivant mon habi-
tude les postillons par ce seul mot : < Cinquante sols de
guides ou quinze, suivant que vous marcherez vite. • EL
ce mot, sur cette bonne route de Chartres, fut assez puis-
sant pour me faire arriver à Tours le 26 décembre, à midi.
J'ai oublié de dire que, deux heures avant de quitter
Paris, j'avais reçu ma nomination de membre de la
Légion d'honneur, j'entends de légionnaire, grade par
lequel tout le monde commença, c'est-à-dire seul grade
qui fut donné à la première formation de l'ordre. Au
hrevet était joint la prescription de prêter sans délai,
et devant un tribunal de première instance, le serment
requis; or le tribunal se trouvant en séance à mon arri-
vée à Tours, je m'y présentai, et immédiatement je fus
admis à remplir cette formalité. Au reste, ce qui me
détermine à relater le fait, c'est ce que renferme de cu-
rieux à rappeler la formule du serment que le Premier
Consul exigea de tous les membres de l'ordre. Ce serment
récédait de peu de mois l'établissement de l'Empire,
nt-ù-dire te rétablissement de presque tous les an-
n
326 MEMOIRES DU GENERAL BARON THIEBAULT.
ciens titres et d'ua terrible despotisme; et cependant en
voici la formule, véritable facétie qui dut faire rire
Bonaparte en attendant qu'elle fît rire Napoléon : t Au-
jourd'hui... est comparu..., lequel a juré devant nous, sur
son honneur, de se dévouer au service de la République,
à la conservation de son territoire dans son intégrité, au
maintien des lois existantes, à la défense des propriétés
qu'elles ont consacrées; de combattre par tous les
moyens que la justice, la raison et les lois autorisent,
toute entreprise tendant à rétablir le régime féodal ou
à reproduire les titres et qualités qui en étaient l'attri-
but; enfin de concourir de tout son pouvoir au maintien
de la liberté. • Et voilà ce que j'ai juré à Tours, en même
temps que le général Liébert, et c'est aussi ce qu'ont juré
partout où on l'a voulu tous les républicains dont Napo-
léon allait faire des chevaliers, des barons, des comtes^
des ducs, des princes et des rois.
Le 28 décembre, très matin, j'arriva|î à Saintes, où les
troupes destinées a l'expédition et composées des 26*,
79* et 105* régiments de ligne, de deux compagnies et
d'un train d'artillerie, des 4* et 24* régiments de chas-
seurs à cheval, étaient en partie réunies depuis le 23.
A peine descendu de voiture, Ton m'annonça tous les
officiers supérieurs et commandants de détachements :
« Mon général, me dit le colonel, quel que puisse être
notre empressement à vous assurer de nos respects, nous
aurions attendu quelques heures pour accomplir ce
devoir, mais nous n'avons pu différer d'un moment le
pénible rapport que nous avons à vous faire... A l'excep-
tion de mes grenadiers que je contiens encore, toutes
les troupes du corps d'expédition sont en insurrection.
Le prétexte est la solde, qui en effet est arriérée de cinq
à six mois; le motif véritable est Taversion d'un embar-
quement dont les soldats ne doutent plus... L'artillerie^
ABRIBSE DE SOLDK.
aiT
ordinairement si exemplaire, a été l'instigalrice de cette
rébellion, qui a éclaté à ce cri : « On veut nous embar-
quer et nous faire périr pour nous faire impunément
banqueroute. «Vous concevez, du reste, notre désespoir
de paraitre devant vous dépouillés du prestige de notre
autorité; mais tout ce qu'il a été possible de tenter pour
nmeoer les troupes à leur devoir, nous l'avons tenté, et
noua oe nous sommes arrêtés que devant la crainte de
provoquer par notre insistance «ne révolte. >
Cet événement se trouvait avoir pour moi une double
gravité. Au fait en lui-même se joignait le risque de
compromettre, vis-à-vis des troupes avec lesquelles je
rtviis aucun précédent, une autorité qui était celle du
SJDéralJunot, Mon investigation fut donc aussi sérieuse
^e complète, et je demeurai convaincu que ces troupes
projetaient de se débander avant l'arrivée de ce général
^regrettaient de ne pas être parties avant la mienne:
qu'il y avait lieu de croire qu'elles décamperaient la nuit
suivante: que par conséquent il ne restait pas de temps
* perdre et aucun moyen d'attendre le payeur de ce
•^orps qui venait avec des fonds, mais qui ne devait être
'"' Saintes que sous trois ou quatre jours; que, l'exaspé-
•"alion des esprits étant telle qu'il n'y avait rien à espérer
_^ô la persuasion et trop à craindre de mesures violentes,
'' ftllnit commencer par donner de l'argent, et il fallait
®** donner dans la journée pour déconcerter les meneurs,
r*Our être en mesure dès le lendemain de passer la revue
***enBembleet pourvenger la discipline parle châtiment
'^cs plus coupables. J'ordonnai donc que l'on fit de
^*3ile, et mois par mois, le relevé de ce qui revenait aux
l^ régents sous les armes de chaque corps et détachement,
'^t que, sous deux heures, les officiers supérieurs et com-
**isndants se trouvassent chez moi avec les quartiers-
'ïiallres et les payeurs.
328 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BâRON THIÉBAULT.
Aussitôt je me rendis chez le préfet. Il savait la muti-
nerie des troupes et en était fort occupé... t Tout cela,
lui dis-je, n'a de gravité que dans le prétexte; or, ce pré-
texte étant l'argent, je viens vous en demander avec
la conviction que, sous quatre jours, celui que vous me
ferez fournir sera réintégré dans la caisse d'où il aura
été tiré. — Je ne puis, me répondit-il, me prêter à
aucun déplacement de fonds ; les ordres sont trop sé-
vères... — Eh bien, lui dis-je, comme préfet, refusez-
vous à la réquisition écrite que je vais vous adresser à
cet égard, mais personnellement veuillez bien m'aider
dans une circonstance où la responsabilité du citoyen et
du fonctionnaire est loin de ne pas être engagée. Ainsi,
de vous à moi, qu'y a-t-il chez votre receveur? — Rien,
la totalité de ses fonds est partie hier. — Quoi! dans
toute la ville de Saintes, il n'y a rien dans aucune
caisse? — Trois cent mille francs se trouvent à la dis-
position des ponts et chaussées pour des travaux
urgents et qui s'exécutent; mais je dois vous rappeler
qu'il y a peine de mort contre qui détournerait des
fonds spéciaux, fût-ce momentanément. » Je le remerciai
et je le quittai.
De retour chez moi, je dictai ma réquisition au préfet,
réquisition motivée et portant d'abord la déclaration
que, en cas de refus, je forcerais la caisse des ponts et
chaussées, ensuite la demande qu'il voulût bien m'as-
sister dans cette opération; je lui fis porter ce réquisi-
toire en double par Richebourg, qui me rapporta un de
ces doubles revêtu d'un double refus du préfet; en même
temps j'écrivis au colonel de donner à la compagnie de
grenadiers de son premier bataillon l'ordre de prendre
de suite les armes et de se rendre devant ma porte; en-
fin, ayant constaté qu'il fallait près de trois cent mille
francs pour acquitter l'arriéré, mais ne pouvant dépla-
CAISSB FORCÉE.
cer une telle somme, inutile d'ailleurs pour contenir les
matins, je fis un ordre du jour, comme commandant en
second du corps d'expédition, pour annoncer : • que le
(endemain, à dix heures précises du matin et dans la
plus grande tenue, toutes les troupes seraient passées
en revue par moi; que dans la journée trois mois de
solde seraient payés aux sous-ofliciers et soldats, et un
mois aux officiers {ce qui réduisait à cent et quelques
mille francs la somme indispensable), et que, pour le
payement du surplus de l'arriéré, des mesures seraient
prises du moment où le payeur serait arrivé. »
Cet ordre fait, signé et distribué d'avance, jn me fis
suivre par la compagnie de grenadiers, et partis avec
1» ofllciers et le commissaire des guerres du corps
pour me rendre chez le caissier détenteur des fonds des
ponts et chaussées; il avait été prévenu par le préfet;
je lui demandai la somme dont j'avais besoin, il me la
Kfusa. Douze grenadiers arrivèrent et firent, par mes
entres, le simulacre de forcer la caisse; puis la somme
nécessaire à chaque corps ou détachement fut remise à
tbsqiie quarlier-mallre ou officier payeur. Procès-verbal
de chacun de ces versements fut dressé par le commis-
saire des guerres, et chacun d'eux fut signé par la totalité
flMofiiciers présents et par moi. La répartition de ces
fonds fut faite immédiatement. Le prétexte n'existant plus,
nul n'osa parler de la cause; les principaux mutins se
Irouvèrent abandonnés par ceux qu'ils avaient égarés;
la revue eut lieu. .Après avoir parlé aux troupes, je fis
sortir des rangs les douze que l'on m'avait désignés
comme les plus coupables, savoir deux par compagnie
d'artillerie et deux par chaque bataillon d'infanterie:
leurs armes mises à terre, un détachement de gendar-
merie arriva et les conduisit en prison pour être tra-
duits au conseil de guerre. Cela fait, les troupes défi-
i
830 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAÙLT.
lèrent et l'ordre fut rétabli. Mais ma responsabilité
n'était pas couverte; je fls donc sur toute cette afTaire
un rapport, dans lequel rien n'était onois et auquel
étaient joints, par copies, mon réquisitoire au préfet et
son refus, mon ordre du jour et les procès-verbaux de
l'enlèvement des fonds; j'adressai expédition du tout
au général Junot, au ministre de la guerre, au itiinistre
de l'intérieur et au ministre des finances, et, comme on
ne pouvait pas me désapprouver, en même temps qu'on
ne devait pas m'approuver, personne ne me répondit, à
l'exception du général Junot qui loua ma conduite, mais
en m'annonçant que sa destination était cbangée, qu'il
allait prendre, à Arras, le commandement de douze
mille grenadiers formant la réserve de l'armée d'Angle-
terre, et qu'il était remplacé dans le commandement du
corps réuni à Saintes par le général Lagrange.
Ai-je besoin de dire mon désappointement? Il fut com-
plet, mais non muet. Les lettres les plus instantes par-
tirent, par le retour du courrier, et pour le général Junot
et pour le général Murât. Je rappelais au premier et ses
promesses et la circonstance que je n'étais à Saintes que
pour y être avec lui ; au second, ses bontés pour moi et
la demande que le général Junot lui avait faite, enfin
mon ambition de servir sous ses ordres et d'avoir l'oc-
casion de lui prouver mon dévouement. Mon attente ne
fut longue que par mon inquiétude; le général Junot et
Murât m'annoncèrent en môme temps et de la manière la
plus aimable que mes vœux étaient exaucés. J'étais
encore une fois sauvé d'un embarquement qui n'eût
jamais été de mon goût.
Mais, entre l'avis et l'arrivée des ordres de mon rappel,
vingt et un jours s'écoulèrent, jours mortels, et par
la crainte qu'on ne revînt sur mon remplacement, et par
l'impatience que j'éprouvais de me retrouver à Tours.
Cependant le préfet, très aimable homme, et sa femme,
jolie, jeune et charmante, s'efforcôrenl de me faire
oubher mes ennuis en me comblant de prévenances;
leurs bontés me rappellent une gaucherie, dont le sou-
venir m'étourdit encore. Cette chère préfète, rynchériB-
sant en amabilités pour moi, m'avait vunti^ une très
agréable promenade aux environs de Saintes el m'avait
cotume offert de la faire avec moi. J'avais répondu par
des actions de grâces; on avait parlé d'autre chose, de
sorte que rien n'avait été arrêté, lorsque, le lendemain
initia, je reçus un billet très délicatement écrit, fort joli-
nenl tourné et portant que i si cette promenade pouvait
m'ètre agréable, on m'attendrait vers midi à la préfec-
ture I. En proie à je ne sais qoelle préoccupation,
dus UD de ces états d'absence qu'on ne s'explique pas. je
ne pénétrai de cette idée que c'était là, de la part d'un
bonnne vis-à-vis d'un autre homme, une recherche de
■tjle et d'écriture fort extraordinaire, et qu'il fallait
répondre de mon mieux à l'un et à l'autre ; IWessus je
Hpotle & ce préfet par l'acceptation la plus galante et je
lui envoie un véritable poulet en échange de celui que
Jivsigpeçu; puis, à l'heure dite, j'arrive à la préfecture.
Mail que devin&-Je, quand j'entendis ces mots pronon-
t** par une femme que le dépit achevait de rendre
nviasaDte : < En vérité, général, rien n'est plus édi-
fiât que d'adresser au mari la réponse que l'on doit à
Il femme; mais enfm, puisque vous avez rendu la pré-
sence de M. ... indispensable, il faut bien attendre qu'il
Mit libre, et il ne l'est pas aujourd'hui. > Je ne sais où
je nie serais fourré et si je n'aurais pas trouvé un trou
de souris trop vaste. > Miséricorde I •m"écriai-je. J'ignore
ce que j'allais ajouter, quand le mari arriva pour me
faire des excuses, qui achevaient de rendre les miennes
iniposeiblcB; ainsi j'échappai à un téte-à-tète d'autant plus
33« MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
atroce que, s'il y avait au monde un moyen d'arracher
un pardon à cette préfète, ce moyen n'(^tait pas en ma
puissance, puisque désormais mon cœur appartenait à
Zozotte. Par bonheur, le ciel acheva de venir à mon
secours; le lendemain matin, je reçus mes ordres. Ajoa-
terai-je que, comme je montais en voiture, le préfet me
fit remettre deux bouteilles d'eau-de-vie de plus de cent
sept ans de bouteille, et provenant d'une cave dont il
m'avait fait l'histoire? Aux bouteilles était joint un billet,
d'une écriture et d'un style fort différents du premier,
et dans lequel il me disait qu'il espérait que Tàge de
ces deux compagnes de voyage ne les déprécierait pas
à mes yeux.
Mes ordres portaient d'attendre le général Lagrange
pour lui remettre le commandement; mais je ne tins
aucun compte de cette clause, d'une part, parce que le
colonel, auquel je remis et les instructions et tous les
papiers, pouvait me remplacer à merveille et me rem-
plaça en effet; de l'autre, parce que le général Lagrange
pouvait tarder à arriver; enfin et surtout parce que
j'avais les meilleures raisons de ne revoir la préfète
qu'en lui disant adieu, et parce que j'étais très pressé
de me retrouver près de Zozotte et de garder pour elle
le plus de temps possible. Ma voiture se trouvant char-
gée depuis huit jours, je partis sans délai et, de toute la
célérité que les plus généreux pourboires peuvent don-
ner aux jambes des chevaux de poste, j'arrivai à Tours
et j'entrai dans la cour de M. Chenais.
Dans Teffusion de cette arrivée, j'oubliais un gros
panier attaché à l'arrière-train de ma voiture et que
M. Chenais avisa de suite. En bon Tourangeau, il était
fort gourmet; cette sensualité avait survécu chez lui
à toutes les autres et s'était fortifiée de toutes celles
dont le temps avait fait justice. Apprenant ce que le
panier contenait, des huîtres de Marenues, i) se mit en
devoir de 1g détacher lui-même et le trouva vide; les
cahots s'étant unis au poids des huîtres pour le défon-
cer, les buitrcs étaient restées en route. Zozotte et
moi. noua riions aux larmes; mais M. Chenais jurait
horriblement, et il ne fallut rien moins que le cognac
(le 1696 pour le consoler.
Je complais ne m'arriïter que quelques jours à Tours;
nuis, comme le dit je ne sais plus quel couplet : « Un
tendre engagement mène souvent plus loin qu'on ne
pense. • Les jours, d'ailleurs, passaient si vite qu'ils ne
Minblaient plus des jours que par le nom, chacun d'eux
tmeDBDt de nouvelles raisons de retard. Et, pour me
reporter au moment de l'année où nous étions alors, je
trouvais à l'hiver même toutes les suavités du prin-
temps, tant, dans cette Touraine d*enchantement et de
délices, je respirais la volupté ; bref, près de la femme
qui m'enivrait, j'aurais déQé le Tartare et dédaigné le
ciel. I Enfin, me disait Zozotte, personne n'enlèvera Ver-
Millwen votre absence, et, quelque jour que vous y arri-
TÎei, vous êtes bien silrde le retrouver ^ la même place, i
Ubil est que rien ne semblait y nécessiter ma pré-
«nee, que mes ordres n'avaient rien de pressé, et que
m jffle j'aurais pu passer à Saintes tout le temps que je
P&KaJB À Tours ; mais toutes ces bonnes raisons, que je
de donnais pour m'excuser moi-même, n'empêchèrent
que si Versailles ne changea pas de place, ce fut, comme
00 va voir, ma place qui se trouva changée.
J'avais obtenu de partir, en promettant de refaire, au
moins une fois par mois, et jusqu'à l'épuque fixée pour
notre mariage, le voyage de Tours, voyage accablant
quand je m'éloignais, enchanteur quand je revenais.
Au moment où, cédant à la nécessité, j'accomplissais
ce cruel sacrilice, le général Liébert vint me trouver, et,
334 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
à titre de service et d'amitié, il me demanda de me
charger d'une lettre pour le général Moreau, mais d'une
lettre confidentielle, ne pouvant être remise qu'au desti-
nataire lui-même, et dont il me priait, du reste, de ne pas
parler. Je promis tout ce qu'il voulait, et je n'eus aucun
mérite à le faire, car je connaissais la vieille intimité de
ces deux anciens ex-sergents d'artillerie, et je conçus
d'autant moins l'idée que quelque chose de grave pût
se rattacher à leurs relations, que j'étais plus loin de
supposer qu'il y eût rien de menaçant dans le rôle et la
position du général Moreau. Aussi, arrivé à Paris le
lendemain soir, 17 février, je fis la commission du gé-
néral Liébert dès le surlendemain 18, au matin.
N'ayant jamais servi sous les ordres du général Mo-
reau, ne lui ayant jamais parlé, je n'avais fait, en
quelque sorte, que l'apercevoir à l'armée du Nord en
1794, à Gènes en 1799, à Paris au 18 brumaire; je lui
avais adressé, comme à une des hautes notabilités de
nos armées, un exemplaire de mes ouvrages, et j'en
avais reçu des lettres polies. Mais là s'étaient bornées
nos relations, et, s'il se rappelait mon nom, il ne
pouvait se rappeler que mon nom; il ne devait pas
même connaître ma figure. La remise de la lettre en
question ne devait donc conduire de sa part qu'à quel-
ques mots obligeants, en retour de quelques phrases
dans lesquelles, et en l'abordant, je m'étais félicité de
cette occasion de lui offrir mes respects, de lui parler
de mon admiration. Aussi quel fut mon étonnement
lorsque, après ces préliminaires et la lettre du général
Liébert lue, et en partie relue, sans môme s'informer
d'où je venais, si j'étais employé, comment je pouvais
l'être, ne me considérant sans doute que comme un
ami du général Liébert, ayant peut-être su ma mésa-
venture de Saint-Gloud et les très puissants ennemis que
\E DE MOREAC.
m'avait fnils le blocus de GSnes, jugeant d'aprùs cela
que je devais ne pas élre ami de l'ordre de choses éta-
bli, U 8c proooiifa, et contre le gouverneinenl, et contre
le Premier Consul, avec la plus grande véhémence I Je
me retroui'QÎs de fait en présence d'une scène analogue
à celle dont le général Bonaparte ni'avait donné le spec-
tacle, trois jours avant son coup d'État, mais avec celte
différence que le général Bonaparte avait traduit sa
peosée sous forme d'indignation et de colère, tandis
que le général Moreau, selon son caractère, employait
mépris et dédain... Ainsi, et pour citer quelques-unes
de Ks phrases : > Liébert est toujours b. Tours... Avec
deseafaDts et pas d'argent, il faut servir quand même,
ddt-on servir de marchepied au plus ambitieux soldat
qui fat jamais... Et voilà où ont abouti tant d'efforts et
de travaux, tant d'espérances et de gloire; et voilà à
qDOlon a sacriDé tant de braves et des armées entières...
EtïDcore le pouvoir ne sufSt-il plus à i'insatiabilité... 11
vablloir de la pourpre et l'hérédité pour transmettre
le produit de l'usurpation... Et c'est nous qui donne-
rions la main à ces envahissements liberticides, nous
fù aurions la lAcheté de les laisser s'accomplir... ■
C'mI en se promenant dans son cabinet, et en accélé-
rât le pas de plus en plus, qu'il avait commencé ce
dÎBcouTE. Pendant quelques minutes je l'avais suivi :
bieatûtje m*étais arrêté, sans qu'il suspendit sa marche;
Mfln U fallut bien qu'il s'aperçût à mon immobilité,
^l'impassibilité de ma figure, à mon silence, que je ne
ptrlageais pas son exaspération, et que si je suspen-
du» mon départ, c'est parce que (comme dans la rue
Chaotereine) il n'y avait pas lâ un tiers qui pût le
"l'are possible ; il s'arrêta donc, après s'être rapproché
''•moi, et ae résumant par des vœux pour la France,
•■ïniels je répondis par une application de politesse;
336 MEMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
puis je pris congé de lui, résolu à ne pas le revoir.
A dire vrai, j'étais confondu, et des dispositions da
général Moreau, et de la sorte de hardiesse qu'il avait
eue de m'en faire le confident. Je comprenais sans
doute que l'un des deux plus grands généraux de la
France après Bonaparte et le seul des deux qui pût
aspirer au pouvoir (le générai Masséna n'ayant jamais
eu la pensée d'y prétendre), je comprenais, dis-je, qu'un
tel homme ne pardonnât pas à qui y était parvenu.
Cette inimitié était inévitable; elle résultait de la nature
des choses, des infirmités humaines, de la puissance
des intérêts. Alors môme que Moreau aurait eu l'apa-
thie nécessaire pour laisser sa haine inactive, il était
stimulé par sa femme, par sa belle-mère surtout, et cela
de manière à ne pas manquer une occasion d'incriminer
les intentions et la conduite de celui dont il subissait
les lois, après avoir figuré tant d'années avant lui dans
la route de la gloire militaire.
Au 18 brumaire, il est vrai, Moreau s'était rallié à
Bonaparte et même s'était chargé de devenir le geôlier
des Directeurs, durant l'agonie du Directoire ; mais, en
dépit du sabre enrichi de diamants dont il avait accepté
le cadeau, on peut dire que, pris au dépourvu comme
tant d autres, il fut entraîné par des événements auxquels
il n'avait aucun moyen de s'opposer. Bientôt il accepta
le commandement de Tarmée du Rhin; mais à peine se
retrouva-t-il à la tête de ses anciennes troupes et sur le
théâtre de ses victoires, qu'il prit une attitude hostile,
fait que je tiens de ce digne et candide général Fririon,
qui, comme témoin, m'a donné par écrit l'anecdote
suivante :
Peu après s'être fait Consul, le général Bonaparte eut
la velléité d'aller passer la revue des armées du llhin et
de voir les généraux qui les commandaient; mais quelle
UKK MISSIOW DE llllfll)
331
que fiU l'inlensité de sa volonté. Il n'osa rien exécuter
ni mime annoncera cet égard, sans avoir fait pressentir
le géoénil Uoreau; en conséquence, il lui envoya, je ne
sais BOUS quel prétexte, son aiJe de camp Duroc, l'un
des hommes les plus conciliants et it^s plus mesurés.
Duroc se pendit ;\ BAIe en Suisse et trouva Moreau à
déjeuner avec ses chef et sous-chef d'étal-mujor Daxe
et Nicolas Fririon, adjudant général ; El)lé. commandant
en chef l'artillerie; Legny. colonel, aide de camp de
Uorenu, et Lahorie, adjudant général. Après l'échange
de quelques phrases banales, Duroc revint à l'armée
(lu Rhin, â la gloire de ses généraux, à la haute illus-
trition de son chef et au puissant intérêt avec lequel
le Premier Consul les visiterait sur le théâtre même
de leurs triomphes, t Colonel Duroc, reprit en sortant
"Je son flegme habituel Moreau, Bonaparte nous pren-
drait-il pour des Philistins? Dites-lui que. si J'allais en
Italie, je serais enchanté qu'il vint me voir et qu'il
medoonflt des conseils; mais je connais mieux l'Alle-
magne que lui, et vous pouvez lui dire, mon cher Duroc.
que je lui laisserai le commandement s'il vient. • Dès
k pKmier mol, Duroc avait jugé qu'il n'avait rien &
obtenir; il afQrma donc qu'il s'était mal expliqué, s'il
îT^l pu laisser croire que le Premier Consul eûtTinten-
lion de venir, et il ne parla plus que d'un désir vague
qu'aurait eu celui-ci de trouver une occasion pour
reaouvelerà Moreau l'assurance de son attachement.
