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MÉMOIRES
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MEMOIRES
DD GÉNÉRAL
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Publiés sous les auspices de sa JiUe
M"' Claire Thiébault
D'APBÈS LB MAKUSCRIT ORIQlKAt.
FERNAND CALMETTES
Jvee une héUoyravure
CINQUiàMB ÉDITION
PARIS
LIBRAIBIB PLON
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1895 v'
NEW YORK]
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i\r. B. Les notes suivies de l'indication (Ëd.) sont ajoutées
par l'éditeur. Les autres sont de l'auteur.
MÉMOIRES
DU
GÉNÉBAL BABOJV THIÉBAULT
CHAPITRE PREMIER
RentraDt en France après une absence de plus de
trente mois, y revenant après un désastre dont le monde
retentissait, croyant notre cause à peu près perdue
dans cette Espagne que je quittais et qui, en cinq ans,
avait dévoré l'équivalent de ce que les glaces de Russie
venaient d'anéantir en cinq semaines, je ne pouvais
manquer de sonder l'opinion des départements que je
traversais. Dans les campagnes tout était douleur et
crainte, dans les villes appréhensions et mécontente*
ment, alors que je trouvai Paris retentissant de repro-
ches. Et pourtant qu'on était loin de connaître la véri-
table étendue des pertes! L'armée de Russie, il est vrai,
avait à peu près disparu comme armée; mais on se
figurait encore que le père, le frère, l'époux, le fils pour
lequel on tremblait, était prisonnier, et je ne sais quel
prestige, créant une légende sur l'humanité d'Alexandre^
avait fait naftre la pensée qu'après avoir fanatisé ses
hordes contre des hommes en état de combattre, il sau*
rait contenir leur férocité contre des soldats désarmés et
se respecterait assez pour faire respecter le malheur;
V. 1
2 MÉMOIRES DU GÉNÉRi^L BARON THIÉBAULT.
\
mais il n'eut l'air de songer aux infortunés tombés
dans ses mains que quand la mort seule eut mis fm
aux tortures de presque tous. Ainsi, et sous l'escorte de
bandes de Cosaques, relevés trois ou quatre fois par jour
comme pour leur enlever le temps de se laisser gagner
par la pitié, on avait formé d'immenses troupeaux de
nos prisonniers; par vingt-huit degrés de froid, ils de-
vaient faire des trajets écrasants sans vivres, sans abris;
les rires seuls répondaient aux cris de la faim et de la dou-
leur, et les injures aux gémissements de l'agonie. Ceux
qui tombaient harassés, les malades ou blessés inca-
pables de suivre étaient assommés d'abord et percés
ensuite à coups de fer de lance, et, si l'un de ces malheu-
reux qui n'avaient plus la force de marcher était par-
venu à se soustraire à la fureur homicide de ses conduc-
teurs, à se jeter dans une maison pour implorer quelques
secours, c'est par la fenêtre qu'on le précipitait, et le
plus souvent mutilé ou brisé. Quant à ceux qui se soute-
naient encore, avaient-ils quelque vêtement, du linge,
des souliers, on les leur arrachait en leur jetant quelques
haillons, qu'on leur arrachait de nouveau si d'autres
brigands de leur escorte se trouvaient en avoir de plus
hideux, de sorte que, sous l'action meurtrière des frimas,
ils cheminaient sans aliments, le corps à demi découvert
et les pieds nus. La nuit» on les parquait entassés dans
des enclos sans refuge ou dans des granges sans toits
et qui étaient bientôt transformés en autant de char*
niers.
Témoins de tant d'horreurs, les officiers russes trou-
vèrent le moyen de renchérir sur elles. En les avalant,
au risque d'en périr, plusieurs de ces infortunés avaient
sauvé quelques pièces d'or, que les paysans leur refusè-
rent faute de les connaître; eh bien, les officiers, spé-
culant à la fois et sur l'ignorance des leurs et sur l'excès
«
* é
• •
CRUAUTE DES RUSSES. 3
•
de besoin des malheureux, s'entendirent pour ne changer
ces napoléons qu'à raison de huit francs pièce; puis,
comme les habitants, tout en accablant d'injures et de
malédictions les prisonniers, ne leur vendaient les plus
exécrables aliments qu'au taux de dix fois la valeur,
un napoléon n'arrivait plus à représenter que quatre-
vingts centimes. Parvenus à leur destination, ceux qui
vivaient encore eurent à subir de nouvelles horreurs.
Sans doute on leur fit une petite solde; quelques-uns
d'ailleurs reçurent un peu d'argent de leur famille; mais,
par exemple, dès que l'un d'eux tombait malade, il était
expulsé de son gîte et jeté dans des maisons abandon-
nées, où il restait sans soins comme sans feu et ne tar-
dait pas à disparaître. Ainsi deux cent mille braves,
dignes d'un sort si différent, ont péri dans les tortures,
victimes de tant de rapines, de barbarie et de spécula-
tions infâmes, et cela pendant que les prisonniers russes,
arrivés en France, étaient l'objet d'une sollicitude qu'on
avait la crédulité de regarder comme une réciprocité.
Et qu'on ne croie pas que je charge les tableaux ou
que je parle d'après des on dit... Non, j'ai sous les yeux
les relations d'un officier et d'un employé supérieur, le
premier ayant fait partie d'une colonne de dix-huit cents
prisonniers, le second ayant fait partie d'une colonne
de trois mille deux cents, et ce qui prouve à quel point
sont déchirants les détails que je supprime, c'est que, de
ces cinq mille malheureux, trente seulement ont revu la
J rance, et encore grâce à quelqiKS dignes Russes qui,
^u risque de se compromettre, le^ont soignés et secou-
rus. Aussi cette effroyable masse de victimes couvre-
t-elle ces pages de l'histoire de la Russie et d'Alexandre
d'une tache de sang à jamais corrosive ; aussi, et sans
se dégrader comme Français, personne n'a jamais pu, à
propos de cette campagne, parler autrement qu'avec
4 MÉMOIRES pu GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
»
horreur des Russes et de leurs chefs, et s'abstenir de
proclamer que, si la renommée des Russes est restée
grande et pure, c'est comme pillards, assassins et sau-
vages.
Mais, je le répète, lors de mon retour en France, ces
faits étaient encore inconnus, et, dans les campagnes
surtout, on se rattachait presque superstitieusement à
l'espoir que ceux qui ne revenaient pas n'étaient que
prisonniers. Dans les villes, on semblait moins rassuré;
quant à Paris, il frémissait, car on y raisonnait trop pour
pouvoir admettre que des Cosaques pussent s'être huma-
nisés. Mille bruits absurdes, véritables ampliQcations à
la Ségur de tous les mauvais propos qu'on peut ramasser
dans un quartier général, circulaient dans la capitale,
et seuls les esprits modérés, en passant toutes ces nou-
velles au creuset du bon sens, se rapprochaient de la
vérité. Cette vérité, quoique moins effroyable que la
légende qui se créait déjà sur cette terrible campagne,
n'en était pas moins cruelle et entraînait à l'examen et
À la critique des fautes commises, des torts impossibles
à nier ou k pallier, et oa s'exaspérait en énumérant les
plus graves d'entre eux. On répétait que cette guerre
était sans opportunité, et qu'il ne fallait pas l'entre-
prendre sans les moyens de la soutenir et de la terminer
avec succès, c'est-à-dire sans en avoir fini avec l'Espagne
et sans être en mesure de recréer le royaume de Pologne,
seul moyen d'échafauder cette colossale entreprise. Je
me rappelle à ce sujet qu'un jour Duroc expliqua devant
moi comme quoi cela n'avait pas été possible; mais il
ne parvint pas à faire oublier que cela aurait dû l'être;
et en effet comment nier que, si Napoléon avait seule-
ment trouvé à Smolensk une armée de soixante mille
Polonais et Lithuaniens, tout était sauvé ?
Quelques personnes allaient plus loin et prétendaient
PARIS MECONTENT. 5
qa'on aurait dû commencer par partager la Prusse,
d'abord parce qu'en l'affaiblissant on aurait produit une
effervescence que son démembrement seul pouvait cal-
mer, ensuite et surtout parce que la Russie, se déclarant
sa protectrice, aurait été forcée de venir la défendre, ce
qui permettait à nos troupes d'entrer en Russie à la
suite d'une armée russe battue, au lieu qu'elles durent
courir jusqu'à Smolensk pour atteindre la première, et
elles ne l'atteignirent qu'après avoir été fatiguées par des
marches accablantes et après avoir déjà fait de grandes
pertes.
Quant aux autres griefs, et en classant et résumant ce
qu'il y avait de fondé dans les cris de colère et de déses-
poir, on disait : !• Qu'ayant pour auxiliaires des corps
autrichiens et prussiens. Napoléon devait les faire mar-
cher et combattre sous ses yeux, et ne pas faciliter. leurs
trahisons en les plaçant à l'extrémité de ses ailes, sur-
tout les Prussiens à portée de la Prusse^ les Autrichiens
à portée de l'Autriche; 2« que, le prince royal de Prusse
lui ayant été offert pour le suivre dans cette campagne,
il devait l'accepter comme aide de camp, afin de l'avoir
comme otage; 3<» qu'il aurait dû partager les opérations
de cette guerre en deux armées. Il aurait consacré
la première armée à affranchir la Pologne, qu'il eût
levée tout entière, où il eût organisé cent cinquante
mille hommes de troupes, s'y fût fortifié de toutes les
ressources des Polonais, de leur haine, de leur ven-
geance, et eût pu y retrancher et y approvisionner des
quartiers d'hiver. Quant à la seconde de ces armées,
il l'eût portée sur Moscou ou sur Pétersbourg, et de pré-
férence sur cette dernière ville, parce qu'un État est tou-
jours plus faible à une des extrémités qu'au centre,
parce que Pétersbourg est accoutumé aux révolutions
des Empires, parce qu'en bouleversant toute la famille
6 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
impériale, en la chassant de ses palais, de ses habitations,
on la déconsidérait, et de fait on n'attaquait que la Cour,
alors qu'en allant à Moscou on se mettait aux prises
avec la Russie entière, que l'incendie de cette ville a
embrasée. Enfin la noblesse de Moscou aurait vu avec
plaisir l'humiliation de la ville rivale, de cette capitale
de Pierre si jalousée par la vieille capitale de la religion
et de l'Empire.
4* D'autres plaintes s'élevaient encore. On criait
qu'ayant fait la faute d'aller à Moscou, ayant eu le mal-
heur d'y trouver un monstre comme Rostopchin et ju-
geant à la lueur des flammes le plan que tant d'autres
incendies n'avaient que trop éclairé, l'Empereur aurait
dû commencer de suite l'évacuation des blessés, rester au
plus dix jours, ce qui suffisait pour dater des décrets du
Kremlin, même ceux relatifs à la Comédie française,
puis se reployer sur Smolensk et signifier de là que, si
la paix n'était pas faite dans un temps donné, il venge-
rait, l'année suivante, Moscou par la destruction de Péters-
bourg, ce qui aurait d'autant mieux assuré la paix que,
de sa personne, il serait revenu à Paris d'où il aurait
contenu l'Europe, d'où il aurait échelonné la Grande
Armée par de nouvelles armées, tout en la rendant plus
formidable que jamais. 5'' Mais, après qu'il se fût laissé
jouer à Moscou, on prétendait qu'il eût peut-être mieux
fait d'y retrancher quarante mille hommes, que l'hiver
seul eût défendus, et de revenir avec le reste, sans ba-
gages ni blessés, en marchant assez légèrement pour
gagner de vitesse les armées russes; de rentrer alors en
Pologne, de reformer des secours à Wilna et sur le Nié-
men, et, avec toutes les forces de la Pologne, avec de nou-
velles levées faites en France et de nouveaux contingents
obtenus, se reporter sur Moscou, aux premiers jours du
printemps, et marcher de là sur Pétersbourg. 6» Et rien
GRIEFS CONTRE L'EMPEREUR. 1
de tout cela n'ayant été fait, il ne fallait jamais emme*
ner de Moscou six cents pièces de canon, par exemple,
ce qui faisait six pièces par mille hommes, trois cents
pièces dépassant déjà toutes les proportions admissibles;
de cette sorte il aurait eu cinq mille chevaux de plus
disponibles pour le transport des vivres et des blessés.
7* On ajoutait que les désastres de la Berezina avaient
été dus à la destruction si intempestive des deux équi-
pages de pont, que l'Empereur fit brûler à Orscha et
dont un seul eût prévenu cette épouvantable destruc-
tion. 8<* On observait également qu^il avait encore ralenti
sa retraite, alors qu'il aurait dû la presser par tous les
moyens possibles, et qu'il avait augmenté ses pertes
en laissant à Moscou le maréchal Mortier, que bientôt ii
fut forcé d'attendre, puis en faisant des haltes inutiles,
en laissant à chaque instant et sans motifs indispensables
des corps en arrière de lui, en se morcelant quand il fal-
lait se serrer, marcher réuni et en masse; fautes graves,
avouées par ses angoisses sur le corps de Davout, sur le
prince Eugène et sur le maréchal Ney dont il n'a dû le
retour qu'à des miracles; fautes également constatées
par la marche des trois armées russes qui l'ont devancé,
quand il pouvait les précéder, et auxquelles aucun de
nos hommes n'aurait échappé, sans les haltes de Kou-
tousow et les bévues de ses lieutenants. 9^ Joignant le
sarcasme aux reproches, on s'évertuait sur ce qu'il avait
continué à mentionner dans ses ordres des débris d'un
millier de moribonds, comme s'ils formaient encore des
armées de trente ou quarante mille hommes. iO*" Enfin,
considérant que les désordres et la démence du retour
l'avaient disputé à Taveuglcment et à la folie de la
marche, que sa présence avait fini par équivaloir à.
l'absence de tout chef et qu'il avait laissé faire sous ses
ordres ce que, sous un autre chef, des soldats n'eussent
8 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
pas osé imaginer^ on soutenait, et selon moi avec raison,
que, rentré à Paris, il eût dû se hâter de tout remettre
en ordre et, pour cela, rappeler Joseph d'Espagne
et y renvoyer Ferdinand VIL Et en effet, ce prince
n'étant pas guerrier, ce n'était qu'un homme de plus
qui, d'autre part, ne pouvait jamais s'accommoder de
la constitution révolutionnaire de i842 et l'aurait dé-
truite, ou du moins aurait créé deux partis en Espagne ;
alors même qu'il n'eût pas tenu complètement les traités
qu'on eût faits avec lui, il les aurait exécutés en partie,
attendu que l'évacuation de l'Espagne aurait été le prix
de cette exécution et que cette Espagne avait assez souf-
fert pour avoir besoin de repos. Ce renvoi était donc
justifié par les plus hautes considérations et simplifiait
toutes les questions de la guerre; mais, semblable au
dogue, l'Empereur ne lâchait plus que ce qu'on lui arra-
chait en le brisant.
Tels étaient les reproches auxquels on s'arrêtait et
qui malheureusement n'étaient que trop fondés. On allait
même beaucoup plus loin. L'enthousiasme avait fait
place à la sévérité et à Tinjustice. Les uns par amour-
propre, les autres par esprit national, étaient blessés ou
humiliés de ne plus retrouver qu'un homme dans celui
en qui ils s'étaient accoutumés à trouver un héros et un
demi-dieu. Dans l'élan de cette réaction d'opinion, les
amis n'hésitaient plus à prévoir de nouvelles fautes et
de nouveaux malheurs, tandis que les ennemis se don-
naient carrière, et de ce nombre mon ami Rivierre qui,
en sa qualité de bourbonien enragé, ne le cédait à per-
sonne. Homme si spirituel, d'ailleurs, ayant mis trop
de malice et trop de hâte à proclamer ses espérances, il
avait été arrêté et conduit à la Force, d'où il sortait
comme j'arrivais d'Espagne. Bien d'autres arrestations
du même genre avaient été opérées. C'était un retour
AIGLE ET FLEURS DE LYS. 0
marqué vers les persécutions ; mais, comme pour Rivierre
il ne s'agissait en réalité que d'un propos, et que Rivierre,
bon et charmant garçon, avait beaucoup d'amis, Savary,
alors ministre de la police, se trouva assailli de gens
qui lui demandèrent la mise en liberté du prisonnier. Vu
la situation menaçante, Savary crut devoir se montrer
inexorable, et il fallut la moins grave des circonstances
pour le décider à déroger à la gravité de ses mesures
de rigueur. Lenoir, notre ami commun, ayant dtné
chez lui, lui adressa la même requête en sortant de
table et n'obtint rien; mais cet aparté les avait con-
duits dans la salle de billard, et l'occasion, la con-
science de son habileté à ce jeu et les prétentions de
Savary à être un grand joueur, inspirèrent à Lenoir,
toujours si drôle et si original, l'idée de lui répliquer
aux derniers mots de son refus : c Eh bien t remettons-
nous-en au hasard pour qu'il soit l'arbitre de cette
liberté; et toi, accepte au moins de la jouer en parties
liées. > Savary commença par rire; puis, et pour ne pas
avouer qu'il pût craindre de perdre, il fînit par accepter.
Jamais parties ne furent mieux disputées; enfin Lenoir
gagna, et Rivierre quitta la Force. Mais en devint-il
plus modéré et plus sage? Non sans doute. Aussi eûmes-
nous à ce sujet des querelles assez vives, et c'est au
cours de l'une d'elles qu'il me dit : < Votre aigle ne sera
jamais pour moi que le vautour de Prométhée. > A quoi
je ripostai : < Vos fleurs de lys ne me semblent que des
fers de lance propres à me déchirer les entrailles. > Et,
quand nous nous étions querellés avec rage, nous nous
moquions de nous-mêmes et nous nous embrassions.
Il s'en faut cependant que les hommes de parti et la
masse de la nation élevassent seuls la voix d'une ma-
nière fâcheuse. Il n'y avait plus un général qui ne se
plaignît hautement de ce que cette fureur de guerroyer
10 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
ne laissait l'espoir d'aucun répit et qui n'eût pour écho
tous ceux dont les enfants, les maris, les frères étaient
au service ou en âge d'y entrer. Ceux-là mêmes qui
avaient reçu le plus degr&cesse plaignaient le plus haut;
de fait, plus on leur avait concédé de moyens de jouir,
plus ils regrettaient de ne pouvoir en user. Avoir des
palais et bivouaquer au milieu de la boue ou des glaces,
des femmes et les condamner au veuvage, des familles
et ne pas connaître ses enfants, des fortunes et vivre
dans la misère, des amis et être sans cesse aux prises
avec de barbares ennemis, n'était-ce pas la torture des
contrastes, le supplice de posséder et de voir échapper
en même temps tout ce qui pouvait contenter ou le désir
ou le besoin? Mais encore que devenait notre gloire, et
jusqu'à cette gloire antérieure à celle de Napoléon; et
ne finirions-nous pas par risquer de perdre jusqu'aux
conquêtes que nous avions faites avant lui, j'entends ce
cours du Rhin sans lequel la France ne sera jamais
qu'un pays honteusement mutilé I Comment éviter ces
terribles réflexions, à la vue de la Prusse naguère à
discrétion et maintenant prête à guerroyer, de l'Autriche
qui allait nous trahir, alors que toute l'Europe septen-
trionale répondait à l'appel de la Péninsule, que, pour
nous détruire, les glaces du Nord s'alliaient aux ardeurs
du Midi, que de Lisbonne à Moscou la victoire abandon-
nait nos drapeaux, et que l'abîme, en se creusant sous
nos pas, semblait devoir s'approfondir en raison de
l'élévation à laquelle nous étions parvenus. Et ce qui
mettait le comble au découragement, c'est que l'Ëmpe-
reur, considéré jusqu'alors comme un palladium, était
atteint dans son prestige sacré, maintenant que son
génie et sa fortune paraissaient entamés; et pourtant,
comme on continuait à le juger maître de faire la paix,
on lui attribuait à crime la continuation de la guerre;
TRISTESSE A LA COUR. II
car OD prévoyait une nouvelle coalition de l'Europe
excitée contre nous, et, les peuples n'ayant pas moins
souffert de toutes nos guerres que les souverains, il était
à croire que nous allions être l'objet de la croisade du
inonde; croisade d'autant plus formidable que nous en
étions à nos dernières ressources d'hommes, d'argent et
de patience, et que nos ennemis, beaucoup moins épui-
sés, s'exaltaient par la certitude de cet avantage. Or,
si pour d'autres une si grave situation fut un motif
pour montrer de l'humeur et pour mettre leurs services
à prix, pour moi ce fut une raison de plus pour conâr-
mer mon dévouement, et, alors que dans mes précédents
voyages à Paris je m'étais montré à peine et le plus
tard possible au château, je m'y rendis le lendemain du
jour de mon arrivée, jour qui précisément se trouva
être un dimanche, de sorte que je fus le matin à l'au-
dience de la messe et le soir à une grande réception qui
avait lieu chez l'Impératrice.
A l'audience du matin, l'Empereur me demanda :
e Depuis quand à Paris? — Depuis hier. Sire, et tout
entier à l'espoir que Votre Majesté daignera utiliser mon
zèle. > Il me fixa avec bonté, fit un signe de tète appro-
bateur et me répondit : « Je me souviendrai de vous. »
Mais quelle différence, grand Dieu, entre ses réceptions
et les dernières auxquelles j'avais assisté à Compiègne!
Qu'étaient devenus ces rois, archiducs ou princes étran-
gers, ces ambassadeurs, voire même celui d'Autriche,
dont l'absence prouvait que Marie -Louise et le corps
du prince de Schwarzenberg avaient provoqué deux
déceptions? Et en effet ce luxe, cette gloire, cette pompe,
ces tributs du monde, tout cela avait disparu. Aussi
l'Empereur était-il sérieux, Marie-Louise embarrassée,
toutes les figures sombres, et, si quelques personnes s'ef-
forçaient de sourire, c'était à l'aide de grimaces plus
12 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
significatives que l'expression sincère des sentiments
qu'elles cherchaient à cacher.
Le soir, chez l'Impératrice, ce changement me parut
encore plus frappant, et je n'eus qu'un instant d'amuse-
ment que le hasard et le général Kellermann me procu-
rèrent. En faisant le tour du cercle, Marie-Louise arriva
à moi, et, parlant à l'impromptu parce qu'il était diffi-
cile qu'elle parlât autrement, elle me dit : c Je vous
croyais reparti, général. — Madame, je ne suis à Paris
que de la nuit dernière. > Désappointée de sa gaucherie,
elle s'adressa au général Kellermann, et, prenant un air
étonné, elle lui dit : < Ah! général, je ne vous savais
pas de retour à Paris. — Madame, répHqua-t-il, j'y suis
depuis six mois. > A peine dépassés, nous nous retirâmes
dans une embrasure de fenêtre en pouffant de rire, mais
en payant un tribut bien mérité à cette pauvre Joséphine
qui, à défaut de mieux, était vierge de semblables gau*
chéries.
• A propos de cette aimable Joséphine, je restais fort
indécis de décider si j'irais à la Malmaison. J'y étais en-
traîné par sa position; mais sa protection si déplorable-
ment accordée à un Sonnet de La Milousière; la manière
évidente dont ce misérable avait été soutenu par elle
ou par ses alentours contre moi, en dépit de toute rai-
son et toute justice; le silence sur le rapport que je lui
avais adressé et ce fait qu'elle ne m'avait pas même
remercié du chamois que j'avais envoyé à sa ménagerie
de la Malmaison ; l'embarras avec lequel son chevalier
d'honneur, le comte de Beaumont, avait écouté mes
récriminations sur ce sujet; enfin l'espèce de froideur
avec laquelle elle me reçut à mon retour de Tilsit, me
déterminèrent à ne pas la voir.
J'eus, encore une fois, une très forte velléité de de-
mander une audience à l'Empereur. Mon but était de
MARIE-LOUISE ET JOSEPHINE. 13
lui parler de l'Espagne et de lui [dire sur ce pays et sur
la manière dont il y était servi la vérité entière; mais il
était impossible que vingt à-propos ne m'entraînassent
pas à parler de moi en bien, de beaucoup d'autres en
mal et en très mal; enfin, et quant à l'Espagne, il ne
s'agissait plus de remède, mais d'agonie; dès lors
qu'avais'je à dire qui fût de nature à compenser cette
démarche?
Dans ces conditions, et ne voyant pour le moment
rien de plus utile à faire, je me rappelai que j'avais fini
par rédiger le Manuel général du service des états-majors,
et je restai frappé de cette idée que jamais semblable
publication ne pouvait être plus nécessaire qu'en ce mo-
ment où l'on avait un si grand nombre d'officiers à rem-
placer et à improviser, ni plus opportune, attendu que
la campagne de Russie avait enfin révélé à l'Empereur
l'importance de ce service, dont il n'avait voulu jus-
qu'alors s'occuper. J'en écrivis donc au ministre de la
guerre. On demanda la communication de mon manu-
scrit, qui fut apporté de suite, et, à quinze jours de là,
je reçus du général Pommereul, alors directeur général
de la Librairie, un billet m'invitant à passer chez lui (i).
Après quelques mots d'amitié et de souvenir sur la Tou-
raine, il me parla du Manuel, me fit les compliments
d'usage et finalement m'annonça qu'un des chapitres ne
pouvait être imprimé. C'était le chapitre relatif aux
gouvernements en pays étrangers : c Cependant, répli-
(1) Je craignais d'arriver en retard à ce rendez-vons, et le iiiaU
heur me fit monter dans un fiacre dont lea chevaux étaient inca-
pables de prendre le trot. L'impatience s'empare de moi; après
avoir crié, juré, tempêté, bondi, sans autre résultat que de redou-
bler mon impatience, je trouve trente sols dans ma poche, j'ouvre
la portière, je saute à bas, je jette la pièce, je me sauve à toutes
jambes et je laisse dans ce fiacre une boite d'or charmante que
j'aimais beaucoup et que je n'ai jamais revue.
14 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
quai-je, c'est celui qui, vu l'impoitance et la nouveauté
de la matière, me paraissait le plus fait pour se recom-
mander. — On n'approuve pas la publication de tout ce
qu'il renferme. — Mais une publication faite par moi
seul n'engage que ma propre opinion. — Sans doute,
s'il n'y avait pas de censure, vous auriez raison ; mais
laisser faire ce qu'on peut, même ce qu'on a charge
d'empêcher, c'est en quelque sorte approuver, t Voilà
tout ce que j'obtins, et, sans avoir pu savoir ce qui avait
déplu, je dus me soumettre. L'ouvrage fut imprimé,
moins le chapitre incriminé, dont je conservai seule-
ment le titre en le faisant suivre de plusieurs lignes de
points, et, quelques mois après, me trouvant comman-
dant supérieur à Lfibeck, je le fis imprimer de ma propre
autorité, sans y changer un mot; mais je n'en fis tirer
qu'une centaine d'exemplaires, et seulement pour ne pas
risquer de le perdre. Quant au Manuel, j'ai dit comment
il fut jugé, ce que je pensais moi-même de sa valeur et
combien je fus déçu que mon fils atné ne consentît pas
à le reprendre et à en faire une meilleure édition.
Par le trouble et la dispersion que la Révolution et
surtout les guerres de l'Empire avaient amenés dans les
familles, le sentiment filial ne comportait plus l'idée de
culte et de souvenir en quelque sorte sacré auxquels
nous avaient habitués les mœurs existant au temps
de notre enfance; et je ne dis pas ceci pour me vanter,
mais pour marquer la différence des temps, l'intérêt des
ouvrages de mon père et de sa mémoire me trouvait
toujours inflexible, alors que tout naturellement j'étais
beaucoup plus traittfble pour tout ce qui, dans cet ordre
d'idées, m'était personnel. Je me souviens que, pendant
ce séjour à Paris, sur sa demande et ses instances,
j'acceptai M. Dampmartin comme éditeur de la troi-
sième édition des Souvenirs de mon père. Ce Dampmar-
LES •• SOUVENIRS » DE MON PÈRE. 13
tin avait joui d'une certaine situation à la Cour du suc-
cesseur de Frédéric II, et il crut devoir se faire l'écho des
assertions injurieuses que ce successeur ou ses flat-
teurs firent répandre contre le grand Frédéric. De plus,
il considéra l'ouvrage de mon père comme sa propriété,
y ut des suppressions inconcevables, des intercala-
tions que rien n'autorisait; d'où il résultait que quel-
ques éditeurs semblables auraient fini par ne laisser
de mon père que le titre et le nom. Indigné de la ma-
nière dont il avait trompé ma confiance, je cessai de le
voir, de le recevoir et même de le saluer. Or son beau-
frère, le comte Armand de Durfort, très estimable
homme que j'avais connu en Portugal, avec qui je fis
une connaissance plus intime au Comité de l'état-major
durant les trois années que j'y présidai, vint me voir un
matin pour me parler duDampmartin. c Je comprends,
me dit-il, qu'il ait pu avoir des torts; mais vous le traitez
bien mal; il en est affligé, et je désirerais obtenir de vous
une réconciliation. > Certes, s'il eût été question de torts à
mon sujet, j'aurais arrêté au premier mot cet excellent
comte de Durfort et je me serais empressé de lui com-
plaire en ce qu'il me demandait, comme j'eusse désiré
le faire pour toute autre chose; mais il s'agissait de torts
faits à l'œuvre de mon père; je préparais une quatrième
édition pour désavouer la troisième; je devais m'y
plaindre nominativement de M. de Dampmartin, et cette
réparation due à la gloire du grand Frédéric et à la
mémoire de mon père^ je ne pouvais la sacrifier même
à ma grande estime et à mon amitié pour M. de Durfort,
pas plus que je ne l'eusse sacrifiée à qui que ce fût au
monde. Ce fut donc la dernière fois qu'à mon plus vif
regret nous nous vtmes, Armand de Durfort et moi, l'un
chez l^autre; mais la quatrième édition parut; elle eut
le succès des précédentes, et l'admiration si complète de
10 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
mon père pour le grand Frédéric fut rétablie selon la
vérité.
C'est pendant le même séjour à Paris que se termina
d'une manière fort inattendue, je dirai presque inexpli-
cable, un projet de publication dont j'avais eu l'idée à
Vitoria. J'avais été outré de la manière dont on exal-
tait le duc de Wellington, alors qu'un rapprochement
entre la réputation qu'on lui faisait et Ténormité de ses
fautes me semblait prouver combien était fausse une
pareille adulation. J'avais donc été entraîné à rédiger
un examen critique de la conduite militaire du duc
pendant la guerre de la Péninsule, en le suivant depuis
le moment où il avait pris le commandement des armées
anglo-portugaises, comme général en chef, jusqu'à la
bataille des Arapiles. Mon travail terminé, j'avais pensé
que je devais le communiquer au ministre de la guerre,
à qui je l'avais adressé le 24 novembre i8iâ. J'avais
joint à l'envoi une lettre soumettant au ministre et
l'ouvrage lui-même et l'idée de sa publication ; je m'at-
tendais à une réponse prompte et d'autant plus approba-
tive qu'il me semblait utile de ravaler dans l'opinion
un homme dont on faisait un géant et qui, en dépit des
succès déjà obtenus par lui et de ceux par lesquels il
devaitlescouronner, ne sera jamais un grand général. Et
pourtant cette réponse ne m'était pas encore parvenue
lorsque je quittai l'Espagne, et, sous la date du 5 mars
i8i3, elle me fut remise à Paris. Après un mot relatif au
grand retard de sa réponse, le ministre me disait : « Il
pe paraît pas que le gouvernement puisse avoir des
motifs pour autoriser Timpression de ce mémoire, et,
sans méconnaître les intentions qui l'ont dicté, je pense
qu'on peut sans inconvénient se dispenser de le pu-
blier. > Je fus stupéfait et je suis encore à comprendre
les motifs d'une telle défense, à moins de supposer que
« LETTRE A WELLINGTON. » 17
le ministre n'eût déjà la prévision d'une trahison qui, à
cette époque, ne pouvait guère avoir germé, quoique bien
des gens pressentissent un prochain retour des Bourbons
et que Préval eût pu donner à un de ses parents, en pro-
cès avec un bourbonien forcené, le conseil d'en finir à
tout prix, car < dans un an, disait-il, les Bourbons seront
rentrés en France >.Quoi qu'il en soit du motif qui pro-
voqua la décision du ministre, je dus pour le moment
m'en contenter. En juin 4815, je profitai des circon-
stances plus favorables pour faire imprimer mon factum
écrit sous la forme d'une lettre au duc de Wellington;
la perte de la bataille de Waterloo m'empêcha de le
mettre en vente; quelques exemplaires, frauduleusement
gardés par le libraire, furent en partie vendus par lui au
prix de dix louis pièce, et de ce nombre un exemplaire
pour l'empereur de Russie, un pour l'empereur d'Autriche
et un pour le duc de Wellington.
Dans cette brochure, j'avais eu l'occasion de montrer
comment les lenteurs du duc de Wellington s'élevaient
parfois à la hauteur de véritables fautes. Le général
Reille, pour expliquer ces lenteurs, me dit que Welling-
ton, étant sûr de pouvoir accomplir ses desseins, n'avait
rien voulu compromettre, ni le succès d'un seul combat
ni les besoins des troupes, et il me cita le fait suivant
pour me prouver avec quelle précision Wellington était
renseigné par les Espagnols et comment il était à peu
près sûr de l'être toujours k temps. La veille de la ba-
taille de Vitoria, Clausel arrive avec son corps d'armée
à une couchée avant Logrono, hâtant sa marche pour
rejoindre à Vitoria le reste des troupes que nous avions
encore en Espagne, celles de Suchet exceptées; à l'in-
stant le corregidor, bien informé des forces du corps
de Clausel, part sur une mule de cinquante louis, la
crève, mais arrive dans la nuit auprès de Wellington
V. 2
]^ MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
qu'il décide immédiatement à nous livrer cette bataille,
notre dernier désastre dans la Péninsule. Or ce fait
prouve simplement que Wellington fut bien servi et
heureux, mais non que, se trouvant depuis plusieurs
jours en mesure d'attaquer avec succès, il ait eu raison
de retarder volontairement son attaque; car c'est à la
bonne volonté d'un corregidor, au souffle d'une mule,
qu'il s'en remettait des chances d'une victoire dont il
était assuré auparavant, tandis que, la mule crevant en
route ou le corregidor se tuant dans un fossé, il avait le
lendemain Glausel sur son flanc et devait perdre non
seulement la bataille, mais son armée.
Si la réserve et les atermoiements de Wellington peu-
vent avoir une explication, c'est dans le seul cas, que
son aide de camp, le général espagnol Alava, a exposé
à M. de La Roserie, dans le cas où il se trouvait en pré-
sence de Soult, que de suite il avait su par cœur et sur
le compte duquel il s'expliquait ainsi : « Avec le maré-
chal, disait-il, tout se borne à résister à son premier
mouvement, ce qui parfois est difficile parce que ses
premières dispositions sont le plus souvent bonnes;
mais, dès quil manœuvre en combattant, il gâte ses
attaques et finit toujours par se battre lui-même. Il ne
faut donc avec lui que savoir prolonger l'action. > Mais
cela encore n'explique que dans un cas bien particulier
l'incommensurable prudence du duc de Wellington,
dont je ne blâmais pas d'ailleurs les seules lenteurs et à
l'actif duquel j'avais relevé bien d'autres fautes; mais
je le quitte, lui et ma Lettre dont il fut l'objet, et je
reviens à mon séjour à Paris.
En dehors de ces quelques occupations sérieuses, je
consacrais le temps de mon congé à mes amis et à
Zozotte. Pour me rapprocher d'elle plus vite, j'avais pris
la poste et, comme d'babitude, j'avais brûlé les distances
L'UNIQUE ZOZOTTE. 19
des relais, n'étant resté qu'une heure à Bayonne où j'avais
eu cependant plusieurs affaires, la vente de mes chevaux
et équipages à régler, et ne m'étant pas arrêté plus d'un
quart d'heure à Tours, où je vis ce pauvre M. Chenais
pour la dernière fois.
Rivierre prétendait quô , relativement à mon amour
pour cette Zozotte, la destinée me traitait avec une in-
croyable coquetterie, chacune de nos séparations ayant
l'avantage de me faire retrouver une femme nouvelle en
ma femme. Rivierre si léger et si heureux en amour (je
prends ce mot dans sa hanalité) ne pouvait me juger
que d'après lui, qui avait besoin d'attiser sans cesse sa
passion; il ne pouvait comprendre que ce que j'aimais
en Zozotte, c'était précisément la même femme, telle que
je l'avais laissée chaque fois que le devoir m'arrachait
de ses bras, telle que je la revoyais et la désirais dans
l'éloignement, telle que je la retrouvais avec sa voix
d'enchanteresse et ses mots qui, comme l'écrivait
M. Viennet huit ans après cette époque, « échappaient
avec tant de grâce et de rapidité à l'étonnante vivacité
de ses impressions >•
A propos de sa voix qui avait la pureté, la suavité
que j'ai dites, je veux revenir sur un souvenir qui me
ramène de deux années et demie en arrière, à l'été de
1810, au moment où j'arrivais en Espagne, et que je n'ai
pas consigné à sa date parce qu'il se trouvait hors du
cadre des événements que j'avais à raconter. Notre
demeure était au 13 de la rue des Trois-Frères, et l'autre
côté de cette rue se trouvait alors presque entièrement
occupé par l'hôtel de la rue Ghantereine, nM, et par le
prolongement de son jardin. Cet hôtel, qui précédemment
avait appartenu à M. Feuillant, beau-frère de M. Roy, et
qui après la Restauration appartint à Mme Moreau, était
alors occupé par M. Bassouin, des jeux, et comme l'ar-
20 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
gent est un aimant à la puissance duquel on ne résiste
guère» cet homme recevait journellement beaucoup de
monde et des gens de toute condition. Au nombre de ses
habitués se trouvait le général Margaron, brave mili-
taire, très bel homme, espèce d'Hercule, de plus bon
camarade, avec qui depuis ce temps j'ai été très lié, mais
qu'alors je ne voyais ni chez lui, ni chez moi, et qui m'a
conté que, pendant les belles soirées de cet été de 4810, on
était, chez ce Bassouin, aux aguets pour entendre chan-
ter Zozotte; lorsque, ses fenêtres ouvertes, elle se met-
tait à son piano où, selon M. de Villarceaux, elle ne
pouvait manquer de s'enchanter elle-même, toute la
société Bassouin quittait le salon, se réunissait dans
l'endroit du jardin le plus près de nos croisées, s'as-
seyait sur des sièges placés là tout exprès et restait
jusqu'à ce que le chant eût cessé.
Et, puisque j'ai été ramené sur les souvenirs passés qui
la concernent, j'en ajouterai deux qui certes n'ont pas
plus de valeur, mais auxquels je me rattache pour parler
d'elle plus longtemps. Pendant l'hiver de 1810 à 1811
que je passai à Saiamanque, elle avait couru un véritable
danger, un jour qu'elle eut à faire une course assez
avant dans le faubourg Saint-Germain. Il neigeait;
pour ménager ses chevaux, elle prit un fiacre, sur les
trois heures et demie, et partit sans domestique. Atin de
se garantir du froid, elle avait fermé les glaces et s'était
cachée dans sa pelisse jusqu'au nez; cependant elle rou-
lait depuis longtemps, et la nuit était venue, lorsque
l'étonnement de ne pas arriver lui fit ouvrir une des
glaces; quelle fut sa surprise de ne voir que des murs
de jardin! La tête à la portière, elle appelle le cocher;
mais plus elle lui dit d'arrêter, plus il fouette ses che-
vaux. Effrayée, elle crie sans ralentir la marche de la
fatale voiture, et on n'ose penser ce qu'elle serait
MÉSAVENTURES DE ZOZOTTE. 21
devenue si un homme et une femme ne s'étaient pré-
sentés et si, étant parvenue d'avance à ouvrir la por-
tière et à pousser le marchepied extérieurement, elle
ne s'était précipitée dehors lorsqu'elle fut arrivée près
d'eux. Il est inutile d'ajouter qu'elle tomba; mais ces
gens l'aidèrent à se relever et l'accompagnèrent jusque
vers le haut de la rue du Bac, pendant que le cocher
continuait à fuir sans avoir réclamé son salaire. Par
bonheur l'incident n'eut pas de suites plus fâcheuses
que quelques jours de malaise et de courbature, sans
compter cependant la nécessité de jeter un chapeau et
défaire recouvrir une pelisse en très belle écarlate, qui
avait été gâtée par la chute dans la neige et qui peut-
être avait été cause des sinistres projets qu'il paraît im-
possible de ne pas supposer.
Cette première aventure avait été plus pénible que
grave dans ses conséquences; mais elle fut suivie de
près par une autre qui, sans être aussi effrayante, eut
pour résultat une perte autrement sérieuse. Un jour, vers
midi, Zozotte entend la porte de sa chambre qui s'ouvre ;
elle regarde et, ses doubles rideaux venant d'être ouverts,
elle voit paraître un homme qu'elle ne connaît pas. De
son lit, elle lui demande ce qu'il veut; il feint de s'être
trompé d'étage et se retire. Inquiète de cette apparition,
elle sonne; la femme de chambre et le cuisinier, Allé,
étaient sortis, le domestique se trouvait dans sa
chambre, la bonne était occupée aux enfants; on tarde
donc à venir; Zozotte sonne une seconde fois, se jette
à bas de son lit, mais l'homme avait disparu en em-
portant un paquet dans lequel elle avait réuni, la veille,
ses plus belles robes, ses dentelles, et qu'elle avait je ne
sais comment laissé sur le canapé du salon; perte énorme
et qui, argent déboursé, s'élevait à près de quinze mille
francs. Sitôt habillée^ Zozotte fit mettre ses chevaux et
22 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON TUIÉBAULT.
se rendit chez le préfet de police pour faire sa décla-
ration, provoquer toutes les recherches possibles et
demander qu'en mon absence on fît veiller sur elle et
sur son appartement. On ne retrouva rien. Ses soup-
çons se portèrent, comme complice, sur le portier de la
maison, mauvais sujet que la sortie d'un paquet aussi
volumineux inculpait autant que le moment choisi pour
le vol. Toutes ces aventures, Zozotte me les contait dans
ses lettres; je me les faisais redire à mon retour, j'en
subissais de nouveau l'émotion, et, quoi qu'en eût dit
Rivierre, c'était vraiment mon unique Zozotte, toujours la
même, que je me plaisais à écouter, dont j'étais heureux
d'entendre les mêmes récits. Mon amour pour elle fut
éprouvé par de terribles obstacles, de grands sacrifices,
de cruelles douleurs; mais il résista à toutes les
épreuves, même à une de ces épreuves qui doivent bri-
ser les liens du cœur; il y résista parce qu'il était ma
vie.
Et plus j'étais heureux près d'elle, plus les jours que
je pouvais lui consacrer fuyaient rapides. A cette époque,
les périodes de congés se trouvaient souvent interrom-
pues par des rappels hâtifs ; on avait besoin des chefs
comme des soldats, et, le 21 mars, je reçus du ministre
de la guerre l'ordre de me rendre en poste à Mayence
et d'y être arrivé avant le 26. J'étais prêt à partir le 24;
mais, au moment de monter en voiture, je fus pris d'une
indisposition si forte qu'il fallut faire appeler notre
médecin. C'était un nommé Bouvenot(l), espèce d'ani-
mal en qui la famille d'Etchegoyen avait une confiance
(1) Prêtre desservant à Besançon avant 1789, procureur de la
commune après le 9 thermidor, accusé avec d'autres habitants de
la ville d'avoir formé le projet d'ouvrir les portes au prince de
Condé, emprisonné, puis délivré peu de temps après, Tex-abbé
Bouvenot se rendit à Paris, s'y fit recevoir docteur en médecine
et exerça avec profit sa nouvelle profession. (Éd.)
DEPART POUR LA GRANDE ARMEE. 23
que, je ne sais comment, nous avions fini par partager et
que nous lui continuâmes, quoique la mort de Mme
O'Connell fût imputée h une de ses bévues et que toute
la famille d'Etchegoyen l'eût quitté. Pour en revenir à
moi, ce Bouvenot m'administra Témétique et, quatre
heures après, une médecine de cheval. Une inflamma-
tion se déclara, déterminant un accident grave; ma
femme jugea qu'il n'y avait pas un moment à perdre, et,
au lieu d'envoyer chercher le sieur Bouvenot, elle fit
mettre les chevaux et m'accompagna chez lui ou plutôt
chez Corvisart, avec lequel il logeait. Par bonheur, il
était sorti; mais Corvisart y était; sa figure se contracta
à l'exposé que j'eus à lui faire, et son ordonnance se
borna à un bain chaud de deux heures pris immédiate-
ment, à je ne sais quelle tisane rafraîchissante et à un
second bain de deux heures à prendre le lendemain ma-
tin. Nous nous rendîmes donc de toute la vitesse de nos
chevaux à Tivoli, et leffet du traitement fut tel que je
pus me mettre en route le surlendemain, 26, avec quatre
jours de retard.
Jusqu'alors, en quittant ma femme,je n'avais éprouvé
qu'une douleur, celle de me séparer d'elle; mais cette
douleur avait trouvé une sorte d'adoucissement dans les
rêves de la gloire, dans l'espoir de participer à de nou-
velles victoires.
Lors de mon dernier départ pour l'Espagne, mes illu-
sions étaient déjà atténuées; mais, à l'époque que je
rappelle, cette chimère s'était tout à fait évanouie. J'avais,
comme tant d'autres, cette impression que Napoléon
avait lassé la fortune et les dieux; la France obéissait
encore à ses appels, mais ce n'était plus qu'avec répu-
gnance qu'elle lui livrait son or et ses enfants. Une ré-
ponse malheureuse lui avait aliéné le Corps législatif;
quant au Sénat, incapable de résister, il était par là
24 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
même incapable de soutenir. Le commerce anéanti, les
produits agricoles, notamment les vins, sans valeur, la
souffrance générale, les deuils particuliers, la destruc-
tion de la plus belle et la plus colossale armée que la
France ait mise en campagne, nos garnisons en péril au
delà de l'Elbe et même du Rhin, enHn nos propres fron-
tières mal couvertes par de malheureux conscrits aux
prises avec les vieilles bandes de l'Europe, avec les
levées en masse et les hordes victorieuses, toutes alté-
rées par la soif de la vengeance, tel était le tableau que
j'avais, je le répète, entrevu à mon retour, et ce tableau,
pendant mon séjour à Paris, s'était cruellement précisé
à mon esprit. Aussi, quelles que fussent les espérances
auxquelles j'essayais de me rattacher, je n'échappais
plus à de très cruelles appréhensions ; bourrelé de ces
pensées, assez mal portant, navré d'une séparation tou-
jours plus désolante et regrettant, moi, général de divi-
sion de quelque renom^ la situation morale du soldat
obscur de 1792, ce fut très tristement que je cheminai
vers Mayence et que j'arrivai, le 29 au soir, dans cette
ville.
Je croyais y trouver des ordres. Il n'y en avait aucun,
et plusieurs jours s'écoulèrent dans une pénible et d'au-
tant plus ennuyeuse attente que j'aurais pu les passer
heureusement à Paris. Cependant tout se préparait à
Mayence pour la réception de l'Empereur, et, comme de
jour en jour on l'attendait, je me crus destiné à l'y re-
voir; déjà je rêvais une audience dans laquelle je pour-
rais réclairer sur quelques faits, en appeler à lui de
graves erreurs et môme recevoir de sa bouche ma desti-
nation, au besoin môme obtenir d'être employé dans un
des corps qui devaient combattre sous ses yeux; mais,
par le môme courrier qui pour le lendemain annonçait
Tarrivée de l'Empereur, je reçus du prince de Neuchàtel
DE MAYENCE A WESEL. 25
Tordre de prendre le commandement de la troisième
division d'infanterie de la Grande Armée, composée des
seize troisièmes bataillons des régiments du premier
corps, et de la rejoindre en poste à Wesel où elle s'or-
ganisait. Sans doute cette destination, qui enfin me met-
tait en ligne avec tant de généraux célèbres, me plaisait
et devait me plaire; mais le premier corps, qui sur ces
entrefaites devint le treizième, était celui du marécbal
Davout, et Wesel me rapprochait de Hambourg oiî était
le quartier général de cet homme, j'allais dire son re-
paire, circonstance peu faite pour me rassurer sur ma
destination future. La demande que j'avais faite de quit-
ter les plus sots, les moins estimables chefs de l'armée
d'Espagne n'aboutit qu'à me faire passer sous les ordres
du plus exécrable chef de la Grande Armée et à rempla-
cer dans ma destinée par un Davout, à gloire d'emprunt,
les Dorsenne et les CafTarelli, qui n'en avaient ni à eux
ni aux autres.
Le trajet de Mayence à Wesel est célèbre non seule-
ment par la route qui cependant est très pittoresque,
mais par le cours du Rhin qui franchit dans cet espace
une des vallées les plus riches et les plus variées qui
existent. Vingt ouvrages ou collections de gravures ont
illustré ce trajet et ont justement fait regarder comme
une bonne fortune l'occasion de le faire par eau; bonne
fortune que je ne voulais pas manquer. Dès le 6 au
matin, ma voiture était embarquée sur un des bateaux
faisant le service de la navigation, et, favorisé d'un temps
magnifique, je pus m'abandonner à toutes mes extases.
Certes rien n'est plus ravissant que le cours de la Loire
depuis Tours jusqu'à Angers^ rien n'est plus imposant
que la Garonne depuis Toulouse jusqu'à Bordeaux, rien
n'est plus somptueux que les palais qui bordent la
Brenta depuis Padoue jusqu'à l'embouchure de cette
26 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAX3LT.
rivière canalisée ; mais ces gràtes de la nature, ces cam-
pagnes riantes et si richement ornées ne peuvent, mal-
gré leur prestige, entrer en parallèle avec cette partie
du cours du Rhin, qui tantôt caresse des rives char-
mantes, tantôt gronde au milieu des rochers, roule ou
promène ses ondes au milieu des sites les plus heureux,
des ruines les plus saisissantes, des villes les plus impo-
santes. Il était dix heures du soir lorsque j'arrivai à
Wesel. Le Marois, aide de camp de l'Empereur, mon
ancien camarade du Trou d'Enfer, puis de l'armée de
rintérieur, puis de l'armée d'Italie, et frère cadet de ce
colonel Le Marois qui commandait le 4* régiment de
ligne, fut tuéà Eylau et était un très aimable offîcier que
j'avais beaucoup aimé, que j'avais tutoyé jusqu'à sa
mort, alors que j'avais cessé de tutoyer son frère dont
la fortune avait fait un fat, peut-être ou précisément
parce qu'elle était le prix du rôle d'abord le plus abject,
le plus complaisant ensuite; donc ce Le Marois se trou-
vait alors gouverneur général de cette contrée; il savait
ma prochaine arrivée, avait fait faire mon logement;
je fus de suite casé, et on déballait ma voiture, lorsqu'il
arriva, suivi par un portefaix, et celui-ci était chargé de
paperasses de trois pieds de hauteur, concernant une
affaire dont l'exposé nécessite une digresssion.
A cette époque de désastres et de défections, que tant
de défections nouvelles et que de plus terribles désas-
tres allaient suivre, à ce moment où la Prusse et TAu-
triche allaient faire agir contre nous jusqu'aux troupes
qui avaient fait partie de nos armées, où le Tugend-
bund fanatisait les peuples, plusieurs insurrections par-
tielles éclatèrent, et de ce nombre se trouva celle du pays
de Varel, petit État situé sur les confins de la mer d'Al-
lemagne. Un comte de Bentinck, issu d'une famille
illustre d'Angleterre, cousin de l'impératrice de Russie,
L'AFFAIRE DU COMTE DE BENTINCK. 27
en était le seigneur souverain. J'ignore par quel motif,
ou par le concours de quelles circonstances, ce comte
de Bentinck s'était rendu à Paris en 1810 ou 1811 ; mais il
avait été très bien traité par l'Empereur, qui à ses grands
cordons avait ajouté celui de la Réunion qu'il venait
de créer. On croyait donc à son dévouement, et on n'en
fut que plus indigné de cette révolte. Le comte, il est
vrai, était absent de Varel lorsqu'elle eut lieu; informé
de cette prise d'armes, il revint en toute hâte, et, si en
arrivant il parut à la tête des insurgés, il y était à peine
que tout rentra dans Tordre; mais déjà des troupes
avaient marché; le comte de Bentinck avait été arrêté
et, par décret impérial, traduit devant une commission
militaire qui devait se réunir à Wesel, être formée par
les soins de Le Marois et composée de sept ofiiciers
généraux.
Néanmoins, quelque chose que Le Marois eût pu faire,
il n'était parvenu à réunir, et encore momentanément,
que six de ces généraux; il avait donc imaginé et pris
sur lui de remplacer le septième ofQcier général par un
sous-inspecteur aux revues, faisant fonction de com-
missaire impérial, et cela quoique, par le décret, ce
commissaire dût avoir voix délibérative. Il n'y a aucun
doute; dans une affaire de cette gravité, ce sous-inspec-
teur aurait dû refuser de se prêter à cette infraction;
mais, n'ayant osé rien opposer aux ordres du gouver-
neur général, ordres impératifs s'il en fut, corroborés
d'ailleurs par d'autres ordres inéluctables et qui ne lais-
saient de temps à aucune instruction régulière, il s'était
borné à faire une espèce d'interrogatoire et à rédiger,
sous l'influence de Le Marois et en quatre petites pages,
un réquisitoire concluant à la peine capitale. En cela il
était dans son rôle de procureur impérial, et sa décision
semblait d'autant moins extraordinaire que l'initiative
28 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAOLT.
la plus formelle et la plus absolue avait été prise sur ce
point par des puissances auxquelles il n'était pas facile
de résister.
Quant à la composition de la commission, il s'y trou-
vait certainement des généraux d'autant d'honneur que
de conscience; mais, le comte deBentinck n'ayant pas eu
le temps de préparer sa défense ou seulement d'avoir
un défenseur, et ces généraux, brusquement réunis
pour un ou deux jours, n'ayant eu les moyens de rien
examiner, la culpabilité du comte leur avait semblé
résulter de l'évidence incontestable du délit qui lui était
imputé; de plus, la plupart d'entre eux, éloignés de leurs
troupes, étaient pressés de les rejoindre, c'est-à-dire
d'en finir. Enfin Le Marois avait confié la présidence de
cette commission au général de division Lemoine, qui, au
même titre que le général Vial et moi, se trouvait à
Wesel pour organiser une division. C'était ce même
Lemoine qui avait abandonné à Solmona les malheureux
blessés que je sauvai; le même qui, ainsi que le général
Victor, fut convaincu de vols, et auquel le général Mas-
séna, prenant en iSOO le commandement en chef de l'ar-
mée d'Italie, avait dit : c J'ai reçu la lettre par laquelle
vous demandez un congé nécessaire au rétablissement
de votre santé, et je vous informe que vous êtes remplacé
par le général Gazan (1). > Or ce Lemoine, si propre à
tout hors au bien, n'ayant rien vérifié, rien constaté,
se mettant fort peu en peine de ce qui était équité ou
justice, mais tout au calcul de ce que cette nouvelle
infamie pouvait lui rapporter, proclamait, d'avance
et avec rage, la mort du comte de Bentinck et achevait
de ne lui laisser aucune chance de salut (2).
(1) Ou Marbot? ce à quoi ce Lemoine se contenta de répondre
que c'était une erreur.
(2) Au reste, pouvait-il se croire obligé de justifler ainsi le choix
PROCUREUR IMPERIAL. 29
Lorsque j'arrivai à Wesel , la commission était con-
voquée pour le lendemain matin ; mais le sous-inspec-
teur aux revues était désespéré d'avoir été entraîné à
prêter son ministère à cet assassinat; averti de ma pro-
chaine arrivée, il me faisait guetter, et, dès qu'il sut que
je venais d'entrer dans la ville, il courut chez Le Marois
et lui déclara qu'un septième officier général se trou*
vant dans la place, il se démettait de ses fonctions, aux,
termes du décret impérial, et qu'en conséquence il rap-
portait toutes les pièces. Le Marois chercha à lui prouver
qu'il était engagé par les précédents, qu'une procédure
commencée par lui ne pouvait être continuée par un
autre, et qu'au moment de la réunion de la commission
personne ne pouvait le remplacer; mais raisonnements,
instances, menaces, tout fut inutile; et c'est dans cet
embarras qu'en désespoir de cause, Le Marois m'arriva
avec son effroyable fatras de paperasses, et pourtant
plein de conûance et de sécurité, attendu que, me sa-
chant dans la défaveur de l'Empereur, de Clarke et de
Berthier, et sans doute averti des rapports assez aigres
que j'avais eus avec le maréchal Davout, il se figura
que je serais enchanté de profiter de cette circonstance
pour me rapatrier avec de telles autorités, fût-ce au prix
de la vie d'un homme. Quoi qu'il en soit, et en l'aperce-
vant suivi de son énorme ballot : c Miséricorde! m'écriai-
je, que m'apportez-vous là? — La procédure d'une affaire
fort grave, à la prompte terminaison de laquelle l'Ëm-
qui avait été fait do lui pour cette présidence, car elle n'était pas
conforme aux règles do la hiérarchie? Sans doute, en ne considé-
rant que la date de sa nomination, Lemoine était l'ancien du géné-
ral Vial ; mais il avait eu, par un juste ch&timeut, plusieurs années
d'interruption de service, et, par le nombre des années de service,
le générai Vial était son ancien; j'en fis l'observation à ce dernier;
il ne jugea pas devoir réclamer, et, gr&ce & l'issue du procès, cet
acte fut sans inconvénient.
30 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
pereur met le plus juste intérêt, et qui ne peut manquer
d'exciter l'indignation et le zèle de tous ceux qui lui
sont dévoués. » Et là-dessus il se mit à m'en faire un
exposé qui, comme on peut le croire, ne laissait aucun
doute ni sur la culpabilité du comte de Bentinck, ni sur
l'urgence d'un prompt et mémorabîe exemple, ce qui le
conduisit à me faire lire le décret de l'Empereur, à me
remettre ma nomination de procureur impérial et à
m'annoncerquela commission, que je complétais comme
septième officier général, devait se réunir le lendemain à
dix heures du matin et juger sans désemparer. La
séance, au surplus, ne pouvait être remise, parce que
les ordres impériaux ne laissaient pas cette latitude et
parce qu'il fallait libérer la plupart des officiers géné-
raux composant la commission.
« Et vous croyez, lui dis-je, qu'il existe des considéra-
tions assez puissantes pour m'obliger, lorsqu'il s'agit de
la vie d'un homme, comte ou vilain, à me contenter de
huit heures d'examen. — Mais tout est examiné, reprit-il.
Vous n'avez pas môme besoin de vous occuper de ces
papiers. Voilà le réquisitoire qu'avait fait celui que par
votre grade vous remplacez comme procureur impérial;
ainsi vous n'aurez qu'à le lire. — Vous oubliez, répli-
quai-je, que dans cette affaire le procureur impérial
cumule les fonctions de juge avec celle d'accusateur pu-
blic; mais, quand cela ne serait pas, comment avez-vous
pu penser qu'en matière de cette gravité, l'enquête d'un
autre pourrait suppléer à la mienne propre? — J'exécute
des ordres », continua-t-il, et, pour le prouver, il me pré-
senta trois lettres. La première du ministre de la guerre,
duc de Feltre, contenait textuellement : t Le comte de
Bentinckserajugéet fusillé dans les vingt-quatre heures. >
Cette lettre était du 24 mai dernier. La seconde, du
même, en date du 25, portait : « J'ai oublié dans ma
MORALE DE GUET-APENS. 31
lettre d'hier de parler des biens du comte de Bentinck;
notifiez à la commission qu'en prononçant contre lui la
peine de mort, elle prononcera également la confiscation
de tous ses biens. > La troisième, du maréchal prince
d'Eckmûhl, commençait ainsi : « Des officiers généraux
doivent se trouver heureux d'avoir un exemple à faire
sur un homme de l'importance du comte de Bentinck.
Tous les jours on fusille des malheureux dont la mort
ne produit aucun effet, tandis que celle de ce, etc. (1). >
Cette morale de guet-apens et d'échafaud me révolta;
je me crus au greffe de Fouquier-Tinville. Incapable de
modérer mon premier mouvement, j'avais serré ces in-
dignes lettres dans ma main et, toutes chiffonnées, je
les jetai sur ma table en disant : c Ces lettres font hor-
(1) Il n'est pas de cynisme qui puisse faire avouer que sans
horreur on ait pu lire cette lettre; mais aussi n'est-il personne
qui, ayant connu le maréchal Davout, puisse dire qu'il en éprouve
aacun étonnement. On ferait des volumes d'anecdotes rappelant,
de la part de cet homme, des faits révoltants. En attendant celles
que j'aurai l'occasion de citer à leur place, en voici une qui était
dans toutes les bouches à l'époque que je rappelle. Les noms m'ont
échappé, mais l'exactitude reste entière.
Le maréchal avait ordonné d'arrêter et de fusiller, et sans formes
ni procès, le baron X. Sanbronni, prévenu ou convaincu de rap-
ports avec l'ennemi. Mais le zèle avait été poussé si loin que, dans
l'empressement à arrêter chez ce baron la première personne venue,
on avait empoigné un autre que lui; et en effet celui que l'on
allait exécuter donna des preuves si positives qu'il n'était pas
l'inculpé ni le coupable, que tout le monde en fut convaincu ; mais
entre cette conviction et le courage d'en référer ou l'audace de
suspendre un supplice ordonné, la distance était immense. Per-
sonne n'osait prendre la terrible responsabilité d'une démarche
tendant à sauver un innocent, si ce n'est le capitaine de gendar-
merie chargé de présider & l'exécution, et qui se présenta devant
le maréchal et lui rendit compte que l'homme arrêté n'était pas le
coupable. Tout autre que le maréchal aurait rendu grâces à celui
qui lui épargnait un véritable assassinat, alors qu'il ne répondit à
cette honorable démarche que par un accès de véritable fureur et
en s'écriant : « Fusillez-le ou ne le fusillez pas, je m'en moque;
mais sortez de ma présence et allez & tous les diables. »
82 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
reur. » Le mot n'ayant pas été relevé : c Général Le
Marois, ajoutai-je, je ne m'occuperai de cette affaire
qu'avec la plus indicible répugnance, et je ne le ferai, si
je ne puis m'en dispenser, qu'à titre d'obéissance; mais,
si vous ne pouvez me donner quinze jours pour Texa-
miner, faites emporter ces papiers auxquels je suis prêt
à joindre le refus motivé, le plus formel, de prendre au-
cune part à cette affaire. » Il voulut encore argumenter;
je fus inexorable, et il lui en fallut passer par mes exi-
gences.
Ma nomination et les papiers m'ayant été laissés, je
passai la nuit à les parcourir, à lire les principales pièces
de cette espèce de procédure et à rédiger une première
série de questions à faire au comte de Bentinck. Le lende-
main, à midi, j'étais à la prison, où je fis subir au comte
un interrogatoire sur procès-verbal. Cet interrogatoire
donna lieu à des vérifications, à des recherches, à des
interrogatoires nouveaux; enfin, au bout de dix à douze
jours, mon opinion fut fixée et basée sur les faits sui-
vants : Oui, une insurrection a éclaté dans le pays de
Varel, mais elle a éclaté le comte de Bentinck étant
absent. Oui, le comte est accouru à la nouvelle de cette
insurrection, s'est mis à sa tête, mais il l'a fait pour
s'en emparer; il s'en est emparé pour l'arrêter; il l'a ar-
rêtée, en effet, et notamment il a sauvé trente soldats
français que les insurgés avaient fait prisonniers, qu'ils
allaient massacrer et auxquels il a fini même par faire
rendre la liberté et leurs armes.
Il faut le dire, cependant, il n'avait pas mis les formes
de son côté; il avait donné prise à des soupçons fâcheux,
à de graves interprétations, à des préventions qui ren-
daient quelques apparences menaçantes; de sorte que,
pour arriver à la vérité, il fallait scruter les faits, les
commenter, les rapprocher, travail qui demanda de la
UNE LETTRE DE L'EMPEREUR. 88
suite, que personne n'avait songé à faire et qu'une pro-
cédure brusque rendait impossible. Je ne fus pas, au
reste, le seul qui arriva à cette conviction. Le duc de
Rovigo, alors ministre de la police et dont je rappelle
ici la conduite à titre d'hommage^ en avait jugé comme
moi; une de ses lettres, qui parvint pendant mon en-
quête, disait formellement que cette affaire méritait un
examen sérieux^ rien ne démontrant que, d'intention ou
de fait, le comte de Bentinck pût être considéré comme
coupable de trahison ou de rébellion. En résumé, mon
opinion fut que le comte ne méritait pas la mort, mais
que, comme sa conduite n'avait eu ni le caractère de
franchise, ni la vigueur dont les circonstances eussent
dû lui faire un devoir, je pensais qu'il était passible
d'une détention illimitée; et cette opinion, je ne la cachai
pas au comte lui-même, qui en ce moment n'avait guère
que la mort en perspective et qui, les larmes aux yeux,
se borna à me répondre : c Je vous devrai la vie. >
En le quittant, je me rendis chez Le Marois, auquel
je déclarai mon opinion tout entière : c J'en écrirai... >,
me répondit-il, et nous en restâmes là. J'ignore quel fut
le contenu des lettres qu'il échangea à ce sujet avec le
duc de Feltre et avec le maréchal Davout; il est facile
de le pressentir; mais, si l'on se tut sur le contenu de ces
correspondances, on annonça une réponse de l'Empe-
reur et même on la communiqua. Or, cette réponse, à
méditer comme tout ce qui émanait d'un si grand
homme, était conçue en ces termes :
« Monsieur le comte Le Marois, je vous fais cette
lettre pour vous dire que si le comte de Bentinck est
coupable de rébellion, vous convoquerez de suite la
commission militaire; mais que, s'il ne l'est pas, vous
surseoirez à cette affaire.
V. 3
34 MÉMOIRES DO CÉMÉBAL BARON THIÉBAULT.
< Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte et digne
garde.
< Napoléon. *
II n'y avait aucun doute. Dans les graves circon-
stances où se trouvait Napoléon, il ne devait et ne vou-
lait se montrer ni faible ni cruel. Le comte de Ben-
tinck coupable, il entendait le faire fusiller; mais, non
coupable, il ne lui convenait pas même de le faire
juger.
D'après une telle lettre, d'après ma déclaration. Le
Harois devait tout suspendre et, cependant il s'arrêta à un
moyen qui lui parut infaillible pour nous contraindre
tous à condamner le comte de Bentinck. La lettre de
Napoléon portait que le comte ne devait être mis en
jugement que s'il était coupable; mais, s'il était mis en
jugement, il devait être condamné. Le Marois en conclut
qu'il n'avait plus qu'à obtenir la mise en jugement.
"Toutefois tant de généraux l'embarrassaient, et, pour
arriver plus certainement à son but, il obtint, sous pré-
texte de les libérer, l'autorisation de remplacer ceux
qu'il lui plairait par des officiers supérieurs, sur lesquels
on a toujours bien plus de prise, et il s'occupa d'en
trouver qui lui parussent gens à discrétion; puis il
donna des dîners, dans lesquels il revint au comte de
Bentinck pour renchérir sur la culpabilité, au procès
pour insister sur le besoin d'une condamnation, et k la
lettre de l'Empereur, qu'il avait soin de montrer en ori-
ginal, pour la commenter dans le sens que j'ai indiqué
et pour répéter avec exaspération qu'il n'y avait que les
ennemis de leur souverain qui pussent s'y méprendre
ou avoir l'air de s'y méprendre. Enfin il convoqua brus-
quement la commission, et, afin qu'on n'eût plus le
temps de se concerter, il la convoqua par lettres por-
- NOUS FERONS NOTRE DEVOIR. • 35
tées à neuf heures du soir et pour le lendemain matin à
neuf heures.
Je fus indigné. Mes aides de camp, le capitaine Vallier
et le marquis de Montmorillon, présents lorsque cette
convocation me fut remise, en furent aussi révoltés que
moi. < Voilà un nouveau pavé qui me tombe sur la tète,
leur dis-je, et qui malheureusement rebondira sur la
vôtre. Mais vous me connaissez, j'obéirai à maconscience,
quoi qu'il puisse en arriver. Ainsi je vous conseille de
renoncer, pour cette campagne encore, non seulement à
tout ce qui sera grâce, mais de plus à tout ce qui sera
justice... >]^£t je dois à ces deux braves officiers de dire
que je trouvai en eux, et avec d'autant plus de mérite
que leur position leur laissait plus de choses à désirer,
les plus nobles sentiments et une résignation égale à
la mienne, c Que Dieu nous préserve, me dirent-ils,
l'un et l'autre, de rien devoir à des condescendances qui
équivaudraient à un assassinat. > Le général Vial, digne
et estimable homme, arriva chez moi sur ces entrefaites ;
il quittait le général d'artillerie JoufTroy, avec lequel,
aussi bien qu'avec lui, j'avais vingt fois causé de cette
affaire; tous deux étaient outrés et des espérances de
Le Marois et des moyens auxquels, contre nous, il avait
recours, et de toutes les calomnies qu'il était capable
d'ourdir. Notre dernier mot fut : c Nous ferons notre
devoir. »
A neuf heures du matin, la commission se réunit. Je
fis le rapport de l'affaire, et, comme mes fonctions d'ac-
cusateur me le prescrivaient, je présentai tout sous
l'aspect le plus grave et je conclus à la mort. Le défen-
seur du comte parla ensuite et présenta les pièces à
décharge. Quelques membres firent au comte des ques-
tions auxquelles il répondit avec calme et dignité, en
ne me laissant rien à désirer quant aux faits. Ne voulant
86 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
pas soutenir des conclusions que je condamnais, autre-
ment que comme formule obligée, je me contentai, au
lieu de répondre à l'avocat du comte, de déclarer que je
m'en référais à mon réquisitoire, et nous passâmes dans
la salle des délibérations.
A peine assis autour d'une table ronde préparée pour
cette seconde séance, et sans laisser au général Lemoine
le temps de prendre la parole : c Messieurs, dis-je aux
autres membres de cette commission, je viens de vous
présenter l'affaire, ainsi que devait le faire le procureur
impérial; je vais maintenant vous parler suivant ma
conscience, c'est-à-dire, ainsi que doit le faire celui qui
partage avec vous les fonctions déjuge. » Je repris alors
la série entière des faits, que je montrai sous leur véri-
table jour en les appuyant de pièces justificatives. A
l'exception de deux complaisants (le général Lemoine et
le colonel Poinsot, commandant le 11* régiment d'infan-
terie légère), la commission était composée d'hommes
d'honneur et non moins dévoués à leurs devoirs déjuge
qu'au service de l'Empereur. Ils voulurent tous juger
d'après eux-mêmes et, pour cela, lire et discuter la tota-
lité des pièces qui pouvaient avoir quelque influence
sur leur opinion. Avant même d'en venir aux voix, et
comme la très grande majorité se prononçait contre la
mort, le citoyen Lemoine, digne d'avoir vingt ans plustôt
siégé à la grande chambre du Palais de justice à Paris,
s'écriait à chaque instant : < Mais, messieurs, que dira
l'Empereur, si nous ne condamnons pas le comte de Ben-
tinck à mort? — Ce qu'il dira », répliquai-je indigné,
lorsque, appuyé par le colonel qui lui servait d'acolyte,
il eut répété cette phrase pour la sixième fois; « ce qu'il
dira? Eh bien, il dira que nous sommes des gens d'hon-
neur, et, pour ma part, c'est tout ce que je lui demande. >
Bien après huit heures du soir, lorsque le général Le-
LE COMTE DE BENTINCR SAUVÉ. 37
moine, de guerre lasse et mourant de faim, fut enfin
obligé d'aller aux voix, lui et son acolyte opinèrent seuls
pour la mort alors qu'il en fallait cinq, et cinq votèrent
contre quand il n'en fallait que deux. Sans désemparer,
le jugement portant réclusion jusqu'à la paix, mais non
confiscation des biens, fut clos et signé.
Cette sentence, lue au pauvre comte, le renvoya plus
tranquille qu'il n'était venu. Cependant, depuis au moins
trois beures et à la vue de nos aides de camp et d'une
foule d'autres officiers. Le Marois se promenait devant
la maison où siégeait la commission, et cela avec
les signes d'une agitation et d'une impatience crois-
santes. La signature donnée, le général Lemoine partit
en toute hâte pour le rejoindre et l'instruire de leur
commun désappointement; au premier mot, il se retira
furieux, emmenant Lemoine dtner avec lui. Le colonel
du régiment d'infanterie légère, dont chacun de nous
s'éloigna, s'en alla seul et déjà très honteux de son
rôle; quant aux quatre autres membres et à moi, nous
nous quittâmes en nous félicitant de la part que nous
avions à l'issue de cette affaire. Ajouterai-je qu'aucun
de nous n'a jamais rencontré un des cinq sans lui serrer
la main, en souvenir de cette séance et en marque
d'estime?
Le lendemain matin, vers huit heures, étant encore
couché et dictant à mes aides de camp je ne sais quel
ordre relatif à l'organisation de ma division et à l'instruc-
tion des troupes qui la composaient, instruction que je
hâtais par tous les moyens possibles, on m'annonça le
général Lemoine. C'était la première fois qu'il venait
chez moi, comme ce fut la dernière, et rien ne m'étonna
plus que cette visite, si ce n'est son motif apparent, de
même que rien ne me scandalisa plus que son motif réel.
Quant aux apparences, ce fut une espèce d'amende hono-
38 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
rable, attestée par ces mots qui, chez moi, joignirent le
dégoût à l'indignation : c La nuit porte conseil... En
rêvant à ce procès, j'ai compris que vous aviez raison.
11 serait bien malheureux que le comte de Bentinck eût
été condamné à mort. > Quant au fait, tout cela n'était
qu'une comédie, qu'une lâcheté ajoutée à une infamie.
11 ne s'agissait en effet pour cet homme ni d'erreur,
ni de remords, et, ainsi que je l'ai su depuis, devant dé-
jeuner avec Le Marois, dont il est encore aujourd'hui
l'âme damnée ou le piqueur d'assiettes, il ne venait
faire l'hypocrite et le fourbe que pour m'arracher quel-
ques mots qui pussent servir à compléter les dénoncia-
tions que Le Marois devait, par le courrier de ce jour,
envoyer à l'Empereur.
Le comte de Bentinck fut donc sauvé; mais, pour moi,
considéré avec raison comme l'occasion et la princi-
pale cause de ce salut, je devins l'objet d'une animad-
version nouvelle, et, pour avoir sauvé la vie à un homme
qui ne méritait pas la mort, je m'acquis la rancune de
Le Marois et du maréchal Davout surtout. Il était écrit
au livre des destins que les actes les plus honorables de
ma vie devaient tous avoir leur châtiment; au reste,
notre décompte ne tarda pas à se faire. Sans compter
le digne général Yial qui fut tué à la bataille de Leipzig,
les deux officiers supérieurs restèrent â leurs régiments
et n'y furent l'objet d'aucune grâce; le général Jouffroy
et moi, nous fûmes envoyés sous les ordres du prince
d'Eckmûhl; c'était le pire des châtiments que l'on pût
infliger à des généraux; de fait, l'on n'y plaçait que
ceux que l'on voulait punir ou ceux qui n'avaient pas le
crédit d'échapper à ce malheur (1). Quant au général
(1) J*eus du moios, en 1814, la consolation de revoir le comte
de Bentinck à Paris et de trouver en lui toute la reconnaissance
d'une belle âme. Ce pauvre comte répétait partout qu'il me devait
LES SUITES D'UNE BONNE ACTION. 39
Lemoine, il fut appelé au quartier impérial à Dresde, ce
qui néanmoins ne le mena à rien; car, sans moralité,
sans talents, sans honneur, il n'avait pour lui que son
souvenir révolutionnaire, sa basse servilité, pour ne pas
rappeler encore une fois les rapines qui en i800 l'avaient
fait chasser de l'armée d'Italie et même du service.
Délivré de ce procès Bentinck, ayant réglé tout ce qui
tenait à la marche de l'instruction de ceux de mes ba-
taillons ou fractions de bataillons arrivés à Wesel ; n'ayant
à recevoir que sous huit jours les derniers effets qui leur
manquaient encore, pouvant d'autant mieux disposer de
ce temps que je n'avais encore ni généraux de brigade,
ni ofBciers d'état-major, ni artillerie, ni commissaires des
guerres ou employés, et Wesel ne m'offrant aucun moyen
de me monter, je prévins Le Marois que je me rendais à
Bruxelles pour me procurer les chevaux dont j'avais
besoin, et que je serais sept jours absent. En fait, j'avais
une arrière-pensée, née du regret que j'éprouvais à me
trouver séparé de ma femme. Le désir de la revoir
m'obsédait sans cesse. Dieu sait ce que parfois je n'au-
rais pas fait et donné pour un jour, une heure de sa
présence, et ce que, durant mes continuelles et si dou-
Tair quil respirait encore. La veille de son départ pour retourner
en AUemagne, ne m'ayant pas trouvé chez moi, lorsqu'il y passa
pour y faire ses adieux, il m'écrivit la lettre suivante :
« Je suis mortifié, mon cher et digne ami, de n'avoir pu vous
voir Si je n*ai pas le bonheur de vous rencontrer demain matin»
agréez, je vous prie, les assurances réitérées d'une reconnaissance
étemelle. Jamais homme n'a été dans une position plus épineuse
que vous l'étiez à mon égard. Placé entre les devoirs sacrés de sa
conscience et la volonté d'un despote (mauvaise expression),
vous avez suivi le sentier de l'honneur et avez bravé les suites
de sa colère. Je me flatte que la justice divine me donnera, un
jour ou l'autre, l'occasion de vous prouver tous les sentiments que
je nourris pour vous et avec lesquels je serai jusqu'au dernier mo-
ment, etc
« Le comte de Bentinck. »
40 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
loureuses absences, je ne ruminais et n'imaginais pas à
cet égard. Or, à Bruxelles, je me trouverais à quelques
lieues d'elle, et, pouvant à la rigueur disposer de quelques
jours, il était hors de ma puissance de ne pas aller la
rejoindre. Deux confidents me furent indispensables:
mon aide de camp Yallier, qui, par des lettres adressées
chaque jour à ma femme et en style de convention,
devait me tenir au courant de tout, et mon valet de
chambre qui m'accompagnerait. Je partis avec lui le
13 mai au soir, veille du jour annoncé pour mon départ;
le 14 j'étais à Bruxelles; au lieu de passer deux ou trois
jours à choisir et à marchander mes chevaux et cinq
jours pour revenir avec eux à Wesel, j'en achetai pour
sept mille francs (1) en trois heures, et le marchand se
chargea de les faire partir le 16 au matin pour Wesel,
tandis que le 15, à six heures du soir, j'entrais à Paris,
ayant voyagé, Jacques sous son nom et moi sous le nom
de mon secrétaire, et tous deux munis d'ordres écrits
et signés par moi, et visés par un commissaire des
guerres.
Quand je fus dans Paris, il y avait encore plus de
deux heures de jour, et, comme il ne fallait pas que dans
la maison où nous logions on sût mon arrivée, je des-
cendis près la porte Saint-Denis, et, pendant que Jacques
allait placer ma calèche chez un sellier, m'annoncer à
ma femme et, d'après le plan que j'avais arrangé, con-
certer et préparer mon entrée chez moi, j'allai rue
Saint-Denis prendre un bain ou plutôt me cacher dans
(1) Dans coDombro se trouva un des plus beaux chevaux que
j'aie eus de ma vie. Il me coûta cent huit louis, sans tare; il ou
aurait valu trois ou quatre cents, mais il était sujet au vertigo. Je
fus fort heureux de le revendre cinquante à Tadjudant commandant
Bellanger, qui, habile écuyer, s'imagina pouvoir le dompter, mais
qui, trompé dans son espoir, le revendit huit louis à un homme qui
huit jours après le livra à l'écorcheur.
. I
FUGUE A PARISs 41
une baignoire, où je me fis servir à dtner. La nuit
venue, Jacques arriva avec un fiacre qui nous condui-
sit au coin de la rue Saint-Lazare et de la rue des Trois-
Frères; là nous mîmes pied à terre; Jacques, me précé-
dant, frappa à la porte delà maison, entra en la laissant
ouverte et alla se placer devant la porte de la loge, de
manière que le portier ne pût me voir entrer. Par
bonheur, je ne rencontrai personne dans l'escalier, et
ce fut sans avoir été aperçu que je pus franchir la
porte de mon appartement, que Jacques avait eu soin de
ne pas refermer sur lui et derrière laquelle ma femme
m'attendait.
Quatre jours, d'autant plus heureux qu'ils ne furent
interrompus par aucune affaire, par aucune sortie, par
aucune visite, la porte étant consignée pour tout le
monde, s'écoulèrent beaucoup trop vite. Pour le cin-
quième, enhardie par la réussite et la discrétion de nos
domestiques, ma femme avait, et dans les termes les
plus pressants, invité ûassicourt, Rivierre, Salverte et
Lenoir à dîner, et on conçoit leur étonnement lorsqu'ils
me trouvèrent. Enfin nous avions tout préparé pour que
ma femme m'accompagnât jusqu'à Bruxelles et même
jusqu'à Wesel, si j'avais l'espoir d'y rester encore
quelque temps; maâs une lettre de Val lier, adressée à ma
femme et écrite dans le style convenu, nous fit renoncer
à ce projet. Le sixième jour au matin, je sortis de la
maison comme j'y étais entré; je trouvai chez le sellier
les chevaux de poste mis à la calèche et je repartis pour
Wesel, où j'arrivai vingt-quatre heures, après mes che-
vaux et trente-six heures avant l'arrivée des ordres
pour le départ de la division. Du reste, à Paris comme
à Wesel, et à l'exception des quelques amis que j'ai
nommés, on ne se douta pas du parti que j'avais tiré du
voyage que je venais de faire, et, sans une circonstance
42 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
fatale et trop malheureuse dans ses conséquences, au-
cun regret ne serait mêlé aux moments de bonheur que
j'arrachai à une séparation dont il était si difficile de
calculer les chances et la durée.