Reatré au salon, Moreau demanda à Duroc ai, dans
l'entourage du Premier Consul, on était au courant des
caricatures dont il était l'objet. Et sur la réponse que
quelques personnes s'en amusaient : ■ Kn voici une.
n^pnt.Moreau,quiduuioins est originale.,, > Et il montra
anph,.., dont la tête était celle de Bonaparte et dont les
deux compagnes obligées représentaient, l'une Camba-
J
aaS MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÊBAULT.
cérès, l'autre Lebrun; et, comme Duroc riait de cette
(^scène facétie : < Colonel, lai dit Moreaa, d'un ton
presque menaçant et en masculinisant les compagnes
obligées par leur nom le plus grossier, ce qu'il faut
regretter, c'est que, si Ton en trouve parmi les Consuls,
on n'en trouve pas parmi les généraux. » La haine
entre ces deux hommes était inévitable et inextin-
guible.
Reprenant ce qui tient à la conduite de Moreau envers
le Premier Consul, on se rappelle de quelle manière il
afficha sa désapprobation à Tégard du Concordat.
Enfin, et sans remarquer qu'il ne parut plus aux
Tuileries, qu'il était devenu un point de ralliement pour
les mécontents, il lui arriva, au moment du décret de la
création de la Légion d'honneur, de faire appeler son
cuisinier un jour qu'il avait beaucoup de monde à dtner,
et, sous prétexte que cet homme s'était surpassé ou
qu'il lui plaisait de le supposer, il lui annonça devant
tous les convives qu'il le nommait < chevalier de la
casserole >, et qu'il lui ferait porter une casserole en
décoration.
Cependant d'un tel rôle à un rôle criminel, de la
rivalité ou du sarcasme à la révolte, il y a loin; mais
de ce qu'il m'avait dit et de la manière, du ton, de l'air
dont il me l'avait dit, à cette même révolte il n'y avait
plus qu'un pas, et ce pas, il m'avait paru décidé à le
franchir.
Rentré chez moi, je contai l'entrevue à mon père, qui
en fut aussi mécontent que je l'avais été. Nous ne
comprenions ni Tun ni l'autre le degré de rage qu'il
fallait à cet homme, pour qu'il m'eût si complètement
révélé, à moi qui lui parlais pour la première fois, le
secret de dispositions aussi hostiles; car quel était mon
devoir, si ce n'est de rendre immédiatement compte
H CONSPinATION DE MOREAC. 333
de celle entrevue au général Murât, sous les ordres
duquel je me trouvais? Mon horreur pour toute délation
OlqueTidée même ne m'en vint pas; toutefois, lorsque,
peu de jours après le général Pichegru, Moreau fut
vrèlj et mis en jugement, je fus très inquiet, et du
eoDleau de la lettre que j'avais portée et dans laquelle
mon nom pouvait se trouver, et de ce que pouvait
eonlenir il mon sujet une réponse du général Moreau, et
dasilence que j'avais gardé avec Murât. Mon pauvre
fin passa même une nuit à encaisser avec moi une
graade partie de mes papiers et à les mettre en lieu de
sllreté, précaution qui lut heureusement inutile; bref,
noira anxiété dura jusqu'après le procès, c'est-à-dire
jusqu'au bannissement de Moreau et à la mort de Piche-
gru, mort que l'on imputa à l'Empereur, qui se borna
à réfuter cette calomnie par ce mol ; ■ On ne se salit
pu les mains avec une pièce qui n'a plus cours •
Picliegru était démonétisé; il ne valait plus un crime;
mais, avec du cœur, il devait se soustraire à l'écha-
bud.
En sortant de chez le général Moreau, je m'étais rendu
dtei Hurat, occupant alors ce charmant hûtel de
lUlosson qui, par l'Arc de triomphe qui le précédait,
KbeTait d'être aussi monumental qu'élégant, et à
hïTers le terrain duquel le prolongement de la ruu
UfStte conduit aujourd'hui à la nouvelle église de
Noire-Dame de Lorette. En m'apercevant, il vint à moi
et me tendit la main. Ses manières franches, affables,
unicales allaient à merveille à son caractère chevale-
resque; elles recevaient même un nouveau prix de sa
magnifique prestance, de sa ligure si agréable et presque
toujours riante, de son regard si ferme et si doux; elles
rehaussaient encore ses brillantes qualités et achevaient
d'attacher à cet homme, si bon, si beau, si brave et
340 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON TIIIKBAULT.
qu'une atroce destinée a conduit à la mort la plus hor-
rible par la route de tous les prestiges, de toutes les
illusions, de toutes les grandeurs humaines. Hommage
qu'on éprouve le besoin de lui rendre, tout en dépl
rant ce défaut de capacité, auquel il dut, en 1814, de
laisser entraîner à s'allier à l'Autriche contre Napoléon^
plus tard de se figurer qu'avec des Napolitains il pour-
rait battre une armée autrichienne, enfin qu'il pourrait^
ressaisir la couronne parce que l'homme le plus extra-
ordinaire des temps modernes venait pour un momen
de reconquérir son Empire.
c Mais, mon cherThiébault, me dit-iK après réchang^>-y
des premiers mots, qu'ôtes-vous devenu depuis troiB^/|
semaines ? — Me serai-jc trompé en ne voyant aucuo^^e
urgence à mon retour ? — Certainement. Quelqu^^s^
rassemblements ont eu lieu dans les bois du Trc^ir
d'Enfer. Le Premier Consul en a été informé; il m. ^^
demandé qui était le général commandant à Versailles,
et cela pour faire adresser sans retard à ce général des
ordres et des instructions ; j e vous ai nommé, mais j'ai él^
forcé d'ajouter que vous n'étiez pas encore revenu cfe
Saintes; et, dans les circonstances assez gravesoùnous
nous trouvons, il a fallu vous désigner un remplaçant qui,
deux heures après, devait être et était rendu à Versailles.
Je vous ai gardé Orléans et j'y ai ajouté Chartres, afin
qu'il vous restât quelque chose de votre ancien com-
mandement, de sorte que, Versailles excepté, vous
aurez encore le plus important de la division. »
Il y avait dans les regrets qu'il voulut bien me témoi-
gner et dans cet arrangement une bienveillance dont je
lui rendis grâces. Il ajouta même que, comme les bois
du Trou d'Enfer n'aboutissaient ni à Orléans ni à Char-
tres, et que Tadjudant commandant Borel me suppléait
dans la première de ces deux villes, et le colonel de
P£RT£ HERITEE.
liDSsards dans la seconde, rien ne pressait pour mon
départ ; et ce fut le sujet de nouveaux remerciements.
EnAo je le quittai aussi consolé que je pouvais l'Être
de cette perte du plus beau commandement qu'un
général de brigaiJe pût avoir en temps de paix, de cet
échange d'un commandement charmant sous tous les
rapporte et qui pouvait mener à tout, contre un des
moins agréables de France et qui ne devait mener à
rien. Ce fut donc un chagrin d'autant plus vif que je
dCTaiEm'en reconnaître l'unique cause: et si une perte
^l méritée, c'était assurément celle-là. Toutefois,
comme les leçons de l'expérience ne sont pas faites
ponr l'amour, je ne profitai pas moins des quarante-
dwi jours d'inaction que ce changement me procurait,
pour aller jouir à Tours, une fois encore, des délices de
l'incognito.
Ed recevant de Murât cet avis de changement, je lui
iTtJs demandé ses ordres et lui avais témoigné le désir
"le flier ma résidence à Chartres : i A Chartres?
*'élait-il écrié, mais il n'y a aucun rapport entre
l'iioporlance de cette ville comparée à Orléans. > Et
tVBuae j'insistais : < Eh bien, reprit-il, vous irez à
Chartres. • Et, le 20 février 1804, les ordres furent
expédiés en conséquence. Néanmoins, un jour que je
dînais chez lui, il revint sur ce choix et me dit d'y
penser encore. Tout simplement je préférais Chartres.
parce que celle qui allait devenir ma femme détestait
Orléans, une des cités de France que ses habitants
rendent la plus ennuyeuse. Cependant la masse des
cotisidcrations qui militaient en faveur de cette ville et
leur importance firent raison d'une simple répugnance,
çt, dix jours après, je reçus mes ordres pour Urléans.
«
CHAPITRE XII
Parti de chez moi vers sept heures du matin, j'arrivai
à cinq heures du soir à Orléans, où Richebourg m'avait
précédé pour faire préparer mon logement à l'hôtel du
Loiret. J'étais attendu; le commandant de la place arriva
pour me remettre les papiers du commandement, que
l'adjudant commandant Borel avait quitté la veille; il me
fit son rapport des dernières vingt-quatre heures et me
présenta une lettre du préfet, portant invitation de me
réunir, le lendemain matin à dix heures, chez lui aux
autres chefs des autorités et aux fonctionnaires, afin de
se rendre tous en cortège à la cathédrale pour je ne
sais plus quelle cérémonie : t Est-ce que cette manière
de nous conduire là où nous serions assez grands pour
aller tout seuls, est d'usage ici? i demandai-je au com-
mandant de la place; il me répondit affirmativement.
— c Et personne n'a réclamé? — Non, mon général. »
Pour une chose au fond sans importance et contre laquelle
aucune objection ne paraissait avoir été faite avant
moi, je ne voulus pas débuter par une altercation avec
ce préfet, frère aîné du secrétaire d'État Maret, dont je
n'avais jamais eu qu'à me louer; ce préfet d'ailleurs
m'avait été signalé, à part quelques traits de vanité,
comme un bonhomme. Toutefois je sortais de table
lorsqu'on m'annonça le premier président de l'ancienne
cour royale, nommée alors cour d'appel, ce même Gha-
TAOTEUIl. KT CKAISK DK PAII.I.E. 313
brol deCrousol, qui depuis la Restauration a figuré
comme un des ministres les plus dévoués à Ghnrles X et
qui, sans y faire figure, est aujourd'hui à la Chambre
des pairs, Il s'excusa de n'avoirpudifférersa visite • qu'il
«vail cru devoir précipiter, me dit-il, dans l'intérêt de
nos attributions respectives. • Vous savez sans doute,
ajoula-t-il, la cérémonie qui nous réunira demain, et je
p«ase que vous avez reçu l'invitation de M. le préfet,
(pi, transformant les moindres messes en cérémonies
publiques, a établi ici l'usage de réunir chez lui toutes
j«g autorités et de se faire suivre par elles pour défiler,
Iibaie bordant, de la préfecture à la cathédrale. Je ne
suis jusqu'à quel point les chefs des autres autorités
pourraient revendiquer le droit de s'y rendre directe-
a«ot: mais ce qui me semble entièrement passer les
convenances, c'est que dans l'église il n'y «jamais qu'un
wul fauteuil, que ce fauteuil est pour lui, ce qui ravale
les ehefs des autorités militaire et judiciaire simple-
ment assis sur des chaises. Lorsque j'arrivai ici, j'en Us
l'observation à votre prédécesseur; mais il ne voulut
s'engager dans aucune discussion avec M. te préfet, qui,
fort de la position de son frère, ne met aucune borne à
ses vaniteuses prétentions. Entio, me croirez-vous,
mon général? lors de mon installation comme premier
président de cette cour, il fit, en ma présence, et au
moment où j'allais m'asseoir, enlever le fauteuil que
justement l'on m'avait destiné, et, à cflté de son
fauteuil en velours cramoisi, galonné en or. il fit placer
pour moi une chaise de paille. > J'eus quelque peine à
réprimer un sourire en pensant à la mine qu'avait dû
faire sur cette paille le premier président, qui avec son
teint basané, son air pincé, ses manières raides et
sèches, son rire qui ne forma jamais que la grimace
seconde, son ton sentencieux, avait, comme le
m
34i MEMOIRES DU GENERAL BARON TUIRfiAULT.
définit plus tard Zozotte, c l'air d'un jabot plissé, trop
empesé et roussi au repassage > . Je savais que, malgré
son mérite et peut-être à cause de son mérite, il ne le
cédait en fait d'orgueil à personne, surtout pas à
M. Maret, car il lui était réellement supérieur par ses
talents et, comme homme de quelque naissance, il croyait
avoir le droit de le primer bien davantage.
Quoi qu'il en fût, je ne pouvais en cette circonstance
manquer de partager son avis; mais devais-je débuter
par rompre du même coup deux lances, une envers la
première autorité du département, l'autre envers une
des premières autorités de France, le tout-puissant
secrétaire général des Consuls, frère du préfet? Refuser
brutalement, c'était provoquer un scandale, que tant
d'invitations envoyées auraient rendu trop public. Dans
ce sens je répondis donc que je me résignais à figurer
dans la parade, mais que je ne céderais pas sur les chai-
ses, attendu que, si le préfet avait sur nous un droit de
préséance, il n'avait aucune suprématie. < Mais, reprit
le président, n'oubliez pas l'enlèvement de mon fauteuil
et comptez que ce vaniteux ne reculera pas devant une
scène, i Sans relever le propos et pour en finir, je pro-
mis que la question serait tranchée de manière à n'y
pas revenir, et, cette grande affaire terminée, nous cau-
sâmes de la société d'Orléans.
J'avais une lettre pour une Mme Basly; cette dame
était la tante de la présidente Chabrol, et, comme elle
recevait tous les jours, le président m'offrit de m'y pré-
senter le soir même, afin que je fisse connaissance au
moins de quelques-uns des principaux personnages
avec lesquels je me rencontrerais le lendemain.
Cette dame Basly, alors âgée de près ou de plus de
soixante ans, était la femme d'un procureur de Paris,
dont les clients durent être bien heureux s'il avait fait
Iwrs alTuires cooime les siennes. GrAce à trois
(Knerspar Bemaine et au jeu tous les soirs, ils réunis-
uieni nombreuse compagnie. Mme Uasly était au der-
nier point saillante et positive: il serait m^me plus
eiKl de dire que c'était un homme, non moins remar-
quable par son esprit que par son caractère. Klle me
reçut avec une bonté parfaite et la poussa mt^nie au
point de suspendre sa partie (Tait énorme de sa part).
Pressentant rinlérét que j'avais à. connaître les chefs
Jes diverses autorités qu'elle voyait habituellement et
avec la totalité desquels j'allais si brusquement me
trouver en contad. elle eut de suite avec moi un entre-
tien confidentiel, nu cours duquel elle me les peignit en
traits aussi viTs que piquants.
Le préfet lut son début... Bonhomme enivré du rûle
de son frère et donnant prise sur lui par des enfantilla-
ges, auiqueh ■ mon neveu de Chabrol, ajouta-t-elle en
souriant, prête parfois trop d'importance «.Au moment
où elle me nomma l'évèque Bernier ; « Aht madame,
m'écriai-je. ce nom ne vous coùte-t-il pas à prononcer? —
Je comprends votre horreur, reprit-elle, et cependant
vous vous accoutumerez non seulement au nom, mais
même à la personne. Lorsque, pour prix de ia part qu'il
eut h la conclusion du Concordat, cet apôtre vendéen
osa demander un évèché, celui d'Orléans était un des
deraiers auxquels il eut dû prétendre. On y savait trop
sa conduite sanguinaire et l'afTreuse anecdote du seau
de ssDg(l}; on n'oubliait pas le bataillon de volontaires
d'Orléans massacré par ses ordres, en partie par ses
maÎDS. Aussi n'y eut-il qu'un cri parmi ce peuple qui
l'appelle < lÉvèque poignard ». et se furma-t-il immé-
diatement un complot pour le tuer à sa première entrée
u ruinpli <lu SI
J
346 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
dans la cathédrale. Ce complot, sur lequel on eut heu-
reusement l'éveil, se serait exécuté sans la présence de
tous les chefs militaires, sans Ténergie des officiers et les
baïonnettes des troupes; mais il reste dans la tête de
beaucoup de gens du peuple ; c'est au point que Tévè-
que n'a pas encore osé paraître dans les parties basses
de la ville et qu'il ne sort guère à pied... Vous le verrez
(et elle me le dépeignit fort exactement, court, trapu,
l'œil louche, le visage rouge et plein, le poil épais et
crépu); eh bien, malgré son aspect aussi repoussant
que sa réputation, malgré tout ce qui la justifie, malgré
sa tète qui, s'il était quelques jours sans se raser, serait
un modèle parfait pour une tête de brigand, vous n'aurez
pas causé un quart d'heure avec lui, que son histoire se
sera effacée de votre mémoire, que sa figure ne vous
occupera plus et que vous serez sous l'empire du charme
que subissent tous ceux à qui il entreprend de plaire;
vous le subirez, quelque volonté que vous ayez de vous
y soustraire. »
Elle disait vrai; après quelques heures d'entretien on le
quittait enchanté, ravi; et ma femme et moi, nous en
devînmes plus tard un nouvel exemple. Il n'y avait pas
de semaine que, avec son grand vicaire, il ne vînt passer
avec nous une soirée entière. Prenant peu à peu la pa-
role pour ne plus la quitter, traitant avec un charme et
une onction indicibles les sujets les plus variés, parfois
même les plus gracieux, changeant dès lors jusqu'à
l'expression de sa figure, dissimulant son regard, par-
venant à faire sourire ses lèvres, il nous ravissait par
une éloquence aussi suave qu'entraînante, et, lorsque
nous nous trouvions seuls avec lui, notre terreur était
que quelqu'un n'arrivât pour l'interrompre; nous fai-
sions défendre notre porte dès qu-il était entré. Combien
de fois avons-nous rappelé ces incomparables séances.
LBB HABITANTS D'ORLÉANS. 341
pendant lesquelles, nous fascinant au gré de son im;igi-
natiOD, il nons entratnail comme dans un inonde idéal,
CD di^pit dc6 terribles souvenirs qu'il rappelait! Et l'on
necrojait plus que s'abandonner aux touehanles inspi-
rations de l'être le plus candide, le plus étranger fi toutes
lu pussions liumaines et à tous les intérêts de lu vie.
Des personnes Mme Basiy en vint aux habitants, sur
lesquels elle fut aussi exacte que sur le reste, en me pré-
Teoaot qu'il n'y avait avec eux aucun rapport intime
qui fût possible ou désirable: qu'ils ne convenaient pas
plus à des étrangers que ces derniers ne pouvaient leur
tonvenir; quils étaient incapables d'avoir des égards ou
d'en reconnaître; que, ne s'atliant qu'entre eux, ils étaient
d'ailleurs presque toujours en deuil, el que, ne vivant
qu'en famille, comme vivraient des races d'espèces dif-
férentes, ils n'avaient bora de là que des relations
d'aiïaires.
Le lendemain et d'après l'invitation dont j'ai parlé,
j'entrais à dix beures sonnantes à la préTecture. Tout le
monde réuni, nous nous rendîmes à la cathédrale. Le
préfet ouvrait la marche et de celte sorte arriva le pre-
mier aux places qui nous étaient réservées; mais, à la
vue de trois fauteuils semblables, il s'arrêta court et la
bouche béante. Je ne sais de quelles idées il se trouva
assailli, ni ce qu'il aurait fait sans les précautions pri-
ses; comme j'avais résolu de trancher la question,
non de la discuter, un grenadier se trouvait en faction
derrière chaque fauteuil, un officier de grenadiers était
& la gauche de ces trois factionnaires, et mon aide de
camp, qui nous avait précédés dans l'église pour recti-
fier au besoin la ponctuelle exécution de mes ordres, se
tenait  leur droite; enfin et en arrière d'eux, figuraient
comme réserve vingt-cinq grenadiers commandés par
un capitaine. La figure décomposée, le préfet me re-
3S8 MEMOIRES DU GENERAL BARON TUIEBAULT.
garda; mais, sans paraître l'apercevoir ou m'occuper de
lui, je continuai à marcher et je pris possession du fau-
teuil de droite; à mon exemple, M. Chabrol se plaça
sur le fauteuil de gauche^^t M. Maret, à la suite de quel-
ques balancements, qui indiquaient autant de colère que
d'irrésolution, comprit néanmoins que tout cela était
irrévocable et s'assit sur le fauteuil du centre, sans faire
une allusion à cet acte d'autorité, qui le laissait déconte-
nancé entre M. Chabrol trop peu maître de sa joie et
moi impassible.
Ainsi qu'on a pu le pressentir par ce qui précède, je
trouvai à Orléans les autorités divisées comme en deux
camps ennemis : d'une part, le préfet, le maire (Crignon-
Désormeaux) et le président du tribunal de conunerce;
de l'autre, le premier président de la Cour d'appel, Tévè-
que, le président du tribunal de première instance,
puissances à peu près équilibrées vis-à-vis de l'opinion
et qui, ne pouvant que se chicaner sans se vaincre, lais-
saient les plateaux de la balance à peu près égaux entre
eux. Arrivant sur ces entrefaites, on me jugea propre &
détruire l'équilibre, et chacun spécula sur moi pour for-
mer une majorité et se donner par elle une apparence
de raison. Je reçus donc des prévenances de tout le
monde; je m'efforçai d'y répondre, mais, et en dépit du
précédent dont M. Chabrol pouvait se vanter, je ne
laissai aucun doute sur ce fait que je ne prenais aucun
parti; j'affectai même d'ignorer les dissidences toujours
fâcheuses. 11 y avait cependant des occasions où je ne
savais comment soutenir ce rôle , et c'était toujours
l'évèque qui les faisait naître et qui les exploitait. J'ai
parlé du charme de ses entretiens; et si dans l'intimité
c'était un causeur délicieux, en chaire c'était un orateur
de l'ordre le plus distingué.
Le Premier Consul s'amusant alors à mêler l'Église à
L'ÉLOQUENCR DB L'ËVÊQDK BEBNIEB.
toat. faisant aller ses évéques comme des marionnettes.
te mettant à jouer à la chapelle et ù nous y faire jouer
arec d'autant plus de plaieir que ce joujou était plus
nooTcau, avec li'outnnt plus^l'intérôl ou <J importance
gvetout cela était son ouvrage et attestait plus complt:-
leoeat sa puissance, il n'y avait plus de eêrénionies pu-
Uiques qui De commentassent et ne terminassent par la
cathédrale. A chacune d'elles l'évèque montait en chaire,
ê(li, en possession de tout dire sans âtre contredit, de
tout faire écouter sans être interrompu, cet homme, qui
me charmait dès qu'il parlait, qui me révoltait dès que
je pensais à lui, se donnait carrière; son thème était
généralement l'éloge du Premier Consul d'ahord (plus
tard de l'Empereur); puis, avec un art diabolique, il
trouvait moyen d'arranger la suite de son discours au
gré de ses anlipalhies ou de ses prédilections et devenait
aussi embarrassant pour ceux à qui il prodiguait sesila-
^rneries, que mortîQant pour ceux à propos desquels
il aCectait de se taire. Détestant le préfet, il laissait
peser sur lui etsur l'administration tout le dédain de son
silence; puis, à propos du salut de l'Église et dulégisla-
leur dont Dieu s'était servi pour rétablir le culte, il fai-
sait l'apologie de la justice, disait des choses flatteuses
pour M. Chabrol et l'enveloppait dans l'hommage qu'il
adressait au grand homme, auquel la l''rance devait ou
allait devoir ses nouveaux Codes. Et, lorsqu'il en arri-
vait à la gloire de nos armées, il ne tarissait plus. Seules
DOS victoires avaient rendu possibles tous les miracles
accomplis par un génie qui résolvait l'art de gouverner
les peuples, et lù-de.^sus il reprenait nos plus mémorables
campagnes, s'arrêtait avec alfectation à celles que j'avais
faites et, dès ce moment, me fixait, ue jetant plus que
de8 regards sardoniques sur M. Maret et renchérissant
d'autant plus en allusions louangeuses à mon égard que
h
i
350 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
le préfet se montrait plus exaspéré. Un jour qu'il avait
sans doute une revanche à prendre sur son ennemi, il
parla une heure et demie et passa tellement toutes les
bornes du contraste que, pour ma part, je fus au sup-
plice. Tel était l'homme. Ne flattant les uns que pour
mieux accabler les autres, il y avait du venin dans ses
plus suaves paroles; transformant en victimes jusqu'aux
personnes qu'il accablait de flatteries, il savait en arrière
d'elles et par d'atroces sarcasmes ou par d'odieuses
calomnies, se venger de l'apparence de son admiration
et de la profusion de ses éloges. Observerai-je qu'il fut
sa propre victime? car, n'ayant pas obtenu le chapeau
de cardinal qu'il disait lui avoir été promis, alors qu'il
travaillait au Concordat, le dépit et la colère qui, chez
lui, ne pouvaient avoir de mesure, réagirent tellement
sur lui-même qu'il étouffa en vomissant une partie du
sang dont il s'était gorgé.