Or cette circonstance fut l'oubli d'un volume sur
lequel se trouvait copié l'état détaillé de mes affaires et
mon testament. Le testament courrouça ma femme, et,
quand je me reporte au temps où je le fis, quand je me
rappelle les hautes considérations auxquelles on cède
dans ces actes solennels, je pense encore que ce que je
fis, je devais le faire. Mon avoir se composait alors de
320,000 francs en argent ou en valeurs; j'avais cinq
enfants, et je fis huit parts du tout, savoir : une pour
chacun d'eux et une pour ma femme, plus une seconde
pour elle et une seconde pour ma fille aînée. Ce n'était
pas par un sentiment de prédilection que j'avais favo-
risé cette dernière; mais j'avais considéré que mes fils,
ayant une carrière ouverte et comme frayée par mes
services, seraient les arbitres de leur sort; que mes deux
jeunes filles, sans même compter les quatre-vingt mille
francs dont je disposais en faveur de leur mère et la
somme égale qui leur revenait, étaient, de son chef,
assurées de trois cent mille francs; que, de cette sorte,
elles avaient un avenir certain, et que, de tous mes en-
fants, l'aînée, Laure, se trouvait celle dont l'existence
était la plus précaire. Cette assimilation ne fut pas, au
reste, ce qui irrita le plus ma femme; mais elle fut
outrée que j'eusse compris ses bijoux dans mon avoir,
et cependant pouvais-je faire autrement pour des valeurs
dépassant alors soixante-dix mille francs^ c'est-à-dire
plus du cinquième de tout ce que je possédais? Je fis
donc ce que je devais faire; d'ailleurs, je léguais à ma
femme et sa voiture et beaucoup d'autres objets, en dehors
de sa double part qui lui permettait de racheter tous les
i
MAUVAIS EFFET D'UN TESTAMENT. 43
objets pour lesquels elle aurait eu quelque prédilec-
tion. Enfin, moi tué à l'armée, elle avait droit à une pen-
sion de six mille francs. J'aurais donc été coupable de
faire plus que je n'avais fait, et, vis-i-vis d'elle, je n'eus
pas plus de reproches à me faire dans cette occasion
que dans aucune autre. Si, dans notre correspondance,
elle m'avait parlé de son prétendu grief, auquel sa trop
cruelle destinée ne devait laisser aucun objet, il m'eût
certes été facile de la ramener à des sentiments plus
justes, mais elle ne m'en dit rien; elle resta avec ses
fâcheuses impressions^ et je ne pus donner un sens au
laconisme et à la gène de ses lettres qu'à mon retour en
France. Malgré tout, ces quelques jours passés à Paris
près d'elle avaient été le dernier épisode vraiment heu-
reux de ma vie; car, lorsque le destin me ramena dans
cette France restaurée ou profanée, je n'y trouvai que
désastres, hontes et douleurs, sans compensation, sans
répit et sans bornes.
i
CHAPITRE II
^ Le 31 mai, je reçus de Le Marois la lettre la moins
militaire qu'il soit possible d'imaginer. Il me prévenait
que, conformément aux désirs du prince d'ËckmOhl et
d'après Vautorisatùm du prince de NeuchÂtel, la deuxième
brigade de la troisième division du premier corps partait
pour Brème; et il m'engageait à la suivre comme étant
destiné à la commander. Je me rendis cbez lui et, mes
lettres de service et son galimatias à la main, je lui de-
mandai ce que signifiait ce mot de destiné, et il se trouva
que le mot ne signifiait rien du tout. J'ajoutai que je
comprenais des mouvements de troupes exécutés d'après
des ordres, fort mal d'après des autorisations, pas du
tout d'après des désirs. Quant à l'exécution des ordres
que mes troupes avaient reçus sans mon intermédiaire,
il n'y avait que la gravité des circonstances qui pût
m'empêcher de m'y opposer, et cela en vertu des pou-
voirs que je tenais de l'Empereur; mais, à cause de ces
circonstances, je me bornerais à leur donner de nouveau
ces ordres, comme si elles ne les avaient pas reçus. A
cela il me répondit en me montrant des ordres assez
positifs pour achever de condamner sa rédaction. Au
reste, quel rapport y avait- il entre Le Marois et un
homme de guerre? Encore qu'il ne fût employé que sur
les derrières, ce n'est plus là qu'était sa spécialité depuis
que ce Ganymède était devenu l'ami du prince; mais ce
COMMANDANT SUPÉRIEUR A BRÈME. 45
qui était par trop sérieux, c'est qu'il était enfln avéré
que je faisais partie du corps du prince d'Ëckmûhl, ce
qui substituait pour moi l'hydre aux baliveaux. Pour
savoir le sens de cet imbroglio, j'en écrivis de suite au
prince d'Ëckmûhl, et sa réponse me donna le mot de
l'énigme. Et en effet le prince de Neuchàtel avait oublié
de l'informer de ma nomination; dès lors, croyant la
troisième division sans chef, le prince d'Ëckmûhi avait
nommé le général Carra Saint-Cyr au commandement
provisoire de cette division, qu'il me rendait. Ainsi
s'expliquait le mouvement que mes troupes exécutaient
sur Brème; avec cette explication m'arrivait Tordre de
me rendre en poste dans la même ville, et, par une lettre
postérieure, je recevais le commandement supérieur de
toute la gauche de l'Elbe, comprenant le vaste espace
qui se trouve entre ce fleuve, c'est-à-dire de Uarburg à
Cuxhaven^ la mer jusqu'à Carlsburg, et, depuis Caris-
burg, en longeant la rive gauche du Weser et tournant
la Jade, jusqu'aux frontières des départements de la
Hollande.
Le 6 juin j'étais à Brème. Les ordres, à dater de ce
moment, se succédèrent avec une rapidité qui tenait trop
de la confusion pour ne pas m'étonner; mais j'avais
alors une activité et une facilité de travail telles que,
quoi que le maréchal pût faire, l'exécution se confondait
pour ainsi dire avec la réception et le compte que j'en
rendais. Ce n'était pas peu de chose cependant que des
ordres donnés, révoqués parfois deux heures après et
changés ou modifiés le lendemain, annulant le matin le
travail de la nuit, le soir le travail du matin, sans comp-
ter qu'assez fréquemment je recevais du maréchal lui-
même la répétition de ce que son chef d'état-major
venait d'écrire ou écrivait, et que, de cette sorte, j'étais
forcé à une double correspondance pour le même objet.
46 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
Mais telle était la manière de cet homme, esprit inquiet,
soupçonneux, fatigant, dur, d'ailleurs complètement
terre à terre, s'occupant de chaque grain de sable, ne
voyant guère au delà, prenant de la mémoire et de la
ténacité pour de la capacité, n'employant cette mémoire
qu'à des minuties, usant les hommes à force de détails ,
faisant le métier de général de division et de brigade, de
colonel et de capitaine, et, par parenthèse, bien mieux
que celui de général en chef; au reste, ne croyant jamais
être assez sûr ni des autres ni de lui-même.
Le premier objet dont j'eus à m'occuper à Brème, ce
fut la défense des côtes. Le baron Gobrecht, colonel
du 9* régiment de chevau-légers, en était chargé; il
avait à cet égard des instructions très suffisantes, mais
il restait à organiser les moyens de le secourir au mo-
ment où il aurait besoin d'être renforcé, et de suite je
réglai tout ce qu'il fallait pour conduire mes troupes en
poste à son secours si une descente était effectuée, pour
pouvoir partir en une heure et pour n'être arrêté sur
aucun point. Son Excellence fut satisfaite de ces disposi-
tions, ainsi que d'une instruction sur le tir à boulets
rouges dont je fis munir chaque commandant de port
ou de batterie.
Le second objet dont je parlerai fut la revue de cha-
cun de mes bataillons, revues dans lesquelles j'embras-
sai tout ce qu'elles pouvaient comprendre, dont le résul-
tat fut de munir les troupes de tout ce qui leur manquait
en effets de campement et dont le rapport fut si précis,
si complet, que le maréchal chargea son chef d'état-major,
le général César de Laville, de m'écrire qu'il était très
content de mon rapport et des mémoires de propositions
qui y étaient joints. Je pris même sur moi de faire droit
à une demande de munitions que me présenta directe-
ment le général Bourcier, et le prince me fit dire que
LES CURIOSITÉS DE BRÈME. 47
j'avais très bien agi; mais déjà il m'avait appelé à Ham-
bourg avec la totalité de mes troupes, de sorte que mon
commandement supérieur de la gauche de l'Elbe fut un
commandement de six jours, pendant lesquels j'avais
débuté avec lui le mieux possible.
Prêt à quitter Brome et ayant quelques heures de
répit, j'allai visiter les deux curiosités que renferme cette
ville. L'une est une espèce de caveau, et je dis espèce
parce qu'il est plutôt hors terre qu'en terre; on n'y des-
cend que par trois marches, je crois; il est conséquem-
ment très clair, de plus assez vaste et ayant cela de
particulier qu'aucun corps ne s'y décompose. Une foule
d'oiseaux et de quadrupèdes étaient suspendus à ses
murs et desséchés sans avoir subi la moindre putréfac-
tion; une foule de corps achevaient d'en témoigner, et
de ce nombre se trouvait celui d'une comtesse morte il
7 avait deux cents ans; elle ne formait plus que le patron
d'une femme en cuir de bufûe très épais, les jambes
s'étant réunies, les bras paraissant à peine dessinés et
la tête s'étânt aplatie par suite de la dissolution de
toutes les parties osseuses et charnues. C'est en ce
genre ce que j'ai vu de plus extraordinaire; il n'y avait
plus de raison pour que cette forme de cuir se déna-
turât, et, prédestinée ainsi à traverser un grand nombre
de siècles, sans doute attendra-t-elle en cet état qu'au
jour du jugement dernier son âme rentre dans ce résidu
de corps et lui rende ses contours. Longtemps je la tins
dans mes bras ; lorsque je l'eus remise dans l'espèce de
cercueil qui la contenait, je n'en avais pas fini avec la
foule de réflexions qu'elle me suggéra.
L'autre, véritable caveau, est celui qui renfermait et
qui certainement renferme encore les plus vieux et les
plus précieux vins du Rhin. Ce caveau célèbre, nommé le
caveau de la Rose, contenait, sous les noms des douze
AS MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
apôtres, douze énormes pièces de vin, dont la plus an-
cienne avait je ne sais plus combien de siècles et que
l'on remplissait chaque année, savoir : la douzième
pièce par la onzième, la onzième par la dixième, la
dixième par la neuvième, et enfin la première par tout ce
qu'on pouvait se procurer de plus parfait en vin du Rhin.
On comprend que c'étaient les premiers magistrats de la
ville qui surveillaient ce caveau et soignaient ces vins,
enfermés sous je ne sais combien de clefs et de serrures,
et dans l'asile desquels on n'entrait que par délibération.
On citait un Anglais qui, à cinq cents francs la bouteille,
avait obtenu la vente de six bouteilles de la douzième
pièce. Lorsque Marie-Louise accoucha du roi de Rome,
la ville de Brème crut lui faire un cadeau magnifique en
lui envoyant douze bouteilles. Les magistrats qui m'ac-
compagnèrent dans ma visite, en ma qualité de com-
mandant supérieur de toute cette contrée , m'offrirent
en cadeau deux bouteilles; je les refusai, mais j'accep-
tai un verre de ce vin, et, je dois le dire, non seulement
je n'ai jamais rien pris de plus pur, de plus un, de plus
délicat, mais j'en ai eu la bouche embaumée, ainsi que
les moustaches, pendant vingt-quatre heures.
Après avoir mis tous mes bataillons en marche sur
Hambourg, où ils devaient camper et travailler à forti-
fier cette position; après avoir eu deux ou trois fois à
changer les itinéraires, puis la destination de ces troupes;
après les avoir fait entrer à Hambourg, où j'avais
envoyé mon artillerie et un immense convoi de muni-
tions; après avoir fait partir en poste, et pour la même
destination, le général d'artillerie Jouffroy, je m'y rendis
de la même manière; j'allais y prendre le commande-
ment supérieur, en attendant l'arrivée du général de
division comte Hogendorp, Hollandais et personnage
considérable dans son pays, de plus aide de camp de
SCENE AVEC LE MARECHAL DAVOUT. 49
l'Empereur, mais dont le nom et la fortune faisaient tout
le mérite, comme ils avaient fait toute la position. Ayant
couru toute la nuit, 'j'arrivai à Hambourg le 13 vers
midi. Vis-à-vis du prince d'Ëckmûhl, l'épouvante et
l'exécration de ses subordonnés, je crus devoir débuter
par lui témoigner quelque empressement à le saluer, et,
avant de songer à me loger, je descendis de voiture à sa
porte. N'ayant d'ailleurs reçu de sa part que des témoi-
gnages de satisfaction depuis que j'étais sous ses ordres,
je pensais être bien reçu; quel fut donc mon désappoin-
tement lorsqu'en l'abordant je vis son front se rider,
ses yeux se couvrir, sa flgure se refrogner, l'une de
ses mains relever ses lunettes, l'autre frotter son crâne
dépouillé I Et, avant qu'il m'eût dit bonjour, ou plutôt
sans me l'avoir dit, avec l'accent d'une vive colère il
m'apostropha par ces mots : c Vous avez donc sauvé
un traître? Vous aviez à faire sur le comte de Bentinck
un exemple nécessaire, et vous avez préféré faire de ce
procès un triomphe pour les ennemis de l'Empereur. »
On voit le thème et l'on comprend si je fus long à passer
de l'étonnement à l'indignation. Quant à lui, il ne céda
sur rien, ni moi non plus, et, pendant qu'il renchérissait
sur ses abominables assertions, je répétais à tue-tête :
< Ce sont les faits qui l'ont jugé, et non moi. Quatre
hommes de conscience s'honorent d'avoir partagé mon
opinion, comme je m'honore et me console d'avoir par*
tagé la leur. Je m'en étais assez positivement expliqué
par avance pour qu'on fût prévenu sur ce qu'il advien-
drait de la mise en jugement, et, si j'avais tenu une
autre conduite, je me regarderais comme un assassin. >
On nous entendait crier de toute la maison et même de
la rue ; c'était un scandale et une indignité. Cette scène
dura une demi-heure; elle aurait duré dix fois plus long-
temps, que nous n'aurions pu nous entendre. Je parlais
V. A
50 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIEBAULT.
honneur et conscience à un homme qui ne se doutait
pas, dans ce cas, de ce qu'étaient l'un et l'autre. Je profitai
donc du premier moment où il souffla au lieu de me
répondre, pour lui dire : f Prince, je ne suis pas logé,
et je vais m'occuper d'un gtte. — Votre logement est
fait, reprit-il, et le commandant de la place vous l'indi-
quera. » Après quoi, et comme je le saluais, il ajouta :
t Vous viendrez dîner avec moi, et je vous parlerai des
ordres que j'ai à vous donner. » Observerai-je qu'il ne
me reparla jamais du comte de Bentinck? Ce vilain sac
était vidé; mais d'autres sacs à discussions n'allaient
pas tarder à se remplir.
Une heure après, j'étais chez le général de Laville,
homme distingué sous tous les rapports et très digne
officier, que de plus je connaissais personnellement,
l'ayant vu à Salamanque aide de camp du duc d'Istrie :
c Quel diable d'homme que votre maréchal ! lui disge,
dès que nous fûmes seuls. — J'avoue, me répondit-il, que
c'est une chose grave que de servir avec lui. Tout ce
que le zèle peut provoquer n'est que devoir; la moindre
erreur, faute, négligence ou oubli, est crime. Il se pré-
vient facilement et ne revient jamais. Les raisons, les
circonstances, qui peuvent influer sur le jugement des
autres hommes, sont nulles à ses yeux, et il n'existe pas
de considérations humaines qui aient sur lui la moindre
action. Ainsi, par exemple, il est bon mari et bon père;
il n'a chez lui presque pas de volonté; eh bien, il sacri-
fierait sans hésiter sa femme et ses enfants, qu'il aime
tendrement, si ce qu'il regardait comme son devoir
lui paraissait le commander. Au dernier point paternel
pour les soldats, bon pour les ofQciers subalternes, il
est sévère pour les chefs et souvent plus que dur pour
les généraux, et cela encore en raison de l'élévation de
leurs grades; et c'est ce qui lui a fait le plus d'ennemis;
UNANIMITE SUR LE MARECHAL. 51
mais il n'y a à cet égard, comme sur le reste, rien à
gagner sur lui; c'est une affaire de caractère comme
c'est devenu une affaire d'habitude. — Allons, ajoutai-
je en le quittant, à ce que votre situation officielle vous
permet de m'en dire joignons les rapports secrets, et il
sera démontré que, pour mériter de servir sous ses
ordres, il faut avoir tué père et mère. »
Le général Yandamme avait été malade à Hambourg,
et j'appris que, se trouvant mieux, il en partait le len-
demain; je me hâtai donc d'aller le voir. Il me reçut
quoique encore couché, c Je vous savais employé dans
ce corps d'armée et attendu à Hambourg, me dit-il, et
d'avance je vous ai fait mon compliment de condoléance
sur le malheur de servir avec le maréchal Davout,
homme aux indignités duquel il est impossible d'échap-
per. Quant à moi, je le quitte et j'en rends grâce à Dieu.
Au reste, si l'Empereur ne m'avait tiré d'ici, je m'en
serais tiré tout seul. » Et là-dessus, il se donna carrière
et me cita vingt faits plus odieux les uns que les autres,
et que son énergique et fougueuse éloquence achevait de
rendre formidables.
Peu de jours après, j'eus l'occasion de revenir au
même siget, ou plutôt au même homme, avec le général
Dumonceau, sous les ordres duquel, et comme capitaine,
j'avais servi à l'attaque des lignes de Breda (1794);
quelque modération qu'il pût y mettre, ce fut encore
pour l'entendre me plaindre de le remplacer et pour
entendre le général Fesenzac, l'un de ses généraux de
brigade, se joindre à lui pour se féliciter de quitter le
treizième corps. Le général Dumonceau n'attendait
que le moment où je pourrais le relever comme gouver-
neur de Lûbeck et remplacer sa division par la mienne
pour partir et s'éloigner du prince d'Ëckmûhl avec une
joie d'enfant. Enfin il n'y avait qu'une voix, et cette
52 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
unanimité accablante, ce cri d'appréhension et même de
haine auquel les populations entières répondaient^ ne
purent manquer de me rappeler ce qu'en 1807 Morand
et Gauthier m'avaient dit de lui dans leur cantonnement
près de Tilsit. Toutefois, comme je n'avais aucun autre
moyen de lutter contre cette puissance ou d'échapper
à elle, c'est-à-dire de me tirer de là, il fallait bien se rési-
gner à ce que le ciel en ordonnerait.
L'heure du dîner assembla dans le salon du maréchal
une vingtaine de personnes. Lui-même y entrait lorsque
j'arrivai; mais il se mit aussitôt à se promener, et, comme
il ne disait rien à personne, personne, en dehors de
quelques apartés, ne parlait. A table^ où l'on se mit
presque immédiatement, il ne se montra pas plus cau-
sant, et il y avait à cela plusieurs raisons : d'un esprit
très ordinaire, il n'avait rien à dire, et, nul autre ne s'avi*
sant de s'emparer de la conversation qu'il ne soutenait
pas, tout se bornait à quelques mots sans suite. Fort
mangeur, il avait autre chose à faire qu'à parler, et,
placé à sa droite, je fus étonné de ce qu'il avala. Enfin,
ayant pour tout ce qui pouvait tenir à ses devoirs une
ardeur de fanatique, il ruminait même pendant les
repas ce qu'il avait à faire et ne relevait guère sa grosse
tête penchée sur son assiette, que ses yeux ne quittaient
que furtivement. De tels dîners ne pouvaient manquer
d'être tristes, et aussi, quelque courte que fût leur durée
et quelque appétit que Ton y apportât, les trouvait-on
assez longs.
En sortant de table, je passai avec le maréchal dans
son cabinet, et il m'annonça qu'il joignait au comman-
dement de ma division le commandement supérieur de
Hambourg; il me donna sur ce dernier des renseigne-
ments en partie trop minutieux, sans doute, mais qui
n'en avaient pas moins de l'importance; de sorte que,
COMMANDANT SUPÉRIEUR A HAMBOURG. 53
tout en se noyant dans les détails, il fournissait à qui
savait choisir et classer les éléments d'une instruction
rapide et tous les moyens de la compléter. Je le redis,
cet homme n'avait ni élévation dans les vues, ni étendue
ou profondeur dans les idées; mais tout ce qui était à
sa portée, il le savait avec une précision qui, sans
exclure le désordre, le maintenait au courant de tout.
On comprend, du reste, que ce qui avait rapport à la sur-
Teillance des habitants, c'est-à-dire à l'espionnage, fut
traité à fond.
Ma nomination était chez moi lorsque j'y rentrai. De
suite je me procurai un plan de la ville, et, dans la nuit, je
reçus du major Brunet, commandant la place, l'état et
l'emplacement des quartiers, des prisons, des hâpitaux,
des postes, des magasins à poudre, de l'artillerie, des
caisses, des magasins de vivres et de fourrages, des lieux
de distribution, le tableau des autorités militaires et
civiles, des principaux fonctionnaires et employés, et
leurs adresses, de même que je déterminai les rapports
verbaux et écrits qui journellement ou instantanément
devaient m'être faits. Le lendemain, 14, à la pointe du
jour j'étais à cheval, accompagné et guidé par deux offi-
ciers de la place, parcourant toute cette ville, visitant
les établissements et les postes , les anciennes fortifica-
tions, les portes de la ville et le port, l'Elbe et l'Alster
bref, examinant, fouillant, scrutant de manière que
rien ne m'eût échappé s'il venait à l'idée du maréchal de
vouloir me prendre en défaut de quelque chose; mais,
pendant que je m'efforçais de m'y appliquer, mon tra-
vail se compliqua, et, avant la fin de ce premier jour de
,mon entrée en fonction, je fus chargé de faire relever
et de compléter les fortifications de Hambourg, entre-
prise colossale et par le développement immense de
cette place, et par la nécessité de la retrancher même du
54 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
côté de l'Elbe, dont les glaces pouvaient annuler la
défense. Cet ordre émanait de l'Empereur lui-même. Le
prince avait arrêté qu'on emploierait à ces travaux
quatre mille paysans et trois mille hommes de troupes,
ces derniers se relevant de manière à fournir, sans inter-
ruption et par jour, quinze cents têtes de travailleurs
pendant seize heures consécutives. Observerai-je que, par
reflet d'une destinée si magnifique jusqu'en 1808, si for-
midable jusqu'en 1812, mais depuis si atroce, cette mise
en état de places fortes fut le coup de grâce que Napo-
léon se donna à lui-même? Et comment ne pas le recon-
naître, lorsqu'on pense qu'avec une poignée de monde,
il disputait comme un lion les coteaux de la Champagne
à la Coalition tout entière, et qu'en même temps il avait
perdu ou perdait, par la suite d'une ténacité extrava-
gante et sans aucun fruit, les 36,000 hommes laissés à
Dantzig, les garnisons de Stettin, de Wittenberg et de
Potsdam, les 22,000 hommes de la garnison de Glogau,
les 32,000 sacrifiés à Dresde, les 18,000 enfermés à Mag
debourg, et non seulement les 36,000 hommes qui se
replièrent sur Hambourg, mais 6jD à 80,000 conscrits
levés et réunis dans les contrées que nous aurions tra-
versées en nous retirant sur Lille? total effrayant de
200,000 hommes qui, annulant tous les efforts de la
Coalition, auraient sauvé la France et qui, par l'effet
moral que leur retour aurait produit, se seraient élevés
à près de 300,000, avec lesquels nous commandions la
paix et conservions le cours du Rhin. La tête se perd
quand on scrute les phases de notre agonie et quand
on est contraint de se dire que de telles fautes ont pu être
commises par Napoléon lui-même; aussi la superstition
succéda bientôt à l'étonnement, et on finit par ne plus
comprendre que l'irrévocable accomplissement des arrêts
du destin. Le ciel avait parlé, et ce qui achève de
TRAVAIL SANS RÉPIT. 55
le prouver, c'est qu'une circonstance, étourdissante à
force d'être insignifiante dans son principe, a fait de moi,
et ainsi que je le dirai, l'instrument aveugle des der-
niers désastres de Napoléon, comme si le sort avait
voulu se servir de mes mains pour une vengeance
qu'au prix de tout mon sang j'aurais prévenue ou
empêchée, si la prévision n'avait été refusée à l'homme.
Je reviens à mes occupations. Je commandais directe-
ment les troupes de ma division et de la division dite de
Hambourg, et il fallait faire face à leurs besoins, statuer
sur mille objets de détail, activer leur instruction et les
accoutumer à la discipline. Je commandais Hambourg,
et il fallait en assurer tous les services, y maintenir
une police sévère et exercer sur toute la population une
action continuelle; enfin je commandais d'immenses tra-
vaux. Outre cela» c'étaient à tous moments des demandes
de besognes spéciales; ainsi il fallut que je rédigeasse
un ordre général en cas d'alarme, et le maréchal voulut
bien en être satisfait; un autre jour, il lui fallut un juge-
ment accompagné de mille détails sur tous les chefs de
bataillon placés sous mes ordres; indépendamment de
tous les états et rapports que je lui adressais journelle-
ment, il écrivait sans cesse, et il lui fallait réponse à
tout; de même que, par jour, j'avais vingt fois à écrire à
des personnes résidant à Hambourg, et que, pour récla-
mer des bataillons ou des hommes, il fallait corres-
pondre avec tous les généraux de la terre (i). Enfin, et à
chaque moment, c'étaient des mouvements de troupes à
ordonner, à contremander, ou les bataillons à faire
retourner d'où ils étaient venus; on n'imagine pas pareil
(i) A Paris, avec Hulin; à Strasbourg, avec Desbureaux; à
Mayence, avec le maréchal Kellermann ; éi Hanovre, avec Broussier ;
à Munster, avec Lauberdière ; à Osnabrûck, avec Carra Saint-Cyr ;
à Dûsseldorf, avec Damas, et à Brème avec Osten.
56 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
casse-tête. Les jours et une partie des nuits y étaient
consacrés et n'y suffisaient pas; encore s'il m'était resté
quelques heures de repos assuré, mais on avait toujours
la fièvre avec un chef qui avait toujours le transport,
et, comme il ne dormait pas, la nuit était le temps de
ses plus nombreux messages. Je reste dans les termes
de la plus exacte vérité en affirmant que pas une nuit
ne se passa sans que je fusse réveillé à deux et à trois
reprises, et une fois entre autres parce que les travail-
leurs lui avaient dit dans la journée qu'il leur avait
manqué une demi-ration de pain. Il y avait de quoi se
donner au diable; mais enfin il n'avait pas trouvé l'oc-
casion de me dire un mot désagréable ; tout marchait avec
régularité, et, pour m'en récompenser, il ajouta encore
à mes commandements celui de la première division
de l'armée. Le 18, ma division fut réorganisée; au lieu
d'être composée de bataillons isolés, ^e qui n'avait pu
convenir qu'à une organisation provisoire, elle le fut des
premiers, deuxièmes et quatrièmes bataillons des
i6« léger, 61% 48% 108« et 411« de ligne; total, quinze
bataillons dont sept présents et huit en route pour
rejoindre, ce qui donna lieu à une dislocation générale
que je fus chargé d'opérer. Cet état de choses dura jus-
qu'au 22, où le prince me fît prévenir que le comte
Hogendorp allait me relever. Le comte arriva le 23, et le
même jour je reçus l'ordre de quitter Hambourg dès le
lendemain 24, et de me rendre à Lûbeck, comme com-
mandant supérieur de la ville et du pays, et comme com-
mandant de l'avant-garde de l'armée. Tant d'après mes
ordres reçus que d'après les instructions que le prince
me donna après le dîner que je fis chez lui, je devais
remplacer à LUbeck le général Dumonceau et relever
les troupes avec quatre bataillons de ma division qui
ne tardèrent pas à être portés à huit; y garder, comme
« ah! le méchant GÉNÉBAL! » 51
appartenant à elle, les huit pièces de canon que ce géné-
ral y avait conduites et trois escadrons du 8* de chas-
seurs à cheval; y joindre au commandement de ces
troupes une brigade et un régiment de cavalerie danois
du corps du prince de Hesse, je crois, frère de la reine
de Danemark. Mes ordres portaient en outre que je fusse
rendu à Lûbeck le 25, et que je partisse de Hambourg
sans que personne connût ma destination. Tout cela fut
exécuté.
C'est dans ce trajet fait à cheval que, le 25, je ren-
contrai à quatre lieues de Lûbeck le général Dumon-
ceau et le général Fesenzac, si joyeux de quitter le
prince d'Ëckmûhl. Deux heures après, j'entrais à Lû-
beck; il pleuvait à verse, et personne n'était à la porte
de la ville pour me conduire à mon logement. Certes je
n'étais ni injuste, ni fantasque, ni dur, ni exigeant pour
ce qui ne devait pas être exigé; mais pour tout ce qui
était devoir et exécution des ordres, personne n'était plus
sévère que moi. Ce fut donc de fort mauvaise humeur que
je me rendis chez le commandant de la place; c'est très
en colère que j'arrivai à la maison qui m'était préparée
et où messieurs mes aides de camp essuyèrent une vio-
lente bourrasque. La femme et les deux fort jolies ûlles
de mon hâte, auprès desquelles ces messieurs faisaient les
gentils au lieu de se trouver à ma rencontre, furent si
épouvantées de mon début qu'elles se sauvèrent en
s'écriant : c Ahi le méchant général! »... Une demi-
heure après, je me fis annoncer à ces dames; elles
tremblaient à mon entrée; un quart d'heure plus tard,
elles riaient comme des folles, et, lorsque je les quittai,
j'étais l'ami de la famille. Mais, pendant que j'avais fait
une toilette que le temps le plus affreux avait rendue
inévitable, des ordres avaient appelé chez moi les auto-
rités et principaux fonctionnaires civils et militaires;
58 MEMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
le temps de ma visite m'avait conduit au moment de
mon dîner, et, en quittant la table, j'ouvris une séance
qui dura jusqu'à minuit et pendant laquelle je me mis
au courant de tout ce qui tenait à la ville et au pays,, et je
m'occupai d'organiser et de faire commencer dès le
lendemain les travaux qui devaient achever de fortifier
Travemûnde et de mettre Lûbeck en état de défense.
Ainsi en trois semaines j'avais décidé de la vie du
comte de Bentinck; sans qu'aucun des chefs de l'armée,
sans que le commandant de Paris, sans que le ministre
de la guerre ou celui de la police en sussent un mot,
j'avais fait une fugue sur Paris où j'avais séjourné
cinq jours; j'étais revenu à Wesel; tout ce qui s'y trou-
vait réuni de ma division et moi, nous nous étions rendus
en hâte à Brème, où j'avais organisé un transport par
chariots, moyennant lequel toutes mes troupes pou«
vaient arriver en moins d'un jour sur la pointe de la côte;
trois semaines encore, et j'aurai exercé trois comman-
dements supérieurs et le commandement de l'avant-
garde de l'armée; j'aurai commandé trois divisions fran-
çaises et une brigade danoise; sans parler de Harbourg,
j'aurai organisé et mis en activité les travaux destinés
à transformer trois places démantelées en places de
guerre. C'est certainement l'époque de ma vie où le plus
de choses différentes se sont succédé pour moi en aussi
peu de temps.
Ayant flairé l'ours mal léché sous les ordres duquel la
fatalité m'avait placé, ayant senti d'assez près la dureté
de son poil toujours hérissé, je ne pouvais me croire
hors d'atteinte par là même que j'étais éloigné de lui;
mais un courrier et deux par jour, parfois dix lettres
en vingt-quatre heures, et la correspondance la plus pé-
nible, la plus chicanière et la plus minutieuse, des
appels ou des messages continuels, m'eussent nuit et
COMMANDANT SUPÉRIEUR A LÏJBECK. 59
jour rappelé, si je l'avais oublié, que j'étais encore sous
sa patte. Aussi, comme on peut le croire, je n'en conti-
nuai pas moins à faire tout ce que le zèle sans initia-
tive, tout ce qu'une obéissance passive pouvait rendre
possible. Avec une surprise qu'il avait eu l'attention de
me ménager complète, je reçus le soir même de mon
arrivée à Lûbeck et à dix heures l'ordre de faire arrêter
et de diriger sur Hambourg cinquante des habitants de
cette ville, choisis parmi les plus turbulents de nos
ennemis. C'était me faire débuter d'une manière exé-
crable. On a vu tout ce que j'avais obtenu à Fulde, à
Burgos et à Salamanque par des moyens tout à fait dif-
férents. Il y avait donc chez moi répulsion de caractère
et d'expérience; mais, avec le prince d'Eckmûhl, ce début
n'était qu'une conséquence de mille précédents et plus.
La ville de Lûbeck était vis-à-vis de nous dans de mena-
çantes dispositions, fait assez naturel; car, comme ville
hanséatique, elle était une des trois villes de ces contrées
qui perdaient le plus par notre présence; elle était aussi
le dernier point occupé par nous; ses habitants se trou-
vaient sans cesse en communication avec l'ennemi, et
c'était les pousser davantage vers cet ennemi que de
les traiter avec un excès de rigueur. Quoi qu'il en soit,
l'ordre , ainsi que je l'ai dit, parvint à dix heures du
soir. A minuit, les listes étaient faites par le commissaire
de police et le commandant de la place; dans la nuit
et la journée du lendemain, trente-quatre arrestations
furent effectuées, et ces trente-quatre détenus partirent
pour Hambourg le 26, à la pointe du jour, et les seize
restant le 27. Cet ordre, au surplus, produisit l'effet que
de tels ordres ne peuvent manquer de produire; il aug-
menta le mal au lieu d'y remédier; j'en rendis compte;
mais s'arrêter dans une mauvaise voie, c'est se con-
damner. Le prince ordonna donc de faire cent arresta-
60 MËHOIKBS DU GÉNÉRAL BARON THIÉBaULT.
lions Douvelles, et, sur mes observations, les réduisit de
vin^ ou trente individus; disposition à laquelle il sub-
stitua, le 6 juillet, et dans une lettre qui le montre à nu,
l'ordre d'arrêter et d'envoyer à Hambourg les cinq à sii
cents hommes les plus mauvais sujets de la canaille,
et même celui d'arrêter et d'envoyer séparément les fils
de ces hommes ayant treize ans au plus. Quel cher,
celui qui rendait le général de Laville capable de signer
de telles choses I
Pour achever de gagner le cœur des Lflbeckois, le
décret qui mettait Ltibeck en état de siège fut arBché le
28 juin et complété par une proclamation écrite au dia-
pason des circonstances, et que je crus devoir y joindre.
Enfin j'ordonnai un nouveau désarmement, et plus de
trois mille fusils furent livrés, alors que le désarmement
opéré par le général Dumonceau n'en avait fait livrer
que sept cent8(l).
Des désertions eurent lieu dans un régiment de che-
vau-légers et parmi les Danois; j'eus la preuve que les
déserteurs avaient été embauchés, et j'en écrivis au gé-
néral baron de Tettenborn, commandant l'avant-garde
russe. Ce général me répondit une lettre presque gogue-
narde; ma réponse fut faite à l'instant et sur le mâme
ton. Dans la croyance qu'il en serait content, je la com-
muniquai au prince d'Eckmahl, sous le prétexte de la lui
soumettre; mais je n'en hâtai pas moins l'envoi, de sorte
que, lorsque le prince décida qu'il ne fallait pas donner
(1) Le 29 fut coDBUcré à la visite des travaux da TravsmQnde, et
au nombre des onze dépâclies que j'eipt^diai au prince le 30 juin
se trouvait sur les forts, etc., ud rapport ijui, eu faite, en rensd-
goemonts et au obaen'ations, dépassait tout ce i quoi lui-m^me
pouvait s'atleodre après une première visite. Je le traitais comme
il le méritait de l'âtre, c'est-à-dire qu'on tait de déLaila Jo De lui
t'aidais grAce, pour le compte reniiu des conatructiuns, ni d'une
pieiTB, ai d'une assise, et il était content.
RÉVOLTE A LDBEGK. 61
suite à cette correspondance, je ne me vantai pas de
l'empressement que j'y avais mis.
Mais un fait plus grave eut bien tût lieu. Et en effet,
le 5 juillet au soir, au moment de la retraite des cava-
liers danois, les dragons du Jutland, espèces de colosses,
se moquèrent de nos petits soldats, les assaillirent à
coups de pierres et de couteau, en blessèrent deux et
furent soutenus dans cette agression par des habitants
de Lûbeck. Aussitôt les postes et piquets furent doublés;
de nombreuses et fortes patrouilles se succédèrent dans
tous les sens, trente officiers supérieurs et capitaines
commencèrent des rondes jusqu'au jour; moi-même, je
parcourus la ville jusqu'à deux heures du matin. Un
grand nombre d'emprisonnements furent faits, et, de
ma main, j'arrêtai un de ces habitants trouvé avec des
soldats danois. Pendant ce temps le maire de Lûbeck fit
imprimer un avis portant que tout habitant qui insul-
terait un soldat français serait traduit à une commission
militaire, et dès le lendemain cette commission militaire
fut réunie; un boucher, nommé George Prahl, convaincu
d'avoir été l'auteur et l'instigateur de ce mouvement
insurrectionnel , et d'avoir résisté à la force armée, fut
jugé et fusillé (4); d'après les ordres du maréchal,
plusieurs autres furent enfermés ou déportés; cinq cent
soixante hommes, pris parmi les plus turbulents, furent
arrêtés et envoyés à Hambourg, où ils furent employés
aux fortifications de l'île de Wilhelmsburg (2). Quant
(1) En recevant la lettre par laquelle je rendis compte au maré-
chal de ces désordres et de la réunion d'une commission militaire,
il me répondit : « J'espère que la commission a déjà fait des
exemple^ »
(2) Etant donné le caractère assez peu ordinaire de cette mesure,
j'avais cru devoir annoncer aux intéressés leur destination ; mais le
prince en jugea autrement et jugea que cette révélation décelait
de la faibleëse. Je répondis que, s'il avait voulu que je n'en par-
62 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
aux Danois, je réanis leurs ofQciers et je les traitai de
manière à en faire pleurer quelques-uns; mais j'eus
beau menacer, je ne pus leur faire découvrir aucun
coupable , ce qui me décida à faire sortir ces dragons
du Jutland de Lilbeck et à les disperser dans de mauvais
villages. On le voit, notre position devenait de plus en
plus difficile. Si on ne nous avait jamais aimés dans
ces contrées, comme dans tant d'autres, on nous avait
craints; or, cette crainte se dissipant, restait la haine
que l'on ne déguisait plus. Les Danois enrageaient de
servir avec nous, et les habitants de les voir nos auxi-
liaires. Ce que l'on pensait ou ce qu'ils pouvaient mani>
fester de leurs secrets sentiments n'expiait même pas
leur rôle aux yeux des habitants; et je me rappelle, à
ce sujet, la plus jeune des deux filles de mon hôte (Char-
lotte), belle personne et charmante, à la politique près;
elle ne pouvait plus se contenir dès qu'il était question
de ces Danois, et elle me disait : c Que vous nous fas-
siez la guerre, bien, c'est votre devoir; mais ne me par-
lez jamais de vos vieux Danois. > Or ce mot < vieux »
était de sa part l'injure la plus terrible; loin d'être
vieilles, les troupes danoises étaient toutes composées
de jeunes gens, et des plus magnifiques qu'on puisse
imaginer. Au reste, cette aiîaire de Danois n'en resta
pas là; le prince communiqua tous mes rapports au
comte de Schulenbourg(i), commandant le corps d'ar-
lasse pas, il fallait m'en prévenir; mais que je n'avais pu voir un
secret dans une information officiellement faite.
(1) Le comte de Schulenbourg m'en voulut de mes rapports et,
sur un exposé absurde et faux, se plaignit de ce que j'avais mis à
la disposition d'un régiment d'infanterie danoise les chevaux d'ar-
tillerie d'une demi-compagnie placée à TravemOnde. Le prince
m'en écrivit, en ajoutant cependant qu'il croyait à un malentendu.
L'explication fut facile; mais, ainsi que j'en prévins le prince (25
juillet, a* 112), et sans qu'il m'eût fait une observation à cet égard,
j'écrivis directement au comte de Schulenbourg, pour l'inviter à
NOS ALLIÉS LES DANOIS. 68
mée danois, sous les ordres du prince de Hesse; la
vigueur de ces rapports détermina ce comte à m'envoyer
en toute hâte son chef d'état-major, le comte de Barden-
fleth, qui changea les corps dont j'avais eu particulière-
ment à me plaindre, acheva de rétablir Tordre et la
discipline parmi les autres, et remplaça le général
danois que j'avais trouvé à Lûbeck par le général de
Lassen, dont je n'eus qu'à me louer, et qui, notamment,
établit et maintint la meilleure intelligence entre les
troupes françaises et danoises (i).
Nous étions au 49 juillet, l'armistice pouvait finir le
25 à minuit; nous avions donc encore six jours de ga-
rantie contre toute hostilité, lorsque je reçus de l'audi-
teur au conseil d'État Lecocq, commissaire supérieur de
police à Lûbeck, des rapports portant que l'ennemi,
entrant en mouvement sur tout notre front, était de tous
côtés rejoint par de nouvelles troupes, et qu'au mépris
de l'armistice le prince royal de Suède, qui commandait
toutes les forces russes, prussiennes, suédoises et
mecklembourgeoises qui se trouvaient devant nous,
passerait la Wa'ckenitz et la Stecknitz le lendemain 20,
et marcherait sur moi. De fait, ses postes, ses patrouilles,
ses vedettes se succédaient et se multipliaient sur toute
la ligne; tous les villages s'encombraient de soldats, et
les habitants du territoire neutre qui séparait les deux
se faire dorénavant mieux informer, lorsqu'il se permettrait de
parler de choses me concernant, et pour lui observer que, dans le
cas dont il s'agissait, il aurait pu commencer par m'écrire.
(1) Cependant une autre contestation s'éleva relativement à
l'exécution d'un de mes ordres. J'en référai au maréchal, auquel
j'écrivis : « Je suis persuadé que MM. les généraux danois n'y
mettent aucune intention d'inconvenance; mais ils devraient savoir
que l'autorité militaire n'admet pas de partage. Comptez » du reste,
que je ferai toujours ce qui me semblera possible pour concilier
leurs désirs avec ce que les circonstances commanderont » Et mes
ordres furent maintenus.
64 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
armées déménageaient et fuyaient en masse. Or ce qui
pour moi compliquait cette position, c'est que, d'après
les instructions du prince d'Ëckmûhl, Lûbeck, que l'on
avait cependant fait fortifier par tous les moyens pos-
sibles, n'était pas un des points à conserver si l'ennemi
prenait l'offensive ; dans ce cas, il m'était prescrit de
me retirer. Il faut même ajouter que, par une inconce-
vable inadvertance, le prince, si minutieux et si prolixe,
ne m'avait pas informé que le corps du prince de Hesse
venait de prendre position au nord de la route de Ham-
bourg à Lûbeck, de sorte que je ne voyais d'appui qu'à
Hambourg, dont j'étais séparé de dix-sept lieues, et de
salut que dans une retraite; et cette retraite me semblait
d'autant plus compromise que le prince royal de Suède,
manœuvrant par ma droite, ne pouvait manquer de la
couper en deux marches. Et pourtant, même dans l'hy-
pothèse d'un entier isolement^ comment se retirer sur
des ouï-dire ou sur des démonstrations qui, avec l'appa-
rence de mouvements préparatoires à une grande at-
taque, pouvaient n'être que des ruses de guerre? Et cela
était d'autant plus sérieux que, dans les rangs de mes
troupes danoises, fort braves sans doute, personne
n'avait la moindre idée de la guerre, ainsi que des gau-
cheries et des erreurs me le révélaient chaque jour, et,
de mes propres troupes, aucun soldat n'avait encore
tiré à la cible, aucun canonnier n'avait pointé une
pièce.
Cependant, vis-à-vis d'un chef comme le prince d'Eck-
mûhl, il ne fallait pas donner prétexte à ce qu'il pût être
en droit de réprimander. Je fis donc commencer sur
Hambourg l'évacuation de tout ce qui pouvait m'embar-
rasser, les hôpitaux y compris, et je chargeai mon aide
de camp, de Montmorillon, de porter au prince les rap-
ports que je venais de recevoir et une lettre dans la-
L*ARMISTIGE DE PLESWITZ. 65
quelle je lui demandai de considérer quelle serait ma
position si l'ennemi s'emparait de la hauteur qui, en
arrière de ma droite, se trouve à la jonction de la Steck-
nitz et de la Trave. Le prince me répondit à l'instant
même pour m'annoncer un renfort de quinze cents à
deux mille Danois, en attendant qu'il pût m'envoyer
ma seconde brigade; il me disait encore de faire occu-
per par trois compagnies et par trois pièces de canon la
position que je lui signalais; disposition que, dès le départ
de Montmorillon et sans attendre les ordres qu'il me
rapporterait, j'avais prise et exécutée. Mais je ne m'en
étais pas tenu là, et, pour être averti de partout à la
fois, pour avoir sur les points les plus importants des
avant-gardes, que d'ailleurs je m'étais ménagé les
moyens de faire reployer ou de soutenir par mes ré-
serves, j'avais établi trois autres camps, tous trois cou-
verts par une chaîne de postes de cavalerie, savoir, un
camp français à Muisling, un autre à Hohewarte et un
camp danois à Rollebeck, et, mes dispositions faites,
j'en écrivis jusqu'aux moindres détails au prince, qui les
approuva; toutefois l'attaque si positivement annoncée
par M. Lecocq n'eut pas lieu; toutes ces démonstrations
étaient des ruses de guerre du prince royal de Suède,
qui, avant de se réunir avec presque toutes ses forces
aux autres grandes armées de la Coalition pour accabler
Napoléon, s'était amusé à nous donner cette alerte.
L'armistice n'avait donc pas été violé, et nous fûmes
même informés qu'il était prorogé au 15 août, jour de la
fête de l'Empereur. Le fait nous parut singulier. L'Em-
pereur s'était-il imaginé que, par souvenir d'Austerlitz,
ses troupes doubleraient d'ardeur et de dévouement?
Mais les hommes des farandoles du i*' décembre 4805
n'existaient plus, et je ne sais combien de fois ils avaient
été remplacés dans les rangs, puis rejoints dans la tombe.
66 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
Quant à l'ennemi, s'était-il figuré qu'il pourrait nous
surprendre dans l'ivresse des fêtes ? Cela n'était guère
supposable. Quoi qu'il en soit, et quelque service qu'on
eût rendu, on ne commettait pas impunément avec le
prince d'Ëckmûhl des erreurs de la nature de celle de
M. Lecocq et de ses agents; aussi je reçus l'ordre de
faire arrêter les trois agents qui avaient donné ces nou-
velles, de les envoyer à Hambourg et de signiGer à
M. Lecocq sa destitution; une pareille mesure était injuste
et mauvaise, car les mouvements annoncés avaient eu
lieu. M. Lecocq et ses agents avaient été trompés sur
les forces, sur le but, mais ils n'étaient pas militaires;
des militaires même pouvaient s'y méprendre; bien
plus, ils eussent été cent fois criminels, s'ils n'avaient
pas rendu compte de tout ce qu'on leur avait dit. Ils
auraient pu sans doute être moins affirmatifs, mais en
dernière analyse c'étaient les cbefs de l'armée qui de-
vaient en juger. En admettant même qu'il se trouvât de
faux agents parmi ceux employés par le sieur Lecocq,
pour les traiter comme tels, il fallait autre chose que de
simples suppositions. D'ailleurs, n'avaient-ils fait que de
faux et insignifiants rapports, ces agents, grâce aux-
quels je fus le premier chef militaire qui apprit que, à l'in-
stigation de Bernadotte, Moreau venait de débarquer à
Gothenbourg et de partir pour rejoindre Alexandre, si
bien que je pus en informer de suite le maréchal, qui
transmit ainsi cette grave nouvelle avant toute autre?
Enfin il nous restait trop peu d'hommes voulant encore
nous servir d'espions, pour sacrifier ainsi ceux qui
n'avaient été que dupes de leur zèle. Et qu'eût-ce été si
j'avais exécuté l'ordre de faire administrer à quiconque
donnerait une fausse nouvelle cinquante coups de bâton
par jour, et cela pendant huit jours, tout en menaçant
les auteurs de tout rapport faux de les faire fusiller?
LÀ MANIE DES DÉTAILS. 67
C'était le moyen de les faire tous fuir; mais les aberra-
tions étaient familières à Son Excellence.
L'excès en tout est un défaut, et personne ne m'a plus
souvent rappelé ce vieux proverbe que le marécbal
Davout. Ainsi la vigueur est indispensable dans un grand
commandement, et il y substituait la violence, la gros-
sièreté, la cruauté; il faut une ténacité raisonnée, et il
n'avait qu'une obstination animale; il faut savoir do-
miner les détails, et il se perdait dans les plus misérables
minuties; il faut, pour tirer parti de tout, ne demander
que le possible, et il exigeait sans cesse l'impossible; il faut
exciter le zèle, et il rebutait tout le monde; il faut une
sorte de déûance prudente, et il poussait la méfiance au
point qu'il ne s'en rapportait à personne pour interroger
même des gens dont évidemment il n'y avait rien à tirer;
ainsi il me loua de lui avoir envoyé de Travemûnde à
Hambourg les trois hommes de l'équipage d'un yacht
mecklembourgeois capturé à tort ou à raison par deux
corsaires qu'il m'avait fait armer en course. Et en quoi
consistaient ses interrogatoires? C'était une pitié; mais
tout cela était l'inévitable conséquence de la médiocrité
aux prises avec les plus grands devoirs et d'une acti-
vité fiévreuse, d'un entêtement buté qu'aucune considé-
ration humaine ne pouvait retenir dans quelques bornes
que ce fût.
En quatre jours il bouleversa deux fois tout mon com-
mandement. Le 25 juillet, au moment où les hostilités
pouvaient encore recommencer, il m'avait fait prévenir
par le général de Laville que ma division conservait son
numéro trois (i), puis, le 29, que ma division ne serait
(i) Le 23, et sous le numéro trois, ma division se composait : l^des
quatre batailons du 48* de ligne et des quatre bataillons du 108*
formant, sous les ordres du générai Leclerc, ma première brigade ;
2* des quatre bataillons du 15* léger» et des premier et deuxième
68 MÉMOIRES DU GENERAL BARON THIÉBAULT.
plus la troisième, mais la quatrième, et ce fut roccasion
d'un micmac de régiments qui fit le plus grand tort à Tin-
struction. Ces changements de numéros, de division et
de généraux me parurent assez sérieux pour me faire
désirer d'en avoir l'explication, et, en me répondant que
j'avais une belle division et de bons généraux, ce qui
était vrai, mais ce que je ne demandais pas (1), on m'in-
forma que ce changement de division résultait d'un
ordre antérieurement donné par le major général, et
dont le général Loison avait réclamé l'exécution, afin que
le numéro de sa division cadrât avec l'ancienneté de son
grade. Mais, en ce cas, pourquoi s'en être écarté, le
25 juillet, pour y revenir le 29, puis par modification le
9 août? Pourquoi avoir pendant deux mois fait courir
les bataillons du 111* de Hambourg à Lûbeck et de
Lûbeck à Hambourg, tout comme si on avait voulu les
faire jouer aux barres?
Sur ces entrefaites, des bruits de paix avaient pris
quelque consistance, et j'eus la pensée de faire venir
ma femme. J'en écrivis au général de Laville, qui me
bataillons du 44« de ligne, formant ma seconde brigade, sous les
ordres du général Lauberdière, ces généraux et ces troupes se trou-
vant à Hambourg ; l'intention du maréchal était cependant que,
jusqu'à nouvel ordre, je restasse à Lûbeck pour y commander
supérieurement.
Le 29, ma division, prenant le numéro quatre, se composait, sa-
voir : la première brigade , aux ordres du général Gengoult, des
quatre bataillons du 30* de ligne et des quatre du 61*, et la seconde
brigade, commandée par le général Delcambre, des deuxième et
troisième bataillons d'abord, et dix jours plus tard des troisième
et quatrième bataillons du 33« léger et des quatre bataillons du
111« de ligne, régiment qui, par parenthèse, et je ne sais plus com-
bien de fois, avait déjà fait partie de ma division, à laquelle il ap-
partenait, puis, attribué à d'autres divisions, ne les rejoignait que
pour les quitter aussitôt.
(1) Les divisions d'infanterie sont généralement de quatre régi-
ments de deux bataillons chacun. Les divisions du treizième corps
étaient chacune de quatorze bataillons.
AVANT LA REPRISE DES HOSTILITES. 60
répondît qu'il y voyait d'autant moins d'inconvénient
que Mme la princesse d'Ëckmûhl était en ce moment
auprès du maréchal; toutefois il croyait devoir me
prévenir que. si les hostilités recommençaient, le maré-
chal, ainsi qu'il l'avait déjà fait pour la femme du
général Michaud, ne permettrait à aucune femme d'of-
ficier général de rentrer en France. C'était cent fois
déterminatif quant à ma femme, si facile à effaroucher,
et dont je me rappelais les terreurs 'folles vis-à-vis des
Espagnols.
Nous venions cependant d'entrer dans ce mois d'août
prédestiné à commencer une série de désastres, qui pour
nous ne devaient avoir ni terme ni mesure; mais, en ce
qui me concernait, les corps placés sous mes ordres
continuaient à s'instruire; Lûbeck, mise à l'abri d'un
coup de main, ne renfermait plus que quelques centaines
de malades pouvant donner lieu à une évacuation ; Tra-
vemûnde, fortifiée, avait reçu une garnison danoise, ce
qui avait permis de faire rentrer en ligne les trois cents
hommes du lil* régiment, qui formaient la garnison
primitive; le commandant du fort, approvisionné en
vivres, en munitions et en argent, était pourvu d'une
instruction complète et précise; les troupes, que les vic-
toires de Lûtzen et de Bautzen servaient à électriser,
s'exaltaient au nom de TEmpereur et prenaient confiance
en elles-mêmes; pour moi, les détails diminuaient; la
correspondance qui n'avait pu manquer d'être im-
mense entre un chef ayant la maladie de tout prévoir,
de tout écrire, et un subordonné qui, pour couvrir sa
responsabilité, faisait autant de questions qu'il recevait
d'ordres, cette correspondance se ralentissait faute d'ali-
ments, et, de cette sorte, c'est avec une certaine quiétude
que nous approchions du moment où l'armistice allait
finir. La fête de l'Empereur se préparait sans trop d'ap-
70 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
préhensions lorsque, le 9 août, je fus informé qu'elle
serait célébrée le 10. Je ne suis pas superstitieux; mais
c'était un fâcheux anniversaire, qui de nouveau me
remit en mémoire le terrible pronostic des fêtes du ma-
riage en 1810. Pour en revenir à la célébration du 15,
qui devenait pour la circonstance le 10 août, on la vou-
lut imposante et impérative; à Lûbeck, elle fut l'un et
l'autre.
Le 9 au soir, le canon l'annonça, et la ville futilluminée;
le 10, à six heures du matin, à midi et à six heures du
soir, de nouvelles salves furent tirées. Suivi des corps
d'ofQciers, des autorités et des personnages les plus no-
tables, escorté de deux compagnies d'élite françaises et
de deux danoises, notre cortège se rendit solennelle-
ment à la cathédrale, où un Te Dmm fut chanté. A deux
heures eut lieu la revue de toutes les troupes françaises
et danoises, maniement d'armes et manœuvres.
La plaine où s'était passée cette revue devait être aussi
le lieu du banquet qu'on servit à six heures. Au milieu,
des arbres séculaires formaient les trois quarts d'un cer-
cle s'ouvrant à l'est et qu'on utilisa comme salle de ver-
dure; une vaste table ronde y fut dressée pour les auto-
rités, pour les officiers supérieurs, etc.; puis, en dehors
du cercle des grands arbres et dans le prolongement
de la table ronde, une longue table de deux cent
soixante couverts s'étendait entre des lignes de jeunes
sapins coupés; elle était destinée aux officiers subal-
ternes. Quant aux troupes, on avait dressé pour elles et
dans une grande allée bordant cette vaste plaine autant
de tables qu'il y avait de bataillons : les tables à numéros
impairs pour les Français, les tables à numéros pairs
pour les Danois. Le repas terminé, je portai, au bruit du
canon, la santé de l'Empereur, et les Danois rivalisèrent
avec les Français pour faire éclater le tonnerre des
DERlNIÉRE FÉTK de L*EMPER£UR. 71
vivats auquel toutes les tables des soldats répondirent.
Enfin le colonel duiil% qui, en l'absence de nos deux
généraux de brigade, commandait celles de mes troupes
réunies à Lûbeck, porta la santé du roi de Danemark,
accueillie de part et d'autre par des acclamations égales;
alors, suivi de tous mes convives, j'allai visiter chacune
des tables des bataillons, et mon passage fit redoubler
les cris de : Vive l'Empereur! A huit heures et demie, la
ville ,fut réilluminée, et, grâce à la propension qui en-
traîne toutes les femmes au plaisir, grâce à la curiosité,
mais aussi à la peur(i), les cinq cents personnes les
plus distinguées de Lûbeck se réunirent pour un bal
qui dura toute la nuit et que je me bornai à ouvrir. A
dix heures fut tiré un feu d'artifice. Telle fut cette fête,
favorisée par un temps magnifique et pendant laquelle
mes troupes se livrèrent à une indicible exaltation et
les Danois renchérirent sur ce qu'on pouvait attendre
d'eux; fête à laquelle les habitants eux-mêmes prirent
une part que j'aurais crue impossible; c'était la dernière
qui dût être célébrée en l'honneur de l'homme extra-
ordinaire qui depuis dix-sept ans avait associé la France
entière â tant de triomphes et de fêtes.
(1) Un officier danois appartenant an bataillon de Fionie, et dont
les Souvenin ont été publiés dans la Revue de Parti (2« année,
n* 12, p. 831), a donné de cette fôte une description qui complète
avec beaucoup d'intérêt les quelques détails que donne ici le géné-
ral Thiôbault. Nous renvoyons le lecteur à cette description, et
nous nous contentons d'y relever ce trait caractéristique. Pour le
bal qui devait suivre la fête, nombre de dames hostiles à l'alliance
française s'étaient excusées, et le bal eût été maussade si le géné-
ral Thiébault n'avait envoyé à ces dames le major de la place
chargé de leur annoncer que toutes celles qui ne danseraient pas
le soir iraient travailler le lendemain sur les remparts. L'expédient
fit son effet, et, si toutes les dames étaient arrivées avec des mines
graves, la « Pirvalss » eut bientôt réchauffé les cœurs. (Éd.)
CHAPITRE III
Cependant, tout en ordonnant et en réglant cette célé-
bration, je n'avais pas dû négliger des occupations bien
autrement sérieuses. J'étais confidentiellement prévenu
par le maréchal que si les hostilités recommençaient,
Lûbeck devant être évacuée, je ne recevrais à ce su-
jet mes ordres qu'au dernier moment, et que par con-
séquent, et à dater du 12, il fallait me tenir prêt à
exécuter, deux heures après les avoir reçus, tous les
ordres qui pourraient m'étre adressés (i). Le 13 et le
(1) A une cinquantaine près et naturellement choisis parmi les
moins malades, tous les militaires qui se trouvaient dans les hôpi-
taux avaient été évacués, les Danois sur Bramstedt, les Français
sur Hambourg; et cette évacuation fut attribuée au désir de sou-
lager Lûbeck. Sous différents prétextes, tout ce qui était équipages
partit, le 11, pour Hambourg, à l'exception de trois calèches, la
mienne y comprise. La garnison de Travemûnde était définitive-
ment composée de trois cent soixante-neuf Danois, dont quarante-
trois artilleurs, de vingt-deux douaniers français à pied, de douzo
marins et d'un état-major de trois personnes. Le 12, je me rendis
dans ce fort pour compléter les instructions précédemment don-
nées; j'y joignis un plan directeur et une instruction sur le tira
boulet rouge. Deux grils pour chaufferies boulets arrivèrent, ainsi
que tous les bois de construction qui pouvaient y devenir néces-
saires. Un mois de solde (6,736 francs) fut versé entre les mains du
chef de bataillon Loyii, commandant le fort, où on construisit deux
fours et on fit un grand amas de gazon ; je donnai au commandant
un nouveau chiffre; j'expédiai de Lt)beck trois bâtiments gréés,
garnis de m&ts, voiles, rames et gouvernails de rechange; mais,
pour échapper aux postes de l'ennemi, je fis faire à ces bâtiments
L'ARMISTICE DÉNONCÉ. IS
14 août se passèrent dans le silence, espèce de calme
précurseur des bourrasques. A trois heures du soir, un
courrier, expédié dans la nuit et qui m'arriva vers midi;
m'apporta la nouvelle que l'armistice avait été dénoncé
le 12, et que les hostilités recommenceraient le 17, puis
l'ordre de quitter Lûbeck dans deux heures avec toute
l'infanterie et l'artillerie françaises et danoises; devenir
coucher avec la totalité de ces troupes à Oldesloe et
d'en partir le lendemain, 16, pour Wandsbek, où je
trouverais de nouveaux ordres. Quant à Lûbeck, il fal-
lait nier que cette ville devait être évacuée, annoncer
qu'elle allait être couverte par le mouvement de l'armée ,
ordonner que le sous-préfet, M. Himbert de Fergny,
le commandant de la place, M. de Saint-Bias, le com-
missaire des guerres et leurs employés y restassent, et
y laisser tout ce qui s'y trouvait de gendarmes, les
douaniers au nombre d'une centaine et toute la cavalerie
danoise (1).
un trajet de nuit, de môme que, pour pouvoir répondre au feu des
postes, je fis monter chaque b&timent par vingt-cinq hommes d'in-
fanterie. Le prétexte d'un tel envoi était de faire des reconnais-
sances dans le golfe de Dassow; le but était de transporter au
besoin la garnison de Travemûnde à Kiel, dans le Holstein. Quant
aux équipages, ils devaient être composés de douze marins et de
vingt-deux douaniers, qui en outre étaient destinés à servir d*in-
terprétes entre le commandant du fort et les Danois. Et de cette
sorte tout ce qui avait rapport k Travemûnde, à sa défense et
même à la retraite de sa garnison, tout ce qui tenait môme à l'éva-
cuation de Lûbeck, se trouva terminé ou préparé autant que cela
pouvait l'être.
(1) Tout ceci est le comble de l'absurdité ; car, si cette cavalerie
avait été vigoureusement attaquée de nuit ou même de jour par un
corps qui se serait brusquement jeté entre elle et la ville, je ne
sais au monde ce qui aurait pu sauver les autorités, les cent cin-
quante Danois, les cent douaniers et les gendarmes que nous leùs-
aions à Lûbeck. Le mouvement que le maréchal allait exécuter ne
pouvait môme les sauver, pendant bien des jours du moins, car il
laissait plus de dix heures entre sa gauche et la droite de cette
74 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
Certes tout ce qui avait pu être préparé en vue d'un
départ rapide l'avait été; mais il est des choses qui, de
peur de donner l'éveil, ne doivent pas être faites
d'avance, d'autres qui par leur nature ne peuvent pas
l'être; de ce nombre étaient les cinq jours de vivres
qu'il fallait distribuer aux troupes pour le moment du
départ; les vivres étaient prêts, mais il fallait en effectuer
et régulariser la distribution, ce qui, pour douze batail-
lons, ne pouvait être instantané. En outre, ce 15 se
trouvait être un dimanche, et un dimanche, à trois
heures après midi, à moins d'ordres immédiatement
renouvelés pour que chacun reste à son poste, il est un
degré de dispersion qui est inévitable. De plus, il pleu-
vait à flots, et rien ne retarde autant que le mauvais
temps. Enfin, ayant reçu vers neuf heures du matin, et
comme à l'ordinaire, mes dépêches de la veille, ayant
été informé par elles que l'on n'avait encore aucune nou-
velle que l'armistice fût dénoncé, je ne m'attendais plus
à recevoir ce jour-là des ordres de mouvements. Les
embarras furent donc égaux à l'étonnement; toutefois
je fus frappé de l'idée qu'un grand motif devait se ratta-
cher à cette double et triple marche rétrograde, si brus-
quement ordonnée , et, tout ce qu'on put faire au monde
pour accélérer un départ ayant été fait, les troupes
purent être mises en mouvement entre cinq et six
heures du soir.
Parmi les dispositions que j'avais eu à prendre pour
faire exécuter les ordres du maréchal, et que je relate ci-
dessous (i), il en est une à citer parce qu'elle donne assez
ville. Quant aux douaniers, ils donnèrent lieu & un de ces gâchis
si fréquents avec le maréchal. L'ordre du 15 m'ordonne & une
page de me mettre en route avec eux, à une autre de les lais-
ser, ce que je fis, car en pareil cas c'est le dernier ordre qui s'exé-
cute.
(1) Indépendamment de cette foule d'objets ou de détails sur les-
MOUVEMENTS PREPARATOIRES. 16
bien la physionomie de ce maréchal. En communiquant
au préfet toutes ces dispositions, je dus en même temps
lui enjoindre de faire porterimmédiatement tout l'argent
pouvant se trouver dans les caisses et de faire savoir
aux habitants qu'il n'y aurait pltis d'amnistie pour des
actes de révolte, que nous serions désormais aussi sévères que
nous avûms été cléments, et qu'ils n'en seraient plus quittes
pour de l'argent. Ces mots d'amnistie et de clémence
étaient au dernier point comiques dans la bouche du
prince, qui avait dépassé même les bornes de la rigueur,
et, quelque cher qu'ils eussent payé, les habitants étaient
quels on ne peut statuer ou môme être appelé à statuer qu'au der-
nier moment, il avait fallu prévenir le colonel du 111«, remplaçant
on de mes généraux de brigade, du mouvement qu'il avait à exé-
cuter avec l'infanterie et l'artillerie de ma division, et de l'ordre
de bataille dans lequel il devait marcher.
Donner au général de Lassen les mêmes ordres relativement à
l'infanterie et l'artillerie danoises qui devaient marcher avec moi
jusqu'à Hamberge et de là rejoindre leurs corps d'armée à Siecse.
Lui ordonner, en outre, de laisser sa cavalerie à Lâbeck et de
remettre pour instructions au commandant de cette cavalerie :
i« de sortir de la ville dans la nuit du 16 au 17 et de prendre
position sur la route d'OldesIoe ; 2« de ne continuer à tenir la ville
que par cent cinquante hommes ; 3» dans l'hypothèse où il aurait
à se reployer devant des forces supérieures, de prévenir le plus à
l'avance possible le commandant de la place et le sous-préfet, sans
lesquels il lui était défendu de se retirer.
Faire écrire au commandant des troupes de la garnison de Tra-
vemûnde de se conduire avec toute la vigueur que les circon-
stances pourraient commander et de se battre contre les ennemis
de l'Empereur, comme ses troupes se battraient contre les ennemis
de leur roi.
Prescrire au commandant de la place de faire relever par la
cavalerie danoise tous les postes de la place dont il fallait réorga-
niser le service; l'informer de la continuation de ses fonctions,
tant que la place serait occupée par la cavalerie danoise, avec
laquelle au besoin le sous-préfet et lui se retireraient sous l'es-
corte personnelle des gendarmes et des douaniers.
Écrire au maire, pour lui rappeler les nouveaux devoirs que les
circonstances lui imposaient, et lui enjoindre d'adresser au maré-
chal toutes les nouvelles qu'il pourrait se procurer, etc.
76 MÉMOIRES DC GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
loin d'en avoir été quittes pour de l'argent, puisqu'on en
avait déporté six cent quarante-quatre et fusillé plu-
sieurs. Une dernière phrase de Tordre du maréchal les
concernant n'était pas moins burlesque : < Qu'ils fassent
des vœux, disait-il, pour qui ils voudront, mais qu'ils se
bornent à cela. > Quelle manière d'assurer des amis à
son souverain, et cela dans une ville qui alors faisait
partie de Tempire français !
Enfin, ayant ordonné de retirer ou de couler tous les
bacs, de fermer les portes de la ville et de ne laisser
passer personne sur la droite de la Wackenitz et de la
Trave, ayant attribué le mouvement intempestif que
j'exécutais à une revue générale que, le lendemain 16, le
maréchal devait passer de son armée en arrière d'Oldes-
loe; après avoir répandu le bruit qu'il marchait sur
Ratzeburg, je lui rendis compte que ses ordres étaient
exécutés, et je quittai Lûbeck à sept heures du soir.
Depuis que j'avais le malheur de servir dans son corps
d'armée, j'avais reconnu, et cent fois pour une, à quels
justes titres le maréchal était exécré. Cette inquiétude
soupçonneuse et malfaisante qui ne laissait ni sécurité
ni repos à ceux qui dépendaient de lui; ce système
d'exiger toujours l'impossible pour avoir toujours un
prétexte de paraître mécontent; cette brutalité qui ren-
dait grossière la moindre observation qu'il se croyait en
droit de faire; le souvenir, la continuation de cet espion-
nage auquel personne n'échappait et par suite duquel,
dénonciateur forcené de ses généraux, il afQchait un dé-
vouement de bourreau; sa réputation de séide à laquelle
il devait si atrocement déroger, lorsqu'en 1815, pour
décider Napoléon à quitter la Malmaison, il le fit mena-
cer d'aller lui brûler la cervelle de ses propres mains;
toutes ces manières farouches justifiaient de reste cette
exécration; mais enfin, abstraction faite de son affreux
RÉFLEXIONS SUR DAVOUT. 11
caractère et en dépit de cent preuves de médiocrité et
d'insuffisance, j'étais encore persuadé qu'en fait de dis-
positions militaires, et sur le champ de bataille, ce
maréchal était un homme d'un ordre supérieur. La
nature, me disais-je, est parfois bizarre; elle peut être
prodigue sous un rapport, avare sous tous les autres,
et cet homme, si misérable en conversation, si délayé,
si minutieux dans la correspondance, cet homme en
qui je n'ai surpris ni sagacité dans la pensée, ni étendue
dans les vues, ni rectitude dans le jugement, doit avoir
le génie, ou du moins l'instinct et, comme dernière
expression, la base de la stratégie et des combats. L'Em-
pereur est un trop grand homme pour ne pas être un
grand juge; il n'a pas élevé le maréchal au faîte des
dignités militaires, des honneurs, de la fortune sans
motifs de guerre et sans raison d'État; aussi, quoique
l'on répète partout qu'il n'a dû ses succès qu'au bonheur
d'avoir toujours été secondé par des généraux d'une
haute capacité, et qu'il doive notamment son beau com-
bat d'Auerstaedt aux Priant, aux Morand, aux Gudin,
quoiqu'il ait été redevable à Gauthier des services qu'il
rendit à Eylau, il est impossible d'admettre qu'il n'ait pas
guidé ses lieutenants, et qu'en résultat il ne fût pas à la
hauteur de son rôle. Et telles furent les pensées qui
m'occupaient et la conséquence à laquelle j'arrivai en
barbotant dans les chemins les plus mauvais et par le
temps le plus déplorable. Mais, revenant à ma position,
comment ne pas chercher à deviner le motif d'un mou-
vement aussi extraordinaire et, de cette sorte, ne pas
s'arrêter à la supposition que le treizième corps allait
quitter ces contrées pour rejoindre en toute hâte le
quartier impérial, ou se porter sur le flanc ou même en
arrière du flanc droit d'une des armées qui faisaient
face à l'Empereur, sauf, et après avoir aidé à frapper
78 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
un grand coup, à revenir sur ses pas? Cette supposition,
d'accord avec plusieurs des manœuvres de l'Empereur
et qui par malheur ne se trouva pas fondée, pouvait
seule me faire comprendre une marche aussi longue,
une marche de nuit aussi pénible, et alors qu'on aurait
eu pour la faire aussi bien toute la journée du lende-
main; je ne regardais donc plus quelques phrases de
mon ordre que comme une ruse employée vis-à-vis de
moi, et Wandsbek comme l'un des lieux du rassem-
blement général de l'armée en avant de Hambourg.
Ayant forcé de marche par la pluie et à travers des
terres défoncées par trois jours de déluge, ayant accordé
à peine quelques haltes è, mes troupes, elles étaient ha-
rassées lorsque le 16, à quatre heures du matin, j'arri-
vai à Oldesloe. Je devais en repartir de grand matin
pour Wandsbek, et il n'y avait pas moyen d'y passer
plus de deux heures; j'étais d'ailleurs très pressé de
savoir définitivement à quoi m'en tenir; je me remis
donc en route vers six heures, ayant laissé les Danois
qui rejoignirent le corps d'armée du prince de Hesse,
et j'arrivai vers le soir à Wandsbek, où je ne trouvai,
en fait de troupes, que les troisième et quatrième batail-
lons du 33* léger, mais où m'attendait le général Del-
cambre, commandant ma seconde brigade, militaire
distingué, homme charmant, qu'à tous égards je me féli-
citai d'avoir dans ma division; il me transmit l'ordre de
me porter au camp deGIinde avec la totalité des troupes
de ma deuxième brigade, après leur avoir fait manger
la soupe à Wandsbek; en même temps il me donna des
renseignements qui témoignaient assez clairement que
nous marchions vers la Stecknitz sur Lauenburg.
Je crus rêver. La Stecknitz, espèce de canal formé par
la nature, communiquant avec l'Elbe à Lauenburg, se
jette dans la Trave à une petite lieue au-dessus de
DIX-SEPT LIEUES DE TROP. 79
Lflbeck. Son cours est environ de dix-sept lieues, dis-
tance à peu près égale à celle qui se trouve entre
Lauenburg et Hambourg, d'où il résultait que, pour
arriver le dernier, avec des troupes exténuées, là où en
remontant simplement en ligne droite le cours de la
Stecknitz, j'aurais pu arriver le premier avec des batail-
lons dans le meilleur état et sans fatigue, comme sans
peine, j'avais fait de trop les dix-sept lieues qui de Lû-
beck m'avaient amené près de Hambourg à Wandsbek.
Dira-t-on que l'ennemi était avancé de manière à me
compromettre ? Mais d'une part le marécbal devait sa-
voir que, sur ce point, les forces de l'ennemi et l'espèce
de ses troupes le rendaient peu formidable, et que, poa«
vant être appuyé par le corps danois, je ne courais aucun
risque; d'autre part, si cette combinaison n'offrait pas
assez de sécurité, si le maréchal craignait pour moi une
lutte trop inégale, s'il renonçait par cette considération
aux mouvements de flanc que les Danois et moi nous
pouvions exécuter, si enfin il ne se jugeait pas assez
en mesure avec toute sa cavalerie, avec les vingt-huit
bataillons des troisième et cinquième divisions, avec
dix bataillons de la mienne, ne devait-il pas m'envoyer
dix bataillons restés à Hambourg, ou bien se porter au-
devant de moi avec toutes ses forces jusqu'à Oldesloe,
pour manœuvrer en masse sur la droite de l'ennemi,
ce qui aurait suffi, et pour arrêter celui-ci,, et pour le faire
rétrograder, ainsi que nous ne tardâmes pas à en avoir
la preuve? Mais il nous était impossible d'admettre,
à Delcambre et à moi, qu'en aucun cas et sans absurdité
le maréchal eût pu me lancer dans les mauvais chemins,
pour une marche inutilement rétrograde qui me fit entrer
cent dix hommes à l'hôpital, coûta deux mille paires de
souliers à mes troupes et causa des avaries graves à
mon matériel d'artillerie, si vraiment ce mouvement
80 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
n'était justifié par les circonstances, c'est-à-dire pour
nous réunir en vue d'un grand mouvement d'ensemble.
Or les derniers rapports reçus avaient confirmé Téloi-
gnement successif de beaucoup de corps ennemis que
nous pouvions suivre; le maréchal ne devait avoir à cet
égard doute ni incertitude; pour qu'il lui en restât, il
faudrait supposer qu'il ignorât la situation respective
des armées et les opérations par lesquelles l'Empereur
comptait débuter dans cette nouvelle campagne; cela
est inadmissible, et quelques mots sur la position et les
plans de l'Empereur sufGront pour le démontrer.
L'Empereur était assailli par 600,000 hommes, dont
500,000 étaient en ligne, 100,000 détachés ou encore en
arrière. Or, à opposer à ces 600,000 hommes, l'Em-
pereur en avait 300,000, sans compter les 100,000 hom-
mes si déplorablement disséminés dans les places,
24,000 hommes laissés en Bavière avec le maréchal
Augereau, 37,000, y compris 12,000 Danois, sous les
ordres de Davout, toutes forces perdues avec lesquelles
il aurait pu réunir sous son commandement 400,000
hommes. Pourtant il avait vaincu avec une plus grande
infériorité de troupes, mais tout était changé; nos invin-
cibles soldats n'étaient plus que des enfants débiles,
pleins de vaillance sans doute, mais sans expérience et
sans force, et trouvant en face d'eux l'élite des vieux sol-
dats du monde fanatisée par l'exaspération des peuples,
alors que, par ses cris de paix, la France attiédissait le
zèle de ses derniers défenseurs. Nos chefs n'avaient
plus de véhémence, d'énergie que pour se plaindre delà
guerre, tandis que ceux de l'ennemi, enhardis par nos
désastres, ne pouvaient suffire aux excitations de leur
haine et au besoin de vengeance. Il semblait d'ailleurs
que les généraux ennemis eussent acquis par de longues
défaites ce qu'un grand nombre des nôtres avaient
L'INFAMIE DE MOREAU. 81
désappris dans la fortune; Napoléon lui-même n'était
plus ce qu'il avait été. En outre, le théâtre de cette lutte
colossale s'était agrandi d'une manière effrayante. Ce
n'était plus un de ces terrains dont on pouvait tirer parti
par une manœuvre cachée, habile, soudaine, et à laquelle
quelques heures ou du moins un ou deux jours pou-
vaient suffire; Napoléon n'était pas enveloppé comme à
Austerlitz; il ne pouvait pas tourner son ennemi comme
à Marengo ou à léna, ou bien ruiner une armée par la
destruction d'une de ses ailes comme à Wagram. Et
en effet Bernadotte au nord avec 160,000 hommes, Blû-
cher à l'est avec 140,000, Schwarzenberg au sud avec
190,000, tout en faisant face et en menaçant, se tenaient
à une telle distance qu'ils ne laissaient de chance à aucun
de ces mouvements imprévus et rapides qui, décidant
d'une campagne ou d'une guerre par une seule bataille,
avaient fait la gloire de Napoléon. L'homme s'anéantis-
sait devant l'espace. De plus. Napoléon n'avait eu affaire
jusqu'alors qu'à une seule armée ennemie à la fois, et il
en avait trois en tête; il ne pouvait en attaquer une
sans prêter le flanc aux autres. Mais encore toutes ces
masses obéissaient à une seule impulsion, à une seule
pensée, et, suprême atteinte du destin, un Français, sans
même avoir les apparences de prétexte des Bernadotte
ou des Langeron, imprimait le sceau de son génie mili-
taire à cette coalition. L'histoire dira l'infamie de Moreau
en répétant les préceptes dont il guida la marche de nos
ennemis, et qui nous furent plus funestes que toutes les
forces amoncelées contre nous; or voici ces préceptes
dont j'ai déjà parlé, je crois; mais je ne crains pas de
risquer de les répéter, tant ils furent observés par ceux
qui les reçurent et tant ils jouèrent de rôle dans nos
désastres : S'attendre à une défaite partout où l'Empe-
reur donnera en personne, et se préparer d'avance à
▼. 6
89 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
amoindrir le désastre et à le réparer. Éviter, autant
qu'on le pourra, d'en venir aux mains avec lui, c'est-à-
dire avec sa garde, ses corps et ses chefs d'élite; dans
ce but, reculer dès qu'il se portera en avant, mais le
suivre quand il reculera. — Attaquer et combattre ses
lieutenants partout où on pourra les joindre. — Enfin,
ses lieutenants battus et affaiblis, réunir aux forces exis-
tantes toutes celles qu'on y pourra joindre, marcher
sur lui, lui arracher la victoire par quelques pertes
qu'il faudra la payer, et ne plus lui donner de répit.
Tel fut le formidable plan de cette fatale campagne,
et tout ce qui pouvait concourir à sa réussite s'accom-
plit. Rien n'y manqua, ni les fautes, ni le malheur, ni les
défections, ni les infamies; il faut bien le dire, les
fautes, dont les défections et les malheurs ne furent que
les conséquences, n'émanèrent que de Napoléon et ne
purent émaner que de lui.
Suivant l'auteur de VHistoire de Napoléon^ l'Empereur
avait trois pensées dominantes pour cette seconde cam-
pagne de 1813 : l'occupation de Berlin par les armées
concertées des maréchaux Davout et Oudinot; celle de
Breslau par l'armée de Lusace, aux ordres du maréchal
Ney; celle de Prague par la Grande Armée qu'il com-
mandait. Pouvait-il croire que ces trois projets réussi-
raient? Ils manquèrent tous trois; mais si un seul avait
manqué, que devenaient les autres? Ose-t-on se figurer
une armée engagée contre des forces colossales et
morcelée à Berlin, à Breslau et à Prague, en formant
un angle saillant de plus de soixante lieues de base etde
plus de cent dix lieues de face, c'est-à-dire qu'aucun des
hommes arrivés devant Breslau ne devait jamais en
revenir? Et tel fut, nous dit-on, le projet de Napoléon,
qui certes ne devait plus être dans l'enivrement de la
victoire et qui n'avait dû sa gloire qu'à la puissance des
DÉSASTRES DE LA CAMPAGNE DE 1818. 83
calculs stratégiques grâce auxquels il était arrivé réuni
devant un ennemi divisé. Mais, en dépit de l'historien,
rien ne prouve que les trois expéditions dussent mar-
cher ensemble, et on peut admettre que Napoléon ne
voulut mener de front que celle de Prague et celle de
Berlin, ce qui en vérité était déjà beaucoup trop.
Quoiqu'il en soit, il débute par un faux mouvement; il
parvient néanmoins à éloigner Blûcher; mais il ne le
bat pas et se voit forcé de l'abandonner avant de l'avoir
défait. Il arrive devant Dresde que, dans la confiance de
son éloignement, Moreau et Schwarzenberg attaquè-
rent, et il remporte une victoire facilitée par l'absence
du corps de Klenau, et qui venge la patrie par la mort
de Moreau et achève de frapper d'anathème jusqu'à la
mémoire du traître. Mais déjà le malheur et la faute ont
porté leur fruit. Macdonald, enorgueilli de commander à
80,000 hommes qui ne devaient pas lui être confiés,
commence par transgresser les ordres qui portaient de
se borner à contenir Blûcher; il attaque, malgré l'avis
de ses généraux, se fait abîmer et, pour couronner
l'œuvre, assure ou du moins accélère la réunion des
trois armées ennemies dont il avait mission d'empêcher
la jonction. Oudinotpart deBayreuth, les 19 et 20 août,
pour marcher sur Wittenberg, quitte le 21 la route de
Torgau qu'il devait suivre, et le 22, ayant dirigé le qua-
trième corps sur Blankenfelde, le douzième sur Ahrens-
dorf et le septième sur Gross-Beeren, il y fut défait par
Bernadotte, qui, pour battre cette armée avec ses
100,000 hommes, n'eut besoin que d'en forcer le centre.
Par suite d'ordres non parvenus, d'une ardeur de sous-
lieutenant, du tort de n'avoir pas gardé les hauteurs de
Peterswalde, du désir d'obtenir, un jour plus tôt, le
bâton de maréchal et de la faute énorme d'avoir arrêté
les mouvements des maréchaux Mortier, Marmont et
84 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
Sain^Cyr, avant de savoir si le corps le plus avancé, le
plus compromis, s'est arrêté et est certain de ses der-
rières, Vandamme, qui le commandait, se porte et reste
à Kulm, également malgré ses généraux, et y est enve-
loppé par toute l'armée de Schwarzenberg, et pris avec
Haxo, Guyot et la moitié de son corps. Enfin Napoléon,
que le désastre d'Oudinot n'éclaire pas sur le danger
des morcellements, qui ne comprend pas qu'il ne peut
être remplacé par personne, et que le rôle de la totalité
de ses lieutenants doit se borner à lui donner le temps
d'être partout où un combat sérieux doit être livré,
Napoléon charge Ney de remplacer Oudinot et n'aboutit
qu'à signaler Rohrbrûck par un désastre nouveau; et,
quoique résultant principalement de la trahison de deux
divisions saxonnes, du refus de combattre opposé par
deux de nos divisions de cavalerie, ce désastre n'accuse
pas moins Napoléon. Maintenant, qu'en outre de ces
désastres, on mette en balance l'inconcevable erreur de ne
pas rappeler immédiatement à lui et le treizième corps
et la division de Hambourg, et la garnison de Magde-
bourg et celle de Wittenberg, qui pouvaient encore le
rejoindre; cette autre erreur non moins inconcevable
qui lui fit laisser à Dresde, où grâce à Saint-Cyr ils furent
pris, 32,000 hommes, alors qu'il marchait pour la se-
conde fois sur Blucher, et on comprendra que la cam-
pagne était perdue. L'explosion qui si intempestive-
ment fit sauter le pont de TElster, détruit par un caporal
de sapeurs, exécrable arbitre du salut de plus de
20,000 personnes et de tant de héros, cette explosion est
un de ces faits qui ne servent plus qu'à prouver la
rigueur du destin. Et en effet, poussés vers l'abîme par
la fatalité, nous ne marchions plus que d'aberrations en
malheurs (1) et de malheurs en humiliations.
(1) Au nombre de ce» malheurs se trouvent sans doute Terreur
FAUTES, MALHEURS ET TRAHISONS. 85
Et maintenaDt je quitte ce théâtre de sang et de deuil,
cette arène où toutes les puissances de l'enfer étaient
commise relativemeot au corps de Ne y, la noa- arrivée des ordres
adressés & Vandamme et Texplosion du pont de TElster; mais on
peut encore citer : les vomissements dont Napoléon fut pris, au
moment où il allait consommer en Bohême la défaite de l'armée
de Schwarzenberg; l'arrivée du général Benningsen A la tête de
50,000 hommes au moment de la bataille de Leipzig.
Aussi bien aux malheurs et aux fautes, il faut ajouter les défec-
tions. Dans la première affaire contre BlOcher et après un succès,
un régiment de hussards westphaliens passe en entier à Teonemi
et se réunit & lui ; dans le combat de Gross-Beeren,M, 500 Saxons
se rendent et tournent leurs armes contre nous ; de même à Rohr-
brûck, où Ney fut battu, deux divisions saxonnes, celles de Lecocq
et de Sahrer, passent tout entières à l'ennemi et combattent avec
lui ; de même encore à la bataille de Leipzig, sous les yeux de leur
roi et malgré tous les efforts du lieutenant général Zeschau, les
deux dernières brigades saxonnes qui nous restaient, comman-
dées par les généraux Ryssel et Brause, quittèrent nos rangs et,
ayant passé & l'ennemi avec quarante pièces de canon, tournèrent
ces pièces contre nous, et le général Zeschau, à qui ne restaient
que cinq cents Saxons, continua & se dévouer avec eux. Enfin, à
l'attaque de Leipzig, un bataillon badois, gardant la porte de Saint-
Pierre, livra cette porte & l'ennemi.
Mais une défection plus odieuse, plus cruelle, cent fois plus fatale
encore dans ses effets, était réservée & Napoléon; ce fut celle de
Murât, qui, embauché dans son camp d'OUendorf par le général
autrichien comte de Mire, abandonna l'Empereur et, pour prix de
tant de bienfaits, alla se réunir à la cause des rois qui avaient
juré sa perte; acte digne de sa femme, qui sans doute pleure
aujourd'hui sur le chÀtiment terrible que Murât a reçu et qui effa-
cerait de son sang le souvenir de ces paroles malheureuses, quand
elle osa dire que, du jour où l'Empereur l'avait faite reine, il n'avait
plus été son frère.
L'Autriche, au surplus, auteur de cette défection, a décidé dans
cette occasion du sort de la Coalition et du monde. C'est elle qui,
ayant traîtreusement accepté la médiation, a fait du congrès de
Prague un guet-apens et de l'armistice un prétexte, afin d'avoir
le temps de mettre, pour la reprise des hostilités, 50,000 hommes
en campagne en Italie et 130,000 en Bohème ; c'est elle qui a fait
violer la capitulation de Dresde : c'est elle qui, le 8 octobre, a forcé
la Bavière à rompre son alliance avec nous et à nous déclarer la
guerre; c'est elle qui, peu après, a entraîné contre nous et le roi de
Wurtemberg et le grand-duc de Bade ; c'est elle qui, n'ayant plus
rien de sacré que la perfidie et les trahisons, a violé le territoire
86 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
en scène, et, lui substituant un véritable tréteau, j'en
reviens au rôle nul, insignifiant, bonteux, ridicule, que,
grâce à son chef, le treizième corps et la division de
Hambourg et les Danois ont joué à cette trop mémo-
rable époque. Je sens, au reste, que faire figurer Davout
à la place de Napoléon, c'est arriver à l'infini de la médio-
crité par l'infini du génie; mais mes souvenirs, par mal-
heur, sont liés à cet homme; c'est d'eux qu'il s'agit, et,
lorsque j'ai ébauché le début de cette campagne, je n'ai
voulu qu'une chose, établir qu'il était impossible que ce
Davout ne connût pas les plans de l'Empereur et que
notamment il n'eût pas jusqu'à l'itinéraire des mouve-
ments d'Oudinot, avec lequel il devait s'emparer de
Berlin. Or j'avais besoin de ces faits pour soutenir et
justifier mes observations et mes jugements, au cours
d'une investigation d'autant plus nécessaire qu'il me
reste à convaincre même les plus incrédules de l'inca-
pacité militaire d'un des plus mauvais hommes que
Napoléon a voulu élever au niveau d'une inconcevable
fortune.
Et je reprends mon récit. Cette digression l'a inter-
rompu au moment où, arrivant de Liibeck à Wandsbek
par une marche écrasante, je reçus, par l'intermédiaire
du général Delcambre, Tordre de me rendre dans la
soirée même au camp de Glinde; mais mes troupes,
de la Suisse, comme Blûcher avail violé eD 1800 une convention
signée par lui et, dans cette seconde campagne de 1813, un terri-
toire neutralisé par l'armistice.
Mais la rage dos uns, la lÀcheté des autres, l'ambition, la haine
faisaient forfaire à tous les engagements, à toutes les garanties, à
tout ce dont peuvent s'honorer les liommes. Et qu'ajouter lors-
qu'on vit Alexandre et François, jouant les histrions politiques,
faire faire des capitulations pour les rompre, des déclarations pour
les démentir, des ultimatums pour les annuler avant qu'ils eussent
pu recevoir les acceptations? Ils ne contractaient d'engagement que
pour les transgresser.
MISE EN MOUVEMENT DU TREIZIÈME CORPS. 81
que j'avais précédées, ne pouvaient arriver à Wandsbek
qu'à neuf heures du soir, et elles allaient arriver si
exténuées qu'il eût été impossible de faire faire huit
lieues de plus aux hommes et aux chevaux; quelque
impératif que pût être l'ordre, je me bornai donc, en
rendant compte du tout au prince, à envoyer le général
Delcambre et les deux bataillons du 33* qu'il avait avec
lui à ce camp, où il n'arriva qu'à deux heures du matin
et avec des peines inouïes. Quant à moi, ayant autorisé
le général Delcambre à prendre connaissance des lettres
que le maréchal m'y adresserait, je restai avec mon
artillerie et les quatre bataillons du iil* à Wandsbek,
d'où je me remis en route seulement le lendemain de
grand matin.
Cependant, tandis que, le 16 août, on m'ordonnait
ainsi d'aller rejoindre au camp de Glinde le 30" de ligne
appartenant à ma première brigade, on ordonnait direc-
tement à deux bataillons de ce 30* d'en partir avec le
46* léger, pour faire sous les ordres du général Pé-
cheux une reconnaissance sur Lauenburg; en me préve-
nant de ce mouvement, on m'ordonnait de me rendre, le
17, avec ma seconde brigade àBergedorf, afin de sou-
tenir au besoin le général Pécheux; mais, pour appuyer
une opération sur Lauenburg, j'étais plus à portée à
Glinde qu'à Bergedorf, qui m'obligeait à un nouveau
mouvement rétrograde. J'étais ahuri; toutefois ces inex-
plicables mouvements, qui auraient pu être si avanta-
geusement simplifiés, eurent le lendemain leur explica-
tion. Le maréchal parut à Bergedorf et m'ordonna de
nouveaux mouvements assez compliqués encore, mais
qui finalement déterminèrent notre marche sur Lauen-
burg.
J'arrivai devant cette place le 19. L'ennemi l'avait cou-
verte de redoutes et l'occupait avec dix-huit cents hommes
88 MEMOIRES DU GENERAL BARON THIÉBATJLT.
et dix pièces de canon. L'attaque fut de suite résolue;
les redoutes faisant face à la route de la rive droite de
TËlbe que nous suivions, le maréchal ordonna aux deux
premiers bataillons du 30* de les enlever, et cet ordre
fut exécuté avec la vigueur et l'assurance des plus vieilles
troupes. Aux cris de : Vive TEmpereur ! le pas de charge
et la baïonnette nous livrèrent en peu d'instants les re-
doutes, la place, toute l'artillerie de l'ennemi et quatre
cents prisonniers, dont trois cents blessés, soit une perte
de cinq cents hommes, y compris cent morts, alors que,
grâce à la rapidité de l'attaque, la nôtre ne fut que de
deux morts et de sept blessés. Jusque-là le résultat
était assez beau, bien qu'il eût dû Tètre davantage; en
effet, le corps chargé de la défense de Lauenburg se
trouvait dans un triangle formé par l'Ëlbe, la Stecknitz
et nous; il n'était pas de force à se faire jour à travers
nos colonnes, et il n'avait pour se retirer ni bateaux, ni
pont sur l'Ëlbe, mais un seul pont sur la Stecknitz. Il eût
donc fallu arriver à ce pont en même temps qu'aux re-
doutes, et deux bataillons eussent sufû pour fermer toute
retraite aux treize cents hommes, tandis que, le pont
resté libre, ils se sauvèrent; quand je reçus l'ordre de
les poursuivre, ils avaient une demi-heure d'avance, et je
ne pus les joindre, le maréchal n'ayant pas découvert
que cinq cents hommes de cavalerie m'étaient indispen-
sables. Et ce fut tout. Cette première action, qui aurait
pu être mieux conduite, ne fut en tout cas point suivie;
à peine était-elle terminée , les disséminements et les
incertitudes recommencèrent. Jamais chef n'a disloqué
des divisions, des régiments avec plus de bizarrerie.
Tripoter des troupes était sa manie, sa passion, et cela
grâce à l'état d'indigestion où sa tête était sans cesse.
On ne savait même pas avec lui ce que l'on commandait
ou ce que l'on ne commandait pas. Il avait, à la suite du
MARCHE A REBOURS. 89
quartier général, un général de division, Pécheux,
homme sans instruction et sans manières, mais vigou-
reux, brave, actif, que la guerre avait formé pour la
guerre, auquel à tous moments il confiait des missions
et donnait le commandement de quelques bataillons pr»
dans la division Yichery ou dans la mienne; et non seu-
lement il morcelait les divisions, mais encore il détachait
des généraux de brigade de manière à les rendre indé-
pendants; c'est ainsi que je n'avais pas vu le général
Gengoult, depuis que décidément il faisait partie de ma
division, ni aperçu un homme du 61* de ligne.
Mais je reviens à notre marche. Je l'ai dit, nous ne
marchions pas pour guerroyer contre les faibles troupes
laissées dans le Mecklembourg uniquement en vue de
nous amuser; nous marchions (et ce fait nous était
connu) pour nous réunir au maréchal Oudinot, chargé de
battre l'armée de Bernadotte et de s'emparer de Berlin;
or, ce maréchal devant s'avancer par la gauche de
l'Elbe, je ne restais accessible qu'à une seule incertitude,
savoir si, par Boizenburg et continuant notre marche
en avant, nous nous porterions sur Dômitz pour menacer
les derrières de l'armée de Bernadotte et le forcer à se
diviser, ou bien si nous passerions FËlbe, soit pour effec-
tuer au delà de Magdebourg notre jonction avant que
le maréchal Oudinot eût été forcé à une bataille, soit
pour contraindre Bernadotte à former contre nous un
gros détachement avant de faire agir toutes ses forces
contre Oudinot; suppositions d'autant plus fondées que
Bernadotte n'avait devant lui que les quatrième, septième
et douzième corps d'armée, et commandait à 100,000
hommes. Il faut d'ailleurs observer qu'opérant avec
â7,000 Français et 12,000 Danois, nous n'avions pas un
faux mouvement à faire, pas un jour à perdre, et qu'il
devait nous sembler urgent de mettre de telles forces
90 MÉMOIRES DU GENERAL BARON THIEEAULT.
aux prises avec la Coalition sur les points décisifs où elle
se trouvait si supérieure; or, le S!0 au eoir, après avoir
été rejoint par celles de mes troupes dissémioées la
veille, je marcbai sur Bolzenburg, que pendant la nuit
j'avais fait reconnaître et que l'ennemi avait évacué en
se retirant dans la direction de Wittenburg. J'ai dit que,
de Boizenburg, étant donné le but avéré de notre
marche, il m'avait semblé impossible de ne pas pour-
suivre au plus tôt notre roule vers Berlin en marchant
sur Ddmitz, ou de ne pas franchir l'Elbe pour aller re-
joindre OudinotàMagdeboarg; je fus donc stupéfié lors-
que je rejus l'ordre de me détourner de l'une ou l'autre
de ces deux directions pour me lancer tout à l'opposé à la
remorque de l'ennemi que je poussai devant moi jusqu'à
Zabrensdorf. J'avais pu croire d'abord que ce mouvement
avaiteupourbut d'éloigner l'ennemi, et je m'étais attendu
à rétrograder pour reprendre la marche au secours d'Ou-
dinot, lorsque, avant le jour et sans nouvelles encore
du général Gengoult et du 61", je reçus l'ordre de con-
tinuer notre marche en sens contraire, c'està-dire de
me diriger sur Goldenhow en passant par Mastov. Le
maréchal, monté à cheval en même temps que moi, prit
la tête de mon avant-garde, et certes, sans la présence
de Son Excellence, je me serais procuré dix guides plutôt
qu'un, de même que selon mon habitude j'aurais mar-
ché avec mon avant-garde et de pas en pas vérifié ma
direction; mais, le maréchal tenant la tête de l'avant-
garde, je m'étais contenté de me tenir à la tête de oia
colonne, et, sachant Son Excellence au dernier point
minutieuse et sujette aux précautions, je me contentai
de faire marcher à sa suite ma division, estimant que la
présence du chef était une sorte de substitution & ses
ordres. Cependant il arriva que, marchant en tête même
des éclaireurs, ne faisant aucune halle et essoufflant les
A LA REMORQUE DU MARÉCHAL. 91
troupes par la peine qu'elles avaient à le suivre, le maré-
chal s'oublia sur la belle route de Wittenburg et ne prit
pas le chemin de traverse conduisant à Mastow. Ce fut
seulement après avoir dépassé de trois à quatre cents
pas cet embranchement qu'il fut informé par un paysan
de son erreur. Il revint donc sur ses pas, mais furieux,
et s'en prit à moi qui aurais dû, disait- il, ne tenir
compte que des ordres reçus et veiller à leur exécution.
Je lui répondis que, puisqu'il marchait en tête, je ne me
serais pas cru permis de douter de sa direction, qui me
semblait un ordre plus impératif que ceux précédem-
ment reçus. La scène fut assez vive; ce fut la seconde et
dernière que j'eus avec lui. Le motif qui l'avait provo-
quée ne valait pas tant de bruit. Terreur du maréchal
ayant occasionné quelques instants de retard seulement.
Notre direction une fois rectifiée, nous entrâmes dans
une forêt, et bientôt nous arrivâmes à un ruisseau
trop fangeux pour être passé au gué; il s'y trouvait un
pont de bois, auquel l'ennemi venait de mettre le feu.
Sans le 30% nous étions arrêtés sur ce point pour la
journée entière; mais ce corps, toujours digne de ce qu'il
avait été aux armées de Naples et de Rome, et pour lequel
chaque occasion de se signaler était une occasion de
gloire, se porta rapidement à la droite et à la gauche de
ce pont; puis, pendant que son feu en éloignait l'ennemi,
trois de ses compagnies s'élancèrent â travers lesflammes,
parvinrent à passer le pont et, maîtresses de la rive
opposée, débusquèrent quelques escadrons de cavalerie
ennemie et même les poursuivirent avec une indicible
ardeur. Grâce à ce trait d'audace, que personne n'avait
ordonné ni eu le temps d'ordonner, le feu put être éteint
et notre mouvement continuer.
Le chemin que nous eûmes à suivre était sinueux et
très sablonneux; la marche devint pénible; l'artillerie,
92 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON TUIÉBAULT.
et surtout la batterie de réserve, formée de pièces de
douze, n'avança plus qu'avec une indicible lenteur, et,
comme le maréchal allait toujours au pas de son cheval,
la colonne occupa bientôt le double de l'espace qu'elle
aurait dû occuper. Ces extensions de colonne m'ont tou-
jours agacé. INon seulement elles favorisent la débandade
et l'indiscipline, mais elles risquent de mettre les troupes
à la merci d'un coup de main de l'ennemi. Je me suis
appliqué toute ma vie à les éviter, et, pendant cette
marche, j'en souffrais d'autant plus que nous étions en
présence de l'ennemi, engagés dans des bois que nous
ne connaissions pas et qui n'avaient été reconnus et
n'auraient pu l'être par personne. Ces bois de sapins
n'offraient de véritable obstacle à aucune troupe; nous
pouvions à chaque instant être assaillis par un corps
que rien ne nous aurait annoncé, si ce n'est les éclai-
reurs que j'avais jetés sur mes flancs, mais que je n'avais
pu porter qu'à une faible distance. Maintenant si un
désastre, une perte notable ou seulement une échauf-
fourée en avait résulté, c'est sur la division Thiébault,
c'est-à-dire sur son général, que le blâme en serait re-
tombé; et pourtant j'avais beau en jurer avec le général
Delcambre, était-il possible d'aller dire au maréchal :
< Vous marchez comme un fou >? Plus cela était vrai,
plus on eût été mal venu de l'observer. Cependant, les
taillis s'éclaircissant tout à coup et de manière à en
faire prévoir les limites, je pris le galop dans le but de
hasarder la demande d'une halte; au moment où, à l'is-
sue de la forêt, j'abordai le maréchal, une soixantaine
de cavaliers ennemis apparurent, couronnant un coteau
boisé qui nous faisait face à quatre cents toises, et par
la façon dont ils caracolaient ces soixante cavaliers
semblaient indiquer qu'ils étaient soutenus.
Je l'ai dit, à l'exception des ofQciers et sous-ofQciers,
EXTENSION DE COLONNE. 93
nos troupes étaient composées de conscrits faisant la
guerre depuis trois jours; Tinfanterie était faiblement
instruite, Tartillerie l'était moins encore, et la cavalerie
n'avait de cette arme que le nom. Par la faute du maré-
chal, la colonne se prolongeait sur un espace absurde et
menaçant, qui doublait le temps nécessaire pour qu'elle
pût se déployer; enfin nous débouchions sur une petite
plaine, en face d'un coteau où nous apercevions en posi-
tion des bataillons et des batteries ennemis. Dans cette
situation, la première nécessité qui s'imposait, c'était
d'éviter tout ce qui pouvait ébranler des troupes aussi
neuves; puis il fallait arrêter la tête de la colonne, faire
serrer l'infanterie et l'artillerie, déployer au besoin le
30* de ligne par bataillons en masse, et cela pendant que
la cavalerie, marchant à travers bois parallèlement au
reste de la colonne et flanquée par l'infanterie légère,
se serait portée à la lisière de la forêt, de manière que
les troupes de toutes armes débouchassent simulta*
nément et régulièrement. L'occupation de la forêt était
pour nous un avantage; elle nous rendait très faciles
ces préliminaires, simples mesures de précaution, si
simples même qu'on est presque honteux de se croire
obligé de les signaler.
Tandis que les troupes eussent ainsi débouché en
bon ordre, on aurait eu tout le temps d'examiner s'il
convenait mieux d'attaquer le corps qui nous faisait face
sur le coteau, ou bien si, ne cherchant qu'à résister, on
se bornerait à un combat sans résultat (1). Le premier
(1) Par suite do sa manie des disséminât ioD s, le maréchal, qui
avait laissé tout mon 61* régiment en arrière, espacé sur sa droite
la division Yichery, sur sa gauche la division Loison et la brigade
du général Lallemand, laissé les Danois à la gauche de Loison, le
maréchal n'avait pas en ce moment avec lui 8,800 hommes dont il
pût disposer, sur près de 40,000; il n'osa donc se commettre avec
le corps ennemi, qu'il poursuivait cependant et dont il aurait dû
94 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL RARON THIÉRAULT.
des deux partis était évidemment le meilleur. A notre
gauche, en arrivant dans la plaine, nous avions un
vaste enclos ceint de murs et s'appuyant par un de ses
côtés à la forêt; à notre droite, un petit bois formant
bouquet en sentinelle avancée dans la plaine. Jeter quel-
ques tirailleurs dans l'enclos, s'emparer du bouquet,
l'occuper fortement, en faire le pivot des premiers mou-
vements et, sous la protection de l'artillerie dont on
l'aurait hérissé et flanqué, marcher à l'ennemi en se por-
tant sur l'une de ses ailes, tel était le plan facile à exé-
cuter, plan qui consistait, je le répète, à profiter de
l'abri de la forêt pour masser les troupes, puis à atta-
quer en utilisant les incidents favorables du terrain. Eh
bien, que fit le maréchal? Il faut avoir éprouvé, par-
tagé l'étonnement, le dépit de tous les témoins, pour
oser dire qu'à la vue des soixante cavaliers caracolant,
le maréchal, au lieu de s'adresser à moi qui venais d'ar-
river auprès de lui et de me donner ses ordres, ou
même de discuter ce qu'il y avait à faire, se mit à cou-
rir et à crier en homme hors de lui : c Voilà l'ennemi !
Où est l'infanterie? Où est la cavalerie? Où sont les
pièces? > Et tous les aides de camp de partir ventre à
terre pour faire avancer les troupes à toutes jambes. Il
y avait de quoi ébranler, démoraliser de vieilles troupes,
et si un officier de quelque grade et rang qu'il pût être
avait rien fait de comparable, le maréchal, et cent fois
avec raison, l'eût destitué sur place. Mais ce qui fut digne
de ce début, c'est qu'à mesure que, tout haletant, un
bataillon débouchait du bois^ il était immédiatement
fractionné, et que, sans urgence, une compagnie était
savoir la faiblesse. Il prit donc le second des deux partis ; il le
réalisa d'ailleurs aussi mal qu'il aurait réalisé le premier s*il avait
montré dans cette circonstance la moindre possession de lui-même
et de son métier.
LE MARECHAL EN DÉSARROI. 95
jetée dans le bouquet de bois, une autre dans Tenclos,
une envoyée en tirailleurs, d'où il arriva qu'à l'excep-
tion du 111% dont trois bataillons restèrent entiers, les
sept autres présents se trouvèrent par con)pagnies,
mêlés conome un jeu de cartes; les hommes restés en
arrière ne surent où retrouver leurs compagnies; pen-
dant l'action ils devinrent ce qu'ils voulurent, et, pres-
que toutes nos forces se trouvant en ligne, nous n'eûmes
pas un homme en réserve. Heureusement l'ennemi était
aussi faible par son nombre que par sa qualité, et il ne
mit en batterie que quatre pièces qui tirèrent aussi mal
que les nôtres. Je n'ai rien vu de plus mou que ce com-
bat.
Cependant il durait depuis une heure, et personne
n'avait encore rien entrepris, lorsque six escadrons
chargèrent celles de nos troupes qui, entre l'endos et le
bouquet de bois, formaient une espèce de ligne. Cette
charge était ridicule, et les escadrons furent repoussés
comme ils devaient l'être; mais le quatrième bataillon
du 111*, achevant de révéler ce que nous aurions pu
faire, se forma au pas de course en bataillon carré,
poursuivit cette cavalerie, la rejeta sur le coteau, aborda
un bataillon ennemi aux cris de : Vive l'Empereur! le
rompit et força de faire un mouvement rétrograde aux
pièces qui nous canonnaienU Manœuvre brillante, qui
fit d'autant plus d'honneur à son commandant, le chef
de bataillon Lesbrossier, que le maréchal, qui regardait
sans voir et commandait sans rien ordonner, n'avait
fait parvenir aucun ordre à ce chef de bataillon; bien
plus, au lieu de le soutenir par un mouvement en avant,
au lieu de s'emparer du coteau et peut-être des pièces
de l'ennemi, il se borna à faire rétrograder ce bataillon.
Environ trois quarts d'heure plus tard, et pendant que
la fusillade continuait sur notre front et que par leur
96 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
peu de justesse chacun de nos coups de canon me me^
tait en fureur (1), mille à deux mille cinq cents chevaux
tournèrent tout à coup le bouquet de bois et tombèrent
sur notre cavalerie qu'ils auraient enfoncée, de même
qu'ils seraient arrivés jusqu'au parc de réserve et aux
équipages, si sept ou huit compagnies de différents ba-
taillons, placées à la lisière extérieure du bouquet de
bois, et un bataillon du 111' appuyant sa droite à la
forêt, n'avaient contribué à les arrêter. Quant à nous,
nous dépassâmes en fait de prudence tout ce qu'on peut
imaginer. Si nous ne fîmes pas un mouvement pour
attaquer l'ennemi, nous n'en fîmes pas un pour le suivre,
lorsqu'à l'approche de la nuit il se retira. Nous n'en-
voyâmes pas même en reconnaissance un homme sur le
coteau qu'il avait occupé, et nous passâmes la nuit sur
le terrain où nous nous étions arrêtés à sa vue. Avouons
cependant que, dans l'état de confusion où le maréchal
nous avait mis et qu'il ne fit rien pour faire cesser, il
était devenu difficile de rien entreprendre ou seulement
de faire exécuter une manœuvre; mais convenons aussi
qu'il m'était permis d'être indigné de ce désordre inutile,
de m'abstenir de tout rôle au milieu de ce gâchis, de
craindre tout de l'avenir et de conclure que tout mili-
taire, ayant assisté à cette affaire et qui comprendra le
maréchal comme capable de commander désormais des
troupes devant l'ennemi, en sera cent fois incapable
lui-même.
(1) Pendant tout ce combat je me tins à la droite de mes six
pièces de huit qui étaient en batterie, et, comme je ne voyais pas
les boulets frapper aux points de direction que j'avais ordonné, je
m'en prenais aux pointeurs et aux officiers. Je dus en venir jusqu'à
faire vérifier les pointages par les sergents et par les ofGciers. Par
la suite, et pour parer aux inconvénients de ce manque d'instruc-
tion, j'en fis rédiger une par le commandant de l'artillerie de ma
division, ot^ dans les jours de repos, je fis exercer les canonniers
soir et matin.
LE SOMMEIL DE SON EXCELLENCE. 97
Quoique rennemi se fût retiré, il était urgent, en cas
de surprise, de débrouiller l'inconcevable emmêlement
que le maréchal avait fait de tous les corps et de refor-
mer ceux-ci; car on a vu que la dispersion par com-
pagnies était telle, qu'elle ne laissait plus d'intermé-
diaire entre le général et le capitaine. Toutefois mettre
un peu d'ordre dans ce chaos n'était pas chose facile,
surtout à la nuit tombante; mais, avant que personne
prît de repos, je voulais voir tous mes corps reformés,
et. pour ne laisser de prétexte à personne, pour que les
ofQciers supérieurs secondassent les capitaines, le géné-
ral Delcambre et moi, nous donnâmes l'exemple. J'étais à
cheval depuis la pointe du jour; à la nuit, je mis pied à
terre, et il était minuit lorsque le désordre fut réparé.
Harassé, exténué, je venais de me jeter sur quelques
bottes de paille que sous un abri de branchages on
m'avait préparées dans le bouquet de bois où j'avais or^
donné n^on bivouac, et j'étais à peine endormi lors-
qu'un aide de camp me réveilla pour me dire que le
maréchal me demandait. Il y avait un grand quart de
lieue de mon bivouac à celui du maréchal, établi au
centre de l'enclos; la nuit était obscure, le terrain iné-
gal ; on ne pouvait faire ce trajet qu'à pied et on trébu-
chait à chaque pas; l'aide de camp, qui se croyait certain
de me conduire droit, se trompa, me fit faire le double
de chemin, et, lorsque j'arrivai, Son Excellence ronflait
comme un tuyau d'orgue fêlé. Ne pouvant supposer
qu'un motif sérieux à un tel appel, j'éveillai le général
César de Laville pour apprendre par lui ce que le maré-
chal me voulait. Il n'en savait pas un mot : < Ëh bien,
lui dis-je agacé, réveillez-le. > Il l'appela, le réappela,
le poussa, le remua; enfin, et après quelques secousses,
le maréchal entr'ouvritles yeux, et, sur ces mots : c Voilà
le général Thiébault que vous avez fait appeler », il
98 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBÂULT.
souleva sa lourde tète et, ayant fini par arriver à son
séant, il ouvrit grand les yeux qu'il referma soudain,
puis, en me regardant avec un air mourant, balbutia :
« Où en est Tesprit public des troupes? — L'esprit pu-
blic? repris-je; vous voulez dire l'esprit des troupes? >
Et j'allais ajouter que cet esprit était aussi bon que
possible, mais déjà, comme une masse, le maréchal
était retombé sur sa paille... Le général de Laville,
aussi embarrassé de cette farce que j'étais de mauvaise
humeur d'avoir été appelé pour l'entendre, m'engagea
à me coucher entre le maréchal et lui pour attendre
le réveil, et comme seul moyen de finir par savoir ce
qu'on me voulait. Je cédai, n'admettant pas encore
qu'après tant de fatigues on m'ait fait venir de si loin,
à une heure après minuit, sans motif grave; et pourtant,
lorsqu'au jour le maréchal reprit ses sens, ou du moins
ce qu'il avait de sens, il se trouva qu'il n'avait rien à me
dire du tout, si ce n'est que nous nous remettrions en
marche à sept heures du matin, avis pour la transmis-
sion duquel le dernier tambour suffisait.
A sept heures du matin, en effet, toutes les troupes
se remirent en mouvement; et, sans plus avoir aucune
nouvelle de l'ennemi, nous arrivâmes le soir à Witten-
burg, où les troupes bivouaquèrent. Le 23, à six heures
du matin, je reçus l'ordre de. me mettre à cinq heures
en marche, avec les troupes de ma division, pour me
rendre à Schwerin , la cavalerie devant marcher avec
moi, la division Vichery devant suivre mon mouvement.
Un second ordre, que je trouvai à Stralendorf, détermina
que le parc d'artillerie, l'artillerie de réserve, l'ambu-
lance, les équipages et les bagages seraient parqués sur
la hauteur qui précède la ville et gardés par les deux
bataillons du 33* léger; que le 30* de ligne serait réparti,
savoir : un bataillon au château fort, un près la place
CHASSÉ-GROISÉ DANS LE MECRLEMBOURG. 99
d'Armes à 50 hommes par maison , un à la porte de
Lûbeck, un à la porte deWeimar; que le ill« camperait
entre Zippendorf et Krebsforden, et que mon quartier
général serait à Schwerin, où celui du maréchal fut de
même établi.
Ces dispositions, que j'exécutai ponctuellement, pour
ainsi dire machinalement, semblaient annoncer non pas
un simple passage, mais une installation, et certes elles
ne contribuaient guère à l'éclaircissement de mes idées.
Que pouvait signifier notre présence à Schwerin? Je l'ai
dit et je ne crains pas de le répéter trop souvent, en
remontant l'Elbe de Hambourg à Boizenburg, après
nous être emparés de Lauenburg, nous nous étions rap-
prochés du maréchal Oudinot que nous devions soutenir
pour arriver à Berlin ; jusqu'à Boizenburg notre mou-
vement s'était donc suivi régulièrement, et tous les géné-
raux de l'armée, qui en avaient la confidence, l'avaient
compris comme moi. Mais quand de Boizenburg nous
eûmes quitté la route du Brandebourg par un à gauche
vers la mer Baltique à travers le Mecklembourg, per-
sonne de nous ne sut plus expliquer pourquoi nous nous
étions mis à tourner le dos à la seule direction qui aurait
pu rendre efficace la coopération de nos 40,000 hommes.
Ëspérait-on former une diversion? Mais le Mecklem-
bourg n'en valait pas la peine; de fait, l'ennemi ne nous y
opposait que des troupes qu'il n'osait pas encore mettre
sérieusement en ligne, et dont la mission se bornait à
reculer quand nous avancions et à avancer quand nous
reculions. Et c'est à ce chassé-croisé que se trouvaient
employés des chefs dignes d'un autre rôle et des troupes
qui, malgré leur inexpérience, se montraient admirables
et qui, utilisées comme elles pouvaient l'être, auraient
sauvé et l'Empereur et la France. Mais, et on ne peut se
lasser de le déplorer, Napoléon, qui naguère n'eût pas
100 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
laissé en arrière cent hommes pour un jour de bataille,
après en avoir perdu plus de trois cent mille dans la
campagne de 1812, se priva de plus de deux cent mille
pendant celle de 1813, et de manière à ne pas en retirer le
moindre profit.
Venus à Schwerin sans motifs, nous y restâmes sans
raison, à l'exception de Loison, qui fit sur Wismar un
mouvement qu'il sut rendre lucratif. Deux jours se pas-
sèrent à Schweriâ et ne furent employés qu'à des
reconnaissafi^s sans résultat; mestroupes, d'après mes
ordres, les exécutèrent toutes. Hors la route de Lûbeck,
occupée par les Danois, celle de Wismar, couverte par
Loison, ces reconnaissances eurent lieu dans toutes les
directions et même sur la route de Wittenburg, que
nous venions de faire. Leur objet était de connaître la
composition, les mouvements et la force des corps qui
étaient à notre portée, et d'obtenir quelques lumières
sur la marche de Bernadotte et d'Oudinot (comme si de
Schwerin et de Wismar, nous avions le moyen de nous
en occuper, sauf pour notre sûreté). Il y eut de ces
reconnaissances qui furent faites par deux bataillons et
cinquante hommes de cavalerie, et commandés par le
colonel Hoitz, du 111% et par le général Delcambre.
Quant aux instructions, elles portaient de se retirer
devant l'infanterie, de faire face à la cavalerie, mais de
ne jamais tirer sur elle à plus de soixante pas; quant
aux distances, elles comportaient de deux à trois lieues;
quant aux départs, ils avaient toujours lieu avant le jour:
quant à la durée, elle ne dépassait pas celle d'une course
plus ou moins longue; les plus fortes reconnaissances
parcouraient plusieurs villages, s'arrêtaient à un des plus
éloignés, s'y établissaient tout en bivouaquant, comme
si elles devaient y passer plusieurs jours; puis, après
avoir secrètement interrogé le plus d'hommes possible,
OCCUPATION DE SCHWERIN. 101
recueilli mille renseignements sur des routes que nous
ne devions jamais prendre, elles quittaient furtivement
ces villages à une ou deux heures du matin et rentraient
au camp à la pointe du jour. Une de leurs instructions
les plus précises était de ramener au maréchal des déser-
teurs, des prisonniers, les gens trouvés dans les bois ou
dans les champs, et surtout des marchands. Or, me trou-
vant au camp du 111% le 31 août au matin, je vis arriver
le maréchal et son escorte, c Je vais faire moi-même une
reconnaissance >, me dit-il. D'après ce qu'on m'avait
conté de plusieurs reconnaissances faites avec lui, son-
geant à ce que pouvait offrir de drôle une reconnaissance
faite par un homme qui n'y voyait pas du tout, je fus
curieux de voir comment il s'en tirerait; je lui proposai
donc de l'accompagner, et nous partîmes. Au lieu de
suivre une route, nous prîmes à travers champs, et, lais-
sant Consrade sur notre gauche, nous continuâmes à
côtoyer une forêt qui habituellement était remplie de
Cosaques; le maréchal savait ce détail aussi bien que
moi, et, quelques buttes se trouvant à notre portée, il est
des gens qui y auraient fait attention; quant à nous, qui
ne nous occupions pas de si peu de chose, nous conti-
nuâmes à piquer droit devant nous, comme des loups.
Nous fîmes ainsi deux grandes lieues, au bout desquelles
le maréchal aperçut un pauvre marchand forain, che-
minant sa cassette sur le dos, et il fondit sur lui.
Ces rencontres faisaient ses délices. 11 est impossible
de rien imaginer de plus minutieux que ses questions,
de plus horrible que ses menaces, de plus cruel que ses
mesures. Et en effet, quelque chose que les malheureux
répondissent, ils étaient emmenés, enfermés, et, malgré
leurs larmes, leurs prières et leur désespoir, leurs mar-
chandises et eux devenaient ce qu'il plaisait à Dieu. Le
soupçon le plus grave était toujours celui auquel le
102 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
maréchal s'arrêtait, et, comme chez lui le soupçon équi-
valait à la preuve, tous ces pauvres diables étaient des
espions et n'avaient la vie sauve que par miracle. Il
courait à cet égard des récits qui eussent été burlesques
s'ils n'avaient pas été atroces. Pour en revenir au mal-
heureux que nous rencontrâmes, deux cavaliers aussitôt
lui ôtèrent sa charge et le firent comparaître. Pendant
ce temps le maréchal avait promené comme distraite-
ment son regard sur tous ceux qui l'accompagnaient, et
finissant par moi : c La drôle de prise que feraient les
Cosaques, me dit-il; tout juste un officier de chaque
grade >, ce qui était vrai depuis le maréchal jusqu'au
sous-lieutenant et même jusqu'à un maréchal des logis
et un brigadier commandant son escorte. < Votre Excel-
lence pense bien, lui répondis-je, que la capture ne
serait pas complète; elle est admirablement montée, je
ne le suis pas mal; mais cet avantage ne serait pas par-
tagé par notre suite. » Il abandonna cette plaisanterie,
assez risquée vu le danger que nous courions, et, me
prenant pour truchement, il commença l'interrogatoire.
Aux premières questions, comment s'appelait-il, d'où
était-il, quel Âge il avait, s'il était marié, s'il avait des
enfants, d'où il venait, où il allait, l'homme répondit
nettement; mais quand je lui demandai si dans les lieux
de ses passages il avait vu des troupes, de quelle nation
et de quelles armes, qui les commandait, où était le prince
royal de Suède, de combien on disait qu'était l'armée de
ce prince, si l'on parlait d'une bataille livrée ou reçue,
ce qu'on disait du résultat (question à laquelle il n'était
certainement que trop en état de répondre), on ne put
plus arracher de lui autre chose que... < Ich weisse
nicht... Ich habe nicht gesehen (je ne sais rien, je n'ai
rien vu). — Ah! il ne sait rien, il n'a rien vu, reprit le
maréchal furieux. Ëh bien, dites-lui que, s'il ne sait rien,
LE MARÉCHAL EN RECONNAISSANCE. lOS
c'est qu'il ne veut rien savoir, et que, s'il dit n'avoir rien
vu, c'est qu'il est payé pour ne pas dire ce qu'il a vu.
Ce n'est pas pour son commerce qu'il rôde autour de
Schwerin ; c'est pour nous espionner, et, comme espion,
je vais faire brûler sa pacotille et le faire fusiller, i Ces
menaces n'ayant amené que la répétition des dénéga-
tions précédentes : < Qu'on attache cet homme à la
qaeue d'un cheval et qu'on l'emmène >, s'écria le maré-
chal, et, ces derniers mots à peine proférés, il mit son
cheval au trot et reprit la route de Schwerin. Mais,
pour attacher cet homme qui aurait résisté, il fallait
mettre pied à terre, perdre quatre ou cinq minutes et se
résigner à ne pas aller fort vite... Le faire monter en
croupe, c'était également ralentir les allures du cheval
qui en aurait été chargé, et ces circonstances le firent
abandonner, c'est-à-dire le sauvèrent; car, à ce moment,
le maréchal parut s'apercevoir tout à coup que le ter-
rain n'était pas sûr. Après avoir pris le trot, il ne tarda
pas à l'allonger et, accélérant toujours sa marche, se
trouva bientôt à l'allure du galop, puis au grand galop.
Jamais escorte n'a serré de plus près celui qu'elle escor-
tait. Les deux généraux, les six officiers d'état-major,
les quinze sous-officiers et cavaliers, nos trois ordon-
nances y comprises, qui se trouvèrent de cette recon-
naissance, formaient un seul groupe autour du maré-
chal; mais peu à peu il ne fut plus accompagné que par
moi, et même si mon cheval navarrais, le seul que j'eusse
fait venir d'Espagne, céda trois pieds d'avance au sien,
ce fut par pure politesse. Quand nous arrivâmes en vue
du camp du 111% nous allions ventre à terre; nous
avions tout l'air d'être chargés, et cependant ce n'était
de notre part qu'une véritable charge. Au reste, nous
n'avons jamais compris que nous ayons pu faire impu-
nément cette absurde course; nous avions en effet
)04 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
dépassé d'une demi-lieue une forêt qui était un repaire
de Cosaques, et je ne sais à quoi il a tenu que nous
n'ayons pas eu notre retraite coupée. C'était sur ce
même terrain que mon aide de camp, le marquis de
Montmorillon, qui avait suivi une reconnaissance faite
par le colonel du 111% ayant voulu me rapporter lui-
même et sans retard une nouvelle qui lui sembla impor-
tante, avait été assailli trois jours auparavant par une
troupe de Cosaques; sa trop faible escorte l'abandonna,
son cbeval s'abattit; il fut pris et ne dut sa délivrance
qu'à l'habileté et l'audace avec lesquelles il profita d'un
fourré pour s'échapper. Au surplus, notre bonheur, dans
cette reconnaissance, fut une fatalité; et en efTet, qu'en
serait-il arrivé si le maréchal avait été pris? Un grand
malheur, sans doute, pour ceux qui auraient partagé
son sort, mais peut-être le salut de la France, ainsi que
je l'expliquerai (1).
Notre paisible et insignifiante occupation de Schwerin
se prolongea jusqu'au 2 septembre, et ce fut au milieu
de cette inconcevable tranquillité que, vers quatre heures
du matin, le maréchal Davout apprit la défaite du maré-
chal Oudinot à Gross-Beeren. Mais comment cette nou-
velle ne lui parvint-elle que dix jours après l'événe-
ment, et par qui lui fut-elle donnée? Est-ce par un
espion ? Dans ce cas, sa conduite serait explicable; mais,
après dix jours, neuf et demi si l'on veut, il devait la
(1) À cette date, le 29 août, je reçus du général GengoultuQe lettre
dans laquelle il me rendait compte d'une affaire qui, par suite de la
ponctualité qu'il avait mise à exécuter un ordre du maréchal, avait
coûté au 61* cent quatre-vingts hommes tués ou prisonniers; ma
réponse eut pour objet de lui conseiller de rendre à Tavenir son
obéissance moins passive et de sauver le fond parla forme. On en
était toi]gours à ne savoir comment faire pour échapper aux balour-
dises du maréchal, qui avec quatre bataillons exigeait do général
Gengoult ce qui avec huit eût été impossible.
L'INACTION DU TREIZIEME CORPS. 105
savoir par le major général; dès lors est-il admissible
qu'en même temps il n'ait pas été informé que le maré-
chal Ney remplaçait le maréchal Oudinot et allait
encore une fois tenter le sort des armes contre Berna-
dette, ce qui rendait notre coopération plus nécessaire,
plus urgente que jamais? Il n'y a pas un fait, un événe-
ment relatif à cette campagne qui ne heurte et ne bou-
leverse. Quoi qu'il en soit., et à cinq heures et demie du
matin, je reçus Tordre de me tenir prêt à marcher avec
toutes mes troupes; à midi, celui de partir à deux
heures et de couvrir la marche de l'armée avec
mes troupes, de composer mon arrière-garde du
ili', de la cavalerie danoise et de quatre pièces de canon,
delà faire commander par le général Oelcambre, de lui
prescrire de ne quitter Schwerin qu'à neuf heures du
soir et dans le plus grand silence, de suivre le corps
danois qui devait me précéder. Mais qu'on n'imagine pas
que ces mouvements aient eu pour but de réparer le
temps perdu et d'aller prêter le concours de nos forces
au maréchal Ney. Non, nous avions laissé battre le maré-
chal Oudinot, nous allions laisser battre le maréchal Ney
et retourner tout simplement par un autre chemin au
point d'où nous étions partis. Reprenant donc la direc-
tion de Hambourg, pour me conformer à mes ordres, je
me dirigeai par Gadebusch sur Ratzeburg, où le quartier
général du maréchal allait être établi; puis, après un
changement qui de l'arrière-garde me fit rentrer en ligne,
je reçus, en approchant de Ratzeburg, l'ordre d'envoyer
dans cette place tout ce qui appartenait au parc de
réserve et de revenir par Môlln à Lauenburg, où je
retrouvai le général Gengoult et le 61% qui réunirent
enfin et pour la première fois toute ma division sous
mes ordres; enfin, gardant, et la cavalerie danoise, et
mes huit pièces de six, et la batterie de douze, je pris
106 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
position sur la droite de la Stecknitz et sur la hauteur
de Bûchen, à cheval sur la route de Schwarzenbek ,
c'est-à-dire non loin de Lauenburg et de Boizenburg,
dont nous nous rapprochions sans plus de raisons que
nous nous en étions éloignés.
Ainsi, dans cette campagne de luttes si terribles et si
inégales, au moment où des opérations définitives met-
taient en jeu Texistence de Napoléon et de la France, des
troupes, dont l'action aurait pu être décisive, étaient
si absurdement dirigées qu'il semblait qu'on se fût pro-
posé déjouer avec elles. On leur avait fait faire soixante
lieues pour les porter à quinze lieues en avant de leurs
premières positions, et, après une attaque dont le bénéfice
fut perdu aux trois quarts, après un combat pitoyable,
une marche ridicule, une occupation insignifiante, elles
étaient finalement ramenées par la prudence ou la peur
au point d'où elles étaient parties, et cela pour rester
témoins impassibles des événements qui perdaient leur
souverain et ruinaient leur gloire. Et pourtant quel
poids ces quarante et quelques mille hommes, y compris
la division de Hambourg, n'eussent-ils pas mis dans la
balance, et qui oserait nier qu'ils n'eussent efficacement
concouru à ramener la victoire sous nos drapeaux? Mais,
dans l'examen de cette grave question, il ne convient
pas de s'en tenir à des phrases et à de simples énoncés
d'assertions; il faut les appuyer de faits et de dates, et,
pour montrer que je ne parle pas à la légère, je vais
établir en un coup d'œil rapide, mais point par point,
ce que le treizième corps aurait pu faire au lieu de ce
qu'il fit, et pour cela je reprends les événements au
moment où finissait l'armistice.
C'était le 16 août à minuit; par conséquent, le 16 à
minuit, toutes les forces dont le maréchal Davout dis-
posait pouvaient être rassemblées devant Artlenburg
CE QU'AURAIT PU FAIRE LE TREIZIÈME CORPS. 101
et à Laaenburg, s'y trouver en mesure dépasser l'Elbe
sur deux ponts de bateaux, franchir ce fleuve le 17 au
matin et entrer le 21 à Magdebourg, et peu^étre après
avoir battu le général Yalmode. De là le maréchal, ren-
forcé de dix mille hommes pris sur la garnison de cette
ville, pouvait arriver le 22 à Bernburg, et le 23 à Des-
sau ; il n'était plus qu'à cinq lieues de Wittenberg, où
nous avions encore vingt-sept mille hommes. Or, je le
demande, qu'eût fait fiernadotte ayant vingt-sept mille
hommes à dos, cinquante-quatre mille sur sa droite et
en tète trois corps d'armée ? Se serait*il placé entre Ou-
dinot et Davout? Ce dernier eût manœuvré sur Halle,
où Oudinot se serait également porté par une jonction
qui décidait de tout. Ëût-il marché sur Davout ? Celui-ci se
serait reployé en disputant toutes les positions, pendant
qu'Oudinot aurait talonné Bernadotte. Et vice versa,
£ût-il fait contre nous un faible détachement? Il aurait
été écrasé. En eût-il fait un considérable? Il se trouvait
trop faible partout. Se serait-il reployé derrière l'Elbe?
Nous le suivions par Wittenberg et nous trouvions dans
cette place vingt-sept mille hommes disponibles de plus.
Se fût-il retiré derrière l'Oder ou seulement derrière la
Sprée ? Il nous livrait Berlin et forçait Blûcher de s'affai-
blir, pour le mettre en état de reprendre ou de soutenir
l'offensive. Et il ne détruisait pas trois corps d'armée, il
ne jouait pas à Leipzig un rôle décisif. Même en admet-
tant le désastre dont Macdonald fut cause et celui dont
Vandamme fut victime. Napoléon avait encore les
moyens et le temps de battre Schwarzenberg et même
BlQcher, l'un ou l'autre, puis de se réunir contre la plus
forte armée ennemie, de rentrer une troisième fois à
Vienne et d'arrêter ou de refouler dans son cours ce
torrent qui de ses eaux fangeuses devait salir la France.
Enfin^ quand même (ce qui pourtant n'est pas admissible)
108 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIEBAULT.
nous ne serions pas arrivés assez tôt pour préserver
Oudinot, si cruellement battu à Gross-Beeren, nous
étions du moins en mesure de renforcer le maréchal
Ney avant qu'il en vînt sérieusement aux mains, de
remonter le moral de ses troupes, de contenir les
Saxons que la défaite d'Oudinot avait préparés à la dé-
fection, de prévenir la désobéissance de notre propre
cavalerie et de tirer de Bernadotte une brillante revanche.
Mais tout ce qui devait consommer et précipiter notre
ruine s'accomplit, et, ce dernier moyen de conjurer la
fatalité nous ayant été vainement offert, notre gloire et
la France entière ayant été sacrifiées à Hambourg, il
fallait subir sa destinée ; et, pendant que Napoléon se
débattait dans les angoisses et les convulsions de ce
nouvel accès de son agonie, nous et nos trente -neuf
mille hommes, nous reprîmes paisiblement, en enfants
perdus pour notre pays, position de Travemûnde à Ra-
zeburg et de Razeburg à TElbe, en attendant que, ren-
tré à Hambourg, Davout achevât de mériter que non
pas les habitants, encore moins les Français, mais les
alliés lui élevassent une statue.
CHAPITRE IV
ËDÛD j'avais mes quatorze bataillons réunis sous mes
ordres. C'était l'équivalent de près de deux divisions, ou
du moins de trois brigades et d'un régiment d avant-
garde. Mon zèle pour avoir de belles et bonnes troupes
avait excité celui des chefs et des officiers de tous gra-
des, des soldats même. L'instruction avait fait des progrès
journaliers, et cette campagne, toute courte et misérable
qu'elle eût été, les avait familiarisés avec la guerre. Je
me rappelai dans cette position le parti que, pendant la
campagne de 1797, le général Masséna avait tiré d'une
division à peu près semblable (1), et je comptais m'in-
spirer de ces formations par suite desquelles, et pour les
opérations qui le comportaient, il multipliait le nombre
de ses bataillons par des bataillons de compagnies
d'élite, ce qui, à quatre de ces compagnies par bataillon,
pouvait me mettre à même de manœuvrer devant 1 en-
nemi avec vingt et un bataillons (2); mettant à profit les
leçons de ce grand capitaine, j'espérais agrandir le
champ des calculs stratégiques; je disposais en outre de
(1) II avait quinze bataillons, deux régiments de cavalerie,
douze pièces de canon.
(2) Il s'en faut de beaucoup qu'un même nombre de baïonnettes
constitue devant l'ennemi une force égale. Les formations modi-
fient les forces, et si au delà de certains rapports elles sont moins
puissantes que le nombre, en deçà, elles peuvent l'emporter sur
110 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
quatorze pièces de fort calibre et d'une brigade de cava-
lerie danoise ; aussi mon imagination s'exerçait-elle par
prévision à toutes les combinaisons que, suivant les
occurrences, le terrain que j'avais à défendre pouvait
multiplier pour l'attaque, comme pour la défense. Pour
comble de bonheur, j'étais à dix lieues du quartier géné-
ral de Son Excellence, ce qui, en cas d'attaque de la part
de l'ennemi, me garantissait six à huit heures» pendant
le nombre môme. Je suppose en effet 96 compagnies de 100
hommes chacune; eh bien, qui doutera qu'on puisse en tirer des
forces et des moyens différents si Ton en forme :
12 bataillons de 800 hommes chacun ;
18 bataillons de 600 hommes;
24 bataillons de 400 hommes?
Et, sans môme observer que cette progression du nombre des ba-
taillons ajouterait d'autant plus aux forces qu'on aurait à mettre
à leur tôte plus d'hommes d'autorité et d'exemple, cette différence
serait encore d'autant plus forte que le chef qui aurait à manier
ces bataillons serait capable d'élever ses calculs au niveau du plus
fort de ces nombres; car, s'il en était autrement, l'effet serait entiè-
rement opposé.
Sans doute, la nature ou l'étendue du terrain, l'espèce de troupes
que l'on a à combattre, la qualité des troupes que l'on cooimande,
deviennent les sigets de modiûcations importantes. Par exemple,
avec des troupes nouvelles, mal aguerries, le moral se fortifie d'au-
tant plus que les masses sont plus compactes, et, avec de tels élé-
ments, les plus gros bataillons seront toujours préférables ; de même,
en face d'un ennemi faible, on préférera les forts bataillons, ou bien
lorsqu'en ])ays découvert on aura à agir contre de la cavalerie.
Au contraire, avec les compagnies d'élite et celles du centre, avec
les compagnies de grenadiers et celles de voltigeurs, on peut va-
rier les formations suivant les circonstances, et leurs combinai-
sons multiples peuvent rendre des services immenses ; mais elles
ne doivent jamais être efloctuées que pour une opération de
guerre, c'est-à-dire pour le temps de sa durée, attendu qu'en gé-
néral elles nuisent à la discipline et développent de mauvais ger-
mes. En aucun cas il ne faut multiplier les bataillons au delà du
besoin que l'on en a, ne pas en créer vingt-quatre quand dix-huit
pourront suffire. Elles ajoutent aux forces, peuvent servir à trom-
per l'ennemi sur celles dont on dispose; toutefois, je le répète, il
faut en user avec une grande sagacité et surtout leur conserver
un caractère exceptionnel.
SECOND COMMANDEMENT A LUBEGR. 111
lesquelles j'étais certain de pouvoir agir d'après moi
seul.
Mais il était écrit que je n'aurais plus un élan de zèle,
un espoir de succès, une occasion de me faire juger,
sans qu'elle me fût aussitôt arrachée; bref, à l'exception
du trop peu d'occasions que j'avais eues et que mes
Mémoires seuls pourront faire connaître, je mourrai sans
avoir pu montrer ce dont je pouvais être capable. U y
avait donc à peine quinze heures que je jouissais d'une
position si longtemps désirée, lorsque je reçus l'ordre
de remettre le commandement de mes troupes au géné-
ral Yichery, en échange des siennes, et d'aller reprendre
le commandement supérieur à Lûbeck.
Désespéré de cette infortune, je ûs immédiatement un
retour sur moi-même pour rechercher si je l'avais mé-
ritée, et je me livrai à une espèce d'investigation sur ce
qui m'avait personnellement concerné pendant notre
incursion dans le Mecklembourg; mais je n'y trouvai
rien qui pût justifier une disgrâce, si mon rappel de
Lûbeck devait être considéré comme en étant une. En
effet, en marchant sur Razeburg et sur Schwerin,
j'avais été en première ligne, et même, depuis Witten-
burg où le maréchal m'avait quitté, la division Yichery
avait suivi le mouvement de la mienne; les deux com-
bats que mes troupes avaient livrés ou soutenus avaient
été tels que le maréchal avait voulu qu'ils fussent,
c'est-à-dire que seul il avait été cause s'ils n'avaient
pas eu des résultats plus importants. A Schwerin,
j'avais fait faire vingt reconnaissances; toutes avaient
rempli leur but, et aucune n'avait donné lieu seulement
aune échaufTourée; quant à notre retour, et pendant que
le maréchal avait pris les devants de sept à huit lieues,
j'avais couvert la retraite de toutes les troupes françaises
et danoises, la division Loison seule exceptée ; et même,
113 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
ainsi que le maréchal le désirait, j'étais parvenu à mas-
quer mon évacuation de Schwerin et mon mouvement
de retraite, de manière que l'ennemi ne l'apprît que
douze heures après qu'ils étaient effectués; et c'était le
maréchal qui, comme marque de satisfaction, me l'avait
fait écrire (4). Ainsi rien ne pouvait expliquer ou jus-
tifier une mesure qui m'était désagréable; il fallut en
croire les motifs allégués et qui, j'en conviens, parais-
saient fondés. D'ailleurs, le maréchal n'était pas homme
à dorer la pilule. Une désobligeance, une dureté le dé-
lectaient plus qu'elles ne l'embarrassaient; l'absence
d'un reproche était de sa part une louange, et l'appa-
rence d'un mot flatteur, une preuve sans réplique que
l'on méritait beaucoup plus. Il fallait donc prendre pour
argent comptant et de bon aloi l'ordre qui portait : t Le
prince attachant une très grande importance au point
de Lûbeck, que vous connaissez déjà, désire que vous
vous y rendiez de suite de votre personne. Vous y trou-
verez les troupes de la cinquantième division qui sont
en marche pour s'y rendre; celles du général Lallemand,
qui est à Dassow, font partie de votre commandement.
Vous ferez tous les ouvrages que vous jugerez néces-
saires. Vous aurez les quatorze pièces d'artillerie du
général Vichery, quatre qui sont à Lûbeck, et les dix du
général Lallemand. Votre présence à Lûbeck produira
un bon effet. On croira que toute votre division s'y rend,
et vous le laisserez croire, etc. »
Cependant, si les explications contenues dans cet
ordre semblaient écarter toute interprétation fâcheuse à
mon remplacement, la dernière phrase ne me permettait
aucun doute sur ce fait que je perdais une division que
(1) De plus, mes équipages et bagages avaient reçu Tordre de
quitter Lûbeck pour me rejoindre à Lauenburg ; mon rappel dans
cette première ville ne résultait donc d'aucune préméditation.
LE GëMERAL LALLEMAND. 113
j'aimais, où j'étais aimé et qui était faite à cette auto-
rité à la fois paternelle et vigoureuse à laquelle tout le
monde cède; je la perdais pour prendre le commande-
ment de troupes qui ne formaient pas un ensemble à
moi, qui m'étaient étrangères et qui de plus ne se trou-
vaient pas sur la véritable ligne d'attaque de l'ennemi,
notamment sur le point où l'on était à la fois menacé
et par le corps du général Valmode et par l'armée de
Mecklembourg. La latitude qui m'était donnée, tout en
prouvant la confiance de l'homme du monde le plus
méfiant, ne me présageait que de nouveaux travaux, un
nouveau contact avec les misères des habitants de
Lûbeck, c'est-à-dire de nouveaux ennuis. Le général Lal-
lemand était certainement un homme de guerre très dis-
tingué, mais ses susceptibilités, ses exigences, son
orgueil, la raideur naturelle de son caractère, rendaient
vis-à-vis de lui la position d'un chef désagréable, et par
cela même ajoutaient encore à mes regrets de perdre
le général Delcambre, non moins brave devant l'en-
nemi, plus maniable et ne promettant que d'agréables
rapports. J'étais donc mécontent; mais, une heure après
avoir échangé avec le général Vichery les instructions
que j'avais reçues contre celles qui lui avaient été adres-
sées à Lûbeck, je partis, en lui laissant la tâche de faire
raison d'une reconnaissance de trois mille hommes que
l'ennemi dirigeait contre moi et pour laquelle toutes
mes dispositions avaient été faites. Ces dispositions, que
je laissai en quittant Lauenburg, furent exécutées; elles
valurent de justes éloges au bataillon du lil'' qui donna
seul et eut le plus brillant succès, fait dont le colonel
de ce corps me rendit compte dans une lettre destinée
en outre à m'exprimer tous les regrets qui me sui-
vaient.
Cependant, avant de regagner Lûbeck , je tenais à
V. 8
114 MEMOIRES DU GENERAL BARON TUIEBAULT.
avoir une explication avec le maréchal, et je passai à
Razeburg. Il écarta toute idée de mécontentement et
se borna à paraphraser son ordre; il sgouta même :
c Vous savez ce pays par cœur. Vous êtes apprécié à
Lûbeck. Personne ne peut y être aussi utile que vous ;
Yichery, toute réflexion faite, ne convenait pas à ce
commandement, i Je cherchai à le convaincre que Lûbeck,
par ses ouvrages et ses eaux, se défendait d'elle-même ,
ajoutant que j'avais quitté Lauenburg avec d'autant plus
de regrets que j'avais la co nuance d'être aussi utile sur
ce point que je pouvais l'être ailleurs; mais, ses idées
n'ayant que des racines, on n'avait aucune prise pour
les lui arracher; et cependant je le quittai en insistant
sur ce fait que j'espérais du moins que ma séparation
d'avec ma division ne serait que momentanée. Prêt à
remonter à cheval, je rencontrai le général Loison. Il
était furieux, et sa colère était aussi énergique qu'élo-
quente. Yandamme et Loison étaient, de tous les généraux
que j'ai connus, les deux qui parlaient avec plus de
volubilité et de force, de vigueur et de feu.c Si vous me
revoyez ici, me dit-il, ce n'est pas la faute du maréchal.
Ma division était perdue si j'avais exécuté ses ordres.
Avoir évacué Schwerin sans avoir assuré ma retraite
est une honte, un crime, une infamie. > Mais, reprit-il
de l'air et du ton sardonique et dédaigneux qui lui étaient
si familiers, « qu'attendre d'un chef qui ne comprend
pas encore qu'il m'avait sacrifié? i II entra à cet égard
dans tous les détails qui ne laissaient aucun doute sur
l'exactitude de ses assertions, sur la légitimité de sa
colère, et, tout en me rendant à Lûbeck, je me répétais :
< Qu'attendre d'un chef qui n'a pas conscience de ce
qu'il fait? >
A peine à Lûbeck, je chargeai mon aide de camp Yal-
lier de tracer de suite les ouvrages que, pendant notre
LES TRAVAUX DE LUBEGK. 115
trajet et aidé de ses lumières, j'avais arrêté d'ajouter
à ceux déjà exécutés. Ces ouvrages commencèrent de
suite; trois cents ouvriers répartis en dix ateliers tra-
vaillaient chacun douze heures par jour; bientôt môme
ces trois cents hommes furent portés à sept cents, et les
travaux marchaient avec tout Tordre et l'activité possi-
bles, lorsqu'un jour, on vint me prévenir que le maré-
chal était au milieu des ouvriers. Sans doute il eût été
convenable de sa part qu'il descendit chez moi ou me fît
prévenir afin d'arriver ensemble sur les travaux, ne fût-ce
que pour ne pas avoir, aux yeux des habitants, des
troupes danoises, des travailleurs même et de ceux qui
les dirigeaient, l'air de chercher à me prendre en défaut;
mais ces sortes d'égards n'étaient pas dans ses mœurs;
il aimait les surprises, surtout désobligeantes; toutefois,
comme je n'aurais certes pu faire plus, quand bien même
je l'eusse attendu, je me félicitais de son mauvais procédé,
certain que, de lui et de moi, ce ne serait pas moi qui
pourrais être attrapé, et en toute confiance je me hâtai
de le rejoindre; mais à peine me rendit-il mon salut; il
faisait la moue la plus grogneuse et semblait furieux de
ne rien trouver à dire; une pièce de bois lui parut pou-
voir gêner les ouvriers, alors qu'elle n'embarrassait
personne, et il cria à tue-tête. Ouvriers, chefs ouvriers,
tout le monde fut aux champs, et, quand on ne devait
s'attendre qu'à des éloges, il n'y eut personne qui ne fût
bourré. Telle était sa manière d'encourager; mais de
ces encouragements-là personne ne s'en souciait, et Ton
ne fut heureux que lorsqu'il fut parti.
De Lûbeck à Razeburg, entre lui et moi, la fastidieuse
correspondance reprit son cours; elle me forçait par
jour à huit ou dix réponses, et je recevais des instruc-
tions dont parfois la transmission donnait à peine lieu
à un simple ordre du jour. L'inutilité était égale à la
116 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBACLT.
prolixité. La plupart des lettres ne prescrivaient que ce
qui était en train de se faire ou ce qui était fait; les autres
ressassaient les mêmes banalités : < Faites exercer les
troupes; occupez -vous des subsistances; veillez à la
chaussure > , et le tout à propos de suppositions ou de con-
sidérations les plus niaises. Je ne sais comment le géné-
ral César de Laville n'en devenait pas fou, n'ayant ni
nuits ni jours et pour ainsi dire pas une heure pour
échapper à ce fatras de contradictions et de niaiseries (1).
Le 6 septembre, jour de mon arrivée à Lûbeck, je fus
talonné par six lettres de Son Excellence, lettres dont
deux, n'en valant pas une, avaient pour objet de char-
ger le général Lallemand de me faire un rapport sur la
force, la composition et la position de l'ennemi, et de
l'amorcer de manière à le jeter dans Teau... Mais le
général ne noya personne; il eut au contraire un esca-
dron surpris et houspillé.
Le 7, j'eus Tordre d'organiser une flottille à Trave-
mûnde; c'était revenir à une idée creuse qui heureuse-
ment fut inexécutable, car, dès la un de novembre, la Bal-
(1) En fait de contradictions» je citerai un ordre du jour que je
retrouve en date du 29 août. Cet ordre portait « que la moitié des
chevaux d'artillerie devaient toujours être harnachés, et que, comme
en présence de l'ennemi aucun cheval ne devait être sans harnais,
ils resteraient tous constamment attelés ». Ainsi, de ces chevaux
qui tous devaient être harnachés et constamment attelés, la
moitié seule aurait dû porter des haroais, ce qui était trop difficile
à comprendre pour être facile à. exécuter. L'une des manies du
maréchal étant de dicter, et son malheur d'oublier ses phrases &
mesure qu'il les avait dictées, il en résultait d'incroyables rédac-
tions, que le général de Laville n'était pas fait pour signer, mais
qu'U signait faute de pouvoir s'en abstenir.
En fait de niaiseries, je citerai non pas un ordre, mais une véri-
table ordonnance. Quelques dysenteries s'étant déclarées, j'en ren-
dis compte, et je reçus en réponse une lettre digne d'un officier de
santé de troisième classe par les prescriptions qu'elle contenait et
par la manière dont le maréchal s'en référait néanmoins aux chefs
de ce service.
CORRESPONDANCE FASTIDIEUSE. 117
tique n'est plus navigable. On se contenta donc, en
fait de flottille, de faire courir les deux mauvais petits
corsaires déjà établis dans le lac de Dassow.
En me précédante Lûbeck de vingt<quatre heures, le
général Lallemand avait fait publier et afiicher un ordre
portant : « Au premier coup de canon, tous les habi-
tants rentreront dans leurs maisons et les tiendront fer-
mées. Tous ceux qui paraîtront dans les rues ou aux
croisées seront sabrés ou fusillés. > Or le maire, qui
trouvait dans ce laconisme autre chose que le cachet de
la transcendance, adressa cette pièce au prince et se
plaignit en outre de plusieurs désordres commis par
les troupes du général Lallemand et d'une voie de fait
exercée par ce général lui-même envers un des fabri-
cants de la ville, qu'il jugeait coupable de ne pas s'être
découvert lors de son passage; enfin le général Lalle-
mand avait menacé de faire lier et garrotter tous les
membres de la municipalité, et de les faire marcher
comme guides, si dans les quinze minutes il n'avait pas
reçu les guides à pied et à cheval qu'il avait demandés.
Et le maire suppliait le prince de ne pas laisser le com-
mandement de Lûbeck au général Lallemand, si je
venais à recevoir une autre destination. A tout cela le
prince me chargea de répondre que, relativement à la
proclamation, il en prescrivait la stricte exécution, et
que, relativement à la menace, c'était ainsi que devait
ordonner un général d'avant-garde, qui ne doit pas souf-
frir de délai dans l'exécution des ordres qu'il donne.
Tout cela pouvait être superbe, mais il ne me plaisait
guère d'avoir pour subordonné l'équivalent de ce que
Davout était comme chef, et de joindre à l'ennui d'obéir
au premier le souci de commander au second.
Lallemand me rappelait le général Fournier. Quoique
très différents de ton, de manières et de caractère, ils
118 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
étaient également difficiles à manier. Celui-ci, fou-
gueux et fantasque (i), n'était le maître ni de ses vio-
lences ni de ses emportements; celui-là, prétentieux,
arrogant, dur et raide, ne pouvait suffire à l'orgueil de
tout le mérite qu'il se croyait. Quoique sous le rapport
de la moralité le général Lallemand ne pût être mis en
parallèle avec Fournier, je ne sais pas si je n'aurais
encore préféré avoir sous mes ordres celui-ci, qui, de
temps à autre du moins, était fort amusant, et qui avait
tellement d'esprit que parfois il faisait justice de ses
propres excentricités, alors que Lallemand, toujours en
éveil de susceptibilité, ne descendait jamais des échasses
ronceuses sur lesquelles il vivait juché. Enfin compen-
sait-il par des faits d'armes extraordinaires, ou par sa
transcendance, lesaspérités habituelles de son caractère?
Non; sans doute il était aussi brave que Fournier; mais,
si bon militaire qu'il fût, on ne pouvait exécuter avec lui
ce qu'on eût exécuté avec des généraux tels que Del-
cambre et tant d'autres, uniquement occupés à mettre
en jeu leur dévouement, là où Lallemand ne mettait que
de la morgue, et qui, s'appliquant à justifier la confiance
qu'on leur témoignait, savaient s'oublier pour ne son-
ger qu'à leurs devoirs, au lieu de se placer sans cesse
entre leurs devoirs et leurs chefs.
Et si même, en ce qui tient à la guerre, des généraux
sachant se commander seront toujours préférables, com-
bien ne le sont-ils pas vis-à-vis des habitants! car des
hommes comme le général Lallemand ne peuvent en
(1) Je me rappelle notamment ce mot que j'ai omis de consigner
quand j*ai parlé plus longuement du caractère de Fournier. Four-
nier causait avec je ne sais plus qui; tout à. coup sa figure se con-
tracte en prenant une expression farouche. « Et qu'est-ce qui vous
prend? lui demande son interlocuteur. — Un tel vient de passer.—
Et c'est & cause de lui que vous prenez cette mine? — Oui, il est
heureux I »
PARALLÈLE ENTRE LALLEMAND ET FOURNIER. 119
faire que des ennemis. Darmagnac, Dorsenne, Davout
et lui m'ont appris ce que l'on peut arracher par la ter-
reur; mais ce que j'ai obtenu par des voies totalement
différentes a achevé de condamner à mes yeux des ma-
nières de rigueur qui en résumé ne peuvent conduire
qu'à l'exaspération et au désespoir les malheureux qui
ont à les subir.
Pour en revenir à l'ordre du général Lallemand, je
dus en accepter les termes, puisqu'ils étaient confirmés
et sanctionnés par le maréchal, et, en faisant suivant
mon habitude un ordre d'alarme, j'y insérai la fameuse
phrase. Toutefois cet ordre de faire sabrer et fusiller les
habitants qui en cas d'attaque paraîtraient dans les rues,
plaisait tant au maréchal que, quoique cet ordre se
trouvât dans mon ordre d'alarme, il me le répéta dans
une de ses lettres, mais en ajoutant : < sans pitié... >
Pendant sa course àLûbeck, il avait conçu un système
de défense, comme il l'appelait, et ce système consistait
à adopter le placement de deux postes que j'avais
réclamés et la construction d'un pont que j'avais pro-
posé; à faire couvrir les ouvrages de palissades, d'abatis
qu'il avait vu établir et de trous de loups qu'il avait
vu exécuter; à placer toutes les nuits les troupes dans
leurs postes d'alarme, et cela se faisait depuis mon
retour à Lûbeck ; à faire créneler les maisons donnant
sur les ouvrages, et il y avait vu travailler; à faire gar-
nir les créneaux de bons tireurs, à répartir les pièces
suivant les points qu'elles devaient battre et à avoir des
réserves, ce qui allait sans dire (1).
(i) Sous prétexte qu'il pouvait yeuir à mon secours en cinq
heures, et comptant sur ce système de défense, il m'avait enlevé
quatre bataillons sur sept et dix pièces de canon ; mais, pour qu'il
pût arriver à LQbecIc en cinq heures, ainsi qu'il me le répéta dans
quatre lettres, il eût fallu que l'ennemi ne fit qu'une attaque et la
dirige&t sur Lûbeck, Si , après avoir passé avec 25,000 hommes
120 MÉMOIBES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
Mais à quoi je n'avais pas pensé, c'était à placer en
sentinelle un officier dans la plus haute tour, et cela
quoique l'on ne fasse les approches d'une place que la
nuit; à créneler et placer des tireurs dans les tours et
clochers, attendu que, vu la surface que ces clochers
offrent, la première chose qu'aurait faite l'ennemie eût
été de les démolir à coups de canon; je n'avais pas songé
non plus à établir des batteries au-dessous de Lûbeck,
sur la gauche de la Trave, pour prendre à revers celles
que l'ennemi établirait contre Lûbeck, comme s'il
n'aurait pas couvert ces batteries de feux d'écharpe;
comme si, manquant d'hommes et de pièces pour la
défense des bastions et le service de la place, je pouvais
songer à étendre mon front; comme si l'ennemi,
attaquant Lûbeck, n'aurait pas exécuté le passage de la
Trave que personne ne pouvait lui disputer. De même
il parait que j'avais dans mon ordre d'alarme laissé une
grave lacune. L'hôpital contenait quelques galeux de la
division Loison, et j'avais omis de les comprendre dans
les prises d'armes qui avaient lieu toutes les nuits et de
leur assigner une place fixe. J'avais pensé qu'il était
humain de ne les mettre à contribution qu'en cas de
danger imminent, et c'était là une de ces erreurs au sujet
de laquelle M. le maréchal m'écrivit. Je le répète : peu
de jugement et beaucoup de mémoire mettront toujours
ia Stecknitz à Zweedorf, et forcé par là le maréchal à courir
au secours de sa droite, rennomi avait brusquement attaqué
Lûbock par les deux rives de la Trave, et avec 10,000 hommes et
des pièces de gros calibre, le maréchal ne serait pas venu, je ne dis
pas en cinq heures, mais peut-être pas avant que la ville fût prise, et
cela, l'expérience l'a en partie prouvé le 6 octobre, jour où le
maréchal voulait faire appuyer un de mes mouvements sur le
Mecklembourg par une partie de la division Loison, et, le canon
s'étant fait entendre du côté de Lauenburg, il fut obligé de me
priver de ce secours, sur lequel, sans que je le lui demandasse, il
m'avait fait compter.
ORDRES DE COUPS DE BATON. 121
une tète dans un état d'indigestion; mais que, pour le
cas de M. le maréchal, on ajoute une activité impos-
sible à tempérer et une force d'âme capable de briser
les plus fortes barrières, et on aura tous les effets de
l'indigestion.
Malgré la latitude que donne un ouvrage susceptible
d'anecdotes, malgré l'intérêt qu'on trouve à remettre
sous leur vrai jour les caractères, il faut cependant s'im-
poser des bornes, et je ne citerai plus que ce fait. Le
maréchal avait ordonné que tous ceux qui sur la Trave,
la Wackenitz, la Stecknitz avaient des bateaux, eussent
à les livrer immédiatement. Certes c'était bonté de
demander ce que l'on était maître de prendre, mais les
habitants, se méprenant sur ce procédé, avaient trouvé
préférable de cacher leurs bateaux, et, le malheur
ayant voulu que l'on découvrît plusieurs de ces bateaux,
le maréchal jugea opportun de redresser les idées des
habitants, et il me ut écrire ces lignes caractéristiques :
« Si le commandant de la place de Lûbeck avait exécuté
mes ordres et fait bâtonner les paysans qui cachent leurs
embarcations, on n'en découvrirait pas chaque jour.
Il ne faut pas se lasser d'en faire la recherche, et il faut
donner cent coups de bâton pendant quatre jours aux
propriétaires de ceux qu'on trouvera, et les faire mettre
en prison pendant un mois. » C'était une variante de la
correction infligée aux donneurs de mauvaises nouvelles,
qui, ne devant recevoir que cinquante coups de bâton
par jour, les recevaient par compensation pendant huit
jours, mais n'allaient pas en prison. Cette variante attes-
tait de la part du maréchal la richesse de son imagina-
tion; encore est-il juste d'ajouter qu'il ne s'en tint pas là;
car, un pêcheur de Falkenhausen ayant été arrêté et con-
vaincu d'avoir soustrait des bateaux, le maréchal me
ût écrire de lui déclarer que, s'il ne trouvait pas le moyen
122 MÉMOIRES DIT GÉNÉBAL BARON THIÉBAOLT.
de les mettre en notre pouvoir, il serait passé par les
armes. Pour donner à de tels ordres la suite qu'ils méri-
taient, il fallait s'imposer le devoir de n'en pas tenir
compte, et c'est ce que je fis. Tous ces coups de bâton
pour les agents mal informés et pour les receleurs de
leurs propres bateaux, tous ces coups de sabre ou
coups de fusil pour ceux qui paraissaient dans les rues
ou se montraient aux fenêtres après le signal d'alarme,
]a peine capitale substituée au bâton et à la prison, rien
de tout cela ne fit une seule victime et n'exista que dans
une correspondance digne d'un exécuteur des hautes
œuvres plutôt que d'un général en chef.
Cependant, après ces exemples de rigueur inopportune,
je veux rapporter une preuve d'indulgence d'autant plus
inexplicable que le délit n'admettait ni doute, ni inter-
prétation,ni excuse. J'avais pour garde-magasin à Lûbeck
l'abbé ou le comte de Montgaillard, espèce d'Ésope, spi-
rituel comme tous les gens marqués au B, mais déro-
geant par sa conduite et ses sentiments à sa noble ori«
gine, tout autant que, par son emploi et ses fonctions, il
dérogeait à la sainteté du ministère auquel primitive-
ment il était consacré. De fait, cet homme avait à ce
point la vocation de son nouvel état, qu'il n'était pas un
produit de friponnerie dont il dédaignât de se gratifier.
Ainsi il volait sur les qualités, il volait sur les quantités,
il volait sur tout et il volait toujours. Mais, quelque
supériorité que Ton mette à plumer tant de milliers de
poules, il est bien impossible de n'en pas faire crier
quelques-unes; des cris furent donc proférés, et, ces
cris jusqu'à moi parvenus, je fis empoigner ledit comte,
garde-magasin et abbé, et, ayant chargé mon honnête
et incorruptible aide de camp Vallier de l'office de rap-
porteur, je traduisis le Montgaillard au conseil de guerre.
J'ai toigours exécré cette race administrative dont les
COMTE, GARDE-MAGASIN ET ABBÉ. 123
rapines ont coûté tant de sang à la France, tant de tor-
tures à ses victimes; mais ce que j'en avais vu à l'armée
d'Italie, et plus récemment aux armées d'Espagne, m'ex-
cita, je l'avoue, à faire un exemple utile. S'il fallait d'ail-
leurs que ce malheureux pays de Lûbeck fournit aux
besoins présents et futurs de l'armée, il n'y avait certes
aucune raison pour que, par les faits ou méfaits d'un
comptable défroqué, on achevât de le spolier pour les
beaux yeux de je ne sais quelles drôlesses et par les
laides et sales mains du quidam. Toutes les charges
établies, c'en était donc fait de lui, il allait être fusillé, et
ce châtiment eût été la seule chose que le Montgaillard
n'eût pas volée, lorsque le maréchal, qui me semblait
devoir rendre la perte d'un tel fripon indubitable, évo-
qua tout à coup l'affaire à son quartier général en chef,
et, comme les mêmes causes produisent toujours les
mêmes effets, ce coupable fut sauvé comme l'avait été
réconome de Burgos. Vallier en fut pour son instruction
et son réquisitoire, moi pour l'étonnement le plus com-
plet, les troupes et le pays pour le scandale, le maré-
chal pour une condescendance à je ne sais quelles considé-
rations, et le réprouvé pour fuir jusqu'à Paris, où par
la suite je ne l'ai jamais rencontré, sans que, par la con-
traction de sa figure, il ne me donnât une idée de la laide
grimace que la justice eût exigé qu'il fit.
Cette malheureuse ville de Lûbeck n'ayant pu payer
f'énorme contribution extraordinaire à laquelle le prince
Tavait frappée, il ordonna d'y saisir, en déduction de ce
qu'elle devait encore, une masse effrayante de froment
et de seigle, un million de litres de vin et cinquante
mille litres d'eau-de-vie, le tout des premières qualités,
et d'expédier en huit jours ces approvisionnements sur
Hambourg. Je ne parle pas de tous les embarras et en-
nuis de cette opération, confiée à une commission dont
124 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
je ne pus éviter la présideDce, et surtout de l'impossibi-
lité de réunir les moyens de transport nécessaires; car ce
qui commençait à m'occuper davantage, c'était la crainte
que le maréchal, dont la transcendance ne rassurait per-
sonne, ne donnât à l'ennemi le temps de lui couper la
retraite et même n'eût la pensée de s'enfermer à Ham-
bourg. Connaissant les désastres infligés à Macdonald
par Blûcher et à Vandamme par Schwarzenberg, le
revers éprouvé par Girard aux portes de Magdebourg,
les défaites successives du maréchal Oudinot et du maré-
chal Ney battus par Bernadotte, il ne fallait point une
grande compréhension pour se rendre compte qu'il était
temps et plus que temps de renoncer à un système de
dispersion qui n'est possible que dans la victoire et qui
déjà nous avait été si fatal; il fallait cesser de former
une pointe ridicule, et il était urgent de nous reployer,
soit pour nous réunir à l'Empereur, soit pour le flan-
quer en emmenant avec nous la garnison de Magde-
bourg et les conscrits dont j'ai parlé, et en nous retirant
sur Wesel. Tout cela était d'une évidence criante, et
pourtant rien n'indiquait que le maréchal s'en occupât
le moins du monde; mais l'importance n'en était pas
moins telle que prendre à cet égard une sorte d'initia-
tive devenait un devoir sacré. L'embarras était cepen-
dant de savoir comment traiter avec cet homme ombra-
geux et grossier des questions d'un ordre aussi élevé,
et d'autant plus délicates qu'on ne pouvait les aborder
sans paraître empiéter sur ses attributions. Ni Pécheux,
ni Vichery, ni Watier, ni moi, nous n'étions en position
de nous commettre à cet égard; le général César de
Laville ne l'était pas davantage, alors que par son ancien-
neté, son caractère, une supériorité qu'on ne lui dispu-
tait pas, son élocution facile et nerveuse, l'espèce de
franc-parler qu'il avait conservé, Loison pouvait à la
ENTRETIEN DE LOISON AVEC LE MARÉCHAL. 125
rigueur se charger d'amener le maréchal à discuter ce
que commandaient les intérêts de Tarmée, de l'Empereur
lui-même et de la France; et c'est ce qui me fit résoudre
d'avoir avec lui un entretien à ce sujet. Me rappelant les
confidences de Morand et de Gauthier à Tilsit en 4807,
je demandai, le 21, l'autorisation de me rendre à Raze-
burg; elle m'arriva le 22 au matin; trois heures après
l'avoir reçue, j'étais chez Loison. Nous discutâmes à fond
l'objet de ma venue; il fut frappé de ce que j'eus à lui
dire, notamment sur l'intérêt qu'il y aurait à réunir en
conseil de guerre tous les généraux de division de l'ar-
mée, non pour contraindre le maréchal, mais pour le
couvrir par l'émission d'un vœu qui ne pouvait manquer
d'être unanime; et nous arrêtâmes, Loison et moi, qu'il
me laisserait le temps de parler au maréchal des affaires
qui avaient servi de prétexte à ma course, mais que, du
moment ou je quitterais le maréchal, il me remplacerait
auprès de lui, etque, pour repartir, j'attendrais le résultat
de sa conférence. Tout cela fut exécuté, mais Loison
n'obtint rien : c Je n'interprète pas les ordres^ et je ne
préjuge pas les intentions >, lui répondit cet animal,
comme nous l'appelions. « L'Empereur m'a ordonné de
conserver Hambourg, et je défendrai cette place jusqu'à
la dernière extrémité. D'ailleurs, tant que Magdebourg,
Hambourg et Dantzig tiendront, l'Empereur n'a rien
perdu. — Mais, reprit Loison, les circonstances ne vous
semblent-elles pas assez graves pour exposer des doutes
et demander de nouvelles instructions, de nouveaux
ordres? — L'Empereur n'a besoin des avis de personne;
quant aux ordres, je les attends et ne les provoque
jamais. > Dans l'impossibilité de gagner quoique ce soit
sur l'obstination cent fois éprouvée du maréchal, je crus
du moins pouvoir insister auprès de Loison : f Mais
vous-même, repris-je, ne pensez-vous pas (et en disant
126 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
au maréchal que vous ]'avez déjà fait) devoir eu écrire
au prince de Neuchàtel? — Ma foi, non; qu'ils s'arran-
gent, ils y sont plus intéressés que nous. Et cependant
vous verrez que nous finirons par être bloqués à Ham-
bourg, et que, faute de vivres, nous y serons pris sans
honneur et sans gloire. » Exemple mémorable d'une de
ces aberrations en vertu desquelles l'entêté se croit du
caractère.