Mais si, à l'exemple de ce Dernier et de M. d'Auti-
champ, quelques chefs de la Vendée avaient décidément
abandonné la lutte, d'autres la continuaient avec fureur
et d'autres encore par l'espoir de la rapine. Dans la caté-
gorie des exaltés, apparurent d'abord Georges Gadoudal,
puis, comme me l'écrivait César Berthier, « les autres
brigands envoyés d'Angleterre pour attenter aux jours
du Premier Consul ». Et, le 24 février 1804, Murât me
fit témoigner sa satisfaction des mesures que j'avais
prises pour l'arrestation de ces héros de la légitimité,
mesures qui consistèrent à faire commander la gendar-
merie par des^officiers et sous-officiers choisis, déguisés
et soutenus par des petits détachements de cinq hommes.
Ces mesures, au reste, et d'après une lettre du grand
juge, reçurent une activité nouvelle au 27 mars, moment
où la réouverture des barrières de Paris fit supposer
que ceux de ces brigands non encore arrêtés cherche-
I,ES ATTENTATS BOVAHSTFS
raieatàfiiir, et où tous les cheaiins de traverse, tous les
poials de passage de rivières se trouvèrent inopinément
^nJéspardes petits postes ou battus nuit et jour par
de Iréquentes patrouilles; mais huit jours plus tard,
e'est-fl-dire le 4 avril, tous ceux de ces hommes que l'on
paureuivait étaient pris.
Dans la catégorie des anciens rapineurs, reparurent
IwToIeursde diligences, et, vers la mi-novembre, quel-
ques-uns de CCS bandits légitimes se montrèrent entre
laUans et Chartres; aussitôt je pris contre eux je ne
lïi) plus quelles mesures, grdce & la perte d'une si
grande partie de mes papiers et registres; mais, à ce que
n'apprend une lettre du â2 novembre, ces mesures
fntent Hssez efficaces pour devenir l'objet d'une appro-
baliun furmelle.
iui dit que, en représailles de l'agression déloyale de
l'ingleterre, le Premier Consul ordonna que tous les
Aoglaisse trouvant en France fussent considérés comme
prisonniers de guerre ; on en forma plusieurs dépôts, et
Orijans devint la résidence d'une soixantaine d'entre
m, notamment de lord Elgin et du général comte
O'^ionaell, oncle de celui qui aujourd'hui bouleverse
'Anglelerre.
I* premier, ex-ambassadeur d'Angleterre à Vienne
el i Constantinople, et qui, par le mal qu'en bon Anglais
il nous avait fuit, avait acquis une certaine célébrité,
^lait un homme [de quarante et quelques années, peu
graud, assez fort et très distingué par son mérite et par
«es manières. Sans parler des rapports q\ie sa position
l'obligeait d'avoir avec moi, mais dont je m'attachais â
Muverles apparences, trois circonstances concoururent
à établir entre nous une véritable liaison. D'abord, il
partageait avec moi le premier étage de l'hûtel du Loi-
ret, et, réunis dans le même appartement, nous pas-
352 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL RARON THIÉRiULT
sions fréquemment nos soirées l'un chez l'autre. Ensoite
il créait à la même époque une grande et belle habita-
tion dans ses terres d'Ecosse, et je m'étais alors pris de
goût pour l'architecture des jardins et pour les coostroe-
tions de campagne ; il fut aussi empressé de me montrer
tous ses plans que moi de les voir; quelle que fût sa pré-
dilection pour les projets dont l'exécution était com-
mencée et qui avaient été arrêtés d'après les idées ou
inspirations des plus célèbres architectes de Londres, de
Vienne, de Constantinople et de Paris, je le déterminai
à de si nombreux et importants changements qu'il de-
vint indispensable de refaire tous les plans, travail qu*à
sa prière et dans une de mes courses à Paris, je coofisi
à un dessinateur habile, dont lord Elgin fut enchantée
mais dont, par un oubli bien involontaire sans doute,
la dépense ne m'a jamais été remboursée. £nûn, et dans
ce moment où j'approchais de la conclusion d'un ma-
riage désiré avec fanatisme, la tendresse de lord Elgin
pour sa femme devenait pour moi une nouvelle cause
d'entraînement vers lui. Lorsqu^on l'avait forcé de quit-
ter Paris, milady Elgin était grosse de six ou sept mois,
et, pour qu'elle restât entourée de plus de secours, de
plus de soins, il s'était résigné à la douleur de se sépa-
rer d'elle, douleur si vive qu'il n'en revenait jamais à
elle sans que ses yeux se mouillassent. Quand la déli-
vrance approcha, il ne vivait plus, et me faisait tant de
peine que, d'après mon conseil, il écrivit au Premier
Consul pour obtenir de passer au moins auprès de sa
femme le temps des couches; de mon côté, j'appuyai
ce vœu près de Murât et du ministre de la guerre:
mais nous n'obtfnmes rien, et, si ce fut pour lui le sujet
d'un véritable désespoir, ce fut pour moi un scandale,
parce que c'était une cruauté gratuite. Chaque matin,
du reste, il recevait par la poste des nouvelles de la
et. du moment où milady ElgJn corn-
iBen(a à soulTrir, il reçut tous les soirs un courrier qui
lui apportait les nouvelles du matin, et, Jusqu'au dixième
jour des couches, il en eut ainsi de douze heures en
doue heures.
Hais si j'avais trouvé dans lord Elgin un de ces
hommes auxquels la pensée ne se reporte pas sans
payerun juste tribut à leurs qualités ou d leur mérite,
il devait, et de beaucoup encore, le céder au comte
O'Connell, non moins digne d'admiration pour sa car-
rière que de vénération pour sa personne.
Isso d'une de ces familles qui, malgré de grands
bitns et une véritable illustration, n'ont jamais eu ni
litres de noblesse, ni titres de propriété, parce que leurs
IK^sessions et leur rang sont anlérieurfi à l'existence
il« titres de cette nature, le comte (rConnell était né
(n Irlande vers 1744. Le plus jeune de trois frères et
dMtioé comme cadet à servir en France, il était devenu
«1761 sous-lieutenant dans Royal-Suédois; en 1771,
Isvait fait partie, en qualité de major, d'une expédi-
tioo réunie par M. de Cboiseul à l'île de France contre
Itl possessions anglaises de l'Inde; la chute de ce mi-
"iltre ayant arrêté l'expédition, O'Connell rejoignit son
KgimeDtau siège de Mahon, s'y lia avec La Tour d'Au'
*w^e, s'y distingua par de tels faits d'armes qu'il re-
Sot le brevet d'une pension de quatre mille francs
ï*e Uahon, il fut appelé au siège de Gibraltar, oi
*forta fureot impuissants à conjurer la faute d'une si
^tieste attaque: il n'en rapporta pas moins le grade de
<^lonel. Il était à Cadix, prêt à prendre le commande-
Vtent d'une expédition maritime, lorsqu'il fut rappelé
pour réorganiser li Neuf-Brisach le régiment d'Anhalt que
Viodiscipline avait ruiné, et, cette mission remplie, il fut
oonuné du comité institué en 1788 pour refaire nos or-
:«:aiLi'-4!* 33 nijrr*. Zts jh tncs.*»*!* «êaiice. tous les
i irrri 3i»eii-icr* M » TzmîLi à«5iir»t qae le comte
1 :(L2»Til "i-trTj: s^l âLirx»* â -k susbi-nble et difficile
TTT l1 ^-i 1»* î^ r-*2r-rij±ac n» i* disnt^r el le pUn
tI t ! liitai i"t-? riozicrî*- 1. sk^^lt» -lîi'il les présenle-
ru". l^j-ï^ ^•:iL-*- 1- zoET -1 imâîofi. ci pour les ar-
'..:.ks~ - 1 7 -:'e: Zits- n 3i»:c i :2a=x«r À >a rédaction
:.L L >.'i :. L^^ai-ia.:- : is usL rse li France el Tir-
zL»^-T .1: i. ti ^'-œl:* ■."•"Ij-rirtil 1-5& :-ret:«nnance» mili-
-LJ^-f li i~S> -rr.iLiu* il'IîLxspkl: i-r Ir»çi&Ution mili*
\L-r-r- :.Lzi^ - IL- 'i-v-r îrf ii.x: ^r rx; i •ê:ê fût et de tout
:f rr .1 i-ri i i-tC-r sir rt^r^ =-ai:-èr»- Un* nouvelle
irijs-i.c Li Si 2L -T iruis -iC- i-Hi Apr**. le grade de
rLir:*:li- .- :li_: :Lr-:-: .'t icjl L-z •^^ l ojveau et émi-
'•"■:ir* L UT if iT.-'i 5^ îî*:i'ii i Tsn-^r^r. Intimenaeiit
--. iT:-: t ^-it~i- 1 Ar::- i-fj:!!* .^ 5i-ê*e de Gibraltar.
_ .1- Tr.i».st 1- r.inir iTe: .^... = Xi: fait •j'ffrir me?
>: :^ - : - > î. " . : , T 1 '-I . .1: r: :•. i. i.". i'.vr^-: a . mais on a
'-T _tt ri - t'.i.: -j: i :ir;. ."i - -zufTrni ioncp»aspoor
-■"* » r : r : _. _-. T:_. ;i; ;.i.j. -f zi.i » '.«Conneli partit
-- A:~ T i :.;.:zir. i. j^ rr«cz:i ÎM. de Brjdie.
: -- - i' : -L :-f ::.;£< !f< i'.i:-s tiii-ent prisrs.'t.
^^ .;>. fs : r.i :r< r"-. T::i.-irfi: iiterrrrir, il ûi loutt
i :ii::..çi; i- *,' .^^ ::=iz:f f-zirlr i->>irideBercheny:
.- ->. .rsr.-f T> r:.z:-< z-ir.irfr: r-::2r ii Russie en
■-iLiini::: -ii i.-^t-f :.i: iifr.::: :u: dissoute, le
•:zi:-: •. •■:iif.. r-.::ini fz Azflrttrre : il y ép»oasa
-■■: V-- r:.- : :- Fr..fT--f. r=::frer. veave. que le*
:::.i : f -r> .- ::i::s «t^^-: :.-iu::f i Londres, ^..ù elle
S'. :.v ji.-. i . ■: i:,:Â:::z iz iT:ix nlies. N'ayant que
---: :u:.-:.ir.r> if .:^.".:.::^, iyii.: leri a ses pensions.
>-:: ■.ra.:f:..-. r:, t: -: :r: uvi-iilà ;.::^ i acr famille à sou-
*'^^-". .. r:;u:. -:- lî»/l, iu înarrrhai de Vîooiènil. qui
LE COMTE O'CONNELL.
l'était chargé de rëorgaDiser l'armée portugaise, de très
belles propositions qui furent même appuyées par le
comte d'Artois; mais l'évfique d'Arles, qui remplissait
les fonctions de Premier, c'est-à-dire d'unique ministre
luprès de celui que l'on nommait déjà Louis WIU, fit
Tenir O'C on nell et lui dit : < Quand Monsieur vous don-
aerait Tordre de partir, refusez et restez à notre dispo-
sition. Monsieur ne montera jamais à cheval si vous
n'ilfls auprès de lui; nous pouvons donc avoir le plus
grand besoin de vous, et de tels intérêts passent avant
ceux du Portugal. ■
Cependant l'espoir que les princes conservaient eo-
eore en i804 s'affaiblit de plus en plus. C'était l'époque
Dii le pouvoir du Premier Consul achevait de devenir
colossal, la puissance de la France irrésistible. Les pré-
ïiaions de I evèque d'Arles n'avaient donc plus d'objet;
'M intériïts de Mme la comtesse O'Coonell la rappe-
Iwten France, les lois ne s'opposant plus à son retour,
«lie y rentra en 1802 avec son mari et ses filles, dont
'» cadette ne tarda pas à épouser M. d'Etchegoyeu (tj,
qui plus tard fut fait baron par Napoléon et devint un
<teses cent chambellans.
Informé que l'auteur des ordonnances de 1788 était
rentré en France, le Premier Consul voulut l'attacher
4 Ma gouvernement et lui fit faire des offres on ne
p«iit plus honorables, auxquelles O'Connell répondit r
' Je suis trop vieux pour quitter une cause que j'ai
MTîe toute ma vie. i La môme personne, un haut fonc-
l<| Lan de leur rentrée ea France, M. ot Mua O'Coimell ùtdîeat
'Uds se loger dans un petit uppartemeut situé au-dessus des
^ri«s et renihes de M. d'Etchegoyen, rue des Capucines, S. et co
''"nier, veuf depuis quelque temps, u'aj aut pu voir une si digne
'unillt sans ua vif intérËt et Mlle de Bellevue la Jcuae suis
°0[ic«voir pour elle un tri>s juste omom', l'épouga, quelques anai^o ^
)*Vit que son frëra épouslt aux manies titres l'aluée.
tié M£1f OlftES Br C^liCaAL BABOS TfllÉBAULT
plus de saccès,
le comte qae
serait la dernière, et en
^omtLàmt : € Faites txs oonditioiis. oo adhérera à tout;
ce ne smA pis d^aîDeBrE des fcmctkMis actÎTes que l'on
TO«£ prcipc»£»e : H ne s'acit q«e de tous mrttre à la tête
da caiûDCt dn Premier CobsbL Qnaiit à la persistance de
Tos refuK ci>si^dfi>ez à qnd point ils pourront blesser et
me Toos disâxfiukz pis qaHs scmt de natnre à provoquer
contre tous dfs mesures de r^eur. » La résolution du
ooflite n'aurait p«^ été irrévocable que cette menace
Faurait rendue teik. Ce n^êtait pas sur un homme de
cette trempe que de tels moTens pouraient avoir action.
Quant au Pre-mier Cc«nsu] (et diaprés un rapport par
lequel le sénêrai Berlhier avait terminé en déclarant,
à la suite de sranis et justes ésk^çts sur la capacité di
comte 0*C<4inelK qu^il devait être considéré commi
irrévocaMement dérouê aux Bourbons), il ordonna qu'il
f4t amHê et conduit au Temple* mesure à laquelle 1<
comte se soumit avec une résignation inébranlable.
Au nombre des amis du comte O^Connell et de se
%n^îs. les f*lus dêvjuês. se trouvait le sénateur Fargu<
qui. immédiatement informé de cet emprisonnement,
rendit en toute hâte chez le Pranier Consul et réclau ^a
avec t&nt de fo^^e contre cette rigueur, déclara si ha -u-
tement que &c*d ami était incapable de se mêler à auc^^^o
complot, oîîrit avec tant de véhémence d'être sa
caution, qu'ii obtint que la détention au Temple ^■filt
convertie en un envoi du comte à Orléans, conmie j ^ri-
sonnier de guerre : c'est ainsi que le comte O'Connell se
trouvait au nombre des prisonniers dont j*étais resp^KDo-
sable. mes instructions m'autorisant à prendre coe^il tre
eux toutes les mesures de sûreté que je jugerais néc^es-
saires.
PSISONNIERS AK'CLXIS.
Les faits, relatés dans la trop courte biographie qui
précède, m'étaient inconnus, lorsque je reçus la pre-
mière visite du comte O'Connell; mais sa belle et véné-
rable figure, ses cheveux blancs, une dignité calme et
que sa haute taille ache%'ait de rendre imposante, ses
Bulères si naturelles et si nobles, tout ce qu'il y avait
dt garantie dans ses moindres paroles, sa conversation
si timple et si forte, me révélèrent aussitât un homme
Wpérieur, et. plusieurs autres entrevues ayant confirmé
l'impression de celle-là, ce Tut avec une effusion crois-
Unte que je lui montrai à quel point je me sentais
sntralné à rivaliser de zèle avec ses plus anciens amis.
L'occasion de le lui prouver ne se fit pas attendre; un
ïOatin je reçus Tordre de faire partir dans les vingt-
9^alre heures, pour le fort de Bitche, tous les Anglais
*Jiu se trouvaient à Orléans. Ce fut, pour les soixante
'amilles ou individus compris dans cette disposition, une
'ifaolation à laquelle je n'étais pas de caractère à rester
insensible. Mais l'ordre était impératif; on ne tergiver-
^4il guère avec le Premier Consul ou avec les ministres
<le ses volontés. Tout en déplorant le sort de ces mal-
lieureux, dont plusieurs ne savaient comment subvenir
aux frais du voyage de leurs femmes et de leurs enfants,
et comment se mettre immédiatement en route, je fis
exécuter le cruel départ, et, tout en obéissant à ce que
cet ordre avait de rigoureux, j'osai prendre sur moi
d'en excepter le général O'Connell et lord Elgin. Certes,
j'étais loin de m'abuser sur tes conséquences d'une telle
hardiesse, surtout au sujet de deux hommes de cette
importance. J'imaginai donc d'écrire au général Murât
qae lord Elgin et le comte O'Connell se trouvant à
Orlésns d'après des ordres particuliers, je n'avais pas
pensé que, sans être nominativement désignés, ils pus-
sent être compris dans la mesure générale que je venaÎB
I
358 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
de faire exécuter; puis, au lieu de répondre par le retour
du courrier comme je le faisais toujours, 'je compris
cette réclamation indirecte dans le rapport qui ne partait
que le lendemain, et je fis immédiatement écrire par
l'un et par l'autre de ces deux messieurs à leurs amis,
afin que ceux-ci, sans perdre un moment, c'est-à-dire en
profitant des vingt-quatre heures d'avance qu'ils avaient,
pussent me seconder et même préparer les voies; mar-
che grâce à laquelle nous obtînmes ainsi qu*ils restassent
à Orléans.
Peu après j'eus à me rendre à Paris. Lord Elgin et le
général O'Connell , informés de mon départ, vinrent me
prier de voir, l'un milady Elgin, l'autre Mme O'Connell.
Tous deux me répétaient combien ils avaient besoin de
revoir quelqu'un qui eût vu des personnes pour eux
si chères, et combien ces personnes seraient heureuses de
pouvoir recevoir quelqu'un qui venait de les quitter,
qui allait les revoir et à qui ils avaient une si grande
obligation. Je partis enchanté de la consolation que
mon intervention pourrait procurer aux uns et aux
autres, et c'est pour le comte O'Connell que je fis ma pre-
mière visite. Dès le lendemain de mon arrivée, je me
présentai à l'hôtel de son gendre, M. d'Etchegoyen ;
toute la famille était réunie; on paraissait m'attendre, et
je fus touché, au dernier point touché , de tout ce qu'il y
eut d'empressement, d'effusion, de bonté, dans la
manière dont je fus accueilli. Je ne fus pas moins
attendri par le spectacle du culte qu'à l'envi chacun
rendait au chef de famille. Il grandissait à mes yeux à
mesure que sa femme et ses enfants s'élevaient eux-
mêmes en exprimant leur tendresse et leur vénération
pour lui.
Fort de cette impression , en quittant la famille
O'Connell, je m'étais rendu chez milady Elgin, tout en
HILADY ELGIN.
pœsant combien j'allais la rendre haureuse : car elle
d«ntt!'%e d'autant plus que je la supposais plus digne
de la tendresse dont elle était l'objet. Je présumais donc
qoe les portes s'ouvriraient ù. la simple annonce de
mon nom. et que milady Elgin viendrait au-devant de
tnoi avec une expansion égale à celle dont je venais
d'avoir le touchant spectacle; mais d'autres impressions
■n'^luent ré-servées. Je débutai par être obligé de répéter
ma Dom deus fois au goddam qui m'ouvrit la porte ; il
ftdlut aller demander si l'on pouvait me recevoir ; on
M plusieurs minutes avant de mettre fin b. ma séance
d'antichambre; je partais quand on revint enfin pour
n'introduire. Le contraste était violent; il devait être
complet. Au lieu de l'empressement sur lequel je comp-
tais, milady, femme du reste très belle cl ne manquant
nidedignité ni de bon ton, se borna à se lever de son
Mospé. Polie et naturellement gracieuse, elle ne fut que
cell. A peine un mot sur milord. En revanche, de la
E^e et de l'embarras, auxquels je répondis par un peu
de dépit, et, pour explication du tout, M. le colonel
Sébastiani, debout à la vérité, mais qui, de peur que ma
pénétration ne fût en défaut, affichait autant de suffi-
sante que de familiarité et bientôt s'étendit plutôt qu'il
ne s'assit sur le canapé où milady s'était rassise. Je fus
indigné. Pour ne laisser aucun doute sur mon scandale.
Je portai fort indiscrôtemenl mes regards d'elle à lui, de
loi A efie, et lorsque, au bout de très peu de temps, je la
'is décontenancée, je partis sans grande façon, sans
demander ni à la revoir, ni si elle avait des commissions
^ me donner, et n'étant plus occupé que du rûle que
jaarais à tenir via-à-vis de son malheureux mari.
Le 2 mai, je reçus toute rédigée une adresse qui avait
pour but de supplier très humblement le Premier Consul
•^^se laisser nommer Empereur. Cette adresse devait
k
360 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON TUIÉBAULT.
être lue de suite à tous les fonctionnaires militaires et à
toutes les troupes se trouvant à Orléans, et, revêtue du
plus grand nombre de signatures possible, elle devait
être renvoyée par courrier et arriver à Paris le samedi
soir. La lettre d'envoi portait en outre de me trouver,
avec le major du 40* de ligne, à Saint-Cloud, le dimanche
suivant à onze heures du matin, pour participer à la
solennité du vœu exprimé dans l'adresse. L'exécution
fut ponctuelle; mais, pour arriver à l'heure dite, ce
major et moi, nous fûmes forcés départir par un service
spécial de poste, c'est-à-dire de faire des frais dont le
remboursement parut être dans l'honneur qu'on nous
avait fait et dans le bonheur que nous devions goûter
de voir s'accomplir ce que, par parenthèse, nous n'avions
souhaité ni l'un ni l'autre. Notre vœu d'ailleurs n'allait
s'exaucer que pour le malheur de celui qui l'avait
ordonné et de ceux qui de gré ou de force l'exprimèrent
Le i9 mai, c'est-à-dire le lendemain du jour où le
sénatus-consulte lui conféra la dignité impériale, l'Empe-
reur recréa des maréchaux sous le titre de maréchaux
d'Empire et en nomma dix-huit, quatorze destinés à des
services de guerre , et quatre qui , faisant partie du
Sénat conservateur ou « absorbateur » , comme on l'ap-
pelait, paraissaient ne devoir plus être activement
employés. A ces dispositions on ne fit exception que
pour le maréchal Kellermann; encore n'eut-il que des
commandements d'organisation de troupes, d'armées
dites de réserve et qui, ayant Bayonne ou Mayence
pour quartier général, n'avaient aucun rôle à jouer.