De retour à Lûbeck, j'avais besoin de me distraire de
tant de douloureuses pensées, et j'allai passer ma soirée
chez mes hôtesses (i). Il y avait quelques dames. N'osant
parler ni du présent, ni du passé, ni de l'avenir, ni
des choses, ni des personnes, ni des craintes, ni des
espérances, on parla de la ville et des environs de
Lûbeck. Quant à la ville, j'en avais visité le matin
la bibliothèque, où j'avais éprouvé deux rudes ten-
tations. L'une avait pour objet toute une liasse de
lettres de Charles XII, adressées presque toutes à sa
sœur et semées de mots français soulignés, et notam-
ment du mot «charmant >,qui revenait sans cesse. Je ne
sais ce que je n'aurais pas donné pour avoir une ou
deux de ces lettres, et rien n'était plus facile; il ne fallait
que les prendre pour la Bibliothèque impériale et pré-
lever un escompte, ou bien en demander au maire, qui
se fût empressé de m'en offrir. La seconde tenta-
tion m'était causée par un manuscrit du huitième siècle,
et qui aurait enrichi ma collection comprenant des types
du cinquième siècle au quinzième; mais j'avais trop
besoin de mon autorité à Lûbeck pour risquer de l'affai-
blir par de pareilles demandes. Quant aux environs de
la ville, l'à-propos fut une course qu'avec mes hôtesses
j'avais faite quelques jours auparavant pour aller voir
(1) Le géoêral Thiébault logeait chez un médecin nommé Sched*
lick. (Ed.)
LE PAYS D'BUTIN: 127
UD chêne admirable, célébré par une tradition de plu-
sieurs siècles et devant lequel, par parenthèse, un vieil
habitant de Lûbeck ne passait jamais sans ôter son cha-
peau, manière, selon lui, de saluer les nombreuses généra-
tions qu'avait successivement abritées la séculaire
ramure. J'ignore, au reste, s'il existe un pays où la végé-
tation soit plus belle que dans toute cette région, et je lui
payais le tribut d'éloges qu'elle mérite, lorsque Mlle Dora
s'écria : < Que diriez-vous donc, monsieur le gouver-
neur, si vous connaissiez le pays d'Ëutin ?» Et elle m'en
vanta les vallées pittoresques, les riches pâturages et
le plus délicieux assemblage de lacs, de rochers, de
montagnes, de forêts qu'on puisse imaginer, sorte de
petite Suisse, qui de plus est baignée par la mer. « C'est
d'ailleurs, ajouta cette charmante ûlle de mon bête, l'af-
faire d'une promenade. — Que je ferai demain, repartis-
je, afin de pouvoir vous remercier plus tôt du rensei-
gnement que vous voulez bien me donner avec tant de
bonne grâce et d'éloquence. » Et, le lendemain matin,
mon travail expédié, j'étais en route.
Je ne m'arrêterai pas à tout ce qui justifiait l'admira-
tion de cette dame. A quoi serviraient des descriptions,
qui ne différeraient de tant d'autres du même genre que
par des noms aussi étranges qu'étrangers, et dont les
terminaisons en Hz, herg, dorf, contrasteraient avec
toutes les suavités de ce délicieux canton ? Assez de pro-
sateurs et de poètes ont rivalisé avec la nature pour
en multiplier les beautés, et ce que j'ajouterais â la ma-
nière dont ils les ont chantées n'ajouterait rien â ce
qu'elles inspireront toujours. Il faut le dire d'ailleurs,
arraché à ce qui n'était que distraction et plaisir, je fus
bientôt ressaisi par les pensées et les impressions dont
j'étais sans cesse occupé, et j'éprouvai d'abord un singu-
lier étonnement devant l'aspect d'abondance auquel je
128 MEMOIRES DU GENERAL BARON THIEBAULT.
n'étais plus accoutumé. Comment ce pays, entouré par
la guerre, avait-il échappé jusqu'alors au ravage, à. la
simple consommation même?... Je le crus, comme on
le croyait au quartier général; dans la dépendance du
Danemark, notre allié; mais j'appris qu'il appartenait
à un prince, notre ennemi acharné. Grâce à cette erreur
sur laquelle aucun mot n'avait donné l'éveil et que per-
sonne n'avait songé à vériQer, ce pays avait échappé à
toute réquisition ou demande, et il s'était enrichi des
désastres d'une partie de ses voisins. De ce fait je pas-
sai à l'examen des ressources; elles étaient immenses.
Dès lors le but de ma course changea; mais, comme
je faisais mes questions moi-même, en allemand et
avec une entière négligence, que je les entremêlais des
choses les plus futiles, que je paraissais écouter avec
distraction les réponses, que, déroutant ainsi toute
espèce de défiance, je complétais les renseignements
demandés dans un village par ceux que j'obtenais dans
un autre, j'eus en peu d'heures des documents équiva-
lant à une véritable statistique, et, du moment où je
ne vis plus rien d'important à recueillir, je repris grand
train le chemin de Lûbeck, n'ayant d'autre pensée que
de trouver, grâce à cette découverte, le moyen de sou-
lager cette ville et d'achever d'approvisionner Ham-
bourg qui pouvait être notre refuge. De retour chez moi,
et après avoir ruminé pendant tout le trajet mon
rapport au maréchal, je n'eus plus à retarder le départ
de ce rapport que pendant la demi-heure indispen-
sable pour le dicter et l'écrire en même temps , et il
n'y avait pas huit heures que mon courrier était parti
que je recevais du maréchal, en guise de réponse, non
des éloges sur une reconnaissance à laquelle j'avais
donné cependant son résultat pour prétexte, ou seule-
ment un mot obligeant sur le service colossal que je
CINQ MILLIONS DE RATIONS. 129
rendais, mais l'ordre de prendre possession du pays
d'Eutin, d'y placer un officier supérieur comme com-
mandant militaire avec trois cents hommes de cavale-
rie et de frapper immédiatement une réquisition, soit
de 22,500 quintaux de froment et de 7,500 quintaux
de seigle, équiva]antà2,360,000 rations; de 25,000 quin-
taux d'avoine ou 300,000 rations; de 700,000 kilos
de viande de bœuf sur pied ou 1,400,000 rations; de
60,000 litres d'eau-de-vie ou 900,000 rations; de
500 chevaux qui furent portés à 600; et, en sus des pre-
mières réquisitions, furent encore exigés tout l'entretien
des trois cents hommes de cavalerie, l'habillement,
l'équipement, le harnachement d'un assez grand nombre
de cavaliers déserteurs de l'ennemi et qui, sur leur de-
mande, entrèrent dans les lanciers polonais et furent
montés; la fourniture de capotes pour vingt-deux sol-
dats d'artillerie; 2,500 quintaux de riz, de légumes secs ;
le tout, sans défalcation des rations demandées à Lû-
beck, malheureuse ville que, comme une poche, nous
vidions dans Hambourg. Ces réquisitions devaient être
livrées en quinze jours à Hambourg, savoir : le premier
tiers, le 30 septembre (nous étions au 24); le deuxième
tiers, le 5 octobre, et le reste, le 10 octobre, M. le con-
seiller d'État comte de Chaban restant juge des qualités
et quantité des grains, bœufs et liquides, et M. le général
Dubois, du nombre et de la qualité des chevaux; le tout
d'ailleurs requis et amené par mes soins (1).
Je m'attendais certes à une forte réquisition; elle était
indispensable, et il fallait profiter de cette ressource
(1) C'étaient, à 30,000 rations par jour, des vivres pour quatre^
^^t-douie jours ; mais la mortalité et les maladies ne pouvaient
manquer d'augmenter de beaucoup la durée de cette ressource, qui,
®D y ajoutant la rédaction de la ration a deux tiers de ration, eût
été de quatre à cinq mois.
T. 0
133 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL RARON THIÉRAULT.
pour parvenir à approvisionner Hambourg; il était juste
que le pays d'Eutin supportât sa part des charges de la
guerre; mais l'énormité des demandes passa mes prévi-
sions; les délais me confondirent par l'impossibilité de
ne pas les dépasser, c'est-à-dire d'échapper à des
rigueurs incalculables, dont un comte de Maltzahne,
président de la régence d'Eutin, homme tout à fait
comme il faut et qui m'avait comblé de politesses dans
cette ville, ne pouvait manquer d'être la victime. Par
malheur encore, il était du devoir de ce comte de faire
des réclamations, ne fût-ce que pour éviter le reproche
de ne pas en avoir fait; enfin il eut à réclamer l'appui
du maréchal contre les douaniers danois qui voulaient
lui faire payer des droits de tout ce qu'il expédiait sur
Hambourg. On pouvait croire qu'il n'avait à craindre
auprès du maréchal qu'un refus de diminution et d'inter-
vention; et je le croyais d'autant plus que sa lettre était
à ce point convenable que je m'étais chargé de l'envoyer
dans une des miennes; mais le maréchal, que sa nature
entraînait à tout interpréter en mal, vit ou feignit de
voir une connivence où il n'y avait qu'une démarche
pour sortir d'un embarras. II me ût donc écrire sous la
date du 30 septembre : « Son Excellence ne veut pas
être dupe de la malveillance soit de ce comte, soit de
quelques douaniers danois. En conséquence, il vous
ordonne d'envoyer de suite, à la réception de cette lettre,
arrêter ce comte. Vous le mettrez sous bonne et sûre
garde dans une auberge et lui déclarerez que M. le
maréchal le fera passer par les armes, si les réquisi-
tions frappées dans le pays d'Eutin ne sont pas exécu-
tées. »
Il y avait de quoi se donner au diable et y donner et les
réquisitions et le maréchal. C'était pour moi trop de dés-
obligeance et pour le comte de Maltzahne trop de bru-
RÉQUISITIONS A LUBECR. 131
talité; pourtant il fallait obéir, et tout ce qui restait en
mon pouvoir fut d'employer des formes qui du moins ne
laissèrent aucun doute sur la peine que j'éprouvais à me
trouver mêlé à de telles mesures.
Cependant, une fois engagé sur une telle voie, le ma-
réchal ne s'arrêtait pas. Relativement à Lûbeck, cette
ville avait fourni tout ce qu'on avait exigé d'elle, à
l'exception de l'énorme quantité de vins et d'eau*de-vie
et de quelques grains; car, pour la livraison des liquides,
deux obstacles assez difficiles à surmonter s'étaient
présentés : il manquait futailles et baquets. De baquets,
il en eût fallu trois cents par jour, et on n'avait pu en
réunir plus de dix-buit; quant aux futailles, après avoir
rassemblé tous les merrains et cerceaux existants et
employé tous les tonneliers du pays à confectionner des
tonneaux, il en manquait encore trois mille. Je pro-
posai de faire venir ces trois mille tonneaux de Ham*
bourg et de faire fournir à prix d'argent des voitures
par le Holstein; mais presque toutes les voitures de cette
province étaient occupées aux travaux de la campagne
et au service de l'armée danoise; on y mit d'ailleurs
de la mauvaise volonté, et nous en eûmes très peu. Je
continuais cependant à redoubler d'efforts; pour exciter
le zèle par son exemple, le maire alla jusqu'à atteler
ses deux cbevaux de voiture à une charretée de vin;
mais ces deux chevaux crevèrent au premier voyage;
l'exemple ne fut donc pas entraînant. Quant au maréchal,
croyant encore à la mauvaise volonté du maire, malgré
le sacrifice que celui-ci venait de faire, et regardant la
mort de ces deux chevaux comme un prétexte pour
éluder l'exécution de ses ordres, il me commanda, dans
la lettre dont je viens de citer quelques phrases, de faire
partir dans les quarante-huit heures tous les liquides
destinés pour Hambourg, ajoutant : c Le maire et les bar
ia2 MÉMOinES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
bitants emploieront tels moyens qu'ils voudront; ils
pourront même suspendre l'envoi de grains, mais Son
Excellence (le mot était heureux) déclare qu'à la qua-
rante-neuvième heure il fera arriver à Lûbeck toutes
les voitures nécessaires pour enlever jusqu'à la der-
nière bouteille de vin et d'eau-de-vie qui se trouve dans
Lûbeck, et il en a l'état. > Ce fut un désespoir, un bou-
leversement général; mais, quoi que l'on pût faire, l'ordre
ne fut pas exécuté parce qu'il ne pouvait pas l'être, et le
prince ne fit pas enlever tous les vins de Lûbeck par
ses voitures parce qu'il n'en avait pas.
J'eus alors, et pour en finir avec cette exigence, l'idée
de faire une expédition dans le Mecklembourg et d'y
enlever les chevaux, les voitures et le bétail qui se trou-
vaient dans un certain rayon. Le maréchal approuva
cette tentative, c pourvu toutefois, me disait-il, que vous
ne compromettiez aucun détachement > . Cette restriction
ne pouvant m'arrêter, j'organisai mon mouvement pour
le 6; de son côté, le maréchal, en me renouvelant la
recommandation de ne pas me compromettre contre des
forces supérieures et de tâcher de lui procurer des
gazettes des villes occupées par l'ennemi, avait résolu
de faire appuyer ma droite par le général Rome com-
mandant quatre bataillons, cent cinquante chevaux et
six pièces d'artillerie légère de la division Loison, et
chargea cet officier général de communiquer avec moi
au moyen d'un parti de vingt chevaux; mais une canon-
nade, entendue du côté de Lauenburg, fit révoquer
Tordre de ce mouvement, et je n'en fus informé qu'en
rentrant à Lûbeck. J'avais opéré avec deux colonnes,
composées chacune d'un bataillon danois et d'un batail-
lon français, de deux cent cinquante hommes de cavale-
rie et de deux pièces de canon, celle de gauche comman-
dée par le général Lallemand, celle de droite commandée
EXPEDITION DANS LE MECRLEHBOUR^. 133
par moi (1), et, comme résultat, le général Lallemand
ramena sept voitures et cent et quelques bœufs; je
ramenai douze voitures et deux cent sept bœufs ; total :
trois cent quinze à trois cent vingt bœufs qui furent
conduits à Hambourg. Plus de trois cents bœufs étaient
fort bien, mais une quinzaine de voitures étaient peu.
L'ennemi n'avait fait de résistance nulle part, n'étant
pas en force de ce côté; mais il n'avait laissé à notre
portée aucun moyen de transport, et le principal but de
mon expédition se trouvait manqué.
Le maréchal se laissa aller à s'en prendre à moi et
m'écrivit qu'au lieu de lui annoncer l'exécution de ses
ordres, je ne lui parlais plus que de difQcultés(2); bou-
tade à laquelle je répondis que je faisais tout ce qui
était possible, que c'était la première fois de ma vie que
je me trouvais chargé de semblables opérations, d'au-
tant plus pénibles pour moi que, tandis que je me trou*
vais occupé d'approvisionnements, les troupes de ma
division se battaient sous les ordres d'un autre chef
(1) Ces colonnes étaient parties de Lûbeck une heure avant le
jour. Celle de gauche avait opéré par Schlutup, Wesulat, Barde*
wick et Selmsdorf ; celle de droite par Brandenbaum, Herrnbourg
Lûdersdorf et Warsow. L'opération terminée, ces deux colonnes
devaient à une heure donnée se réunir sur la hautenr de Palingen
et rentrer & Lûbeck par Brandenbaum. Cette petite expédition se
fit de la manière la plus régulière et eut cela de remarquable, que
les éclaireurs du général Lallemand et les miens gravirent en môme
temps la hauteur de Palingen, les uns par son versant nord, les
autres par son versant sud, et qu'à la même minute nous y arri-
vâmes de nos personnes.
(2) J'avais eu le même ennui à propos de trente mille planches
de sapin que le maréchal m'avait ordonné d'expédier à Hambourg.
Je reçus lettres sur lettres me répétant toutes de « m'arranger »,
mais de « livrer tout de suite » ; et, comme des transports qui
n'existent pas ne se créent pas en vingt-quatre heures, je ne pus
que renvoyer à ma première lettre constatant ce manque absolu
de moyens rapides. Le maréchal dut donc se contenter de recevoir
ses trente mille planches dans les délais de temps indispensables.
184 MÉMOIRES DU GÉNÉHAL BARON THIÉBAULT.
que moi. A cette letttej'en joignis ane autre, toute par-
ticulière et dans laquelle je disais au maréchal : c Avec
ma manière de servir je ne puis recevoir de reproches,
et, à moins de cHer dans le vide, on ne peut faire plus
que je n'ai fait. Je n'ai pas d'ailleurs demandé à venir i
Lflbeck; j'y suis dans une position qui m'est odieuse
et comme par châtiment du zèle avec lequel j'ai servi;
j'y fais un métier qui n'est pas le mien, et j'ai quitté
les fonctions qui m'appartenaient et dans lesquelles
j'ai la conviction d'avoir justifié la confiance de l'Empe-
reur et îa vdtre. Je demande donc à Votre Excellence de
me remplacer ici et de me rendre ma division. > Il ne ré-
pliqua pas; je m'y attendais. D'abord il n'avait personne
pour me remplacer dans une position où il fallait antre
chose qu'un apprentissage militaire, où, par un mélange
de vigueur et de temporisation, de crainte et d'encoa-
ragement, il fallait sans cesse amortir les coups de bou-
toir pour empêcher un général en chef de tuer ce qu*on
devait conserver, où il fallait enfin mêler la persuasion
à la terreur pour rendre ses ordres mêmes exécutables.
Mais à cette raison s'en ajoutait une autre. Dès le
début je m'étais promis ou de le contenir ou de le
quitter, quelque chose qui dût en résulter, et je ne man-
quais pas une seule fois de relever ses inconvenances.
Il m'en servit quatre ou cinq dans les dix mois que je
dus rester sous ses ordres et, ne les ayant pas laissées
passer, je le forçai à s'observer et je finis par en obtenir
des témoignages de satisfaction, alors qu'avec lui c'était
ordinairement la marque du plus grand mérite et du
plus grand bonheur que de ne pas recevoir de duretés.
Doué de très peu de moyens, ayant toujours besoin des
autres, il ne savait dominer que par ces exigences sans
bornes, un mécontentement permanent et des manières
diaboliques, et c'est à cette nécessité, qui lui inspira des
ANECDOTES SUR LE MARÉCHAL. 185
traits de cruauté révoltante, qu'il dut la haine dont il
fut l'objet et qui a dépassé tout ce qu'on en peut ima-
giner. Gomment pouvait-il en être autrement quand,
sans qu'il en sentît l'horreur, il pouvait donner des
ordres comme ceux que je vais rapporter?
C'était peu après l'époque où je suis arrivé ; Ham-
bourg était bloquée ; l'économe du grand hôpital ayant
sa femme en couches assez malade et ne pouvant se
procurer dans la ville des viandes fraîches pour faire
du bouillon qui était ordonné, prit sur les vivres de
l'hôpital trois livres de bœuf qu'il envoya chez lui. Le
porteur est arrêté ; le maréchal, qui partout avait des
espions, est immédiatement informé du fait, et le mal-
heureux économe, livré au grand prévôt, fut à l'instant
fusillé. J'avais eu connaissance de ce fait dans le temps ;
j'en avais été, comme tout le monde, indigné, et cepen-
dant je l'avais oublié quand M. Lacour me l'a rappelé.
M. Lacour, sous-intendant militaire, était alors secrétaire
intime du maréchal, dont il ne peut d'ailleurs parler
sans horreur.
Et il y aurait de quoi composer des volumes avec les
anecdotes de ce genre. Yandamme en aurait eu à citer
une par jour, Loison une par semaine, et il*n?y avait pas
un officier général ou supérieur qui, ayant été placé
sous les ordres du maréchal et ayant pris des notes,
n'aurait pu citer les siennes. Dans un dîner qui réunis-
sait récemment tous les généraux et colonels ayant servi
sous ce maréchal, il n'avait été question que de ce ma-
réchal, et en fait d'anecdotes horribles, il avait été impos-
sible d'épuiser la matière. Et sur ce sujet, le général
Achard m'a raconté, le 25 décembre 1836, chez M. Doyen
et devant dix-huit convives, des faits que je lui dois de
pouvoir consigner ici. J'avais eu connaissance de quel-
ques-uns, j'avais été témoin d'un d'entre eux; mais, comme
186 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAOLT.
de ta^t d'autres choses, j'en avais perdu le souvenir, qui
vient d'être ravivé par le récit si précis du général
Achard.
Achard était colonel alors. A peine rentré à Hambourg
après la campagne de Russie, le maréchal avait fait
arrêter un négociant de cette ville, inculpé je ne sais
pourquoi, et l'avait traduit à une commission militaire;
puis il avait nommé le colonel Achard président de cette
commission et, selon sa formule, lui avait dit : c Vous
allez condamner cet homme, après quoi vous viendrez
dîner avec moi. » Et, à la condamnation près, tout
s'était exécuté. Or, au moment où le colonel arrivait
chez le maréchal, on annonçait que le maréchal était
servi, et celui-ci ne parla au colonel que pour lui dire
de se mettre à côté de lui. J'ai indiqué sommairement
ce qu'étaient les dîners du maréchal et sa manière
de se nourrir; sitôt à table, il avalait son potage, puis,
prenant ou se faisant servir d'énormes portions de je ne
sais combien de plats, la tête dans son assiette et usant
de ses doigts plus que de sa fourchette, il faisait dis-
paraître avec une effrayante rapidité pain, vins, mets
de toute sorte. Aussi, quoiqu'il eût un énorme appétit,
était -il repu au bout de quinze à vingt minutes. Ce
jour-là, sa première faim satisfaite, il en revint à sa
pensée favorite, et relevant sa lourde tête : c Eh bien...,
dit-il au colonel Achard, vous avez condamné cet
homme ? — Non, monseigneur, il n'a pu être con-
damné. — Il n'a pas été condamné? reprit-il en criant
de toutes ses forces, et vous osez vous présenter chez
moi ? — Il n'a pas été condamné parce qu'il n'était pas
coupable, et je me suis rendu chez vous parce que
Votre Excellence m'en a donné Tordre. — Qu'est-ce qui
m'a f... un colonel de votre espèce et à l'Empereur un
sujet comme vous?... Je ne reçois pas ceux qui n'ont
ANECDOTES SUR LE MARECHAL. 187
pas le feu sacré qu'il faut pour le servir; sortez de chez
moi; sortez à l'instant. »... On devine les sentiments
que cette scène, faite devant trente convives ou domes-
tiques, put inspirer à un ofBcier, Tun des plus braves,
des plus bouillants qui aient paru dans nos armées.
Indigné, bouleversé, pétrifié, il éprouva une hésitation
que tout autre eût cent fois éprouvée à sa place; mais,
le maréchal s'étant levé comme un furieux prêt à le
prendre au collet pour le faire sortir, il se leva égale-
ment et partit avec une rage que certes il ne dissimula
pas.
Pendant une des marches de la campagne de Russie,
le maréchal, dont les espions et les gendarmes rôdaient
partout, fit arrêter quinze traînards du 108* régiment
qu'il lui plut de qualifier de maraudeurs et qu'en cette
qualité il livra à son terrible grand prévôt (Chariot), avec
ordre de leur bander les yeux, de les faire mettre à
genoux et fusiller sur place. Présent à cette scène, le
colonel Achard réclama, pria, supplia et n'obtint long-
temps pour toute réponse que : c Ce sont des misé-
rables; il faut des exemples. > Cependant, à force d'in-
tercéder, de répéter que c'étaient tous de bons sujets,
de braves soldats, il finit par déconcerter un peu le
maréchal, qui, par un efi'ort immense sur lui-même,
reprit : c Ëh bien, pour cette fois, je veux bien me
contenter de n'en punir que trois ; vous allez les dési-
gner. — Moi, monseigneur? — A l'instant, ou je les fais
fusiller tous. » — Il n'y eut rien de plus à obtenir. Achard
en avait encore horreur en me le racontant vingt-deux
ans après, et pourtant, afin de sauver douze innocents,
il fallut qu'il en livrât trois à la mort.
Troisième fait et l'un de ceux dont j'ai été témoin. Un
soldat du corps d'armée du maréchal, après une faute
de discipline et cédant en partie à la terreur que le
1
138 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
maréchal inspirait, et dans un de ces moments où l'on
cesse d'être soi-même, avait passé à l'ennemi et se
trouva faire partie d'un des régiments russes qui nous
bloquaient à Hambourg. Navré de sa position, repen-
tant autant qu'on peut l'être, n'y pouvant plus tenir,
ce malheureux, ayant vu quelques mouvements de
troupes qui pouvaient nous devenir importants à con-
naître de suite, quitte l'ennemi, revient se livrer en
rejoignant son ancien régiment et, par la franchise de
ses déclarations, les sages avis qu'il donne à ses cama-
rades^ les nouvelles qu'il apporte et les bons sentiments
que tout attestait en lui, intéresse en sa faveur son
régiment tout entier, et jusqu'aux généraux de sa
division. Sur le rapport que l'on fait au maréchal, celui-ci
veut le voir et l'interroge lui-même. On le croit sauvé;
mais, après en avoir tiré ce qu'il voulait, il le remet à
son grand prévôt, et, quoi que Ton puisse dire, il le fait
fusiller (1).
Quatrième fait. Criblé de blessures pendant la cam-
pagne de Russie, le colonel Achard revenait avec quel-
ques autres officiers blessés, et, traversant sans escorte
je ne sais quel village de la Prusse, ils furent agonises
de sottises et l'Empereur lui-même fut compris dans
les imprécations dont on les accabla. Dans l'état où
étaient ces blessés, que pouvaient-ils contre toute une po-
pulation ? Ils se turent donc, heureux encore de ne pas
(1) Le maréchal se montra plus juste dans la circonstance sui-
vante. Le lendemain matin du jour où l'on s'était battu dans l'Ile
de Wilhelmsburg, on trouva un gendarme qui, je ne sais à
quelle sauce, mangeait paisiblement et se délectait en mangeant
un quartier, non de chevreuil, mais de Russe. Ce n'était pas faute
d'autre nourriture ; c'était un mets de choix ; or, considérant que
ce n'était pas un goût k propager, que néanmoins il n'y avait
pas assassinat, le maréchal se borna à punir la sensualité de
cet amateur anthropophage en le mettant pour quinze jours aa
pain et à l'eau et au cachot.
ANECDOTES SDR LE MARÉCHAL. 139
être égorgés ; mais ce Davout qui avait des espions
même parmi des agonisants ou qui, à force de fureter,
suppléait à ceux qu'il n'avait pas, fut informé du fait,
et, ne s' arrêtant qu'à cette circonstance, que rien n'avait
été répondu aux injures proférées contre l'Empereur,
il dit au colonel Achard qui avait reparu devant lui
et en présence de tout son corps d'officiers : c Mon-
sieur le colonel, vous avez donc souffert qu'on insultât
l'Empereur devant vous? — Et que pouvaient contre
une population effrénée quelques officiers mutilés ou
blesBéB? — Ce que vous pouviez ?... Vous deviez vous
faire tuer plutôt que de souffrir de telles horreurs; mais
vous n'avez pas le feu sacré (c'était son refrain). — Moi,
monseigneur, couvert de blessures? — Tout le monde
peut être blessé. — Moi, deux fois mis à l'ordre de
l'armée en Russie ? — Je ne dis pas que vous n'êtes pas
brave ; je dis que vous n'avez pas le feu sacré et que,
tant que vous serez sous mes ordres, vous n'obtiendrez
rien. (Achard n'était pas même officier de la Légion
d'honneur.) 11 faut d'autres hommes à Sa Majesté. 11 lui
faut un dévouement sans bornes, celui dont je vous
donne l'exemple; car, si mon père vivait encore et si
l'Empereur m'ordonnait de le faire arrêter et fusiller,
je lui obéirais sans répliquer. ^ Mon père t s'écria le
colonel Achard; si quelqu'un me donnait un tel ordre,
c'est ce quelqu'un que j'assassinerais, t
c Prenez garde à vous, disait un jour le maréchal
au même colonel qui lui tenait tête; je vous déshonore-
rai. — Nul ne peut être déshonoré que par lui même. —
Et moi, je vous dis que je vous mettrai à l'ordre du jour
de l'armée, de manière que vous ne vous en releviez
jamais t.. . •
D'après ces faits, d'après ceux que j'ai précédemment
cités et ceux qui pourront revenir sous ma plume, on
140 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
n'aura plus de peine à comprendre qu'aujourd'hui
encore, quatorze ans après sa mort, on ne puisse pro-
noncer son nom parmi les survivants de ceux qui l'ont
connu, sans qu'un cri d'animadversion ne s'élève; on
comprendra mieux encore la longue file de voitures de
deuil payées pour son enterrement et qui restèrent
presque toutes vides.
Quoi qu'il en soit, et pour en revenir au sujet qui m'a
entraîné à cette digression, il me fallut restera Lûbeck,
où je m'efforçais de ne rendre nécessaires que peu de
troupes, qui tenaient cependant lieu d'une division et
laissaient presque en totalité l'armée disponible pour ré-
sister entre la Wackenitz et l'Elbe; et, pour en terminer
avec tous mes embarras, j'eus enfin la pensée de faire
conduire jusqu'à Oldesloe et par la Trave les vins que
Lûbeck devait encore; ce moyen, que le maréchal
adopta comme de lui et qu'il m'ordonna au lieu de se
borner à l'approuver, mais dont il prit la peine de régler
tous les détails, permit d'effectuer des transports qui
sans cela eussent été impossibles. Il semblait donc que
la ville dût en avoir fini avec cette assommante réquisi-
tion ; et cependant la quantité de vins à livrer se monta
au double de celle prévue, et cela par l'effet des désor-
dres et par la précipitation qu'il fallut y mettre, et par
les dispositions qu'ordonna le maréchal. D'abord les
charretiers, soldats d'escorte et bateliers, leurs cama*
rades et les gens de rencontre burent du vin pendant
tout le trajet, et en burent d'autant plus qu'il n'y avait
à Lûbeck que de très bons vins; ensuite, comme les
habitants durent remplir sans retard des milliers de bar-
riques arrivées de Hambourg, une grande partie de ces
barriques coula, une autre partie gâta le vin que l'on y
avaitmis; or le maréchal avait décidé que les récépissés
de ces vins seraient donnés non pas à la sortie des caves
L'ENLÈVEMENT DES VINS DE LUBEGK. U1
à Lûbeck, mais à l'arrivée à Hambourg, et il força les ha-
bitants à remplacer, et la quantité que l'on en avait bue
saos qu'ils eussent pu l'empêcher, et celui qui avait coulé
ou s'était gâté dans les barriques qu'on les avait forcés
de remplir. Pourtant le maréchal ne fut pas encore
satisfait; car, pour punir la ville de Lûbeck de la préten-
due récalcitrance, de ce qu'il appelait un mauvais esprit,
il frappa cette ville d'une réquisition supplémentaire de
douze mille bouteilles de vin, destinées à donner pour
boire aux généraux et officiers (4), le tout en attendant
qu'il effectuât sa menace de faire tout enlever; menace
qu'il corroborait en défendant que, sans son visa, une
seule bouteille de vin sortît de Lûbeck (2).
Encore qu'aucun espoir ne s'y rattachât, et en dépit des
dangers que de telles démarches pouvaient offrir, quel-
ques nouvelles demandes de dégrèvements ou de délais
furent faites, mais on n'y gagna que des menaces. Pour
Lûbeck, le maréchal me ût écrire que, bien loin d'être
disposé à réduire les réquisitions dont cette ville avait
été frappée, il était porté à les augmenter, et que, rela-
tivement à des indemnités réclamées par les négociants
en vin, c'était à la ville â faire droit â de telles demandes;
puis, revenant à ce sujet dans une lettre du 17 octobre, il
ajoutait : c Les habitants de Lûbeck, ayant voulu se sous-
traire aux lois de notre souverain, ont renoncé à sa pro-
(1) Soit cent vingt aux généraux de division, soixante aux géné-
raux de brigade, trente aux colonels, etc., douze aux chefs d'esca-
dron et de bataillon, six aux commissaires des guerres et chefs
de service, trois aux employés.
(2) Il n'y eut & cette disposition que deux exceptions. Le général
César de Laville fut chargé de viser des bons de vin pour les
habitants de Boizenburg ayant des officiers logés chez eux, et
moi de viser la sortie des vins indispensables pour le service divin
dans les environs de Lûbeck. Du reste, le maréchal visait les per-
missions d'achats de vin pour les généraux et officiers et pour
les régiments.
1
142 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
tection et sont exposés à subir les lois du plus fort. »
Quant aux pays d'Ëutin (ma conquête, et la dernière
conquête que nous dussions faire) , il signifia que ses
ordres, à lui maréchal, étaient indépendants de tous les
calculs de la régence ; qu'il ne rabattrait pas un quintal de
ses demandes, que le pays d'Ëutin était notre propriété,
puisqu'il appartenait à un prince ennemi; que seulement
quand ce pays aurait fourni tout ce qui lui avait été
demandé, on cesserait de le traiter en pays ennemi ; que
jusque-là il serait en guerre avec lui; qu'au surplus, peu
importait que la régence éprouvât des difficultés, et que
c'était à elle à les lever. Or quelques-unes de ces dif-
flultés ne pouvaient être levées que parle maréchal lui-
même, et les cris de détresse ne le trouvaient pas moins
inflexible qu'impassible. Et tous ces faits, je les men-
tionne comme justification de l'opinion que j'ai émise sur
le maréchal, afin de réfuter à l'avance ce qu'on pourrait
me contester et de prouver une fois de plus que tout
résultait chez lui d'une première impulsion, mais que
cette impulsion était irrévocable autant par suite d en-
têtement que de défaut de lumière... François de Neuf-
château ayant eu un entretien avec le général Jourdan
après la bataille de Fleuras, ne pouvant contester à ce
général la capacité d'un général d'armée, mais ne par-
venant pas à concilier Tidée de cette capacité avec les
apparences, il lui arriva de dire devant moi : c C est
une lumière dans un tonneau. » Quant au maréchal
Davout, c'était dans toute la force du terme un tonneau
sans lumière , mais un tonneau hérissé de pointes acé-
rées, au contact duquel on subissait au moral la torture
de Régulus.
Je ne parlerai pas d'une seconde reconnaissance,
faite par moi dans le Mecklembourg et qui fut sans résul-
tat; d'une autre faite par le général Lallemand sur la
TRAVAUX INUTILES. 143
droite du lac de Dassow sans plus de profit; d'une
troisième que le maréchal fit en personne, flanqué sur
sa gauche par le général Lallemand, et qui de même
n'aboutit à rien; de quelques travaux exécutés, et toujours
en forçant de moyens : tels une tète de pont sur la
Trave, la préparation de tous les matériaux et bateaux
nécessaires pour le prompt établissement d'un pont, une
chaussée aboutissant au point où ce pont devait être
jeté, enfin, et sur le conseil du général Yichery, le bar-
rage de la Stecknitz à sa jonction avec la Trave, afin
d'inonder son cours jusqu'à Môlln , travaux tous sans
justification, attendu que la question n'était plus là, et
que, la question eût-elle été là, ces ouvrages n'auraient
rien arrêté... Et en effet, à la demande du maréchal,
j'avais bien indiqué le meilleur endroit pour l'établisse-
ment d'un pont, et nos préparatifs étaient en même
temps défensifs qu'offensifs; mais la Trave pouvait être
passée sur dix autres points; quant à l'inondation du
cours de la Stecknitz . de Môlln à la Trave, elle était
illusoire, attendu que, les eaux étant retenues à Môlln
pour former une inondation en amont de cette ville jus-
qu'à l'Elbe, il n'en restait plus pour inonder en aval jus-
qu'à la Trave. D'ailleurs, quand en présence d'une armée
rien ne peut empêcher le passage d'une rivière sur une
étendue de huit lieues, qu'est-ce qui, dans les quinze
lieues qui séparent Lauenburg de Hambourg, pouvait
empêcher l'ennemi de se porter sur nos derrières et
même^ par un simple simulacre de passage, de nous for-
cer à lui abandonner notre ligne, en dépit de nos ou-
vrages, de nos inondations, de nos bâtisses? Aussi tout
cela ne put-il servir qu'à rendre plus évidentes les con-
vulsions de l'agonie et n'arrêta pas d'une minute la
marche désastreuse des événements auxquels nous ne
pouvions plus rien, si ce n'est effectuer en toute hâte une
U4 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
retraite qui seule était capable de tout sauver encore.
Au reste, pour joindre le ridicule à tout ce que cela
avait de triste, et comme si une phrase pouvait faire
sortir de terre comme d'un coup de baguette les maté-
riaux, ouvriers, machines dont je manquais, l'ordre finis-
sait par ces mots au dernier point godiches : « M. le
maréchal désire que vous surmontiez toutes les difficul-
tés (1). »
Et, puisque c'est un plaisir de trouver en défaut ceux
qui cherchent sans cesse à y trouver les autres, je cite-
rai encore un fait à l'actif du maréchal* J'avais décou-
vert à Lûbeck et j'étais parvenu à y faire arrêter un
véritable espion de l'ennemi; sachant le maréchal si
gourmand d'un pareil gibier, de suite je le lui avais
envoyé; mais il l'avait fait venir et revenir si souvent
pour l'interroger et le réinterroger lui-même, et de nuit
comme de jour, que cet homme avait pu profiter d'une
de ces sorties pour s'échapper; et le maréchal m'adressa
aussitôt l'ordre de le faire rechercher à Lûbeck, comme
si jamais cet homme eût pu revenir là où il avait été
pris, comme s'il eût fait cinq lieues au milieu de nos
(1) Mais si des travaux comme ceux qae Ton continuait d'ajou-
ter aux fortifications de la ville ne paraissaient que des rodomon-
tades, il n'en fut pas de même de Tordre de faire confecUonner i
Lûbeck et avec les bois des forêts qui Tavoisinent cinquante block-
haus dont les pièces, & mesure qu'elles étaient confectionnées,
s'envoyaient éi Hambourg. Ici l'utilité était évidente ; la circonfé'
rence de Hambourg est immense, ses bastions très nombreux, ses
courtines très longues, les bords de l'Elbe sans protection, la
défense de l'Ile de Wilhemsburg difficile, celle de Harbourg chan-
ceuse. Rien ne pouvait donc être plus utile que ces blockhauSi
devant équivaloir à cinquante petits réduits qui, à l'abri du canon,
pouvaient mettre à l'abri d'une attaque de vive force; toutefois
cette confecUon fut ordonnée trop tard, les moyens de transports
furent insuffisants ; à force de gaspiller le temps en travaux inu-
tiles, on n'eut pas le loisir de tirer de cette idée le parti qu'on au-
rait dû en tirer. J'avais quitté Lûbeck au moment où l'expédition
de ces pièces numérotées commençait.
• QUE FAISONS-NOUS ICI? » U^
postes, quand il se trouvait pour ainsi dire à nos avant-
postes.
Pour en finir avec les mesquineries inopportunes du
maréchal, et pour montrer comment les sottes minuties
sont le plus souvent en contradiction avec les circon-
stances, je mentionnerai la lettre que le maréchal m'a-
dressa le 18 octobre et qui portait à la charge de la ville
de Lûbeck ce qui restait dû sur les dépenses faites pour
célébrer la fête de Napoléon ; or ce 18 octobre était le
jour de la bataille de Leipzig, et, alors que le maréchal
s'occupait encore de sa fête, Napoléon était non seule-
ment battu, mais abattu.
L'épouvantable nouvelle de la perte de cette bataille
de Leipzig, dernière lutte colossale que Napoléon dut
soutenir, la nouvelle de la trahison des troupes saxon-
neSy de l'évacuation de Leipzig, de l'explosion du pont de
l'Ëlster, de la retraite des débris de la Grande Armée sur
le Rhin, de la défection de la Bavière, du Wurtemberg
et de Bade, nous parvinrent avec la rapidité que nos
ennemis mettaient à les répandre. Si à ce moment
encore la mort avait fait justice du maréchal, Loison
prenait le commandement de Tarmée, nous nous re-
ployions en deux jours sur Hambourg; le 25, nous pou-
vions, avec trente et quelques mille hommes, nous trou-
ver à Brème, où toute la garnison de Magdebourg aurait
pu nous rejoindre, si on avait pu faire arriver un espion
à Le Marois, et d'où nous nous serions retirés soit sur
Wesel par la route directe, soit sur Anvers par la
Hollande. Mais la folie de Napoléon se compliquait de
la stupidité de Davout; tous les feux de l'enfer n'au-
raient pas suffi pour éclairer ce maréchal sur ce qui
frappait tout le monde, et ces mots qui s'échappaient de
toutes les bouches et retentissaient autour de lui : c Que
faisons-nous ici? » n'étaient pour lui que des preuves
V. 10
146 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
d'insuffisance et de pusillanimité. Imperturbable en sa
lourde et épaisse enveloppe, il demeurait tdujours con-
vaincu que, tant que Hagdebourg, Dantzig et Hambourg
tenaient, l'Empereur n'avait rien perdu; sans doute il
n'en rêvait pas avec moins de confiance le trône de
Pologne pour prix des nouveaux services qu'il se figu-
rait encore rendre, alors qu'il consommait l'irrévocable
ruine de Napoléon.
Pendant que grâce à lui notre position s'aggravait
de toutes manières, le maréchal fit une course à Ham-
bourg, et certes il y avait amoncelé trop d'intérêts,
pour que la présence du chef n'y fût pas cent fois utile.
Le 2 novembre, l'ordre du jour de l'armée informa les
troupes que, la communication de Wesel étant coupée
par des partis ennemis, les corps ne devaient plus comp-
ter sur leurs dépôts , que les généraux passeraient sans
désemparer une suite de revues pour constater l'état de
l'habillement, de la chaussure, etc., et que les Conseils
d'administration prendraient immédiatement les me-
sures nécessaires pour faire face aux besoins des troupes.
Enfin, le 4, je reçus une lettre portant que, pour mettre
de l'ensemble dans les approvisionnements de Ham-
bourg, et la voie des administrations civiles faisant
éprouver beaucoup de lenteurs, il importait au service
de l'Empereur d'en confier la direction à un officier
général qui par son grade en imposât aux autorités; en
conséquence le maréchal ordonnait que je me rendisse
de suite à Hambourg, où je recevrais les instructions
complémentaires. Quant au commandement des troupes
et du pays, je devais le remettre au général Laïle-
mand.
On comprend ce que le contenu de cette lettre me fit
éprouver. Je n'avais aucun regret de quitter un com-
mandement que je n'avais repris qu'avec déplaisir et
SECOND COMMANDEMENT A HAMBOURG. 147
répugnance, dans lequel les troupes françaises dimi-
nuaient chaque jour,. où il ne restait presque plus que
des Danois et surtout où j'étais réduit à jouer le rôle
d'un instrument de persécution ; mais, si les communica-
tions avaient encore été libres, refusant la mission
importante que le maréchal entendait me confier, j'aurais
profité de cette occasion pour lui déclarer que, les ordres
de l'Empereur se trouvant transgressés en ce qui me con-
cernait, je me rendais au quartier impérial. Par malheur,
les routes étaient coupées, et cette circonstance, sans
laquelle il n'aurait jamais eu l'idée, parce qu'il n'aurait
pas eu de motif, de me donner l'ordre que je venais de
recevoir, était de nature à légitimer beaucoup de choses.
A la rigueur, cependant, je pouvais décliner des fonctions
qui ne devaient pas être les miennes et qui, sous un chef
tel que le maréchal, ne me promettaient qu'embarras et
tourments; mais c'était rompre en visière, c'était s'ex-
poser à l'exaspération d'un mauvais homme et risquer,
par exemple, de recevoir des missions atroces; de même
que, dans la situation critique où nous nous trouvions,
un tel refus était un fâcheux exemple et une action qui
pouvait être incriminée.
D'ailleurs, et je ne puis me soustraire à cet aveu,
depuis la débâcle de Leipzig, mes idées s'étaient trans-
formées. L'armée que l'Empereur était parvenu à re-
créer était morcelée, battue et entamée au point de ne
plus avoir un cinquième à opposer à des ennemis exal-
tés par leurs victoires. Malgré son épuisement d'hommes
et d'argent, et quoique n'ayant plus guère de confiance
et d'élan, la France pouvait-elle encore entreprendre
une guerre nationale? Pour faire une pareille guerre
avec succès, il faut comme en Espagne un sol et sur-
tout un peuple â part, dont chaque individu, sous l'em-
pire du fanatisme, consente à guerroyer pour son pro-
148 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
pre compte, à mettre en jeu son avoir, son abri, sa
famille, à courir, en sus de toutes les chances de la
guerre, celle de Téchafaud. Mais encore, et sans durée,
une telle guerre ne peut avoir de résultats, et cette du-
rée, la force et Tacharnement des ennemis ne permet-
taient pas de l'espérer. Enfin, considérant que Napoléon
ne pouvait plus faire une perte, commettre une faute,
une erreur, sans être achevé, alors que les alliés pou-
vaient impunément en commettre d'énormes, qu'il de-
vait succomber même en faisant des prodiges, je déses-
pérai pour la première fois du salut de nos armes et
de la patrie, et, subissant les conséquences de ce décou-
ragement, ce qui m'intéressait et pouvait intéresser ma
famille se trouva pour la première fois de ma vie en
première ligne dans ma pensée. C'est qu'au moment du
naufrage tout se divise et s'individualise à ce point qu'il
ne reste rien qu'on ne soit prêt à sacrifier à soi-même.
Pour en revenir au commandement qui m'était im-
posé à Hambourg, par suite du sentiment de person-
nalité qui m'avait tout à coup dominé, je ne cédai qu'à
la force pour m'y résigner, et cependant, malgré cette
résignation, je ne voulus pas m'en rapporter à moi
seul pour décider ce que j'avais à faire. Après avoir
expédié les avis, ordres ou instructions que j'avais à
donner ou à transmettre, après avoir fait tout dispo-
ser pour quitter Lûbeck le lendemain matin, je partis
vers cinq heures du soir pour Razeburg et je me
rendis incognito chez Loison, que je jugeai devoir con-
sulter sur ce que je devais à mon grade et à moi-même,
c Confidence pour confidence, me dit Loison ; je ne suis
pas étranger à cette détermination, et, si je ne l'ai pas
conseillée, j'en ai du moins donné l'idée; car le maré-
chal n'y pensait pas. Mais comptez qu'il Ta adoptée de
manière à ne plus s'en départir. Et quelle plus grande
QUESTIONS DE SUBSISTANCES. U9
marque de confiance voulez-vous qu'il vous donne,
et à qui pouvaitril la donner mieux qu'à vous? Ce ne
sont ni les coups de fusil ni les coups de canon qui
feront notre salut ou notre perte, aujourd'hui que le
maréchal ne nous a laissé d'autre rôle à jouer que celui
de la garnison d'une ville inutile. La saison des neiges
est passée; mais, quand elle ne le serait pas, on ne nous
attaquerait pas plus dans Hambourg, défendu par 36,000
hommes, qu'on ne brûlera une ville de cette importance.
Et cependant nous ne serons débloqués, délivrés, que si
nous pouvons attendre que l'on vienne nous y chercher,
de même que l'on n'y viendra que si nous valons encore
un grand effort; enfin, pour qu'on nous y trouve, il fau-
dra que nous ayons pu y vivre et y conserver assez
d'hommes pour continuer à en imposer. Toute la ques-
tion de notre avenir est donc dans ces subsistances, et
d'après cela elles ne devaient en aucun cas rester con-
fiées à un ordonnateur et à ses employés et commissai-
res. A la rigueur, le baron de Breteiïil, qui va ne plus
être préfet qu'in partihus, aurait pu en être chargé;
mais, indépendamment de ce qu'il est sans pouvoir sur
les troupes, il n'a pas la main assez forte; Hogendorp
est totalement incapable; restait le comte de Chaban,
que sa double qualité d'intendant général des finances
et de conseiller d'État, ajoutée à la haute considération
dont il jouit, aurait élevé au niveau d'une telle mission;
mais sa santé s'altère visiblement; le maréchal a été
alarmé de son affaiblissement, auquel il a attribué le
désordre qu'il a trouvé dans ce qui tient au classement
et à la conservation des approvisionnements; et ces dés-
ordres se compliqueraient bientôt par la difficulté de
régulariser des consommations qui grâce à vous vont
devenir énormes. Le maréchal est donc revenu de Ham-
bourg, frappé de la nécessité de donner au comte de
150 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
Chaban an successeur et très tourmenté de savoir où
prendre un homme ayant zèle, lumières, et fait pour
en imposer par sa fermeté et son rang. Or c'est cette
incertitude que j'ai fait cesser en vous nommant. >
Tout était dit, et, quelque inquiétude que me donnât
mon nouveau rôle, quelque dégoût qu'on eût alors à se
sacrifier en des efforts que d'avance on savait stériles,
j'étais le surlendemain à Hambourg, ayant laissé Lû-
I beck, à la terreur plus ou moins fondée des habitants,
sous le commandement du général Lallemand. Dépouillé
peu à peu de la presque totalité des troupes françaises
qui s'y trouvaient encore à mon départ, ce général y
fut retenu si longtemps par les ordres et par l'entête-
ment accoutumé du maréchal que Lûbeck devint pour
lui une souricière, dans laquelle, abandonné par les trou-
pes danoises elles-mêmes, il finit par être pris sans
gloire pour lui, comme sans utilité pour le service, et par
I être pris comme je l'aurais été avec lui ou sans lui, si
grâce à Loison le maréchal n'avait adopté à mon égard
une disposition trop contraire aux intérêts de l'Empe-
reur et de la France pour qu'elle pût autrement m'inté-
resser.
CHAPITRE V
C'est soa8 cette impression assez triste que je fis le
trajet de Lûbeck à Hambourg, tout en songeant aux ré-
cents événements marqués par l'anéantissement de toutes
nos gloires. Je m'efforçais de m'en rendre compte sans
indulgence ni rigueur, un géant comme Napoléon ne
comportant pas l'une, et un homme à ce point identifié
à la France ne rendant pas l'autre possible. Je ne rap-
pellerai pas les critiques que me suggéra l'examen de
cette campagne de 1813, dont tous les faits désormais
accomplis étaient successivement parvenus à la con-
naissance de l'armée et sur lesquels de constantes ré-
flexions ou discussions avaient fait cesser toute incerti-
tude; toutefois ma conclusion fut que, si par un retour
en arrière le général Bonaparte, j'entends celui de l'ar-
mée d'Italie, celui de l'armée d'Egypte ou de Marengo,
avait porté lui-même un jugement sur la campagne
de Napoléon de 1813, il en eût approuvé sans doute le
début, mais il eût condamné avec scandale toute la
suite des opérations; et si, pour épuiser cette pensée,
on l'applique aux événements qui allaient suivre, on
peut dire que le même général Bonaparte se serait
retrouvé lui-même dans les plaines de Champagne,
en 1814, pour se méconnaître immédiatement après, et
il aurait cru s'être survécu à Ligny, aux Quatre-Bras,
à Waterloo, à Paris et à Lorient.
152 MEMOIRES DU GENERAL RARON THIÉBAULT.
Quoi qu'il en soit, pendant que les héroïques débris de
notre Grande Armée marquaient encore leur désastreuse
retraite sur le Rhin par la victoire de. Hanau, je m'ache-
minais fort découragé vers Hambourg, d'où je ne devais
sortir que sous la bannière des lis , apportée par des
princes montés sur les chevaux des Cosaques, par des
princes qui, en voulant étouffer la liberté, devaient faire
pour la licence tout ce que Napoléon, respectant l'éga-
lité, avait fait pour le pouvoir. C'était donc en proie atix
plus tristes sentiments et sous l'impression de tant de
sinistres présages que je cheminai vers Hambourg et
que j'arrivai dans o^tte ville.
La première personne que j'allai voir fut le comte de
Chaban, honoré par sa vie entière, distingué par son mérite
autant que par sbn caractère, joignant aux plus nobles
manières la figure la plus vénérable; vieillard enfin
commandant le respect dont il était entouré, c £h bien,
me dit ce digne comte, lorsque nous fûmes assis... c'est
donc vous qui nous bloquez à Hambourg? — Miséricorde,
lui répondis-je, y être resté est un crime, qui ne peut être
pallié que par l'absurdité, et, si c'est une question que
je ne me suis pas trouvé en position d'aborder avec le
maréchal, j'ai du moins déterminé Loison à une démar-
che qui malheureusement n'a eu aucun résultat. — Je le
sais, et le maréchal a été d'autant plus formel dans sa
manière de repousser cette idée qu'il avait été plus
près de l'adopter. — Et qui donc a pu l'en dissuader? —
Je vous l'ai déjà dit, vous. — Moi? — Sans doute, et
vous seul. — De grâce, expliquez-vous. — L'explication
est facile. L'Empereur, faute d'avoir donné des instruc-
tions prévoyant jusqu'à l'hypothèse de sa retraite sur
le Rhin , aurait dû suppléer ^à l'insufQsance de ses pre-
miers ordres par de nouveaux ordres en rapport avec
les revers qui l'ont frappé, et cependant il n'a rien
LA CAUSE DU BLOCUS. 153
changé à ce mot : < Répondez-moi de Hambourg > ; or
avec un homme du caractère du maréchal, non seule-
ment ce mot n'a pu admettre aucune espèce de com-
mentaire, mais plus les circonstances sont devenues
graves, plus il a vu de mérite à se montrer inébran-
lable. Et cependant il s'était trouvé quelque chose de
pins fort que les ordres reçus, c'était la question des sub-
sistances; quoi qu'il eût pu faire, le maréchal n'était par-
venu à réunir que pour cinq mois de vivres, et ces cinq
mois de vivres ne le conduisaient qu'à la fin de mars.
Repassant le Rhin suivi par des forces que ce fleuve ne
pourrait arrêter, il était évident que, pour la fin de mars,
l'Empereur ne serait pas en mesure de nous débloquer.
Rester ici avec cinq mois de vivres était donc sacrifier en
pure perte la division de Hambourg et le treizième corps ;
devant la force des choses le maréchal arrivait à la
résolution de se reployer par Wesel ou par la Hollande,
si l'Empereur perdait une grande bataille, lorsque
vous avez dépisté le pays d'Ëutin et donné au ma-
réchal pour quelques mois de vivres de plus. Dès
lors s'est arrêtée dans son esprit cette idée fixe qu'à
moins d'ordres contraires (et il n'en a pas reçu), il se
reploierait sur Hambourg, du moment où il ne pourrait
plus tenir la campagne, et qu'il défendrait cette ville
jusqu'à la dernière extrémité; vous voyez donc que c'est
vous qui nous avez bloqués à Hambourg. — Fatalité des
fatalités! i m'écriai-je, et je demeurai abasourdi. Je
croyais, au cours d'une promenade, avoir découvert un
moyen, une chance de salut, dans des ressources inat-
dues, immenses, et, au lieu de conserver 36,000 hommes
à l'Empereur, cette découverte arrache à la France les
derniers défenseurs qui pouvaient la sauver et font
résulter la plus atroce des calamités de mon dévoue-
ment, de mes efforts à la servir. Ainsi, et comme entant
154 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
d'autres circonstances de ma vie, ce que j'avais dû
regarder comme un grand mérite^ ou un grand bon-
heur, devenait funeste à proportion que cela m'avait
paru heureux. Je l'avoue, avoir été l'instrument aveugle
dont l'enfer s'était servi pour mettre le comble aux
malheurs de mon pays, pour le faire envahir, spolier,
souiller, à cette pensée, que me rendaient si évidente les
révélations du comte de Chaban et que je ne pouvais
nier, je fus pris d'un véritable désespoir; mais que dire
et que faire quand ce qui arrive dépasse à ce point tout
ce qui peut être concédé à la prévision des hommes?
Plus une situation est formidable, plus elle com-
mande de dévouement, et, puisque j'avais été prédes-
tiné à être la cause de tout ce qu'elle avait de fâcheux
pour nous, de déplorable pour la France, puisque le
maréchal m'avait remis tout ce qui pouvait prolonger
une défense qui n'avait plus de chances favorables que
par sa durée^ il fallait bien tout faire pour favoriser
la réalisation de cette dernière espérance.
Il n'avait été question d'abord que de classer et de
conserverlamasse des approvisionnements déjàréunis, et
de faire rentrer ceux qui étaient encore dus; mais bientôt
s'ajouta l'obligation de faire enlever tout ce qui se trou-
vait à portée de Harbourg comme de Hambourg; de plus,
les chefs de la justice, de l'intendance des finances, de
la marine, de la police, de chaque branche de l'adminis-
tration, de chaque service public ou d'armée, en un
mot quiconque à Hambourg avait pouvoir ou fonction
reçut l'ordre, et sans acheter aucune denrée dans la
ville, de former pour jusqu'au mois de juillet 4814 un
approvisionnement général (1) et d'obliger chacun de
(1) Pour la conservation des grains et farines, une instruction
précise fut rédigée afin de prévenir toute altération; des visites et
vérifications continueUes furent faites alternativement par des
APPROVISIONNEMENTS EN VUE DU BLOCUS. 165
leurs employés à former des approvisionnements parti-
culiers an prorata du nombre des individus composant
chaque famille, et cela à raison de quantités différentes
pour les enfants de quinze ans et au-dessous. Cette
mesure, au reste, s'étendit aux habitants qui durent se
procurer, en dehors de ce qui était ramassé dans la ville,
des vivres pour le temps qu'ils voudraient rester à
Hambourg; encore les prévenait-on que leur expulsion
aurait lieu le jour où leurs vivres seraient épuisés.
Quant aux boulangers, il leur fut enjoint de s'approvi-
sionner en farine et en bois de cuisson au taux du besoin
de leurs pratiques. Tout ce qui était étranger à l'armée
fut donc exclu des distributions ; toutefois il y eut à cet
égard une exception pour quelques milliers d'ouvriers,
qui terminaient les immenses travaux entrepris pour
offlciera supérieurs ou des capitaines et des commissaires des
guerres; sur chacune de ces visites je recevais les rapports les
plus circonstanciés. Quant à la rentrée de ce qui restait dû,
le général Lallemand la continua, et tout le montant des con-
tribations imposées, tant à LQbeck qu'au pays d'Eutin, fut livré.
Quant à l'enlèvement de tout le grain qui se trouvait à notre por-
tée, les moyens de transport des villages et de la ville ne pouvant
suffire, ceux de l'armée y suppléèrent; mais, comme on ne put
songer & faire battre le grain avant de le rentrer, on apporta en
gerbes le blé, l'orge et l'avoine, ce qui eut l'inconvénient d'oigani-
ser k Hambourg des ateliers de batteurs, mais procura l'avantage
d'avoir un supplément de paille pour les bestiaux et pour la
liUère.
Relativement aux approvisionnements , on ordonna bientôt que
tout ce qui était vivres collectifs, j'entends, approvisionnements
par corporations ou classes de fonctionnaires, etc., serait réuni
dans un local déterminé, gardé par des hommes connus de moi et
soumis a des vérifications ; enfin les approvisionnements des bou-
langers furent tout à coup frappés d'une réquisition de deux mille
quintaux de grains, qui de suite furent emmagasinés et qui, à ration
entière, donnèrent trentre-trois mille cent trentre-trois rations par
jour, quarante jours de vivres de plus et, à demi-ration, quatre-
vingts , et formèrent l'approvisionnement de réserve , soumis à la
même surveillance et a la même garde.
166 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
refaire une place de guerre d'une ville ouverte du côté
de l'Elbe et n'ayant, du c6té de terre, qu'une enceinte
délabrée et des bastions trop espacés; de même pour les
ouvriers employés soit à fortifier Ttle de Wilhelmsburg
ou les environs de Harbourg, soit à construire le pont
d'une lieue de long qui par-dessus cette fie communi-
querait de Hambourg à Harbourg.
Dès les premiers moments les détails avaient été acca-
blants et la puissance de l'autorité militaire indispen-
sable; mais, du jour où les consommations par l'armée
commencèrent, les jours ne suffisaient plus à mes trois
secrétaires, à mes aides de camp, aux officiers, commis-
saires des guerres et agents qui me secondèrent, et à
moi. Ainsi les hommes sous les armes ne recevaient de
vivres que sur des bons généraux, dont les quantités
étaient vérifiées à l'aide de revues continuelles; tous
les autres n'en recevaient que sur des cartes, que Ton
changeait sans cesse pour éviter les abus ou les doubles
emplois, et, chaque semaine, de nouvelles revues con-
stataient à nouveau les droits de ceux qui s'en trou-
vaient nantis. Enfin, le maréchal ayant été forcé de
demander des cartes pour des gens qui lui étaient néces-
saires, on ne lui en accorda que sur l'approvisionne-
ment des habitants. On limita même le commerce du
pain d'abord laissé libre, et cela afin d'exciter plus de
gens à abandonner la ville; le succès justifia la mesure.
On fit vérifier les approvisionnements des habitants, afin
d'expulser ceux qui n'avaient pas ce qu'ils devaient
avoir et de s'emparer de ce qu'ils avaient. Dans une con-
férence à laquelle j'appelai le préfet, le maire, ses ad-
joints et les syndics des boulangers, je réglai la compo-
sition de chaque espèce de pain, le prix de chacune de
ces espèces, afin de n'avoir que des qualités substan-
tielles connues et de mettre des bornes à l'avidité des
APPHOTISIONNEMENTS EN VUE DU BLOCUS. 157
boulangers. Je ne laissai à Hambourg que les ouvriers
auxquels je fis donner des cartes de sûreté par le grand
prévôt; bien entendu, j'en réduisis le nombre autant que
cela était possible, gardant de préférence ceux qui
n'avaient pas de famille ou qui avaient le moins d'en-
fanls; mesure cruelle que même on appliqua aux habi-
tants parce que, le Rubicon passé, on ne put plus hési-
ter sur les moyens de salut.
Enfin je parvins à découvrir à Hambourg deux cent
cinquante quintaux de sagou, que de suite le maréchal
me chargea de faire acheter pour le service des hôpi-
taux, de même que je trouvai deux hommes, un nommé
Wubbe et je ne sais plus quel autre, qui, malgré les six
mille hommes du blocus, que commandait contre nous
le général Benningsen, et la mesure qu'il prit de com-
prendre Altona dans notre blocus, réalisèrent l'offre, par
eux faite, de se procurer à Altona et de faire entrer à
Hambourg des grains, des jambons et autres comestibles,
à charge pour eux de ne se mêler que d'approvisionne-
ments, de déclarer tout ce qu'ils feraient arriver dans la
ville et de verser le tiers de ces quantités dans les maga-
sins militaires; ils restaient maîtres de disposer du reste
et de le vendre au prix qu'ils voudraient. Mais des
avances leur furent nécessaires, et, par les ordres du ma-
réchal, le comte de Chaban mit différentes sommes à
ma disposition ; puis un autre concours devint indispen-
sable, celui de l'amiral Lhermitte, qui, à ma demande,
procura à ces deux entrepreneurs les moyens de pro-
fiter de la navigation de l'Elbe pour l'arrivée de leurs
denrées. On le voit, une telle mission sortait des règles
comme des attributions ordinaires, et elle exigeait un
pouvoir qui fût sans réplique comme sans appel; au
reste, le résultat fut tel que, lorsqu'au 10 mai le blocus
de Hambourg fut levé, il nous restait des vivres jusqu'à
158 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
la fin d'août; exemple unique, eu égard aux consom-
mations si fortes.
Cependant, s'il était utile d'assurer les subsistances, il
ne l'était pas moins d'assurer la conservation d'une ville
à laquelle nous avions fait le plus vain, mais aussi le plus
compromettant des sacrifices; et, dès sa rentrée à Ham-
bourg, le maréchal avait réglé ce qui tenait à la défense
comme aux services. Le conseiller d'État, comte de Cha-
ban, indépendamment de ses fonctions d'intendant géné-
ral des finances, fut chargé des hôpitaux; le lieutenant
général, comte Hodendorp, aide de camp de l'Empereur
et en sa qualité de gouverneur de Hambourg, resta
chargé du service de la place, mais fut borné à ce ser-
vice; le grand prévôt demeura responsable de la police
militaire, et je ne sais plus qui de la police générale;
le préfet conserva ce qui pouvait lui rester de ses attri-
butions; le général de division Pécheux fut investi de
la défense de Hambourg; le général de division Yichery,
de la défense de l'île de Wiiheimsburg et du front de
Hambourg, qui fait face à l'Elbe et que, pour le temps des
glaces, on avait couvert d'une forte muraille, de même
qu'on avait crénelé toutes les maisons donnant sur ce
fleuve. Le général de division Watier, comte de Saint-
Alphonse, écuyer de l'Empereur, et dont la cavalerie
n'avait presque plus de rôle à jouer, fut chargé de la
conservation et de la répartition des fourrages; le géné-
ral de division comte Loison le fut des vivres, et aussi
du commandement et de la défense du front sud-est
de Hambourg; un autre général fut chargé des liquides;
le général Dubois, des chevaux à réformer ou à répartir;
enfin, président du comité des subsistances et spécia-
lement chargé de la conservation et de l'emploi des
grains, farines, etc., je fus chargé du commandement et
de la défense du front nord-est de la ville, ce qui ache-
ORGANISATION DES SERVICES. 159
Tait de placer les trois plus anciens lieutenants généraux
àlatête des principaux services, leur surbordonnait tous
les autres agents administratifs et, en fait, instituait
l'autorité là où étaient les intérêts.
Et voilà les secours permanents dont le maréchal s'en-
toura BOUS le double rapport de l'administration et de la
guerre, secours auxquels on ne peut ajouter (parce
qu'ils restèrent sans résultat) les insignifiants tiraille-
ments dont furent exclusivement chargés les deux
généraux de division les plus obscurs qui se trouvèrent
à ce corps d'armée; ils avaient du moins l'avantage de
ne pas trop effaroucher la médiocrité du maréchal, et ils
laissaient intact tout ce qui pouvait rester de sécurité à
son incapacité; mais^ malgré la prédilection du maréchal
et l'amplification de leur mérite dans des ordres du jour
qui ne donnèrent le change à personne, ils restèrent
aussi obscurs qu'ils Tétaient auparavant et que le furent
les faits d'armes compatibles avec les circonstances.
Seule l'action administrative eut l'occasion de s'exer-
cer réellement, et elle fut encore fortifiée et stimulée par
cette foule d'agents secrets ou connus, d'espions de
toutes les sortes, d'émissaires de toutes les classes, que
sans cesse le maréchal avait en campagne, qu'il diri-
geait ex professa et qui, furetant partout, dépistant
tout, lui rapportant tout, entretenaient sa fièvre, son
anxiété, son inquiétude dévorante, et alimentaient les
persécutions à l'aide desquelles il obtenait par de si fâ-
cheux procédés ce qu'il eût été plus juste, plus digne
d'un chef aussi élevé, de ne demander qu'au zèle. Il ne
savait admettre aucune excuse, taxait un simple oubli
à l'égal de la plus mauvaise intention ou de la pire
insuffisance; il ne tenait compte d'aucun antécédent et
traitait le malheur, dont même il était cause, comme un
tort volontaire ou prémédité. Mais, malgré tout ce qu'il
160 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
avait d'infernal pour les subordonnés, et s'il n'avait pas
trop fréquemment entraîné le maréchal à l'injustice et
à l'absurdité, un tel rigorisme n'eût pas été attaquable,
parce qu'en fait il avait pour origine le désir du bien et
pour conséquence le profit de tirer de chacun tout
ce qu'il était possible d'en tirer. Aussi, et après tant de
justes critiques, tant de blâmes, t^nt. d'épithètes ou
d'expressions que faute de synonymes on ne peut adou-
cir sans cesser d'être exact, et nonobstant ce que j'au-
rai encore de fâcheux à dire à l'égard du maréchal,
dois-je avec la môme conviction, la même franchise, la
même véracité, lui rendre un triple hommage que sans
injustice personne ne lui refusera. A ce sujet, j'ai ra-
massé le gant toutes les fois que l'occasion s'en est pré-
sentée, et en 1814 notamment, d'abordà un des concerts
que, vers la fin de cette année, le duc d'Aumont donna
dans l'appartement qu'il occupait au pavillon de Flore,
ensuite, et après un dîner, chez le ministre de la guerre, et
les deux fois je le ramassai avec d'autant plus de force
que je commençai par déclarer que j'étais brouillé avec
le maréchal et que je ne le reverrais de ma vie. Or les
qualités qui commandent ce triple hommage sont :
1° L'intégrité en matière d'argent, et je déclare que
de ma vie je n'ai entendu citer un fait ou dire un mot
qui, sous ce rapport, puisse donner lieu à un doute; car
je ne m'arrête pas à quelques propos tenus et colportés,
aux premiers jours de la Restauration, sur les marcs de
Hambourg qu'il fit frapper pendant le blocus. Ce sont
des mots jetés dans la boue et que , sans se salir, on
ne peut relever. Ses ennemis, pour atténuer ce mérite,
rappelaient qu'il avait 1,800,000 francs de dotation et de
traitement; mais d'une part, et ce chiffre fût-il exact, il ne
les avait pas toujours eus; de Tautre, avoir n'a jamais
été une raison pour ne pas prendre.
LES TROIS QUALITÉS DU MARÉCHAL. 161
^ La sollicitude pour les troupes qu'il avait sous ses
ordres; et cette sollicitude était telle qu'eu la prouvant
par mille exemples, on en omettrait autant.
3* Le fanatisme de ses devoirs, principe des deux qua^
lités que je viens de signaler. Ce fanatisme, il faut bien
l'observer, n'était dirigé ou contenu ni par un bon sen-
timent, ni par la rectitude du jugement, ni même parla
lucidité des idées; il était au contraire sans cesse
exalté par l'insuffisance et par une vigueur de consti-
tution et de caractère tenant de la brutalité; il a donc
rendu le marécbal capable d'injustices, de cruautés,
d'atrocités sans nombre, et cependant il n'en forme pas
moins une qualité, attendu que l'abus gâte, mais ne dé-
nature pas.
Sur ces trois points je n'ai jamais hésité à reconnaître
le mérite du prince d'Ëckmuhi, et je me rappelle que le
soir de son concert aux Tuileries, comme j'avais plaidé
cette cause qui n'était pas en faveur (tout ce qui se rat-
tachait à l'armée de Hambourg étant alors proscrit), le
duc d'Aumont me dit : c Je ne pensais pas que vous
fussiez de ses amis >, à quoi je répondis : < Je ne suis
Tami que de la vérité et nullement de ce maréchal que
je n'ai pas revu depuis le passage du Rhin et que je ne
reverrai jamais; mais, quoique je le regarde comme un
très pauvre général, il n'en a pas moins trois qualités
incontestables. > Eh bien, comme je viens de le dire,
j'ai toujours plaidé cette cause et je la plaiderais encore
parce que personnellement je n'ai pu constater aucun
fait qui en altérât la valeur; toutefois, pour être com-
plet, je dois citer un fait dont m'a fait part la duchesse
d'Abrantès, et qui, bien qu'il soit le seul de ce genre
qui soit arrivé à ma connaissance, mérite d'être rap-
porté, venant d'un témoin aussi digne de considération
et de confiance que l'était Mme la duchesse d'Abrantès.
V. Il
162 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL RARON THIÉBAULT.
Donc, d'après ce que cette dame si distinguée me
raconta, le maréchal, de retour de Hambourg, aurait
rapporté un grand nombre de caisses, pleines de valeurs
monnayées et de matières d'or et d'argent. Ces caisses,
dirigées de suite sur Flavigny, y restèrent sans avoir
été ouvertes; mais, lorsqu'en 1815 les alliés de Betzébuth
et des Bourbons marchèrent de nouveau sur Paris,
Davout, une belle nuit et dans le plus grand secret,
fit descendre ces caisses dans les fossés du château,
fossés pleins d'eau, et d'eau assez vaseuse pour qu'il
fût impossible de rien distinguer au fond. Eh bien, dès
que les Prussiens furent à portée de Flavigny, un déta-
chement s'y rendit sous la conduite d'un homme qui,
sans rien demander à personne, alla à l'endroit du
fossé où étaient les caisses, les fit retirer toutes et les
emporta.
J'ai dit que j'étais informé de ce fait par Mme la
duchesse d'Abrantès, qui en effet me le conta le 17 avril
1837, en même temps qu'un autre qui trouvera sa place
plus loin; mais je dois ajouter qu'elle les tenait de
Mme la princesse d'Eckmûhl elle-même, circonstance
qui seule a empêché qu'elle en fît mention dans ses
Mémoires.
Et sur ce, j'en reviens aux faits qui me concernent
pendant le blocus. Encore qu'un pareil objet regardât
Loison, j'avais calculé que la première chose qui nous
manquerait serait la viande fraîche, et, pour l'économi-
ser, j'avais pensé recourir à la gélatine en utilisant les
os. Le maréchal adopta ce moyen avec empressement; il
n'avait pas, comme le général Junot, la faiblesse de s'irri-
ter quand on lui faisait des propositions qui intéressaient
le service ou le bien-être des troupes; loin de là, il rece-
vait tout, écoutait tout, examinait tout. Les os provenant
des distributions de viande fraîche furent donc recueil-
TABLETTES DE BOUILLON. 163
lis, une instruction fut rédigée sur la manière de les con-
server (ce que le froid, du reste, rendit facile) et de les
employer. Je les fis entrer pour un quart dans la confec-
tion des soupes dont les hôpitaux surtout profitèrent (1).
A propos de cette gélatine, je ne peux passer sous si-
lence les produits d'un nommé Rainville, Français d'ori-
gine qui joua un peu plus tard un tout autre rôle, comme
je le dirai, mais qui, pendant le blocus, trouva moyen de
vendre d'excellentes tablettes de bouillon (2). J'ai dans
toutes mes campagnes porté avec moi des tablettes, et
des meilleures qu'on pût se procurer, mais je n'en ai
jamais trouvé de comparables à celles de Rainville. Le
bouillon, qu'elles produisaient en un instant, était le con-
sommé le plus fin, le plus délicat, le plus subtantiel qu'il
était possible d'imaginer. Je sais que Rainville y em-
(1) Quoique les hôpitaux ne me regardassent pas, puisque le
comte de Chaban en fut chargé jusqu'à sa mort, et qu'ensuite
Loison les ajouta & son service de la viande, je voulus voir par
moi-même comment ils étaient visités par les officiers chargés
de ces missions ; je suivis donc plusieurs d'entre eux, et, ayant à
cet égard acquis en Espagne une certaine expérience, ayant
apporté avec moi un exemplaire de mon Manuel général du ««r-
viee des étati-^najon publié depuis peu de mois, et dans lequel
j'avais traité de cet objet, je complétai ce qu'il contenait et je fis
sur ces visites un travail que le maréchal ordonna d'imprimer à,
deux cents exemplaires, et une heure après à cinq cents, afin d'en
envoyer dans chaque bataillon, de même que sur ma proposition
des exemplaires en furent déposés dans chaque hêpital. Je fis éga-
lement régler que, sur un registre tenu ad hoc et après sa visite,
chaque officier consign&t et sign&t ses observations; que les visites
des capitaines fussent vérifiées par les visites des chefs de batail-
lon, celles-là par celles des colonels, celles des colonels perdes
visites des généraux de brigade; les dernières, sans parler des
visites du comte de Chaban et même du maréchal, qui sous le
rapport de devoirs de cette nature ne le cédait à personne, avaient
Ueu deux fois par semaine. L'effet répondit à l'attente, c'est-à-dire
qu'il assura la conservation de beaucoup de soldats.
(2) Il ne négligeait aucune occasion de bénéfice, et, en outre des
tablettes, il confectionna pour le blocus d'excellents pâtés à vingt-
quatre francs la livre qui eurent le plus grand succès.
164 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
ployait du bœuf, du veau, du mouton, du porc et beau-
coup de volailles, et je crois qu'il faisait hacher les
viandes et broyer les os afin d'en tirer la quintessence.
J'avais encore un pot de ces tablettes du blocus quand
j'arrivai à Paris; je les apportais comme curiosité et
pour en faire faire de semblables, mais personne n'en
approcha. Quoi qu'il en soit, elles furent d'un grand
secours à ceux qui purent les payer ; malheureusement
ces tablettes étaient d'un prix très élevé, et on ne pou-
vait penser à les utiliser dans les hôpitaux, pour les-
quels nous dûmes nous contenter des soupes à la géla-
tine.
Ce qu'il importait surtout, ce qu'il importera tou-
jours dans une ville assiégée, c'est de conserver le plus
d'hommes pour la défense et de les maintenir aussi va-
lides que possible. Or, dès que les malades pouvaient
être considérés à peu près comme guéris, on les faisait
passer, et par un froid rigoureux, des hôpitaux bien
chauffés à des quartiers glacés, d'une nourriture sub-
stantielle à des vivres rationnés, du repos au service
le plus pénible; comme conséquence, la plupart retom-
baient malades ou mouraient. Des dépôts de convales-
cents, surveillés et tenus comme les hôpitaux, pouvaient
être proposés; on pouvait également revenir à un ordre
précédemment donné par le maréchal et portant que
les hommes sortant des hôpitaux seraient quinze jours
sans faire aucun service, ce qui n'aurait paré qu'à un
seul des inconvénients signalés; il me parut plus pra-
tique d'ordonner que chaque officier général et supé-
rieur, chaque chef d'autorité ou principal fonction-
naire, chaque habitant riche ou aisé, reçût chez lui
un nombre déterminé de convalescents et les gardât
et les soignât tant qu'ils auraient besoin d'être soi-
gnés; à mesure qu'un de ces convalescents rentrait à
POUR LES MALADES. 165
son corps, il devait être remplacé par un autre, et s'il
arrivait (fait qui ne se présenta pas) qu'il n'y eût pas
de place vacante, le convalescent devait, en en attendant
une, rester à l'hôpital dans une pièce disposée à cet
efTet (i). Il est inutile de dire le zèle que montrèrent
les militaires appelés par leur grade à concourir
à cette œuvre. Le maréchal donna l'exemple et>prit
pour sa part six de ces convalescents, qui d'ailleurs,
recevant de fortes et bonnes rations, et notamment du
pain blanc, n'étaient pas une charge sous le rapport des
subsistances; chaque général de division en prit trois,
et ainsi du reste au prorata des logements et des moyens.
Une sorte de lutte s'établit même à qui les soignerait le
mienx, et, bien nourris, bien logés, bien chauffés, repre-
nant de la gaieté et des forces, l'effet moral fut pour eux
aussi salutaire que l'effet physique. Dans la situation
chaque jour plus critique où nous nous trouvions, cette
mesure, qui partout eût été excellente, eut encore l'avan-
tage de toucher les soldats par la preuve de l'intérêt
qu'on leur portait, de les mettre en contact immédiat
avec leurs officiers et leurs généraux et de les dévouer
de plus en plus à leurs chefs; car, pour ces chefs, la
perfection consistera toujours à soigner leurs hommes
comme pourraient le faire des pères, afin de les faire
tuer ensuite comme pourraient le faire des bour-
reaux.
Il existait à Hambourg un corps de pompiers. Dans
l'éventualité d'un bombardement ou d'incendies prove-
nant de toute autre cause, et môme pour la conserva-
tion de nos magasins, ce corps était précieux; mais on
(1) L'état des convalescents était constaté et vérifié par des
visites d'oOiciers de santé qui, à jours et heures fixes, avaient lieu
dans un local indiqué en présence d*un ofilcier supérieur et des
capitaines.
166 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
avait omis de lai former un approyisionnement spécial ;
or le manêchal, en adoptant la proposition d'en employer
chaque nuit vingt-cinq à parcourir la ville, ordonna
qu'ils fussent nourris aux dépens de Tapprovisionne-
ment des habitants. Cette ressource nous conduisit jus-
qu'au mois d'avril, où elle commença à offrir des diffi-
cultés à peu près insurmontables, c Chassez le maire et
les adjoints, m'écrivait le maréchal, et donnez leurs vivres
aux pompiers. » On conçoit queje n'obéis pas, le remède
étant pire que le mal; enfin, le i 6 de ce mois, le maré-
chal me chargea de régler selon mon désir tout ce qui
concernait les pompiers; je parvins à les faire nourrir
sur les vivres que je faisais tirer d'Altona, et voilà comme
fonctionnait l'administration sous les ordres du maré-
ral; si l'on pouvait éviter de le suivre dans ses bruta-
lités, on trouvait en lui un précieux appui pour faire
exécuter les choses utiles au bien du service.
Quant aux faits de guerre, les combats livrés ou sou-
tenus pendant le blocus de Hambourg ont été trop i^fisi-
gnifiants pour qu'il importe d'en donner seulement la
nomenclature; quelques mentions sufQront à tout ce
qui peut intéresser le lecteur et servir à m'acquitter
envers quelques braves.
Jusqu'au 8 janvier 4814 le temps pluvieux et peu ri-
goureux, les routes défoncées, et les eaux qui formaient
notre principale défense, nous mirent à l'abri de toute
attaque; nous étions restés frappés de cette pensée
que, si la fm de 4812 eût ressemblé à celle de 1813, les
désastres de la France eussent été évités. Cependant,
en janvier, le froid prit et s'éleva bientôt à vingt degrés.
L'Alster et l'Elbe gelèrent; les routes durcirent, et
tous nos abords devinrent faciles. Or, jusqu'à l'arri-
vée du froid et depuis notre retraite sur Hambourg, le
m* régiment de ligne avait continué à occuper Wands-
LE COLONEL HOLTZ. 167
beck; mais les gelées rendaient cette position trop
chanceuse, et il eut l'ordre de se reployer sur Hamm.
Son chef, digne homme et brillant officier, eut Tidée de
couvrir son mouvement par une reconnaissance à
laquelle il mêla une embuscade. Le succcès de cette
petite ruse, à laquelle il n'avait employé que soixante-
quinze hommes, l'excita à la renouveler le lendemain
avec deux cent dix. Quelques Cosaques y furent pris
de nouveau; mais, alors que tout était terminé, ce
trop brave colonel Holtz se reporta en avant de
sa personne, pour mieux juger la force et les des-
seins d'un bataillon que l'ennemi déployait, et il reçut
une blessure qui d'abord parut peu grave, qui de fait
fut mortelle et qui, pour rapporter les justes expres-
sions de l'ordre du jour du 18 janvier, « priva l'armée
d'un officier supérieur, ayant le feu sacré et auquel il
n'y avait d'autre reproche à faire que celui de trop
s'exposer >.
Ces deux escarmouches formèrent les seuls combats
qui eurent lieu sur la droite de l'Ëlbe; l'île de Wilhelms-
burg et les approches de Hambourg servirent de
théâtre aux autres. Tous furent l'objet d'ordres du jour
dans lesquels des regrets trop mérités furent donnés
d'abord à la mort du chef de bataillon Leguerney du
iil* de ligne, officier d'une haute espérance, possédant
avec transcendance les qualités de l'homme de guerre,
et qui fut tué à l'attaque de Moorburg, le !•' avril; en-
suite au général Osten, mort de maladie le 16 mars, mais
qui, malgré son âge, fut signalé dans l'ordre du 24 jan-
vier comme déployant dans le commandement tout le
feu et l'activité de la jeunesse; enfin au colonel Achard,
qui se distingua sans cesse parmi les plus braves, et au
général Pécheux, que le même ordre du 24 signala comme
justifiant la confiance de l'Empereur par son zèle, son
no MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
j'en suis encore étourdi, et, pour parvenir à me croire
moi-même, j'ai été forcé de fortifier mon souvenir en
me reportant au temps et aux lieux que je rappelle,
en consultant ce que j'ai de notes à cet égard et en
en appelantàdes camarades, parmi lesquels je n'en ai pas
trouvé un seul qui n'ait corroboré, confirmé ce juge-
ment. Mais chaque jour la mort fait disparaître de ces
témoins, et le temps efface la trace des faits, détruit ou
dénature les documents et les preuves; de cette sorte,
comme par l'effet delà distance, les taches disparaissent;
un nom mêlé aux plus mémorables événements de nos
guerres, un grand rôle, tout ce que la faveur peut réa-
liser en grÂces, en richesses, en dignités, en honneur,
tout cet éclat, factice ou non, subsiste seul, et Ton peut
considérer comme calomniatrice, du moins comme
très exagérée, l'expression même faible de vérités con-
traires et cependant incontestables. Dès lors, si l'on
compte à l'actif du maréchal et comme agents de sa
gloire les qualités que j'ai signalées, si l'on y ajoute le
fait que son corps d'armée était nombreux et dans
l'abondance, alors que tous les autres corps de la Grande
Armée étaient dans la disette et se détruisaient par elle;
si l'on se reporte aux rapports et aux bulletins qui l'ont
affublé de la gloire de ses généraux, dont personne
mieux que lui n'était propre à stimuler le zèle et à
soutenir la vigueur; si, en sus de cela, on est averti
qu'un tel homme a préparé lui-même des matériaux
pour des Mémoires, et les a préparés avec l'ardeur et
l'âpreté d'un accusateur forcené ; s'il a appuyé le tout
de pièces plus ou moins authentiques, que la crainte
et la terreur arrachent si facilement; s'il a confié à un
écrivain un peu habile la rédaction de tels Mémoires.
qui ne seront imprimés que quand la mort ou la vieil-
lesse aura fait justice de tous ceux qui pourraient y con-
MORT DU COMTE DE CHABAN. 171
tredire, on comprendra qu'un tel homme puisse avoir
son apologie complète. Le chef incapable sera un géné-
ral justement célèbre, et jusqu'à sa malfaisance et à
sa cruauté n'apparaîtront plus que comme une utile et
louable sévérité. S'il se présente alors un narrateur sin-
cère pour rétablir les faits dans leur vérité, ce narra-
teur passera certainement pour un jaloux, un impos-
teur ou pour un mécontent satisfaisant bêtement sa
rancune. £b bien, sans m'inquiéter du sentiment qu'on
pourra me prêter, je n'en continuerai pas moins à mon-
trer par les faits que le maréchal ne fut qu'un corps
opaque reflétant, sans en participer, la lumière de Tastre
qui alors éclairait le monde. Mais je reviens aux inci-
dents du blocus.
Le 24 mars, l'armée fit une grande perte en la personne
du comte de Chaban. C'était un excellent vieillard, plein
de mérites et de considérations; j'avais recherché avec
intérêt sa société. Il aimait à se reporter au temps de sa
jeunesse; je l'y entraînais pour goûter le charme de ses
souvenirs, et c'est ainsi que ce digne comte m'a tant de
fois parlé des gardes françaises dans lesquelles il avait
servi. Avec plus de mémoire, ou si j'avais pris des notes,
j'aurais pu écrire l'histoire de ce régiment, corps à part
dont les droits et les privilèges étaient énormes, et qui
avait des maréchaux pour colonels, des colonels pour
capitaines, des capitaines pour sous-lieutenants. Les pré-
rogatives cependant s'arrêtaient là; les sergents étaient
des sergents, mais, seuls en contact avec les soldats, on
comprend leur importance, que le 12 juillet 1789 a si
bien révélée (1); et en effet, leurs officiers les appelaient
f messieurs » ; ceux qui le matin venaient au rapport
étaient reconduits par leurs chefs, tous gens de qualité
(i) Q'est à leur iastigation que les gardes françaises prirent
parti pour le peuple chargé par le prince de Lambesc. (Éd.)
112 MÉMOIRES DU GÉNÉBAL BARON THIÉBAULT.
et de rang, jusque dans l'antichambre, et tous ces hommes,
la plupart magnifiques, tous de tenue et d'exemple,
n'étaient jamais punis; si l'un d'eux s'était rendu cou-
pable d'un méfait quelconque, on se bornait à le ren-
voyer. Ces détails me sont restés parce qu'ils me rappe-
laient le maréchal Lefebvre, Hulin, etc.; mais combien
d'autres détails, dont cet excellent comte de Chaban se
délectait et que je regrette d'avoir perdus avec lui 1
Tout ce qu'on put lui rendre d'honneurs lui fut rendu.
Le général Vicbery prit le commandement des troupes
affectées aux funérailles, et les quatre coins du poêle
furent portés par le maréchal, Loison, Watier et moi.
Le corps fut embaumé afin qu'on pût en offrir la dépouille
mortelle à l'Empereur, comme celle de Tun de ses plus
fidèles et plus honorés serviteurs. Toute l'armée s'asso-
cia de grand cœur à ce deuil civil; toutefois il était dit
qu'avec le maréchal il ne pourrait jamais y avoir des
satisfactions de sentiment complètes. En effet, pour les
funérailles du général Osten qui avaient eu lieu le 18,
soit six jours avant celles du comte de Chaban, l'ordre
du jour portait que l'état du blocus où se trouvait la
place ne permettait pas de tirer les coups de canon dé-
terminés par le décret impérial sur les funérailles, tandis
que, pour celles de M. de Chaban, il était dit au pro-
gramme qu'à six heures du matin cinq coups de canon,
tirés à quelques minutes de distance l'un de Tautre, du
réduit de l'Alster et sur le front de la place, annonce-
raient un jour de deuil; que le canon se ferait de nou-
veau entendre au moment où le cortège partirait, et qu'une
dernière salve d'artillerie signalerait Tinstant où l'on
descendrait le corps dans le caveau. Tout en honorant
comme il méritait de Têtre le digne comte de Chaban,
l'armée n'en ressentit pas moins un certain dépit d'avoir
vu dénier à un officier général une partie des honneurs
COUPS DE GANOM ET FUNÉRAILLES. 173
funèbres qui lui étaient dus en vertu d'un décret impé-
rial, alors que, six jours plus tard et sans que le moindre
changement survenu dans la situation de la place pût
justifier cette contradiction, elle voyait les mêmes hon-
neurs, refusés hier à un des siens, elle les voyait, dis-je,
accordés aujourd'hui à un fonctionnaire du mérite le
plus estimé sans doute, mais pour lequel ces honneurs
n'étaient ni prévus ni dus. Et voilà un nouvel exemple
des démentis incessants que se donnait à lui-môme le
maréchal, et grâce auxquels il faisait planer sur tous ses
actes l'impression d'arbitraire et de bizarrerie.
Au moins deux fois par semaine, il s'amusait à nous
réunir chez lui, en sortant du spectacle, c'est-à-dire
depuis minuit jusqu'à deux ou trois heures du matin, ce
qui, les jours de ces bizarres conseils, m'entraînait au
théâtre, d'ailleurs fort bon. Mme Fodor* Main vielle se
trouvait la première cantatrice; le reste de la troupe
n'était pas indigne d'elle, et cette circonstance nous avait
déterminés à prendre tous des loges. L'opéra fut le seul
qui gagna à notre blocus, et Mme Fodor y gagna dou-
blement, attendu que nous la décidâmes à se rendre à
Paris, où elle a eu des succès.
Quant à ces conseils auxquels le maréchal eut recours
lorsqu'ils ne pouvaient plus l'éclairer que sur des mi-
sères, il serait difficile d'en donner une idée en ce qui
concernait la manière de les tenir et l'emploi du temps.
Sans parler d'un secrétaire assis à une table, les géné-
raux de division, le préfet, les ordonnateurs de l'armée
et de la trente-deuxième division militaire en étaient les
membres obhgés; mais pas plus l'un que l'autre, en y
arrivant, ne savait un mot de ce qui allait se traiter ;
personne n'était préparé à la discussion, ce qui du reste
et le plus ordinairement s'accordait avec le temps qu'on
allait perdre. Peu de minutes sufûsaient généralement
174 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
pour compléter l'aréopage. On entrait sans parler, et,
après une inclinaison dont le plus souvent Son Excel-
lence n'avait pas l'air de s'apercevoir, on s'asseyait, mais
sans les déplacer, sur des fauteuils qui garnissaient le
pourtour du salon; il était même rare que l'on s'accou-
plât, de sorte que, quoique réunis, on se trouvait
séparés.
Pendant cette première scène, muette de sa nature, le
maréchal se promenait d'un bout du salon à l'autre sans
dire un mot, sans regarder personne et sans autre mou-
vement que de porter de temps à autre l'une de ses
mains sur son crâne dépouillé et de s'administrer
des frictions qui semblaient avoir pour but de provo-
quer ses pensées presque toujours récalcitrantes. EnGn
il s'arrêtait devant l'un de nous, relevait ses lunettes sur
le haut de son front pour voir celui à qui il allait parler,
et il faisait une question. Quelques mots plus ou moins
insignifiants s'échangeaient et aboutissaient à une mi-
nutie, même à rien; après quoi le maréchal reprenait la
promenade et nous régalait d'un nouvel intermède,
pendant lequel nous le regardions marcher et qui ne
variait des précédents que par le nombre de bâille-
ments étouffés du mieux que l'on pouvait. De temps à
autre les séances donnaient lieu à des discussions dignes
d'intérêt, à des dispositions plus ou moins utiles; mais
plus fréquemment le maréchal ne trouvait rien à mettre
en discussion, à ordonner, j'allais dire â embrouiller, et
c'est alors qu'il se vengeait de sa nullité sur deux hommes
qu'il humiliait, l'un impunément, l'autre scandaleuse-
ment, tant il manquait aux égards qui lui étaient dus; et
ces deux victimes habituelles étaient l'ordonnateur du
treizièmecorps,nomméThomas,etlepréfetM.deBreteoil.
Le premier, façon de jésuite, n'inspirait grand intérêt à
personne; à son égard, on n'était guère choqué que de
RÉUNIONS EN CONSEIL CHEZ LE MARÉCHAL. 175
la grossièreté du maréchal, qui, tout en marchant et sans
lui faire Thonneur de le regarder, lui envoyait de ces
aménités : < Vous êtes une bète... un animal... Vous ne
savez ni ce que vous faites, ni ce que vous dites. > Quant
au baron de Breteuil, homme excellent, de mérite et
généralement estimé, on ne pouvait voir sans indignation
le maréchal se camper devant lui et lui dire : c Mais,
monsieur de Breteuil, à quoi ètes-vous bon ici? Dites-moi,
je vous prie, ce que j'ai à faire d'un préfet. Un tambour
me serait plus utile que vous... Vous mangez gratui-
tement le pain des soldats. > Le baron de Breteuil, trop
poli pour le confondre par une des mille réponses
qu'il provoquait, et ne voulant pas d'ailleurs se com-
mettre au point de lui dire : c Je paye ma part de vos
fautes >, ne tarda pas à ne plus venir aux séances que de
loin en loin.
Cependant, s'il mettait les autres en scène, parfois
le maréchal s'y mettait lui-même, et je me rappelle no-
tamment une de ces séances où il nous donna la comédie
la plus complète. Je ne sais, ma foi, plus de quoi il s'agis-
sait; mais il y avait un ordre à rédiger, et, après en
avoir ressassé ou rabâché le sujet à dix reprises,
après avoir provoqué force observations ou objections,
qu'il comprenait ou ne comprenait pas, qu'il oubliait,
retenait ou dénaturait, après avoir enfin pris un parti, il
voulut dicter ses ordres et les dicta en effet, mais de
telle sorte que, quand le secrétaire lut ce qu'il venait
d'écrire, cela n'avait plus le sens commun. C'était même
au point que le maréchal en fut frappé lui-même;
aussi s'écria-t-il : c Ce n'est pas cela. Déchirez ce que
vous venez d'écrire et prenez une autre feuille de pa-
pier. » Une nouvelle dictée eut lieu; elle valut un peu
moins que la première ; une troisième suivit, et ce fut
encore pis. Nous avions commencé par nous regarder du
176 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
coiD de l'œil; quelques sourires furtifs coururent bientôt
sur nos lèvres, qu'à la troisième épreuve nous étions
occupés à mordre, lorsque le maréchal s'arrêta et me
dit en me montrant la table : c Général Thiébault, met-
tez-vous là; vous savez ce que je veux, mais vous savez
aussi que sur vingt choses que je dis il y a toujours dix-
neuf bêtises, t Je courus à la table pour ne pas éclater,
et, couché sur mon papier pour mieux me cacher ou me
contraindre, je lui brochai l'ordre qu'il en tendait donner
et qui^ signé par lui, termina cette séance la plus ridi-
cule, mais aussi la plus divertissante. Cette péroraison
fit notre joie pendant le reste et même au delà de la durée
de ce blocus; nous ne pouvions, Loison, Watier et moi,
nous aborder sans que le premier qui prenait la parole
ne dît à Tautre : c Mais vous savez bien que sur vingt
choses que je dis... », et aussitôt Tautre d'achever :
c ...il y a toujours dix-neuf bêtises. >
S'il n'y en avait eu que dans les paroles, ce n'eût été
que demi-mal ; mais on sait à quelle bêtise plus forte
nous devions d'être bloqués à Hambourg. L'impuissance
inhérente à notre position, l'inutilité de nos efforts nous
réduisirent bientôt au découragement et à l'ennui; si,
au début de mon commandement, les jours et les nuits
n*avaient pas sufQ à l'organisation des services, dès que
cette organisation fut achevée, c'est-à-dire vers le 20 dé-
cembre, je n'eus plus, pour m'occuper, que la surveil-
lance, et ce n'était pas assez pour satisfaire le besoin
d'activité de mon esprit et pour détourner les regrets et
la iièvre de mon imagination. Nous étions en relations
intimes avec Loison et Watier, mais nos réunions et nos
entretiens ne nous sortaient guère du cercle douloureux
où nou^ enserrait notre position; d*ailieurs, nos visites
faites ou reçues, ainsi que celles du comte de Chaban,
n'achevaient d'employer que la partie des vingt-quatre
HEROS DE ROMAN. 177
heures dont j'étais le moins embarrassé; aussi pour
m'arracher à mes rêveries, à ces heures durant lesquel-
les on ne peut guère échapper à soi-même, et pour oc-
cuper les soirées et les nuits du menaçant hiver où nous
entrions, il me fallait un travail d'assez longue haleine
et d'intérêt assez puissant pour m'absorbera J'avais
donc un ballot de paperasses que je traînais avec moi,
dans l'espoir d'y trouver matière à la diversion que je
cherchais, et j'y découvris le commencement du premier
volume du roman imaginé au milieu des gorges de
Salinas, dont j'avais ébauché la première lettre à Ber-
gara, dont un tiers était déjà rédigé. Je n'y pensais
plus depuis longtemps, et je fus si content de ma trou-
vaille que je ne rêvai plus que d'Élise et de Montcalde,
de Mme de Glairval et de Mme de Rancour; de GermeuiU
Beaurac, Mme de Yersac et M. de Yalbrun devinrent
mes compagnons aux heures d'isolement et mon re*
fuge contre les événements et contre moi-même. Ils
me firent revivre ma vie passée, car je leur en prêtai
bien des situations, et cependant il est si difficile d'échap»
per aux impressions du moment que, sans m'en rendre
compte, je laissai percer les angoisses que nous ressen»
tions tous pour l'avenir de la France, et, alors que rien
n'annonçait encore l'épouvantable chute de l'Empereur,
je trouvai en relisant ma narration plusieurs passages
qui semblaient la prédire (1). Des cinq parties qui divi*
(1) Cent treatiëme lettre : « L'homme n'est vraiment redoutable
que tant qull n'use ni de la totalité de ses moyens, ni de la totalité
de ses forcos. Dès qu'il se trouve réduit à eu faire usage, et alors
surtout qu'il est dans la nécessité de dépasser la somme de ses
ressources, U n'est plus à craindre qu'un moment. Certain de se
fortifier à proportion qu'il s'épuise, on n'a plus qu'à savoir attendre»
avec celui qui porte ainsi en lui-même le principe de sa prochaine
et inévitable destruction. » Dans la deux cent treizième lettre du
même ouvrage, je disais encore : « Aux époques de bonheur, tout
se fait comme par enchantement; dans les autres, il n'est pas
V 12
178 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
Baient mon roman, comme les cinq actes d'une action dra-
matique, il m'en restait quatre et deux tiers à écrire quand
je repris ce travail; au bout de quatre mois et demi il se
trouva terminé; mais, quelle que soit sa valeur, il a pour
moi le grand mérite de m'avoir fait passer dix-neuf
semaines' à Tabri des dégoûts, des souffrances morales
et des amères réflexions dont étaient assaillis pendant le
même temps les autres généraux enfermés dans Ham-
bourg (1),
J'eus encore une autre distraction. Un matin, je reçus
la visite du professeur de peinture à l'Académie de Ham-
bourg; il venait. me prier de lui permettre de faire mon
portrait. Croyant à une spéculation sur ma bourse, je
répondis avec une politesse négative, mais le personnage
m'apprit qu'il se présentait de la part de Hambourgeois,
touchés des efforts qu'ils me voyaient faire pour atté-
nuer le malheur de leur ville et qui désiraient conserver
mon image. Je voulus savoir quelles étaient ces per-
sonnes; elles avaient témoigné le désir de ne pas être
nommées; en effet, me dit le professeur, c si vous quittiez
Hambourg, les alliés, s'en emparant, pourraient tour-
menter ces messieurs pour prix de la sorte d'hom-
mage qu'ils vous rendent. Ce sont, au reste, des hommes
très honorables et chez qui votre portrait ne peut être
déplacé. > Je me mis donc à la disposition du professeur
tous les matins de onze heures et demie à une heure;
un espoir qui ne conduise à un mécompte, car nous regardons les
premiers revers comme des épreuves, alors que ce sont des aver-
tissements, et nous nous précipitons vers Tabime pendant que
nous rêvons encore à des triomphes et à des prospérités. »
(1) Je m'attachai d'autant plus & ce travail que j'avais placé la
scène du roman H Yillandry, sous le nom de Landry ville ; que le
nom de l'héroïne était celui de ma femme (Élise pour Elisabeth)
dont j'avais tracé le portrait; et j'ai déjà dit que j'avais écrit le tout
non seulement avec les idées de mon s^j^t, mais avec celles d'une
partie de ma vie.
MON PORTRAIT PEINT A HAMBOURG.
179
quant aux messieurs qui l'envoyaient et sur lesquels
je me réservais de ne faire aucune question, je le priai
de leur dire que j'étais particulièrement sensible à cette
démarche; car,faute depouvoirpareràtoutce qu'avaient
de triste les circonstances qui m'avaient rapproché d'eux,
je me trouvais privé du moyen de justifier leur bienveil-
lance. Le portrait, peint à mi-corps, fut exécuté. Pour
récompenser le peintre du zèle qu'il y avait mis et
comme souvenir de cette anecdote, je lui fis faire de
moi un tableau en pied, tableau que ma femme relégua
dans un grenier, à cause, disait-elle, de l'air mouton
qu'il me donnait : mon fils aîné a fini par s'en emparer
et l'a fait retoucher.
Ces souvenirs étaient fort loin de moi lorsqu'il y a
deux ans, peu avant la mort de ce pauvre chevalier Su-
chet, frère cadet du maréchal, je rencontrai chez lui une
dame qui, m'ayant entendu annoncer, voulut bien me
dire qu'elle se félicitait de la rencontre, et, comme je
la fixais en homme qui cherche à la reconnaître, elle
ajouta : « ...Vous ne pouvez vous souvenir de moi. Je ne
vous ai jamais vu que sur le lungfernstieg où vous logiez
à Hambourg; mais je me suis toujours rappelé les nom-
breux services que vous avez rendus à tant de person-
nes de ma connaissance (1) et l'affabilité avec laquelle
(1) Lorsque noos arrivâmes à Hambourg, cette ville avait cessé
d'être une place de guerre, et, riea n'annonçant qu'elle dût jamais
le redevenir, une foule de maisons de campagne, ricties et
élégantes, s'étaient élevées sur tout son pourtour et le plus près
possible des remparts afin d'abréger les trajets, considération
importante pour des négociants qui parfois ne peuvent quitter
que momentanément leurs comptoirs, leurs magasins, leurs affûres ;
mais, quand nous dûmes remettre la ville en état de soutenir un
siège, 11 fallut déblayer le terrain sous le feu des canons et par
conséquent arracher des jardins, des parcs délicieux, et raser les
habitations. Or il se trouva que le propriétaire de la maison que
j'occupais sur le lungfernstieg l'était également d'une de ces
180 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
VOUS rendiez jusqu'aux moindres saints. J'ai d'ailleurs
un autre souvenir qui vous concerne; je suis la sœur
du sénateur (le nom m'a fui comme tant d'autres) qui, de
concert avec quelques-uns de ses collègues, a désiré le
portrait que vous avez eu la complaisance de laisser
faire et qu'il possède. — Comment, madame, ce portrait
existe encore? — Certainement; il est au Sénat, dans le
cabinet de mon frère, et, comme contraste d'un homme
bienveillant avec un homme affreux, il fait pendant à
celui du maréchal Davout; mais sur le sien se trouve
campagnes ; ayaat fui à notre rentrée à Hambourg, il avait laissé
ses deux habitations à la garde d'un ancien domestique, et celui-ci,
touché du soin que je marquais pour tout ce qui était resté dans
la maison, avait pris confiance en moi ; or il vint un matin tout
éploré m'iostruire que, dés le lendemain, on commencerait la démo-
lition de la campagne de son maître, qu'elle était pleine de meubles
de choix, qu'elle contenait en outre une foule d'objets d'aOfection,
et qu'il ne pouvait trouvof une charrette pour enlever les objets
qui pourraient l'être ; que mérae, s'il fût parvenu à les enlever,
il ne saurait où les abriter. A Tinstant je fis atteler mon fourgon,
je mis mes chevaux de calèche à un chariot, je m'en procurai deux
autres et lui donnai quelques hommes de corvée et un planton
pour qu'on ne commit aucun désordre ; je fis rapporter à Ham-
bourg tous les meubles, et on les entassa dans les greniers et dans
deux pièces basses que j'abandonnai ; bref, je poussai la com-
plaisance au point de faire rapporter à Hambourg jusqu'aux
fenêtres, aux persiennes, aux portes, aux marbres, aux parquets,
de sorte que, s'il avait été question de moi, je n'aurais pu en faire
davantage. Ëh bien, cet homme, dont j'ai oublié le nom, vint à.
Paris en 1818 avec le même domestique, et je le sus parce qu'il
me l'envoya pour me faire ses compliments et me remercier de ce
que j'avais fait pour lui ; mais il eut l'impertinence de ne pas
venir lui-même. En revanche, un autre habitant de Hambourg, venu
à Paris en 1817, pendant que je rebâtissais ma maison de la rue
de l'Arcade, et se trouvant au nombre de ceux auxquels j'avais été
assez heureux pour rendre service, me pria, me supplia de lui
permettre de m'envoyer je ne sais quelle forte quantité de planches
de sapin du Nord, dont il faisait le commerce, et, comme il ne
voulut y mettre aucun prix, je le refusai, quoi qu'il pût me dire ;
mais je n'en restai pas moins sensible à sa démarche et à son sou^
venir.
« QUE FAITES-VOUS A HAMBOURG? ■ 181
un crêpe avec une inscription qui explique ce crêpe et
n'en est pas plus flatteuse. >
Cependant, tandis que, enfermés à Hambourg, nous pri-
vions la France de tant de ses défenseurs, le maréchal
continuait à se montrer satisfait du parti qu'il avait pris,
et son aberration dura jusqu'à l'arrivée d'un espion qui,
trop longtemps retardé devant Hambourg par la diffi-
culté d'en approcher, entra enfin dans la ville, porteur
d'une lettre du ministre de la guerre. Au moment de
cette arrivée, Loison se trouvait chez le maréchal. Être
témoin de cette réception forçait en quelque sorte à une
confidence, surtout vis-à-vis d'un homme comme Loison
et dans une situation menaçante, qui s'aggravait encore
par celle de la France et de l'Empereur. Le maréchal,
d'ailleurs, était de force à ne pas se douter de ce qu'on
lui mandait avec tant de peine et de dangers; il est
même possible qu'il s'attendît à des compliments sur sa
détermination et sur sa conduite, au fond non moins
imputable à Napoléon qu'à lui-même. Quoi qu'il en soit,
seul avec Loison, il commença tout haut la lecture de
cette dépêche; dès lors il n'y eut plus moyen de s'ar-
rêter; il fallut donc initier Loison à la prose entière
de Clarke, qui prescrivait en termes fort durs une retraite
devenue impossible et qui commençait par ces mots :
c Que faites- vous à Hambourg, Monsieur le maréchal,
quand l'ennemi est aux portes de Paris? > ...Le maré-
chal parut atterré. Loison, qui à Razeburg, et dans la
démarche qu'il fit sur mon initiative et sur mes instances,
n'avait pu vaincre l'orgueilleuse obstination du ma-
réchal et obtenir de lui la détermination qu'on lui
reprochait avec tant de raison et de force de ne pas
avoir prise^ Loison fut contraint de lui remonter le mo-
ral, en lui représentant que personne ne pouvait le
rendre responsable de la non -exécution d'ordres qu'il
'
182 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
n'avait pas reçue, et qu'après avoir pris une détermina-
tion qui se trouvait sans appel, il n'y avait plus qu'à en
tirer le moins mauvais parti. On le voit, le jour des
regrets était venu, celui des châtiments vint plus tard;
par malheur, ce châtiment fut commun à toute la France.
Je ne sais s'il fut question de secret entre le maréchal et
Loison ; mais ce qu*il y a de certain, c'est qu'en sortant
de chez le maréchal, Loison se rendit chez moi et me
conta tout ce que je viens de rapporter.
Un souvenir d'une haute importance se rattache à ce
moment... Bernadotte était mécontent de la manière
dont le traitaient les chefs de la Coalition. Malgré ses vic-
toires de Gross-Beeren etdeDennewitz et la part décisive
qu'il prit aux batailles de Leipzig; bien que, seul de laCoa-
lition, il eût employé une batterie à la Congre ve contre ses
anciens compagnons d'armes héroïques et malheureux;
bien qu'il fût aussi le seul des chefs des trois grandes
armées ennemies qui n'eût pas éprouvé un échec, il
craignait d'être chassé du trône de Suède après avoir aidé
à détrôner Napoléon. Dans le fait, son armée n'était plus
en ligne; soit défiance, soit conséquence du plan de la
campagne ou modification des premières dispositions,
ses troupes suédoises et lui traînaient sur les derrières
des armées qui avaient franchi le Rhin. Cette situation
était injurieuse; de plus, elle était menaçante, et, la
crainte ou l'humeur s'y mêlant, elle lui suggéra l'idée
de réunir sous ses ordres tout ce qui restait de nos gar-
nisons dans le Nord, sur l'Elbe et sur le Rhin, d'y joindre
ses propres troupes, de lever alors l'étendard contre la
Coalition, de rentrer en France à la tète de ses Suédois
et de cent mille Français sauvés par lui, de prendre à
revers les armées ennemies qui guerroyaient dans la
campagne et, renforcé par tout ce qu'il pouvait rallier à
lui, de les anéantir, puis, pour prix de ce grand service,
UNE IDÉE DE BERNADOTTE. 183
de remplacer Napoléon sur le trône de France. Mais, pour
que l'exécution de ce projet fût possible, même dans la
première de ses parties, il fallait qu'il fût adopté par le
maréchal Davout, parce que, de tous les chefs bloqués
dans des places, ce maréchal avait sous ses ordres la
plus forte garnison, parce qu'il était aussi celui qui, par
son grade, son rang, la réputation qu'on lui avait faite,
pouvait seul entrainerparson exemple et par son autorité
morale les autres commandants de corps d'armée et de
place, et leurs généraux, et leurs troupes. Telle était la
condition préliminaire et indispensable; mais où trouver
quelqu'un qui osât aborder avec le maréchal un projet
de cette nature? Comment parvenir à lui?
Or ce fut ce Rainville, l'ancien aide de camp de Du-
mouriez, l'hôtelier d'Altona, auteur des excellents pâtés
et des exquises tablettes de bouillon, à qui Bernadotte
s'adressa pour cette grande affaire. Rainville avait de
l'esprit et de la résolution; il accepta le rôle d'intermé-
diaire et obtint l'autorisation de se rendre à Ham-
bourg sous prétexte d'une communication relative aux
subsistances; mais, en y arrivant, il se rendit chez Loison
pour lui conOer le véritable motif de sa venue et lui
demander conseil sur ce qu'il devait faire. Loison, frappé
de la gravité de notre position, convaincu que nous ne
pouvions plus que prolonger notre agonie, considérant
de plus l'impression profonde que la lettre de Clarke
avait faite sur le maréchal, qui pour sa conduite comme
générai en chef se trouvait gourmande par un général
de division sans services et sans gloire, et qui pour ainsi
dire devenait comptable de tous les malheurs qu'avec
plus d'esprit et moins d'entêtement il aurait pu prévenir,
Loison, dis-je, engagea Rainville à remplir la mission,
lui promit d'appuyer la proposition si le maréchal le
consultait, et ajouta qu'aucune personne appartenant * à
184 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL RARON THIÉRAULT.
l'armée ne pouvant prendre à cet égard l'initiative, il
n'y avait que lui, Rainville, qui en sa qualité de natu-
ralisé Danois pût se charger d'une semblable ouverture.
Ainsi encouragé par Loison, Rainville parut devant le
maréchal; il débuta par ce qui ne devait servir que
d'introduction; mais, lorsqu'il fallut aborder le véritable
objet de sa mission, il se rappela tout à coup la manière
dont le maréchal faisait expédier les gens, sa velléité
pour ces sortes d'exécutions, son grand et terrible prévôt,
et même je ne sais combien d'exemples de gens ainsi
fusillés sans jugement. Effrayé par l'idée que son sort
dépendait d'un moment d'humeur, d'un caprice ou d'un
calcul, et frémissant d'avoir pu songer à jouer sa vie
contre un tel adversaire, cet homme diplomate, moins
audacieux que bon traiteur, se sauva de chez le maré-
chal plus qu'il ne le quitta et de Hambourg plus qu'il
n'en partit, se donnantà peine le temps de dire à Loison,
qui l'attendait pour savoir le résultat de la conférence,
que le caractère du maréchal et sa réputation ne lui
avaient pas permis de rompre le silence. Ainsi s'évanouit
cette espèce d'espoir et s'anéantit le dernier moyen qui
restât d'empêcher les Kalmouks, les Gascons du Nord,
la déloyale Autriche, l'arrogant Anglais et toute la
clique coalisée de souiller la France.
A mesure que les nouvelles devinrent plus fâcheuses,
la colère de Loison contre Rainville augmentait. Au mo-
ment où nous apprîmes l'abdication, il parla de la mis-
sion que Rainville n'avait pas eu le courage de remplir,
et le maréchal s'écria : c Rainville est un imbécile > ;
mais, de la part d'un être froidement cruel et fantasque,
ce mot ne prouvait rien. Au jour où le maréchal eût été
capable d'adopter le projet de Bernadotte, ce projet
n'aurait plus été exécutable. Il faut une haute capacité
pour juger et saisir de tels à-propos, et, pour profiter de
L'HOTELIER RAINVILLE. 185
cette dernière éventualité, il fallait une prévision, un
jugement, dont le maréchal Davout n'était pas doué. Cet
homme, si formidable pour tous ceux qui relevaient de
lui, était encore, à l'époque de la mission de Rainville, le
très fanatique serviteur de l'Empereur. C'est par fana-
tisme autant que par insufQsance qu'il était resté à
Hambourg, c'est avec fanatisme qu'il s'y serait enseveli.
Coupable à cet égard, il l'était assez pour chercher une
justification dans l'excès de tout ce qui pouvait attester
son zèle, mais pas assez pour trahir, puisqu'en restant à
Hambourg faute d'ordres pour l'évacuer, il avait tenu la
conduite qu'on devait attendre de lui, c'est-à-dire,
qu'elle n'avait fait que substituer le caporal au général
d'armée. Pour qu'il levât le masque contre l'Empereur,
il fallait^ ainsi qu'il l'a prouvé, lorsque en 4815 il le fit
menacer d'aller l'assassiner lui-même à la Malmaison,
qu'il n'entrevît plus de chance de salut ni par une vic-
toire, ni par un traité ; il fallait qu'il ne pût être com-
promis non seulement pour ne pas avoir accepté les
propositions de Bernadotte, mais aussi pour ne pas avoir
fait fusiller son émissaire; ces considérations achevèrent
d'adoucir le regret que me causa la pusillanimité ou la
prudence de Rainville.
Encore, et indépendamment de ce que je viens de
dire, y avait-il à l'exécution de ce projet, né de la crainte
et du dépit, d'insurmontables difficultés ! Certes Berna-
dotte eût joué un rôle colossal, héroïque, détisif, un rôle
qui à jamais, et de la manière la plus magnifique, eût
identifié son nom à celui de la France s'il avait entrepris
et préparé pour elle seule ce qu'il projeta pour lui-
même; mais il sentait bien que, se dévouant pour la
France sans travailler pour lui, il aurait eu contre les
alliés des chances certaines, mais n'en aurait pas eu de
suffisantes contre Napoléon, auquel en résultat il n'au-
186 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
rait fait que se sacrifier; or celui-ci, qui était devenu
son ennemi personnel, ne lui aurait jamais pardonné
d'avoir sauvé la France des périls, des malheurs, de la
honte, où il l'avait entraînée, et il l'aurait d'autant plus
haï que Bernadotte, se trouvant avoir agi aux dépens de
son propre trône, se fût immortalisé en gardant pour
lui la générosité et la noblesse d'un grand rôle, et en ne
laissant à Napoléon que la vassalité de l'honneur et de
la gloire. Mais il n'était pas dans la nature de Bernadotte
de conquérir ainsi le titre du plus grand citoyen du monde
et de prendre dans l'histoire une place qui à l'envi l'eût
fait célébrer et chanter par les orateurs et les poètes de
tous les âges, pas plus qu'il n'était dans la nature de
Napoléon de récompenser un tel service. Bernadotte ne
songea donc qu'à lui; il ne voulut que changer l'éven-
tualité de la couronne de la France contre le trône de
Suède ; dès lors, n'apparaissant que comme un ambitieux
et un usurpateur, il n'était plus de calibre à se substi-
tuer à son rival, qui ne se serait pas trouvé ravalé
par la spéculation personnelle d'un Gascon intriguant
sur une effroyable calamité publique. Ainsi réduit à
un simple rêve d'ambitieux, le projet de Bernadotte
ne me paraît avoir eu qu'une chance, celle où la majo-
rité des chefs de la Coalition aurait été disposée à
sacrifier ses ressentiments contre lui, Bernadotte, pour
se débarrasser de Napoléon; mais encore dans ce cas
apparaissait" le roi de Rome ; l'empereur d'Autriche
eût appuyé les droits de son petit-fils avec d'autant plus
de motifs que les droits de celui-ci présageaient à sa fille
une plus longue régence, et la France eût préféré ce
Napoléon à Bernadotte, comme elle eût préféré un Cosa-
que aux chefs de l'émigration. Enfin, et en jugeant les
autres d'après moi, nous aurions certainement tout fait
pour que Bernadotte nous tirât de Hambourg et nous ra-
COURONNE DE FRANGE ET TRONE DE SUÈDE. 187
menât au secours de la France envahie ou près de l'être;
mais, une fois à portée des armées qui défendaient le
passage du Rhin ou qui couvraient Paris, rien dans le
monde ne pouvait nous empêcher de les rejoindre avec
tout ce que nous aurions pu entraîner avec nous de chefs
et de soldats. Pour le suivre jusqu'au bout, on se rappe-
lait, et de trop fraîche date, le rôle qu'il avait joué contre
son ancienne patrie dans la fatale campagne de 1813, et
notamment à la bataille de Leipzig, cette boucherie de
quatre jours qui nous coûta vingt mille morts et trente
mille prisonniers, dont vingt mille blessés ou malades;
et n'est-ce pas pendant cette bataille que l'on prétend
qu'il a pu dire en faisant continuer le feu d'une de ses
batteries : c Encore quelques coups à mitraille sur ces
Français que j'aime tant. » Mot horrible, et dont l'hor-
reur s'augmente encore de l'accent gascon inconscient et
léger avec lequel il eût été dit.
CHAPITRE VI
Ainsi qu'on le conçoit, 1813, vingtième aniversaire
d'une épouvantable époque, avait fini fort tristement.
Le 1*' janvier, ce jour de bonheur pour les familles,
d'expansion générale pour les peuples heureux, se passa
pour nous dans l'isolement et le silence. Au lieu d'espé-
rances, nous éprouvions pour nos familles les terreurs
que par une atroce réciprocité nous leur causions. Si
seulement un mot, ce simple mot : < J'existe »... avait
pu être échangé! Après être parvenu, pendant les
blocus de Gènes et de Lisbonne, à correspondre avec
Milan et Paris, je ne m'avouais pas vaincu, et, àforce de
combinaisons et d'efforts, je réussis à faire partir plu-
sieurs billets à ma femme. Je les confiais à des contre-
bandiers ou au commerce d'Altona en payant un prix
très élevé. Je m'adressai aussi à des gens du pays aux-
quels j'eus l'occasion de rendre service. Un de ces billets
arriva à destination; mais, songeant qu'ils ne pouvaient
cheminer que par mer, que nos ports étaient bloqués
comme nous, je n'osais m'abuser sur la presque impos-
sibilité de leur arrivée, et d'autant mieux qu'en pareil cas,
plus on désire, plus on craint. Il est d'ailleurs des épo-
ques où l'on ne compte que sur ce qui peut ajouter à nos
désolations; aussi, au lieu de penser que j'avais pu les
rassurer, je ne me figurai plus ma femme que dans
les angoisses de l'inquiétude, mes enfants souffrants ou
DRAPEAUX BLANCS. 189
malades, ou fuyant les horreurs de Tinvasion. En cela
mes pressentiments s'accordaient avec la réalité, et ces
pensées si sombres se noircissaient encore par l'image
de la France qui peut-être allait subir toutes les hontes
et tous les malheurs. C'est qu'en effet les nouvelles
devenaient chaque jour plus horribles. Le commence-
ment de 4844, comme celui de 1794, fut plus déplorable
que la fin de 4793 et celle de 1813 ne l'avaient été, et
dans cette progression de tout ce que l'on peut imaginer
de douleurs morales s'écoulèrent pour nous janvier,
février, mars et avril. Déjà le mois de mai était com-
mencé; ce mois d'espérance et de vie, où la nature
semble nous faire renaître avec elle, ce mois de rafraî-
chissement et d'élans nouveaux ne nous apporta que la
recrudescence de nos chagrins et de notre accablement.
Nous avions tout osé prévoir, tout hors la domination
des Bourbons, dont le nom seul nous paraissait une
exhumation, lorsque le 9 mai, au jour naissant, la ligne
des ennemis, sur le front de Harbourg, nous apparut
pavoisée de drapeaux blancs.
A peine informé de ce fait, et en dépit des bruits qui
se répandaient et tendaient à s'accréditer, le maréchal
ordonna de tirer sur tous ces drapeaux, qui en moins
d'un quart d'heure furent abattus à coups de canon, et
si quelques hommes dans l'armée soutinrent que cette
levée de loques blanches était une ruse destinée à nous
tromper et à nous désunir, si d'autres le crurent, le
plus grand nombre ne fut nullement rassuré. D'ail-
leurs, de nouveaux drapeaux, placés hors de la portée
de nos boulets, ne tardèrent pas à reparaître et nous sem-
blèrent assez significatifs, de même qu'ils nous firent
penser qu'avoir renversé les premiers n'était peut-être
pas fort sage, si réellement leur pronostic se réalisait.
Quoi qu'il en soit, cette manière de nous narguer dura
190 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
jusqu'au iO mai, à une heure du matin, où nous reçûmes
Tordre de nous rendre immédiatement chez le maréchal
pour une communication de la plus haute importance.
On comprend, en l'état de qui -vive où nous nous trou-
vions, quel fut notre empressement à arriver. Comme à
l'ordinaire, nous trouvâmes le maréchal marchant à
grands pas, et cette fois son agitation était trop natu-
relle pour qu'elle nous semblât avoir rien d'extraordi-
naire. Enfin, du moment où le dernier général de divi-
sion fut arrivé : c Messieurs, nous dit le maréchal, TËm-
pereur a abdiqué pour lui et pour sa race; la France
rentre sous la domination des Bourbons. > Après un
silence que personne n'interrompit : < Ces nouvelles
sont certaines, ajouta-t-il; un de mes parents, que le
gouvernement provisoire établi à Paris m'a envoyé en
courrier, vient de me les apporter avec l'ordre de les
communiquer de suite aux troupes, de faire prendre
la cocarde blanche, de faire reconnaître comme roi
Louis-Xavier de Bourbon, sous le nom de Louis XVIII,
et de faire signer à l'armée un acte de soumission et
d'adhésion. Les papiers qui couvrent cette table sont
les Moniteurs relatifs à ces événements et quelques pro-
clamations ; prenez connaissance de leur contenu, nous
en conférerons ensuite... > A ces mots, il nous quitta et
rentra dans sa chambre. Quant à nous, nous dévorâmes
plus que nous ne lûmes tout ce qui avait trait aux deux
faits gigantesques qui nous étaient transmis. Au bout
d'une demi-heure, le maréchal reparut, et, comme
il sembla nous interroger sur ce que nous pensions de
ces terribles nouvelles, comme personne ne se hâtait de
répondre, je prononçai ces mots : « Il n'y a pas d'opi-
nion à émettre sur des événements accomplis auxquels
on ne peut rien. Quant à Louis XVIII, espérons en sa
sagesse; quant à Napoléon, si nous avions échappé
ADRESSE A LOUIS XVIII. 191
au désastre qui, par lui, nous frappe en ce moment, nous
l'aurions subi Tannée prochaine ; si nous y avions échappé
dans un an, nous l'aurions subi dans deux, et, puisque
tôt ou tard il fallait que ce désastre s'accomplît, mieux
vaut aujourd'hui que demain : l'abîme est moins pro-
fond. > Et une espèce de concedo se manifesta sur les
figures et dans le geste de la plupart des assistants.
Restait à exécuter les ordres que l'on avait reçus. Le
général César de Laville fut naturellement chargé de
transmettre ces nouvelles aux troupes et de leur
enjoindre de faire dans la matinée leur acte d'adhésion.
11 fallait en outre que l'état-major, et en tête les géné-
raux, le maréchal y compris, fît le sien; mais on jugea
devoir accompagner toutes ces pièces d'une adresse au
Roi, signée par les généraux seulement, de la faire par-
tir dans la journée. Le choix du rédacteur de cette
adresse fut en quelque .sorte spontané; à l'assentiment
de tous, j'en fus chargé par le maréchal, et, en nous sé-
parant vers six heures du matin, il fut convenu que,
pour la lecture de cette adresse, nous nous réunirions
à neuf heures. Nous fûmes exacts; j'arrivai muni de
mon projet, et j'allais le soumettre au maréchal et à mes
camarades lorsque le général Watier tira un papier de
sa poche et nous dit : < J'ai pensé que pour une pièce
de cette importance il pourrait être bon d'avoir à choi-
sir entre deux rédactions; en conséquence, je vais vous
communiquer ce que j'ai fait. » Le maréchal fronça le
sourcil ; je me mis à sourire; tous mes camarades me
regardèrent. En réalité, c'était une désobligeance, puis-
que j'avais été exclusivement chargé de la rédaction;
c'était aussi une fatuité, car Watier était hors d'état, je
ne dis pas d'écrire, mais seulement de concevoir une
telle lettre. Son projet, sec et prétentieux, ne donna pas
même lieu à une observation, de sorte que Watier re-
192 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIEBAULT.
ploya son papier et le remit dans sa poche au moment
où le maréchal me dit avec une sorte d'impatience :
€ Général Thiébault, lisez votre projet... C'est très
bien, reprit-il >, dès que j'eus terminé ma lecture, et ce
c C'est très bien > fut répété par tous les assistants,
moins un. Dans le fait, j'étais rentré chez moi assez
ému pour qu'une inspiration ne pût me manquer, et je
crois pouvoir dire que mon adresse devait être agréa-
ble à Louis XyiII,tel qu'on nous le dépeignait, et, fût-il
différent de sa réputation, à tout prince qui, sans nous
avoir vaincus, devenait un gage de paix et devait
s'efforcer de faire oublier à quelles calamités nous de*
vions son retour. Tout en attestant notre entière adhé-
sion, que par position nous ne pouvions pour la
plupart refuser et que les autres ne songeaient pas à
refuser, j'avais affranchi ma rédaction de flagorneries
et de bassesses, de manière à la rendre digne des hommes
qui avaient à la signer et d'un monarque digne de ce
que la fortune et le malheur faisaient pour lui; je remis
donc ma minute au maréchal, qui, l'ayant fait copier de
suite, nous la fit signer sans désemparer. Mais ici le
maréchal éleva une question à laquelle je ne m'atten-
dais pas. Je croyais en effet qu'il allait désigner le
porteur, alors qu'il se borna à nous dire : < Par qui
fei^ons-nous partir cette adresse ? > Loison grillait d'en
être chargé, et à dix reprises il nous l'avait fait sen-
tir; mais aucun de nous ne se souciait de lui, persua-
dés que nous étions qu'il en profiterait pour faire ou
chercher à faire son nid, fût-ce aux dépens de tous
les autres. Et cependant, si on prenait par la tête, cette
mission lui revenait de droit; d'autre part, comme ca-
pacité et comme vigueur, il n'avait guère de concurrents
à craindre, et, pour nous le rappeler, il se servit d'un
moyen qui de suite lui fit manquer son but. Il se hâta
^ QUI PORTERA L'ADRESSE? 193
donc de parler et nous dit : < Je pense qu'il faut que
cette adresse soit portée par qui au besoin saurait dé-
fendre la cause de Tarmée. — La cause de l'armée? » ré-
pondis-je; « l'armée a fait son devoir et n'a pas besoin
d'être défendue. — Non, sans doute », reprit le maréchal.
— Je continuai : c Mon opinion est donc qu'aucun gé-
néral de division ne doit en être chargé , et que cette
mission serait en bonnes mains si elle était confiée au
général Delcambre. » Un murmure approbatif déter-
mina ce choix, et, vers quatre heures du soir, le général
Delcambre partit pour Paris. Le choix était excellent.
Le général Delcambre à de beaux' services militaires
joignait un physique agréable, des manières parfaites,
de nobles sentiments et un caractère conciliant et doux.
Notre dernière séance levée, je priai le maréchal de
m'entendre un moment. Je passai avec lui dans son ca-
binet; je lui exposai que, par TefTet des circonstances
comme par la fin de toutes les choses, je n'avais rien à
regretter sous les rapports de la guerre, puisqu'il n'y
avait eu de gloire pour personne, et que j'étais forcé de
convenir de l'importance des fonctions qu'il m'avait
confiées; mais que, sans m'arrêter au parti que j'aurais
pu tirer de quelques positions, mes deux aides de camp,
dont il connaissait le dévouement, auraient pu conti-
nuer à se distinguer et à ajouter à leurs titres; qu'il y
avait donc eu pour eux un véritable malheur dans
l'ordre qui m'avait séparé de ma division, et qu'en con-
sidération de ce que la justice réclamait et de ce que
j'avais pu personnellement mériter, je le priais de com-
penser ce malheur. < Ce n'est pourtant pas une double
demande que je viens vous faire, ajoutai-je. Montmoril-
lon, qui d'aujourd'hui devient le marquis de Montmoril-
lon, se trouve par le nouvel ordre de choses dans une
position si favorable qu'évidemment il n'a plus besoin
Y. 13
194 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
de moi; quant à Yallier» il perd même en espérances
ce que son camarade ne peut manquer de gagner en réa-
lité » Et je sollicitai pour ce brave ofQcier une nomina-
tion provisoire de chef de bataillon, nomination fondée
sur sa conduite pendant la campagne de Mecklembourg
et sur les travaux de fortification que, supplémentai-
rement à ses devoirs auprès de moi, il avait conçus, tra-
cés et fait exécuter à Lûbeck et à Travemûnde. Le ma-
réchal accueillit ma démarche avec bonté, et, une heure
après que je l'eus quitté en lui laissant cette demande
par écrit, je reçus la nomination provisoire de Vallier,
nomination qu'à Paris je parvins à faire confirmer par
le Roi. C'est la seule obligation que j'aie due à la Res-
tauration et au maréchal, mais c'en fut une véritable,
et je la consigne avec un sentiment de gratitude qui
malheureusement ne pouvait m'entrafner à me taire
sur d'autres faits dus à la vérité. Quant à notre position,
il est, je crois, inutile de dire qu'à dater de ce moment
nous n'étions plus en guerre avec personne, qu'il
n'était plus question de blocus, que les grands appro-
visionnements qui nous restaient encore furent de suite
remis à l'ordonnateur, et que le général Delcambre em-
porta dix lettres de moi. La plus vivement recomman-
dée était destinée à ma femme, qui, comme je Tai dit,
n'en avait reçu qu'une de toutes celles que j'avais
expédiées d'AItona, mais qui aussi avait été la seule à
recevoir des nouvelles de Hambourg pendant le blocus,
comme elle avait été la seule à en recevoir de Lisbonne.
Dans la soirée, le général Lallemand, libéré par la
paix et profitant de la réouverture des communications,
nous rejoignit à Hambourg et reprit de suite le com-
mandement de la cavalerie légère de l'armée. Le maré-
chal me demanda même si je désirais rentrer en France
avec des troupes : < Dieu me garde, lui répondis-je;
LA FIN DU BLOCUS. 195
commander sur les grands chemins ne m'a jamais
tenté. » Le général Watier déclara également qu'il
prendrait la poste pour retourner à Paris; Vichery et
Pécheux suivirent le même exemple; Hogendorp nous
quitta de suite pour rentrer en Hollande; quant à Loi-
son, piqué de n'avoir pas été chargé de porter l'adresse,
il partit dès le lendemain, il mai, et ne gagna rien à
nous précéder à Paris. J'avais eu la pensée d'en faire
autant, mais je trouvai plus convenable d'attendre,
ainsi que firent les trois premiers généraux de divi-
sion que j'ai nommés. Aucun de nous n'ayant voulu
conserver de commandement, les troupes du treizième
corps et de la trente-deuxième division, réparties en
huit colonnes, savoir : deux de cavalerie et six
d'infanterie, furent dirigées moitié sur Lille, moitié
sur Yalenciennes, sous les ordres de sept généraux
de brigade, d'un adjudant commandant. Ainsi finit
ce treizième corps, qui aurait pu sauver et la France et
l'Empire, et qui, rentré en France, fut dissous sans un
souvenir d'honneur ou de gloire.
Le ii mai, arriva à Hambourg, sous le titre de com-
missaire du Roi près le treizième corps, le général de
division d'artillerie Foucher, apportant la nouvelle que
le maréchal prince d'EckmQhl était remplacé dans son
commandement par le général de division comte Gé-
rard.
Cette mission et ce remplacement nous étonnèrent et
nous affligèrent. En effet, le général Foucher n'avait
ni en services, ni en mérite, ni en considération person-
nelle, rien qui pût expliquer le choix qu'on avait fait
de lui. Ce choix n'était donc que le produit de l'intrigue,
le prix d'un mauvais rôle, et nous acquérions ainsi la
preuve que d'aussi misérables considérations pesaient
sur l'esprit d'un prince qu'on nous représentait comme
196 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÊBaULT.
un gage de concorde, de justice et de sagesse. Le rem-
placement du maréchal ne nous parut pas moins de
mauvais augure, car il était sans raison, par suite sans
justification. Que pouvait-on craindre ? Le maréchal, en
admettant qu'il eût eu l'intention de résister, aurait-il
pu recommencer, de sa seule personne et contre toute
l'Europe, la guerre qui venait d'écraser Napoléon? Et
d'ailleurs ne devail-on pas lui laisser le temps de se
prononcer? Eu supposant même qu'on eClt eu des dé-
ûancËS, auxquelles la prompte adhésion de l'armée et
l'adresse des généraux ne laissèrent plus de base; en
admettant que dans le premier moment on eflt cru
devoir envoyer à Hambourg un commissaire du Roi, ne
fallait-il pas choisir un autre homme et rendre condi-
tionnels et la mission du sieur Foucher et le remplace-
ment du maréchal , alors surtout qu'il ne s'agissait
plus que de morceler l'armée par brigades, de la diri-
ger par lambeaux sur Lille et sur. Valenciennes; que
tout cela n'était plus qu'une affaire de quelques jours,
et que ce Fouclicr avait eu quatre fois le temps deman-
der à Paris que la venue du général Gérard était inutileî
Cette manière brutale d'insulter un homme que l'on
n'avait pas éprouvé, en qui on blessait une armée en-
tière, nous semblait grave, et d'autant plus grave qu'elle
attestait le dédain de toutes les convenances, les disposi-
tions liostiles dont l'armée était l'objet et une précipita-
tion i[iii prouvait plus de passion que de sagesse. Elle eut
donc pour résultat de fonder beaucoup de ces craintes que
l'on ni! pouvait trop écarter. Eteneffet,quellesgarantieB
reslail-il aux généraux, comme aux derniers ofQciers,
lorsque l'un de leurs chefs le plus haut placés était
condamné sans avoir pu être entendu, après avoir bien
agi, k\ lorsque l'arbitraire, l'injustice de ces mesures
ulluient être établis par des faits authentiques? Ensuite,
LE GÉNÉRAL FOUCHER DE CAREIL. 197
et je le répète, que signifiait comme remède le général
Foucher ? Croirait-on qu'il nous arriva n'ayant plus à
la rosette de la croix de la Légion d'honneur (1) que la
couronne, dont la croix ou l'étoile avait été arrachée, ce
qui révéla, sans qu'il entreprît de le nier, qu'il avait
cassé sa croix parce qu'elle portait l'aigle de l'Empire
et Teffigie de Napoléon? Lâcheté peut-être digne de lui,
mais qui révolta, car une décoration que le Roi n'avait
pas encore modifiée devait jusqu'à nouvel ordre con-
tinuer à être portée telle qu'on l'avait reçue.
Le lendemain du jour où cet homme arriva, le maré-
chal nous donnait à dîner à la campagne qu'il avait
occupée à Hamm et ne put éviter de l'inviter. . . Il est impos-
sible d'être plus impudent que ne le fut, pendant ce repas,
ce Foucher, baron de Gareil, général de division par la
faveur impériale, et qui cependant poussa la jactance
de son royalisme au point de dire : < Je serais plus fier
d'avoir été nommé lieutenant par Louis XYIII que je
ne le suis d'avoir été nommé lieutenant général par Bo-
naparte. > Ce mot fut accueilli par une huée, et je le
relevai en disant : « Pour tenir un semblable propos, il
faut ne pouvoir s'honorer d'aucun de ses grades. >
Tous les yeux se portèrent et se fixèrent sur le person-
nage, comme pour le provoquer et pour me soutenir;
mais son silence constata que mon observation lui
était applicable. Devant cette lâcheté, tous les regards
le quittèrent; sorti de la table, on s'écarta de lui, et, ne
trouvant personne qui consentît à se laisser aborder,
(1) Il était commandant; mais les commandants de cet ordre,
ainsi que les grands offlciers, ne portaient encore que la croix
d'officier; ce qui, pour cinq degrés, ne faisait que trois décorations.
C'est peu après que l'effigie de Henri IV remplaça celle de Napo-
léon, que les commandants, devenus commandeurs, portèrent une
plus grande croix en sautoir, et que les grands officiers euren
une plaque à droite, mais sans cordon.
198 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉ6AULT
ne rencontrant que des mines froissées, n'entendant que
des propos fort près d'être injurieux, il partit. Sans moi
pourtant il n'en aurait pas été quitte à si bon compte.
Un adjudant général, mon ancien chef d'état-major,
ofBcier plein d'énergie et de patriotisme, ne pouvant
modérer sa colère, venait de résoudre de l'attendre à la
nuit, sur le lungfernstieg que ce Foucher de Careil avait
i traverser pour se rendre chez lui, et là de le forcer à se
battre et, dans le cas où il refuserait, de le jeter dans
l'Alster. Deux autres officiers entrèrent dans le com-
plot, que j'appris de l'un d'eux. Aussitôt je pris le prin-
cipal auteur à part; je voulais sans doute lui épargner
un crime, mais je tenais aussi à empêcher un événe-
ment qui aurait donné lieu à de fatales interprétations :
c Je vous abandonnerais ce misérable cent fois pour une,
lui dis-je; mais, sans parler de vous, sans observer que
vous vous perdriez à jamais, et qu'une telle victime ne
vaut pas l'honneur d'être immolée à l'armée, vous com-
promettriez le maréchal plus que personne; fait telle-
ment évident que, si vous ne me donnez votre parole
d'honneur de renoncer irrévocablement à ce projet, j'en
avise à l'instant le maréchal lui-même. > Il est difficile
de concevoir un homme plus exaspéré, mais j'avais
conservé de l'influence sur lui, et je lui arrachai la parole
que je lui avais demandée.
Afin de ne pas jouer son vilain rôle à demi, ce Fou-
cher avait apporté avec lui une pacotille de ces bro-
chures que les plus basses spéculations multiplient et
font colporter aux époques des bouleversements poli-
tiques et dans lesquelles, avec plus ou moins d'inso-
lence et d'effronterie, celui qui succombe est immolé à
celui qui triomphe. Compris dans la sorte de distribu-
tions qu'il en fit, je fus révolté du contenu d'un de ces
pamphlets, qui en effet l'emportait sur tous les autres à
RÉPONSE A LA BROCHURE DE BERÇASSE. 199
force d'être digne de son auteur et du moment. Dans
cette publication due à ce Bergasse dont Beaumarchais a
proclamé Tinfamie dans son Bégearss (anagramme de
Bergasse), la France n'était pas moins menacée que
Napoléon n'était insulté, et si ce dernier fait m'indigna
tout en me forçant de m'en tenir à mon dégoût, le pre-
mier m'alarma de manière à me faire désirer de rompre
le silence. Je pris donc la plume, et, après avoir réfuté les
indignes sophismes, les calomnieuses accusations, après
avoir vengé les Bourbons des menaces qu'on leur prétait
contre la France et qui leur plaisaient sans doute autant
qu'elles me semblaient devoir les outrager, je terminai par
l'exposé d'un plan tendant à faire de la France une na-
tion armée et à organiser, avec peu de troupes au compte
du trésor, des forces telles que l'Europe entière n'au-
rait pu songera une seconde invasion. Ce morceau, fait
d'inspiration, me parut constituer en ma faveur un nou-
veau titre; mais j'avais encore la naïveté de croire au
retour de princes français, et je ne fus pas à Paris que
je compris combien, loin de me servir, dette réfutation
pourrait me compromettre. Je me gardai donc de la
faire imprimer; toutefois je tenais à la conserver, mon
plan surtout, qui, bien entendu, me paraissait excellent
et qui se trouva compris dans le vol de mes papiers.
Avant de nous séparer du maréchal, et pour protes-
ter contre l'insulte qui lui était faite, nous arrêtâmes de
lui donner un dîner chez Rainville, et de premier abord
nous décidâmes de ne pas y inviter ce Foucher. Il le sut
et courut chez Vichery, le seul d'entre nous qui le
reçût, et l'entraîna à devenir son avocat dans cette occa-
sion. Vichery se mit donc en campagne, y développa
plus que du zèle et parvint à obtenir audit Foucher
une invitation, ce qui ne sauva M. le commissaire du Roi
d'une humiliation que pour lui en rapporter une autre,
800 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
que lui seul d'ailleurs était capable de supporter; il fut
placé loin du maréchal, et presque personne ne parut
s'apercevoir qu'il était là.
Après le dîner, en revenant d'Altona, nous nous ren-
dîmes au théâtre. J'y étais dans ma loge avec mes aides
de camp, lorsque le général César de Laville arriva :
« Croiriez-vous, me dit-il en ne pouvant s'empêcher de
rire, que le général Foucher, après tout ce qui s'est passé,
vient de pousser la familiarité ou la hardiesse au point
de venir dans la loge du prince ? Mais il ne se vantera
pas de sa démarche, car il y était à peine que le prince
s'est levé, est allé à lui et lui a dit : < Général, vous ne
« pouvez venir ici que pour m'ennuyer ou pour m'in-
« sulter.Si c'est pour m'insulter, je suis général de divi-
€ sion comme vous; si c'est pour m'ennuyer. je vous dé-
t clare que, comme je suis ici pour m'amuser, si vous ne
f sortez de suite, je vous f... à la porte. > Et il partit sans
répliquer; il fit bien, car le maréchal allait le prendre
par les épaules pour le jeter dehors. Afin d'en rire
encore, je me rendis immédiatement dans la loge du
maréchal, et, en y arrivant, j'eus l'air de chercher le géné-
ral Foucher, tout en disant que j'avais cru le voir entrer.
Il n'en fallut pas davantage pour dérider tout le monde,
excepté le maréchal, qui ne se déridait pas si facilement.
Quant à M. le commissaire du Roi, cette aventure ter-
mina ses tribulations. Un peu de honte est bientôt passé.
A quelques jours de là, nous étions tous dispersés, et
Dieu sait s'il ne se vanta pas de son séjour à Ham-
bourg. Au reste, s'il s'en plaignit, ce dut être pour se faire
un mérite de ses mécomptes; toujours est-il que les fa-
veurs de la Restauration escomptèrent surabondamment
le risque du salaire qu'il avait manqué recevoir à Ham-
bourg. H est même incontestable qu'il ne négligea rien
pour se venger, et qu'il nous fit beaucoup de mal, alors
LES ÉMIGRÉS Â HAMBOURG. 201
que, grâce à son caractère, nous ne lui en avions fait au-
cun. Tout ce qui avait appartenu au treizième corps fut en
effet fort mal reçu k Paris et, à peu de chose près, traité
en criminel; il n'y eut une sorte d'exception que pour Wa-
tier, et il ne le dut, je pense, qu'à M. de Bombelles, évèque
d'Amiens, devenu aumônier de Mme la duchesse de
Berry. Ce monsieur était l'oncle de Mme de Mackau, et
l'Empereur avait marié celle-ci au général Watier, qu'il
avait nommé comte de Saint- Alphonse, dont il avait fait
l'un de sesécuyers,que, indépendamment de la solde, du
traitement de la Légion d'honneur, de gages et de je
ne sais combien de gratifications, il avait pourvu d'une
dotation de 50,000 francs de revenu, le tout pour l'ac-
complissement de cette parole de Beaumarchais : c Gau-
deant bene ncUi. >
La petite comédie que nous devions au général Fou-
cher fut suivie d'une autre qui eut tout le caractère d'un
vrai coup de théâtre. On sait que, de toutes les villes du
Nord, Hambourg avait été une de celles qui avaient
servi de refuge et d'asile au plus grand nombre d'émi-
grés; sans rappeler que ce fut dans le voisinage de
cette ville que le noble et digne comte de Valence avait,
en qualité de fermier, exploité une grande terre pen-
dant huit ans, on peut dire qu'une foule d'autres émigrés
y avaient trouvé des moyens d'existence. Ainsi l'un
donnait des leçons d'équitation, et, à la rigueur, celui-là
ne dérogeait pas trop; mais la plupart, poussés par la
nécessité, avaient été forcés de répudier le passé et à
tout prix de le sacrifier au présent. Pendant que Rain-
ville était restaurateur à Altona, un autre fabriquait de
la cire à cacheter, un troisième était maître de danse,
je ne sais combien maîtres de pension, de langue, de
musique, plusieurs commis dans des bureaux ou des
comptoirs; enfin quelques autres encore figuraient à
202 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIfiBAULT.
l'orchestre ou sur la scène, et un dernier, limonadier,
tenait le café de VAkter; moyens de vivre qui sans doute
avaient dû coûter beaucoup à la vanité de ces messieurs,
mais qui n'en étaient pas moins honorables; les prati-
quer était certes cent fois plus digne que de prostituer
un grand nom autour de tous les tapis verts de l'Eu-
rope, dût-on gagner à ce métier de quoi rentrer ea
France avec 300,000 francs et fût-on capable de se
vanter de si abjects profits.
Pour en revenir au coup de théâtre que j'ai fait pres-
sentir, qu'on se figure sur tous ces émigrés l'effet de la
nouvelle officielle du retour des Bourbons sur le trône
de France; qu'on imagine l'explosion produite par la
brusque détente de tous ces cœurs si longtemps com-
primés, de toutes ces espérances qui de jour en jour
s'étaient fortifiées. Ce fut comme un épisode du juge-
ment dernier; ces essaims d'émigrés, qu'en partie leur
incognito seul avait sauvés, semblaient, au jour de la ré-
surrection, sortir fiers et superbes de leurs tombes.
D'entre chaque pavé il en surgissait; ceux qui n'avaient
pas même osé garder leur nom le déclarèrent tout à
coup, se décorèrent de titres et de cordons, et reprirent
leurs armes ou breloques; il fallut dire c monsieur le
comte » ou < monsieur le marquis > à des hommes aux-
quels par mégarde on aurait pu dire encore « mon cher » ,
ou qui peu d'heures avant répondaient aux plus fami-
liers appels. Toutefois, mais seulement autant que leur
ivresse le leur permit, ils se continrent en public, à cause
de la présence d'une armée d'assez mauvaise humeur et
d'une misère qui tempérait bien des désirs d'expansion;
beaucoup se bornèrent, dans les rues, à substituer
entre eux de grands saluts aux simples mouvements
de tête qu'ils s'administraient depuis si longtemps ; ce
fut surtout dans leurs greniers, dans leurs échoppes,
TERREUa DU GRAND PREVOT.
qulls s'exercèrent à qui mieux mieux aux grands airs,
aux g^rands tons dont ils avaient perdu l'habitude. Il
est pourtant juste de dire que tous n'affichèrent pas
cette joie délirante, assez naturelle en somme, mais co-
mique parce qu'elle passa les bornes. Je pourrais même
en citer des exemples, si je n'avais résolu de ne placer
ici aucun nom.
Une autre parade encore nous fut donnée par le grand
prévôt. Les fonctions de grand prévôt avaient été rem-
plies par un colonel de Grippe- Jésus, nommé Chariot.
Ce Chariot avait exécuté l'arrestation du duc d'En-
ghien, et, ce souvenir le livrant tout à coup aux terreurs
qu'il avait fait métier d'inspirer, il en était aux an-
goisses de l'agonie. Arrestation, mise en jugement, con-
damnation, exécution même, il ne voyait plus que cela
pour lui-même ; grâce à sa funeste expérience, il pa-
rait chacune de ces situations des plus atroces parti-
cularités, et se faisait figurer sans cesse à la place de
toutes les victimes qui avaient passé sous ses yeux ou
par ses mains. Aussi ne cessait-il de pousser des sou-
pirs, revenait-il toujours à ce refrain : « Ils me feront
pendre! • et ne voyait-il plus que la potence à laquelle
vingt fois par minute il s'attachait lui-même. On con-
çoit que sa peur était trop plaisante pour qu'on ne
cherchât pas à s'en amuser, et, au lieu de lui relever le
moral par des phrases charitables, on ne lui répondait
que par de lamentables exclamations : « C'est bien mal-
heureux, mais comment voulez-vous que les Bourbons
vous pardonnent?... Vous êtes vraiment un homme
perdu î > Et ses gémissements redoublaient.
Cependant, après s'être fait longtemps attendre, le gé-
néral en chef comte Gérard arriva. Il serait inexact de
dire qu'il ne fut pas assez embarrassé de son rôle pour
ne pas l'être de sa personne, et que même il parvint à
204 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
cacher son embarras. Il fut et parut gauche; car, indé-
pendamment de ce que le crédit de son patron Berna-
dotte avait pu faire dans cette occasion, sa mission at-
testait pour les Bourbons un dévouement aussi exalté
que prématuré; il était gauche encore parce qu'il sen-
tait bien qu'aux yeux du monde il pouvait paraître as-
sez prétentieux à lui, général de division assez nouveau
et peu connu, de venir remplacer le maréchal duc et
prince d'Auerstœdt etd'Ëckmûhl. Pour rester en selledans
une position comme la sienne, il fallait je ne dis pas de
la hardiesse, il n'en manquait pas, je dis une mesure,
un aplomb impossibles sans une capacité supérieure
dont le ciel ne l'avait pas pourvu (1), autant que son
(1) Il manquait de finesse et môme de savoir-vivre. Je l'ai va
recevoir péle-méle les sous-lieutenauts et les lieutenants généraux,
et, comme un véritable manant, répondre en haussant la voix &
des communications qui lui étaient faites à voix basse, c'est-à-dire
avec l'intention évidente de les rendre particulières ; il y répondait
par boutades déplacées, de sorte que le premier sous-lieutenant
venu se trouvait aux premières loges pour s'amuser de la posi-
tion délicate où Son Excellence mettait un lieutenant général.
Pour tous ceux qui le connaissent et qui le jugent avec sin-
cérité, les prospérités dont il est accablé depuis six ans n'ont pas
suffi pour donner le change, et les richesses, les honneurs et le
pouvoir ne l'ont pas élevé au niveau de sa fortune. La faveur a
eu beau le faire charger du siège d'Anvers et s'acharner à lui faire
de la gloire avec cette opération de guerre, la réussite n'en res-
tera pas moins d'autant plus insignifiante que tout s'est borné à
triompher d'une résistance qui n'était pas possible, du moment où
les ressources de la France et de la Belgique étaient réunies
contre une malheureuse citadelle que personne n'a secourue.
C'est une conquête dont personne n'eût osé parler au temps de
notre gloire, et il en a reçu un prix que l'opinion a taxé d'exor^
bitant, soit 200,000 francs de revenu, dans lesquels figurent, comme
don de la Belgique, 80,000 francs en forêts à deux pour cent, ce qui
seul équivaut & un capital de trofs millions. En acceptant une
telle rémunération d'un si faible service, il s'est d'autant plus
abaissé dans l'esprit public qu'il était déjà riche ; car, sans qu'on
ait pu dire comment, ce possesseur de la belle terre de VUIiers
s'était trouvé en état de prêter 600,000 francs à Bemadotte lors-
que ce dernier fut nommé prince royal de Suède.
LE GÉNÉRAL EN CHEF COMTE GÉRARD. 205
éducation nel'y avait pas préparé; aus8i,tout en prônant
les Bourbons, chercha-Ml à Hambourg à rester à sa
place. Ayant jugé qu'il ne retiendrait aucun général de
division, il n'essaya de nous donner aucun ordre, et, vis-
à-vis du maréchal, il se borna à le débarrasser de détails
très fastidieux, répudiés par nous tous, car ces détails
De pouvaient plus que nous mettre en relation avec des
liommes d'autant plus arrogants qu'ils étaient plus
étonnés de leur victoire. Il se contenta donc de viser les
feuilles de route des généraux de division, de voir par-
tir en huit colonnes les corps qui avaient formé cette
armée et de les faire commander par des généraux de
brigade qui seuls reçurent ses ordres.
Il venait de viser mon passeport, lorsque je vis en-
trer chez lui le duc de Pienne, arrivant je ne sais d'où
pour voir à Altona le duc d'Aumont, son père, qui y
vivait depuis de longues années, et allant prendre ou
reprendre auprès de Louis XYIII les fonctions de pre-
mier gentilhomme de la chambre. Il est impossible d'être
plus prévenant que ne le fut pour moi le duc, avec
qui, sur un mot, j'étais entré en conversation. Il poussa
même les choses si loin qu'au bout d'une demi-heure
d'entretien nous nous séparâmes, avec promesse mu-
tuelle de nous revoir à Paris, où j'avais d'ailleurs la
conviction d'être bien reçu et bien traité. J'en vins
même à calculer ma conduite de manière à rester le
maître de mes déterminations, jusqu'à ce que j'eusse pu
juger à quel point il me conviendrait, comme Français,
de m'attachera ce nouvel ordre de choses. Dans le nom-
bre de ceux qui avaient servi l'Empire, j'étais en effet
des plus libres; mes services s'étaient toujours bornés
à mon état ; c'est sur les champs de bataille, et non dans
les salons, que j'avais conquis mes grades, dont, pour
plusieurs et principalement pour le dernier, la confirma-
206 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIËBAULT.
tion ne m'avait été accordée que par Teffet d'une justice
décrépite; sans dotations ni gratifications, simple com-
mandant de la Légion d'honneur comme le dernier des
colonels, sans ordres étrangers, je ne pouvais assuré-
ment pas paraître un produit de ia faveur impériale;
quant à ma conduite privée, je n'avais contre moi au-
cune affaire d'honneur et d'argent, comme en pou-
vaient avoir beaucoup des officiers improvisés par la
Révolution ; dans mes gouvernements successifs j'avais
montré de Tordre, du dévouement et de la bienveillance;
j'y avais obtenu l'obéissance et ia reconnaissance des
peuples; mon attitude dans l'affaire du comte de Ben-
tinck, si récente et qui avait été si publique, ne pouvait
que me recommander; enfin, grâce aux exemples et aux
habitudes de mon enfance, il n'y avait rien dans mon
ton et dans mes manières qui dût m'étre défavorable
vis-à-vis des personnes les plus exigeantes dans le nou-
veau régime, ou qui même ne dût pas me distinguer
de beaucoup d'autres. Ma conduite politique ne pou-
vait davantage donner lieu au moindre reproche; je
n'avais pris part à la Révolution que comme garde
national, employé au maintien de Tordre public; je
n'avais figuré dans aucune des crises et n'y avais,
pas plus que mon père (1), mêlé notre nom; nous avions
couru les dangers qu'elle avait fait naître, nous avions
partagé et subi toutes ses terreurs. Je ne croyais pas
non plus pouvoir être entraîné dans la disgrâce de
Davout, et cela en raison de la défaveur dont le maré-
chal m'avait honoré; le général Dupont était ministre
de la guerre, et, comme il ne m'avait jamais montré que
de l'intérêt, je ne pouvais redouter son pouvoir. Je de-
(1) MoD père D*avait même pas reçu la croix de la Légion, qui
certes eût été honorée par lai.
AU TRIBUNAL DE LA RESTAURATION. 201
vais aussi retrouver à Paris le duc d'Orléans , Mademoi-
selle, et j'avais auprès d'eux, indépendamment de
Mme de Genlis et du comte de Valence, le souvenir de
circonstances et de relations qui ne pouvaient être ou-
bliées, et jusqu'à ce billet du général Égalité, billet qui
me conduisit au pied de i'échafaud et qui à lui seul
semblait devoir me garantir les bontés particulières du
duc et de Mademoiselle. Mais toutes ces espérances,
tous ces titres, avec lesquels j'allais me traduire au tri-
bunal de la Restauration, mes bonnes dispositions à
l'égard du Roi, dont on annonçait si bruyamment les
intentions réparatrices et le sentiment français, tout
cela devait s'anéantir devant les coryphées de cette Res-
tauration.
Quoi qu'il en soit, le général Gérard étant arrivé le
24, le maréchal partit le 26 au matin, marchant avec la
première colonne de gauche que je suivis également
jusqu'au Rhin. A l'égard du maréchal, depuis l'outrage
gratuit et brutal qui lui avait été fait, et du jour où son
remplacement avait été connu, moi, qui ne paraissais
chez lui que pour affaire et sur appel ou sur invitation,
j'allai tous les matins lui rendre mes devoirs et je con-
tinuai ces actes de déférence jusqu'au 10 juin, jour de
notre couchée à Diisseldorf. Mais là, le Rhin passé, et
ainsi que cela était irrévocablement arrêté, je lui fis mes
adieux définitifs le 11 à la pointe du jour. La dette des
convenances se trouvait en effet acquittée, ainsi que
l'obligation que je lui devais de la nomination de Val-
lier. Je le quittai donc pour ne jamais remettre les pieds
chez lui; j'ai tenu cette résolution pendant toute sa vie,
et je n'ai pas même cédé aux invitations que, depuis sa
mort, j'ai reçues de la maréchale, dame pour laquelle je
fais profession de tous les respects qu'elle mérite. J'en ai
même agi de cette sorte avec beaucoup d'autres per-
208 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
sonnes. Mais pouvais-je hésiter, ayant à écrire ces sou-
venirs et ne pouvant y faire aucune espèce de conces-
sion de nature à atténuer la vérité? Pendant que le
maréchal Davout continua à marcher avec ses troupes,
ce qui de sa part était sage et prudent, je pris la poste
et en toute hâte je me rendis à Paris. Mais de quelles
impressions ne fus-je pas torturé pendant ce trajet? De
Hambourg à Dtisseldorf, je n'avais trouvé que des étran-
gers et des ennemis, où je n'avais laissé que des soldats
et des sujets de l'Empereur. Le Rhin, cette limite de
la nature, naguère de la victoire, était prussien; des
Prussiens encore gardaient toutes les places françaises,
et c'est avec horreur que je les voyais chez eux, là où
hier encore c'était chez nous. Quand, arrivé à Valen-
ciennes, je me retrouvai en France, il me sembla que
j'étais sur une terre d'aumône, qu'on nous laissait comme
prêt à usure; si je revoyais des soldats français, leurs
nobles drapeaux avaient disparu, ainsi que notre gloire
militaire, et le drapeau blanc, les cocardes blanches, si
loin pour moi d'être sans tache, ne m'apparaissaient
que souillés de défaite et de honte.
CHAPITRE VII
Vingt-trois ans de guerres terribles, commencées avec
tant d'héroïsme, soutenues avec tant de constance et de
gloire, terminées par de si grandes fautes et de si ef-
froyables désastres, avaient produit la fatigue, l'épuise-
ment, le dégoût, la colère. On avait donc voulu la paix,
on Pavait voulue unanimement et on Tavait obtenue;
mais le sentiment d'honneur, que la force et le malaise
d'une lutte trop longue avaient si profondément troublé,
reprit ses droits dans le calme du repos, et, à part dix
mille énergumènes entraînant à leur suite cent mille
lâches ou nigauds, la France entière rugissait de l'af-
front qu'elle avait reçu, alors que, se partageant nos
dépouilles et profitant de notre défaite, la Prusse, l'Au-
triche et la Russie, l'Angleterre même par la cession
de l'ile de France (1), jusqu'au Piémont par la pos-
session de Gênes, agrandissaient leurs États. Paris joi-
gnait à ces dispositions la honte d'avoir servi de trophée
aux ennemis de l'extérieur et d'avoir contribué aux
triomphes des ennemis du dedans, et, si tout avait été
surprise et bouleversement au moment de la catastrophe,
tout devenait regret, douleur et dépit, à mesure que,
rendu à soi-même, on sondait la profondeur de l'abîme
où l'on se trouvait précipité. Quelle distance, en effet, de
l'homme colossal que l'on avait perdu à ceux qui le
(1) Cette belle colonie pouvaitnous rester; mais, k cause du nom,
on préféra garder l'Ile Bourbon. Il n'y avait plus rien à quoi on
ne gacriflât la France.
V. 14
810 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
remplaçaient! De trop grandes fautes sans doute avaient
signalé et amené la fin de son règne gigantesque;
mais, et indépendamment de ce que l'on pardonne à
qui l'on aime, il y avait avec lui cohésion, en lui de
grandes espérances, par lui un avenir que Ton avait
envisagé ; tandis que ceux qui figuraient à sa place ne
donnaient ni sécurité, ni espoir; car on n'osait rien
attendre d'une famille qui n'offrait d'autre homme
qu'une femme (1), et que la vengeance, la rage égaraient.
Et ce roi, qu'à Hambourg on nous avait représenté
comme l'âme d'une France régénérée, n'apparaissait plus
& ses nouveaux sujets que comme un hypocrite préoc-
cupé non de guérir les maux, mais d'en ajourner l'effet.
Puis à quelles prévisions n'en arrivait-on pas quand on
arrêtait ses regards, sa pensée, sur l'héritier de la cou-
ronne de Louis XVIII et sur les successeurs que ce
dernier semblait ne pouvoir manquer d'avoir! Le pre-
mier était un prince qui, dans sa jeunesse, avait scan-
dalisé le monde par son libertinage et par l'extravagance
de ses dépenses ; un prince qui durant la guerre avait
fait proclamer sa lâcheté par ses propres partisans (ï),
(1) Et que l'on ne croie pas que les plébéiens ou les napoléo-
niens seuls en jugeaient ainsi, ou que l'on n*en jugeait ainsi qu'au
premier moment de la Restauration. Voici, entre cent autres
exemples que je pourrais citer, comment le comte Rochefort d*Allly
commençait ainsi des vers sur Louis XVllI, et cela en 1823, après
neuf ans de règne :
Escob&r couronné que flétrira l'histoire,
Excepté pour le mal monarque fainéant,
Aux joules de l'amour, comme aux champs do la gloire.
Tes exploits t'ont placé plus bas que le néant.
(2) Voir la lettre dans laquelle Charette écrivait à Louis XVIII :
« La lâcheté de votre frère a tout perdu, et il ne reste plus aux
sujets dévoués de Votre Majesté qu'à mourir sans utilité pour son
service... » Peu de jours après, il fut pris et fusillé.
Voir aussi dans les Mémoires du comte de Vauban l'anecdote re-
lative à l'épée valant 1,500,000 francs, que Catherine II donna au
comte d'Artois et que presque aussitôt il vendit à un Juif. « A la
L'INCAPACITE DES BOURBONS. 211
qui n'a joué un rôle en 1814 que pour sacrifier le cours
du Rhin, forcer le Piémont à reprendre la Savoie, pour
trembler de garder Avignon, tout en la payant au Pape
dix fois la valeur, et pour faire perdre à la France vingt
et UQ départements, une masse de places de guerre si
parfaitement entretenues, armées et approvisionnées
aux dépens de nos anciennes places fortes (presque
toutes délabrées, et dont on enleva tout ce qui y restait
en fer, plomb, poudre, etc.), enfin Anvers, où nous
avions soixante vaisseaux de ligne sur le chantier ou
sous voile et pour cent cinquante millions de matériel.