Avec tout autre homme que Napoléon, on n'aurait vu
et l'on n'aurait dû voir dans le rétablissement de cette
dignité militaire qu'un moyen de récompenser d'émi-
nents services et d'exciter une noble émulation; mais
on ne comprend ses actes qu'à proportion que Ton
liTABUSSEHEHT DES QIOMTËS MILITAIRES. 8*1
pirrient & les expliquer par de plus nombreux motifs.
fu cette création Napoléon avait l'air de récompenser
d'éminents services, mais il se plaçait surtout de pair
ïTw les grandes puissances qui avaient leurs maréchaux
(e'KtdaDB le même sentiment qu'il venait de créer la
Légion d'honneur) ; il mettait entre les généraux de
dlrtsion, ses anciens camarades, et lui. un degré d'bon-
uar qui les rabaissait, tandis qu'il s'en trouvait lui-
Dilue élevé d'autant, et c'est pour se hausser encore sur
cette échelle de hiérarchie qu'il imagina les grands ofQ-
mraet les grands dignitaires de l'Empire, qu'il eut son
ttniDétable et son vice-connétable, ce qui reculait jusqu'à
lliaineasité les distances entre lui et les officiers géné-
rtaz de l'armée, et ce qui assura le dernier simulacre
nmijuant à son empire improvisé.
Mais en rétablissant les maréchaux, en se donnant de
olte sorte, et quoique ce ne fût que de nom, dix-huit
cousins, alors qu'il avait dit à Joséphine : • Songez,
madame, que vous n'avez plus de famille, que vous
D'arez plus que des sujets > , il eut peur de son propre
ouvrage; il craignit que de grands services, portant seuls
â Une si haute position, ne consliluassentune puissance
lui pouvait devenir menaçante. Comme préservatif, il
jugea devoir ravaler l'institution par ses choix, et ces
choix, il tes fit de manière que la part de la faveur
dominât entièrement la part de la justice ; de même qu'il
profita de cette occasion pour prouver que, si d'un
homme sans titres admissibles il pouvait faire un grand
personnage, il pouvait avec la même facilité, et quels
que fussent les titres, anéantir quiconque lui ferait
ombrage, quiconque ne lui garantirait pas assez de dé-
''ouement à sa personne ou simplement n'aurait pas le
t bonheur de lui plaire, il donna un exemple que la Res-
Uunition fut trop heureuse de suivre et qui introduisit
362 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
dans la composition de ces maréchaux un détestable
mélange.
Oui, pour rendre une telle dignité propre à être
enviée, il fallut bien la décerner en tout temps aux plus
méritants, c'est-à-dire, à Masséna d'abord, à Saint-Gyr,
comme grand tacticien; à KeUermann, comme le vain-
queur de Valmy ; Jourdan, comme le vainqueur de Wat-
tignies et de Fleurus; Lannes^ comme homme d'inspi-
ration; Bernadotte et Suchet^ au point de vue de la
capacité; Ney, de la vigueur; Murât, de la vaillance;
voilà rhonneur de notre bâton de maréchal , honneoi
auquel Dumouriez, Pichegru, Moreau, comme militaires,
non comme Français, Hoche, Marceau, Championnet,
Dugommier, Kléber, Desaix, Joubert, s'ils n'étaient
déjà morts, et Vandamme, s'il eût été nommé, eussent
ajouté; mais, sous l'Empire, Soult, homme de cabinet,
non de bataille, Berthier, Pérignon, Sérurier, Augereau,
Lefebvre, Bessières, Mortier, malgré son coup de collier
de Krems, Brune, dont la réussite en Suisse ne peut se
désigner par le mot de victoire, et qui, en Hollande,
n'a vaincu les Anglais que grâce à la vigueur de Van-
damme, comme Davout n'a vaincu les Prussiens à Auer-
staedt que grâce aux généraux Legrand, Morand et Gudin
qui commandaient ses divisions, Marmont, Macdonald,
Oudinot, malgré sa vaillance chevaleresque, Grouchy (i),
et, sous la Restauration, Glarke, Beurnonville, Viomé-
nil. Maison; de tels choix scandalisent au lieu d'édi-
(1) Quant à Victor, il fut fait maréchal, non par le fait de son
mérite, mais grâce à une véritable fantaisie du maréchal Laonos,
bien loin de penser sans doute que, par cette élévation, il créait
pour l'avenir une &me damnée do Louis XVIII. C'est Victor, en
effet, que l'on fit ministre de la guerre lorsqu'on voulut un exé-
cuteur aveugle des hautes œuvres préméditées contre les dé-
bris des armées de la République et de l'Empire. Victor avait été
tambour, et je me rappelle à ce propos un mot que je consigne ici.
SALADE DE MARÉCHAUX.
fier: ils lemiseent le lustre qu'aurait eu sans eux la graade
dignité du maréchalat, et, pour en reveuir à la première
promolioa, lorsqu'il reçut cette dignité, que trente-six
ans plus tard Sébasliani devait achever de ravaler, je
me souviens du Ion moitié de colère, moitié de dédain,
iTec lequel le général Masséna répondit À mes félicita-
lioiu par cette boutade : <t Nous sommes quatorze I ■
Peu de jours après l'avènement de Napoléon au trOne
impérial, Eugène Beauharnais passa à Orléans pour
aller présider, à Blois, le collège électoral du départe-
nml; il avait marché toute la nuit et s'arrêta à l'hCtel
du Loiret pour déjeuner. Ayant demandé une pièce qui
BefiJt pas publique, et le maître de cet bîttel ne voulant
[US le faire monter plus haut que le premier étage,
entièrement occupé par lord Elgiu et par moi. ma salle
i manger lui avait été ouverte ; il était de suite venu
m'en faire des excuses. De cette sorte, informé de son
ifriTée, j'allai lui tenir compagnie pendant son repas;
mais ce qui prouve à quel point j'étais mauvais comé-
dien, c'est que, en me servant sans trop d'elTorts de ces
Bots ; < l'Empereur ■ et même ; ■ Sa Majesté l'Empe-
f^rt.pour parler de Bonaparte, il me fut impossible
d'employer le mot d'Impératrice et celui de Majesté i
propos de Joséphine, qui, malgré la transformation de
son mari et sa communauté d'honneurs, restait pour
iioi Mme Bonaparte. Je ne pus en demander des
DDuvelles qu'eu disant à Eugène : • Comment se porte
mâJsme votre mèret • Cette maladresse, pour ne pas
lintetepriiïoir si parla suitejeiui trouverais une meilleure place.
Nnl ^tB,it avec te général Delmas lorsqu'ils apprireut que le
gWral Victor était en pleine retraite à Poschiera et criait très
'wtcantre ceui qu'il accusait de sa d.'faile. Avec son grand air
lit gealilhomme, l'ancien comte de Delmas. devenu général répu-
^^«MB, l'ècria ; • Il y aura donc toujours du tninbuur dans cet
'"^ninie, qui ne fait du bruit que quand on le liât t -
364 MÉMOIBES DU GÉNÉBAL BABON THIÉBAULT.
dire plus, le fit sourire, et j'eus la nouvelle maladresse
de rire moi-même. Eh bien, j'ai souvent rappelé cette
gaucherie, et j'ai trouvé bien d'autres personnes (pe
moi qui l'auraient de même commise. C'est que, relatnrfr
ment à Bonaparte, les faits les plus extraordinaires ayant
exalté l'imagination, dépassé tontes les attentes, boato-
versé jusqu'à la pensée, on était accoutumé à le
comprendre plus grand que tout ce qu'on avait consi-
déré comme grandeur; mais pouvait-il en être deméme
de sa femme, que rehaussaient sans doute des qualités
précieuses, qu'ornaient des grâces infinies, maisqoi
n'en restait pas moins pour moi, comme pour tantd'aa*
très, Joséphine, l'ancienne maîtresse de Barras, celle
qui, au prix du commandement de Tarmée dltaliC)
était devenue Mme Bonaparte, celle qui, pour un pot-
de- vin de 500,000 francs, avait fait donner les fournitures
de l'armée d'Italie à cette épouvantable Compagnie
Flachat, dont les vols effrontés avaient causé l'effroyable
misère et la famine de nos troupes lors du siège de
Gènes et avaient forcé Masséna de traiter avec Mélast
Feu à peu, cependant, [je me mis au ton du jour, et
bientôt il n'y eut plus rien d'impérial que je ne
trouvasse en Joséphine.
Le 21 mai, j'avais reçu l'ordre de faire prêter à tous
les officiers de mon état-major, aux colonels et majors
des corps sous mon commandement, aux officiers isolés,
aux inspecteurs, aux receveurs et commissaires des
guerres et entre mes mains, le serment prescrit par le
sénatus-consulte organique du 28 floréal ainsi conçu :
• Je jure obéissance aux Constitutions de TEmpire, et
fidélité à l'Empereur. > Chaque colonel ou major devait
recevoir le serment de ses officiers et le faire ensuite
prêter par bataillon ou escadron. L'ordre portait encore
« de donner à cette auguste cérémonie tout l'éclat qui
EN L'HOKNKUH OE L'EMPIRE.
ranyient à un acte qui assure le bonbeui- de la France > .
elden dresser ou faire dresser procès-verbal.
Le 4 juin, on me témoigna la satisfaction du maréchal
Wural quant à la manière dont j'avais fait exécuter les
ordres, et on me prévint qu'il allait donner connais-
Since de mon rapport à Sa Majesté l'Empereur.
Le 12, je reçus l'ordre de me trouver le dimanche
suirant à Saint-Cloud, pour être admis par Sa Majesté
Impériale à la prestation du serment.
Le 15. et quand j'eus fait le voyage d'Orléans à Paris,
OQ me prévint que celte prestation n'aurait pas lieu.
Le 20, je fus informé que le lendemain matin, à onze
heures et demie du matin, S. M, l'Empereur admettrait
plusieurs généraux et colonels à la prestation du
serment, et je fus invité à me joindre à ceux qui à cet
eOet Tenaient d'être convoqués par ordre de S. A. I.
Mgr le grand Connétable.
KnGn, le 25 juin, on m'apprit que j'avais exprimé le
désir qu'il fût chanté dans l'église de l'IIâtel des Inva-
lides un Te Deiim solennel, en actions de grilces de
l'heareux avènement de Napoléon Bonaparte au trône
de l'Empire français, mais que, pour concourir à donner
i cette auguste cérémonie (qui eut lieu le mercredi
ISaoût à huit heures du soir) tout l'éclat dont elle était
susceptible, il m'en coûterait cinq jours de solde... On
le voit, dans ce travail d'enfantement qui avait pour but
"le paraître accoucher d'un empereur tout venu, rien
necoQta. ni les râles, ni les parades, ni les courses, ni
'm écritures, ni les actes, ni l'argent, fût-ce celui des
Mtrej; et c'est ainsi que, en redoublant d'efforts pour
■donner aux grimaces l'expression et la joie du délire,
pour dissimuler la force et pour éloufl'er les cris de
'* France réduite à mettre au monde un maître qu'elle
"avait pas conçu, c'est ainsi, dis-je, qu'acheva de
m
366 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBACLT.
s'opérer cette espèce de délivrance qui devait finir par
la plus terrible sujétion aux plus implacables ennemis
de notre France. Mais de telles pensées, de semblables
terreurs, étaient bors de la prévision des bommes;
comment deviner, en effet, que le plus grand bomme dei
temps modernes deviendrait le singe des plus petits roii
vaincus par lui; que sa baute raison céderait au
vanités les plus infimes; que ce cbef, à rentratnement
duquel aucune bonne volonté ne résistait, arriverait à
rebuter les plus grands en tbousiasmes; que ce vainquenr
qui épouvantait Tunivers rendrait l'espérance à ses
ennemis les plus abattus ; qu'il continuerait la gaerre
quand les sacrifices de toute nature, l'épuisement
général, le dégoût des soldats comme des cbefs, ne Ini
en laissaient plus les moyens; qu'il rejetterait la paix
quand il n'y avait plus pour lui de salut qu'en elle, et
cela parce qu'un des plus plats de ses adulateurs au-
rait la bassesse de lui dire : « Et votre étoile. Sire ? •
Qui donc, en 1804, pouvait avoir de pareilles pensées,
alors que l'étonnement et Textase, la confiance, le res-
pect et Tobéissance subjuguaient irrésistiblement pres-
que tous les sujets de l'Empire? Quel exemple, notam-
ment, que celui de mon chef direct Murât qui, pour
prix de son dévouement, plus encore que comme con-
séquence de son mariage (1), était devenu, en peu de
mois, général de division, gouverneur de Paris, général
en chef, maréchal d'Empire, grand -croix de la Légion
(1) Aucun (les autres beaux-frères de rEmpcreur o*a eu uoe fo^
tune comparable à celle de Murât. Le clerc est mort à Saint-
Domingue, commandant uoe fatale expédition; Bacciocbi n'a
jamais obtenu do situations élevées; le prince Rorgbèse n'a été
que gouverneur général du Piémont; et cependant, de tous. Murât
était le seul prédestiné à trahir Napoléon, après avoir reçu de lui,
comme compléments à tant de faveurs , un grand-duché, puis un
royaume.
DISTRIBUTION DES CROIX. 867
d'honneur, grand amiral, grand connétable, prince^
altesse sérénissime, altesse impériale! Qui n'eût été aveu-
glé par le spectacle de cette éclatante fortune?
J'ai raconté comment j'avais reçu ma nomination de
membre de la Légion d'honneur. Depuis lors, cédant
aux instances de mon père, j'avais écrit au Premier
Consul pour établir mes titres au grade d'ofQcier, et, en
réponse, je reçus l'avis de ma nomination de comman-
dant (1), le plus élevé des grades qui fussent dévolus
aux généraux de brigade, dont plusieurs ne furent
qu'officiers, dont quelques-uns ne furent que cheva-
liers, alors que cinq ou six généraux de brigade ou
même de division (le général La Poype, par exemple)
ne furent pas même légionnaires. Le grade de com-
mandant était d'autant plus agréable, à cette époque,
que les grands officiers ne portaient que la croix d'or à
la boutonnière, et qu'en apparence on n était précédé que
par les grands-croix, très peu nombreux. Je fus donc
traité aussi bien que je pouvais l'être, et mieux que je
ne l'espérais, et j'ai toujours été convaincu que j'avais dû
cette faveur à Murât et à cette circonstance queBerthier
était resté étranger au travail de la première division.
Par la suite, Berthier n'a jamais permis que je dépas-
sasse ce grade.
Quoi qu'il en soit de ce fait, et pour donner plus de
prix à ces décorations, l'Empereur résolut de les distri-
buer lui-même à tous ceux qui pourraient les recevoir
de lui. Employé dans la division dont Paris était le
quartier général, je fus appelé pour la première de ces
distributions, qui se fit aux Invalides, et j'ai encore le
ruban que toucha Napoléon en me remettant ma croix.
Je me souviens des sentiments qui nous assaillirent
(1) Ce titre a été remplacé à la RestauraiioD par celui de com-
mandeur.
368 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIEBAULT.
alors. J'ai essayé de donner l'idée des premières mé-
fiances, des inquiétudes auxquelles je n'avais pas échappé
plus que d'autres; mais, à dater de ce jour, l'ère s'ouvrait
pour nous, l'ère de la foi nouvelle. Je vois encore sur
ce trône resplendissant et fondé par tant de triomphes,
je vois encore la figure éternellement jmposante de cet
homme au puissant regard et qui ne semblait plus être
homme que par la forme ; je le vois, dans son costume
inusité, relevant à la fois et la gloire de l'aigle romain,
dont il recommençait le vol, et la splendeur de la cou-
ronne de César, dont il avait armé sa tète immense.
Cette cérémonie fut entièrement belle. Le local ajou-
tait encore aux impressions qu'elle ne pouvait manquer
de produire ; des milliers de drapeaux, dont cette église
des Invalides était comme obscurcie, se trouvaient là
comme la justification de ce prix décerné aux plus
nobles services. Hélas! dix ans plus tard, ils devaient
être non pas reconquis par des actions d'éclat égales à
celles qui nous avaient valu leur conquête, mais volés en
masse par ces mêmes ennemis auxquels on les avait pris
et qui n'avaient pas su les défendre : souvenir à jamais
détestable pour les Français qui ont vu cette église
pavoisée d'une telle gloire et, dix ans après, si honteu-
sement dépouillée avec le consentement non pas tant de
Louis XVIII que de sa désastreuse séquelle.
Au sortir des Invalides, un grand dîner, donné par
Murât, réunit à Neuilly tous les généraux et officiers
supérieurs de la première division qui venaient d'être
décorés, et ce fut dans l'enivrement de l'enthousiasme
que 1 on porta des toasts auxquels Murât et sa char-
mante Caroline furent associés.
Le lendemain devait se faire, à Orléans, l'inaugura-
tion de la statue en bronze de Jeanne d'Arc, statue
mesquine de proportions, absurde d'attitude, médiocre
STATOR DE JKANNE D'ARC, 369
d'nécation, et qu'on dut reléguer dans un renroncement
de Is place du Martroy pour éviter qu'elle ne fût dévo-
ra par l'espace si ou l'avait placée au milieu (1). Il était
neuf heures quand il me fut possible de quitter Neuilly.
dii heures et demie quand je pus partir de la rue Saint-
Antoine oà je logeais; quoique de nuit, et grAce à un
courrier, je brûlai la route en moiuB de dix heures. A
bnit heures du matin j'entrais à Orléans, à neuf heures
j« sortais du bain, à dix heures j'étais en grand cos-
Inine chez le préfet. Je ne me rappelle pas ce que fut
finauguralion ; elle dut me paraître assez insipide, car
elle retardait d'un jour de plus la célébration de mon
muiage. Les délais qui nous étaient imposés se trou-
vaient écoulés ; nous y avions ajouté ceux que les con-
venances pouvaient exiger, et, le lendemain, j'allais par-
tir pour Tours, d'où je ramènerais Zozotle.
J'avais eu grand'peine à découvrir à Orléans un ap-
partement qui me parât digne d'elle. Les rues sont
tristes comme les habitants, et je ne me décidais pas è,
y loger la gaieté de Zozotte, quand on m'indiqua l'an-
cien séminaire, belle Mtisse entre une vaste cour et un
grand jardin. Je pus y faire installer, outre les cuisines,
les éeuries et communs, un rez-de-chaussée avec entre-
sol, salle à manger de vingt-quatre couverts, grand
saloa. boudoir et sorties sur le jardin; le reste du bâti-
meatetles ailes n'étaient occupés que par un magasin
niilitaire et la famille d'un capitaine du génie. C'était
dune une installation convenable, discrète et gaie. Après
la ctrémonie de Jeanne d'Arc, j'avais passé le reste du
jour et une partie de la nuit à tout disposer pour qu'il
l't Celle al:Llua, eiûciitùB [lar Gois ÛU, fut IruDslcrée ea uvani
''u pCDl sur la rive gauche de la Loire, et la place du Martroy
'°t<'t, et) 1855, uaa nouvdle statue de proportioos plus grandioses,
•EU'rt da sculpteur Fojatior. (En.)
310 MÉMOIRES DO GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
n'y eût pour ainsi dire qa'à ouvrir les portes toites
grandes devant Zozotte, et que tout fikt prêt poor ëk.
Pour la recevoir, je laissai mon cocher, Jacques Dewiit
un domestique, une cuisinière (sa femme de chambre ci
sa mulâtresse noire étaient près d elle) ; j'avais d^ I^
tenu la calèche qui nous ramènerait en poste et j'empor-
tais tout ce que Zozotte avait désiré pour sa corbeille,
c'est-à-dire, et indépendamment des blondes et des den-
telles , des gants , des éventails et des coquetteries de
toilette, trois robes, une parure en coquilles, alors de
mode ; une en pierres de couleur, une en perles fines et
camées, un petit cachemire, et enfin un grand cachemire
rouge, très beau de tissu, de couleur, de dessin et de
bordures. Je fus assez heureux pour que tout cela At
bien accueilli, quand on le déballa chez M. Ghenaisoî
j*étais descendu.
J*occupais la chambre de la tour, et dans l'escalier de
cette tour se trouvait une porte communiquant à Ftp-
partement de Zozotte. Cette porte avait été fermée à
clef, ce qui était très naturel: mais, en plus, M. Chenais
Tavait clouée, ce qui nous amusa fort, lorsque nous
rapprîmes, c'est-à-dire lorsque, après la cérémonie du
mariage, il vint, avec de grandes tenailles, arracher les
clous qu'il avait plantés très à fond -et de sa propre
main(l). Nous n avions seulement pas pensé à noasen
apercevoir, et, sans avoir cherché à l'ouvrir, nous avions
pendant des heures jasé à travers cette porte, pendant
(1) Cette pn'caution n'était pas une mesure spéciale prise eootre
nous, mais bien plutôt un trait du caractère de M. Gheoais. £>
yovage il portait toujours avec lui un sac d'outils, de vis et de
clous. Dès qu'il arrivait dans sa chambre d'hôtel, s'il trouvait une
porte de commoDication qui linquiétait, H la Tissait, de mèsà^'
que. s'installant dans cette chambre, et même poor an jour.«om»'
8*il allait y passer sa vie, il enfonçait des cloas tout autour potr
pendre ses habits.
SECOND MARIAGE. 371
que tout le monde dormait dans la maison. Il fallut
encore subir le temps de la rédaction et de la signature
du contrat, et ce ne fut que le troisième jour après mon
arrivée que notre mariage fut célébré, ayant pour té-
moins, de mon côté, le général Liébert et le préfet, M. de
Pommereul. Ma croix de commandant, ou plutôt mon
c étoile >, comme on disait alors, fit d'autant plus d'ef-
fet qu'elle était la première paraissant à Tours et la
seule qui y parût pendant les sept jours que je restai
dans la ville. Les curieux se la montraientet se bouecu-
laîent pour la voir.
Quati^e jours de grands dtners donnés et reçus sui-
virent; enfin je partis avec cette ravissante créature
dans le délire et l'ivresse; nous courions, l'un et l'autre,
vers un avenir fécond en jouissances surnaturelles,
mais aussi en cruelles et déchirantes épreuves.
CHAPITRE XIII
Nous avions quitté Tours comme des amoureux en-
chantés d'avoir échappé aux empressements de leurs
parents et amis, aux obligations des convenances so-
ciales, pour se retrouver enfin dans ce délicieux tête-à-
tête qui vaut, à lui seul, tout le reste du monde. Cepen-
dant nous n'étions pas moins pressés d'atteindre Orléans,
où seulement nous serions vraiment installés dans la
possession de notre amour et de nous-mêmes; or,
tandis que nous dînions à Blois, nous fûmes dépassés
par une voiture de poste qui prit les seuls chevaux dis-
ponibles dans plusieurs relais et nous causa deux heures
de retard et mille impatiences. Enfin nous arrivâmes à
Orléans, où j'eus encore une fois le bonheur de voir
Zozotte ravie de tout ce que j'avais préparé pour elle.
Un piano neuf dans l'appartement et surtout deux beaux
chevaux d'attelage dans l'écurie, une calèche et des
harnais de luxe dans la remise, la transportèrent de
joie. Nous en étions là de notre prise de possession lors-
qu'on m'annonça le colonel Lallemand. C'était lui qui,
depuis Blois, nous avait enlevé les chevaux et qui, ayant
vidé sa bourse à forcer les relais, venait me demander
de Targent pour gagner Paris où il amenait d'Amérique
sa femme et sa belle-mère. Dans les circonstances ana-
logues où je me trouvais, ce devait être une caifse d'in-
térêt de ma part; mais, s'il avait conduit sa femme avec
ENTRÉE ES MÉNAGE. 373
honneur, il m'avait empêché de conduire aussi bien la
mieDoe, et je ne fus qu'à moitié fâché d'être, à ce mo-
ment, c'est-ft-dire après toutes les dépenses du mariage.
tstez démuni d'argent, .l'eus un préteste tout naturel
pour réduire au strict nécessaire la somme qu'il me
itllnt prêter, et hien m'en prit, car je fus cinq ans sans la
revoir.
Le lendemain ayant élé accordé au repos, les jours
mirants furent consacrés aux visites, qui devinrent au-
laat de triomphes pour cette ravissante Zozotte. Puis
deiii mois se passèrent. Zozotte, obsédée par l'idée fixe
d'être mère et d'avoir une fille, et voyant que ses vœux
lardaient à se réaliser selon son gré, Zozotte commen-
tait k se désespérer, se plaignait < de ce que le mariage
'e plus désiré n'eût servi qu'à lui révéler sa stérilité »,
Un mois après, elle entamait une grossesse, el c'est alors
i^u'elle me dit d'un air embarrassé, presque piteux, et
qui me parut si drôle tant il différait de ses précédentes
impatiences : « Allons, me voilà convaincue d'avoir subi
'e joug du mariage. • Au reste, c'était la son vrai
tbarme, tout de contraste.
Plus que jamais et pour le bon fonctionnement du
"onrel Empire, l'ordre et la discipline furent sévèrement
Prescrits dans toutes les branches de l'administration.
Eq ce qui concernait les troupes, on multiplia les inspec-
tions ayant pour but de reconnaître les besoins des
Corps relativement à l'habillement, l'équipement, l'ar-
ïoement, l'instruction, et relativement au jugement à por-
ter sur chaque officier, à la comptabilité, aux réformes
4 opérer, abus à arrêter, améliorations à proposer, etc.
Or, le 17 août, le ministre de la guerre ordonna que des
généraux choisis par le maréchal Murât seraient char-
gés d'inspecter les corps et dépôts faisant partie de la
première division militaire, et, pour le 40* régiment d'in-
n
374 MÉMOIRES DU GÉSERAL B^mOS THIÉBAULT.
lanterie et le 3^ régtmart de husards, je me trcMiTat
chargé de eette opératioD.
Dans toute ma carrière je n'ava» e« è m'occuper qmt
de Fadministratioii d'une oompagnÊe; c'était en tempa
degBerre, pèle- mêle aree rennemi^ et je ne m'étais
occupé qnw da service dé guerre d; de comlMits; ainsi,
n'ayant jamais assisté à un conseil d'administratioo ai
passé mie inspection, j'étais tout à fait étraiiger à la
comptabilité d'im corps. Diantre part, ki dernière inapee-
tien du iO* de ligne avait été faite par le général Sucbel
avec une compétence transcendante, et, quoique beaa-
co«p moins préparé, je ne voulais pas faire moins bteii
que lui. Je n'eus qu'une ressource, celle de prendre une
leçon; je fis réunir le Cons^ d'administration, j'annon-
çai franchement que j'étais chargé d'une mission pour
laquelle j'avais besoin d'une préparation, et pendant
deux heures je fis des questions au major et à chacun
des autres membres du Conseil. Devenant ptus précis à
mesure que j'apercevais des lumières nouvelles, exami-
nant les registres d'après les réponses et vérifiant les
réponses d'après les registres, j'arrivai à me pénétrer
si bien de leur enseignement, que j'embarrassai à plu-
sieurs reprises mes maîtres, et que, le lendemain, en les
examinant pour mon inspection générale, je leur parus
un interrogateur redoutable. Le major finit même par
me dire qu'il avait eu affaire à des généraux très craints
par les corps; mais que leur inspection n'était ni plus
approfondie, ni plus complète, ni plus sévère que n'était
la mienne.
Bien moins prêt encore pour la cavalerie que pour
l'infanterie, je dus à Chartres me faire également élève
avant d'être maître, et j'eus le bonheur de m'en tirer
avec assez d'honneur pour que le général en chef et le
ministre de la guerre m'en témoignassent leur satisfac-
IHSPECTIORS. Slâ
lioD. Tous les ordres que j'avais laissés fnrent approu-
va: rien n'y fut changé ni ajoaté; de ooureaux ordres
eurent même pour objet de prescrire la ponctuelle exé-
cution des miens. Et, à mon premier voyage à Paris, il
ny eut pas jusqu'aux commis des bureaux des inspec-
tiont qui ne me fissent leurs compliments. Je n'avais
pu eu tant d'ambition; tout ce que j'avais désiré, c'était,
ce qui est si nécessaire à l'autorité d'un chef, ne pas être
misât échec vis-à-vis de mes troupes.
En même temps qu'étaient ordonnées ces mesures
tdniDÎstratives, s'exécutait tout ce qui pouvait complé-
ter la Iransitiou du régime consulaire au régime impé-
nal, C'est vers le milieu de septembre (on disait encore
traetidor) que les jugements des conseils de guerre, des
eooBeils de revision et des commissions militaires por-
lêrent : < De par l'Empereur >, à la place de : ■ Au nom
delà République française ». De môme disparurent les
gnvares et devises dont presque tous les généraux
avaient orné leur papier, et les « Liberté, Égalité '. qui
ilepuis dix ans avaient survécu aux formules de 1' « Une
eliodivigible > ou de • Fraternité ou la mort •■ cette
ilemiére si bien caractérisée par ce mot : i Sois mon
frère, ou je te tue (1). • De même le retour en France
^i milliers d'étrangers, affamés de plaisirs, ramenait
(t| Bien nprËi l'Ëtnlj lia semant de t'Empire, alors qu'il n'y uvait
^i ma de tnoios républicaiit que las Tuileries, des masures, qui
whonoraieDiraLorddecechfttBttu du cùléderesl, et servaient de
'o^N >l8 portiers et de corps de garde, étaient encore barbonilMes
'BI le restËrvai jusqu'à lu conatiuutioa de la belle grille qui lésa
•"fettipticées) par uoo grande diablesse de ; - Fraternili? ou la
"Mrt. • Cette ioscriptioa âlait peinte. Je crois, en lettres rouges de
'*fi. Hestée là je h sais comnieiit. mes jeui se liraient bur elle
'-faai|ue fois que je me rutrouvais sur la place du Carrousel, et sUe
*"* lemlilait d'itutant plus significative que, dana ma peusée, elle
^oaltiFioaliBait atusi bien les oxogérutioDS passées que lea oxtgé-
'VtiDiis présentes et celles qui devaient suivre.
i
Zlê MÉMOIBES DU GÉNÉBAL BABON THIÉBAULT.
l'habitude du mot « monsieur *, et, tout en continuaDt
à compter les dates officielles par les mois républicains,
on en était revenu à l'usage de distinguer les jours par
ceux delà semaine, c'est-à-dire de substituer les semaines
aux décades, ce qui, depuis le Concordat et parle
rétablissement des dimanches, était d'ailleurs inévi-
table.
Le couronnement de l'Empereur devait être lecoo-
ronnement de l'œuvre, et entre mes deux inspections
j'avais été prévenu que ce couronnement devait se faire
vers le milieu d'octobre. J'avais reçu, pour y assister,
une de ces invitations qui équivalent à des ordres; j'avais
même été chargé de prendre les dispositions prépara-
toires pour la formation des députations que le 40" de
ligne et le 3* de hussards, comme tous les autres régiments
de Tarmée. devaient envoyer à Paris (1) en vue d'assister à
la cérémonie. On annonçait des fêtes magnifiques; j'avais
résolu d'y faire assister ma femme; mais, pour qu'elle
ne voyageât pas sans moi, surtout pour ne pas la quitter,
je pris le parti de l'emmener à Chartres, d'où nous nous
rendrions ensemble à Paris. Un accident retarda notre
départ. La rue de rÉvéché, dans laquelle nous demeu-
rions, était partagée par un ruisseau très profond, que
Jacques, alors mon cocher, coupait avec soin; toutefois,
par une gaieté inattendue, un des chevaux mit ces pré-
cautions en défaut; la secousse fut violente; des dou-
leurs suivirent, il fallut queZozotte passât neuf jours sur
une chaise longue ; et quand, après quelques autres jours
(1) Ces députations furent de seize hommes par régiment, sa-
voir : huit grenadiers ou cavaliers; quatre sous-officiers et quatre
ofQciers; les colonels et majors (lieutenants-colonels) compris;
elles devaient être composées de préférence de membres de la Lé-
gion d'honneur ; elles devaient porter avec elles les drapeaux ou
guidons de leurs corps.
tES TÊTES ne SACRE. 311
de ménsgement, nous pûmes partir pour Chartres, ce
lot à petites journées, avec toutes sortes de soins et de
pricButians.
Le préfet d'Eure-et-Loir, M. Delaitre, qui avait 4
Chartres une grande représentation, nous avait fait
ïllendre à l'entrée de la ville pour nous forcer de des-
cendre à la préfecture, malgré le refus que j'avais opposé
tune invitation écrite. L'élégance, la recherche, les
bonnes grdces qui présidèrent à notre réception furent
telles qu'elles nous constituèrent envers notre hôte une
dette de gratitude et d'attachement, et que, pendant la
quinzaine consacrée à mon inspection, Zozotte oublia
tout à fait les secousses du ruisseau d'Orléans et se
trouva prdte à franchir en un Jour les vingt-deux lieues
qai séparent Chartres de Paris. Quatre chevaux des
équipages du I]* de hussards nous conduisirent au premier
rulais, où nous attendaient d'autres chevaux envoyés à
moD insu par le major Gérard; nous rattrapâmes ainsi
la poste qui noua conduisit jusqu'à Versailles, d'où nos
chevaux nous amenèrent à Paris; mais, malgré la rapidité
de celle course, nous n'avions pas regagné les jours de
ntard. el, si le sacre n'eût été remis, nous serions arrivés
quand il n'eût plus été temps d'y assister. On était au
ai octobre 1804.
J'avais fait retenir un logement et fixé douze francs
par jour pour les deux pièces qui nous étaient néces-
saires; mais, à ce prix, on n'avait pu louer que deux cabi-
Dets, dont un à cheminée et que la fumée rendait inte-
nable. En entrant dans ce taudis. Zozotte fondit en
lûmes. Désespéré, je me mis à parcourir tous les hôtels
^mis de la Chaussée-d'Anlin et du quartier avoisinant;
je ne trouvai de vacant qu'une chambre convenable el
dans laquelle nous nous réfugiâ.mes; puis, aprâs trois
jours de recherches, je découvris enfin dans des man-
h
i
37t MÉMOIRES DU GÉNÉBAL BARON THIÉBAULT.'
sardes de la rue d'Amboise, et pcHir quime francs par
jour, de qaoi nous loger.
Certainement il n*est personne ayant habité Pans pen-
dant le coiiroDiiement qui n'en eonserre on ineflaçable
sonvenir. Un soldat de la Rérolution élevé sur le parois
par les rœvx oo les adhésions de près de quatre mil-
lions de signataires, et cette puissaBce colossale sacrée
par un pape, sanctionnée par l'Europe, est un pro-
dige dont l'histoire n'offre que cet exemple. Toutefois, si
l'esprit ne pouvait suffire à toutes les impressions d'un
pareil moment, peu de bourses pouTaient suffire à tout
ce qu'il nécessitait de dépenses. Le renchérissement u'al-
teignit pas seulement les logements, mais toni ce qui
tenait à la nourriture, aux fourrages et surtout à la toi-
lette des dames, et ce renchérissement se soutint trois
mois, au lieu de cinquante jours qu'il aurait duré si le
sacre n'avait pas été deux fois remis et en somme retardé
de quarante jours. Pour ma part, je fus d'autant phis en
déficit que^ si le prix de notre gîte et de tout le reste se
trouvait en partie doublé ou quintuplé, le temps que
nous pensions passer a Paris se trouva triplé, ce qui me
conduisait à dépasser de beaucoup le sacrifice auquel je
m'étais résigné; j'avais destiné dix mille francs à ce sé-
jour, qui m'en coûta près de trente-trois mille. Il est vrai
que Murât m'avait annoncé une forte indemnité, prévue
à vingt mille francs pour les généraux de brigade de la
première division qui, comme moi, avaient ordre de sé-
journer; cette gratification, dans Tespoir de laquelle
chacun calcula moins ses dépenses» consista pour moi en
une médaille d or, grande comme une pièce de cinq sols,
d'une valeur de sept francs cinquante centimes, médaille
que, dans mon désappointement, je tixai à Taide de
petites bandes sur la feuille de papier contenant l'ordre
de me rendre au couronnement, et au bas de cet ordre
■EFIlBîeSTATIO-l CCrTïfSE. 3^9
j'écrivis le relevé de mes dépenses, parmi lesquelles
%«raiienl : deax mille neuf cent cinqoaDte francs pour
n* qnote-^iart de U f^te que les généraux des armëes de
terre el de mer doanèrent à l'Empereur dans la salie de
spectacle de la, me Chantweine: autant pour tes niou-
veanx ttoiformes. etc., qui me furent nécessaires; autant
posr la toilette de ma femme aa se^uI bat des maréchaux;
pour cliaqne fête, il faltait un costume nouveau, et on
psytit cinquante et soixante francs une cojifure de
îttnme.
Je ne décrirai pas le mouvement immense qui, au
railin de tontes tes somptuosités bomnines, marqua
ces trots mots. C'était après la simplicité crasse du Co-
nitédesshit pobtie, après iesehétiTes parades da Direc-
toire et les préludes du Consalat, l'explosion du retour
à tovtes les prodigalités dn faste; assez d'autres sans moi
r^pelleroDt ce luxe, qui du reste se soutint, si même il
D'tgpncDta pendant la durée de l'Empire.
UwqoestioD nous occupa sérieusement, et ce fut celle
deuvoir si je conduirais ma femme aux Tuileries. Un
wdre du jottT de la première division annonça que Flm-
p^rtlrice recevait le soir les femmes des généraux em-
^yé» dans cette division. C'était une aorte d'ordre.
Il n'importait peut-être plus qu'à tout autre d'y déférer,
pute qu'on me regardait comme peu alfeclionné 4 TEm-
pereur, et parce que ma femme aurait d'autant plus
(OtitMOtenl été distinguée par l'Impératrice qu'elle
*lïil créole comme celle-ci, etque son eapritet ses grâces
ittleot eocbanttïujs. Toutefois je fus retenu p«r cette
pWsie que Zoïolte était trop jolie pour que je dusse
>^irer la produire à cette Cour, et elle fut assez raison-
■i*kie pour ne pas ajouter cette grande dépense aux
*Wres dépenses de ce trop coiDteux séjour. Beaucoup de
S^Ds nous ont condamnés, et ils avaient raison sous te
L
3S0 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
9
rapport de TambitioD, de l'argent, des honneurs, de la
carrière enfin ; mais avais-je tort, moi qui voulais surtout
le bonheur intime ? Zozotte ne se rendit pas non plus à
Notre-Dame, pour la cérémonie du sacre; dans sa posi-
tion, elle ne pouvait, au milieu d'une effrayante cohue,
s'engouffrer pour plus de dix heures dans l'église, et
c'est chez les dames O'Connell, de leur jardin donnant
sur le boulevard, qu'elle vit rentrer le cortège. Bien
entendu, j'assistai non seulement à cette cérémonie» dans
laquelle Napoléon , à la barbe de tous les évoques et
archevêques de France, en présence du Pape et par une
exactitude historique dont il n'a pas toujours donné
l'exemple, se couronna de ses propres mains; mais je
fus aussi du cortège (i) de l'Empereur, se rendant des
Tuileries à Notre-Dame par la rue Saint-Honoré.
Cet imposant état-major, entourant la voiture de
l'Empereur, resplendissait de broderies; conduit par
Murât, le plus beau et le plus brillant de tous par son cos-
tume et par le harnachement de son cheval, il dépassait
tout ce que Ton peut imaginer en ce genre. Encore est-il
douteux de savoir si tout cela n'était pas moins étour-
(i) Dans ce cortège se trouvaient tous les généraux et quelques-
uns des colonels présents A Paris et qui avaient pu se procurer des
chevaux de selle; on n*en trouvait pas A louer pour ce jour-li,
même A cent francs pièce, et, pour mon compte, sans le manège
de Versailles, auquel je pensai A temps, je n'aurais pu en avoir A
aucun prix. Au reste, s'il avait été difficile de les trouver, il la fat
tout autant de les retrouver A la sortie de Notre-Dame, pour être
en selle au moment même où l'Empereur quitterait l'église. Tous
ceux qui faisaient partie du cortège se précipitèrent dehors quel-
ques instants avant que l'Empereur se disposAt A sortir, et, en
tournant A toutes jambes l'un des angles de l'édifice, je me heurtai
À un homme qui. avec la même vitesse, courait en sens inverse.
Pour ne pas être renversos par la \iolence du choc, nous nous sai-
sîmes à plein corps; c'est dans les bras de La SaUe que je
m'étais ainsi jt^to... Qu'on juge de notre étonnement, qui, dans
l'espace d'une seconde, lut marv]ué par un éclat de rire, une em-
brassade et une brusque séparation.
LE CORTÈGE.
dÎEKant de jour que cela ne le fut (te nuit, c'est-à-dire
pendant le retour qui eut lieu par les boulevards, la rue
Royale, la place de la Concorde et le jardin des Tuileries,
à la lueur de mille llambeaux el au bruit des fanfares et
de cris dont Ton ne peut rendre l'expression.
.l'ai vu depuis ce jour plusieurs cortèges de souverains
français, qui firent dans Paris de ces marches triom-
phales, mais sans triomphe qu'ils pussent invoquer.
Eh bien, je sens encore l'ennui, la fatigue de ces céré-
monies et le déplaisir produit par la crainte du parti
qne pouvait en tirer la critique ennemie, alors que cette
marche impériale continue à. vivre en moi avec tous ses
prestiges. En effet, dans cette circonstance, les propor-
tioas colossales de l'homme élevaient tout à lui, tandis
que, dans les autres, la petitesse des principaux acteurs
ravalait tout à leur niveau. C'étaienl des pygmées sin-
geant un géant, piétinant mesquinement une arène où il
avait f&it voler superbement la pous»:ière, et cherchant
raioement dans une légitimité caduque quelque chose
de comparable à cette éternelle légitimité dii génie et de
la gloire, seules et impérissables grandeurs devant les-
quelles toutes les autres grandeurs tombent et s'anéan-
tissent.
Au milieu de ces réunions, de ces cérémonies, de ces
Ktes, aussi somptueuses qu'imposantes, Berthier, déjà
prince de NeuchAtel, eut l'idée ou re[ut la mission de
faire dgnner à l'Empereur une fête par les généraux de
l«Te et de mer qui se trouvaient à Paris; et César Ber-
ibier fut chargé d'émettre l'idée el de lu faire adopter.
Rica n'était plus facile. Grâce aux circonstances et ^ la
'Usposilion des esprits, une telle proposition était d'a-
vance adoptée par acclamation. Qui aurait osé seu-
Ifiinenl la discuter? L'adhésion fut donc unanime. On
"oinma de suite des commissaires, savoir : huit gêné-
MEMOIRES DV CtaiaLAI. BAMON THIÊBACLT.
>ie «iiiiiiiiw. éomÈ. i» lirr — iiaj dàw marécàaix
«ir '^asp .m iTMfTi dft hri^ade, mi tumIiii éta^
je OBB trcmms. <.«b âmba les liâtes. Après le diM di
Iscaà. <|u se troinraétre la aaiie de ^ectscie de Itrae
i:iiaiitereine. et le péaa ainai que les détatis de ia ite
.iétenBH». on résim is qwite-pKrt de chacva; puis, ces
prétimiBBiRa biea arrêtés^ les darhmit n— minnirn
terot c^srsés de rendre compte à l'£ii^>ereiir de km
.àésir «ie fêter un si ^rand et à bearoix éténemeirt dans
la personne des princes 4^ ^^rands diçnitak«s frnçais (i);
ils .iement m outre ss|^iiier Sa Majesté dliooorer de
sa présence le bai qu ils se pnoposaieat de donner, et,
l'Emperenr ^pronrant et acceptMat, ils fiBraimtlamème
inritation i l'Impératrice, aox princes et aaES piinceKes
de la famille impériale. En conséquence^ les commissaires
se réanirent aux Toileries, le dimanche qni suirit ces
déterminations, et. lorsque les personnes qni a^étaieiit
vaines que poar l'andience d'après la messe fm^at |iar-
ties. le doyen des généraux dedirision, le général Damiiy,
ilestiné à porter la parole, pria le chambeibm de senrioe
d'aller informer TEmperenr qu'une dépntatioQ des gé-
néraux de terre et de mer attendait les ofdres de Sa
Majesté.
Le chambellan partit pour s'acquitter de sa conmis*
«lion . «H déjà nous nous délections de l'ainuible accueil qae
nous allions recevoir et du soureair agréable et utile
que le motif de cette audience ne poorait manquer de
laisser de chacun de ao«5. lorsque le chambellan reparut
et novs stapéda par ces mots : < Sa Majesté rËmpereur
ma ordonné de vous dire que les généraux ne formait
pa^ nn corps ne pocnraieat pas faire de députatioa. *
^1) La fête eut l'air d'être doonêe aux princes français. grao(ii
dignitaires, ministres, maréchaox (f Empire et présidents des trois
grandes aatorités de l'Etat;
Si un peintre «T&it élé chargé de représenter une
scène de désappointemeiit, il n'aurait pu avoir de raeil-
lears mod^es et des modèles plus Taries, car chaque âge
et chaque caractère eut sa grimace. Le fait est que nous
étions non moins surpris que vexés. Comme on débute
toujours en pareil cas par des propos qui ne remédient
à rien, on commença par reprocher à l'orateur le mot de
députation qui Doos valait cet affront; on observa ensuite
ip». vn l'objet de notre démarche, on aurait bien pu
nous recevoir, tout en spécifiant que ce n'était pas
comme députation: enfin l'un de nous pensa que, ta poli-
tesse étant faite, nons pouvions en rester là et écono-
miser une dépense d'abord évaluée â de faibles cotisa-
tions, mais qui, grossissant sans cesse, amva à trois
Bille francs pour chaque général île division, k quinee
cents francs pour chaque général de brigade (1), et
pour les commissaires monta au double. Cet avis cepen-
dant ne prévalut pas, et il fut convenu que le doyen des
géaéraux, Damuy et l'amiral ^lanteaume iraient le soir
on Cercle et y feraient leurs invitations comme ils pour-
nient. Ils s'y rendirent en effet, furent gracieusement
aecaeiJIis et nous rapportèrent l'acceptation de l'Empe-
«■r, celle de l'Impératrice et de tous les princes et
piiKesses. chez lesquels ils allèrent dès le lendemain
BBtin. Aussitôt U fat arrêté...
Qoe les dix-huit commissaires se trouveraient à la
fOflière de la voiture de l'Empereur et de l'Impératrice
àleur arrivée, qu'ils les accompagneraient jusqu'à leurs
l^ues et, à leur départ, les reconduiraient jusqu'à leur
TSiture.
tl) Ce bil me coûta quinze cents francs de preraièi
MM cMqnute francs de supplément et, comme Tu
Htiiii es, huit cents francs en sns pour compenser les m
le première mise, six
"un des com-
, tïmoiiBuvBDu «lis pour compenser les noii-rantrées,
OWl-k-ilire deux mille neuf cent cinquante francs.
384 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON TUIÉBAULT.
Que les généraux de division chargés des honneurs
de la fête ne quitteraient pas Leurs Majestés pendant le
temps qu'elles resteraient à cette fête, et, après le départ
de celles-ci, feraient les honneurs aux princes et aux
princesses.
Que je serais chargé du banquet (i) et des soupers; je
ne sais plus qui le fut des rafraîchissements, qui de Té-
clairage; le général César Berthier eut l'ordre et la po-
lice; nous devions avoir chacun un suppléant, sauf César
Berthier qui en aurait trois ; ainsi seraient employés les
dix-huit généraux de brigade, qui en outre, et au mo-
ment de la transformation de la salle de banquet en
salle de spectacle et en salle de bal, devaient réunir
leurs efforts pour tout surveiller et tout activer; ces
changements, fort difficiles au milieu de tant de monde,
se firent comme par enchantement.
Le dîner de deux cents couverts était offert à Joseph
Bonaparte ; nous avions fait construire au-dessus de la
cour entière une salle qui était fort belle. Le repas ter-
miné, on passa dans cette seconde salle pour recevoir,
et bientôt la première salle débarrassée se rouvrit pour
le spectacle, puis pour le bal, auquel l'Empereur, sa fa-
mille, sa Cour, tout ce que Paris renfermait de plus no-
table assistèrent. Le bal dura jusqu'au jour, et, depuis
une heure du matin et dans des salles disposées à cet
effet, on servit des soupers pendant le reste de la nuit.