Et ces crimes de lèse-nation lui étaient suggérés par la
frayeur que lui causait l'étendue de la France, trop grande
pour ceux qui voulaient l'asservir et non la gouverner.
Oui, en raison de leur incapacité, ces Bourbons furent
poussés à aller au-devant des vœux de nos ennemis et
même à aller au delà, au point qu'ils se seraient bornés à
rile-de-France, voire même à la Halle de Paris, sans la
nécessité de garder des forêts pour la chasse de la grande
bête; oui, dès les premiers jours la nation entrevit ce que
vaudrait ce régime avec un roi malade (sorte de cul-de-
jatte qui, par suite des ravages de l'éléphantiasis, était
l'image vivante et dégoûtante de la dissolution sociale);
avec un successeur qui, après avoir vécu comme un
débauché, promettait de régner comme un capucin (1).
manière dont il la reçut, dit M. de Vauban, on vit bien qu'il
n'en ferait jamais usage. »
(1) Voici un octain fait sur lui à roccasion de son couronne-
ment par le comte de Rochefort que j'ai déjà cité :
Le surplis des diseurs de messe.
D'une complaisante comtesse
A remplacé le cotillon.
Pour arracher notre dépouille.
Le clergé marche en bataillon ;
Hier d'un libertin sans c
Le sceptre était une quenouille.
Et Charles en fait un goupillon.
1
212 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
Et l'opinion , q ui se manifestait ainsi en 181 Â, ne se trom*
pait pas ; on sait comment l'avenir la justifia. Personne,
en effet, ne resta plus étranger à la France et aux affaires
que Charles X. Sans compter sa messe et ses prières, le
lever prenait tout son temps, depuis son véritable lever
jusqu'au déjeuner. En quittant sa table, il allait à la
messe, et tout cela avec un apparat et des cortèges qui
n'en unissaient pas; puis venaient les audiences, puis le
conseil où l'on avait à peine le temps de donner les
signatures, et où, selon M. de Talleyrand, il ne se faisait
que des lectures (1) ; enfin des promenades ou la chasse,
que même on lui faisait prescrire par ses médecins
quand on voulait lui ôter jusqu'à la possibilité de
s'occuper des affaires qu'on avait conspirées. D'ailleurs,
les affaires l'intéressaient peu ou ne l'intéressaient pas.
On sait sa réplique à un homme qui lui représentait
que les envahissements des prêtres étaient opposés à
tous les intérêts de la France : < Il s'agit de mon salut,
et non pas de la France.» Jésuite à robe courte, il disait
la messe tous les matins, mais ne consacrait pas. Il vient
d'achever son troisième et dernier exil en mourant
d'indigestion. Quant à ses fils ou soi-disant tels (â),
(1) C'est roccasion de rappeler sa réponse à. une personne qui
lui disait : « Le Roi est resté aujourd'hui trois heures en conseil ;
que s'est-il passé? — Trois heures. » Il fit cette réponse en 1823, par
conséquent à propos d'uue séance en conseil de Louis XYIII; or
les séances de Charles X étaient cent fois plus insignifiantes.
(2) On sait que le duc de Berry passait pour être le fils du fils du
maître de poste d'Agen, courtaud de boutique à Bordeaux, gail-
lard vigoureux et qui» comme récompense de son royalisme
exalté et pour les menus plaisirs de la comtesse d* Artois, avait été
placé par l'illustre époux de celle-ci dans les gardes du corps , au
moment où le prince passait à Bordeaux pour se rendre à Gibral-
tar. 11 n'y avait en effet rien de Bourbon dans ce duc de Berry, fort
et ti'apu, aux grosses épaules, au cou apoplectique, aux traits
plats, à la tête pesante, sans dignité, sans grâce et sans tournure,
sans esprit et sans ton.
JESUITE A ROBE COURTE. S13
composés d'un crétin et d'un manant, ils jouèrent leurs
rôles de manière à faire également juger et leurs me-
naçantes dispositions et leur incapacité profonde sauf
pour s'aliéner la France.
Je le répète cependant, cette France que dès leurs
premiers actes ils s'aliénèrent, les Bourbons à cette
époque, et sous régide du malheur, auraient pu la rallier.
Il ne leur fallait pour cela que de la loyauté et de la
sagesse ; ils n'eurent ni Tune ni l'autre. A peine sau-
vèrent-ils quelques apparences, alors qu'avec un in-
solent acharnement et en dépit de ceux qui s'efforçaient
de le rapiécer, leurs alentours mettaient en lambeaux
le mauvais voile dont par moments ils paraissaient vou-
loir se couvrir.
L'homme qui avait le plus contribué à les rétablir,
c'est-à-dire à leur sacrifier Napoléon et à leur livrer la
France, celui qui fit le plus d'efforts pour les maintenir
dans de justes bornes afin de pouvoir les maintenir sur
le trône dans l'espoir de régner en leur nom, ce dont
lui seul était peut-être capable, ce fut M. de Talleyrand,
qui, disgracié par l'Empereur (1) et blessé de son
(1) Cette disgrâce offrit, comme tout ce qui rappelle cet homme,
UQ mélange de capacité et de perfidie. Sa capacité, il l'avait
prouvée en 8*opposant à la guerre d'Espagne et en la condamnant
avec assez de véhémence pour se brouiller ; sa perfidie était con-
statée par des pièces authentiques que l'Empereur possédait
et avait sous sa main, dans le tiroir de son bureau. L'Empereur
le fit venir pour le confondre et pour le perdre; mais, ayant
commencé par l'accabler de reproches injurieux et ayant crié
assez fort pour être entendu, il le crut assez puni, ou bien il
jugea devoir avec un tel homme conserver quelques chances
d'avenir, de 'sorte qu'il le renvoya sans avoir abordé le véritable
motif de sa colère. Quant au rusé personnage, s'apercevant, aux
regards scrutateurs et malins de ceux devant qui il avait à passer
pour s'en aller, qu'ils cherchaient sur sa figure les traces de la
bourrasque qu'il venait d'essuyer, il leur dit : « Quel malheur
qu'un aussi grand homme soit aussi mal élevé! » et les rieurs
2]4 MÉMOIRES DU GÉISÉRAL BARON THIEBAULT.
éloignement des affaires, espéra trouver dans la Res-
tauration de quoi assouvir sa vengeance et jouer un
rôle immense. Ce parjure à Dieu, à ses souverains et à
sa femme, s'était imaginé qu'un prêtre défroqué pour-
rait gouverner les petits-fils de saint Louis ; et c'est
dans cet espoir qu'il fit concourir de sages conseils et
des bons mots à rendre populaires ses nouveaux maîtres;
il alla jusqu'à prêter au comte d'Artois ce mot digne
d'avoir été inventé par l'un, adopté par l'autre, démenti
par tous les deux : < Rien n'est changé en France, il
n'y a qu'un Français de plus >; mais les actes du prince
et ceux des créatures rivalisèrent à ce point, pour ren-
dre le souvenir de cette phrase vain et ridicule, qu'au
lieu de persuader et d'entraîner, elle ne fit qu'indigner
les plus modérés ; colportée par la haine au lieu de l'être
par l'amour des peuples, elle fut parodiée peu après,
à l'arrivée de la girafe à Paris; on fit en effet circuler
une médaille à une seule face représentant cet animal,
et sur Texergue de laquelle se lisait : c Rien n'est changé
en France, il n'y a qu'une grande bête de plus. > Et
cette médaille, coulée en plâtre et du prix de vingt sols,
se vendit par milliers.
Non, certes, les bons conseils et les jolis mots de
M. de Talleyrand ne pouvaient sauver des princes qui,
comme le disait Napoléon, en vingt-cinq ans de mal-
heurs mérités, n'avaient rien appris ni rien oublié, et
qui surtout, dans leur manière d'agir et dans leur ton,
rapportaient tout ce qui pouvait le mieux les perdre
vis-à-vis de la nation. Revenant au sortir de leur longue
furent encore de son côté. Et tout ce que TEmpereur avait ga-
gné, c'était de se faire un irréconciliable ennemi d'un de ces
hommes trop redoutables pour ne pas être ménagés lorsqu'on ne
peut ou lorsqu'on a hi maîencontreuse faiblesse de ne pas oser
les tuer.
JOLIS MOTS DE M. DE TALLEYRAND. 215
xDisère criblés de dettes, reprenant la souveraineté d'ua
malheureux pays épuisé de sacrifices, ils mangèrent
ou gaspillèrent (i) en moins d'un an tout le domaine
extraordinaire, s'emparant de ce qu'il y avait dans
vingt caisses, se firent remettre sur les fonds de chaque
ministère des sommes énormes, imposèrent à la France
la liquidation des dettes du Roi et des princes, ce qui,
pour le comte d'Artois, remontait avant la Révolution ;
et, pour en donner une idée, lorsque ce prince quitta la
France en 1790, il devait à M. de Lavaliette de Lange
seul six millions. Us se firent dresser une liste civile qui,
en y comprenant les sommes extraordinaires que coû-
tèrent la maison du Roi et du comte d'Artois et la garde
royale, monta à quatre-vingts millions; sans compter
cette indemnité des émigrés, formée du milliard
décrété pour être réparti entre les braves qui en 1792
avaient chassé les ennemis hors du territoire français,
ils firent envahir toutes les places par leurs créatures,
dont aucune ne recula môme devant les fonctions qui
autrefois impliquaient dérogation ; ils accueillirent et
favorisèrent tous les misérables qui encombraient les
Tuileries, une pétition d'une main et une dénonciation
de l'autre; ils firent du dernier chouan ayant exploité
les grands chemins un héros, et des plus illustres défen-
seurs de la patrie des brigands ; ils laissèrent transfor-
mer en un infâme trafic jusqu'à la nomination aux or-
dresy que l'un des quatre as (2), le duc de Blacas, ven-
dait, savoir : les croix de la Légion d'honneur au prix
de dix louis, et les croix de Saint-Louis au prix de
(1) Ces gaspillages étaient incroyables. Un perruquier avait une
table de huit coaverts, splendidement servie et qu'il garnissait de
goujats. Chaque œuf entrant au château se payait deux francs, et
chaque bouteille de vin huit francs.
(2) Blacas, Brancas, Damas et Duras.
216 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
vingt louis, ce qui, sans parler de l'ordre du Lys dis-
tribué à main que veux-tu (1), fit décorer des comé-
diens, des espions et même des galériens. Les grades
militaires furent profanés comme les croix, et il fut
établi un droit d'avancement en raison des années d'émi-
gration à tant d'années par grades, d'où il résulta que
tels émigrés ayant tenu des cafés ou figuré sur des tré-
teaux pendant vingt-deux ans, que tels autres qui
avaient passé ce temps à mendier, se trouvèrent avoir
gagné à ces métiers assez de grades pour se trouver
ofQciers généraux : manière d'humilier tout ce qui
s'était honoré, d'honorer ce qui en grande partie s'était
avili. A ces indignités, à ces déprédations vint s'ajouter
l'expulsion de tous les fonctionnaires estimables; de
cette sorte les Bourboniens s'abattirent sur toutes les
ressources de la France ; ils arrachèrent à une nation
déjà spoliée tout ce qui pouvait lui être arraché; ils
poussèrent à son plus haut degré l'ivresse, le délire du
partage.
Napoléon, au plus fort de sa puissance et de sa gloire,
eût péri à moins de frais, et comment des princes qui,
par la manière ignominieuse dont ils avaient été rame-
nés, devaient être rendus aussi prudents que modestes,
comment pouvaient-ils se soutenir avec cet excès d'im-
pudeur dans l'estime et la confiance d'une nation qui, au
milieu de toutes ses calamités, restait magnanime et
fière; et d'autant mieux que, pour lui faire oublier l'avi-
(1) Fleur de lys en argent qu'on attachait par un ruban blanc à
la boutonnière. En échange de six petits soldats de plomb donnés
au fils du comte de La Ferronnays, son camarade de classe, mon
second iils Alfred, alors âgé de douze ans, en fut décoré. Son
diplôme imprimé portait qu'il devait à ses bons sentiments cette
distinction si honorable pour sa famille et pour lui. Un soir, au
parquet de l'Opéra, je régalai de la vue de ce diplôme et de Tanec-
dote mes voisins.
t
FAUTES DES BOURBONS. SU
dite avec laquelle ils la dépouillaient, ils ne trou-
vaient rien de mieux à faire que de l'insulter? Le duc de
Berry passant en revue quelques régiments de Tex-garde
impériale, au lieu de se montrer fier de commander à
ces vieilles bandes, l'orgueil de la France et la terreur
du monde, se permit de dire devant elles et sur leur
front de bandière : c Les troupes anglaises sont plus
belles et manœuvrent mieux. > Le duc d'Angoulême,
reprochant au général Grouchy sa conduite et sa vie,
s'écria : c Qu'un Masséna, qu'un Soult et autres ûls de
manants aient servi la Révolution, cela peut se conce-
voir; mais un gentilhomme, un marquis, c'est révol-
tant. » Le comte d'Artois soutint et répéta que, pour
venir à bout des Français, il ne fallait que des Jésuites
pour les honnêtes gens et des capucins pour la ca-
naille. La duchesse, n'afQchant que mépris et courroux,
appelait les femmes des maréchaux de France et les du-
chesses de la façon de Napoléon c les cuisinières de
Buonaparte >. Et ces propos, aussi insolents qu'impoli-
tiquesy par les sentiments, si ce n'est par les projets qu'ils
dévoilaient, ne troublaient pas l'orgueilleuse sérénité
de cette famille, non moins conjurée contre elle-même
que contre nous, et portaient seulement Louis XVIII à
dire : < Mon frère se perdrait en voulant faire en six mois
ce que je ferai en dix années, i Mais en revanche le
mécontentement devenait général, et toutes les bouches
en étaient les interprètes. Un émigré, entrant aux Tui-
leries, s'arrêta devant un factionnaire et lui dit : < Eh
bien, vous êtes contents maintenant, vous touchez exac-
tement votre prêt, tandis que sous Bonaparte tout était
arriéré, jusqu'à la solde. — Et si nous aimions à lui faire
crédit! » repartit sèchement le soldat en tournant le dos.
Le mot du général Lamarque à un de ces bourboniens
qui lui vantait le repos dont il jouissait : c Ce repos
218 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
D'est qu'uDe halte daos la boue i , D'est pas moios expres-
sif et cadre atrocemeDt avec ce propos d'uD ÀDglais à
M. de La Roserie : c Vous D'auriez pas eu les Bourbons
si Dous avioDS eu quelque chose de pire à vousdoDuer. >
Eucorequ'uDe partie de ces faits DedatcDt pas de 1844,
et se soieDt succédé à des iotervalles plus ou moins
éloignés, tout ce moude se dessina dès le début de la
Restauration, de manière que personne De pût s'y
mépreodre; depuis le riche que tout meuaçait, jusqu'au
plus pauvre que tout iudignait, depuis le géuéral non
moins humilié que le dernier des soldats, il n'y avait
qu'une voix parce qu'il n'y avait qu'un sentiment ou
plutôt qu'un blâme, que chacun proclamait avec plus
ou moins de véhémence selon son tempérament, et
qu'avec la délicatesse de son esprit et la modération
inhérente à la douceur de son caractère, ce digne et res-
pectable comte de Lacépède, causant un jour avec moi
de ces gens-là, exprima par cette image : « Us saupou-
drent chaque jour la France d'une nouvelle couche de
poudre et se mettent à la discrétion d'une étincelle. > Et
de fait ils nous avaient donné cette impression que la
France n'était plus la patrie, mais le pays des Bourbons,
et les Tuileries le quartier général de la Coalition. Aussi,
de la manière dont s'annonçaient les choses, un offi-
cier, qui D'avait été dévoué et ue pouvait l'être qu'à son
pays, D'avait rieo à offrir aux BourboDS, rien à
mériter d'eux, et, dès mon retour à Paris, je compris
de suite que les grands mots dont on nous avait bernés
à Hambourg n'étaient et ne devaient rester que des mots;
je résolus donc de m'en tenir à ce que commandaient
le devoir et la prudence, et ceci me ramène aux sou-
vernirs personnels que me rappelle mon retour à Paris.
Plusieurs paraîtront sans doute sans valeur. Je les
consigne cependant, d'abord parce que je me complais à
MORT DE M. GHE^AIS. 219
les revivre, ensuite parce que certains se rattachent à la
vie troublée des familles en ces temps mémorables, et que
par cela même les moindres traits peuvent acquérir
quelque importance. Je n'ai commencé à écrire mes
Mémoires que pour parler de moi, et, si je n'avais parlé
que de moi, je les aurais abandonnés avant la centième
page; mais je n'en garde pas moins cette conviction que
la forme personnelle pour des Mémoires est la seule qui,
si l'auteur est sincère, puisse être réellement véridique,
parce qu'elle est la seule qui n'exige ni combinaisons
littéraires ni arrangements de faits; par conséquent, elle
est la plus conforme au but de l'histoire, si, comme je
le crois, ce but est un but de vérité.
Arrivé à Paris, j'eus la preuve que les tristes pres-
sentiments qui m'avaient assailli à Hambourg, relative-
ment à ma femme, n'étaient que trop justifiés. Son père,
M. Chenais, était mort, et s'il avait eu bien des torts de
caractère envers cette bonne Mme Chenais, il fit tout
ce qu'il put pour les réparer. Sa fin fut touchante,
et ce que je n'appris pas sans une vive émotion, c'est
que, dans les deux derniers mois de sa vie, il n'avait été
occupé que de moi. Poursuivi par l'idée que je pouvais
être fait prisonnier et, dans cette supposition, que je
pouvais manquer d'argent, il m'avait fait ouvrir dans
plusieurs villes de la Baltique des crédits de 3,000
francs (1). Quant à Zozotte, malgré ses querelles si
(1) En aucune circonstance, il ne dérogea de son amitié pour
moi ; il mettait même un intérêt tout particulier à ce qui me con-
cernait, et parlant un jour de ma yie si active, de la position dans
laquelle j'avais placé sa fille, de la manière dont elle en jouissait
et de mes efforts pour suffire aux dépenses : « Âh t mon pauvre
général, me dit-il, vous êtes le nègre de la maison. » Quelques
égards pour ses manies, quelques déférences pour ses volontés, et
la vie devenait d'autant plus facile avec lui, qu'en affaires d'intérêts
comme en affaires sérieuses, il ne voulait jamais rien que de juste
ou qui ne lui parût tel.
220 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
vives avec son père, elle l'avait toujours aimé. Ayant les
mêmes défauts, il était impossible qu'ils vécussent en-
semble; mais, ayant aussi les mêmes qualités essentielles,
ils s'appréciaient trop pour ne pas se chérir. Avec lui,
disparaissaient pour elle tous les souvenirs de son en-
fance, et elle avait l'àme trop sensible pour ne pas res-
sentir de cette perte la douleur la plus vive.
Presque au même moment Naïs tomba malade. Le sieur
Bouvenot fut appelé; une éruption se déclarait, et il fit
mettre l'enfant dans un bain froid. La réaction fut ter-
rible; Zozotte, qui aimait ses enfants avec toute l'exalta-
tion et la tendresse de son àme, mais qui avait pour sa
Naïs, le rêve de sa vie, une adoration qui tenait du fa-
natisme, fut si bouleversée qu'elle appela en consulta-
tion tous les praticiens de quelque réputation. Douze
médecins se succédèrent; tous, à l'exception de M. Ali-
bert, dont l'avis ne prévalut pas, quoique le seul bon,
volèrent l'argent qu'ils reçurent, et cela peut-être pour
ne pas condamner leur célèbre collègue. Naïs était donc
perdue, et sa mère avec elle, sans une circonstance qui les
sauva toutes deux. Dans la maison qu'elle habitait, lo-
geait Mme Scétiveaux, veuve de l'ancien payeur général,
et qui, ayant pour médecin le docteur Reïs, eut l'idée de
lui faire voir Naïs; mais, lorsqu'il se présenta, Zozotte se
trouvait en un tel état d'affolement qu'elle donna des
ordres contraires à sa volonté et ne le reçut pas. Par
bonheur, il se retrouva chez Mme Scétiveaux au moment
où Naïs semblait à toute extrémité; Zozotte avait voulu
se jeter par la fenêtre et avait été retenue à moitié au
delà de l'appui d'une des croisées du salon par M. Bour-
jolly, auquel, par la violence de la lutte, elle avait
inconsciemment, mais fortement égratigné le visage et
le cou. Au bruit de cette scène, qui avait mis en émoi
toute la maison, Mme Scétiveaux était accourue, et heu-
MALADIE DE NAlS. 221
reusementM. Rels l'avait suivie. Après avoir donné à la
malheureuse mère les secours que son état exigeait et
l'avoir fait revenir à elle, il examina Nais, s'informa de
ce qu'elle avait eu, de ce qui avait été fait, et, autant
avec son tact et son jugement admirables qu'avec la
tendre sollicitude qui lui était naturelle, ce digne homme,
qui faisait la médecine avec son âme non moins
qu'avec son talent et son expérience, reconnut le mal,
l'erreur du Bouvenot, la condescendance coupable des
confrères; puis Naïs étant condamnée sans espoir par
tous, il proposa et obtint d'essayer d'un remède qui
serait la suprême chance de vie ou de mort. Il devait
revenir le soir, voir l'effet de son remède; on comprend
dans quelles angoisses Zozotte attendit l'heure fixée. Aux
premiers mots échangés, la figure du docteur, dont
Zozotte épiait tous les mouvements, devint plus sereine;
enfin, après avoir examiné l'enfant, ce bon M. Reïs se
retourna vers Zozotte et, lui tendant la main, lui dit :
c Madame, votre fille est sauvée >; mais, à ces mots de
résurrection, Zozotte se jeta dans les bras du docteur
qu'elle inonda de ses larmes. Et, tandis que M. Rei's resta
pour nous < le bon docteur >, ce Bouvenot, qui revint en
posant aux domestiques cette interrogation : < Elle est
morte, n'est-ce pas? » fut congédié par ces mêmes do-
mestiques qui avaient reçu l'ordre de lui signifier qu'on
n'avait plus besoin de lui; congé dont il se vengea en
réclamant deux jours après le prix de son assassinat.
Naïs, sauvée, était loin d'être guérie; son hydropisie
surtout se. dissipa lentement, et bientôt Zozotte eut be-
soin que l'on s'occupât d'elle. Cinq semaines passées
sans se coucher et pendant lesquelles elle ne s'était sou-
tenue qu'à force de café et d'agitation, l'avaient conduite
à une crise dont par bonheur M. Reïs put prévenir
l'éclat. C'était aussi le moment où, n'ayant reçu de moi
222 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
qu'un billet suivi d'un long silence, elle en était réduite
aux nouvelles des journaux, et ceux-ci étaient considérés
comme ne révélant que la moitié du mal; d'ailleurs,
fort vagues relativement à un corps d'armée bloqué à
trois cents lieues de Paris par soixante mille Russes, ces
nouvelles ne pouvaient à l'égard des individus être en
quoi que ce fût rassurantes. Et, pour ajouter à tous ces
tourments par de nouvelles menaces, pendant que le
duc de Wellington franchissait la Bidassoa, la Nive et
TAdour, les armées russe, autrichienne et prussienne se
concentraient en Champagne, où des prodiges de tac-
tique et de courage ne firent qu'attester l'impossibilité
d'une résistance que la trahison achevait de rendre
inutile et dont l'Empereur lui-même, par une de ces
manœuvres que sa fortune ne comportait plus, abrégea
le terme. On ne pouvait donc plus espérer que Paris ne
subirait pas la loi du vainqueur; mais cette loi s'impo-
serait-elle par un traité ou par la force des armes?
Pour obtenir un traité, il eût fallu pouvoir empêcher
l'ennemi de s'emparer de Montmartre, attendu que,
maître de cette hauteur, il Tétait de brûler Paris et
incontestablement la Chaussée d'Antin, ce qui mettait
la ville à discrétion. Enfin de quels désordres, de quels
malheurs la prise de Paris ne pouvait-elle pas être sui-
vie? L'imagination des Parisiens s'exaltait au souvenir
de toutes les horreurs qui attendent les places brutale-
ment conquises, et l'on imagine l'efi^roi de Zozotte, si
bien préparée par sa nature et par ses bouleversements
récents à subir les plus folles appréhensions. Quel sort
serait réservé à la femme d'un officier général faisant
partie d'une armée belligérante? En proie à toutes ces
incertitudes, à tous ces effrois, par crainte aussi que
Naïs encore souffrante ne résistât pas aux souffrances
d'un tel moment, Zozotte se décida à partir pour Tours,
LES TRIBULATIONS DE ZOZOTTE. 223
pendant que les routes étaient encore libres et que les
chevaux de poste (ainsi que d'un moment à l'autre cela
pouvait arriver) n'étaient pas requis pour des services
publics. Elle se hâta donc d'expédier son argenterie et
la mienne, ses bardes et son linge, laissa à la garde de
la propriétaire mes tableaux qui valaient alors quatre-
vingt mille francs, quelques autres objets, et notamment
une caisse de manuscrits anciens que j'avais déposés
chez Salverte et qu'il lui renvoya au moment de tous
ses embarras, fait qu'elle ne lui a jamais pardonné; puis
elle partit, emportant ce qu'elle avait de plus précieux,
notamment ses bijoux contenus dans un grand sac de
soie noire qui ne la quittait jamais.
Peu avant d'arriver à Dun, la portière de sa calèche
s'ouvrit; son premier mouvement comme sa première
pensée furent de retenir les enfants de peur qu'ils ne
tombassent, après quoi on rattrapa la portière que la
mulâtresse Marie referma; on mit le verrou afin qu'elle
ne pût se rouvrir, et on continua à rouler. A Dun, les
enfants eurent besoin de descendre, on mit pied à terre;
mais quel fut le bouleversement de cette pauvre Zozotte
en ne trouvant plus le sac de ses bijoux! Pas de doute :
il était tombé au moment où la portière s'était ouverte,
et non seulement cinquante passants devaient Tavoir
ramassé, mais de plus, et avant que la portière s'ou-
vrît, la calèche avait traversé une colonne de quatre
mille prisonniers russes, qui peu après avaient dû
passer â l'endroit même où le sac était tombé. Une seule
circonstance laissait quelque espoir : au moment où la
portière s'était ouverte, la voiture suivait le bord d'un
des fossés de la route , et il était possible que le sac
tombé dans le fossé n'eût pas été aperçu. Zozotte fit
donc appeler le maître de poste, lui déclara la perte
qu'elle venait de faire et lui demanda s'il connaissait le
224 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
postillon qui venait de la conduire, et si elle pouvait se
fiera lui. Ce postillon était un honnête homme dont la
probité fut garantie. Zozotte lui parla donc de son sac
comme renfermant des papiers importants; elle le lui
désigna, ajouta qu'il n'avait pu tomber qu'à l'endroit où
la portière s'était ouverte, et qu'il devait se trouver au
bord ou au fond du fossé ; enfin elle lui expliqua
comment il devait le prendre et le porter, lui recom-
manda la plus grande célérité et lui promit un louis s'il
le lui rapportait intact. Après vingt-cinq minutes qui
parurent à Zozotte un siècle, l'homme revenait à toute
bride et de loin montrant le sac. Celui-ci, qui était
intact, avait été retrouvé au fond du fossé et au moment
où la colonne de prisonniers , auxquels il n'aurait pas
échappé, arrivait à l'endroit où il était tombé.
Et c'avait été seulement après toutes ces émotions et
ces secousses que Zozotte était enfin arrivée à Tours, où
elle était restée avec ses enfants et près de sa mère jus-
qu'au jour où la paix nous avait enfin réunis.
CHAPITRE VIII
Quelque réserve que Ton voulût témoigner dans la
part à prendre aux nouveaux événements politiques, il
fallait, ou bien renoncer à tout, cesser d'habiter Paris,
ou bien suivre au Château tous les généraux et les ma*
réchaux qui s'y rendaient, et commencer par voir le
ministre de la guerre de qui nous dépendions. Grâce au
gouvernement provisoire qui ne servit qu'à masquer
la dictature de M. de Talleyrand, par suite de la sanc-
tion du lieutenant général du royaume et enfin de
Louis XVIII, le général Dupont occupait, ainsi que je
l'ai dit, le ministère. Personnellement il m'avait tou-»
jours marqué de la bienveillance ; je ne supposais pas
qu'il eût la moindre raison pour ne pas m'en témoigner
encore, et cependant, à Hambourg même, en apprenant
sa nomination, qui me semblait être pour mon avenir
un gage favorable, je n'avais pu me défendre de l'im*
pression fâcheuse qu'en avait ressentie notre armée.
Ce n'est pas que nous prévoyions qu'il serait aussi fa«
tal à la France dans un ministère qu'il l'avait été sur
le champ de bataille. Et quelles sottises, en effet, quels
bouleversements nouveaux n'eût-on pas prévenus, si,
par exemple, le comte O'Connell avait pu accepter cette
place qui lui fut offerte, mais qu'il refusa parce que
selon lui elle ne devait être occupée que par un général
ayant honorablement fait les guerres de la Révolution
F. là
226 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
et de l'Empire, condition que le général Dupont n'avait
remplie que jusqu'à Baylen! Et ce qui nous hantait mal-
gré nous, ce qui nous faisait monter du cœur au front la
rougeur de l'indignation et de la honte, c'est que, par
une sorte de défi à notre vieille gloire du passé, on eût
mis précisément à la tète des affaires militaires de la
France l'homme dont le nom était pour nous tous un
signe vivant de l'avilissement de cette gloire, l'homme
qui avait infligé à nos armes la première et l'une des
plus cruelles flétrissures en faisant passer sous le joug
d'Espagnols, c'est-à-dire des pires soldats en bataille
rangée, quatre de nos divisions réputées encore invin-
cibles et dont l'une n'avait pas seulement combattu, et
tout cela sans avoir même l'excuse d'une retraite com-
promise. Oui, cette première blessure faite par la scan-
daleuse capitulation de Baylen à l'orgueil de notre dra-
peau triomphant, i l'honneur encore intact de nos
armes, cette blessure saignait plus vive dans nos cœurs,
car la plaie qu'elle y avait faite était restée désormais
ouverte et s'y était agrandie par bien d'autres blessures.
Qui donc, parmi les fidèles compagnons de notre gloire,
pouvait en voyant la France mutilée, tronquée, réduite
à ses débris, qui donc de nous pouvait oublier que cette
abominable capitulation avait été le point de départ de
tous nos malheurs? Elle avait exalté les Espagnols au
point d'achever d'embraser la Péninsule ; elle avait déter-
miné l'envoi d'une armée anglaise dans le Portugal, d'où
cette armée nous avait chassés avant de nous chasser
de la Péninsule elle-même ; elle avait excité l'enthou-
siasme, relevé l'espoir de l'Europe et donné un nouvel
élan aux coalitions dont les efforts combinés venaient
de nous arracher le fruit de vingt ans de conquêtes; et
certes nous avions pu nous demander avec raison à
quelles consciences la France était livrée pour que de
CHEZ LE MINISTRE DUPONT. 327
tels précédents leur inspirassent la pensée d'en faire
l'objet d'une telle récompense. Dès mon retour, j'avais
eu l'explication de cette faveur en apprenant que le
g^énéral Dupont avait été choisi comme une créature
complaisante pour mettre les grades et les emplois mili-
taires au pillage en faveur d^ l'Émigration. Il ne pou-
vait en effet jouer qu'un rôle, s'abriter derrière les
forces de la Coalition pour reparaître sans être écrasé
par le mépris de ses anciens compagnons d'armes; et
cependant comment ceux-ci pourraient-ils le revoir sans
que leur bouche se contractât pour crier à la honte, sans
que tout leur être, jusqu'à leur regard, devînt accu-
sateur? Et telles étaient les pensées dont je me sentais
assailli quand j'entrai chez le général Dupont.
Ces pensées, je n'avais nullement l'intention de les
laisser paraître. Si je me présentais devant le ministre»
c'était pour une visite de convenance, sinon de déférence,
et c'eût été non seulement impolitique, mais très peu
de circonstance, de réveiller en ma personne les rancunes
et les mépris de la France; toutefois les sentiments de
douleur et de répulsion que la vue du général Dupont
me fit éprouver, furent si vifs qu'il faut croire que je
déguisai très mal ce que j'en éprouvais. Mon malaise,
d'autant plus apparent que je faisais plus d'efforts
pour le dominer, ôta au général l'aisance que de fait il
ne pouvait plus avoir qu'avec des hommes étrangers à
l'honneur de leur pays. Ne pouvant conserver d'atti-
tude ni comme général, ni comme Français, il corrobora
sa dignité de ministre par ses souvenirs de gentillÂ-
trerie ; c'était ce qui lui restait de plus clair, et force fut
de se rattacher à cette branche, toute sèche qu'elle
était, si même elle n'était pourrie. Aussi l'audience fut
courte et insignifiante.
• Le général me demanda pourtant si je désirais de
1
I
228 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
l'activité, et je lui observai que la mort récente de mon
beau-père et mes fatigues ne me permettaient de solli>
citer aucun emploi. Je lui demandai à mon tour si
c'était lui qui présentait les officiers généraux au Roi et
aux Princes; il me répondit que les présentations au
Roi faisaient partie des altributions du premier gentil-
homme de la Chambre, à qui je devais écrire à ce sujet;
puis, une fois présenté au Roi, je pourrais me pré-
senter aux Princes et à Madame. Et, sauf ce renseigne-
ment, ma visite n'eut d'autre résultat qu'une invitation
à un dîner qui fut simplement pour moi un repas de
plus fait au ministère de la guerre.
Mes présentations au Roi et aux autres membres de la
famille royale ne m'offrent rien qui, sous le rapport
des faits, vaille la peine d'être rappelé ; à cet égard
j'aurai tout dit en expliquant que Monsieur mit toute la
grÂce inimaginable à nous recevoir comme on recevrait
des criminels amnistiés; que Madame, Ëuménide au
teint pâle, au regard menaçant, à la paupière sanguine,
au visage inflexible, à la voix rauque et dure, nous
manifesta toute la rudesse que provoquent des rebelles
dont on espère encore le supplice. Son époux, Gille ou
pantin ne sachant jamais sur quel pied danser, semblait
parmi nous comme un juge aux prises avec des gens
dont il veut bien [pour un moment paraître oublier les
attentats et l'audacieuse élévation, mais relativement
auxquels il ne s'abaisse pas à une appréciation. Pour le
duc de Berry, réduit pour toujours k VA b c de son
métier de prince, il substituait une familiarité parfois
choquante à de la dignité, une grossièreté véritable à de
l'aisance, et semblait un portefaix jouant le rôle d'un
baron; mélange d'inconvenances et d'injures qui, un
jour que nous sortions ensemble du Château, arracha
cette exclamation à l'exaspération du général Préval :
PBÉSENTATION AU ROI. 229
c Je n'entre jamais ici sans humiliation, et je n'en sors
jamai^ sans colère. >
Quant à Louis XYIII, de qui j'avais sollicité néces-
sairement une audience particulière et par qui je fus
reçu avec une fournée de quarante autres personnages,
je ne fis, en présence de son entourage vraiment théâtral,
que passer devant une masse composée de son fauteuil
et de lui, de sorte que j'avalai la phrase que j'avais tri-
potée pour lui dire que le bonheur dont la France lui
serait redevable ne lui dévouerait personne plus que
moi, et il se borna à un coup de tête en retour du pro-
fond salut auquel je me trouvai réduit. Mais, s'il ne
parla, son regard et l'ensemble de sa figure nous dirent
plus que des paroles et que les grimaces des autres
n'avaient pu nous en révéler. La tête et la physionomie
de ce roi étaient d'autant plus dignes d'observation et
d'études que toute la vie de son corps semblait y être
réfugiée. Le volume de son crâne avait en plus ce que
celui de son frère, entièrement aplati par derrière, avait
en moins; sa physionomie fine, sardonique, mais mau-
vaise, peignait à la fois l'aptitude au mal et le goût du
mal. Il y avait alors en lui de fatales harmonies, d'ef-
frayants sourires (les uns disaient du vieux singe, les
autres du tigre) ; mais il y avait aussi en lui une ferme
volonté de mourir sur le trône et ce qu'il fallait d'esprit
et de prudence, ou plutôt de dissimulation, pour ne pas
le vouloir en vain; la fortune lui en offrit le moyen,
grâce aux aberrations de Napoléon. Louis XVIIL me
sembla donc d'autant plus menaçant qu'il le paraissait
moins, et, à la duchesse près, les autres me parurent
d'autant moins dangereux qu'ils se montraient plus hos-
tiles. Mais comment eût-il été possible d'arrêter en ce
moment regards et pensées sur le Roi, et d'échapper à
une sorte de parallèle entre lui et le géant auquel il
230 MEMOIRES DU GENERAL BARON THIBBAULT.
succédait, parallèle que les choses, les lieux et les per-
sonnes rendaient plus piquant? C'était en effet dans ce
palais même des Tuileries, encore garni du mobilier de
Napoléon, seule conquête que les Bourbons eussent faite
en personne (i), c'était dans ce palais que pour la
dernière fois j'avais vu le grand homme et que pour
la première fois je me trouvais en face de son successeur,
espèce de revenant qui semblait sorti du néant pour sub-
stituer au premier trône du monde un fauteuil d'hôpital.
Comme souverain, l'un d'eux ne comprenait de bornes
à son empire que celtes du monde qu'il avait rempli et
assourdi de sa gloire ; l'autre, effrayé de l'étendue de la
France même resserrée en deçà de ses anciennes li-
mites, la trouvait trop grande encore pour ses forces de
podagre quand, se traînant avec peine appuyé sur une
béquille, il arrivait épuisé au seuil de ses appartements.
L'un, fier et superbe, avait commandé aux maîtres de la
terre, et l'autre, dans le servage de ses alliés et de ses
infirmités, subissait les lois que son devancier avait don-
nées; il bornait les attributs de sa couronne à une
royauté de police, dont plus tard il fit une royauté de
persécution et d'échafauds.
Quoiqu'il fût d'autant plus pénible d'aller au Château
qu'on nous y recevait de plus mauvaise grâce, j'y pa-
raissais néanmoins tous les vingt jours à peu près. Les
jours marqués pour cette double résignation étaient
les dimanches, au moment de la messe, pendant laquelle
de part et d'autre, et pour la rémission de ses péchés, cha-
cun pouvait offrir à Dieu comme pénitence méritoire,
(1) Ce mobilier et celui des autres châteaux impériaux étaient une
propriété personnelle ; il n*y avait qu'une manière d'en légitimer
la prise, c'était d'en payer la valeur, qui était de quatre millions ;
mais, chez les Bourbons mômes, l'amour de la légitimité n'alla pas
jusque-là.
•RÉCEPTIONS DES PRINCES ET DE MADAME. 231
nous, les humiliations que nous recevions, et ces Bour-
bons, les impatiences que nous leur causions; supplice
mutuel d'où résultait une sorte de dédommagement réci-
proque. Et pourtant ils ne pouvaient s'abstenir de faire
à nos positions sociales certains sacrifices qu'elles com-
mandaient, de même que, comme préservatif des perse-
cutions dont on ne demandait pas mieux que de payer
nos services et notre rôle, nous nous trouvions dans
l'impossibilité de paraître dédaigner la grâce que l'on
nous faisait en nous tolérant. D'autre part, le Château
et ait le seul lieu de rassemblement où les généraux se
retrouvaient encore en masse, et, ce qui entrait dans la
somme des compensations, ces réunions étaient une
occasion de renseignements, d'anecdotes et de nouvelles.
Les réceptions étaient au nombre de cinq : elles com-
mençaient à onze heures, au pavillon Marsan, par celle
du duc de Berry et de Monsieur; à midi, et par les
couloirs de la salle de spectacle, on arrivait chez le Roi,
d'où l'on ne sortait guère qu'à deux heures, moment
auquel on descendait chez la duchesse et le duc d'An-
goulème, chez qui plus tard on entra avant la messe.
Aux réceptions des princes et de Madame, il n'y avait
aucune distinction ; un capitaine prenait le pas sur un
lieutenant général, et, en ma présence, un de nos maîtres
de danse de Hambourg le prit, et de la manière la plus
incivile, sur un maréchal de France. C'était à qui ferait
la poussée la plus impudente et à qui aurait les os les
plus durs; car les entrées devinrent une lutte, et, chez le
duc d'Angouléme surtout, on risquait d'être étouffé en
passant par le seul battant que l'étiquette permettait
d'ouvrir. Je me rappelle à cet égard un assez vieil offi-
cier qui, engagé dans la porte de la pièce où recevait le
duc d'Angouléme, fut pressé au point de jeter les hauts
cris, de perdre son chapeau, d'avoir son épée arrachée
232 MÉMOIBES DU GÉNÉRAL BARON TUIÉBAULT.
et, ce fatal passage franchi, de se trouver mal.Ëh bien,
ces bagarres se renouvelaient tous les dimanches avec
plus ou moins de scandales, et cela quoiqu'il n'y eût rien
de si facile que de les prévenir.
Chez le Roi, les choses se passaient autrement. Noas
y étions répartis dans quatre salles, classification qui,
sauf quelques modifications, datait de l'Empire et se
trouve remplacée aujourd'hui par un ordre de beau-
coup préférable à tout ce qui l'a précédé, encore que la
masse des officiers généraux ne soit reçue qu'à la suite
des dernières soi-disant députations de village. Quoi
qu'il en soit, la salle des Maréchaux, antichambre des
appartements (i) et en même temps salle des Gardes,
servait de parc aux ofQciers subalternes, aux fonction-
naires des classes inférieures et aux curieux qui venaient
voir la famille royale allant à la chapelle ou en revenant.
Le salon bleu réunissait les maréchaux de camp et offi-
ciers supérieurs, les préfets et les maires, les députés,
les évèques et les juges de première instance. Le salon
de la Paix était réservé aux lieutenants généraux (2), aux
archevêques, aux membres des cours royales; enfin la
salle du Trône ne s'ouvrait qu'aux maréchaux et aux
grands-croix de la Légion d'honneur, aux cardinaux,
aux ministres, aux pairs de France, aux ducs et aux
(1) Elle forme aujourd'hui le centre des appartements.
(2) La Restauration substitua le titre de lieutenant général k
celui de général de division, et de maréchal de camp à celui de
général de brigade. Ce n'était que rendre à ces grades leurs an-
ciennes dénominations, mais aussi c'était substituer & des termes
exacts des termes faux. Toutefois, tout en supprimant un échelon
utile, cette réforme n'eut pas pour nous l'inconvénient que nous
redoutions, car il se forma tout de suite une séparation très ma^
quée entre les lieutenants généraux qui avaient eu l'honneur d'être
généraux de divisiou et les généraux qui n'avaient que la faveur
de devenir lieutenants généraux; de cette sorte les grâces ne
purent, vis-À-vis de l'opinion, remplacer les titres.
RECEPTIONS CHEZ LE ROI. 933
membres de la Cour de cassation. Quant aux réceptions
proprement dites, Louis XVIIL en revenant de la messe,
rentrait sans s'arrêter dans la salle du Trône et y rece«
vait les hommages de ceux qui s'y trouvaient admis;
après quoi, on roulait son fauteuil dans le salon de la
Paix; il venait péniblement se placer dans ce fauteuil;
alors défilaient devant lui, d'abord et péle-mèle, les per-
sonnes qui avaient leurs entrées dans ce salon, puis
celles que contenait le salon bleu, puis enfin celles de la
salle des Maréchaux qui étaient admises à cet honneur.
Rien n'était plus fastidieux pour ce malheureux Roi que
ces séances; mais de temps à autre il les égayait par des
malices, et je rappellerai notamment celle que j'ai déjà
notée, je crois, mais qu'on me permettra de redire à sa
place et plus explicitement. Je suivais immédiatement
le général Lauriston, que précédait le général de La
Roche-Aymon. Au moment où ce dernier faisait un grand
salut, le Roi éleva la voix pour dire à ce général de l'émi-
gration : € Bonjour, général La Roche-Aymon » ; et au
soldat de la Révolution et de l'Empire, à l'ex-aide de
camp de l'Empereur, qui marchait après lui, il adressa,
du ton le plus sardonique que l'on puisse imaginer, un
f bonjour, marquis >. Cette manière de faire servir à la
mystification de Lauriston jusqu'aux grâces qu'il lui
avait départies me parut si drôle que je ne pus maîtri-
ser la contraction du rire; mais le Roi, je pense, fut
d'autant plus aise que sa plaisanterie eût été remarquée,
qu'il en souriait encore lui-même, alors que je l'avais
depuis assez de temps dépassé.
Un jnatin, sortant de chez Monsieur, je me rendais
chez le Roi. A peine entré dans le salon bleu, j'entends
marcher à grands pas derrière moi; c'était le duc de
Berry; je me range, et il passe; mais, à quelques pas
en avant de moi, cheminait à demi voûté le vieux mar-
234 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BABON TUIÉBAULT.
quis Letourneur, capitaine des gardes de Monsieur et
qui, un peu sourd ou distrait, n'ayant pas distingué le
pas de charge de Monseigneur, reçut de lui un grand
coup de pied à la partie saillante du corps qui se trou-
vait faire face au prince. Surpris 'et furieux comme on
peut le croire, et en portant la main non à la garde de
son épée, mais à la partie frappée, le marquis se re-
tourna, la figure furibonde, et se vit en présence de Son
Altesse Royale qui riait aux éclats avec une noblesse
digne de son action. A l'instant le courtisan changea de
physionomie, et, joignant les mains en action de grâces,
s'inclinant jusqu'à terre , il s'écria avec une expression
de sourire heureux : t On n'est pas plus aimable que
Monseigneur. >
A propos des anecdotes qui au cours de ces récep-
tions se chuchotaient à l'oreille, j'ai le regret de ne tes
avoir pas relevées; la plupart sont sorties de ma mé-
moire, et je ne puis en citer qu'une, parce qu'elle nous
parut assez bien caractériser alors le fond de nature de
Louis XVIII pour prendre à nos yeux l'importance d'un
véritable fait historique, et parce que le récit en fut
arraché à l'indignation du général Dupont, qui ne put
s'empêcher de la répéter à ses confidents. Donc, la veille,
ce général avait travaillé avec le Roi en sa qualité de
ministre de la guerre et lui avait présenté plusieurs
ordonnances que, soit fatigue, soit ennui, le Roi avait
signées sans répondre un mot à ce que ce ministre avait
pu lui débiter sur leur objet, c'est-à-dire sans examen;
mais, en plaçant devant lui la dernière pièce, qui de sa
nature sans doute était plus délicate et plus grave que
les autres, le général crut devoir dire : « Sire, il est im-
possible d'être à la fois plus touché, plus glorieux que
je ne le suis de la confiance dont Votre Majesté daigne
m'honorer; cependant, relativement à cette affaire, son
UN MOT DE LOUIS XVIII. 235
importance semble me faire un devoir de la signaler aux
lumières et à la haute sagesse du Roi. — Vous oubliez,
répondit le monarque, qui peut-être voulait que cette
ordonnance, œuvre de la Camarilla, fût promulguée sans
qu'il eût à s'expliquer sur elle, vous oubliez que ma si-
gnature est de forme, et que dans un gouvernement re-
présentatif votre contreseing implique seul responsa-
bilité. Il ne s'agit donc pas ici de confiance; il ne s'agit
que de votre tête qui répond de votre signature. » Puis,
sans vouloir en entendre davantage, le Roi signa.
Et pour ne pas quitter sans épuiser les souvenirs
qu'ils me rappellent, les salons des Tuileries auxquels
je n'aurai peut-être pas l'occasion de revenir, je placerai
ici quelques faits qui ne se réfèrent pas comme date à
l'époque où j'en suis arrivé de mon récit, mais qui s'y
rattachent par la manière d'être, le ton des êtres et des
choses qui ne changèrent pas de la première à la se-
conde Restauration.
Sur une des banquettes de ce salon de la Paix (le se-
cond après la salle des Maréchaux), en face des tabou-
rets et de deux fauteuils sur lesquels personne ne s'as-
seyait et qui composaient l'ameublement, le général
Fournier me racontait un jour que, dans une audience
particulière qu'il avait obtenue du Roi, il lui avait dit :
c Sire, quand Dieu accorde à la terre des pluies ou de
c la rosée, ses bienfaits se répandent sur des contrées
€ entières, et chacun en a sa part, parce qu'il n'est pas
t un point que le nuage n'arrose dans sa marche fécon-
€ dante. Votre Majesté, qui est l'image de la divinité sur
t la terre, ne pourrait-elle pas répartir ses grâces comme
t Dieu répand la rosée? Permettez-moi de le dire. Sire,
c le zèle des uns ne se ralentirait pas par la conviction
c que la faveur leur suffit, et le dévouement des autres
< serait stimulé par l'espoir d'y avoir part un jour.
236 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIKBAULT.
€ J'ignore jusqu'à quel point je peux me tromper, mais
« il me semble, Sire, que le service de Votre Majesté y
c gagnerait en raison de l'émulation qu'Ëlle exciterait,
< et que l'amour que l'on a pour Elle s'augmenterait par
c la reconnaissance d'un plus grand nombre de ses su-
€ jets. » — « Eh bien, dis-je à Fournier, quelle a été, pour
prix de cette belle comparaison, votre ration de rosée
ou de pluie? — Tout juste, me répondit-il, en faisant
retentir la salle de son rire éclatant, de quoi faire mou-
rir de soif quiconque n'aurait eu qu'elles pour se désal-
térer. »
Cette confidence, qui m'amusa plus peut-être qu'elle
ne me persuada, était à peine achevée quand Pamphiie
Lacroix entra en habit de gentilhomme de la chambre
et d'un air assez empesé : < Quelle bête solennelle! »
s'écria Fournier en l'apercevant; mais son éclat de voix
joyeux, sa figure goguenarde changèrent brusquement,
et, grâce à la mobilité et à la violence de ses impressions,
il se trouva furieux ; t Quelle duperie, reprit-il, pour
nous qui nous sommes contentés de chercher le bon-
heur dans notre carrière des armes, de toutes la plus
chanceuse, la plus ingrate, celle qui paye par le plus de
mécomptes et d'humiliations tout ce qu'on espérait de
gloire, de prospérité et de fortune! J'étais hier chez
mon tailleur. Il y a vingt ans que je l'avais trouvé assis
en X et raccommodant une culotte sur son établi; au-
jourd'hui il me reçoit dans un appartement somptueux;
il a équipage, château près Paris, cent mille francs de
rente, et pourrait avoir l'insolence de m'inviter à un
dîner que je ne pourrais pas lui rendre. Et pourtant a-t-il
cinquante fois risqué sa vie? A-t-il perdu bras ou
jambes? A-t-il couché sur la terre ou dans la neige?
S'est-il exténué de fatigue? A-t-il couru la chance de
toutes les maladies, de toutes les infirmités anticipées?
LE TAILLEUR DU GENERAL FOURNIER. £31
A-t-il sacrifié aux devoirs les plus durs, à une subordi-
nation tyrannique, ses goûts, ses plaisirs, ses affections,
et jusqu'à ses intérêts? Chargé d'une responsabilité ef-
frayante, a-t-il joué sur cent cartes son honneur et sa
réputation ? £t, en travaillant à la défense et à la gloire
de son pays, a-t-il subi la torture de vexations et d'in-
justices sans nombre? Non certes; s'il a travaillé le jour
et pour lui seul, il s'est reposé la nuit; maître de ses
actions, bien gîté, il a fini par gagner avec l'argent la
considération qui s'y rattache, tandis que nous, pour
salaire de vingt-cinq ans de services atroces, de tant de
dévouement et d'abnégation, de services indispensables
au salut de tous, d'une vie qu'on serait révolté de voir
imposée à des galériens, nous ne nous sommes élevés
et rapprochés des grands quepour souffrir de leur éleva*
tion arbitraire, deleur jactance, et pour sentir notre abais-
sement; et ce que nous gagnerons à leur fréquentation,
c'est qu'ils nous laissent arriver à la vieillesse dans la
misère (ceci ne pouvait être vrai pour lui) et à l'oubli.
Et vous croyez que nous n'aurions pas eu la capacité
d'un tailleur , qu'en employant de nuit et de jour toutes
DOS facultés à faire fructifier une industrie, nous en
serions à espérer six mille francs de revenu qui ne re-
posent encore que sur nos têtes ? Mais nous nous som-
mes laissé enivrer de fumée et, de tous les métiers,
nous avons pris le plus trompeur. Aussi je ne cache mon
humeur et mon dépit à personne; il y a trois jours
que je disais au ministre de la guerre : c II n'est pas un
c des généraux de l'ancienne armée qui ne représente
ff dix-huit cents hommes, tous morts pour frayer la
c route ; de tels débris sont respectables, et laisser finir
c misérablement des hommes dont les noms sont in-
f scrits sur des monuments impérissables, est un attentat
c qui flétrira tous ceux à qui on pourra l'imputer. >
238 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
Ce Fournier, qui sans cesse gâta son avenir par le
présent, comme il avait gâté le présent par le passé ;
qui toute sa vie abusa de sa santé, de son esprit, de son
courage, de tout enfin, excepté des quarante mille francs
de rente que son père lui avait laissés; qui, dans les
camps et dans les bivouacs., eut toujours la tenue la plus
recherchée, les uniformes les mieux faits, comme il
avait les plus belles armes, les meilleurs chevaux ; qpii
même devant l'ennemi sut allier les austérités du soldat
aux sensualités du sybarite (i); qui, à partie scandale de
sa conduite, de ses principes, de ses mœurs, joignit à
une gaieté bruyante, à beaucoup de saillies, une trans-
cendance réelle, de bonnes études, des connaissances
variées; cet homme qui, destiné par son père au bar-
reau, avait continué par goût ses études de droit et était
devenu notre premier jurisconsulte militaire, qui enfin
complétait ces avantages par une élocution facile, ner-
veuse et brillante ; cet homme si dangereux à fréquen-
(1) Il m'avait parlé de jo ne sais quel ouvrage qu'il se proposait
de publier ; il désirait m'en faire la lecture, et, comme je ne voulais
pas le recevoir chez moi, je convins que pour cette communication
je me rendrais chez lui. Il était près d'une heure de l'après-midi
lorsque j'arrivai ; il n'était pas levé, et, couché sur un lit de forme
antique, il m'apparut ayant sur sa tête un cachemire roulé à la
manière des Orientaux et un magnifique cachemire sur les épaules,
puis la chemise ouverte, découvrant sa poitrine et des formes athlé-
tiques ; bref, sa figure pleine et colorée, non moios sagace qu'en-
jouée, achevait de faire de ce tout un tableau qui, sans la mauvaise
expression des yeux, aurait été désirable. « Et À l'heure qu'il est,
m'écriai-je, on peut surprendre au lit l'ex-premier colonel des hus-
sards de France ? — Mon général, me répondit-il, en riant comme
un enfant, rien n'est plus désordonné que ma vie. Il n'est pas d'in-
tempérances auxquelles je ne sois livré. > £t à. la suite de je ne sais
quels aveux ou jactances, il ajouta, en riant toujours plus fort : « II
n'y a pas longtemps que je suis seul, et vous auriez pu me trouver
en joyeuse compagnie; car je pourrais parier que, de la place
Louis XV à la place Royale, il n'existe pas une fille que je n'aie
rhonneur de connaître. »
MANIÈRE DE COMPOSER UN DISCOURS. 239
ter, si diabolique à commander, était parfois bien amu-
sant à rencontrer, et je me rappelle notamment une
autre circonstance où il mit en scène Donnadieu. U
s'agissait d'un discours que celui-ci venait de pronon-
cer à la Chambre des députés, et, sur les éloges que ce
discours provoquait, Fournier s'écria en riant : c Voilà
un succès qui, sans me compter, flattera bien des pères. >
Ces mots demandaient un commentaire; Fournier ne le
fit pas attendre; il grillait de le donner, et c'est ainsi
que j'appris comment Donnadieu composait tout ce qu'il
a débité et publié.
Soit qu'il imaginât le sujet d'un discours, ce qui n'était
pas impossible, ce Donnadieu ne manquant pas d'une
certaine capacité, soit qu'il ne fît que l'adopter, mais du
moment où il avait résolu de monter à la tribune de la
Chambre des députés dont il était parvenu à se faire
nommer membre, il allait dans les maisons où il savait
rencontrer des hommes de mérite et auxquels le sujet
dont il s'occupait était familier; il les prenait à part et
entamait avec eux des discussions qui lui fournissaient
des matériaux dont il prenait note et qu'avec d'autres
personnes il vérifiait et complétait en suivant la même
marche; puis, sa moisson faite, il rentrait chez lui et bro-
chait son travail. Le premier brouillon terminé, et pour
le discours dont il s'agissait, il était venu trouver
Fournier, et, après l'avoir initié à son but, il lui avait
dit : « Tenez, voilà le résultat d'un premier jet, faites-
moi le plaisir de lire cela; vous êtes un homme d'in-
spiration, et certainement cette lecture vous fournira
quelques idées saillantes, quelques mouvements ora-
toires; vous m'obligerez de les intercaler dans cette
minute. > Et là-dessus, mons Fournier se hâta de
nous citer les passages qu'il pouvait revendiquer par
propriété d'auteur, c Mais, ajouta-t-il,Donnadieunes'en
240 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
tint pas là et, de chez moi, il courut chez... (peu importe
le nom que j'ai oublié), et à celui-là il dit quelque chose
approchant à ceci : « Vous savez le tribut que je paye
c à votre supériorité, et c'est à titre d'hommage que
c je vais vous soumettre une ébauche ; le motif auquel
c je cède excusera ma démarche. Soyez donc assez bon
c pour lire ce discours et pour concourir à le rendre
c digne du sujet et du fait d'avoir occupé un homme tel
< que vous. > Cette troisième récolte faite, il alla chez
un des députés de son bord les plus marquants, et son
thème fut : < Soldat pendant toute ma vie, il s'en faut
c que je sois orateur. J'ai du zèle, mais je manque sur-
c tout de cette habitude parlementaire sans laquelle on
ff peut gâter tout l'effet qu'on se proposait de produire;
c personne à cet égard n'a plus de tact et d'acquit que
I vous, et personne également n'est plus capable de
c corriger les gaucheries ou les lacunes que j'ai pu lais-
c ser. Vous me constitueriez donc une grande obliga-
c tion, de môme que vous serviriez utilement une cause
c qui nous est commune, si vous vouliez bien reprendre
c ce discours et l'arranger comme si vous aviez à le
«c prononcer. > Enfin, sa quatrième transcription faite,
il se présenta chez M. de Chateaubriand; après s'être
extasié sur la puissance irrésistible de l'éloquence du
plus grand écrivain moderne, il lui témoigna combien il
serait fier et certain du succès si un si noble esprit dai-
gnait faire disparaître les aspérités de son style, mettre
de l'harmonie dans son discours et l'enrichir de quelques
mots échappés à sa plume. £t il obtint encore cette
coopération. Et c'est ainsi, continua à nous dire Four-
nier, que ce général était arrivé a la tribune, ayant
obtenu gratis ce que l'abbé Cottin était assez sot pour
payer; c'est ainsi qu'il était l'auteur de son fameux dis-
cours, comme la reine Hortense l'était des romances
CANUEL ET DONNADIEU. 241
dont Forbin faisait les paroles, Plantade le chant et Car*
bonnel l'accompagnement. >
La première fois que je vis Donnadieu et Canuel
aux Tuileries, je crus à une vision. Ils étaient trop anar-
chistes tous deux pour mettre les pieds chez l'Empereur,
que Donnadieu était d'ailleurs connu pour avoir voulu
poignarder; c'est cette jactance qui, l'ayant fait condam-
ner à un exil, devint le principe de sa faveur auprès des
Bourbons. On avait donc cessé de voir ces deux hommes,
ou pour mieux dire ces deux frères et amis, au Château
comme à l'armée; et comment comprendre d'après
cela que le Roi et sa famille pussent porter l'impudeur
au point de les recevoir, eux et Despinoy qui complé-
tait une trinité fort peu considérée? Et en effet Despinoy,
qui en 1815 et 1816 devait contribuer à faire à Paris
tant d'autres victimes dans des catégories différentes,
m'apparaissait toujours exigeant la mort de trois cents
malheureux émigrés, pris à Figueira, et qui, sans lui,
eussent été sauvés ; il m'apparaissait chassé de l'armée
d'Italie par le général Bonaparte, en ces termes consi-
gnés au Moniteur : c Je savais que vous étiez un lâche^
mais je ne savais pas que vous fussiez un voleur I >
Canuel s'offrait à ma vue faisant fusiller en sa présence
toutes les victimes de Quiberon et portant à son chapeau,
et comme cocarde, des oreilles de Vendéen (1). Quant
(1) Je le revoyais encore terroriste forcené et présidant la société
populaire de la Rochelle ou de Lorient, quand un capitaine du
génie fut traduit au club révolutionnaire de la ville, pour avoir
exécuté je ne sais plus quel ordre émané de son chef direct. C'était
donc une affaire do pure discipline; mais qu'est-ce qu'on ne par-»
venait pas à dénaturer dans ces temps effroyables et avec des
hommes comme Canuel? Canuel fat en effet chargé de l'interro^*
gatoire public du malheureux, et, en dépit de sa frénésie, ne sa^
chant que répliquer à cette réponse si simple : « J'ai obéi à mon chef
parce que j'étais sous ses ordres », cet énergumène s'écria : « Vous
Y. 16
242 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIBBAULT.
à Donnadieu, digne de servir de pendant à ces singuliers
favoris des Bourbons, jamais mes regards ne se por-
taient sur sa figure satanique sans croire y lire le récit
que me fit Monthion àson sujet. En 1793, Monthion était
l'aide de camp du général Turreau, et Donnadieu se
trouvait sous ses ordres. Informé qu'un gentilhomme
des environs réalisait tout ce qu'il possédait pour émi-
grer, ce Donnadieu, queZozottetrouvaitsimalDommé(i),
fit guetter et guetta ce gentilhomme qui partait vers le
soir afin de gagner huit ou dix lieues avant qu'on sût sa
disparition , et seul pour ne pas donner Téveil, et à che-
val afin de ne pas prendre une voiture publique aussi
près du pays où il pourrait être reconnu; puis le futur
vicomte Donnadieu courut l'attendre au coin d'un bois,
Vy surprit à la nuit tombante, le tua et revint chargé
d'une tirelire qui, en or, contenait une somme consi-
dérable (2).
Je le répète, trouver de tels exécuteurs rayonnants
de joie et d'orgueil à la Cour de Louis XVIII était par
trop extraordinaire; ce fut bien pis quand, au gré de
leurs spéculations, ils devinrent les objets d'une bien-
veillance qu'on ne modérait plus, quand les princes
allèrent à eux et leur prirent les mains, alors que ces
mêmes princes reculaient devant nous; quand la du-
chesse d'Angoulôme leur sourit en fronçant le sourcil à
notre aspect, quand le Roi, qui nous déniait tout, leur
prodiguait titres, cordons» crachats, emplois, argent (3),
Fentendez, citoyens, il obéirait à un roi. > Préval possède la copia
du procès-verbal de cette séance.
(1) II est comique, disait-elle, d'entendre appeler « Donnadieu »
un homme que tout le monde « donne au diable ».
(2) Et au rclour, il poussa Tinfamie jusqu'à se vanter de son haut
fait, qu'il taxait de justice révolutionnaire, et Monthion, qui avait
été présent à ses confidences, en était encore indigné en me les
rapportant.
(3) Le désordre et l'abus de ces distributions furent surtout sen-
« DONNADIEU, DONNE AU DIABLE. > 243
et adoptait ostensiblement ces anathématisés de l'opi-
nion publique, couverts du sang de ses plus dévoués
serviteurs; quand il les préférait à des généraux, peu
propres, il est vrai, à se faire les instruments de san-
guinaires représailles, mais tous prêts à servir loyale-
ment des princes qui auraient voulu le bonheur et
rhonneur de la France. Et tout cela pour faire des
apostats; car en 1830 ce Donnadieu, qui commandait à
Tours, commença par se cacher, puis se montra por-
tant à son chapeau une cocarde tricolore grande comme
une assiette; il se rendit ensuite à Paris pour y protester
de 80D dévouement et y obtenir du service, et ne rede-
vint royaliste comme il était redevenu libéral, comme
il serait redevenu septembriseur, que parce qu'il fut
repoussé et même destitué; décision dont au surplus il
parvint à rappeler. D'ailleurs, s'il est vrai que rien ne
peint mieux un caractère qu'une anecdote, on peut citer
celle-ci qui résume d'une manière assez significative la
valeur des opinions de ce Donnadieu. C'était en 1826, à
Bibles au début de la Restauration ; mais peu à peu la Camarilla se
1^ réserva» s*en fit une sorte de privilège ; elle ne supporta plus
sans impaUeace de voir des gr&ces accordées en dehors d'elle; et
ceci me rappelle deux faits dont je fus témoin relativement au cor-
don bleu.
Le jour où M. Laine reçut de Charles X le cordon bleu, le duc de
Ouras était furieux et répétait dans la cathédrale de Reims : « Le
cordon à un bâtard...! à un homme sans nom, à lui... t à un homme
né esclave...! » On sait que M. Laine, fils d'un blanc et d'une quar-
teronne, était né et mourut bâtard. Jamais son père n'avait voulu
lui donner son nom, ni â son frère putné, d'où il résulta que l'on
nomma le premier -né l'ainé, transformé en Laine, et le second
Cadet.
Second fait : Reille fut un des deux seuls lieutenants généraux de
la Révolution gratifiés du cordon bleu par Charles X (Louis XVUI
n'en avait gratifié aucun) ; or ce fut au bal que le duc d'Orléans
donna au roi de Naples en 1830, que Reille porta pour la première
fois son cordon bleu. Je me promenais avec lui sur les nouvelles
galeries, lorsque nous rencontrâmes le duc de Fitz-James, qui, en
Ué MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
Tours; Mme Donnadieu et Mme Salaberry, se trouvant
dans un salon tierce et s'y vantant de leurs maris, en
vinrent à disputer sur l'attitude de ceux-ci à la Chambre
et leur mérite comme députés, c Au reste , dit la pre-
mière, si votre mari ouvre la bouche à la Chambre,
tout le monde sait que c'est parce qu'il est payé pour
parler. — Et si le vôtre ne parle pas, reprit la se-
conde, c'est qu'il est payé pour se taire. > Quoi qu'il en
soit, ces palinodies de conscience, ces brusques chan-
gements de masques, cette effronterie à jouer sans inter-
médiaire les rôles les plus opposés, s'ils ne peuvent
jamais manquer d'exciter l'indignation, révoltaient aux
premiers moments de la Restauration, car aucun anté-
cédent n'avait pu y préparer. Constitué sous la bannière
de la Révolution , fondé par des hommes en possession
des premiers emplois publics, l'Empire, qui n'avait ré-
pudié aucun des souvenirs nationaux, aucun des titres
précédemment acquis, avait continué l'ancienne gloire,
y ajoutant des palmes à jamais resplendissentes et corn*
pensant, par une égalité garantie, la perte d'une liberté
dont on avait d'ailleurs abusé d'une manière atroce. Les
Bourbons, au contraire, n'eurent pas la sagesse de com-
jouant la surprise et tout en affectant un plaisir auquel il aurait
été bien fâché que Ton crût, s'écria en promenant ses regards du
cordon à la figure de RelUe et de la figure au cordon : « Mon
cher général, c'est très bien, très bien; cela vous va à merveille »,
et il riait en s'efforçant de donner un double sens à son rire. Reille
fut décontenancé, et moi guère moins vexé qu'il ne l'était; maïs
j'étais vexé surtout du degré dont il manqua de présence d'esprit;
car le duc de Fitz-James était en habit de lieutenant général, et la
réponse toute simple était celle-ci : « Ma foi, mon cher duc, pres-
que aussi bien que cet habit vous va; car vraiment il vous va à
ravir... on le dirait fait pour vous. » Et la riposte était d'autant
plus légitime que Reille était un de ceux qui devaient le moins
offusquer la susceptibilité des ultras, surtout après que l'on eut
donné le cordon bleu à des petits bourgeois comme Laine et Cor^
bières, à des fils de paysans comme VUlèle et Roy.
L'HABIT DU MARECHAL LEFEBVJRE. 246
prendre que la cocarde tricolore (que d'ailleurs, aussi
bien que Louis XVI, ils avaient tous portée) leur était
aussi nécessaire que la messe le fut à Henri IV ; ils débu*
tèrent par proscrire les couleurs nationales, alors qu'ils
devaient s'en servir pour rallier la France à eux, et ne
fût-ce même que pour ne pas laisser à leurs ennemis ce
terrible signe de ralliement; ils ouvrirent les digues au
débordement de l'Émigration et laissèrent ce déborde*
ment anéantir les droits les plus noblement acquis aux
fonctions publiques et à l'égalité, ce dernier refuge laissé
aux Français.
C'était donc un fort triste spectacle que celui de tous
ces chamarrés qui n'avaient guère de titres à tant de
broderies que des condamnations sous les précédents
régimes. De tous ces porteurs d'habits si magnifiques,
combien auraient pu le justifier, comme le fit pour le
sien le maréchal Lefebvre? Cet ancien sergent des gardes
françaises, qui, ainsi que sa femme, et sans parler de
sa vaillance et de son aptitude à la guerre, avait origi-
nalisé en saillies tout ce qui lui manquait en éducation
comme en instruction, et qui, quoique maréchal de
France, ne cessa jamais d'être un sous-officier, se rendit
un jour aux Tuileries avec un uniforme tout neuf, res-
plendissant de broderies. Je ne sais quel fat voulut le
persifler sur cette magnificence et s'évertua en excla-
mations sur la beauté de l'habit. Le maréchal, le devi-
nant, l'arrêta aux premiers mots par cette réponse :
c Vous avez raison, monsieur, mon habit est superbe;
mais il y a vingt-cinq ans qu'il est commencé, et il n'y a
pas longtemps qu'il est fini, i '
Ce vieux maréchal, ce soldat que les honneurs, la
fortune et le rang, que la gloire même n'avaient façonné
en rien, passait à cause de cela pour un sot, et l'on con-
naît cette boutade qui n'a peut-être rien d'historique,
246 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
mais qui mérite d'être rapportée parce qu'elle carac-
térise assez bien les personnes. On observait à Rapp
qu'avec son air pataud et son ton rustre (1) il avait autant
de tact et de finesse qu'un autre, c II y a un homme qui en
aura toujours davantage. — Qui donc? — Le maréchal
Lefebvre f — Bah ! — Oui, il a Tair encore plus bête que
moi. > Ce qui veut dire qu'avec un fond d'ignorance, une
absence de culture, un manque réel d'ouverture sur
bien des choses, le maréchal pouvait souvent avoir un
air de simplicité ou de bêtise; mais il n'en savait pas
moins se servir, et avec force, de ce bon sens d'origine
qu'il traduisait parfois en phrases ou en répliques éner-
giques, et que sa femme complétait par de la présence
d'esprit. On sait la réponse de la maréchale à Napoléon
qui, un jour qu'elle avait beaucoup de diamants, lui
dit : < Vous êtes bien belle, aujourd'hui, madame la
maréchale. — Que Votre Majesté est grande, Sire ! » répli-
qua-t-elle. Et, pour revenir à 1814, c'est cette même ma-
réchale qui répondait à une marquise lui demandant
pourquoi elle n'allait plus aux Tuileries : c Pourquoi ?
Mais j'y allais quand c'était chez nous. Maintenant que
c'est chez eux, je n'y serais plus chez moi. «Quant
au maréchal, il substituait à l'esprit de franches bou-
tades. Il avait à dîner un flatteur qui, affectant de s'ex-
tasier sur tout, avait débuté par : c Ah ) monsieur le
maréchal, quels beaux meubles, quel bel appartement t »
A table : « Quel riche couvert, quelle bonne chère f » et
pendantlecafé :t Quellesbelles tasses..., etc. —Sacrediét»
lui dit le maréchal, que ces exclamations commençaient
(1) J'ai déjà cité quelques-unes do ces bévues; j'ajoute celle-ci
qui date du temps dont je vais bientôt parler. Dans les Cent-jours
il se présenta à Napoléon avec la croix do Sainl-Louis et celle du
Lys, dont il était très fier depuis que le duc de Berry l'avait invité
à déjeuner. De la part de tout autre, c'eût été de l'insolence ; de sa
part, ce n'était que du Rapp.
L'ESPRIT DU MARÉCHAL LEFEBVRE. 247
à agacer, « il paraît que tout cela vous conviendrait fort.
— Franchement, je serais fort heureux d'en être le
possesseur. ^ Eh bien, il ne tient qu'à vous de l'avoir
pour la cinquantième partie de ce que cela me coûte.
Allez vous mettre de Tautre côté de ma cour; je vous
tirerai deux cents coups de fusil, et si après cela vous
vivez encore, tout ce que vous admirez sera à vous. — ^
A ce prix, grand merci, répliqua le quidam. — En ce
cas, ajouta le maréchal, cessez d'envier ce que vous
n'êtes pas capable de gagner et ce qui est le prix de dix
mille coups de fusil qui m'ont été tirés, et de plus près
que je ne vous les tirerais. >
£t cependant, malgré le soi-disant mot de Rapp et
ses apparences de vérité, l'ancien troupier, qui n'avait
jamais cessé d'exister sous l'uniforme du maréchal,
avait acquis un certain tact de cour, et j'en ai eu l'assu-
rance par un fait dont je fus témoin. Une gelée venait
de causer en France de grands ravages; or, entrant
chez le Dauphin en même temps que moi, le maréchal
avait répondu à quelqu'un qui lui demandait si ses
vignes et ses bois avaient souffert : c Cette gelée m'a fait
un mal horrible, i J'avais entendu sa réponse, et je fus
assez surpris, en arrivant immédiatement derrière le
maréchal devant le prince, d'entendre entre eux ce col«
loque : t De quand êtes-vous revenu de votre terre? —
D'hier soir, monseigneur. — La gelée a-t-elle fait beau-
coup de mal dans vos cantons? — Aucun, monseigneur, i
Le maréchal était donc assez courtisan pour savoir
qu'avec les grands il ne faut jamais rattacher à son
propre souvenir le souvenir d'une circonstance pénible
ou même simplement fâcheuse; et le vieux maréchal,
qui, à vrai dire, s'est un peu vautré aux dernières
années de sa vie, avait cependant assez de jugement
pour finir assez convenablement.
'
248 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBaULT.
Il n'en fut pas de môme du général Junot. A celte
époque où disparaissaient tant d'hommes et de choses,
la fin d'un homme comptait peu; mais personnellement
j'avais éprouvé la peine la plus vive en apprenant, lors
de mon retour à Paris, la manière déplorable dont le
duc d'Abrantès avait terminé une existence des plus
brillantes et des plus fugitives, une existence où ia
plus grande faveur s'était mêlée à la plus dure disgrâce;
duc infortuné, dont le dévouement du cœur fut sacrifié
aux travers de l'esprit. L'Empereur, qui en était idolâtré,
devait assez le connaître pour savoir qu'il ne devait
jamais l'abandonner à lui-môme; car, un héros près du
maître, Junot était, loin de celui-ci, incapable de se con-
duire, à plus forte raison de conduire les autres, et, mal-
heureuse victime de Savary, il fut poussé à la folie par
le désespoir. La duchesse d'Abrantès parle dans ses
Mémoires de cette horrible fin, mais elle en omet les dé-
tails douloureux et elle ne raconte pas comment la folie
du duc se déclara. Le fait est assez extraordinaire pour
être rapporté.
Par suite du bulletin du 23 août 1812, de ce bulletin
qui fut pour ce pauvre duc d'Abrantès un arrêt de mort,
sa santé l'avait forcé de quitter l'armée active, et, pour
l'éloigner, parce qu'on ne pouvait cesser de l'employer,
on l'avait nommé gouverneur général des provinces
illyriennes. Là, au milieu des tortures morales qui
étaient pour lui une agonie, tortures que la force de sa
constitution et son imagination ardente ne pouvaient
manquer de rendre atroces, il résolut de donner un
grand bal, dans le but de faire prendre le change non
seulement sur sa situation personnelle, mais encore sur
l'état des affaires de l'Empereur. Il invita donc tout ce
que Raguse et les environs avaient de plus distingué,
et près de quatre cents personnes se trouvèrent réunies
LA FOLIE DE JUNOT. 249
dans ses salons. Tout était prêt pour la fête, tout,
excepté le gouverneur général, dont personne ne com-
prenait Tabsence. Enfin, après une heure d'attente, les
deux battants de l'appartement intérieur s'ouvrent, et
que voit-on?... Le duc d'Abrantès, ayant des escarpins
du dernier luisant, un ceinturon soutenant son épée,
ses crochets suspendus à son cou par des cordonnets,
tous les grands cordons sur l'épaule, les cheveux bou-
clés avec le plus grand soin, son chapeau à plumet
blanc sous le bras, des gants blancs à ses mains, et, à
cela près, nu comme un ver. On comprend la surprise,
les cris, la fuite de toutes les dames, le départ même des
hommes courant après les dames, se précipitant à tra-
vers les escaliers, et comment les salons furent à l'in-
stant déserts. Ce fait, transmis au vice-roi d'Italie, fit
aussitôt donner au duc d'Abrantès l'ordre de se rendre
'à Milan. On parvint à lui faire exécuter cet ordre, et il
était à peine à Milan qu'il fit mettre six chevaux à sa
plus belle calèche, et, en grand uniforme, décoré de tous
ses ordres, l'épée au côté, le chapeau sur la tète, ganté
et éperonné, il se plaça sur le siège et se mit ainsi à
courir tout Milan, faisant monter dans sa calèche les
filles publiques qu'il rencontra et auxquelles il servit de
cocher.
Depuis ce moment, sa terrible maladie s'aggrava de
plus en plus; on en connaît les dernières phases. Ce ne
fut pourtant qu'une anticipation sur un état que les dé-
sastres de l'Empereur ne pouvaient manquer de pro-
duire. Le général Junot n'était pas homme à survivre à
la chute d'un homme en qui il adora son assassin,
comme il avait adoré en ce même homme son bienfai-
teur; son fanatisme n'avait fait que s'exalter en dépit
des cruautés qui avaient brisé son âme et sa raison, et
sa vie se serait abîmée sous les débris du trône impérial.
250 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIEBAULT.
Et, si l'on veut porter un dernier jugement sur lui, on
peut dire que ses torts, ses fautes, ses folies et jusqu'à
sa folie proviennent d'un manque de caractère. Il n'y eut
jamais en lui un homme, mais un enfant ne pouvant
supporter ni la fortune ni la disgrâce, pouvant vieillir,
mais non grandir; en somme, un être bon, mais faible,
fantasque et susceptible de toutes les exaltations, ne
sachant tirer parti ni de son instruction ni de sa capa-
cité, et ayant en impulsion, en fougue, tout ce qui lui
manquait en véritable force et en énergie, c'est-à-dire
en sagesse; un être enfin qu'on peut louer sans être
partial, qu'on ne peut condamner sans être injuste et
qui, en s'imposant parfois à l'admiration, ne méritait pas
moins d'être plaint que d'être aimé. Dès lors, et chaque
fois que j'y revenais, l'hôtel d'Abrantès me faisait l'effet
d'un tombeau auquel il ne manquait qu'un cercueil..
J'eus cependant l'honneur d'y revoir la duchesse, et,
malgré la bonté accoutumée avec laquelle elle me reçut,
je n'y allais jamais sans un serrement de cœur.
Mais une trop longue digression m'a éloigné de mon
sujet, c'est-à-dire de la revue de la maison royale etdes
Princes que la première Restauration avait fait rentrer à
Paris, et j'y reviens pour parler d'un prince qui, au
milieu des grimaces et des vilenies de la Cour, avait su
garder sa dignité et commander l'estime. Pendant que
Louis XVIII, conspirateur-né contre tout ce qui portait
ombragea son désir de régner (1), pendant que le comte
d'Artois, digne père de ce duc d'Angoulême fils dégé-
néré, pendant que la duchesse d'Angoulême l'impla-
(1) En 1787, il conspire contre les enfants de la reine de France
qu'il essaye défaire déclarer adultérins; en 1790, contre Louis XVI,
qu'il veut remplacer même de son vivant; il conspire contre la
France, d'abord sourdement à l'aide de Favras, puis de Robespierre,
bientôt ouvertement comme chef de l'Émigration et comme auxi-
liaire de l'Europe coalisée.
LE DUC D'ORLEANS. 251
cable fille de Marie-Antoinette (1), pendant que le |duc
de Berry marqué du signe des rustres par son origine,
pendant que les Bourbons, que les princes de Condé
même s'évertuaient à trouver les moyens d'exécuter les
projets liberticides qu'ils n'avaient pu réaliser plus tôt
avec le fer de l'étranger, en contraste à ce délire de ven-
geance et de baine, le duc d'Orléans formait une excep-
tion constatée par l'opinion publique qui lui en savait gré.
D'ailleurs, son passé, dont sa présence réveillait le sou-
venir, lui comptait comme un titre à Tapologie. Et de
fait, quand en 1793 il avait dû abandonner la France, il
avait déjà combattu sous ses drapeaux avec autant de
succès que de vaillance et, en peu de mois, dans quatorze
combats, un siège et des batailles marquées par plu-
sieurs actions d'éclat; il n'avait pas encore accompli
sa- vingtième année. Sorti de France, il avait refusé de
ceindre à nouveau une épée dont il ne pouvait plus se
servir que contre son pays, alors que, dans ce pays et
pour prix de ses services, son arrêt de mort était décrété;
la mort de son père y devenait imminente; ses frères y
contractaient dans les cacbots des maladies, auxquelles
aucun d'euxne devait écbapper ; sa famille entière en était
bannie et ses immenses biens confisqués. Proscrit,
abandonné, errant, pauvre et seul, avec ses douleurs et
ses pensées, forcé même de cacher et son nom et son
(1) Et du duc de Goigny. Le marquis d'Angosse, gendre de ce duc,
me parlant un jour de cette paternité dont il avait dix raisons
pour ne pas douter, me dit notamment que, pendant le temps
qu'il avait passé à Lisbonne auprès de son beau-père, ce dernier
dans un moment d'expausion lui avait montré une bague, relique
des reliques, qui contenait sous un cristal transparent un petit
fouillis rouss&tre formé des cheveux de cette reine, qui avait été
8a« gioja», sans doute à un titre plus effectif qu'elle n'avait été
ceUe de son mari. On sait que ce petit nom d'amour, emprunté au
vocabulaire galant de l'Italie, était celui que Louis XYI aimait à
donner à sa femme.
252 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
rang, pour ne pas être expulsé de cette Suisse où sa
sœur est réfugiée, pour échapper à l'acharnement des
émigrés, il subit son sort avec une résignation stoTque,
et, quand les autres princes de sa race exaltent leur
orgueil tout en tendant la main aux aumônes de Tétran-
ger, il use de ses dernières ressources pour ajouter à
son instruction par de nouvelles études, par des voyages
et des fonctions qu'avant lui aucun premier prince du
sang n'avait eu ni le courage, ni les moyens d'occuper.