L'un des commissaires de ces fêtes, je n'avais pu ac-
(1) Cette dépense seule alla à soixante mille francs. J'en char-
geai Véry, qui m'en garda une reconnaissance extrême. En reve-
nant d'Austerlitz, j'allai faire un diner chez lui avec M. Chenais et
ma femme. Informé que j'étais dans un de ses cabinets, U arriva
et, me trouvant encore î'opaule et le côté droit couverts de ban-
dages, il fondit en larmes, me saisit la main gauche et me la
baisa. Quoi que je pusse dire, il me fut impossible d'avoir la carte
de mon dîner, c'est-à-dire de le payer.
compagner Zozotte, mais je lui avaia recommandé d'ar-
river à huit heures préciseE, ce qui lui était d'autant
plus facile que. ayant ses chevaux et sa voiture, elle ae
dsTait éprouver aucun retard. A huit heures, j'étais donc
i l'attendre à la porte pour la conduire à une place
qu'arec grande peine je lui faisais réserver; mais, l'ayant
attendue quelque temps et rappelé ailleurs par mes fonc-
tions de commissaire, j'avais été obligé de l'abandon-
oer à elle-mSrae. Agité par la colère et par l'inquié-
tude, je revenais bientôt après vers la porte d'entrée,
lorsque j'aperçus Zozotte sur la première banquette
d'une loge des premières, réservée pour la Cour et pour
les grands dignitaires; je courus à elle, et, comme je lui
témoignais mon étonnement de la voir là, elle partit
d'uD éclat de rire et me dit : • Tu vois qu'il y a des
puissances qui valent mieux que la tienne. • Dans le fait,
ne me trouvant plus à la descente des voitures et ne sa-
chant trop que devenir, elle vit arriver le maréchal
UaBséna. alla droit à lui et lui dit : > Monsieur le maré-
chal, vous voyez la femme d'un des ofliciers qui vous
soDl le plus dévoués, et bien embarrassée de sa personne si
Tourne la prenez un moment sous votre protection. *
hronné qui elle était, le maréchal lui avait otfert son
hns de la manière la plus galante. Arrivé dans le corri-
dordes premières, il avait fait ouvrir la loge dans la-
quelle je la trouvais ; il l'y avait fait placer et avait causé
•inelques minutes avec elle. Elle était à merveille, et Je
ne pas que la féliciter d'avoir été plus heureuse qu'exacte.
Le bai des maréchaux, qui fut la conséquence forcée
de celui des généraux, fut comme le bouquet de toutes
<^ splendeurs, mais il coûta vingt mille francs à chaque
naréchal. Le vaisseau tout entier de l'Opéra ne formait
qu'une salle de bal; le plafond était couvert d'une gaze
Kmii d'étoiles scintillantes; la salle avait été repeinte
n
386 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
à neuf, entourée de glaces et ornée de la manière la
plus riche. Un trône superbe, placé à l'est de la sali» et
élevé de plusieurs gradins, dominait cette vaste enceinte
bordée sur ses trois autres côtés par plusieurs rangées de
banquettes en amphithéâtre. Tout ce pourtour était
éblouissant du feu des diamants qui paraient la plupart
des dames, et particulièrement deux dames russes por-
tant chacune pour plus d'un million huit cent mille
francs de brillants. Et cependant ces deux reines de la
richesse se trouvaient écrasées par les sœurs de l'Em-
pereur et surtout Tlmpératrice, auxquelles, et indépen-
damment de leurs parures, on avait prêté une partie des
diamants de la Couronne.
Au milieu de cette lutte de richesses, il n'y avait que
le goût et la grâce qui pussent tirer d'embarras une
femme de fortune modeste, et, sous ce rapport de la grâce
et du goût, Zozotte n'avait guère de rivales. Son costume
se composait d'une robe de tulle, dont les coutures du
corset et des manches, dont le tour et les devants
étaient richement brodés en argent. Un réseau alors de
mode, rouge et argent, enveloppait le derrière de sa
tète; un bandeau d'épis rouges et argent ceignait son
front; un bouquet pareil accompagnait l'ensemble; enfin
une parure de corail complétait ce costume, que bien
peu de personnes pouvaient supporter; mais, par son
éclat, Zozotte soutenait et les tons vifs de sa parure et la
blancheur de son vêtement. Tous les regards se ûxaient
sur elle. On la suivait et on demandait son nom. J'i-
gnore si, dans cette réunion, une des plus belles du
monde, aucune autre femme reçut autant d'hommages
et des hommages aussi unanimes et aussi flatteurs. Le
général Suchet, passant à côté de moi comme je don-
nais le bras à Zozotte pour la promener, s'arrêta et mfe
dit à l'oreille : « Avec qui êtes-vous? » et sur ma ré —
AHECHA15X.
I ponEe, U articula un • Diable I > qui noue lit beaucoup
rire. Par prudence, elle ne dansait pas, pourtant elle
accepta de faire un tour de valse avec Rivierre. un des
ineilleurg valseurs de Paris, de même qu'elle valsait
avec autant de charme que de décence. Les danseurs
se suivaient en colonne pour éviter l'encombrement;
il ee trouva que la colonne s'arrêta tandis que Rivierre
et ZoEotte se trouvaient en face du trfine impérial, et
Rivierre, pour employer une partie du temps de cette
halte, valsa un moment pour ainsi dire sur lui-même.
A peine était-il arrêté que, les yeui de Zozotte s'étant
portés sur l'Impératrice, cette bonne Joséphine, ce juge
infaillible de tout ce qui tenait à la perfection, avança
SB tète vers elle et lui dit avec ce ton et cet air cares-
sants qui lui étaient si naturels : • Il est impossible de
valser avec plus de grdce et d'être plus jolie. - Zozotte,
bouleversée et enchantée, ne put répondre que par une
profonde révérence et une rougeur charmante. • Eh
bien, mon cher ami, ajoutait Rivierre en me contant ce
succès, je ne suis pas pour ces gens-là, vous le savez:
mais avais-je raison de vous dire que. dans votre posi-
tion, vous aviez tort de ne pas mener Mme Thiébault à
la Courî ■ Zozotte avait assisté à tous les grands bats,
à la fête donnée par la Ville de Paris et qui uvait précédé
le bal des généraux; mais, à chacun de ces bals, elle se
sauvait, comme une enfant, de tous les endroits dont
l'Empereur approchait, de sorte quelle ne se rencontra
pas sous ses yeux.
Ce bal des maréchaux me fat un peu gilté par une
altercation que j'eus avec César Berthier. Déjà au bal
des généraux, ce César avait eu la gentillesse do
Taire manger par des dames de sa connaissance un sou-
per destiné à huit dames que j'étais allé chercher. Le
^^^océdé m'avait plus l'ilché que le fait, puisque tout se
TRlhhAZir.
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BAL DE L'HOTEL DE VILI.K.
3S9
Ba famille et de la Cour, et la place était réservée au
station nemeot de ces carrosses: les quais au delà de
l'Hi^tel pour le statiouoement des voitures des maré-
chaux et des grands dignitaires; de sorte que les voi-
tures des autres iovités se trouvaient reléguées par la
nie Saint-Antoine jusqu'au boulevard de ce nom et fort
audelà. Bien entendu, l'entrée du bal se fit pour les in'ri-
tée ordinaires avec une incroyable lenteur et par la
porte Saint-Jean; mais ce ne fut pas le pire inconvénient;
ur, & la sortie, on fut quatre el cinq heures avant de
reotrer en possession chacun de sa voiture.
J'ai dit que Zozolte avait voulu être de toutes les fêtes;
il m'eût été fort pénible, si jeune et ai jolie, de l'en pri-
T«r; mais c'était risquer beaucoup que d'être, pendant
noe H longue attente, dépourvu des moyens de la ramener
cba elle au cas où elle se trouverait souffrante, et j'étais
allé l'avant-veille inspecter les alentours de Vliûtel de
ïilte; en face de la porte Saint-Jean je vis précisément
une maison à porte cochëre, et j'offris au portier une
bonne pièce pour qu'il acceptât de recueillir ma voiture
lewirdu bal. Le consentement de son maître obtenu,
rtponr éviter toute occasion d'erreur, je lui donnai la
moitié d'une de mes cartes de visite déchirée , aOn qu'il
OBTrttla porte au domestique qui lui remettrait l'autre
moitié en amenant la voiture, et tout sa passa sans
emWras. Quand Zozotte voulut quitter le bal, elle n'eut
piBcinq minutes à attendre, et, en voyant beaucoup de
>iuneB qu'elle connaissait se morfondre dans l'attente.
elle se trouva d'autant plus satisfaite du subterfuge, que
jerenouvelai à chacune des fêtes du couronnement et
pi me permit de la conduire à ces fêtes sans trop trem-
bler pour elle.
Le bal donné par le ministre de la marine fut fort
Wu. Peu de locaux se prêtaient mieux à une fête.
h
m
390 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
C'était, on le sait, l'ancien hôtel du Garde-Meuble, où de
ma jeunesse je me rappelais tant de souvenirs. La grande
salle de bal était Tancienne galerie où j'avais tant de
fois vu les plus belles tapisseries du monde. Cette salle
se doublait alors d'une autre, où mon père avait formé
la galerie des bronzes; plus loin, dans le salon de l'ouest,
étaient les armes au nombre desquelles j'avais contemplé
si souvent l'armure de Jeanne d'Arc, celle de François I"'
et celle que Henri II portait lorsqu'il fut tué; un bouclier
trouvé dans le Rhône, bouclier tout en argent, relevé en
bosses, représentant une bataille et que l'on nommait le
bouclier d'Annibal; enfin, le salon de l'est, entouré d'ar-
moires à glaces, contenait mille objets précieux, no-
tamment, entre les deux croisées, un meuble couvert en
marbre etv dont le laque et le bronze cachaient l'enve-
loppe de fer qui contenait les diamants de la couronne,
diamants évalués quatre-vingts millions.
Ce bal offert pour le sacre de Napoléon parut aussi
magnifique que parut ordinaire celui que M. Chabrol
de Crousol, le préfet d'Orléans devenu ministre de la
marine, donna à l'occasion du sacre de Charles X en
1825, sacre qui n'eut d'autre éclat que celui qui se paye,
sacre sans gloire et sans prestige, et qui, substituant
déjà de trop justes craintes à toutes les espérances qui
s'étaient rattachées à celui de Napoléon, faisait dire au
comte de Hochefort d'Ally : « Pourquoi l'oint du Sei-
gneur n'est-il pas loin de France? »
D'ailleurs, M. Decrès fit admirablement les honneurs
de son bal. Peu d'hommes avaient plus d'esprit et de
meilleures manières. C'est lui qui disait de M. Talley-
rand et à propos de sa fortune : « Comment voulez- vou
que cet homme ne soit pas riche, ayant vendu tous ceu
qui l'ont acheté ! > On citait bien d'autres mots de lui
je me rappelle ceux-ci : le Premier Consul, après avoi
nommé ses minislres, les avait traités généreusement, h
charge pour eux de représenter; mais il avait en même
temps ordonné k Fouché d'avoir des espions parmi les
domestiques de chacun d'eux. Decrès ayant peu après
donné un grand dîner à ses collègues et les ayant faiL
servir par de nombreux valets en riche livrée : • Diable,
lui dit Fouché. lu as une véritable maison d'ancien grand
seigneur; mais elle doit te coûter cher. — Pas trop,
répondit Decrès, depuis que tu es chargé de la payer. >
Ce duc Decrès était fort mauvais écuyer. et on prétendait
que, lorsqu'il montait à cheval, il ne se blessait jamais
que le nombril. Un jour que. au camp de Boulogne,
l'Empereur avait fait galoper près de lui Decrès avec
Bruix, qui montait prétentieusement le corps en avant et
les bras en ailes de pigeon, ce dernier dit à Decrès:
■ Vraiment, mon pauvre ami, tu as l'air, à cheval, d'un
sac de farine qu'on rapporte du moulin. — C'est bien à
toi de parler, riposta Decrès, toi qui as toujours l'air
d'invoquer un lavement de la charité publique. •
Decrès était donc cité pour ses reparties; mais c'est
avec l'Empereur qu'il employa le mieux son esprit. Son
rAle alors fut celui d'un bourru, incapable de ne pas dire
des vérités, quelque hardies qu'elles pussent paraître;
([rflce à son habileté, chacune de ses critiques était un
éloge, chacun de ses reproches un compliment, et cette
manière de flatter, tout en ayant l'air de braver, acheva
de faire de lui un courtisan parfait et eut pour résultat
de le maintenir à la tète du service de la Marine que,
pendant dis années, il massacra impunément.
Le dernier souvenir que je rappellerai à propos de
cette époque du sacre, si inépuisable en souvenirs, est
relatif au remplacement des anciens drapeaux et guidons
par ceux que depuis lors on nomma t les Aigles • , parce
que des aigles en surmontaient les hampes.
39S MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
Le Champ de Mars, ce théâtre de toutes les représen-
tations politiques et militaires, avait été choisi pour la
cérémonie. Les régiments occupant Paris ou les envi-
rons s'y rendirent au complet; tous les autres corps de
l'armée furent représentés par les députations dont j'ai
déjà parlé. Malgré la saison et la pluie, l'affluence fot
telle que les talus du Champ de Mars furent couverts de
monde. Pouvait-on voir avec indifférence ôter à tous ces
régiments leurs drapeaux, que la victoire avait fait flot-
ter depuis les Pyramides, Malte, Naples, Bruck et Amster-
dam jusque sur les mornes de Saint-Domingue! On était
curieux déjuger de l'impression que les soldats delà Ré-
publique ressentiraient, en échangeant de tels monuments
de gloire contre des aigles qui pouvaient être des pré-
sages, mais qui, faute de souvenirs, ne pouvaient encore
être des trophées. Comme ces pensées avaient échappé
à Napoléon moins qu'à personne, il s'efforça d'en imposer
par un grand spectacle. Une immense tribune richement
décorée fut construite en avant du pavillon central de
l'École militaire, tribune en amphithéâtre, occupée par
l'Empereur, l'Impératrice, les princes et princesses, leurs
Cours et les plus grands personnages de l'État. A droite
et à gauche de cette tribune, qui descendait en escalier
jusque dans le Champ de Mars, deux tribunes moins
profondes masquaient de leur largeur les bâtiments de
l'École militaire; celle de droite était destinée aux géné-
raux et colonels se trouvant à Paris, et j'avais été
chargé d'en faire les honneurs, alors que Lucotte avait à
remplir les mêmes fonctions à la tribune de gauche,
réservée au corps diplomatique et aux étrangers de
marque.
L'Empereur arrivé, un roulement général se fit en-
tendre; immédiatement après, les troupes rompirent
par pelotons et furent mises en mouvement pour défller,
DISTRIBUTION DES AIGLES.
apeaux et r
3B3
nmettre leurs vieux drapeaux et recevoir, de la main
de l'Empereur lui-même, les aigles q ni leur étaient desti-
nées. Plus d'une larme à ce moment coulaaux crie obligée
de : • Vive l'Empereurt ■ Toutefois ces échanges s'exé-
cnUrent selon les prévisions, et, la cérémonie terminée, le
Qiamp de Mars se trouva pavoisé des aigles les plus
Mllantes; ces aigles, aussitôt baptisées par les soldats.
TCtorent d'eux le surnom de • coucous >, qui, dans le
tlylede chambrée, leur resta!
Jnsque-IA rien n'avait atténué l'apparence solennelle
de cette distribution ; mais, par un inconcevable vouloir
ou par une distraction qui serait plu» étonnante encore,
OD avait oublié de dire à ceux des hommes qui avaient
apporté les aigles et repris les drapeaux en échange ce
quilt devaient faire de ces drapeaux, si bien que. l'Em-
pereur parti et les tribunes vidées, ces hommes ennuyés
(l'avoir l'embarras des drapeaux, et d'autant plus que lu
ploie survint, n'imaginèrent rien de mieux que de les
i«ler k terre, c'est-ft-dire dans la boue; ils y furent fou-
\h iQX pieds, et cela au moment où les régiments et
lea députa tion s repassaient devant l'École militaire pour
«tourner à leurs quartiers.
Indignés de cette insulte faite à ce qu'ils avaient hono-
DOré et défendu pendant treize ans, de cette profanation
publique, les régiments murmurèrent d'abord; bientôt
<lee jurements et des imprécations éclatèrent; des gre-
nadiers voulurent même s'élancer vers leurs vieux
■Irapeaux ete'en ressaisir. Ma voiture n'étant pas encore
avancée, au début de cette scène, je courus après le
uumandunt de l'École; faute de lui, je rencontrai un de
^ adjudants, et de suite je lui fis amener tous les
''ommes de garde que nous trouvâmes dans les diffé-
rents postes: puis, leur ayant donné l'ordre de relever
^s drapeaux, je les leur fis porter dans une des salles
394 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
de l'École militaire. Et, cela fait, ma première pensée fut
d'aller sans retard rendre compte de l'incident à Murât.
La réflexion me détermina bientôt à garder le silence.
De deux choses Tune : ou bien on avait réellement oublié
de donner des ordres à cet égard; ou bien on avait saisi
cette occasion d'afficher le dédain pour ces vieux témoins
des gloires républicaines, tout en se ménageant les
moyens de punir au besoin ceux sur lesquels on aurait
pu faire peser la responsabilité de l'insulte. Or mon
rapport dans le premier cas eût impliqué un reproche,
comme dans le second il eût été une gaucherie, comme
dans les deux hypothèses il eût constitué un tort; tout
cela d'ailleurs était étrangère mon service; enfin et sur-
tout j'étais convaincu que rien dans les détails de cette
profanation a!avait résulté du hasard. Comment sup-
poser en effet que Napoléon , Berthier, Murât, le com-
mandant de l'École militaire et tous ceux qui les entou-
raient et les secondaient eussent manqué de prévision
et de mémoire sur un point d'honneur qui devait être si
sensible à l'armée; et n'était-ce pas plus simple de con-
clure qu'on avait risqué de faire naftre quelques plaintes
faciles à apaiser, pour avoir l'occasion d'en finir, par un
fait matériel, avec l'idée de puissance et de patrie s'at-
tacbant encore à ces symboles de la République? Et cette
idée de patrie est celle qui, une fois enracinée dans
l'esprit du soldat, est la plus difficile à déraciner, et je me
rappelle à ce propos le mot si profond de Napoléon.
Mattre de Berlin, et occupant le château. Napoléon don-
nait audience au maréchal Môllendorf (je crois), lorsqu'une
musique annonça l'arrivée d'un des corps de la garde
impériale. L'Empereur s' étant rendu sur un balcon pou-
voir défiler ce corps, et le maréchal l'ayant suivi,
dernier crut devoir dire : « Voilà des troupes auxquelh
il ne manque rien au monde. — Oui, si on pouvait leu
ANCIENS ET NOUVEAUX AHIS.
faire oublier qu'elles ont une patrie et des familles. >
Cependant janvier finissait, et avec lui le tempe que
je poavaie passer hors de mon commandement. D'ailleurs,
à l'état de ma bourse je jugeais que nous avions eu assez
déplaisir. Je n'espérais plus recevoir la gratification pro-
mise, et . faute de ressources aussi bien que faute de temps,
oous ne pouvions plus restera Paris.
Nous avions utilisé notre séjour pour voir tous mea
anciens amis et d'abord Gassicourt, dont Zozotte recon-
aot les qualités et le mérite, mais en qui elle trouva de
la pédanterie et trop peu de réserve dans les propos.
Rivierre l'avait déclarée vraiment incomparable : elle lui
snt gré de ce compliment et lui garda de la bienveil-
laoce; elle jugeait moins favorablement Mme Rivierre,
jolie, bien faite, assez spirituelle, mais gâtant tous ces
xraDtages par toutes les prétentions de la médiocrité et
par de l'afTéteric. Lcnoir, par le charme de sa bonté, par
s«s saillies, conquit Zozotte, qui se prit d'amitié pour
Mme Lenoir, simple et bonne personne. C'est chez Lenoir
ijae nous dînâmes un jour avec Mme Benoit, l'Emilie de
Demoustier, avec Arnaud et sa femme, sœur de Mme Re-
gnaud de Saint-Jean d'Angély, et Mme de Uonneuil. mère
de ces deux dames. Zozotte fut encore enchantée de
Mme Roy; mais M.Roy, qui alTcctait déjà des manières
impertinentes, la désenchanta. Elle prit beaucoup de res-
pect pour le conseiller Joly. de sympathie pour l'esprit
original du docteur Bâcher. Nous fûmes plusieurs fois
invités à dfner chez M. et Mme Maret, les futurs duc et
duchesse de Bassano que nous avions connue chez le
préfet leur frère et beau-frère à Orléans. Mme Maret
était une femme superbe, qui dans l'intimité avait autant
d'amabilité, de bienveillance que de simplicité. Un
Boir, aux réceptions du mercredi â la préfecture d'Or-
léans, nous l'avions trouvée ourlant des torchonB pour
k
396 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
sa belle-sœur, et notre arrivée > celle d'autres invités
familiers de la maison, ne l'avaient pas empêchée de con-
tinuer son occupation, sans qu'elle pensât seulement à
s'en excuser ou même à en dire un mot. Eh bien, cette
femme si simple dans l'intimité savait admirablement,
dans le monde, substituer à cette bonhomie de la dignité,
et elle se montrait alors la duchesse la plus noble et la
plus gracieuse que l'on pût imaginer.
Nous dînâmes aussi chez Cambacérès, dont la table
ne pouvait manquer d'être appréciée autant qu'elle
pouvait mériter de l'être par c Mlle Chenais >,qui, sans
avoir comme son père concentré toutes ses sensualités
dans le plaisir de manger, n'en était pas moins sous ce
rapport sa très digne fille. Enfin jnous fîmes une visite à
Mme Regnaud. Pendant que nous étions là. Garât sur-
vint, et Zozotte ayant témoigné le désir de l'entendre,
Mme Regnaud le pria de chanter : c Impossible, répon-
dit-il de l'air et du ton le plus fats; je viens de faire un
dîner de godailleurs, et je n'en puis plus. > Malgré sa
godaille, il chanta comme un chanteur à jeun, merveil-
leusement.
Zozotte avait une haute et juste idée de Carbonnel
comme maître de chant, surtout de chant français. Elle
voulut donc prendre de ses leçons au prix de quinze
francs le cachet, et fut du moins satisfaite de ses progrès.
Elle voulut encore recevoir la bénédiction du Pape, et
nous allâmes aux Capucines de la Chaussée d'Antin, le
jour que le Pape y officia. Peu de personnes apportèrent
à cette cérémonie plus de ferveur qu'elle; mais si le
chef de TÉglise ne lui inspira que du respectetdela piété,
il n'en fut pas de même d'un maigre et grand prêtre
qui, monté sur un âne, précédait toujours le Pape. Cet
homme, qu'elle appelait « l'Escogriffe de l'Apocalypse »,
la divertit à elle seule autant qu'il amusa tout Paris.
AÎDsi. ayant été choyée par tous nos amis, ayant
asaÎBté à toutes les fêtes, félicitée par l'Impératrice,
béaie par le Pape, Zozotte n'avait plus rien à désirer
lorsque nous reprimes le chemin d'Orléans, où, comme
elle le disait, si l'on ne considérait que les habitants, on
eût été forcé de convenir que • sans le sucre le mot
de raISnement n'eût pas été connu ..Sortant de Paris,
DOUB allions trouver le contraste plus sensible; mats
nous avions parmi les hauts fonctionnaires des relations
aimables, et le calme de la vie de province était néces-
saire pour la santé de Zozotte et pour celle de notre
bourse.
Le lendemain de notre arrivée, Mme O'Connell et
Mme d'Etchegoyen, avec qui nous avions commencé
une intimité qui devait être si durable et si douce, vin-
rent à Orléans chercher le comte O'Connell, qui avait
obtenu le droit de rentrer à Paris. Au bal de la Ville,
Hne d'Etcbegoyen avait remis une pétition à l'Empe-
reur; elle m'avait pour cette circonstance demandé de
liu donner la main, et j'avais eu la chance de ne pas lui
porter malheur, puisque, comme je l'explique, sa de-
mande fut exaucée.
Un a vu par ce que j'ai déjà eu l'occasion de dire du
capitaine Richebourg, d'une part que c'était plus un ami
qn'UD simple aide de camp, de l'autre que c'était un oQi-
ûer de la plus haute distinction. On comprend d'après
cela que j'étais aux aguets de tout ce qui pouvait lui être
mile ou agréable, et que. pour me consoler de n'avoir pu
encore le faire nommer chef de bataihon.je m'étais hâté
Redemander pour lui la croix de la Légion d'honneur,
demande qu'à chacune de mes courses à Paris je réité-
nii avec les plus vives instances et dont j'avais obtenu
l> promesse formelle pendant mon dernier séjour. Enfin
jeteçiis et sa nomination et sa croix.
998 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
Ma première pensée fut de profiter de sa présence à mon
bureau pour lui remettre de suite Tune et l'autre ; mats
Zozotte eut Tidée d'une gentillesse qui devait rendre la
surprise plus complète. D'accord avec elle, je recomman-
dai à Richebourg de ne pas quitter le bureau avant
mon retour, et nous nous rendîmes chez son hôtesse,
mercière de la rue de Paris, à qui je pris je ne sais quel
aunage de ruban de la Légion d'honneur. Munis de
cette pacotille et montés dans la chambre de Riche-
bourg, nous tirâmes tous les habits, l'uniforme, les
redingotes, les vestes de chasse ou du matin, et ayant mis
des rubans à tous, la croix à l'uniforme, nous les étalâmes
sur les fauteuils, les chaises et le lit; puis, la noaiination
placée au milieu de la table â écrire, nous rentrâmes, et
je dis à Richebourg que j'avais quelques invités à diner,
et qu'il ferait bien d'aller s'occuper de sa toilette.
Personne n'était plus soigneux et plus rangé que lui,
et peu d'hommes étaient plus vifs et plus violents.
Qu'on juge et de sa surprise et de sa colère quand il vit
toute sa garde-robe en Tair. Aussi commença-t-il par
jurer et, avant de pénétrer dans sa chambre, appela l'hô-
tesse à tue-tête pour savoir ce que signifiait ce désordre.
Cette femme, qui avait le secret et qui devait remettre à
Richebourg la clef sans se permettre un sourire, se garda
bien de répondre; il entra donc furieux pour remettre
tous ses vêtements en place; mais, en prenant le pre-
mier, il aperçoit le ruban; au second de même; il voit
la croix, lit la nomination et se hâte de shabiller pour
venir jouir avec nous de son bonheur, et du nôtre.
C'est peu de temps après mon retour que se produisit
tout à coup une rupture entre les autorités.
On se rappelle quelle était la faiblesse du préfet
Maret pour tout ce qui tenait aux préséances, combien
il s'était montré vain d'avoir le pas sur tous les autres
FETK DE LA DELIVRANCE D'OBr.EANS.
fonctionnaires, et de quelle manière il avait dépassé les
bornes permises relativement i M. Chabrol surtout.
Or il était arrivé qu'un nouveau décret avait établi que
l'étendue des juridictions déterminerait les rangs, d'où
il résultait que le ressort de la Cour royale comprenant
plusieurs déparlements, M. Chabrol se trouvait être
devenu à Orléans la première autorité. Le désappointe-
ment, disons le désespoir de M. Maret fut à son comble,
«t, pour ne pas paraître à la seconde place après avoir
occupé la première avec tant d'orgueil, le malheureux
préfet devint aussi ardent k éviter les cérémonies pu-
bliques qu'il l'avait été à les multiplier.
Telle était la situation respective, lorsque, le 8 mai
1805, on eut à célébrer la fête de la délivrance d'Orléans;
tHe à laquelle Jusque-là toutes les autorités avaient été
invitées sous l'approbation de Jean-Philibert Maret et
devaient l'être cette fois sous l'approbation d'André-
Jeu Chabrol de Crousol; mais le préfet chercha à ne
pat laisser au président le moyen d'user de sa nouvelle
pritéance, et il entraîna le maire, son ami, à déclarer
Il fête purement municipale et à n'y inviter que les
lubitants de la ville. De son cAté et par une bonne
'iposte, M. Chabrol, considérant la fête avant tout
comme religieuse, obtint de l'évéque qu'il invitât toutes
lu autorités à assister aux cérémonies qui devaient
iToir la cathédrale pour théâtre. A peine l'invitation de
l'éïêque me fut-elle parvenue, que je reçus de M. Cha-
tirol la demande de cinquante hommes pour escorter la
Coar d'appel, du Palais de justice à la cathédrale; mais
sn m^me temps m'arrlvait l'avis presque officiel que le
■Baire protestait contre l'invitation que l'évéque s'était
permis de faire.
Tout cela se compliquait, sans avoir cependant rien
d'embarrassant pour moi. Jeanne d'Arc, mon illustre
b
400 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
payse, ayant peut-être sauyé la France en sauvant
Orléans, eût mérité que la fête fût au moins autant
militaire que religieuse. Les années précédentes, le gou-
vernement était intervenu par une décision déclarant la
fête civile et religieuse, et chargeant les autorités de
s'entendre entre elles pour la célébration. Cette année
4805, le gouvernement restait à Técart, et je n'avais pas
plus à tenir compte de la protestation officieuse du maire
que de l'invitation faite par Tévêque et qui n'était pas
davantage officielle. Je m'abstins donc de toute pré-
sence aux cérémonies; mais, pour ne pas assumer la
responsabilité d'une inconvenance, qui certainement
eût été en désaccord avec les idées de haute représenta-
tion affichées par le gouvernement en toute circonstance,
je ne voulus pas prendre sur moi de laisser la Cour
d'appel défiler en corps et en grande robe à la merci
de la foule, et, tout en écrivant une réponse administra-
tive à M. Chabrol pour lui représenter que je ne devais
pas d'escorte, je lui en accordai une de trente honmies
au lieu de cinquante. Ma conduite fut approuvée par
Murât, bien que je lui eusse fait grâce des motifs qui
m'avaient fait agir (i). J'avais eu surtout pour but d'at-
ténuer autant que possible la fausse position de M. Maret,
(1) Je fus assez heureux dans mes inspirations, mais le plus sou-
vent je ne pus échapper à quelques écoles. Vers le milieu de mars,
par exemple, il s'agissait de faire réintégrer dans les arsenaux et
magasins de la marine des munitions et effets d'artillerie détenus
par des commissionnaires en nantissement de ce qui leur était dû,
et, me laissant emporter par un beau zèle, je pris un arrêté qui
eût été parfait si j'avais eu le droit de prendre des arrêtés. Murât
cependant, louant le motif, se borna à m'observer que j'aurais dû
le lui soumettre avant de le faire exécuter, mais oe me dit rien d
ce qu'il y avait d'illégal dans la forme ; de plus, U transmit ai
ministre de la guerre cet arrêté qui ne concernait que le minis
de la marine; de sorte que, mon chef faisant trois écoles où j
n'en avais fait qu'une, nous n'eûmes rien à nous reprocher.
ROGER DDCOS.
très vaniteux sans doute, mats que j'avais appris à con-
naître et à juger comme un fort brave homme, taudis
que M. Chabrol, malgré sa capacité, n'avait pas aussi
bien gagné à être plus connu. Son orgueil s'était monté
avec la situation prépondérante que le nouveau décret
lui avait acquise, et il rendait cet orgueil d'autant moine
acceptable qu'il l'imposait avec moins de sincérité et de
franchise.
Au reste, si M. Maret put, pour la fêle de Jeanne d'Arc,
ne pas paraître en seconde ligne après M. Chabrol, il
n'évita pas ce déboire non seulement à la fête de saint
Nipoléon qui eut lieu plus tard, mais à la venue de
Roger-Ducos qui. chef de la sénatorerie d'Orléans, lit
le !0 mai son entrée d'honneur dans cette ville, et à
I* célébration de la fête ordonnée pour l'avènement
lie l'Empereur au trône d'Italie, événenienls qui coi'nci-
dèreot quant au moment et servirent l'un et l'autre de
inotifB à une cérémonie de cathédrale, à de grands dîners
Clâ an bal offert par la ville. Pour Roger-Ducos, des
Mlei furent tirées à son arrivée comme à son départ.
C« bottes, qui, pour des salutations de ce genre, rem-
placent assez maigrement le canon, parurent à Zozotte
■les* pétards "dignes de l'ex-convenlionnel montagnard,
9ui avait voté la mort du roi et qui, grand officier de la
Mgion d'honneur, futur comte d'Empire, ne craignait
pa« de venir restaurer, en sa personne, une juridiction
pour ainsi dire seigneuriale.
Cependant Zozotte approchait du terme où devait se
réaliser pour elle l'espoir de sa maternité. L'action de
■i seconde existence qu'elle portait en elle animait et
colorait son visage, habituellement calme et un peupftle.
®t w physionomie en avait pris une expression d'une
^"acité surprenante. Cette pauvre Zozotte n'acceptait
pas d'ailleurs son mal avec patience, La résignation
É
i
40S MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
n'était pas compatible avec sa natare, et je ne sais qai
faisant un jour Tapologie de cette qualité devant elle,
elle l'interrompit par cette profession de foi : c La rési-
gnation peut être un don précieux, mais c'est le don le
plus humiliant qu'aient pu nous faire les dieux. » L'idée
seule d'une contrainte la faisait souffrir, et elle avait une
mutinerie ravissante pour vous dire que le plus sûr
moyen de ne rien obtenir d'elle, c'était d'exiger. Sans cesse
en garde contre ce qu'elle appelait l'esclavage, tout en
éprouvant le besoin d'être protégée et guidée, elle a
poussé au plus haut degré cette don quichotterie de son
sexe qui lui faisait dire : « Les femmes sont trop dépen-
dantes de position, pour ne pas être indépendantes de
caractère. Aussi > , ajouta-t-elle un jour, avec cette petite
crânerie quelle alliait à tant de grâce, « ne conservent-
elles quelque dignité que dans un état permanent de
révolte. »
Et, pour en revenir à l'état de sa santé qui m'a conduit
à cette digression, elle appelait le médecin, puis jurait
qu'elle ne ferait rien de ses ordonnances. Avec quelle
peine j'obtins qu'elle fît chaque jour à mon bras une
promenade sur le mail! La voiture l'incommodait; par
bonheur j'avais découvert une vieille chaise à porteurs,
qui, remise à neuf, servait à la porter partout où nous
allions; mais, comme elle avait peur de tout et de bien
d'autres choses, il ne fallait pas que je quittasse la por-
tière de sa « boîte à chrétiens ».
Enûn Je 14 Juin au matin, un célèbre praticien, M. Lam-
bron, qui depuis trente ans accouchait les dames les plus
marquantes d'Orléans (i), me présenta un poupon qui
(1) 11 devait sa réputation surtout à ce fait d'avoir heoreuse-
meot délivré par l'opération césarienne et en trois grossesses
successives une dame trop contrefaite pour accoucher naturelle-
ment, et À qui, dans une consultation à Paris, on avait déclaré que
si elle devenait enceinte, elle était morte.
NAtSSAHCE D'UN FILS. 403
nVUait pas la flile tant désirée par Zozotte, mais, ce qui la
consola tout auseitAt, un superbe gardon qui recul le nom
d'Edouard, dont M. Chenais fut le parrain, Mme Maret
la marraine, et que l'évéque Dernier baptisa. Cependant,
pour notre malheur, ce M. Lambron n'était qu'un
homme de métier, et, ses opérations réussies, il man-
quait dinapiralion pour en prévoir les suites. Il ne
s'aperçut de la présence d'une hémorragie que lorsqu'il
Élût trop tard pour empêcher qu'elle ne fût terrible.
Zoiotte eut d'effrayantes syncopes; à peine sortie de son
loéantissement, elle employa ses premières forces pour
n'obliger à renvoyer une nourrice amenée par le méde-
cin et pour exiger de nourrir elle-même. Elle fut hé-
roïque pour lutter contre les maux si communs aux
jeiuieB mères dont le lait est trop fort et le sein trop
délicat, et seulement après soixante-deux .jours d'an-
SoiBses et de souffrances vaillamment soutfertes, elle
Commençait à se rétablir, lorsque je reçus l'ordre d'aller
inspecter le 3* régiment de hussards, à Chartres. On
sait le despotisme des ordres militaires et la toute-puis-
stuice impérative du devoir. Je partis doue, bien résolu
4 tout faire pour hâter mon retour. Je travaillai nuit et
jour, je vis les troupes soir et matin, et pourtant onze
jours furent nécessaires à mes vériBcationB et à la ré-
daction de mon rapport.
Je rentrai chez moi le 30 août, à neuf heures du soir,
*t j'arrivai pour ainsi dire en courant dans le salon,
pièce très vaste, très élevée, bien aérée, et où, pour ces
•"disons, avant mon départ, le lit de Zozotte et le berceau
**e son enfant avaient été placés. Mais, grand Dieu, quel
'*bieau s'offrit à ma vue! Edouard couché sur les genoux
" Qne nourrice que je ne connaissais pas, et sa malheu-
'^ïiae mère, pâle et défaite, se levant avec peine à ma
^'^e.fondantenlarmesetpourrépondreàmoncri : « Qu'y
4
404 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
a-t-il? » me montraDt du geste le plus effrayant et
dans un silence affreux son fils décoloré et sans mou-
vement... Jamais ce geste, jamais ce regard, ce visage
décomposé, baigné de pleurs et si éloquent de douleur,
ne cesseront d'être présents à ma mémoire. Mon âme
était déchirée par les regrets et par la douleur, par la
pitié et par l'amour, et par ce contraste épouvantable
entre les consolations que je venais chercher et la mort
qui les repoussait toutes. Je voulus cependant rendre
quelque espoir à Zozotte, mais la terrible vérité lui avait
été révélée. La nourriture, venant après des couches à ce
point affaiblissantes, ne portait pas le germe de vie sain
et fort, et l'enfant en avait contracté une inflammation
maligne qui laissait les secours d'une nouvelle nourrice
impuissants. L'enfant vécut jusqu'au surlendemain. Pen-
dant ces dernières heures, Zozotte, épuisée dans ses
forces, ne pouvait plus quitter son lit; j'avais éloigné
d'elle le berceau d'agonie, et ce fut seulement quand
mon enfant eut reçu le baiser d'un éternel adieu que,
par mon retour vers elle, par mes suffocations et mes
sanglots, Zozotte apprit la fin dont, hélas! depuis trois
jours elle ne doutait plus.
Longtemps elle resta comme abîmée dans sa torpeur;
elle n'avait prononcé que ces mots : t Mon àme est morte,
je ne suis plus rien », et je refoulais mon propre chagrin
pour la consoler, pour essayer de ramener en elle la vie
de Filme, sinon celle du corps, lorsque, peu d'heures
après cette mort de notre enfant, un courrier passant à
Orléans m'apporta l'ordre de partir en six heures pour
me rendre à Landau (Bavière) et pour y prendre le com-
mandement de la première brigade de la division Saint-
llilaire. faisant partie du premier corps d'armée aui
ordres du maréchal Soult.
A la lecture de cet ordre, je crus que la foudre était
CRUELLES coïncidences. i05
%^3inbée sur moi. Je m'efforçai vainement de calmer
Zosotte, de lui persuader que cet ordre, si barbare par sa
^coïncidence, ne serait pas exécuté à la lettre. Ce fut pour
oUe le dernier coup; elle fut prise d'un violent délire, et
flans six heures il fallait partir. Les moments devaient
^tre employés avec la plus grande énergie. J'expédiai
un exprès à Mme Chenais, afin qu'elle vînt auprès de sa
malheureuse fille ; elle arriva le lendemain soir, et. pour
que ma femme ne restât pas seule, notre médecin ordi-
naire, l'excellent docteur Latour, lui fit préparer de
suite une chambre chez lui, la fit transporter avant mon
départ, et Mme Latour la veilla comme son enfant.
Richebourg s'était chargé avec Jacques de mes pré-
paratifs, et c'est ainsi que, laissant Zozotte en délire, et
sans qu'elle eût pu recevoir mes adieux, sentir mes em-
brassements, voir l'égarement de mon désespoir, je fus
entraîné loin d'elle, et cela au moment où l'on enterrait
Edouard.
Je fus charrié d'Orléans à Paris sans avoir repris
mes sens; je n'eus d'autre force que celle de me coucher
en arrivant, je n'eus pas celle de me lever. Prévenus.
Gassicourt et Rivierre étaient accourus, Richebourg et
Jacques achetèrent la chaise de poste dont j'avais besoin
et la chargèrent. Le lendemain, diaprés nos conventions,
je reçus une lettre du docteur Latour. Le délire avait
enfin cessé, et Zozotte était aussi bien que son état pou-
vait le permettre. Cette lettre reçue, je répondis à Tin-
stant; j'écrivis à ma pauvre amie, j^écrivis au préfet,
M. Maret, pour lui demander de faire mettre une pierre
avec une inscription sur la tombe d'Edouard, et je con-
tinuai ma triste route, m'éloignant toujours plus de celle
qu'au prix de ma vie j'aurais voulu rejoindre ou seule-
ment revoir, ne fût-ce qu'un instant.
C'est à Germersheim que je devais rejoindre ma des-
1
406 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL RARON THIÉRAULT.
tination. Quelque fatigué et souffrant que je fusse, je
forçais de marche afin d'avoir plus tôt des nouvelles;
aucun autre soulagement ne m'était désirable. C'est
vers Zozotte qu'étaient mon espoir et mes terreurs, mes
derniers vœux, comme les derniers liens qui m'atta-
chaient à la vie. Jamais lettre ne fut plus désirée, plus
nécessaire, et je n'en trouvai aucune; une semaine s'é-«
coula tout entière sans qu'il men parvînt, et je ne sais
comment l'esprit résiste à tant d'angoisses et d'inquié-
tudes. Enfin et alors que, à bout d'espérance, j'étais à
bout de forces, Zozotte, par un mot quelle avait fait
l'effort d'écrire, m'apprit que son effroyable crise cédait
aux soins dont elle était entourée et aux ressources de
l'âge, c'est-à-dire de la nature. Par une seconde lettre
elle m'informa de son départ pour Tours et de son arrivée;
mais elle n'avait pu tracer que quelques lignes. Malgré
toutes les précautions possibles et quoiqu'elle eût voyagé
dans sa voiture et couchée, elle était exténuée. Et
cependant elle n'en était pas à sa dernière douleur.
Elle avait un frère, Amédée, qui, cédant à l'enthou-
siasme produit par nos victoires, avait désiré servir. Je
l'avais fait admettre à l'École de Fontainebleau, et, ses
deux années d'enseignement passées, il avait été ques-
tion de choisir l'arme dans laquelle il entrerait. Consulté,
j'avais conseillé Tinfanterie, comme l'arme qui ap-
prend le mieux la guerre; l'arme dans laquelle il y a le
moins de concurrence pour un jeune homme bien né:
où la moindre faveur est puissante; où mon dessein
était de faire entrer mes fils; où j'envoyais tous ceux qui
m'intéressaient. Mais ces raisons n'avaient pas prévalu
sur la gloriole d'avoir des chevaux. Amédée fut donc
placé dans le 24* régiment de chasseurs à cheval, et, se
rendant à son régiment, il avait passé dix jours avec
nous à Orléans et quinze jours avec sa mère à Tours.
SÉRIE DE PEINES. 407
Zozotte aimait beaucoup ce frère; son séjour près de
nous à Orléans nous l'avait rendu plus cher; or , le
26 septembre, arriva la nouvelle que ce malheureux
Amédée, passant avec son régiment et à un gué mal
choisi la Doria, près Turin, fut emporté par le courant
et noyé. Un de ses camarades et amis, ûls d'un riche
négociant de Bordeaux, avait voulu le secourir et avait
été emporté avec lui, ainsi qu'un maréchal des logis,
qui s'était porté à leur secours; et, comme pour donner
à Zozotte ainsi qu'à ses parents de plus cruels regrets,
la nouvelle arriva en même temps qu'une lettre par
laquelle j'annonçais que, au gré de nos désirs, je
Tenais d'obtenir pour Amédée de passer dans la garde
impériale, ce qui lui donnait le grade de lieutenant et le
mettait i même d'occuper auprès de moi la place de
second aide de camp que je lui avais réservée.
Et le moment où Zozotte était frappée dans cette
Qouyelle affection était aussi le moment où ses inquié-
tudes étaient le plus cruellement sollicitées vers moi;
^ on doit bien se douter que, si j'avais reçu un ordre
^c départ si brusque pour Germersheim, c'est qu'il
s'agissait d'une entrée en campagne.
CHAPITRE XIV
L'Angleterre venait de solder une troisième coalition,
qui plus qu'aucune autre lui était nécessaire; car il
s'agissait pour elle défaire lever le camp de Boulogne,
de rendre inutile cette flottille dont on affectait de rire,
mais qui, pour jeter sur les côtes anglaises cent 'cin-
quante mille hommes et un chef décuplant leurs forces,
n'avait besoin que d'une belle manœuvre et d'un coup
de vent. Cette coalition rouvrait des hostilités inter-
rompues depuis deux ans et demi avec l'Autriche et la
Russie; toutefois quel espoir pouvaient avoir ces deux
puissances de battre une armée que depuis deux ans
Napoléon préparait pour la guerre et qui, surabondam-
ment pourvue de tout, était montée au dernier point du
fanatisme? Aussi jamais souverains ne se firent-ils sala-
rier avec plus d'impudeur que François et Alexandre,
qui, dans cette circonstance, trafiquèrent, je ne dirai pas
de l'honneur de leurs armes déjà si compromis, mais du
sang de leurs soldats.
Dès lors, profitant de ce que Napoléon, occupé de son
projet de descente en Angleterre, ne semblait pas en
mesure de paraître avant deux mois avec des troupes
suffisantes en Allemagne, les coalisés armaient contre
lui 417,000 hommes de troupes agissantes et plus de
100,000 hommes de dépôts et de nouvelle recrue. Contre
cette formidable levée il n'avait à opposer que 247,000
TROISIÈME COALITION. 430
hommes (i); mais, dès qu'il avait reçu à Boulogne la
nouvelle de ces armements, abandonnant son immense
flottille, ses approvisionnements, ses projets, et déclarant
l'armée de l'Océan dissoute, le même jour 30 août, il
avait décidé l'organisation de la grande armée, et, vingt-
huit jours plus tard, cette armée^ dont la majeure partie
passa le Rhin de Strasbourg à Spire, marcha à l'ennemi
sous ses ordres (â); il avait Murât pour lieutenant.
Parvenue à tromper sur ses préparatifs, l'Autriche était
la première prête à agir; déjà Mack, à la tête de 80,000
hommes, ayant traversé la Bavière, notre alliée, était
sur riUer, sa droite à Ulm et sa gauche à Memmingen,
position menaçante et dans laquelle il avait calculé
pouvoir être rejoint par une seconde armée autrichienne
et par deux armées russes, et l'être à temps pour s'op-
poser avec succès à tout ce que nous pourrions entre-
prendre.
De son côté, l'Empereur ne pouvait se sauver que par
(1) Sans compter ce qu'il laissait sur les côtes do la Manche,
IK>iir être en mesure, contre les 15,000 Anglais réunis aux Dunes
et les 12,000 Suédois qui auraient pu se réunir à eux, sans compter
les 80,000 conscrits, dont il ordonna la levée et que Brune fut
chargé d'organiser, l'Empereur avait en Italie contre le prince
Charies et sous les ordres de Masséna 40,000 hommes ; sous les
ordres du général Saint-Cyr, pour contenir et combattre les Napo-
litains, 18.000 hommes ; en Allemagne contre Alexandre et Fran-
çois Uy secondés par leurs plus habiles généraux, il eut 152,000 Fran-
çais, 26,000 Bavarois, 4,000 Badois et 7,000 Wurtembergeois ;
soit 58,000 en Italie et 189,000 hoounes; total général, 247,000.
(2) Elle se trouvait formée de six divisions de cavalerie et deux
divisions de dragons à pied ; de dix bataillons de la garde impériale
sous les ordres du maréchal Bessières, de dix bataillons de grena-
diers sous les ordres du maréchal Oudinot, et de sept corps
d'armée commandés par les maréchaux Bernadette, Marmont>
Davout, Soult, Lannes, Ney et Augereau, et plus tard d'un hui-
tième sous les ordres du maréchal Mortier; plus des Bavarois aux
ordres du maréchal de Wrede et formant de fait un neuvième
corps d'armée.