Ainsi, et pour citer quelques faits de sa vie aventureuse,
il arrive un;soir épuisé de fatigue devant le couvent des
moines de Saint-Gothard; il sonne, une fenêtre s'ouvre,
un moine apparaît; il demande asile pour la nuit; mais,
à la vue des vêtements de ce jeune homme, réduit à
voyager à pied, le moine referme la fenêtre en criant :
c Passez, on ne reçoit pas ici des gens de votre sorte (!)• >
Son argent épuisé, ses besoins devenant impérieux, il ne
lui reste dans sa détresse qu'un diamant; il le propose à
un joaillier; mais le contraste résultant de la valeur de
cette pierre et de la situation du possesseur le fait arrê-
ter (2); enfin, et pour mieux se cacher, pour vivre aussi,
il se fait recevoir, après examen, professeur de mathé-
matiques et d'astronomie au collège de Reichenau, et,
avec une haute distinction, il y occupe cette chaire
pendant huit mois; puis commence une série de voyages
qui, de l'extrémité de la Laponie, du cap Nord, situé
à dix-huit degrés du pôle, le conduisent par l'He d'Ëlbe
à la chute du Niagara , chez les sauvages Chirokis et
dans le désert des Six-Nations, et, durant des années, le
promènent encore de l'Amérique à la Havane, de l'Angle-
(1) C'est le duc d'Orléans lui-môme qui, un soir à Neuilly, m'ayant
conduit devant un petit tableau consacrant cette anecdote, me
la conta.
(2) C'est encore au duc que je dois de savoir ce trait.
L'ODYSSEE DU DUC D'ORLÉANS. 258
terre en Sicile et de Sicile en Angleterre et en Espagne ;
ces voyages lui permettent d'amasser une foule d'obser-
vations et de souvenirs, nouveaux trésors pour son
inconcevable mémoire (1), et font incontestablement de
lui l'homme du monde que le malbeur a le plus accom-
pli.
Au milieu de la tourmente d'une vie à ce point boule-
versée, il n'en songe pas moins aux siens, à sa sœur
sur laquelle il veille, que d'abord il tire du couvent de
Sainte-Claire à Bremgarten, où elle avait été placée
avec Mme de Genlis; qu'il confie à Mme la princesse de
Conti,^sa tante, et qu'il rend enfin à madame sa mère. Ce
fut même par respect pour les intentions de cette mère,
dont il rappelle les vertus, qu'il quitta momentanément
l'Europe. Réuni aux princes, ses frères, il ne les aban-
donne plus et les soigne jusqu'à leur mort, de même
qu'il contracte dans le malbeur des amitiés dont plus
tard son rang ne brisera pas les liens (2). Enfin, après
les plus terribles orages, il trouve un asile et, en 1809,
le bonheur à la Cour et dans la famille du roi de Naples ;
c'est de Palerme qu'après vingt-deux ans de tortures
morales, il peut rentrer à Paris, où il arrive le 17 mai
(1) Louis-PhUippe disait à M. de Cailleuz : « Ma mémoire est telle
que, dans ma vie entière, je n'ai rien oublié de ce que j*ai voulu me
rappeler. »
(2) Ainsi peut-on citer les Pieyre, les Broval, les Monijoie.
D'ailleurs, dès son enfance il avait montré cette direction de son cœur
et cette fermeté de son caractère. Âgé de quatorze ans, il traverse
la ville où se trouve le régiment de Chartres, dont il est colonel
propriélaire, et il ne veut pas passer sans le voir et sans le com-
mander un moment. A quinze ans, en visitant le mont Saint-Mi-
chel, il fait détruire en sa présence cette cage de fer, l'une des
cruautés de Louis XIV et la terreur des prisonniers. A dix-huit
ans, commandant & Vendôme le 14* régiment de dragons, il
arrache an prêtre à la fureur populaire, et, peu de jours après, et
an risque de périr avec lui, il sauve un ingénieur qui se noyait et
mérite la couronne civique que toute la ville lui décerne.
254 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
1814, pour reprendre possession de ce qui restait de ses
biens.
On se rappelle ce que, dans les précédents volumes,
j'ai dit de mes relations avec la famille du duc d'Orléans
et avec le duc lui-même. Et l'on doit en conclure que,
si j'avais pu céder à des sentiments que rien n'avait
altérés en moi, j'aurais consacré les premiers moments
de mon retour à offrir mes félicitations et mes respects
à ce prince qui se trouvait seul en France de toute sa
famille. Mais, et ainsi que l'on m'en prévint, il était de
règle et pour moi de devoir, même à l'égard du prince,
de ne me présenter à lui qu'après avoir été présenté à
Louis XVIII, présentation qui, je l'ai dit, imposait l'obli-
gation de me faire immédiatementprésenter à Monsieur,
au duc d'Angoulême et à la duchesse, ainsi qu'au duc de
Berry; c'est donc seulement en sortant des Tuileries
que je pus demander à être reçu au Palais-Royal, grâce
qui de suite me fut accordée, non^ comme au Château,
pour déûler au milieu d'un troupeau dont le pasteur lui-
même paraissait peu flatté , mais pour approcher en
audience particulière un des princes doués de plus de
bienveillance et d'affabilité.
La première personne que je vis dans le salon d'at-
tente fut Albert, qui, en sa qualité d'aide de camp du
duc d'Orléans, était de service. Albert, lieutenant général
comme moi, mais mon cadet de grade, était un homme
très spirituel et très original. Non moins heureux en
images qu'en expressions, il donnait à ses pensées sura-
bondamment fécondes une saillie peu commune. £n
général cependant et comme lui, elles étaient triviales.
Je pense bien que devant le duc il se contenait, et pour-
tant je sais du duc lui-même qu'Albert le fit rire à plu-
sieurs reprises par des plaisanteries assez libres, fait
d'autant plus croyable que, quoique je me rappelle plu-
PRÉSENTATION AU DUC D'ORLÉANS. 255
sieurs de ses mots et de fort drôles, il est impossible que
j'en cite aucun. Tout en l'aimant à cause de ses bonnes
qualités, tout en aimant à le rencontrer à cause de ses
bonnes facéties, je fus étonné de le trouver là; il devait
cette place à la double circonstance d'avoir été le pre-
mier officier général que le duc eût rencontré en débar-
quant et d'avoir pu lui montrer du zèle, ce qui du reste
me fit éprouver le regret de ne pas avoir pu profiter de
la même occurrence et d'être rentré en France l'un des
derniers.
Ce que j'éprouvai en paraissant devant le duc d'Or-
léans serait difQcile à rendre. La position dans laquelle
je m'étais trouvé vis-à-vis de lui, de Mademoiselle et des
personnes les plus notables de leur entourage, les projets
dont j'avais été l'objet, les prospérités qui me semblaient
en ce temps-là réservées, la manière brusque, inattendue
et terrible dont cette situation avait été cbangée, tout
cela me réapparut en une vision rapide, et la bonté avec
laquelle je fus reçu ajouta encore à cette impression. Le
duc dépassa en bienveillance ce que je pouvais espérer.
Tout d'abord je scrutai ces traits de jeunesse sous les-
quels je me plaisais à le revoir; vingt-deux années et
tant de vicissitudes subies les avaient changés, sans
pourtant avoir fait perdre à sa physionomie cette triple
expression de calme, de bienveillance et de finesse
qu'elle avait toujours eue et qu'elle a toujours conservée,
encore que les vingt-trois années écoulées depuis cette
époque et les tortures endurées depuis 1830 aient ajouté
aux premiers ravages dans une proportion décuple.
Après avoir rappelé non l'école de natation, mais Tour-
nai, les événements qui nous séparèrent, non son billet
du 3 avril dont je ne fis également et n'ai fait depuis
lors aucune mention ; après m'avoir demandé des nou-
velles de mon père et avoir déploré sa mort, après avoir
256 MEMOIRES DU GENERAL BARON TUIÉBAULT.
daigné répondre à mes respectueuses questions sur
Mademoiselle, il alla jusqu'à me questionner, et à deux
reprises, sur mon intention d'être ou non réemployé.
En tout ce qui a tenu à mes devoirs, je crois pouvoir
dire que, md par une sorte de fanatisme, j'ai été assez
heureux pour ne pas m'y trouver inférieur; mais, dans
les occasions où il n'a été question que de moi, j'ai
dépassé en maladresse, en stupidité tout ce que Ton
peut imaginer, et, à cette audience, je fus digne de ce
que j'avais été à l'époque du 18 brumaire, avec l'empe-
reur Napoléon à Valladolid, et dans de moindres circon-
stances du même genre. Au lieu de dire au duc d'Orléans,
ce qui était aussi simple que vrai, ce qui même était
du savoir-vivre, que la possibilité d'être attaché à Son
Altesse comblerait en les dépassant tous les vœux que je
pourrais former, je me bornai à répondre que je n'avais
encore pris à cet égard aucun parti; de cette sorte une
audience qui pouvait m'assurer un avenir honorable en
réalisant les rêves de Tournai eut pour unique effet de
me laisser de nouveaux regrets qui durent encore.
Le Roi, Monsieur et ses fils portaient, non la plaque
de la Légion , ils auraient pensé faire trop d'honneur i
cet ordre, non la croix d'argent, ce qui aurait paru
imiter Napoléon, mais de petites croix d'or à leur bou-
tonnière; or on s'était abstenu de donner cet ordre, dé-
daigné par les princes de Condé, au duc d'Orléans qui,
pour l'avoir, fut obligé de le prendre seize ans plus tard.
Le duc ne portait donc que l'ordre du Saint-Esprit, et il
le portait sur l'habit de lieutenant général qu'il ne quit-
tait pas et qu'il était le seul à revêtir. Il s'en faut d'ail-
leurs qu'il se distinguât sous ce seul rapport ; car il re-
fusa de former sa maison ; il n'eut auprès de sa personne
que des aides de camp et ne les prit que dans les officiers
de l'armée, et il n'en prit pas un qui n'eût l'estime de
RECEPTIONS AU PALAIS-ROYAL. 267
cette armée. Dans le fait, rien n'eût été plus naturel que
si une de ces places d'aide de camp m'était revenue. En
juillet, le duc partit pour aller chercher la duchesse, ses
enfants et Mademoiselle, et. dès que cette princesse fut
à Paris, je sollicitai une audience particulière que j'ob-
tins aussitôt et dans laquelle elle me combla de marques
de bonté et d'intérêt. C'était un grand motif de lui faire
ma cour avec quelque suite ; mais, malgré toute l'effu-
sion de mes respects et seulement grâce à l'apathie qui
me faisait remettre mes intérêts à un lendemain qui
pour moi n'est jamais venu, je n'ai pas eu l'honneur de
la revoir chez elle. Et cependant quel plus puissant
secours pour réaliser mes vœux? car, alors même que le
duc aurait hésité à m'attacher à sa personne, un mot
d'elle achevait de le décider. Ce fait même est d'autant
moins douteux à mes yeux qu'un jour, dînant avec moi
chez le comte de Valence, M, Pieyre me dit que, pen-
dant les Cent-jours, non seulement il m'eût été facile de
devenir aide de camp du duc, mais qu'il avait même été
question de me le proposer, et que le seul obstacle qui
s'y était trouvé opposé, c'était la distance à laquelle je
m'étais tenu. Ainsi, et après avoir fait inutilement tout
ce qu'il fallait pour mériter, je ne faisais rien de ce qu'il
fallait pour obtenir, ou plutôt je faisais tout ce qu'il fal-
lait pour ne pas obtenir; parfois même je transformais
mes titres en griefs, fait qui me rappelle et justifie ce
mot que le chevalier de Satur dit à mon père à propos
d'une de ces fausses démarches qui m'étaient familières :
€ Votre fils ne fera jamais de mal qu'à lui-même. »
Dès l'hiver de 1814 à 1815, commencèrent les grandes
réceptions du Palais -Royal, et ce fut pour le duc
d'Orléans un nouveau moyen de se distinguer des
Princes, dont l'orgueil repoussait les dix-neuf vingtièmes
de la France et ce qu'elle avait alors de plus illustre.
V. 17
n
258 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
Ce fut donc avec une sorte d'élan que Ton se pressa
dans les vastes appartements de ce duc, jeune encore,
en qui on trouvait un esprit supérieur, des connais-
sances immenses, une bienveillance inépuisable, une
appréciation des hommes indépendante des noms sou-
vent mal portés; bref, tout ce qui manquait aux autres
princes de la famille royale, et, tandis que ceux-ci s'iso-
laient chaque jour davantage au milieu d'un peuple en
qui étaient leurs destinées, ce peuple devenait pour le
duc un entourage.
Il ne s'en tint pas aux réceptions ; des concerts les
varièrent ; il y fit entendre les artistes les plus en renom
que possédait Paris ou qui s'y trouvaient en passage; de
ce nombre, je citerai le phénomène Liszt, qui débuta
dans les salons du Palais-Royal à l'âge de onze ans, et
de la manière la plus brillante; il nous ût même assez
rire par suite de la familiarité qu'il montrait en jouant
avec les breloques de la chaîne de montre du duc, tan-
dis que celui-ci le caressait en signe de satisfaction et
d'encouragement. Ce fut dans deux de ces concerts que
j'eus le bonheur de réentendre Mademoiselle, exécutant
un morceau de harpe avec une supériorité qui tant de
fois avait fait mon admiration à Tournai, notamment le
jour où, dépassant tout ce que pouvait inspirer sa bonté,
et ainsi que je le rappelle pour la seconde fois, elle dai-
gna faire de la musique pendant une heure de séance
que je donnais à Mlle Henriette de Sercey, alors que
celle-ci avait entrepris de faire de moi un portrait que je
possédais encore au moment où je fus rentré à Paris.
Lorsque le duc eut échangé avec Louis XVIII les écu-
ries de la rue de Chartres contre le château et le parc
de Neuilly, dont il a fait un Elysée, je fus également
reçu dans cette résidence de campagne et, une fois entre
autres» invité à un dîner où il n'y avait d'étranger que
RÉCEPTIONS A NEUILLY. 2j9
moi. Ce souvenir est une des édifications de ma vie, tant
rétiquette me parut bannie; ainsi le duc tutoyait Made-
moiselle, et Mademoiselle tutoyait le duc; l'intimité de
cette princesse et de la duchesse était entière. Mme de
Dolomieu, Mme de Montjoye, les aides de camp du duc
avaient une aisance qui révélait la bonté avec laquelle
on les traitait. Vers la (in du dîner qui me semblait si
digne de respect par ses façons patriarcales, Mademoi-
selle dit à son frère de nous faire prendre le café dans
l'île et dans le pavillon portatif; Tordre en fut donné
à l'instant, et, en sortant de table, après quelques détours
faits dans ce parc de Neuilly dessiné par le Roi, nous
arrivâmes au milieu de Vî\e, dans un pavillon construit
en pièces de bois rapportées et, malgré son improvisa-
tion, solide d'aspect comme s'il existait depuis dix ans.
Puis, le café pris, nous parcourûmes les deux îles que
possédait alors le prince; il projetait déjà l'acquisition
de toutes les autres formées là par la Seine et destinées
à donner le dernier degré de variété possible aux pro-
menades à pied et en bateau. En revenant vers le châ-
teau, le duc resta en arrière avec un de ses aides de
camp, et j'osai offrir à la duchesse mon bras, qu'elle
daigna accepter; on voit par là quel était à Neuilly le
degré de simplicité. Bien d'autres souvenirs pourraient
trouver ici leur place; je n'en citerai que trois.
t Singulier pays que cette France, médit un soir à
Neuilly le duc d'Orléans; on y est toujours de flamme
pour commencer quoi que cela puisse être et de glace
pour le finir. Voyez tous ces monuments conçus pour
l'embellissement de Paris et qui n'ollrent aux regards
que des décombres, depuis l'Arc de triomphe , le palais
du quai d'Orsay, la rue de Rivoli, la place du Carrousel,
la Bourse, la Madeleine. > Il ne parla pas du palais du
Roi de Rome, qu'il n'était pas question de finir, quoique,
260 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
comme point fort destiné à contenir Paris, il eût peut-
être été politique d'achever en ce palais le triangle de
feu que l'Empereur avait imaginé, et qui devait se com-
poser de ce palais du Trocadéro, de Montmartre et de
Vincennes; il ne me parla pas non plus des Tuileries,
que Louis XVIII et Charles X laissèrent pourrir sous
eux, et qui menaçaient ruine presque autant qu'eux-
mêmes; quant au Palais-Royal, et indépendamment de
l'acquisition du Théâtre-Français et de toutes les maisons
qui terminent la rue de Richelieu, depuis ce théâtre jus-
qu'à la rue Saint-Honoré et jusqu'aux bâtiments de la
cour de Nemours, le duc avait déjà entrepris les travaux
destinés à donner le dernier lustre à ce palais justement
appelé la < Capitale de Paris ». Il ne comptait pas même
alors sur l'indemnité des émigrés, qui le mit à même
de hâter ces travaux; sans doute à cette époque pen-
sait-il encore moins que ce serait par ses mains que
la presque totalité des monuments qu'il m'avait cités
serait achevée, fait dont le souvenir de cet entretien
ne me permit plus de douter, du moment où le duc
arriva au souverain pouvoir.
Ses salons réunissaient, aux extrêmes près, des
hommes de l'émigration et de la Révolution, les uns ve-
nant par admiration et reconnaissance, les autres par
politique et peut-être même pour de mauvais rôles.
Malgré ce mélange, chacun chez ce prince se trouvait à
son aise, je dirais presque â sa place. Si les grognards ou
les voltigeurs de Louis XIV (1) étaient scandalisés de
nous trouver là, nous sentions que là du moins leur
(1) Sobriquet donné à ces vieux officiers de l'émigration qui,
avec leurs ailes de pigeon, leur queue de rat, leur tête de rainette
poudrée k blanc, leurs petites êpées, leurs grands parapluies, leurs
habits neufs, leurs nouvelles épaulettes, les chaînes de montre
pendantes, divertissaient les badauds de Paris.
LES SALONS OU DUC D'ORLÉANS. 261
humeur était sans conséquence, au point de nous diver-
tir en raison de ce qu'elle se manifestait. Au surplus,
comme on n'échappe pas entièrement aux influences du
milieu où Ton se trouve, alors surtout qu'il domine d'aussi
haut toutes les positions sociales , les ultras même
avaient chez le duc d'Orléans, chez leur premier prince
du sang, une aménité qu'ils ne conservaient pas ailleurs,
et je dois sans doute à cette circonstance un entretien
assez intime avec un des personnages marquants de la
cour de Louis XVIII, entretien fort loin d'être sans in-
térêt, de plus signalé par une sorte d'assaut de politesse
et qui, au départ de ce personnage, se termina par des
saints presque afl'ectueux. Comme nous nous séparions,
le duc, qui sans doute avait remarqué cet aparté, passa
devant moi et me dit : « Avec de l'esprit et l'habitude,
les manières de la bonne compagnie, tout semble se
confondre dans un salon; mais ces fusions ne consis-
teront jamais qu'en de vaines apparences; comptez
donc bien, mon cher général, que ce qui est blanc res-
tera blanc, et que ce qui est bleu restera bleu. »
A quelque temps de là, les salons se trouvant dégar-
nis par le départ de la plupart des visiteurs, et au mo-
ment où je me disposais à partir moi-même, ce prince
m'aborda en me disant après quelques mots de préam-
bule : f Quelles sont, selon vous, les circonstances où il
est du devoir des troupes de tirer sur le peuple? »
« Monseigneur, répliquai-je aussitôt, très peu soucieux
d'aborder une telle question, ce sujet est trop grave
pour qu'on puisse se prononcer sans y avoir profon-
dément réfléchi, et j'avouerai à Votre Altesse qu'aucune
de mes pensées ne s'y est encore arrêtée ! » Cette
réponse était une défaite, et il ne s'y trompa pas.
k
CHAPITRE IX
Vaincu par les éléments ou écrasé sous le poids des
masses, abandonné, trahi par ses alliés et par une par-
tie de ses propres généraux, vendu par des hommes
comblés d'honneurs et de richesses, enfin précipité du
fatte de la puissance, il était impossible que Napoléon se
résign&t à n'occuper qu'un point dans l'espace et qu'il
ne rëv&t pas de ressaisir le fil d'une destinée réparatrice.
Dans ses Mémoira sur la Restauration, Mme la da-
chesse d'Abrantès nie formellement que Napoléon ait
eu ce dessein, et même elle ajoute : < Ceci, je puis l'aRir-
mer; j'en ai la preuve. • Mais que conclure d'une afflr-
matioD aussi positive, si ce n'est que la duchesse a été
trompée? Dans la position de Napoléon, ne pas profiter
d'un mouvement favorable pour se venger et pour
reconquérir son trAne, c'eût été contre sa nature. Com-
ment se serait-il cru lié par des traités, violés au point
que rien n'avait été soldé de ce qui avait été garanti à
sa famille et à lui, et lorsqu'il était informé qu'on se pré-
parait à l'arracher k l'Ile d'Elbe et à le reléguer sur un
rocher pestilentiel, où il posséderait à peine l'espace né-
cessaire à sa tombe? Pousser la résignation jusque -li
eût été avilir jusqu'à son malbeur. Quant à songer à se
garder contre ces projets de nouvel exil et de lointaine
ti'iin^Ifltion, à se défendre à Porto Ferrajo, c'eût été de
la folie pour tout autre que pour un criminel ou pour le
LA PENSÉE DE NAPOLÉON A L*ILE D'ELBE. 263
chef d'une bande de brigands voués à la mort sans es-
poir de merci. Et maintenant qu'en vue d'éloigner tout
soupçon de préméditation il parût s'arrêter d'abord à
ridée d'une résistance qu'un caporal et deux Napolitains,
comme disait Rapp, eussent suffî pour rendre inutile,
cela se comprend; car il' avait intérêt & n'avoir l'air de
s'être décidé au retour qu'en désespoir de cause. Non,
lorsque le duc de Wellington, le prince de Hardenberg,
Alexis de Noailles et M. de Talleyrand proposèrent de
transférer Napoléon à Sainte-Hélène, et lorsque cette
proposition trouva crédit dans le congrès de Vienne,
Napoléon n'eut jamais l'absurde pensée de s'y opposer
par les armes, puisqu'il savait bien qu'il n'aurait d'autre
issue c que de se rendre ou de sauter en l'air comme
une grenade >; dès lors il ne lui restait qu'une entreprise
à former, et l'amour que lui conservaient ses troupes, la
ferveur avec laquelle son souvenir continuait à vivre
dans l'imagination des peuples, les fautes des Bourbons
qui avaient exalté la colère et la honte de l'armée, toutes
ces raisons lui faisaient présager trop de chances pour
qu'il n'en courût pas quelqu'une, alors qu'il avait le
caractère de les courir toutes.
Cependant, et quoique le succès parût chaque jour de
plus en plus probable, il n'en calculait pas moins avec
une attention soutenue la progression de l'exaspération
générale, et il n'attendait plus. pour agir que la dissolu-
tion du Congrès et la dispersion des souverains qui se
trouvaient encore réunis. Et en effet, tant que durerait ce
Congrès, dominé par la haute capacité, le cynisme sata-
nique et l'influence de M. de Talleyrand, trop coupable
envers Napoléon pour ne pas être le plus acharné de
ses ennemis, on pouvait être certain que, dès que Napo-
léon aurait reparu sur le continent, une nouvelle coali-
tion serait aussitôt formée, et que toutes les armées de
264 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
l'Europe se porteraient sans retard contre lui au pas de
charge. Tout au contraire, le Congrès, ses membres et
les Princes une fois dispersés, il eût fallu bien des mois
pour décider la formation d'un nouveau congrès, pour
s'accorder sur le lieu où il siégerait, pour le composer
et le réunir, pour échanger les pouvoirs et régler Tordre
des travaux, pour commencer à opérer, pour déterminer
les contingents, les faire partir et arriver. Toutes les
mesures eussent donc été retardées, et peut-être est-ce à
cette fatalité, je veux dire à la durée de ce Congrès,
qu'il faut attribuer la double et irréparable faute dans
laquelle Napoléon se laissa entraîner, quand il fit de la
politique et des constitutions à Paris, ce qui l'a rendu
victime des fourberies de la diplomatie et du rôle des
factieux; quand il hésita à se jeter de suite en Belgique
avec ce qu'il aurait pu y conduire de troupes et à appe-
ler à lui tout ce qui aurait dû ou voulu le suivre; ce qui
immédiatement, et sur ce point seul, l'eût renforcé de
cent cinquante mille Français et de cent mille Belges, et
ce qui, par des probabilités qu'on peut regarder comme
des certitudes, eût empêché la cinquième coalition de se
former telle qu'elle le fut, ou bien en aurait annulé les
efforts. Mais cette dispersion du Congrès, Napoléon ne
put l'attendre, car un incident, au dernier point funeste,
précipita son départ de l'île d'Elbe, et cet incident fut la
rébellion du comte d'Ërlon et la marche de ce général
sur Paris
Ici le manuscrit présente une lacune de neuf pages, sup-
primées, croyons-nous, dans l'intérêt d'un parent que le géné-
ral Thiébault malmenait assez rudement. Sur les conseils de
ce parent, le général se laissa séduire par un espoir de for-
tune, et, croyant en tirer de grands revenus, il acheta dans le
département d'Indre-et-Loire une partie de l'ancien domaine'
de Richelieu. La seigneuriale demeure bâtie par le Cardinal
LE RETOUR DE L'ILE D'ELBE. 265
avait été presque entièrement démolie sons la Révolution (1);
il n'en restait debout que quelques constructions et les com-
muns ; à l'aide des revenus de la terre, le général rêvait de créer
une belle résidence, d'acheter ce qui restait des anciennes
constructions, puis le grand parc qui avait trois lieues de
tour, de refaire un château des communs ayant en façade
trois cents pieds et dont le pavillon du centre était surmonté
d'un dôme. Il devait transformer le petit parc en un parc an-
glais, & la fois d'agrément et de culture, ne conserver qu'une
partie du canal en avant des écluses et profiter des eaux en
faisant courir à travers le parc la rivière qui desservait le ca-
nal. Ces beaux rêves s'évanouirent devant une duperie ; les
événements politiques n'en eussent pas d'ailleurs favorisé la
réalisation, ainsi que le général Thiébault le marque par la
suite de son récit.
C'est le 7 mars 1815, à une heure et demie du matin,
que je signai l'acte qui me rendit propriétaire de Riche-
lieu, et sept heures après, à mon réveil, j'appris le dé-
barquement de Napoléon, débarquement que le Roi sa-
vait depuis le 4 au soir. On comprend le bouleverse-
ment qu'un tel événement produisit, et l'un des effets les
plus immédiats fut la dépréciation des valeurs immobi-
lières. Il en était donc de cette affaire comme de toutes
celles que j'ai entreprises; en admettant qu'elle eût pu
être bonne, les circonstancesTauraientrenduemauvaise;
mais, en dehors de cette acquisition intempestive, le re-
tour de Napoléon fut pour moi, comme pour tant d'au-
tres, le sujet d'une inquiétude sérieuse. Je ne me comp-
tais certes pas au nombre des partisans des Bourbons,
(1) C'est ce qui semble ressortir d'un fragment échappé à cette
mutilation. En d'autres endroits du manuscrit les mêmes ciseaux
ont coupé des passages suivant l'intérêt ou ropinion qu'ils vou-
laient servir ; mais nous avons pu retrouver, dans les notes et les
papiers laissés par le général, des essais de première rédaction
ou la matière nécessaire pour combler les lacunes, et nous n'avons
indiqué que celles des très rares suppressions dont il ne nous a
pas été possible de découvrh: l'équivalent. (Éd.)
1
266 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
étant trop Français pour m'attacher à des gens qui ne
l'étaient pas du tout; mais aussi, et quoique j'eusse
profondément déploré la destinée de l'Empereur, je
n'avais plus assez de confiance en lui pour me réjouir
de son retour, et j'avais trop de doute sur sa réussite
pour ne pas prévoir que la France lui devrait de nou-
veaux malheurs. En admettant même son succès, pou-
vais-je croire qu'il en résulterait autre chose que la
revanche d'un homme, et non un retour de fortune au-
quel la patrie pût être intéressée? Enfin, descendant de
ces hautes considérations à ce qui pouvait me concerner
personnellement, je ne devais en attendre plus d'avan-
tages que je n'en avais obtenu au temps de la gran-
deur et de la prospérité, c'est-à-dire au temps où se
distribuaient si généreusement les faveurs et les grâces.
Si donc les Bourbons ne me laissaient aucun regret,
Napoléon ne me donnait aucun espoir; exempt d'am-
bition, de vengeance, isolé dans mes sentiments comme
dans mes pensées, je demeurai aussi étranger au délire
de la France qu'aux fureurs et aux terreurs de la Cour.
Que faire? furent les premiers mots dont retentirent
les Tuileries. Si l'on avait pu effacer le souvenir des
humiliations que si gratuitement on avait fait subir à
trop de généraux, des insultes faites aux troupes no-
tamment par le duc de Berry, des épaulettes qu'il se per-
mit d'arracher; si l'on avait pu oublier et les jurements
et les manières soldatesques à l'aide desquels il cher-
chait à se donner l'air martial, certes, c'est par là qu'il
aurait fallu commencer; mais on ne pouvait que re-
gretter ce passé et non le supprimer. Aussi cherchait-
on les moyens de sauver le présent, et je me rappelle à
cet égard une idée que j'eus l'occasion d'émettre, et qui,
suivie à temps, aurait pu faire échouer Napoléon dès le
début de son entreprise. C'était le 8 mars; j'étais chez la
LES TROUPES EN FACE DE NAPOLEON. 267
comtesse de Vaulgrenant, et, comme partout, on y par-
lait de cette attaque d'un grand royaume par un seul
homme, épisode étourdissant d'une vie si extraordi-
naire. Tout en convenant que si Napoléon était forcé de
tirer un coup de fusil, il était perdu, on en vînt aux ap-
préhensions que donnaient les troupes du Roi et à la
manière de les contraindre à combattre; à ce sujet, je dis
que mettre quelques troupes que ce fût en présence de
Napoléon et des hommes qu'il ramenait avec lui, les
rapprocher assez pour que les figures se distinguassent,
pour que les voix s'entendissent, surtout pour que Napo-
léon se vît, se reconnût, c'était rendre certaine leur
défection immédiate, et que la seule condition pour évi-
ter les conséquences d'une attraction inévitable était de
faire commencer le feu par du canon à grande portée.
Et en effet, une goutte de sang versée ou réputée versée,
on ne s'arrête plus, et le seul fait d'avoir combattu au-
rait détruit le prestige de ce revenant triomphal et lui
aurait ainsi enlevé sa seule chance favorable. Sans pré-
senter ce moyen comme infaillible, je mis beaucoup de
chaleur à le faire valoir comme seul capable de réussir,
et les personnes présentes en furent si frappées qu'une
d'elles partit de suite pour aller le communiquer au duc
de Berry, ce qui me fit regretter d'avoir parlé. Je fus
bientôt rassuré. Son Altesse comptait sans doute encore
sur les inspirations du Saint-Esprit, dont cependant les
insignes n'atteignirent jamais en lui que le niveau de
ses lourdes épaules; de plus, nous étions au 8; il fallait
encore quatre ou cinq jours pour l'adoption, la trans-
mission d'une disposition quelconque; or il était impos-
sible qu'avant douze jours, il n'y eût pas eu des contacts
de troupes, et il était cent fois évident que la conduite
que tiendraient les premières déterminerait irrévoca-
blement celle de toutes les autres.
268 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
Quoi qu'il eût pu résulter de cette idée, elle n'eut
pas de suite, et, dans l'embarras des mesures à prendre,
on fit partir le duc de Bourbon pour la Bretagne; mais
il n'y avait plus ni Condé, ni Vendée, et le rôle de ce
prince, pour dernier fait d'armes de sa race, se borna à
capituler avec un colonel de gendarmerie, nommé Noi-
reau, et à profiter du passeport que celui-ci lui octroya,
qu'il fit signer par un simple chef d'escadron nommé Can-
del pour se rendre en Espagne. Je ne parle pas du duc
et de la duchesse d'Angoulème qui se trouvaient à Bor-
deaux et qui firent, elle, tout ce qui fut possible, lai,
tout ce dont il était capable; mais une autre mesure non
moins inutile et par trop bizarre fut d'envoyer Mon-
sieur & Lyon. C'était la quatrième fois que, pour son
malheur, il était appelé à jouer un rôle à la fois militaire
et historique. Et de fait, en 1782, il est envoyé au siège de
Gibraltar, et il ne gagne à cette campagne qu'un enfant
qu'il n'avait pas eu la peine de faire; en 1789, il quitte la
France, dont ses folles dépenses ont empiré la situation
financière, et il ajoute à l'exaspération en prêchant la
croisade contre sa patrie, plante et arbore l'étendard
des lys à Coblentz; il provoque à cette émigration dont
il a donné l'exemple et dont furent victimes tant d'hommes
que leur honneur et leur vaillance rendaient en majeure
partiedignes d'un meilleur sort, et, lorsque ces trop fidèles
serviteurs de sa famille ont répondu à son appel, lors-
qu'il faut combattre, il cède au prince de Condé le seul
rôle qui aurait pu pallier ses torts et honorer ses mal-
heurs. En 1796, après avoir si longtemps reculé devant
les instances de Catherine II et fui tous les lieux qui
servaient de théâtre à la guerre, il demande enfin lui-
même à se rendre dans la Vendée ; aussitôt l'Angleterre
cède à son vœu, et déjà il déplore le succès dont il
devrait s'enorgueillir. Il part cependant, mais en trem-
MISSION DU COMTE D'ARTOIS A PARIS. 269
blant de tout son corps, et ne gagne à sa crànerie que
de perdre par lâcheté la cause qu'il pouvait sauver sans
vaillance, et il revient flétri d'un éternel déshonneur. Et
tel était ce chevalier français qu'en 1815 on lâcha contre
Napoléon. Il ne fit pour ainsi dire que toucher barre;
mais, ce qui de sa part était bien naturel, il fit commen-
cer des barricades qu'il ne défendit pas plus qu'il n'en
força d'autres quinze ans plus tard; car, une fois éle-
vées, elles ne lui parurent pas un abri suffisant, et sans
doute ne se serait-il pas encore cru suffisamment ras-
suré, quand môme il aurait pu se barricader à Lyon
avec les Alpes. Je ne sais si en quittant Paris il se prit
pour un foudre de guerre, mais personne n'ignore qu'il
revint de Lyon plus vite que ne décampa le lièvre de la
fable; aussi le choix qui fut fait de sa peureuse per-
sonne et son voyage furent-ils ridicules, au point de faire
pouffer de rire ceux qu'ils avaient la prétention d'épou-
vanter. Cette mission de Lyon ne pouvait réussir qu'à la
condition d'être confiée à un prince qui eût été à la fois
homme de tête et de cœur, mais cela rappelle la chanson
faite sur Gorsas et dans laquelle, à propos des chemises
du personnage, se trouve ce trait : « Où les aurait-il
prises? » La façon dont madame la duchesse d'Abrantès
parle des princes et de Monsieur ne cadre pas avec les
faits, et c'est en termes aussi peu conformes à la réalité
qu'elle présente Monsieur à propos du fameux duel qu'il
eut avec le duc de Bourbon (1). Louis XVI avait exigé
que le duc se contentât d'un simulacre, et ce n'est qu'à
ce prix que le comte d'Artois se rendit sur le terrain. Le
fer à peine croisé, l'épée du comte d'Artois sauta en l'air,
moment auquel l'ordre fut signifié d'en rester là. Voilà
(1) £q 1778, à un bal de TOpéra, le comte d'Artois avait arraché
le masque de la duchesse de Bourbon; TofTense étant publique, la
réparation demandée par le duc ne put être refusée. (Éd.)
270 MEMOIRES DU GENERAL BARON THIEBAULT.
tout ce dont le premier gentilhomme de France se trouva
capable. Mais encore, s'il avait été autre qu'il se montra
lors de son duel, quoi qu'on en dise, ou à Gibraltar ou
bien dans sa fuite, quand il se sauva de France parce
qu'on lui raconta que Ton parlait à Paris de mettre sa tête
à prix, ce qui était faux, ou à Coblentz, à Pétersbourg, à
l'île Dieu; si vraiment il avait été autre, c'est-à-dire s'il
avait eu seulement pour quatre sous de cœur et deux
sous de bravoure, est-ce que ce n'est pas lui qui aurait
commandé l'armée des Princes? L'armée de Condé n'eût-
elle pas été l'armée d'Artois, si cela avait été possible
de lui donner ce nom? Et dans ces campagnes qui hono-
rèrent à la fois trois générations de la maison de Condé,
n'aurait-il pas trouvé dix occasions pour une de signa-
ler sa vaillance, alors que jamais on ne put seulement,
je ne dis pas citer, je dis prononcer son nom, et que
certes il aurait gagné de telles citations, et môme des
plus pompeuses à bien peu de frais ? Mme la duchesse
d'Abrantès, toujours consciencieuse, mais souvent abu-
sée, ne fait en ceci que révéler les honorables sentiments
sous l'influence desquels elle a écrit certains passages
de ses Mémoires {\)^ et, je le répète, quelle prévention
peut faire croire au courage du comte d'Artois, à la bonté
de la duchesse d'Angoulème, aux mérites du duc de
Berry, et cela en taxant Louis XVllI de poltronnerie,
fait entièrement inexact, ainsi qu'elle en convient elle-
même ailleurs (2); et cela quoiqu'il ait perdu fort jeune,
ce qui généralement est considéré comme indispensable
à la bravoure, mais ce qui ne put suffire à donner du
courage au comte d'Artois? Ce qu'elle dit de la grâce de
ses manières est vrai, de son charme positif est exagéré,
de sa belle âme est contredit par cet axiome qu'il n'est
(1) Mémoiret tur la Retiauraiiont tome VI, p. 64 et suivantes.
(2) Tome II, p. 22.
LES BOURBONS EN FACE DE NAPOLÉON. 271
pas de beauté sans vaillance, et par ce fait qu'il met-
tait les chances de son salut et son effroyable peur de
la damnation avant le bonheur de trente millions
d'hommes; aux parties de whist, que pendant sa royauté
il faisait tous les soirs, il disait mille injures grossières à
ses partenaires, qui n'osaient pas lui répondre. Son frère
et lui prétendaient n'être revenus demander une cou-
ronne à la France que pour obtenir le droit d'y avoir
leurs tombes; mais, avant d'y mourir, il fallait mériter
le droit d'y vivre.
Ainsi, et pour en revenir aux démonstrations que le
retour de Napoléon provoqua dans l'ouest et le midi de
la France, on se borna à opposer le plus triste soldat du
inonde au plus formidable des guerriers; en toute hâte,
sous le prétexte de concourir en cas de besoin à la dé-
fense de la capitale, et indépendamment de quelques
troupes^ on fit arriver à Paris des bandes d'assassins
tirées du Midi et de la Vendée. C'était une répétition de
ces horribles Marseillais qui, en 1792, firent le 10 Août,
massacrèrent les prisonniers d'Orléans à Versailles et
les malheureux qui, à Paris, encombraient les prisons.
C'était faire justifier par les Bourbons eux-mêmes le
plus hideux des actes révolutionnaires. Il n'y avait en
effet que les mots à changer à l'égard de crimes qui,
sous Charles IX, avaient eu pour prétexte la catholi-
cité, sous la Convention le patriotisme, sous Louis XVIII
la destruction des libéraux et des bonapartistes, et qui
étaient les produits de trois fanatismes également force-
nés. De même qu'aux pires époques, on fit des listes
par quartiers. Outre quelques hommes tels que le duc
de Bassano, dont à cause de leur importance on voulut
se défaire le plus tôt possible et pour lesquels on ima-
gina ou tenta des assassinats particuliers, les généraux,
à quelques honteuses exceptions près, furent portés en
272 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
masse sur les listes. On me prévint que je n'avais pas été
oublié; mais de semblables attentats, lorsque leur effet
est trop étendu, tournent d'ordinaire en bagarre; celui-là
ne me semblait devoir oiTrir que deux ou trois nuits de
danger; grâce à mon ami Rivierre de Tlsle (1), j'avais
une cachette au ministère de la Maison du Roi, et à peu
près la certitude d'être prévenu du jour où je devrais
découcher. Au reste, cette exécution en masse n'eut pas
de suite, parce qu'elle ne pouvait en avoir; de tels
projets éventés n'aboutissent jamais qu'au mépris.
Pendant que le comte d'Artois comptait retrouver à
Lyon les adorations qui allaient se tourner vers Napoléon
et l'abuser à son tour, pendant que, dans la Vendée, le
duc de Bourbon passait sous le joug d'un colonel, que ^
Bordeaux et le Midi étaient témoins de l'inutilité des
efforts du duc et de la duchesse d'Angoulème, et que
le duc de Berry enrageait de rester à Paris , pn eut
recours au maréchal Ney pour aller combattre Napoléon.
Mais ce chef, superbe de résolution et de vaillance devant
l'ennemi, et si faible en affaires de politique et d'État,
après n'avoir vu dans ce retour qu'un acte de complète
démence et dans celui qui l'exécutait un fou à ramener
dans une cage, ne fit que grossir le cortège et se rendit
passible d'une trahison qui n'empêcha pas de le plaindre
et d'exécrer ses juges, mais qui n'en tacha pas moins
sa vie.
En dépit de la Charte, ce contrat de mariage entre la
France et lui, Louis XVIII traita la France comme une
épouse que l'on déteste malgré ses vertus et ses titres,
et l'Émigration comme une maîtresse que l'on adore
malgré ses fautes et ses crimes. Le contrat avait donc
reçu pas mal d'atteintes, et, pour donner le change sur ses
(1) Rivierre était chargé de la liquidation de la dette du Roi et
des Princes, n mourut en 1816.
SERMENT A LA CHARTE. 273
infidélités, le Roi se rendit à la Chambre des députés
et renouvela son serment à la Charte, serment que, sans
qu'ils y fussent provoqués, prêtèrent également le
comte d'Artois, le duc de Berry, le duc d'Orléans et le
prince de Condé, et, dans cette circonstance, le comte
d'Artois se distingua par une véhémence théâtrale en
s^écriant : « C'est au nom de l'honneur que nous jurons
tous fidélité à Votre Majesté et à la Charte constitu-
tionnelle qui assure à jamais le bonheur des Français.!
Mais, après ce que Ton savait du personnage, sa scène à
grand effet fut froidement accueillie. A cette première
jonglerie on crut devoir en ajouter une seconde qui
n'eut pas davantage le don de persuader personne.
N'ayant pu nous tuer, et aucun miracle ne prouvant que
les goupillons des prêtres valussent mieux que les
baïonnettes, on se mit à nous cajoler; caresses de la
peur, et qui furent reçues comme telles. Enfin , ce qui
devait être pour les Bourbons le coup de grâce, c'est que
le maréchal Soult se trouva ministre de la guerre. Rien
n'est plus caractéristique, plus conséquent avec lui-
même que la conduite que le maréchal tint dans cette
circonstance; rien n'est plus conforme à cet axiome qui
fut celui de toute sa vie : c Que tout ce qui me domine,
périsse. » ËtenelTet, des troupes en assez grand nombre
avaient été dirigées sur Grenoble et sur Lyon, afin de
former vers les Alpes un camp que M. de Talleyrand,
alors au Congrès de Vienne, jugeait nécessaire pour
rendre quelque attitude à la France; mais ces troupes,
choisies pour faire figure devant l'étranger, pouvaient
ne rien valoir devant Napoléon, et, dans cette occurrence
où il ne s'agissait que d'arrêter une poignée d^hommes,
c'était sur le choix des chefs et des corps plus que sur
le nombre qu'on devait compter; il fallait donc immé-
diatement éloigner quelques régiments et quelques gêné-
V. 18
274 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
raux, et les remplacer par d'autres; il fallait encore
morceler les masses pour leur ôter la confiance quelles
prennent d'elles-mêmes et la facilité de se concerter sur
leur défection, et il fallait rendre les fractions respon-
sables de leur conduite, Tune envers l'autre; il fallait de
plus placer sur la route toutes les troupes à portée,
les échelonner par brigades à une journée de distance»
munir la brigade de tète d'artillerie pour commencer le
feu suivant ce que j'ai dit, et de cavalerie pour profiter
d'un moment de succès, et il fallait qu'avec cette bri-
gade se trouvât le lieutenant général en chef, aCn de ne
pas laisser de proportion entre le nombre des troupes
et l'influence des grades; il fallait également des procla-
mations pour les troupes et pour les généraux des in-
structions appropriées aux nécessités du moment; car
des ordres de la teneur habituelle risquaient, dans ces
circonstances exceptionnelles, de rester sans effet. En-
fin, en opposition aux plus fortes menaces, il fallait des
garanties de grandes récompenses pour ceux qui se dis-
tingueraient par leur zèle et leur dévouement. De telles
mesures étaient au nombre des devoirs sacrés d'un mi-
nistre fidèle; mais l'inspirateur du monument de Quibe-
ron et de la colonne de Boulogne (monuments qui hurlent
d'avoir le même père) était occupé de bien autre chose,
ou plutôt il n'en voulait qu'une seule, simple à ses
yeux, abominable à tous les autres ; il voulait pouvoir,
quels que fussent les événements, se faire un mérite
un titre de ses actes vis-à-vis des Bourbons si Napoléon
échouait, vis-à-vis de Napoléon si les Bourbons succom-
baient, et c'est ainsi qu'il parvint à se mettre en posi-
tion de dire à Louis XVIII : f Sire, les seuls éléments
qui soient à la disposition d'un ministre de la guerre, ce
sont les généraux et les troupes, et sans retard j'en ai
dirigé contre l'ennemi commun dix fois ce qu'il fallait
LE ROLE DU MARECHAL SOULT EN 1815. 273
pour le détruire. Que pouvais -je faire de plus pour
prouver mon dévouement à Votre Majesté? > Et à Napo-
léon : € Sire, envoyer au-devant de Votre Majesté impé-
riale et royale, ou mettre à sa portée les généraux
qu^elIe a faits et les troupes dont elle n'a pas cessé
d'exalter l'enthousiasme, c'était lui livrer l'armée tout
entière, et ma fidélité est attestée par mon empressement
à le faire. » Et, grâce à cette façon d'agir, Louis XVIII
eut immédiatement pour ennemies toutes les troupes
qui devaient le ^auver, et Napoléon disposa de toutes
celles qui devaient le combattre.
L'accusation de machiavélisme qui, résultant des actes
mêmes du maréchal, fut alors publiquement répandue,
cette accusation est contredite par la conduite que la
duchesse d'Abrantès prête dans la même circonstance
au même maréchal. Est-ce une raison pour que je me
rétracte? Certes non. Mon opinion ne date pas d'hier; je
l'ai consignée sous l'impression du moment en 1815, et,
d'accord avec celle de tant d'hommes de guerre et de
tant d'hommes d'État, d'accord surtout avec les faits,
j'ai eu l'occasion de la répéter bien des fois sans qu'au-
cun des témoins ait pu m'opposer d'arguments con-
traires. Quant à l'idée que, suivant Mme la duchesse
d'Abrantès, le maréchal aurait émise de ne pas laisser
un soldat sur la route suivie par Napoléon, et cela,
depuis le lieu de son débarquement jusqu'à Paris, cette
idée est absurde, au dernier point absurde (1). M. de
Blacas, se récriant que c'était insulter l'armée, avait
cent fois raison, et les faire fuir devant Napoléon pen-
dant deux cents lieues eût été une singulière manière de
les aguerrir contre lui; de même que les signaler ainsi
(1) Il y a d'aiUeurs contradiction patente entre le conseil donné
par le môme Soult d'envoyer le maréchal Ney contre Napoléon et,
en propres termes, pour le combattre.
276 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL RARON THIÉRAULT.
comme disposés à la trahison n'était pas un moyen de
les rendre fidèles (1). Et croit-on que ces troupes ainsi
réservées auraient été plus efficacement mises en ligne
quand partout elles eussent vu éclater Tivresse et le dé-
lire? Croit-on que, même encore contenues, elles auraient
combattu les populations que Napoléon avait recon-
quises par une invasion d'enthousiasme? Belle idée
que celle de laisser insurger toute la France, pour res-
ter maître des régiments, et qui oserait supposer de
bonne foi qu'alors l'armée ne dût pas faire cause com-
mune avec le peuple? Sans nul doute ce fameux con-
seil, s'il eût été suivi, aurait révolté les corps les mieux
disposés et suffi comme prétexte pour faire déserter
les autres en masse. Une telle révélation, au surplus,
n'a pu être faite que par le colonel Bory de Saint-
Vincent, fort à sa place à l'Institut , voire même à la
Chambre des députés, mais ne pouvant inspirer de
confiance relativement aux plus simples opérations de
guerre, et à qui son admiration outrée pour le maréchal
ne permet pas d'être un juge indépendant en dételles
matières. Trêve de romans ; le succès de Napoléon
résulta des motifs mêmes qui avaient déterminé son
entreprise. C'est aux Bourbons seuls qu'il le dut, à eux
qui, n'ayant d'amis que les ennemis de la France,
avaient poussé les choses au point de rendre ce succès
indubitable.
Les événements marchaient à pas de géant, c'est-à-
dire au pas de celui qui les déterminait. Arrivé à
(1) M. le maréchal entendait-il que toutes ces troupes, au lieu
de l'uir devant lui, s'écartassent seulement pour le laisser passer
et après se missent à sa poursuite? Mais, sans rappeler que ses
émissaires couvrirent de suite la France et qu'un seul suffisait
pour tout soumettre, on ne rattrape pas celui à. qui on n'aurait pu
échapper et on ne fait pas tripler les étapes à des soldats qui
marchent à contre-cœur.
MARCHE TRIOMPHALE. 277
Grenoble avec sa faible escorte, de suite et par l'élan
spontané de La Bédoyère et de son régiment, il est maître
de cette place, de toutes les troupes qui s'y trouvent et
de toutes les populations du Datrphiné ; il part pour
Lyon, que ses babitants lui livrent avec d'indicibles
transports, où il trouve une nouvelle armée et d'où,
regardant sa colossale entreprise comme accomplie, il
reprend et exerce le pouvoir souverain, et rend ces trop
fameux décrets portant dissolution des Chambres,
convocation du Cbamp de mai, etc. Proclamé par les
citoyens avec autant d'ardeur que par les troupes, c'est
avec de simples détachements sans cesse renouvelés
qu'il continue sa marche victorieuse et triomphale, et
de sa personne qu'il forme presque toujours l'avant-
garde de la longue traînée de troupes qu'il laisse après
lui, semblable à ces météores, dont un immense embra-
sement sillonne le passage. Bientôt d'autres légions
accourent au retentissement de ses pas; tout, en effet,
se rallie à sa voix, et c'est isolé de ses compagnons de
l'île d'Elbe, de ces braves qui devaient être sa sauve-
garde et dont il devint le salut, qu'avec la rapidité de
l'aigle, son emblème, il franchit le vaste espace qui le
sépare de Paris, s'empare de cette capitale, après en
avoir fait fuir, aussi bien que du reste du royaume, les
amis des Cosaques.
Bien que vingt-trois ans se soient écoulés depuis cette
course prodigieuse, et quelles qu'en aient été les suites,
on ne peut en invoquer le souvenir sans en éprouver
comme un contre-coup de commotion électrique. Tou-
tefois il pouvait bien être permis de ne pas s'attendre
à de tels miracles, que cependant tout dès les premiers
jours dut faire présager aux Bourbons. La conduite des
troupes, des généraux d'Ërlon, Lallemand et Lefebvre-
Desnoettes, les nombreux corps déjà ralliés à Napoléon,
278 MÉMOIRKS DU GÉNÉRAL BARON THIÉDAULT.
l'exaltation de Lyon, l'attitude de Paris et le silence trop
significatif de la garde nationale à la revue du il mars,
les rapports des officiers successivement chargés de
parcourir les départements de l'Est et du Nord, rapports
qui avaient achevé de révéler qu'il ne restait pas un
régiment, pas une population sur lesquels le Roi pût
compter, tout cela n'avait pu laisser aucun doute aux
Bourbons sur la nécessité de leur prompt départ, et
ce départ avait dû être résolu dès le 11 ; mais, pour
rester quelques jours de plus maîtres de Paris, ils annon-
cèrent qu'ils étaient et dans l'intention de combattre et
en mesure de défendre la capitale et ses approches.
Aûn même de mieux afficher une confiance qulls ne
pouvaient plus avoir, ils ôtèrent le ministère de la
guerre au maréchal Soult, pour le donner au général
Clarke dont l'Empereur avait payé Tespionnage et les
dénonciations en le nommant duc de Feltre, dont, à
Toffice de bourreau près, Louis XVIII fit un Olivier le
Dain ou un Tristan l'Hermite, et dont il paya les terribles
services en abaissant jusqu'à lui la première dignité de
l'État. Pour rappeler les détails de cette première agonie
des Bourbons, faut-il dire encore qu'ils s'occupèrent de
réunir ce qui restait de troupes à trente ou quarante lieues
de Paris, qu'ils levèrent des volontaires royaux, mirent
même des détachements de la maison du Roi en cam-
pagne, et que le Roi nomma le maréchal Macdonald géné-
ral en chef de cette soi-disant armée? On lui composa
un état-major, dont Belliard fut le chef, et on mit à sa
disposition tous les généraux et officiers sans troupes
qui étaient à Paris.
Le choix du maréchal Macdonald n'était pas heureux.
Sa valeur ne pouvait pas entraîner un seul brave, parce
qu'elle n'était pas communicative ; il eût glacé les plus
enthousiastes. Étant allé le voir à son retour de Lyon,
LES DERNIERS ACTES DEFENSIFS DES BOURBONS. 279
je ne pus pas en avoir une parole sérieuse ; il m'ac-
cueillit par un grand éclat de rire et par ces mots :
c £h bien, nous voilà dans un joli gâchis ; si je sais
comment nous en sortirons, je veux que le diable m'em-
pqrte. > Et autres facéties de ce genre qui cadraient à
merveille, si ce n'est avec les circonstances, du moins
avec son ton léger, son air moqueur et le dédain qu'il
afQchait pour ce qui occupait le plus tout le monde.
Quoi qu'il en soit, le 19 mars se trouvant un dimanche,
il me parut de mon devoir d'aller au Château, et je m'y
rendis, guidé par ce sentiment qui conduit au lit d'un
agonisant. Je pris même part à un hourra de : « Vive
le Roi ! > par lequel on salua Louis XVIII au moment
où, sortant de la chapelle, il rentra dans le salon de
la Paix, hourra de déférence plus que de présage.
Croyant avoir surabondamment acquitté tout ce qui
était même de convenaace, j'allais sortir du Château et
rentrer chez moi, lorsqu'en vertu des pouvoirs dont il
était revêtu, le maréchal Macdonald me prévint que
j'avais le commandement de toutes les troupes qui
allaient être dirigées sur Charenton, et que je serais spé-
cialement chargé de faire en toute hâte construire, au-
dessous du confluent de la Seine et de la Marne, un pont
destiné à servir de communication et même de retraite
aux troupes campées à Yillejuif, où le quartier général
allait être établi ; j*avais ordre de défendre et au besoin de
faire sauter ce pont et celui de Charenton que je devais
faire miner de suite.
Ici se renouvela pour moi, mais par un simple soli-
loque, une des scènes des Fourberies de Scapin, et, à
partir de ce moment, je ne cessai de me répéter : « Que
8uis-je venu faire dans cette maudite galère ? > Certes,
en un pareil moment, rien n'était plus facile que
d'échapper à ma destination qui n'était plus qu'une
280 MÉMOIRES DU GENERAL BARON THIÉBAULT.
jonglerie ; mais tout ce qui a seulement eu l'apparence
du devoir a toujours été sacré pour moi. Je ne fis donc
aucune observation et me rendis immédiatement chez
Belliard pour avoir ses ordres. Je les croyais prêts, et,
quoiqu'ils se bornassent aux termes que j'ai rapportés,
ils ne me furent remis qu'à trois heures et demie, après
plus de deux heures d'attente. Encore aucune instruc-
tion n'y fut-elle jointe; on ne put même me donner ni
la situation, ni la désignation des troupes que j'aurais
à commander, tant le bouleversement était au comble.
Seulement on joignit à la remise de cet ordre un bon de
trois mille francs qui, je ne sais plus où, me furent payés
de suite et immédiatement employés à acheter deux
chevaux; joints aux quatre que j'avais encore, ces che-
vaux me mirent en état de commencer ma campagne
de vingt- quatre heures. Enfin je partis de chez moi
vers huit heures du soir, avec mon ancien aide de camp,
le commandant Vallier, et mon fils aîné à cheval, et
suivi par un domestique conduisant un cheval de main
et par mon cocher menant mon cabriolet attelé de deux
chevaux; j'avais pris à tout événement six mille francs
sur moi.
•
A moitié chemin de la barrière à Charenton, je fus
arrêté par trente ou quarante gardes du corps venant
de faire une reconnaissance ; ils me prirent d'abord pour
un général profitant de la nuit pour rejoindre Napoléon,
qui de fait couchait à Fontainebleau. L'explication fut
courte, et, comme ils venaient de traverser Charenton,
je leur demandai quelles troupes j'y trouverais; ils n'y
avaient vu que quelques canonniers et n'avaient été
reconnus que par un poste de gens sans uniforme et se
disant volontaires royaux. J'entrais dans le village,
quand mon aide de camp, qui m'avait précédé afin de
faire mon logement, me rejoignit et me rendit compte
DEFENSE DE CHARENTON. 281
que la municipalité était fermée. Je n'avais pas de temps
à perdre; je me fis donc ouvrir la moins laide des
maisons que je distinguais, j'y établis mon quartier
général, et de suite je ûs appeler le maire et le com-
mandant de chacun des corps ou détachements qui se
trouvaient à Charenton. Un lieutenant d'artillerie arriva.
Jeune encore, il était remarquablement bien de tenue,
de manières et de ton ; ses réponses, toutes justes et
exactes, étaient brèves^ sa mine soucieuse; il dissi-
mulait mal le regret qu'il avait de se trouver là, où, selon
lui, son tour de service ne l'appelait pas. Après avoir
appris qu'il avait avec lui quatre pièces et les hommes
nécessaires pour les servir, je lui demandai quelles
troupes occupaient Charenton : < Il n'y a ici aucune
troupe, me répondit-il; seulement, à l'entrée de la nuit,
j'ai vu arriver de Paris quelques centaines de misérables,
porteurs de fusils et de gibernes, et à qui on pourrait
faire l'aumône s'il était prudent de leur montrer qu'on
a de l'argent. > Je le renvoyai en lui ordonnant de
m'adresser de suite sa situation et en le prévenant qu'à
la pointe du jour je passerais la revue de sa troupe et
de son matériel.
Un Cadédis lui succéda, petit, maigre, mais vif et
sautillant, coiffé d'un chapeau rond à large cocarde
blanche, vêtu d'un frac marron des plus étriqués, véri-
table caricature que complétaient une longue rapière et
la manière dont il la portait. « Et c'est vous, lui dis-je,
qui commandez les volontaires royaux? — Non, mon
général, je ne suis que chef de bataillon, et nous avons
un colonel. — Eh bien, allez dire à votre colonel que je
l'attends. > Et mon Cadédis disparut et ne tarda pas à être
remplacé par un homme d'une quarantaine d'années, à
peu près en uniforme et plus embarrassé que vain de
son rôle. Les premiers mots d'usage échangés, je lui
282 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
demandai l'état de situation de son corps : il n'en existait
aucun; son organisation : deux soi-disant bataillons ;
leur force : cinq à six mille hommes ; leur composition :
tout ce qui s'était présenté; l'armement et l'équipement:
gibernes vides ; l'instruction : pas cinquante hommes
sachant par quel bout on prend un fusil; l'habillement :
des haillons; les chaussures : des savates; la coiffure :
tout ce qui peut en servir, quelques bonnets rouges y
compris. De plus, sans le sou, ces va-nu-pieds deman-
daient le prêt qui ne leur était pas dû et du pain que
Charenton ne pouvait pas ou ne voulait pas leur donner.
Et telles étaient les troupes avec lesquelles, de par le
Roi, je me trouvais chargé de combattre et vaincre
Napoléon; grâce au commandement dont le maréchal
Macdonaid m'avait gratifié au Château même, j'avais
beaucoup plus l'air d'être arrivé dans un coupe-gorge
que dans un quartier général. Lorsque je parlai au
colonel de passer la revue dé ses hommes, recrutés avec
tant de zèle sur les deux rives des ruisseaux de Paris
et qui cependant représentaient les coryphées de la plus
saintedescauses,ilréponditparlemot< impossible >; car,
quelque peine qu'il se fût donnée, il n'avait pu parvenir
ni à les mettre en bataille, ni à les faire marcher par le
flanc. Tout ce qui fut en son pouvoir se borna à trouver
parmi eux douze hommes, un sergent et un caporal,
capables de me former un poste tel que je n'en avais vu
qu'à la porte des comités révolutionnaires... £h bien,
cent et quelques jours après, c'était à qui se vanterait,
se glorifierait d'avoir fait partie de ces volontaires
royaux, qui s'étaient soi-disant dévoués au jour du
danger et qu'on transformait alors en héros. Cette pali-
nodie fournit des titres à des grâces sans nombre, et on
en célébra l'anniversaire par des repas annuels, aux-
quels, par parenthèse, je fus constamment invité, tous
VOLONTAIRES ROYAUX. 283
les chefs de ce ramassis m'étant restés reconnaissants
des égards avec lesquels je les avais traités ; mais on
conçoit que je ne me rendis à aucune de ces invitations,
et que j'aurais éprouvé une véritable honte à spéculer
sur le titre de général commandant ces volontaires, du
moins cette bande, car je crois qu'il y en avait une autre
composée d'éléments plus solides.
Enfin le maire se présenta. Rien ne manquait à son
dévouement, si ce n'est les effets. On lui avait demandé
mille rations de vivres, et pas une ne fut délivrée. Il
avait dû fournir cent ouvriers pour la construction du
pont, il en manquait plus de soixante-dix, et mes
menaces d'exécution militaire n'en firent pas venir vingt
en plus. Je requis quatre voitures pour aller chercher
à Vincennes des vivres et des cartouches, et je n'en
obtins une que le 20 mars à plus de neuf heures du
matin ; enfin je fus douze heures à me faire donner un
logement en remplacement de la petite maison où j'étais
entré en arrivant, c'est-à-dire à placer mon quartier
général à la campagne que l'archevêque de Paris pos-
sède à Conflans.
Vers onze heures du soir, et par une nuit obscure et
pluvieuse, j'étais à l'endroit où l'on jetait le pont dans
la rivière plutôt que sur la rivière; de fait, on tra-
vaillait mal, rien n'avançait, et la mauvaise volonté
était manifeste. Cependant, à force de stimuler l'officier
du génie chargé de cette construction, les sapeurs, les
mariniers et les ouvriers qui devaient le seconder, j'eus,
vers une heure du matin, la certitude que, vers dix
heures, ce pont serait terminé, et je rentrai chez moi,
d'où j'adressai à la hâte un premier rapport au maréchal
Macdonald, rapport que je venais de faire partir pour
Villejuif, lorsque le général Rouget de Lisle (frère de
l'auteur de la Marseillaise, mais non frère d'opinions).
284 MEMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIEBAULT.
l'un des deux maréchaux de camp qui devaient me
rejoindre et auquel je donnai de suite le comman-
dement direct de tout ce qui se trouvait à Charenton,
arriva avec le lieutenant-colonel AUouis devant faire
les fonctions de chef d'état-major de la division que je
devais commander. Ce dernier était accompagné d'an
adjoint, comme le général Rouget l'était d'un aide de
camp.
A deux heures et demie du matin, on m'annonça un
aide de camp du maréchal général en chef. C'était le colo-
nel d'artillerie Boilleau, qui pendant une partie de la
campagne de Portugal avait été employé auprès de moi,
que j'aimais comme un de mes enfants et qui avait pour
mission de faire cesser immédiatement tous les travaux
du pont, de détruire tout ce qui se trouverait exécuté,
de renvoyer les ouvriers et de faire repartir pour Paris
les sapeurs, marins, matériaux et bateaux qui en étaient
venus; et tout cela sans un ordre écrit, sans un mot
pour moi. Dans toute autre situation, avec tout autre que
Boilleau, son ordre n'eût été exécuté en aucune partie;
mais, d'après la confiance qu'il était impossible que
Boilleau ne m'inspirât pas, d'après sa qualité de premier
aide de camp du maréchal et d'après tout ce qu'il me
dit, je dus me déclarer convaincu et je me bornai à me
faire écrire et signer par lui, et au nom du général en
chef, un avis de la mission qu'il avait reçue, sur quoi je
lui donnai carte blanche. Il était à peine huit heures du
matin, que je reçus un billet de mon ami Rivierre de
risle, que son royalisme outré immisçait à tout, qui
avait assisté au départ du Roi et qui m'avait promis
de me tenir au courant de ce qui pourrait influer sur
ma conduite. Ce billet portait : < Le Roi et la famille
royale sont partis à minuit. Une forte agitation règne
dans Paris. Tout me semble perdu* » Je gardai sur ces
DÉPART DE LA FAMILLE ROYALE. 285
avis et nouvelles le secret le plus profond; mon fils lui-
même n'en sut rien par moi, et il ne le sut que tard. Au
reste, je ne pouvais en prendre acte que pour ne pas me
trouver au dépourvu, mais non pour changer de rôle;
soldat chargé d'une mission, je considérais que mon
devoir- était de la remplir, et, cette lettre reçue, je fis cou-
vrir le pont de Charenton par des postes avancés plus
nombreux; je fis établir les deux tiers de mes volon-
taires royaux dans les maisons qui, à la droite et à la
gaucbe du pont, bordent la rive droite de la Marne, et
je fis former avec le dernier tiers une espèce de réserve.
Quant aux pièces, deux placées vers le milieu de la
pente de la rue qui descend jusqu'au pont, l'enfilèrent
dans toute sa longueur, et les deux autres furent dispo-
sées de manière à battre son avancée. Enfin on continua
la tâche commencée sur l'ordre apporté par Boilleau,
c'est-à-dire qu'on acheva d'enlever les parapets en
pierre du pont et qu'on en mina les trois arches.
Une nouvelle lettre m'arriva à Paris; elle était de mon
second maréchal de camp, m'annonçant qu'il jugeait
inutile de me rejoindre. C'est à ce moment que, par le
retour de la voiture et des hommes de corvée que j'avais
fait envoyer à Vincennes, j'appris que le marquis de
Puyvert, commandant ce château fort, s'était sauvé, et
qu'il ne restait personne à qui on pût rien demander, de
qui l'on pût rien obtenir. C'est à cette fuite et à l'avan-
cement qui, à la seconde Restauration, fut donné à ce
marquis (alors qu'on m'exila à Tours) que Déranger fait
allusion dans ces deux vers :
«
Ma foi, c'est un joli talent.
Que d'avancer en reculant.
Mais on ne se borna pas à le promouvoir au grade de
lieutenant général; on lui rendit le commandement de
286 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
Yincennes, si lâchement et si criminellement déserté
par lui, et on commit l'iniquité d'ôter ce commande-
ment au général Daumesnil, qui avait défendu Yincennes
contre toutes les forces de la Coalition et, tant en maté-
riel qu'en munitions, etc., venait de sauver à la France
pour plus de quatre-vingts millions de valeurs... Telles
étaient la politique et la justice des Bourbons.
Pour en revenir à ma position, mon chef d'état-major,
ce môme Ailouis qui pendant toute la seconde Restau-
ration devait être chargé à Paris de la police militaire
par le duc de Feltre et qui fut fait colonel par
Louis XVIII, baron par Charles X, me demanda de se
rendre chez lui pour voir comment se portait sa femme,
qu'il prétendait avoir laissée malade; je lui donnai
cette autorisation, et, deux heures après qu'il m'eut
quitté, je reçus de lui une lettre disant que, si j'atten-
dais à Charenton des ordres de ceux qui m'y avaient
envoyé, je les attendrais longtemps, Paris étant aban-
donné à lui-même, c'est-à-dire à l'Empereur qui est
attendu d'un moment à l'autre. Pour lui, regardant ses
obligations comme remplies, il m'annonçait qu'il ne
reviendrait pas auprès de moi et il me conseillait un
prompt retour.
Je montrai cette lettre au général Rouget qui en rit
avec moi, mais qui, pas plus que moi, ne considérait sa
mission comme accomplie. Il y avait toutefois entre nous
cette différence que Rouget aimait les Bourbons, et qu'il
faisait par sentiment d'affection ce que je ne faisais que
par discipline et par sentiment du devoir. Bref, nous
restâmes parce que, lui comme moi, nous crûmes que
dans une telle circonstance, pour laisser inexécutés
d'anciens ordres, il fallait en avoir reçu de nouveaux;
car la disparition du souverain ne fait disparaître qu'un
homme et non l'autorité qu'il représente, et, si cette au-
L'HÉSITATION DES OFFICIERS. 287
torité n'a pas élé transmise par une cession légale de
pouvoir, elle ne peut être méconnue par des soldats
soucieux de leur honneur et de leur devoir. Nous de-
meurâmes donc, mais nous demeurâmes fort mécon-
tents du maréchal Macdonald dont je n'avais reçu ni
lettre, ni réponse, ni avis verbal, et cela quoique je lui
eusse envoyé trois rapports, le premier reçu par lui à
Yiliejuif; le second confié à un piéton qui me rapporta
ma dépêche en m'apprenant qu'il n'y avait plus à Ville-
juif ni généraux, ni troupes, et que le quartier général
en chef devait être à Saint-Denis; et le troisième à
Saint-Denis, dont je n'eus jamais de nouvelles. Au fait,
et dans des circonstances de cette gravité, ce silence,
cet abandon prouvaient une indifférence fort déplacée,
une ironie signifiant que nous étions bien bons de
croire avoir encore des devoirs à remplir; ou bien
c'étaient les signes d'un désordre tel qu'il eût fallu
croire que chacun avait perdu la tête, M. le maréchal
Macdonald le premier.
Vers une heure après midi, le 7* régiment de cuiras-
siers traversa le pont de Charenton et vint se mettre
en bataille en arrière de ce village, sa droite à la route
de Paris, et cela dans un silence que n'interrompirent
pas les cris de : < Vive le Roi I > qu'à sa vue des officiers et
volontaires royaux avaient proférés. Après avoir fait
mettre pied à terre aux hommes, le colonel de ce régi-
ment se rendit chez moi. Il ne savait rien de ce qui se
passait ou s'était passé à Villejuif ; seulement il me dit
que toutes les troupes qui avaient été réunies sur ce
point repassaient la Seine et la Marne, et que celles qui
étaient encore attendues avaient toutes eu contre-ordre :
« C'est verbalement, ajouta-t-il avec humeur, que j'ai
reçu l'ordre qui a déterminé le mouvement que je viens
d'exécuter; on m'a prévenu, à la vérité, que je recevrais
\
\
S88 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL RARON THIÉRAULT.
ici de nouveaux ordres; mais je ne puis plus guère
reconnaître comme tels que ceux qui me viendront de
Paris, et si dans une heure je n'ai rien reçu, j'irai en
chercher moi-même. »... Boutade à laquelle je ne répon-
dis rien.
Informé vers trois heures et demie qu'un nouveau ré-
giment de cuirassiers (le 4*) arrivait, j'allai à sa ren-
contre. Comme il entrait à Gharenton, quelques officiers
de volontaires recommencèrent leurs cris, qui, cette fois,
furent répétés avec véhémence par le colonel de ce 4«
et plus ou moins fortement ou faiblement par sept ou
huit ofQciers et par autant de sous-ofQciers ou de sol-
dats. Gharenton traversé , le 4* se mit en bataille en
avant du ?•; aucun des hommes de l'un ou l'autre de
ces deux corps, appartenant cependant à la même
arme, ne traversa le faible espace qui les séparait et ne
quitta son rang; le colonel lui-même resta sur le front
de son régiment. Tout se remarquait, dans ce moment
où une forte préoccupation était écrite sur toutes les
figures. Cette situation dura une heure, après laquelle
le lieutenant-général Girardin arriva. Nous causâmes;
les rives gauches de la Seine et de la Marne étaient
décidément abandonnées. A l'exception de quelques ba-
taillons dirigés sur Saint-Denis, tout le reste de l'infan-
terie était renvoyé à ses dernières garnisons. Quant à
Girardin, il avait ordre de réunir sa division à Saint-
Denis. L'une de ses brigades s'y était rendue directe-
ment, et il devait s'y porter avec la seconde, composée
des deux régiments de cuirassiers dont je viens de par-
ler. Il fit donc appeler les chefs de ces deux corps et les
informa du mouvement qu'ils allaient faire. Le colonel
du 4^ se déclara prêt, mais le lieutenant-colonel du ?• ré-
pondit que son colonel était à Paris, et qu'il avait défense
de bouger jusqu'au retour de celui-ci. « En vertu de
DERNIERS CRIS DE « VIVE LE ROI ! » 280
quel ordre votre colonel s'est-il rendu à Paris? demanda
Girardin. — Je Tignore. — Il n'y a de chef, reprit ce
général, que celui qui est présent. La culpabilité de
votre colonel n'atténuera pas la vôtre. Son absence est
un délit; elle lui ôte son comnnandement et vous en laisse
chargé. Ainsi, votre régiment faisant partie de ma divi-
sion, comme en voici la preuve (et il l'exhiba), vous
allez faire sonner à cheval et suivre le mouvement du
4*. — J'en suis désolé, mon général; mais, en partant
pour avoir des nouvelles, mon colonel m'a demandé ma
parole d'honneur que le régiment ne bougerait pas
avant son retour. Cette parole, je puis regretter de l'avoir
donnée, mais enûn il l'a reçue, et je ne saurais y man-
quer. — Vous refusez donc d'obéir à mes ordres. — J'y
suis forcé. — Mon général, s'écria le colonel du 4*, un
officier qui se permet de faire une telle réponse doit être
arrêté sur-le-champ, i Le lieutenant-colonel fixa son
nouvel interlocuteur et sourit. Ce sourire, qui me
frappa, signifiait que le 7* ne souffrirait pas plus cette
arrestation que le k* ne l'exécuterait. Le général Girar-
din avait trop d'esprit pour s'y méprendre. Aussi se
borna-t-il à ajouter : « Dans les circonstances où chacun
reste l'arbitre de sa conduite, à chacun aussi revient sa
part de responsabilité. Quanta moi, j'aurai fait mon de-
voir. » Mot après lequel il ordonna au 4^ et au ?• de cui-
rassiers de monter à cheval. Le 4* obéit et, au comman-
dement de « Marche! • partit à la suite du général Girar-
din, toutes les trompettes sonnant; le colonel proféra de
nouveau le cri de : « Vive le Iloi ! » que trois ou quatre
voix à peine répétèrent (ce qui révélait que le régiment
n'irait pas bien loin), et que Girardin ne répéta pas.
Quant au 7% il resta pied à terre, immobile et gardant
le plus profond silence.
Cette scène avait un double intérêt pour moi. Elle
V 11)
290 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
achevait de me révéler tout ce que ma position avait
d'embarrassant; car, depuis que le marquis de Puyvert
avait décampé de Vincennes, je restais le seul tenant
encore pour le Roi autour de Paris, comme dans Paris,
et, en dépit de mes sentiments, au milieu de Técroule-
ment général, j'étais résolu à me conduire comme j'au-
rais pu le faire dans ma propre cause et comme si je
pouvais conserver encore l'assurance du succès, c'est-à-
dire à me conduire sans grimaces, hésitation ou faiblesse;
c'est à ce moment que je ûs une dernière visite à mes
postes avancés, que je rectifiai leur placement et que je
stimulai le zèle de tous (1). Combien de fois me le suis-
je dit depuis!... Si Napoléon, par quelque raison que ce
pût être, avait pris cette route, s'il était arrivé au pont
de Gharenton, je faisais engager le feu et sauter le pont.
Cela n'empêchait rien; mais je considérais que, dans cette
aventure où le sort de la France était si cruellement
engagé, la stricte observance des ordres reçus devenait
le premier et le plus sacré des devoirs du soldat. Rien
ne peint mieux mon état d'esprit et de conscience à ce
terrible moment qu'un mot de Zozotte qui me revient en
mémoire et que je cite parce qu'il correspond très exac-
tement à ce qu'était alors mon sentiment. Un jour que
je parlais de ma position à cette date du 20 mars 1815,
je ne sais plus quel général s'étant récrié sur la né-
cessité à laquelle je me trouvais réduit de commander
le feu contre Napoléon et son escorte, s'ils se présentaient
par la route que j'étais chargé de défendre, Zozotte lui
(1) L'avant-veille, Préval avait été envoyé par le duc de Feltre à
Versailles pour en faire partir deux régiments destinés au camp
de Villejuif et pour exciter leur dévouement. Cette mission une
fois remplie avec l'apparence d'un entier succès, Préval, de retour
auprès du ministre, lui dit : « Monseigneur, j'ai obtenu de ces corps
tout ce que je leur ai demandé. Ils sont partis au cri unanime de :
« Vive le Roi t » mais tous pour rejoindre r£mpereur. »
LA FIN DU SO MARS. S91
dit : c Vous oubliez, général^ qu'il faut avoir de l'hon-
neur avant d'avoir des opinions >; et tel était en effet
pour moi ce cas de conscience militaire que j'étais con-
damné à exécuter contre un géant, que j'avais tant ad-
miré, des ordres donnés contre lui par des pygmées que
je méprisais ; mais, pour rappeler un autre mot de Zo-
zotte : c Doit-on se mettre mal avec sa conscience, puis-
qu'on est obligé de vivre toujours avec elle ? >
Ainsi j'aurais tiré sur Napoléon; dans ce cas, il
ne me restait plus d'autre parti à prendre que de courir
après Louis XYIII. J'aurais tout au moins partagé la des-
tinée de Ricard ; mon exil momentané m'eût placé à la
Chambre des pairs; toutes mes tribulations sous les
deux règnes des Bourbons eussent été conjurées, mes
malheurs évités; et pourtant j'aurais un regret, peut-
être un remords, que le sort m'a fort heureusement
évités.
Rentré à mon quartier général, vers les six heures du
soir, j'étais prêt à me mettre à table lorsque le général
Rouget m'amena un officier supérieur de Tétat-major de
Paris; cet officier portait à son chapeau la cocarde tri-
colore et m'apportait l'ordre verbal de rentrer chez moi
et de faire également rentrer chez eux les officiers gé-
néraux et d'état -major qui se trouvaient sous mes
ordres, de renvoyer d'où ils étaient venus mes corps
et détachements, et de faire cesser tous les travaux de
défense, surtout en ce qui tenait à la rupture du pont(l)
Il était temps que la journée finit; ce commandement de
vingt-quatre heures me semblait avoir eu la durée d'un
siècle; m'y entêter eût été absurde, quand tout était dit
et cent fois dit; mais je n'en fus pas moins blessé de la
(4) Les trois arches dont je fis démolir les parapets de pierre,
n'ont encore aujourd'hui, 1837, que des parapets de bois.
292 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
manière assez dégagée dont les nouveaux ordres m'é-
taient envoyés; par qui, en quel nom et de quelle auto-
rité? Aussi, sans répondre à l'officier supérieur, je me
bornai à dire au général Rouget : « Vous venez d'en-
tendre les ordres que monsieur apporte. Malgré ce qu'il
j a d'irrégulier et d'inconséquent à ne pas me les avoir
adressés par écrit, je les tiens pour suffisants et je vous
charge de leur exécution, qui terminera votre mission.
Monsieur, dont je vous prie de prendre le nom, restera
avec vous pour vous seconder au besoin; puis, comme
vous ne ferez aucun rapport à qui que ce soit, il retour-
nera vers qui Ta envoyé p'our rendre compte que nous
avons obéi aux circonstances, faute, ne les connaissant
pas, d'avoir pu obéir aux personnes. »
Mes chevaux étaient sellés et harnachés, et je partis
immédiatement à cheval, laissant la soupe sur la table
et sans m'occuper de qui la mangerait. Comme j'arri-
vais à la grande route, le 7^' de cuirassiers montait à che-
val. En me voyant, le lieutenant-colonel accourut à moi
pour me dire que son colonel venait de lui envoyer, par
un ofBcier qu'il avait emmené avec lui, l'ordre de le re-
joindre à Paris, et que par conséquent il allait me suivre.
Arrivé par la rue de la Grande-Pinte au carrefour de
Rambouillet, je fus pris pour le maréchal Ney et applaudi
à tout rompre. A deux cents pas plus loin, ma cocarde
blanche me fit huer; aussi, au lieu de suivre la rue de
Charenton qui était encombrée de foule, je me fis jour
à travers la poussée de monde jusqu'à la rue de Beau-
veau qui était presque déserte. Enfin, ne voulant ôter ma
cocarde blanche que lorsque je serais rentré chez moi,
mais me souciant peu de nouvelles scènes, je montai
dans mon cabriolet dont je m'étais fait suivre, et parles
rues peu fréquentées de Sainte-Marguerite, de Popin-
court, etc., je gagnai la rue de Caumartin où je logeais.
LA FIN DU 20 MARS. 29S
Comme complément de tous les devoirs que mon
adhésion aux Bourbons avait pu me faire contracter,
mais en même temps comme moyen de constater l'aban-
don dans lequel M. le maréchal Macdonald avait appa-
remment trouvé commode ou plaisant de me laisser, je
lui fis à la hâte un rapport dans lequel je relatais tout
ce qui avait résulté de ma mission et de quelle manière
son silence l'avait compliquée et avait pu l'aggraver.
Dans la soiréee même, je portai mon rapport à son petit
hôtel, rue de l'Université, où, par parenthèse, on n'avait
aucune nouvelle de lui et où l'on me conseilla de mettre
mon paquet à la poste en l'adressant à Lille, ce que
je fis. La conduite du maréchal et la nouvelle preuve
qu'il me donna de la légèreté avec laquelle il traitait les
hommes et les choses, m'avaient donné de l'humeur
contre lui; je ne le revis donc pas de longtemps; plus
tard je n'eus pas l'occasion de revenir avec lui sur cet
épisode de Charenton, alors même qu'en 1816 je fus si
brutalement persécuté par le duc de Feltre. Je dédaignai
et le droit que ma conduite au 20 mars me donnait de
recourir à lui, et le devoir qu'elle lui imposait de me
défendre; de sorte que j'ignore encore si mon rapport
lui est parvenu ou non.