410 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
la rapidité et la justesse de ses mouvements; il loi
fallait prévenir le rassemblement total des forces des
alliés, attaquer la première armée qui lui serait opposée
et la détruire avant que les autres corps fussent en
ligne.
Dans cette pensée, et au lieu d'aborder Tannée de
Mack par son front, il s'avança par la rive gauche du
Danube dont elle occupait la rive opposée, dépassa Ulm
qui formait le point d'appui de la droite de Mack, fit
tout à coup converger la totalité de ses corps sur Donau-
wœrth, dont il s empara en passant le Danube, mais
qu'il ne fit que traverser, et, par cette marche aussi
imprévue, aussi hardie que savante, se trouva sur les
derrières de l'armée de Mack. Alors Mack, qui avait déjà
le malheur de n'avoir pas deviné Napoléon et qui pou-
vait essayer, soit de s'ouvrir une route sur Munich pour
conserver sa ligne d'opérations, soit de se reployer sur
le Tyrol d'où lui arrivaient des renforts , joignit un
second malheur au premier. Il se pelotonna dans Ulm,
dans l'espoir d'être rejoint à temps par les trois armées
qu'il attendait et de mettre Napoléon lui-même entre
deux feux; mais ces armées attendues n'étaient pas en
mesure d'apporter leur secours, et le combat de Wertin-
gen, qu'illustra Murât et qui fit raison des renforts
arrivant du Tyrol ; Tattaque du pont de Gûnzbourg par
le maréchal Ney, attaque dans laquelle ce digne colonel
Lacuée fut tué, mais aussi dans laquelle le corps autri-
chien qui le défendait fut repoussé; la prise de Memmin-
gen par le quatrième corps; le départ des troupes à la
tète desquelles Tarchiduc Ferdinand fit une trouée, pour
se réfugier en Bohême, où, grâce à Murât, il n'arriva
qu'avec des lambeaux; toute cette série de revers rendit
la position de Mack si critique, le mit à ce point à
discrétion que, comme Wùrmser à Mantoue, comme
VICTOIBES AV PAS DE COURSE.
M%s à Alexandrie, il fut forcé de capituler, et comme
ft'urraBer de faire mettre bas les armes à toute son ar-
mée.
Ainsi une seule mancsuvre et quelques combats suf-
flreatpour anéantir une armée dont la simple défaite
tursit dû nous coûter le tiers de notre armée: qui ne
non» fit perdre presque personne; qui en prisonniers.
cuoDE, drapeaux, etc. (1), nous livra de quoi former,
approvisionner et pourvoir des armées: qui en terri-
loirenous abandonna de quoi faire un grand royaume
elqai ne nous arrêta que huit jours.
Ud mois n'était pas écoulé depuis noire passage du
Rhia, que Napoléon, devancé par toute son armée qui
a dirigeait sur Vienne, entra & Munich. Rien ne put
iu§peDdre notre marche, ni la boue, ni des froids rigou-
reux, ni la neige, ni des villes fortifiées ou couvertes
dWrages; ni la diFflcuité du passage des rivières qui
Tersent leurs eaux du Tyrol dans le Danube: ni la résis-
UoM des Iroupoa autrichiennes ; ni celle de la première
uinée russe commandée par le prince Dagration. Plus
d« trente combats, livrés pour ainsi dire au pas de course,
lurent autant de victoires et eurent entre autres résultats
celui d'arracber aux Russes celte réputation d'iovin-
ûbilité que la jactance de leurs alliés leur avait faite,
<o dépit des désastres des Korsakow et des Souvorow.
Ma division n'eut qu'une part secondaire dans cette
première partie de la campagne, et les souvenirs qui s'y
réfèrent sont plutûl pour moi les souvenirs d'une marche
lue d'une série de combats. Si par cela même ils n'ap-
partiennent pas à l'histoire, du moins appartiennent-ils
*" récit de ma vie, et je leur dois une place dans ces
<<) Va bataillon de !& garde impériale poria.it quatre-viDgli
dripii4U( pria à renoemi.
J
41t MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON TUIÉBAULT.
Mes ordres, reçus le 2 septembre, portaient que je
fusse rendu, le 12, à Germersheim, où j'arrivai aa jûor
dit; mais si je n'avais apporté avec moi des préoeco-
pations plus sérieuses et plus chères^ j'aurais resienti
plus vivement Tennui d'être placé soaa les ordres da
maréchal Soult. Depuis cinq ans ce maréchal atBchait
contre moi des sentiments que son caractère, sa positioii
et la différence de son grade au mien ne pouvaient man-
quer de me rendre fatals.
J'espérais qu'au moins la première entrevue se pas-
serait sans contestation ; je me trompais ; il mit eo
effet quelque malice à me dire sans préambule qu'ii
m'avait placé dans la division Saint-Hilaire, et qae, le
général Morand commandant la première brigade, je
commanderais la seconde, le général Varé devant rester
à la suite : « Monseigneur, lui répondis-je suivant le
protocole d'alors, je suis l'ami de Morand, mais je sois
aussi son ancien, et le général Varé est son cadet; le
commandement de la première brigade m'appartient.
— Un général en chef, reprit-il, est le maftre du place-
ment de ses généraux »; en quoi il confondait, quant à
lui-même, un chef de corps d'armée et un chef d'armée;
quant au fait, l'emploi avec le classement. Je me bornai
cependant à lui dire que cette latitude ne pouvait
s'étendre à rien de ce qui touchait l'organisation, déter-
minée par des règles supérieures, et j'ajoutai, pour ache-
ver de résoudre la question, que, si le général Saint-
Hilaire venait à être absent de la division, j*étais de
droit son remplaçant provisoire, ce qui n'était compa-
tible qu'avec le commandement de la première brigade,
c Eh bien, reprit le maréchal avec humeur, je for-
merai une avant-garde pour Morand »,ce qui ne laissait
à ce dernier qu'un régiment au lieu de deux ou trois,
mais ce qui lui conservait la tête de la colonne. La divi-
FAMILLE MILITAIRE. 413
sion Saint-Hilaire, première du corps d'armée, setroava
de cette sorte composée : d'une avant-garde avec le
i(hrégimentd'infanterie légère et commandée par le géné-
ral Morand; d'une première brigade, formée des 14* et
30* de ligne et commandée par moi, et d'une deuxième
brigade, formée des 37* et i05* de ligne et commandée
par le général Varé.
Le texte de mes ordres, j'entends ces six heures qui
m'étaient données pour partir, ce jour fixe assigné pour
mon arrivée, m'avaient fait penser que j'arriverais à
peine pour le passage du Rhin, et dix jours entiers
s'écoulèrent dans une immobilité complète, jours mor-
tels par les regrets qu'ils mêlèrent à mes inquiétudes et
qui ne purent être occupés qu'à me faire entrer en rela-
tion avec ma nouvelle famille militaire. Je vais la faire
connaître.
Je commence par mon chef, le général Saint-Hilaire.
Je n'eus qu'à me féliciter de servir ôous ses ordres.
C'était un homme excellent; il avait de plus des formes
parfaites et me prit de suite en amitié. Peu de jours
ayant suffi pour rendre des confidences possibles, il
m'appnt que je me trouvais dans sa division par dési-
gnation spéciale de l'Empereur, ce qui me permit de lui
dire que plus j'appréciais le bonheur de faire partie de
sa division, plus je me félicitais d'en avoir Tobligation
à une si haute bienveillance, et je lui fis part en même
temps de mes relations avec le maréchal Soult, ce dont
il voulut bien tenir bon compte. Je ne dirai qu'un mot
sur le chef d'état-major du général Saint-Hilaire, l'adju-
dant commandant Binot, et, sous tous les rapports, ce
mot sera un témoignage d'estime.
Je revis Morand avec plaisir; c'était un souvenir et
presque une amitié de Rome ; il ne parut pas me savoir
trop mauvais gré de la perte de sa brigade; il est vrai
414 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
que j'ai toujours été convaincu que le maréchal, qui le
favorisait ouvertement, lui avait dit qu'il n'en serait pas
moins, et en première ligne, général de division à la
fin de la campagne. Nous vécûmes dans une bonne intel-
ligence et nous voyant presque tons les jours. Je loi
dus même un aide de camp, nommé Parguez, excellent
homme, officier dévoué et qui me fut du plus grand
secours, lorsque j'eus le malheur d'être réduit à lui.
Quant à Morand, il avait de l'instruction, quelque jeu
dans les idées et toute la capacité que sa petite tête com-
portait : en somme, et pour résumer ce qui le concerne,
il fut brillant comme chef de bataillon , supérieur
comme colonel, distingué comme général de brigade,
au niveau de ses fonctions comme général de division,
mais au-dessous de son rôle comme commandant un
corps d'armée. 11 était avant tout remarquable comme
officier d'infanterie; à ce titre, il fut un des hommes qui
ont le plus et le mieux fait la guerre, et un de ceux que,
sans scandale, on a pu voir arriver même à la Chambre
des pairs, où tant d'autres ont été jeté s par la faveur
bien plus que portés par leurs mérites.
Le général Varé, comme homme, comme chef, comme
soldat, ne m'offre rien à dire. Le colonel Mazas, com-
mandant le 14* régiment de ligne, éveille en moi le sou-
venir d'une bienveillance et d'une estime méritées.
Quant au colonel Houdar de Lamotte, commandant le
36* de ligne, aussi vigoureux, aussi ardent devant
l'ennemi que Mazas, il était de plus homme de mérite
et d'esprit, parfait de ton et de manières, d'une belle
prestance, d'une belle réputation, et destiné àMUe Bara-
guey d'Hilliers. devenue la femme du général Foy; il
aurait fourni une belle carrière s'il n'avait été tué à léna.
Et, si je sors de ma division, je dois dire qu'une
vive amitié, qui nafini qu'avec sa vie, me lia à dater de
Mtte campagne avec Margaron, qui commandait 1
Valérie du quatrième corps et avec qui, vers la fin de
1793, j'avais combattu en avant de SoIre-le-Château, lui
capitaine dans les hussards des Ardennea el moi capi-
tûaeau 34* bataillon d'inTanterie légère. Enlln je veux
placer ici le nom du général Jordy. général que je
trouvai et dont je Ha la connaissance ù Landau. Certes
«n'est ni sous le rapport des formes, ni sous le rap-
port de l'esprit ou même d'une haute capacité, que je
lï rappelle; il n'avait rien de ce qui constitue l'homme
IniiEcendant ou l'homme du monde; mais, né avec
rammiP et l'instinct de la guerre, il était du petit nombre
it ces braves qui sont la gloire de leurs cheTs et l'hon-
oeardes armées auxquelles ils appartienneul. Vingt
Iiitg d'armes, et notamment l'attaque de l'Ile de Noir-
BontierB, qu'il continua de commander ayant la cuisse
gauche et la tête fracassées, avaient illustré sa trop
Wirte carrière. Il y avait en effet huit ans déjà que, à
•00 désespoir, îl avait été forcé de quitter l'armée
*ctire,tout en ayant encore faitdeux campagnes depuis
îo'il n'avait plus l'usage de la cuisse gauche et qu'il
■nil perdu un œil à la suite d'un coup de feu qui avait
D^BÎté l'opération du trépan. Son zèle, son ardeur,
"'STaient pu suflire plus longtemps contre dix-huit
blessures, dont sept avec fractures, dont plusieurs se
•ouvraient sans cesse. Lecommandenientde Strasbourg,
"veo conservation de son traitement d'activité, lui fut
'''abord donné comme retraite et pris de ses hauts faits;
"ïais bienlât le classement des places le força de quitter
Mrasbourgpour le commandement de Landau.
En nommant ici le général Jordy, en rappelant le
^oiiYenJr glorieux de ses exploits, j'ai voulu citer un
^Xemple de ces illustrations, qui, fondées sur de nom-
^'«ux faits héroïques, peuvent être en même temps.
416 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBACLT.
comme celles du général Jordy, consacrées par des armes
d'honneur, par des arrêtés et des lettres du Directoire,
par des promotions sur le champ de bataille, par dei
récompenses nationales, et qui cependant n'en sont pas
moins tombées dans un profond oubli. Le nom de Jordy
et tant d'autres noms, dont nos armées ont si justement
retenti, ne sont plus connus même de la génération
actuelle; car l'intérêt se porte toujours vers les choses
les plus présentes, et quelques années suffisent pour que
des pygmées contemporains cachent des géants passés;
et, sur ce vieil horizon de gloire qui chaque jour se
couvre de brumes plus épaisses, seules quelques figures
colossales résisteront à TefTacement des temps.
Le 26 septembre fut marqué par un branle-bas général;
nous levâmes nos cantonnements, passâmes le Rhin à
Spire et entrâmes en campagne. J'ai dit les faits. Informé
qu'une forte armée autrichienne, aux ordres du général
Mack, était réunie autour d'Ulm et allait être renforcée
par le corps que commandait l'archiduc Jean, et peu
après par une seconde armée autrichienne et des armées
russes, Napoléon se porta sur Donauwœrth à marches
forcées, pour rejeter l'archiduc dans le Tyrol, prévenir
le rassemblement de toutes les autres forces et enve-
lopper Mack, manœuvre que couronna le plus entier
succès et qui porta à la maison d'Autriche un coup
dont elle ne se releva pas, qui la força à nous aban-
donner sa capitale et qui, malgré le secours des Russes,
contribua si puissamment à décider, à Austerlitz, du
sort de toute cette guerre de Cent jours.
£n ce qui concerne le rôle des troupes dont je faisais
partie, après avoir passé le Rhin à Spire et marché par
Heilbronn, Hall,£llvangen et Nordlingen, nous passâmes
le Danube à Donauwœrth, que nous ne fîmes quetraverscr
et où le général Saint-Hilaire reçut l'ordre de se porter
EMTRB DEUX ORDRES. 411
ËOr Aagsbourg, où j'allai voir la salle dans laquelle
HâanchthoD présenta à Charles-Quint le code de son
schisme. Celte salle est entourt^e, au-dessous de la cor-
Diîhe, par les portraits des philosophes les plus céièhres,
u nombre desquels Qgurent à leurs dates Jésus-Christ
M Luther.
Le iendeoiain 7 octobre, nouspartlmes pour Landsberg.
C'élsit une journée de huit lieues; nous en avions fait
cinq, et le général Saint-lHlaire. Klorand et moi, réunis
pour causer, nous marchions à la tête de ma brigade,
lorsque Philippe de Ségur, oflicier d'ordonnance de
l'Empereur, nous atteignit et remit au général Saint-
Hilajre une lettre que, à mon étonnement, celui-ci lut à
b&ule Toix et que voici littéralement :
« UoDsieur le général Saint-Hilaire, je vous fais cette
'sttre pour vous dire que l'ennemi occupe Laodsherg. Je
PCBBC que vous m'en ferez bon compte, et, sur ce, je
prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte et digne garde.
. Nap. i
* Allons, messieurs, nous dit aussitôt le général Saint-
Hiiiire, hfttons le pas pour arriver de jour et justifions
I* coDfiancG de l'Empereur. .Et les troupes, informées
(tu contenu de la lettre, doublèrent le pas en chantant et
en accompagnant leurs chants des cris de ; Vive l'Em-
peteurl
11 y avait un quart d'heure que nous faisions ainsi
*»onne route, lorsqu'un aide de camp de Murât galopant
aussi vite que, à travers les terres labourées, cela clail
P**88ihle à son cheval, apparut à notre droite nous faisant
^®a signes; dès qu'il put se faire reconnaître et entendre,
*• loua cria d'arrêter les troupes. On Ut balte; nous
^"ïOiea que le prince était aux prises avec un corps
**1emi, bien supérieur en nombre, et qu'il nous ordon-
ne. »
^ J
41S MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON TMIÉBAULT.
nait de le rejoindre en toute hÂte : < Impossible ! répondit
Saint-Hilaire ; voyez, monsieur, les ordres de l'Em-
pereur.— La question est à Ulm, reprit cet officier, et
non pas à Landsberg... £t quy de viendrez-vous d'ail-
leurs si le prince est accablé ; si le général Mack 8e fait
passage ? > Et, comme ces raisons, déjà très fortes par
elles-mêmes, étaient appuyées par le canon tonnant du
côté de Mindelhein, il insista pour qu*on ne perdit pas
un moment : c Ah ! messieurs, nous dit alors le général
Saint-Hilaire, que faire ? > Et comme, en achevant cette
exclamation, il avait arrêté son regard sur moi : • Mon
général, lui dis-je, marcher où le canon tire. • Et la cita-
tion de cet adage, qui, pour le reste de sa vie, doit reten-
tir aux oreilles du maréchal Grouchy, ayant décidé le
général Saint-Hilaire : « Eh bien, messieurs, reprit-il, par
régiments, têtes de colonnes à droite. » Le commande-
ment fut répété, et bientôt, en cinq colonnes d'infanterie,
nous nous dirigeâmes vers Murât, que son aide de
camp se hâta d'aller prévenir.
Il y avait à peine un nouveau quart d'heure que nous
marchions ainsi, lorsqu'un cri de < Halte I » arrêta notre
mouvement. L'aide de camp de Murât avait disparu; le
feu se ralentissait, et Saint-Hilaire, n'ayant plus rien qui
le ralliât, avait changé d'avis. Il nous réunit pour nous
expliquer que nous désobéissions à l'Empereur, même
à un ordre écrit par l'Empereur, que nous faisions peut-
être manquer une manœuvre superbe, que nous perdions
l'occasion de nous signaler et de jouer un rôle à nous,
et tout cela d'après les ordres de qui n'avait pas d'ordre
à nous donner, c Ainsi, messieurs, nous allons marcher
sur Landsberg... Tctes de colonnes à gauche. > Et, après
trois quarts d'heure de temps perdu et trois quarts de
lieue péniblement faits, nous reprenons dans des terres
labourées et en ne cachant pas trop notre humeur la
HESITATIONS DE SAINT-KtLAIRK. il»
direction d'une route que nous avions eu raison de
quitter. Nous l'avions retrouvée et nous la suivions de
nonveau, lorsque le canon de Murât se Tait réentendre à
coups précipités et de plus près, assez près même pour
que nous distinguions la fusillado. Noua aurions pu être
irrivës auprès de lui, il pouvait être compromis faute
d'avoir été renforcé et, plus encore, pour avoir compté
•or nous. Ces réflexions, qui ne nous échappaient pas,
n'échappaient pas davantage à nos soldats; en juges
lofaiilibles. ils évaluèrent la faute militaire et le tort de
"•pas avoir tenu une promesse que les circonstances ren-
''«ienl sacrée. Un murmure général s'éleva, et ce pauvre
^aint-Hilaire en fut d'autant plus bouleversé que le feu
■^doublait. Il revint à nous, en jurant contre une posi-
tion qui ne lui laissait que le choix de la désobéissance,
^\ti le forçait à agir en aveugle et le vouait au risque
*i « se compromettre, quoi qu'il fit : • Mais, mon général.
* ^i dit Morand, il y a dix à parier contre un que le corps
*^ui était à Landsberg s'est réuni aux troupes que le
K^rince combat. > Et la division, changeant pour la troi-
sième fuis de direction en moins d'une heure, refit tête
^4e colonne à droite. De tous ces faus mouvements, il
V^ésulta que nous n'arrivAmes qu'au moment oi^, par la
^igueurde ses attaques, Murât était parvenu à repousser,
^ai les troupes d'un corps venant du Tyrol, et celles arri-
'^^ant de Landsberg. En survenant à temps, nous aurions
«300 seulement aidé à les battre, mais à les envelopper.
-Aassi fûmes-nous très mat reçus, et .Murut n'eut-il un
fcionjour un peu gracieux que pour moi, ce que j'attribuai
«l'avis que j'avais donné en présence de son aide de
«Minp. Personne, du reste, ne s'occupa de nous(l). Ce fui
avec peine que nous trouvdmes des abris : quant à nos
420 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
troupes, elles passèrent aa bivouac toute cette nuit, qui
fut très froide.
Le lendemain 9, an matin, nous repartîmes pour
Landsberg; une pluie aussi abondante que glaciale
commença à tomber à la pointe du jour et tomba sans
discontinuation; les chemins se trouvèrent horribles, et
nous narrivàmes à Landsberg qu*à la nuit, trempés
jusqu*aux os, morfondus et pour apprendre que, d'après
des ordres supérieurs, tous les équipages du corps
d'armée avaient rétrogradé sur Augsbourg, d'où il
résultait que j'étais sans un cheval de main, sans un
domestique, sans une chemise et sans une paire de bottes
à changer. Pour comble de malheur, il fut impossible
(le m'ôter, sans Touvrir dans toute sa hauteur, la botte
droite, c'est-à-dire du côté où la pluie avait fouetté; je
chargeai donc mon hôte de m'acheter une paire de
bottes pendant la nuit, et je me couchai harassé de
fatigue.
Réveillé par le bruit des tambours, je demandais
bottes que l'on avait dû m'acheter; on n'en avait trouv(
ù aucun prix. Si mon hôte n'avait été un criquet ayani
A peine le pied d'une femme, je lui aurais de forc<
ucheté les siennes; mais il n'y avait pas moyen de soi
ger aies mettre; je ûs donc courir encore pour en troi
ver au moins une vieille paire; peine perdue. Cependai
la division achevait de défiler, et force fut de remettre
avec des peines infinies, la seule botte entière qui nrr— le
restait; quant à l'autre, de l'attacher avec une corde à
ma jambe, et c'est ainsi chaussé, avec des vétemeiu ts
encore mouillés et par une neige abondante, l'arrièc: — e-
garde déjà partie, que je me jetai à cheval bien jiistg=^> à
temps; car, au moment où je quittai la place de Lan ^zis-
berg par un bout, je vis les hussards autrichiens déb^z^u-
cher par l'autre.
Si:iS BOTTES ET SANS SOCPER.
La route qui conduit de Landsberg à Memmîngen
IrsTerse de vastes forêts de sapins, et nous pûmes tout
à noire aise en admirer les effets pittoresques sous la
'leige. qui tomba sans discontiDuer pendant toute la
Journée du 10, c'est-à-dire jusqu'à notre arrivée à Min-
d«jheim, d'où nous partîmes le il. La nuit approchait,
'orsque, le il, nous nous approchâmes de Memmingen.
etcette circonstance, la fatigue, le froid, la faim et l'ordre
donné pour que toutes les troupes se missent au
iiivouac, décidèrent Saint-llilaire à prendre les devants
fnour trouver un gile et à laisser sur le terrain, que la
«Sivision devait occuper, le chef de l'état-major chargé
«3'indiquer aux corps leurs lignes d'étaiilissement, et un
vie ses aides de camp pour conduire Morand et moi dans
«in chrtlcau, ou nous trouverions du feu, un lit et un
«ouper. Morand partit de suite; mais il était contre mes
"principes de quitter mes troupes avant qu'elles eussent
formé les faisceaux; autant que l'obscuriliî le permettait.
Je me fis indiquer de quel cité était le chftteau, eu
arrière de la gauche d'un bois que l'on distinguait encore
4 droite; sur ce renseignement assez vague, je congé-
diai l'aide de camp, enchanté de ne pas attendre. Au
bout d'une demi-heure, je me mis en route pour rejoindre
le général Saint-lliluirc ; mais la nuit était devenue telle-
ment obscure que, tout en tachant de suivre la direc-
tion qui m'avait été indiquée, je m'embourbai et me
trouvai devant un ruisseau, dont je ne connaissais ni la
'argeur, ni la profondeur, et qui formait un marécage
d'où j'eus mille peines à sortir. Existait-il un gué. un
pont? .\ucune habitation, aucune lumière, aucun habi-
tant. Tout ce que ma vue pouvait distinguer encore,
C'était le hois dont on m'avait parlé et qui bordait en fond
Hoir le ruisseau sur la rive opposée. Itichebourg. aidé
d'un do mes chasseurs d'ordonnance, cherchait un pas-
422 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON TUIÉBA13LT.
sage et le cherchait en vain. Enfin, et après avoir erré
assez longtemps dans la neige et dans la boue, nous
entendîmes un homme que nous parvînmes à rattraper;
c'était un dragon rejoignant son régiment cantonné à une
grande