Au moment où, mon rapport fini, j'allais me rendre
chez le maréchal, le général Rouget était entré dans mon
cabinet pour me rendre compte de l'exécution de mes
derniers ordres : c £h bien, lui dis-je, quand nous
fûmes prêts à nous quitter, qu'allez-vous faire? — Rester
chez moi. £t vous, mon général? — Je n'en sais rien,
répliquai-je. Nous sommes dans le lit d'un torrent, qui
semble vouloir tout emporter, et, pour des princes à l'égard
desquels j'ai fait mon devoir jusqu'au bout, je ne risque-
rai pas d'être écrasé. Toutefois, si je suis le courant, ce
ne sera qu'avec prudence et qu'à bonne enseigne. >
CHAPITRE X
Je venais de parler de prudence, de réflexion et de
réserve dans ma conduite, et cependant les exaltations
populaires ont une telle puissance électrique qu'à peine
sorti de chez moi, je me sentis saisi dans le courant, et
qu'après avoir passé par Thôtel de M. le maréchal Mac-
donald,à l'idée que je venais d'y régler le dernier compte
de mes devoirs envers les Bourbons, je devins le jouet
d'un irrésistible entraînement qui me conduisit aux
Tuileries. Il était neuf heures un quart; Napoléon venait
d'arriver; en proie à la plus délirante des exaltations,
vingt mille personnes au moins se pressaient aux abords
du pavillon de Flore, dans Tescalier et les appartements
où je crus que je ne parviendrais jamais. A la descente
de sa voiture, l'Empereur avait été entouré, saisi, enlevé
et porté à bras jusque dans les salons. Ceux qui l'avaient
porté étaient comme fous; mille autres se vantaient
d'avoir baisé ou seulement touché ses vêtements, et
leurs exclamations se perdaient dans l'incroyable chari-
vari des cris et des vivats dont retentissaient la cour et
le jardin. Dans les appartements on ne criait plus,
lorsque j'arrivai, mais tout le monde y parlait à la fois;
il était impossible de s'entendre; car, pour quelques
heures, le peuple formait seul la Cour de celui que la
France réélevait sur le pavois. Toutes les âmes sem-
blaient déborder de joie. Paraissait-il un des ofGciers
NAPOLÉON AUX TUILERIES. 295
revenant de l'île d'Elbe, on se jetait sur lui, comiue si
l'on avait voulu s'en partager les reliques, et il n'y avait
pas jusqu'aux valets que Ton ne touchât et que l'on ne
fêtât. Tout à coup Napoléon reparut. L'explosion fut
subite, irrésistible. Je crus assister à la résurrection du
Christ; de fait, après un rôle surnaturel, après des
malheurs dans l'aMiction desquels le ciel semblait inter-
venu, le miracle de son retour achevait de faire de cet
homme un être plus qu'humain. A sa vue, les transports
furent tels qu'on eût dit que les plafonds s'écroulaient;
puis, après cette explosion de tonnerre, chacun se re-
trouva, palpitant d'extase et comme balbutiant d'ivresse.
M'ayant reconnu au milieu de cette cohue et ayant
accompagné mon nom d'un signe de tète et d'un gra-
cieux sourire, l'Empereur put lire mon émotion sur ma
ûgure. Et pourtant il y avait à peine trois heures que,
soldat des Bourbons, j'avais encore mes canons braqués
contre lui; mais maintenant il me semblait que j'étais
redevenu Français, et rien n'égalait les transports et les
cris avec lesquels j'essayais de lui manifester la part
que je prenais à l'hommage qui lui était rendu. La nuit
ne ut que suspendre ces acclamations. Au jour naissant,
la foule avait envahi de nouveau le jardin et la cour, et
de nouveau faisait retentir les airs de ses vivats les plus
passionnés, qui, pendant près d'une semaine, furent
d'échos en échos répétés par un million de Français.
A part les gens auxquels l'enfer réservait encore une
revanche, dont ils abusèrent comme ils avaient abusé de
la première, — n'ayant pas été plus corrigés par 4815
qu'ils ne l'avaient été par 1793, qu'ils ne l'ont été par
1830, qu'ils ne le seront jamais, — à part ces gens-là, tout
Paris d'abord, bientôt toute la France partagea cet
enthousiasme à la fois d'espoir et de vengeance. Et com-
ment, après un an de torture et de honte, de malheurs et
â96 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
de rage, n'eût-on pas été cent fois électrisé par ce retour
incompréhensible, qui rappelait tant de prospérité, de
grandeur, de gloire, et, ramenant la conQance en un
avenir réparateur, exaltait encore? Je Tavais bien senti
par moi-même : un moment et un homme avaient suffi
pour rendre la France aux Français, les Français à la
France; fait d'autant plus saisissant que, dans le Moniteur
du 21, il n'occupa que ces deux lignes sous la date du
20 mars : c Le Roi et les princes sont partis cette nuit.
— S. M. l'Empereur est arrivé ce soir. »
Bientôt arrivèrent les vieux braves de l'île d'Elbe, dont
le dernier homme, monument de tant de hauts faits,
était chevalier de cet ordre de la Légion d'honneur,
naguère celui des batailles et des illustrations, de cet
ordre dont la dernière décoration comptait plus dans la
considération publique que les cordons et les plaques
n'ont compté depuis que cet ordre est devenu l'ordre
des avilissements et plus rarement du mérite. L'arrivée
des braves et celle du bataillon sacré, formé à Lyon
d'officiers licenciés, ne laissèrent plus de bornes au
délire, et, pour chaque nouveau régiment passant sim-
plement par Paris, les vitres tremblaient dans les rues
qu'il suivait, et cela sans interruption depuis la barrière
par laquelle il entrait jusqu'àcelle par laquelle il sortait,
et môme tout au long des faubourgs. Jamais Napoléon
n'exerça une plus grande influence morale que dans ce
moment, et, si le retour de Waterloo allait mettre le
comble à ce qu'avait eu de lugubre celui de Moscou,
l'impression produite par l'arrivée de l'île d'Elbe fut
digne de celle produite par le retour d'Egypte (1); tou-
(1) La joie causée par ce premier retour, joie si puissamment
justifiée par les victoires de 1797, avait produit plusieurs effets
extraordinaires dont j'ai cité quelques-uns, mais j'ai omis celui-ci :
Un homme mit à la loterie les numéros correspondant & la place
LA MAGIE DU RETOUR. 297
tefois, pour conserver la magie de ce retour, il ne fal-
lait pas essayer de consolider son occupation avec de
l'encre, des chiffons de papier et des agents, mais avec
des soldats; par malheur, Napoléon était d'autant plus
en proie à la vanité qu'il était plus affaibli, et, pour la
troisième fois, il devait être en 1815 la dupe des ruses
dont il avait été la victime en 1812 et en 1813. De même
qu'en négociant à Moscou il avait donné à l'armée de
Turquie le temps d'arriver sur ses derrières et à l'hiver
celui de ramener ses plus effroyables rigueurs; de même
qu'en négociant à Dresde il avait donné aux Russes et
aux Prussiens le temps de doubler leurs forces et de les
faire entrer en ligne, et à l'Autriche celui de faire d'im-
menses levées et de mobiliser contre lui trois cent mille
hommes sous le prétexte d'une intervention armée; de
même à Paris, en écrivant aux rois de l'Europe des
lettres qu'aucun d'eux ne daigna recevoir, ce qui le
laissa justiciable d'un Congrès où sa condamnation
était irrévocable, de même en faisant une constitution
qui lui ôta deux cent mille hommes, en restant dans une
inaction qui glaça le zèle de cent mille Belges prêts à
se joindre à lui, en s'abaissant à employer je ne sais
combien d'agents subalternes et impuissants, en four-
nissant à Fouché l'occasion de s'évertuer dans quatre
rôles (1) dont trois trahisons devaient être la consé-
quence, en figurant à un Champ de mai et en jouant aux
souvenirs quand l'urgence des réalités présentes était
criante, il donna aux coalisés le temps de l'attaquer
avec six cent mille hommes, que secondaient la Vendée,
mille embarras intérieurs et une Chambre exécrable,
que lieoneDt dans l'alphabet les oeuf lettres du nom de Bonaparte
(le double A pour une), c'est-à-dire les numéros 2, 15, 14, 1, 16, 18,
20, 15 ; et cette mise lui fit gagner 51,000 francs.
(1) Napoléon, le roi de Rome, le duc d'Orléans, Louis XVIII.
298 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
tous obstacles dont seule une prompte victoire aurait fait
justice.
Pendant qu'il perdait ainsi Tunique moment qui dût lui
être offert de précéder l'ennemi sur les points les plus
importants de nos frontières, les messes et les réceptions
des dimanches (1) recommençaient aux Tuileries; mais,
à l'exemple des Bourbons, auxquels il reprochait de n'a-
voir rien appris ni rien oublié pendant leur long exil,
lui-même ne sut pas mettre à profit sa première disgrâce
et comprendre qu'il devait à la France l'escompte de ses
fautes et des malheurs qui en avaient été la conséquence ;
il ne comprit pas que, pour s'acquitter, il fallait non des
messes, mais des concessions, alors surtout qu'il les avait
annoncées et promises. Mais j'arrive à la circonstance
la plus fâcheuse de ma vie, à la plus déplorable des
fautes que j'aie commises et sur laquelle je dois d'autant
mieux m'expliquer que, vis-à-vis de ceux qui comme moi
en ont souffert, c'est-à-dire de mes enfants, cette explica-
tion peut seule justifier de ma conduite.
Le 27 ou le 28 mars, comme j'achevais de déjeuner, on
me prévint que le conseiller d'État Maret était dans
mon cabinet. C'était une visite à laquelle son heure
même ne donnait aucun caractère extraordinaire, et cela
(1) A la première de ces réceptions et au nombre de beaucoup
d'autres gens de Tancien régime, se présenta le prince de Mont-
morency, ce premier baron chrétien, au père duquel un M. de
Vienne, entrant avec lui chez Louis XVI le lendemain du jour où
ce môme Vienne avait été fait baron, disait :« Vous le voyez, prince,
les extrêmes se touchent. » Comme ce Montmorency arrivait»
Préval Taperçut et l'aborda en lui demandant : « Que venez-vous
faire ici ? — M'étonner et admirer. — Monsieur le duc, reprit Préval,
ce qu'il y a d'étonnanl, c'est votre présence ; car dans huit jours ceci
sera une Cour, et vous y serez & votre place; mais aujourd'hui c'est
un quartier général où se passe une revue do lendemain de bataille,
et, n'étant pas militaire, vous avez la bonne fortune de pouvoir
éviter de vous y commettre. » Et le Montmorency partit, compre-
nant que ce n'était pas là sa place.
MAUVAIS CONSEIL. S99
par suite de la manière intime dont nous nous étions liés,
le conseiller et moi, à Orléans. Dès que je Veus rejoint et
avant même d'échanger les politesses habituelles : « Mon
général, me dit-il, je n'ai pas voulu perdre un moment
pour vous donner de grandes et d'heureuses nouvelles
et un avis important. Il n'y a plus de doutes que TËm-
pereur va de nouveau être reconnu par toutes les puis-
sances continentales de l'Europe; ce qui le prouve, c'est
qae Marie-Louise et le roi de Rome sont en route pour
le rejoindre, et que dans quatre jours ils seront à
Strasbourg. Aussi la miraculeuse réussite du retour a
changé toutes les dispositions dans lesquelles on était à
l'égard de l'Empereur; les Bourbons sont pour jamais
eiLpulsés de la France, l'Empire est rétabli, et cette cir-
constance donne la plus haute importance à la manière
dont on se sera prononcé avant que ces faits soient
publiquement accomplis. C'est donc pour vous donner
le temps de tirer parti de votre position que j'accours et
pour vous engager à une démarche urgente; vous êtes
mal avec le prince de Neuchàtel, qui ne peut manquer
d'être prochainement de retour; plus mal avec le prince
d'Eckmûhl, ministre de la guerre; vous n'êtes pas riche,
vous avez une famille nombreuse et vous ne devez
pas compromettre une carrière honorablement fournie.
Cependant vous n'avez qu'un moment pour concilier
tout ce que vos intérêts commandent; car, l'Impératrice
une fois rentrée en France, toute protestation ne paraî-
tra plus qu'une spéculation, et vous seriez mal venu à
parler d'un zèle qui ne pourrait plus être attribué au
dévouement. Considérez d'ailleurs que votre conduite
à Charenton forme un fâcheux précédent, et que le
silence que vous avez gardé depuis, bien que vous vous
soyez montré, n'est pas propre à vous recommander. •
Je le remerciai, et de sa démarche, et du motif auquel
300 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
il était impossible de ne pas l'imputer, et je le priai de
me dire ce qu'il pensait que je devais faire. « Écrire, me
répondit-il, à l'Empereur une lettre, que par duplicata
vous adresserez au ministre de la guerre et pour la-
quelle vous ne laisserez aucun doute sur votre dévoue-
ment et sur votre amour pour Sa Majesté. •
Certes, si ce conseil qui successivement me fit perdre
le commandement de la dix-huitième division militaire,
qui me fit exilera Tours, qui m'ôta la direction générale
du personnel de la guerre, qui me plaça dans une ligue
d'hostilité à laquelle je n'appartenais pas, qui, avant rage,
me fit mettre à la retraite deux fois et, la seconde fois,
par ordonnance de bon plaisir (i), qui me jeta dans deux
entreprises auxquelles, et au nombre des moindres maux
qu'elles me firent, je dus ma ruine; si ce conseil enfin qui
eut une action malheureuse jusque sur les carrières de
mes fils, sur l'établissement de mes filles, m'avait été
donné par un homme se trouvant dans une position ordi-
naire, je l'aurais discuté et examiné, j'aurais appelé la
réflexion, c'est-à-dire, le temps à mon aide, et il y a
cent à parier contre un que, s'il m'avait entraîné à une
démarche, ce qui aurait été d'autant plus douteux que
mes services m'auraient paru devoir me dispenser de
les offrir, j'aurais parlé et non écrit à Napoléon, et sur-
tout je n'eusse pas écrit au maréchal Davout, chez lequel
je n'avais pas mis les pieds depuis le blocus de Ham-
bourg. Mais, ayant jugé à tort ou à raison que le conseil
que je venais de recevoir, je le devais au frère de
M. le duc de Bassano, et ce conseil me paraissant une
sorte d'offre de bienveillance, j'eus le tort ou le mal-
(1) Il est effrayant de penser ce qu'avec ce mot de plaisir les
souverains ont donné le change aux peuples; combien les plaisirs
ont ruiné de contrées, les menus plaisirs de provinces et le bon
plaisir de personnes.
FAUSSE DÉMARCHE. 301
heur de le considérer comme impératif. Je n'eus pas la
pensée d'élever aucun doute sur l'authenticité des nou-
velles qui venaient de m'ôtre certiûées, et je ne pouvais
pas même paraître hésiter à les croire. Je vis donc, dans
mon empressement à suivre la marche qui m'était tra-
cée, une sorte d'obligation et la dernière occasion qui
m'était offerte vis-à-vis de Napoléon pour mettre fin à
une suite de malentendus qui avaient équivalu à un état
de disgrâce. De plus, résister aux instances tout ami-
cales qui m'étaient faites me parut devoir m'attirer une
nouvelle inimitié, et, d'après ces considérations et sur
sa demande, je brochai en présence de M. Maret la
lettre qu'il jugeait indispensable, lettre dans laquelle et
à deux reprises, et pour en rendre l'effet plus certain, il
me fit recommencer la rédaction de la phrase qui a
causé toutes mes tribulations. Enfin, trouvée bien par
lui, cette lettre fut recopiée et signée en double en sa
présence; après quoi je sortis avec lui, moi porteur du
duplicata adressé au ministre de la guerre et que je
remis à l'officier de service de celui-ci, M. Maret porteur
de ma lettre à Napoléon, et qu'il se chargea de remettre
en mains propres.
Cependant le jour annoncé pour l'arrivée de Marie-
Louise à Strasbourg se passa sans qu'il fût question
d'elle, et les jours se succédèrent dans un égal silence.
Le doute s'empara donc de moi; j'interrogeai sur le fait
de ce retour des personnes devant être bien instruites,
et je ne trouvai en elles que réticences et embarras. J'al-
lai même voir le comte Maret, et il évita toute conversa-
tion ayant trait à l'Impératrice et au roi de Rome. Pour
donner suite au contenu de mes lettres, j'avais attendu
la vérification des nouvelles qui m'avaient déterminé à
les écrire, et l'on comprend que je devins encore plus
circonspect à mesure que ces nouvelles se démentirent,
302 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
de sorte que ces fatales lettres n'existèrent, l'une que
pour faire remarquer à Napoléon ces hésitations posté-
rieures et cette défiance, Tautre pour me perdre vis-
à-vis des Bourbons que leur conduite et leurs desseins
m'empêchaient d'aimer, mais pour lesquels je n'avais
pas moins été dévoué au jour du danger et dont je
n'aurais trahi les intérêts dans aucune circonstance,
attendu que je n'ai jamais trahi personne.
Peu de jours après sa rentrée à Paris, Napoléon avait
quitté les Tuileries, qu'il n'avait plus les moyens de
remplir, alors même que de nouveau son nom remplis-
sait le monde. Ce château, en effet, signalait beaucoup
trop les vides qui s'étaient formés autour de l'Empe-
reur; un silence de mort régnait dans les appartements
de Marie- Louise et du roi de Rome; indépendamment
de ce que, dans cette résidence, chaque pas donnait
lieu à des souvenirs cruels, il restait si peu de rapports
entre elle et celui qui l'occupait, quelque colossales que
fussent encore ses proportions, qu'un moindre espace
était devenu indispensable à un rôle réellement amoin-
dri, et par exemple ce seul fait de ne plus y voir le
corps diplomatique rappelait trop que le ci-devant roi
des rois était maintenant traduit au ban de l'Europe con-
jurée. Dans cette situation non moins fausse que mena-
çante, rÉIysée devint un refuge; Napoléon ne reparut
aux Tuileries, où cependant le drapeau national et impé-
rial continua à flotter, que les dimanches pour la messe
et pour les audiences publiques, audiences pendant
lesquelles on tâchait de conserver un faux air des jours
qui n'étaient plus. A l'Élysée, espèce de petite maison
décorée du nom de palais, on pouvait s'écarter du céré-
monial sans trop afQcher cette nouvelle preuve de dé-
chéance et sans avoir l'air de renoncer à ce même céré-
monial pour d'autres lieux et pour des temps meilleurs;
NAPOLÉON A L'ELYSÉE. SOS
aussi Tétiquette s'y modifia de manière que les grands
dignitaires, les maréchaux, les ministres et les mem-
bres du Conseil d'État, les pairs, les généraux, les dé-
putés, les préfets, se mirent sur le pied de s'y rendre
le matin à l'heure du lever et le soir à celle des anciens
cercles. Le matin cependant, on ne voyait guère Napo-
léon que quand on demandait à être reçu par lui; mcds,
le soir^ on était admis dans ses appartements, où il se
tenait; on s'y présentait comme auparavant sans doute
pour demander et pour se montrer, mais aussi, dans ce
moment où l'incertitude de l'avenir aiguisait la curio-
sité, pour trouver réuni beaucoup de monde.
J'ai dit à quel point je considérai comme inique de ne
pas avoir reçu l'ordre de la Couronne de fer. Il me sem-
blait impossible de ne pas attribuer ce fait à un oubli de
la part de l'Empereur; conséquemment, passant à Paris,
en février 1813, pour me rendre d'Espagne à la Grande
Armée où mon zèle seul me conduisait, j'écrivis à l'Em-
pereur pour lui demander cet ordre. Cinq mois après,
me trouvant à Lûbeck, je reçus du ministre de la guerre
une lettre qui contenait ma demande et portait que cette
demande avait été renvoyée par Sa Majesté Impériale
au moment de son départ pour l'armée et sans l'énoncé
de la décision nécessaire pour qu'il pût y être donné
suite; que cependant des demandes de cette nature
n'étaient jamais retournées au ministre que lorsqu'il
devait être favorablement statué sur leur contenu, qu'il
y avait donc ici preuve d'oubli, et que ma demande
m'était renvoyée afin que je pusse faire parvenir ma
réclamation au quartier impérial. Nous étions en cam-
pagne et l'Empereur dans une situation déjà fort dif-
ficile; ce n'était plus le moment de parler de soi, et
j'ajournai toute démarche à des jours plus heureux. A
ce titre, les Cent-jours ne convenaient certes pas à une
1
304 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
récidive, et cependant je me laissai aller à demander, un
matin, à être reçu. Admis dans le cabinet de Napoléon,
je lui rendis compte des faits qui précèdent, et je lui
présentai et la demande que je lui avais faite il y avait
quinze mois, et la lettre du ministre de la guerre. Tout
en jetant les yeux sur l'une et l'autre de ces deux piè-
ces : < Il n'existe plus en France, me répondit-il, de
chancellerie de cet ordre. — Sire, répliquai-je^ je mets
cent fois plus de prix à la preuve que Votre Majesté
Impériale a eu l'intention de me donner cet ordre,
qu'au droit de le porter. > Il réfléchit un moment, pen-
dant lequel j'espérai échapper à ce que l'Empereur pou-
vait trouver d'extraordinaire à ma démarche, et je crus
qu'il allait mettre en marge de ma demande le fameux
c Accordé > et son c Nap... >; mais il se borna à me
dire : < Je garde ces pièces pour m'en occuper quand le
moment en sera venu... > Et je ne gagnai à cette malen-
contreuse démarche que de perdre la preuve écrite et
officielle du fait, et j'ajoutai un second regret au pre-
mier, si même je n'y ajoutai pas un peu de honte ; mais
je ne recule pas devant l'aveu de mes faiblesses.
Les audiences des Gent-jours me rappellent encore
une petite aventure arrivée à Préval; je la rapporte
parce qu'elle montre bien à quel degré de circonspection
on en était arrivé en matière de relations à cette petite
Cour de TÉlysée. Fait lieutenant général par les Bour-
bons, employé de suite par eux, notamment à Torgani-
sation de la Maison du Roi, et comme chef de l'état-major
de la gendarmerie de France, caressé par une foule de
bourboniens et par les renégats, cité de plus pour avoir
très énergiquement refusé à Murât d'être un des juges
du duc d'Ënghien, redouté par les uns pour ses épi-
grammes, par d'autres pour ses cràneries, enûn jalousé
à cause d'une supériorité menaçante pour trop de gens,
LE GÉNÉRAL PRÉVAL. 805
il était peu aimé, et c'en fut assez pour qu'on le signalât
comme dangereux. On parla même de l'exiler, et sa
position devenait de plus en plus fausse et désagréable,
lorsqu'il obtint du marécbal Suchet, partant pour orga-
niser et coDunander l'armée des Alpes, d'être emmené
par lui. Il partit donc; mais, à peine arrivé à Lyon, je ne
sais combien de généraux le dénoncèrent, de telle sorte
qu'une dépècbe télégraphique ordonna au maréchal de
le renvoyer de suite à Paris, où il arriva à peu près en
proscrit. Cependant Napoléon, qui connaissait trop bien
Prévai (1) pour ne pas estimer sa sagacité et sa capacité,
' (1) Prévai était, par aa femmoi dans riniimité de la Cour ; d'abord
Mme Turgant et Mme de Beauharnais étaient liées ; ensuite, quand
Caroline Turgant entra chez Mme Campan, Hortense, son aînée,
fut chargée d'elle, suivant l'usage delà maison. Or, dès qu'Hortense
fut nubile, le premier Consul eut des regards pour elle, et Mme Cam-
pan, d'accord avec Joséphine, ménageait les entretiens. Sitôt que le
premier Consul arrivait, Mme Campan emmenait Caroline, qui,
quoique bien jeune et par instinct de femme, devina le secret. Quoi
qu'il en soit dea suites, qu'Hortenae ait été mariée à Louis étant
déjà grosse, ou que Napoléon lui ait fait un enfant sitôt qu'elle fut
mariée, i) n'en est pas moins vrai que Caroline Turgant était trop
liée. avec Joséphine et Hortense pour qu'elle ne dût pas, quand elle
épousa Prévai, se montrer avec son mari. Ils allèrent donc tous
deux un matin chez Joséphine et y rencontrèrent Mme Savary^
qui était alors la maltresse de Napoléon et qui, se croyant vrai*
ment maîtresse, avait offensé Joséphine. Mais Napoléon était au
moins aussi disposé à venger sa femme qu'à l'outrager ; il avait
donc résolu non seulement de répudier, mais encore de châtier
Mme Savary, et ce fut la présentation de Caroline qui servit d'oc-
casion à la mise en scène décidée d'avance. « Caroline, dit l'Impé-
ratrice, comment n'ôtes-vous pas présentée? Il faut que vous le
soyez sans retard. » Et elle chargea Mme Savary de présenter Ca-
roline. Mme Savary prétexta qu'elle n'était pas de service, qu'elle
ne pouvait prendre la place de Mme de Luçay sans froisser cette
dame ; elle se débattit inutilement et dut obéir. La présentation eut
lieu de suite, et, quand les deux dames entrèrent dans le cabinet
de l'Empereur, celui-ci dit à Mme Prévai : « Bonjour, Caroline ; je
suis bien aise de vous voir; vous êtes vraiment belle et parfaite de
manières. Ce n'est pas comme vous, ajouta-t-il en se tournant
vers Mme Savary ; on ne sait quelle figure vous avez aujourd'hui.
V. £0
306 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
avait résolu de l'utiliser; en conséquence, il ordonna au
ministre de la guerre Davout de le faire appeler et,
après cette phrase : c Quoique vous ne soyez pas des
nôtres », de lui ordonner de se rendre en Picardie, en
Artois et en Flandre, pour y réunir dans les trois mois
vingt-cinq mille hommes de cavalerie disponibles. En
quinze jours il eut accompli sa mission, et, lorsqu'il en
rendit compte au maréchal Davout, ce ministre lui
ordonna de se présenter aussitôt à l'Elysée pour faire
lui-même son rapport à Napoléon. Il était neuf heures
et demie du matin lorsqu'il entra dans la galerie de ce
palais, et là, au milieu de cent personnes de sa connais-
sance, de soixante de ses camarades, de trente qu'il
tutoyait depuis vingt ans, personne ne s'approcha de lui,
et il resta dans un tel isolement qu'il y paraissait un
inconnu. A plusieurs reprises il avait demandé à des
aides de camp de Napoléon de l'annoncer, mais le plus
hardi d'entre eux aurait craint de se compromettre en le
nommant; enfin, ayant pu s'adresser à M. de Montes-
quiou qui passait, il fut de suite introduit.
En l'apercevant. Napoléon lui dit : t Vous vous mêlez
Avec qui diable avez-vous couché cette nuit? Mais vous... »Et il
aggrava le contraste en «'adressant de nouveau à Mme Préval, qui
était plus morte que vive et qui, bien qu'accablée de compliments,
sortit du formidable cabinet résolue à ne pas remettre les pieds à
la Cour. Malgré des invitations et des admissions aux grands et
petits cercles, elle resta des années sans revenir; puis, mère de
trois enfants, elle jugea qu'elle n'avait plus rien à redouter et
reparut. Elle se trouvait à côté de Mme de France; quand l'Empe-
reur passa, il dit âi celle-ci : « Qui étes-vous ? — Fille de Foncier.
— Il y a des iilles partout. » Il continua son tour, sans adresser,
fort heureusement, de semblables boutades à Mme Préval, mais en
la fixant avec colère et sans répondre à la révérence qu'elle lui fai-
sait. Huit jours après, elle eut une mémo réception; mais quand
elle reparut pour la troisième fois, l'Empereur s'arrêta devant elle,
la considéra et lui dit : « Ah I vous revenez ? Eh bien, vous êtes une
digne femme et la femme d'un officier que j'estime. Je serai tou-
jours bien aise de vous voir. »
SCÈNE DE COURTISANS. 307
donc de politique? — Jamais^ Sire. — Vous vous en
mêlez, et vous avez tort. Occupez-vous de votre métier,
et non de choses auxquelles vous n'entendez rien.
Qu'avez-vous à me dire ? »... ËtPréval lui rendit compte
de la mission qu'il venait de remplir avec tant de celé*
rite et plein succès. L'approbation fut complète, et, con-
séquemment aux ressources qu'il avait indiquées, il reçut
l'ordre de faire le plus promptement possible et d'appor-
ter à Napoléon lui-même un travail pour porter, en cinq
mois, cette levée de troupes à cheval à cinquante mille
hommes. Préval se retira et traversa de nouveau cette
galerie sans qu'un mot lui fût adressé, sans qu'un regard
se dirigeât sur lui.
Quatre-vingt-seize heures lui suffirent pour terminer
le travail demandé; les copies et tableaux de ses rap-
ports remplissaient un portefeuille, et c'est suivi par un
des huissiers du ministère de la guerre chargé de ce
portefeuille qu'il traversa pour la troisième fois cette
galerie de l'Elysée, marchant comme les deux premiè-
res fois entre deux murs d'épaules, car on ne voyait
encore en lui qu'un solliciteur obstiné, un homme qui
à force de courbettes venait obtenir sa grâce. Quant à
l'huissier, on était loin de croire qu'il eût avec Préval
aucun rapport, c'est-à-dire que celui-ci fût en si bonne
compagnie; mais lorsque, arrivé à l'extrémité intérieure
de la galerie, Préval eut dit à cet huissier : < Mettez
mon portefeuille sur cette console et venez le reprendre
à onze heures et demie >, un demi-tour à droite et un
demi-tour à gauche s'exécutèrent avec la rapidité de
l'éclair; chacun lui fit face; tous les yeux se levèrent sur
lui, les bras s'étendirent, les figures s'épanouirent, les
bouches s'ouvrirent, et, de toutes parts apostrophé, bien-
tôt embrassé, il ne savait plus comment répondre à toutes
les démonstrations et exclamations dont il était l'objet.
808 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
Une scène du même genre, quoique dans un sens
opposé, se répéta pour lui dix ans plus tard au Conseil
supérieur de la guerre (1), et, comme celle que je viens de
(1) Le Conseil supérieur de la guerre, créé sous le ministère de
M. le vicomte de Gaux, avait deux sortes de séances, savoir : les
séances préparatoires où Ton élaborait les questions, etles séances
princières où Ton délibérait définitivement; les premières prési-
dées par des maréchaux, membres du Conseil ; les secondes par
M. le Dauphin. Or, à l'une des séances préparatoires, et dans
le but de mettre fin aux interminables et scandaleuses réclama-
tions d'officiers qui, avec plus ou moins de raison ou d'injustice,
avaient été privés de leurs emplois, et pour empocher que la Cham-
bre des députés ne continuât à. être un parquet de dénonciations
contre le gouvernement, on avait examiné un projet d'ordonnance
portant que tout officier, ainsi arraché aux fonctions de son grade
par ordre du ministre de la guerre, recevrait un cinquième de sa
solde, mais au cas seulement où dans un Conseil d'enquête il
aurait été reconnu digne de cette faveur. Le générai Préval s'éleva
contre ce projet et soutint que non seulement l'officier troublé
dans sa carrière devait conserver son traitement jusqu'à décision
d'un Conseil d'enquête, mais de plus que ce n'était pas par un tel
jugement qu'il devait pouvoir perdre son activité. Un iolU géné-
ral repoussa cette opinion. Le surlendemain, l'ordonnance projetée
fut soumise au Dauphin et devint, à la lecture, l'objet de son appro-
bation la plus entière ; mais le général Préval, ayant obtenu la
parole, lut un mémoire justificatif de la thèse qu'il avait soutenue
l'avant-veille, et ce mémoire, rédigé avec talent, avait ébranlé le
prince. Une discussion véhémente suivit. Le comte d'Ambrugeac
ne comprenait pas que des officiers jouissant d'un traitement de
réforme pussent se plaindre, et le général Préval répondit qu'il
fallait jouir de soixante mille francs de revenu pour ne pas com-
prendre que jouir de trois cents francs par an, au lieu de quinze
cents par exemple, n'était pas une seule et même chose. Le mi-
nistre do la guerre prétendit que la proposition du général Préval
portait atteinte aux prérogatives royales, et Préval répliqua : « Ce
n'est pas des prérogatives royales qu'il s'agit, à propos de malheu-
reux officiers dont le Roi n'entend jamais parler; ce n'est pas même
des prérogatives du ministre de la guerre, c'est de celle des bu-
reaux, c'est du bon plaisir du plus obscur des employés. Mais
encore c'est par des bienfaits, et non par des rigueurs, que la puis-
sance royale doit se manifester, et c'est dans ce but que la justice
se rend au nom du Roi, non par le Roi ; or l'ordonnance en question
n'aurait d'autre résultat que de revêtir du nom sacré du Roi l'ar-
bitraire du dernier des commis. » Préval avait parlé avec chaleur;
AU CONSEIL SUPÉRIEUR DE LA GUERRE. 309
rapporter, elle n'apprendra rien à ceux qui connaissent
les hommes. On est, il est vrai, étonné que le plus noble
des métiers, loin d'élever ceux qui le pratiquent, les
entraîne, au contraire, à se ravaler devant les promo-
tions, les honneurs et les grâces, en s'acharnant à calom-
nier, pour les supplanter, leurs camarades qu'ils traitent
non seulement comme des rivaux, mais comme des enne-
mis. Certes il existe quelques généraux justes apprécia-
teurs des mérites d'autrui, et, sans leur demander d'égaler
en droiture le lieutenant général marquis de La Tour
Maubourg, modèle et exemple de loyauté et de vaillance
et qu'avec raison l'on déclarait « sans peur et sans
reproche (1) i,on peut dire que quelques-uns sont assez
le DauphiQ fut enchanté, le Conseil entier se déclara convainca.
Complimenté par tout le monde, Préval eut tous les honneurs de
la séance ; mais A peine cette séance avait-elle été terminée que le
Dauphin fut assailli par dix personnes, qui toutes attaquèrent Pré-
val comme un jacobin déguisé, ayant abusé de la candeur du
prince. Monseigneur fut outré, et ce fut dès lors à qui applaudirait
à sa colère et s'évertuerait à l'exaJter. Qu'on juge de l'étonnement
de Préval lorsque, reparaissant la première fois devant lui depuis
cette séance et s'en approchant avec la conviction d'un accueil
gracieux, i) ne vit qu'un visage courroucé et entendit le Dauphin
s'écrier : « Je ne veux pas vous voir... » Quant A ceux qui avaient
fini par approuver le plus hautement, ils faisaient mine de ne pas
le reconnaître, et ce qu'il y a de certain, c'est que le ministre
de Caux eut mille peines A empêcher qu'il ne cessât de faire partie
du Conseil supérieur.
Trois ans après, se trouvant directeur général du personnel de
la guerre, le général Préval fit instituer par le maréchal Soult des
Conseils d'enquête, chargés de connaître de tous les faits qui pou-
vaient donner lieu à des rapports au ministre et surtout à la sus-
pension ou à la perte de l'activité; mais, grâce au rôle de trop de
généraux, le despotisme des commis Gt sous Louis-Philippe justice
de ces Conseils, comme il les avait fait proscrire sous Charles X.
Quant A Préval, il fut, dans ces circonstances comme dans tant
d'autres, le protecteur et le défenseur dn la carrière des ofllcîers,
souvent sans proGt pour eux, presque toujours à ses dépens.
(1) Voici d'ailleurs un fait qui le peint. Au lieu de l'enrichir, ses
campagnes et ses commandements l'avaient forcé à contracter des
dettes, et, l'Empereur lui ayant envoyé trois cent mille francs pour
310 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
honnêtes pour ne pas céder aux calculs de l'enyie; mais
ils sont rares, et l'on a pu dire aussi, et très justement,
que, s'il existe des amis sous Tépaulette de lieutenant, il
n'en reste guère sous celle de lieutenant général; et cette
division des généraux qui, à force de se déprécier Tun
l'autre, ont fini par enlever de la considération à leur
grade, cette division funeste a, je lai dit, fortifié des
agents qui auraient dû rester subordonnés aux chefs de
l'autorité militaire, c'est-à-dire aux hommes qui décident
de la gloire ou de la honte des armées, du salut ou de
la chute des empires, et qui cependant, grâce au ser-
vage des généraux esclaves de leurs propres rivalités,
a pu devenir, sous le nom de corps de l'Intendance, une
puissance indépendante, rivale et usurpatrice.
Ces intendants, redoutables en ce sens qu'ils sont en
général composés de gens instruits, capables, adroits,
insinuants et de bonnes manières, ont pu, grâce à leur
entente commune, à leur solidarité, parvenir à occuper
le secrétariat général et le secrétariat intime du minis-
tère de la guerre, où de droit ils sont chefs de tout ce
qui tient à l'administration; ils ont fini, à force de sou-
plesse, de patience et de services accaparés, par
arracher une foule de concessions sinon fatales à
l'armée, du moins humiliantes pour les officiers, et,
comme un corps ne meurt pas, alors que les ministres
passent ainsi que des ombres, ce que ces intendants
payer cos dettes, il en établit à Tinstaat le compte qu'il solda sur
l'argent reçu, et il retourna le reste. Le comte de Narbonne, qui
n'avait rien eu à dépenser pour le service de TEmperour, n'en agit
pas de la sorte, et Ton a rapporté à son sujet entre r£mpereur et
lui le colloque suivant : « On dit que vous avez des dettes, monsieur
de Narboone? — Sire, je n'ai plus que cela. — Deux cent mille francs
arrangeraient-ils vos affaires? — Ils ne les gâteraient pas. Sire. *
Et U les reçut et les garda. L'histoire ne dit pas s'ils suffirent pour
le libérer. Mais il était trop bien né pour ne pas être insolvable.
L'ARMÉE ET L'INTENDANCE. 311
n'obtiennent pas de l'un, ils Tobtiennent de l'autre. Dira-
t-on qu'ils régularisent les (Repenses ? Mais tout
comptable suffirait pour cela. Qu'on leur doit de
notables économies tant à l'intérieur qu'aux armées?
Mais en France les troupes coûtent un tiers de plus
qu'elles ne devraient coûter, et en campagne le double.
Qu'ils ont réformé des abus ? Mais , à cet égard,
tout de leur part s'est borné à remplacer ceux qui leur
nuisaient par ceux qui leur étaient utiles. Qu'ils ne
volent jamais pour leur compte et empêchent les géné-
raux de faire fortune ?... Mais que l'on se rappelle
l'histoire de Latude (1) ; qu'on se rappelle Soult et
Mathieu Faviers en Andalousie, Guilleminot et Bor-
dessoulle, Ouvrard à Madrid, Bourmont et Denniée
à Alger, et cent autres couples de môme appétit. Mais
encore faut-il bien remarquer que ce que des généraux
ont pu s'abaisser à prendre ou à se faire donner sert en
résumé à soutenir des noms la plupart devenus hono-
rables, alors que l'argent que MM. les intendants se sont
avilis à prendre ne signale et ne peut signaler que des
voleurs; car, si le premier devoir des généraux est de
combattre, le premier devoir de l'administration est de
veiller aux intérêts du trésor, au bien-être des troupes,
à l'économie des ressources du pays où l'on fait la guerre.
Et les concussions de ces administrateurs leur font trahir
leurs obligations les plus sacrées, compromettant par-
fois des opérations importantes, de même qu'elles se
font au préjudice des soldats et, ce qu'il y a de plus
horrible, aux dépens des malades et des blessés, ce qui
mêle la mort à leurs spéculations; alors que celles des
généraux, impossibles sans des victoires, n'ont lieu
qu'aux dépens de l'ennemi ou des pays conquis, et, on
(1) Voir tome IV, page 303.
312 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
peut bien l'avouer en passant, elles n'ont pas toujours
nui à l'ardeur belliqueuse; tout au contraire, elles l'ont
excitée et soutenue. Aussi, et sans les approuver et à
part des indignités dont justice doit toujours être faite,
les fortunes que quelques généraux ont élevées sur les
risques de la guerre ont -elles été assez promptement
excusées. Les châteaux, les terres, les revenus et les
hôtels de tous les grands seigneurs de l'épaulette, voire
même le pavillon de Hanovre, dénomination que, suivant
son goût habituel de plaisanterie, Paris a donnée et
maintenue, ne sont pas restés comme des tares indélé-
biles, tandis que les vols des chefs ou agents de l'admi-
nistration ont été et restent des taches qui ne s'affaiblis-
sent ou ne s'effacent qu'avec le souvenir du voleur. Quoi
qu'il en soit, malgré le peu d'utilité et parfois la vilenie
de leur rôle, ils ont marché vite dans l'accaparement des
prérogatives (1), et, sans parler de la croix de Saint-Louis
que, malgré des clameurs unanimes et les pages les plus
virulentes publiées à ce sujet par les écrivains militaires
(1) Go ne doit pas être étonné de ce qu'ils ont obtenu, quand on
songe aux moyens auxquels ils ont pu recourir. «T'en citerai cet
exemple. Dans une des séances du Conseil supérieur de la guerre,
on avait décidé, à l'unanimité des voix moins une, que les demandes
de grâces, d'avancements etde récompenses faites pour des membres
de l'Intendance, ne parviendraient aux ministres qu'avec l'avis des
lieutenants généraux dans les commandements desquels ces inten-
dants seraient employés. £b bien, le rapporteur, qui se trouvait être
un intendant militaire, eut l'audace de supprimer cette disposition
dans le procès-verbal de la séance, procès-verbal qu'il rédigea
dans un tout autre esprit que celui qui avait présidé à la discus-
sion. Il ût même d'autres changements importants et poussa les
choses au point d'augmenter, de son chef, le corps de l'Intendance
de dix membres. M. le Dauphin demanda sur tout cela un rapport,
dans lequel le général Gentil do Saint- Alphonse signala ces délits
comme conséquence des vues et projets de l'Intendance; mais l'or-
donnance se trouvait publiée, et les relations familières du cou-
pable avec la Camarilla d'alors le sauvèrent du châtiment qu'il
méritait.
L'AVIDITE DES INTENDANTS. 313
de l'époque, M. de Saint-Germain donna à des commis de
la guerre ayant été commissaires des guerres; sans rappe-
ler que de droit les secrétaires des maréchaux de France
étaient commissaires des guerres ; sans citer l'Empereur
qui les fit participer aux titres, aux dotations, aux déco-
rations, les plaques exceptées (1), je dirai, comme preuve
de ce qui précède, que, exploitant le gâchis de la seconde
Restauration, ils parvinrent, parleur ordonnance d'insti-
tution de 1817 et par une autre de 1820, à obtenir la dé«
nomination et le grade d'ofQciers, usurpation dont ils
abusèrent au point de faire assimiler leurs élèves âgés
de vingt et un ans aux chefs de bataillon avec les hon-
neurs de ce grade, même le défilé, leurs sous-intendants
âgés de vingt-cinq ans au grade de colonel, leurs in-
tendants au grade de maréchal de camp et, après dix
ans de service en cette qualité, à celui de lieutenant
général. Et cependant ces assimilations n'avaient eu
primitivement pour , objet que les retraites , et cette
origine n'empêcha pas les intendants de prendre le
titre de général, impertinence digne de l'interpréta-
tion au moyen de laquelle ils réclamèrent la seconde
place dans quelque armée que ce pût être (2), de telle
(1) La première plaque de la Légion d'hooDeur qui fut accordée
à un intendant militaire, le fut au baron de Join ville. En la lui
remettant, le maréchal Macdonaid, alors chancelier de l'Ordre, lui
dit: «Je rougis de vous donner une plaque qui ne devrait être que
le prix du sang versé. »
(2) Le prétexte de cette prétention, non moins absurde qu*imper-
Unente, se trouve dans le règlement du 20 mai 1623, portant que...
les commissaires des guerres prendront la gauche des capitaines
de cavalerie légère ou des lieutenants et autres membres desdites
compagnies, en l'absence les uns des autres. De 1623 à. 1788, les
commissaires des guerres n'accrurent que faiblement leurs préro-
gatives; mais, À cette dernière époque, l'ignorance des anciennes
ordonnances d'une part, de l'autre l'importunité des commissaires
des guerres, que dirai-je? une de ces occasions que la destinée oiTre
parfois à l'intrigue permanente, firent décider qu'en même temps
3U MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
sorte que, s'il s'y trouvait trois maréchaux de France
et ci l'intendant y était représenté par un adjoint, ce
dernier prendrait la droite du maréchal commandant en
chef, en laissant la gauche au second des maréchaux,
tandis que le troisième maréchal n'aurait plus de place
qu'à la droite dudit adjoint.
Rien n'égalait en fait de prérogatives l'avidité de ces
intendants, et les ordonnances, qui déjà avaient fait pas-
ser pour eux toutes les bornes, leur semblèrent encore
insuffisantes. La présence du maréchal Saint-Cyr au
ministère de la guerre ne les intimida pas; j'aime à
penser, pour l'honneur de sa mémoire (1), qu'il voulait
faire rentrer ces messieurs dans les limites qu'ils n'au-
que les commissaires des guerres seraient complètement subor-
donnés aux lieutenants généraux, commandants des divisions, ils
prendraient la seconde place après le commandant militaire, mais
ne prendraient rang qu'après tout officier général. Et, tout en se
targuant de la teneur de ces ordonnances, les intendants militaires
se gardèrent bien d'en citer les textes.
(1) Personne plus que moi n'est l'admirateur du maréchal Saint-
Cyr comme homme do guerre, si froid dans l'attaque, mais le plus
accompli pour la défense; il était au cabinet ce qu'il était aa
champ de bataille, un grand homme d'État quand il avait trois
jours pour méditer une pensée, un pauvro ministre quand il devait
prendre une décision rapide ou mettre en avant un projet qu'il
n'avait pu longuement mûrir. Préval lui sauva bien des écoles,
notamment pour ses lois sur la réserve, l'avancement; et cepeo-
dant il l'éloigna de lui parce que l'abbé Louis lui raconta sotte-
ment que le duc de Richelieu avait dit au Conseil que, « le général
Préval absent, il n'y avait plus de ministre au ministère de la
guerre ». Saint-Cyr avait d'ailleurs contre Préval une ancienne
rancune, et, tel qu'il s'est toujours montré comme homme privé, on
peut croire qu'il ne l'avait pas oubliée. Vers la fin de sa fameuse
retraite, Moreau était fort inquiet de savoir s'il pourrait passer le
val d'Enfer, et Saint-Cyr avait signalé Préval pour cette grave
reconnaissance. Non seulement Préval parvint à rendre le passage
possible en tournant cotte formidable position; mais, lorsqu'il fut
arrivé au delà, il poussa jusqu'à Neubrisach et osa écrire au com-
mandant de Strasbourg au nom du général en chef; il fit ainsi
prendre des dispositions qui sauvèrent l'armée, et, en revenant de
sa mission si brillamment remplie, il adressa son rapport directe-
« LES OFFICIERS DE L'INTENDANCE. » 315
raient jamais dû dépasser; mais il ne crut mieux faire
que de nommer une commission chargée d'éciairer son
opinion en cette grave matière; cette commission, dont
je fus, engagea la lutte sur une constitution administra-
tive qui lui était soumise et dans l'introduction de la-
quelle se trouvait une phrase commençant par ces mots :
t Les ofûciers de Tintendance. > Ce n'était qu'une façon
de dire, mais c'était la première fois qu'on la hasardait,
et plus elle était neuve, plus elle paraissait choquante;
elle souleva la plus vive discussion, et nous en étions
encore là que le maréchal Saint-Gyr avait quitté le mi-
nistère et que notre commission était dissoute.
En novembre 1820, une seconde commission fut for-
mée et n'aboutit pas davantage; les intendants réussirent
à empêcher la réunion de commissions nouvelles; ils
exploitèrent la duperie à huis clos et, sauf de très misé-
rables modifications, obtinrent leur constitution. Dans
l'enivrement de leur conquête, ils osèrent faire écrire
sur la première porte de leurs bureaux au ministère de
la guerre : < Bureau de l'intendance et des grâces. > Ce
qui leur subordonnait tout, mais ce qui bientôt disparut.
Individuellement, leurs prétentions s'exaltèrent; on vit,
à Metz, l'intendant Dufour vouloir prendre par intérim
le commandement de la division militaire, non seule-
ment comme plus ancien que les maréchaux de camp
de la division, mais comme ayant, par dix ans de fonc-
tions, le grade de lieutenant général; et cet acte révé-
lateur, qui aurait dû valoir à son auteur le fouet admi-
nistré par tous les tambours de la division, ne fut pas
le seul de ce genre.
ment au général Moreau, sans passer par Tintermédiaire du géné-
ral Saint-Cyr ; celui-ci ne put pardonner un manque de discipline
qui le frastrait de la part qu'il se serait indubitablement attribuée
daos la réussite.
816 MÉMOIRES DD GÉNÉRAL BARON THIÉBAIILT.
Enfla, et pour en finir avec l'iasatiable avidité de ces
jntendaDts et la satisfaction qu'ils en obtinreot grftce à
l'empressement des généraux pour se coaliser avec qui-
conque attaque l'un des leurs, je citerai le cas du règle-
ment que le général Préval fit élaborer sous le ministère
du maréchal Soult. Préval est peut-être l'offlcier qui
possède au plus haut degré l'entente de ces matières ;
le règlement, discuté dans un comité de généraux et
même d'intendants, débattu dans la totalité des comités
spéciaux, modifié à la suite de cette longue collabora-
tion, de plus revu et approuvé par le ministre, revêtu
de la sanction royale et promulgué en 1833, le règlement,
di&je, déplut aux intendants, dont il bornait les préten-
tions, dont il pouvait gêner les spéculations; et ils par-
vinrent une fois de plus à faire révoquer les points de
ce règlement qui blessaient leur orgueil ou gênaient
leurs intérêts, et cela, non plus au temps de la Restau-
ration, par le marquis de La Tour Haubout^ qu'égara
plusieurs fois l'héroïsme de son dévouement à la bran-
che aînée des Bourbons, non plus par un Victor, gana-
che soumise à tous les vouloirs de la Camarilla, non
pins par un Clermont-Tonnerre ou Glermont-Pétard, l'un
des jésuites les plus impudents et que nos rangs même
n'ont pu honorer{l), non plus par un Bourmont, par-
jure et traître au champ d'honneur, mais par un Maison,
soldat en 1792, général issu de la Révolution, et qui, mi-
nistre, plus occupé des filles du boulevard que des inté-
riHs de l'armée, accorda aux intendants et sous-inten-
dunts des honneurs que rien ne pouvait justifier; tels,
[1) Je passttis avec le général Poy sur le pont Royal au mamciit
où ce Clermont, alors ministre, nous croisa dans sa voilure pour
se rendre aux Tuileries : • Tenez, me dil Foy en me le montrant,
vcilà un homme éi qui, daua mon régiment. perBOone ue disputait
la réputation d'élrs le plus mauvais oClicier du corps. •
\
L*ABUS DES ASSIMILATIONS. 311
par eTemple, que de leur faire rendre les premières
visites par les ofQciers supérieurs, de leur donner droit
à des visites de corps, de faire porter les étendards et
les drapeaux à leurs revues d'appel, ce qui, par paren-
thèse , laisse ces drapeaux sans garde.
Et si l'on n'arrête ces intendants dans leur marche
envahissante, si on ne se décide pas à les rabaisser au
niveau des services qu'ils peuvent rendre, on finira par
voir le ministère de la guerre entre leurs mains, le corps
de l'intendance avoir des maréchaux administratifs, pré-
tendre à je ne sais quel commandement équivalant à
quelque connétablie ; ce qui ne leur laisserait plus à en*
vahir que le pouvoir royal et leur permettrait de jouer
un rôle comme régulateurs des destinées du trône de
France. Sur ce, je termine une digression que j'ai con-
sidérée comme un devoir à remplir envers l'armée, et je
me reporte au début des Cent-jours.
CHAPITRE XI
L'enthousiasme sans bornes qui marqua le début des
Cent-jours eut pour conséquence une disposition géné-
rale à la gaieté, et on s'y livrait avec d'autant moins de
réserve qu'elle semblait le garant du bonheur dont elle
était l'effet. Nécessairement les caricatures en firent pour
une partie les frais; Tune des premières qui parurent,
intitulée : le Retow de Vile d'Elbcj fit fortune. Com-
plétée dans une seconde édition qui la rendit plus pi-
quante, elle représentait l'aigle impérial arrivant à tire-
d'aile et rentrant aux Tuileries par la grande croisée
est de la salle des Maréchaux, pendant que, par des
soupiraux de caves, décampaient des légions de pour-
ceaux, et que, partoutes les fenêtres et même par les lu-
carnes, par le haut des combles et par les tuyaux des
cheminées, s'échappaient des nuées de dindons à faces
humaines, les plus gras ayant les figures de différents
membres de ta famille royale, et le fretin celles des co-
ryphées de la Cour. Déjà le duc de Berry avait ré-
galé Louis XVIII de deux caricatures, l'une le représen-
tant en robe de chambre et en bonnet de nuit, l'autre
huche sur le plus innocent des quadrupèdes, et, dans
cette occasion, il l'avait payé de sa propre monnaie, ainsi
que le prouvent les caricatures que le susdit Louis XVIII
barbouilla en 1814 à Paris, en 1815 à Gand, et même
PARIS S'AMUSE. 319
celles que, vers 4787, il composa et fit graver contre la
Reine, représentée dans l'une d'elles que j'ai achetée et
possédée, par une prétendue harpie du lac Fagna, ce qui
était plus méchant que grossier, plus grossier que spi-
rituel et plus impolitique que grossier.
On s'amusa également de la manière dont le duc de
Feltre quitta la France. Pendant que le comte de Lille
(Louis XVIII) partait pour Lille, le duc de Feltre par-
tait pour la Normandie, afin qu'il ne pût être accusé de
suivre le Roi. Or, de même qu'il avait trahi le Directoire
pour le général Bonaparte et l'Empereur pour les Bour-
bons, de même il ne demandaitpas mieux que de trahir
les Bourbons pour se rallier à Napoléon; laissant donc
l'atné des généraux Fririon comme secrétaire général
au ministère de la guerre, il le chargea de négocier son
pardon; mais, en matière d'afi'aires d'Etat, on ne par-
donne qu'à ceux dont on a besoin ou que l'on redoute;
or le duc de Feltre n'était pas de calibre à rendre ce
pardon obligatoire; toute démarche fut inutile, et si des
ordres ne furent pas donnés pour le chercher et l'arrê-
ter, du moins on le lui fit croire, ou bien la peur le lui
fit imaginer ; bref, ses craintes furent telles que, s'étant
assuré d'un petit bâtiment pour passer au besoin en An-
gleterre, il se fit porter à bord caché dans une botte de
paille, et, furieux du dédain qui le laissait disponible, il
courut à Gand offrir le tribut de sa fidélité à la tra-
hison; j'ai possédé un croquis au trait fort habilement
fait et représentant cet embarquement à la Glarke.
Parmi les faits dont s'égaya encore Paris, il faut citer
le cas du perruquier Le Tellier. Ce personnage demeu-
rait rue de Rivoli, tout près de la rue de l'Échelle, et il
était père de cette Virginie qui, au départ des Bourbons,
resta grosse des œuvres du duc de Berry. Celui-ci, mar-
chant sur les traces de ses pères, à peine rentré à Paris,
^
820 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
et à la barbe de sa femme de la main gauche (i) et des
deux filles qu'il en avait, s'était coiffé de cette Virgi-
nie. Lorsque le père de la belle vit que la Restauration
n'avait d'autre résultat pour lui que la grossesse de
sa fille, il feignit d'en éprouver un véritable désespoir,
et, en contant à tous venants ce qu'il nommait alors son
infortune, il ne manquait jamais de terminer son récit
par cette jérémiade : c Enfin, ce qui met le comble à
mon déshonneur, c'est que je vais avoir un Bourbon
dans ma famille. > Or, dix-huit mois après la seconde
Restauration, il fut gratifié d'un deuxième petit Bourbon;
mais, ses sentiments s'étant modifiés avec les circon-
stances, il n'en parlait plus qu'avec l'orgueil d'un per-
sonnage qu'aurait visité le Saint-Esprit.
Cependant on cessa d'exulter et de rire; on devint
sérieux parce que de tristes nouvelles se succédaient,
mécontent parce que l'on prévoyait que Napoléon ne
réaliserait pas les espérances qu'il avait données à la
France , inquiet parce que tout annonçait une nouvelle
et effroyable guerre. Et, dans une situation où toutes les
impressions se ressentaient avec violence, trois événe-
ments produisirent une sensation profonde et furent
considérés comme de fâcheux présages.
Le premier fut la mort du prince de Neuchâtel. J'étais
à l'Elysée le soir du jour où Napoléon apprit cette nou-
velle. Personne mieux que lui ne cachait ou ne laissait
(1) Amy Brown, qu'il épousa en 1806 A Londres après en avoir
eu un fils, né en 1805 et qui ne fut jamais reconnu. Marié, il eut
d'elle, en 1808 et 1809, deux filles : la comtesse d'issoudun, qui
épousa le comte de Faucigny-Lucinge en 1823, et la comtesse de
Vierzon, qui épousa en 1827 le baron Athanase de Charette, neveu
du chef vendéen. Le mariage d*Amy Brown fut annulé par le Pape,
à la demande de Louis XVIII monté sur le trône, et le duc de
Berry se maria en secondes noces, le 17 juin 1816, avec la fille da
roi des Deux-Siciles, devenue la célèbre duchesse de Berry. (Éd.)
LA FIN DE BERTHIER. 321
paraître ses sentiments; mais on eût dit qu'il avait perdu
sa puissance pour dissimuler. Jamais, en effet, je ne l'ai
vu aussi triste; il ne quitta pas un petit salon que pré-
cédait celui où nous étions admis, et il passa, seul avec le
comte Boulay de la Meurthe, une grande heure pen-
dant laquelle sa figure était contractée, son attitude
sombre, sa parole plus brève que de coutume. Sa tête al-
tière se baissait malgré lui, son regard avait quelque
chose de sinistre, et ses gestes exprimaient d'autant
plus la douleur que ses moindres mouvements avaient
quelque chose de convulsif. Quelque odieuse qu'ait été
la conduite de ce Berthier qui, le premier à Fontaine-
bleau, avait abandonné un mattre dont pendant dix-
neuf ans il avait éprouvé les bienfaits et à l'égard du-
quel il n'aurait dû avoir qu'une ambition, celle de lui sa-
crifier son honneur et sa vie, sa mort à ce moment pa-
raissait de mauvais augure, tant elle mêlait l'horrible à
l'inattendu. Les premières versions portèrent qu'il avait
été jeté par une des fenêtres du palais de Bamberg, qu'il
occupait; des officiers d'un régiment traversant la ville
auraient, assurait- on, vengé de cette manière un jeune
homme qui avait été jugé d'après ses ordres et fusillé à
Schœnbrûnn en 1809. Cependant, après avoir fait toutes
les enquêtes possibles pour découvrir la vérité, je suis
arrivé à la conviction que Berthier était monté en haut
du palais de Bamberg pour voir passer ce régiment de
troupes étrangères, qui pour la seconde fois allaient souil-
ler la terre de France. Berthier, qui avait émigré parce
qu'il n'avait osé reparaître devant l'Empereur en ca-
pitaine des gardes du Roi, était au fond de son exil et
dans l'incertitude s'il n'y mettrait pas un terme, en
proie à de cruelles tortures morales. Pour mieux voir,
sans être vu, il s'était placé sur l'entablement d'une lu-
carne et s'y trouvait sans appui; frappé d'apoplexie, il
▼. 31
822 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
tomba dans le vide et vint s'écraser sur le pavé. Telle est
du moins la version d'accord avec le récit du valet de
chambre, avec la croyance de la famille, avec les rensei-
gnements que j'ai pu me procurer; elle s'explique par
l'âge, par la complexion du prince, parle travail colossal
qu'il avait fourni, les ennuis intimes qui Tavaient fati-
gué (1) et les souffrances de sa position présente;
(1) On sait sa longue passion pour la Visconti et les ennuis
qu'elle lui valut avec la princesse de Bavière qu'il avait épousée.
Cette Visconti logeait dans une maison communiquant avec l'hôtel.
Un jour Borthier, au désespoir et venant d'apprendre le fait, accourt
auprès d'elle et lui conOe que sa fille aînée n'est pas de lui : « Au
moins, ajouta-t-il, mon fils est do moi. — A vous peut-être, lui
riposta la Visconti, mais non de vous ; il est de Sopransi. » Elle
était réputée pour ses propos et ne se gênait pas pour conter ses
infidélités à Bcrtbier : « 11 me cherchait une nuit au bal de l'Opéra,
et j'étais en fiacre »; ou bien encore : « EUeviou était charmant.
J'en ai eu la fantaisie, mais il avait un drôle de goût. » C'est à l'oc-
casion d'une de ces infidélités qu'elle répondit à. fierthier, qui loi
faisait les plus vifs reproches : « Et vous ? n'avez- vous pas fait sur
l'escalier un enfant à la dame d'honneur de la princesse ? »
Cette Visconti, « la bôtise de Berthier » , pour ne pas paraître grosse,
se faisait lacer le corps, les cuisses à tour de bras; à ce régime
elle prit une paralysie de tout le côté gauche, et je l'ai vue en
1814 chez la princesse de Ncuchâtel jouant au whist avec un pu-
pitre pour ranger ses cartes. Elle avait encore une grande influence
sur le prince; lorsqu'il émigra, elle exigea qu'il emportât tous ses
diamants valant trois cent mille francs, et c'est alors qu'il lui
constitua quarante mille livres de rentes viagères qu'elle mange
depuis dix-neuf ans.
Les relations de cette femme avec Berthier fourniraient par cen-
taines des anecdotes, mais on conçoit que le sujet ne comporte
pas un si grand développement, et je me contente de citer ce dernier
fait. Les Anglais qui avaient dans leurs guerres contre la France
employé les moyens les plus réprouvés, soldé des trahisons et dos
coalitions, acheté des assassins, fabriqué de la fausse monnaie et
de faux assignats, lancé des fusées incendiaires, des brûlots et le
feu grégeois dont la proscription honore encore la mémoire de
Louis XV; qui, profitant d'un vent de nord-ouest, avaient lâché
contre notre flottille et dirigé sur nos côtes une quantité de bar-
ques sur lesquelles brûlait de l'arsenic ; qui, ne respectant ni le
repos ni les secrets des familles, avaient imprimé la correspon-
dance d'Egypte; les Anglais, qui, en fait de ruses de guerre, avaient
LA FIN DE BERTHIER. 338
elle est corroborée par ce fait que j'ai déjà signalé, à
savoir que Tapoplexie semble endémique chez les Ber-
thier. 11 est vrai que Léopold a été soustrait par la fièvre
des hôpitaux à tout autre accident, et que le vicomte
Alexandre, dernier des frères du prince et son filleul,
de beaucoup plus jeune, vit encore; mais j'ai déjà cité
César et madame d'Augirauville frappés d'apoplexie
et tombant, Tun dans le lac de Grosbois, l'autre dans la
cheminée de sa chambre à coucher.
Le second des faits qui contribuèrent à altérer la sécu-
rité publique fut la nouvelle que les lettres adressées
par Napoléon aux principaux souverains de l'Europe
n'avaient pas même été reçues; c'était la preuve que les
souverains alliés ne condescendaient pas à s'occuper de
lui et qu'ils le laissaient à la discrétion du Congrès.
Le troisième fut la défaite et la dépossession de ce
malheureux Murât... Hélas! lorsque je me sers de ce
mot, lorsque Tépithète de coupable répugne à ma plume,
ce n'est pas que je m'aveugle sur les torts ou les délits. Le
général Bonaparte avait tiré Murât du néant, le premier
Consul l'avait uni à sa sœur, et l'Empereur, l'associant
à son immense fortune, lui avait fait monter les derniers
échelons des grandeurs humaines, en le faisant passer
par la souveraineté du grand -duché de Berg pour le
conduire jusque sur le trône de Naples (1). De tels bien-
viole toute morale et toute pudeur, imaginèrent de copier des Ict-'
très privées, qu'ils avaient interceptées ou acquises par leurs
moyens ordinaires et que la décence ne permettait pas de livrer à
la publicité de l'impression, et ils avaient jeté ces copies sur les
côtes occupées par nos troupes. De cette sorte, Préval avait reçu
à Albinga, où il se trouvait avec l'état-major du général Suchet,
un paquet de copies contenant entre autres des lettres du général
Berthier à Mme Visconti et renfermant des ctioses incroyables à
force d'être obscènes.
(1) On a répété que tout d'abord, et avant de l'élever à tant
d'honneui's, Napoléon s'était montré furieux d'avoir marié une de
3â4 MÉMOIRES DU GENERAL BARON THIÉBAULT.
faits ne laissent de justification, de palliatif à aucune
félonie, et, quoique ce mot de Murât : < Mes devoirs
comme roi sont indépendants de mes sentiments comme
frère et comme ancien sujet >, soit moins choquant que
ce mot de sa femme : « Les souverains n'ont de famille
que leurs peuples >, il n'en est pas moins aussi odieux
qu'absurde. De fait, la force seule pouvait empêcher que
chacun ne revînt à sa position primitive, et du moment
où la victoire abandonnerait nos drapeaux, les gran-
deurs que la guerre avait créées devaient être anéanties
par elle; plus elle aurait élevé, plus on risquait d'être
abaissé. J'ai la conviction que, cédant à cette crainte, la
femme de Murât fit les trois quarts des frais de ses trahi-
sons et de son ingratitude; pourtant ne puis-je oublier
que, lorsque près d'Ërfurt Murât eut, au milieu d'un
bois et de nuit, des conférences secrètes avec un émis-
saire autrichien, lorsqu'il traita avec cet émissaire pour
ainsi dire à la porte du quartier impérial, lorsque, pour
la seconde fois, il abandonna l'armée et qu'il sépara sa
cause de celle de son ancien général, de son ancien sou-
verain, de son bienfaiteur, sa femme n'était pas avec lui.
Aussi, dans l'impossibilité d'inculper son cœur qui était
bon, je ne trouve d'explication à sa conduite que dans
l'insuffisance de sa capacité et la fougue de ses impres-
sions; dans cette alliance trop fréquentedu courage héroï-
que et du manque de caractère ; dans cette vanité que tout
ses sœurs à Murât, comme il était furieux d'avoir marié l'aulrc à
Leclerc. C'est pour s'en di'barrasscr qu'il aurait envoyé le premier
mourir à Saint-Domingue, et à cela on ajoute que, Mme Leclerc
veuve, il en fit une princesse Borghese; de môme il n'aurait man-
qué aucune occasion de faire tuer Murât; du moins Murât le
croyait-il et disait-il à qui voulait l'entendre, et en parlant de Na-
poléon : « Si je n'ai pas été tué, ce n'est pas de sa faute. 11 est
vrai que je le secondais de mon mieux. J'allais bon jeu, bon ar-
gent. » L'accusation, eût-elle été vraie, n'excuserait pas encore la
trahison.
LA FIN DE MURAT. 325
révélait en lui et dont ses costumes marquaient le degré
puéril; enfin dans cette violence qui, preuve de faiblesse
morale, précipite en aveugle celui à qui un jugement
sain ne sert pas de frein capable de le retenir. Son départ
de l'armée, sa paix avec l'Autriche, son accord avec le
cabinet britannique, accord dont l'entrée triomphale
des Anglais à Naples fut la conséquence, ne lui assurè-
rent pas les garanties sur lesquelles il avait compté ; il
comprit bientôt le piège dans lequel il avait donné, lors-
qu'au Congrès de Vienne, où siégeait un de ses ambas-
sadeurs, on osa le désigner sous ce titre : c la personne
qui gouverne maintenant à Naples », et il sut que M. de
Talleyrand avait employé cette phrase menaçante non
seulement sans provoquer de réclamation, mais d'ac-
cord avec le duc de Wellington. Au milieu de l'exaspé-
ration où de telles révélations le jettent, il conçoit,
médite et résout une guerre contre l'Autriche. Aussitôt,
informé de ce dessein par Murât, Napoléon, encore à
l'île d'Elbe, Test également de la situation de la France
et du mouvement du comte d'Erlon, et ces nouvelles
déterminent et accélèrent le débarquement au golfe Juan ;
mais, en quittant l'île, Napoléon avait prescrit à Murât
de rester en une immobilité entière jusqu'au moment
où il lui enverrait l'ordre d'agir; cette réserve aurait
été observée, et elle pouvait influer sur le rôle de l'Au-
triche, par conséquent sur tous les événements posté-
rieurs, si, électrisé, Murât ne s'était figuré qu'il n'avait
plus de ménagements à garder, et si Napoléon, abusé
par l'accueil qu'il avait reçu à Lyon, n'avait cru que,
pouvant tout attendre de la France, il n'avait plus rien
à craindre de l'Europe; erreurs fatales à tous deux, et
d'après lesquelles l'un d'eux perd, à Paris, les heures
propices, et l'autre, entraîné par son ardeur impatiente,
répondant à la menace et à l'injure par l'agression, com-
326 MEMOIRES DU GENERAL BARON THIEBAULT.
mence les hostilités en marchant vers le Pô à la tête de
soixante-dix mille hommes , et, voulant doubler ou tri-
pler ses forces, achève de révéler ses projets, en appe-
lant aux armes tous les peuples de Tltalie et en procla-
mant la guerre de l'Indépendance.
On ne peut le nier, cette pensée était grande et faite
pour exciter de nombreuses et de fortes sympathies. La
vaillance du chef ne pouvait lui faire défaut; je ne puis
sans doute en dire autant de la capacité ; et pourtant si
cette armée de Murât avait été composée de Français,
ou seulement si les anciens soldats toscans, ^vénitiens,
même lombards et piémontais, levés ou formés par
nous et alors licenciés en grande partie et épars dans
leurs foyers, avaient pu être ralliés sous des chefs dignes
d'eux, si Napoléon avait commencé les hostilités dès la
fin de mars; si, au lieu de préluder par d'insignifiants
avantages, Murât avait pu débuter par une victoire, qui
lui donnât le temps nécessaire pour faire entrer en ligne
les renforts qu'il attendait et pour que son cri : t Aux
armes! » eût rallié autour de lui des masses imposantes;
si encore, et en attendant le signal de Napoléon, il
s'était donné le temps de recevoir de lui le plan de la
campagne qu'il devait suivre, il pouvait réunir en un em-
pire formidable les dix États qui affaiblissent l'Italie et
constituent la puissance des geôliers qui la garrottent...
Mais rien de tout cela ne se réalisa. Près de trois mois
s'écoulèrent avant que Napoléon commençât les hos-
tilités à deux cent cinquante lieues du Pô ; sept à huit
mille hommes à peine se réunirent à l'armée napoli-
taine, et les renforts attendus de Naples ne la rejoignirent
pas; malgré l'exemple de son chef, cette armée s'ébranla
au lieu de s'aguerrir, alors qu'ayant abandonné à eux-
mêmes les faibles corps que Murât battit durant huit
jours de succès éphémères, les Autrichiens concentrèrent
LA FIN DE MURAT. 821
sur la rive gauche du Pô les forces dont ils pouvaient
disposer, repoussèrent Murât les deux fois qu'il tenta
de passer ce fleuve, passèrent le Pô à leur tour, prirent
l'ofTensive et attaquèrent Murât de front, en même temps
qu'ils le tournèrent par sa gauche. Battu et déhordé, sa
retraite devint une effroyable déroute. Poursuivi sans
relâche, ne pouvant se rallier nulle part, bientôt non
moins menacé par ses sujets que par l'ennemi, en peu de
jours sans armée et sans royaume, il se trouva errant
sur les flots et, faute d'asile, forcé de se jeter sur les
côtes de la Provence et d'y attendre, déguisé en mendiant,
l'arrêt de Napoléon, et cela pendant que sa femme, après
avoir fait autant que possible face à ses devoirs de ré-
gente et de mère, quittait Naples quand elle n'y vit plus
à courir que des dangers sans résultats, et venait rejoin-
dre à Gaëte, où d'avance elle les avait envoyés, ses en-
fants dont elle était le seul et dernier appui. Encore
faut-il ajouter que, dans sa détresse, elle avait conclu
avec les Anglo-Siciliens un traité que l'on viola, et qu'on
lui vola jusqu'à ses bijoux. Quant à Murât, incapable
d'implorer ou d'accepter la sorte de refuge que sa femme
finit par obtenir de TAutriche, il commença par adres-
ser à Napoléon la demande de combattre et de mourir à
côté de lui, et ce dernier acte expiatoire, cette grâce,
par suite de laquelle, substitué à Grouchy, il eût changé
en victoire la défaite de Waterloo, fut remplacée par l'or-
dre, politique peut-être, mais décelant plus de colère que
de sagesse, de quitter immédiatement le sol français (1).
(1) Quels furent les motifs d'ua ordre aussi dur? J'en suppose
plusieurs : la conduite de Murât en 1813 et 1814; la transgression
funeste des dernières recommandations que Napoléon lui avait
envoyées ; l'inconvénient de faire figurer à côté de lui et comme
son beau-frère, alors que sa propre position devenait si chanceuse,
un homme qui venait d'être battu et dépossédé. Enfin. Napoléon pro-
clamait le maintien du ttatu quo ; Murât venait de combattre pour
828 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
C'est alors que, dans l'égarement du désespoir, ce mal-
heureux, après avoir si durement payé la velléité de
recommencer en Italie les rôles du général Bonaparte et
du premier Consul, forma l'entreprise extravagante de
ressaisir le pouvoir à Naples, comme Napoléon ravaitfait
à Paris, entreprise qui, grâce à la trahison d'un batelier,
termina par la plus atroce des morts une existence che-
valeresque s'il en fut jusque-là. Cette mort appellera à
jamais la pitié sur lui et l'exécration sur le cannibale
couronné qui, par un ordre d'exécution télégraphique-
ment transmis, profana jusqu'au simulacre de la justice
et, pour mieux attester la volupté que cet assassinat lui
fit goûter, pour ne laisser aucune borne au dégoût, à
l'horreur qui resteront attachés à sa mémoire, fit déca-
piter le cadavre de ce brave des braves, à la fois son
successeur et son prédécesseur, fit mettre la tête dans
un bocal et plaça ce bocal dans une des armoires de
sa chambre à coucher, de sorte que, la nuit même, il put
n'être pas privé de ce genre de jouissances dont, avant
Ferdinand !•% aucun brigand ne s'était régalé.
La mort de Murât n'eut lieu néanmoins qu'au mo-
ment où, quittant le monde et la France, Napoléon
tomba dans le guet-apens du Bellérophon; mais la nou-
velle de la défaite et de la contre-révolution de Naples
avait été, comme je l'ai dit. pour Napoléon un malheur
et pour la France un sujet de triste pressentiment; ce
qui me ramène à mon sujet, c'est-à-dire au mécontente-
ment, à l'inquiétude qui venaient de remplacer à Paris
le premier mouvement de fanatisme. Cependant l'élan
donné ne s'arrêtait pas, et le temps, si malheureuse-
ment perdu pour l'offensive, était du moins activement
conquérir; raccueillir, l'employer, pouvait indiquer une conni-
vence de nature à ébranler le nouveau genre de confiance que
Napoléon prétendait inspirer aux peuples et aux rois.
LES ARTICLES ADDITIONNELS. 329
employé pour la défensive. L'armée, qui devait être de
quatre cent mille hommes, se recrutait avec rapidité;
les quatre cents bataillons de grenadiers de la garde
nationale se formaient; un seul département en levait
onze; la Bretagne se fédérait, et les anciennes provinces
de l'Est imitaient cet exemple ou concouraient à le
donner; si rien n'avait contrarié cet élan, nos forces,
au 15 juin, auraient été colossales ; mais, le 22 avril, un
mois à peine révolu depuis son retour. Napoléon gratifia
la France des articles additionnels aux Constitutions de
l'Empire, et ces articles, en arrêtant un mouvement qui
était général, devinrent le plus grand auxiliaire de nos
ennemis.
Le 23, au matin, je me rendis à l'Elysée. Ceux qui s'y
trouvaient déjà étaient certes des hommes dévoués ou
ne demandant pas mieux que de se dévouer; eh bien, la
consternation se lisait sur toutes les figures. Un silence
immense régnait dans les salons; on se rapprochait sans
s'aborder, et si l'on en arrivait à échanger quelques
paroles, c'était pour se demander à voix basse : « Avez-
Yous lu les articles additionnels? > question à laquelle la
seule réponse était un « oui » , auquel succédait un regard
trop significatif. Et en effet, de toutes les fautes de
Napoléon, c'est une de celles que j'ai le moins compri-
ses. Je sais que pendant son voyage il avait prodigué
les promesses; je sais qu'à son passage à Lyon, jugeant
au frénétique enthousiasme des Lyonnais que sa tâche
serait très facile et s'imaginant qu'il serait toujours le
maître de ne tenir de ses promesses que ce que bon lui
semblerait, il rendit des décrets aussi imprudents que
furent vaniteux ses décrets datés du Kremlin sur la Co-
médie française; mais comment aborder les plus hautes
questions de gouvernement et entreprendre de les
résoudre au milieu de tant de difficultés de tous genres
330 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
et de bouleversements ? Gomment s'exposer à dépasser
la ligne désirable ou à mécontenter la France, alors
qu'on n'avait qu'elle à opposer à l'Europe conjurée?
Gomment ne pas profiter de deux mois et demi avant
lesquels les Russes ne pouvaient être en ligne, tandis
que les Autrichiens attendaient leurs alliés pour agir?
Gomment ne pas attaquer les premières troupes arri-
vées à portée ; comment méconnaître qu'il n'y avait qu'une
urgence, celle de la guerre qui, heureuse, arrangeait
tout et, malheureuse, n'aurait pu sauver la plus admi-
rable et la plus parfaite des constitutions? Laissant
de côté des simagrées qui ne trompaient plus per-
sonne, il fallait, comme réparation d'honneur due à
la France et pour rétablir l'équilibre politique en Eu-
rope, annoncer hautement la reprise de nos limites im-
prescriptibles, c'est-à-dire de ce cours du Rhin qui jadis
avait circonscrit les Gaules, qui, reconquis par la Répu-
blique, avait été possédé par l'Empire, et sans lequel
il ne pouvait plus y avoir de France pour Napoléon,
attendu que, s'il n'avait pas le pouvoir de le reprendre
alors que les sympathies des habitants de ces contrées
étaient encore chaudes, il n'avait pas le pouvoir de rien
garder. Je le répète parce que je ne peux bannir de mon
esprit et de ma plume ces regrets et cette pensée, il fal-
lait s'abstenir de protestations qui ne décelaient que la
crainte, et, pour arriver à une paix qui n'était possible
qu'en la rendant nécessaire aux ennemis, il fallait partir
pour Bruxelles en battant la générale et en la faisant
battre dans toute la France; en deux mois on aurait
eu sous ses drapeaux un demi-million de soldats, sans
pour cela repousser et humilier, ainsi qu'on le fit, les
gardes nationales et les fédérés qu'il fallait au contraire
exalter.
Gependant, s'il ne prenait pas ce parti, sur lequel le gé-
LES ARTICLES ADDITIONNELS. 331
néral Bonaparte, le premier Consul ou l'Empereur jus-
qu'en 1812, n'aurait pas hésité, forcé par la malheu-
reuse proclamation de son séjour à Paris de constituer
un avenir qu'il détruisait de cette manière, il fallait que
Napoléon dépassât alors les engagements qu'il avait con-
tractés et convainquît la France que, pour la situation
nouvelle ou elle était placée, elle trouverait en lui un
homme nouveau, et que, cause des désastres éprouvés
par elle, comme prix des efforts et des sacrifices qu'elle
avait encore à faire, il entendait la dédommager par de
larges et utiles concessions. Mais, s'il avait reproché
aux Bourbons de n'avoir rien appris et rien oublié pen-
dant leur exil, la France put lui faire au même titre
le même reproche, et elle cessa d'avoir pour lui des
sentiments qu'il n'avait pas pour elle. Cependant il ne
tarda pas à se rendre compte du tort qu'il avait eu, mais
il n'avait plus la possibilité d'en atténuer l'effet; son en-
tourage ne fut que plus empressé à faire couvrir ces ar-
ticles additionnels de signatures, que Ton arracha et qui
ne firent qu'aliéner un peu plus ceux qui se résignèrent
à les donner. Puis M. Sismondi inséra dans le Moniteur
trois plaidoyers, que personne ne lut parce que rien
n'est plus indépendant des mots et des phrases que
l'opinion des masses, et Napoléon, dans le discours qu'il
prononça au Champ de mai, annonça une revision qui,
après ce que ses articles avaient révélé, ne devait ras-
surer personne.
Quelques jours après cette fatale promulgation, je ren-
contrai le général Watier de Saint-Alphonse (1). c Eh
bien, me dit-il,j*ai une destination. Je commande la divi-
(1) Le général Watier prit ce nom de Saint- Alphonse quand il
fui fait comte. Le général Gentil le prit également en recevant le
même titre, et Watier fut choqué de la concurrence, comme sMl
avait reçu ce nom de ses pères. De fait, tous ces déguisements de
rotures étaient burlesques.
332 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
sien de cavalerie du corps du général Reille; jele cpiitte;
il lui manque encore un général de division d'infanterie,
et il serait enchanté de vous avoir, comme je le serais
de resservir avec vous. Dépêchez-vous cependant, car
plusieurs de nos camarades sollicitent déjà ce comman-
dement. > Je ne sais ce que je lui répondis; mais moi
qui, dix jours avant, aurais saisi avec joie cette occasion
de reprendre mon service actif, je n'allai pas chez Reille
et même je l'évitai, jusqu'à ce que je susse que ses deux
divisions étaient données.
A peu d'époques de ma vie je ne me rappelle avoir
ressenti un pareil désenchantement de tout et de moi-
même, et c'est peut-être la cause pour laquelle j'éprouve
tant de peine à en réveiller le souvenir; je laisserai donc
de côté des hommes très honorables par leur dévoue-
ment, mais dont l'exagération a fait plus de mal que de
bien à Napoléon ; j'y laisserai de même cette foule de
gens, les uns plus faux, plus vils, plus lâches et morale-
ment plus laids qu'on ne peut croire, les autres plus
ridicules qu'on ne peut dire. Partout où se trouve le
pouvoir se trouvent la bassesse et l'intrigue; mais, en un
moment où le pouvoir était si incertain que les intérêts
ne savaient vers qui se tourner, jamais on ne vit tant de
gens, affublés de tous les costumes, prendre tous les
masques pour jouer tous les rôles. Le dégoût que pro-
voquait ce spectacle devait être surpassé par celui que
devait provoquer le spectacle de ces mêmes Tuileries
trois mois plus tard, et le cœur me lève un peu devant
les turpitudes dont il fallut être témoin et que je re-
nonce à faire revivre sous ma plume; toutefois je ne puis
éviter de parler d'une anecdote sur laquelle on a fait cou-
rir dix versions et dont je puis fixer certains détails à
titre de témoin. C'était à une réception des dimanches:
Napoléon était rentré de la chapelle dans le salon de la
LES TROIS EPOQUES DE BOURMONT. 333
Paix et arrivait à la porte de la salle du Trône, lorsqu'il
aperçut M. de Bourmont qui, pour la première fois, je
crois, se montrait au château depuis les Cent-jours ; il
s'arrêta devant cet homme à la droite duquelje me trou-
vais ; j'ai donc parfaitement entendu ce que je vais rap-
porter littéralement. Tout se borna, du reste, aux trois
phrases suivantes : c Ah I... monsieur de Bourmont,
vous avez eu de la peine à vous décider. » Et ces der-
niers mots furent accompagnés d'un sourire douteux. —
« Moi, Sire? Je suis dévoué à Votre Majesté impériale, et
non moins ambitieux de lui prouver ma fidélité que re-
connaissant de ce que je lui dois déjà. > Il avait été fait
général de brigade et général de division par l'Empe-
reur. Celui-ci, après un regard prolongé, fit un mouve-
ment de tête en terminant sur ces mots : c Je m'en sou-
viendrai et justifierai votre zèle. » Tel fut le colloque, qui
avait évidemment pour sujet une démarche récemment
faite par ce Bourmont auprès de l'Empereur, demande
soit écrite, soit présentée par un tiers. De fait, grâce à la
protection du général Gérard, que Bourmont joua sous
jambes, ce qui n'était pas difficile, grâce à la tendance
qu'avait toujours eue l'Empereur pour employer des
gens de l'ancien régime, grâce à la satisfaction qu'il pou-
vait éprouver vis-à-vis de la France et de l'Europe à
montrer que même un Bourmont se ralliait à lui, une
division fut confiée au traître, dont à bon droit le nom est
devenu une flétrissure. On sait les suites, et il est presque
fastidieux de rappeler les trois époques de ce Bourmont.
Au retour de Lisbonne, et tant qu'il était au service de
l'Empereur, il correspondait avec les Princes, se disant
toujours à la tète de grandes machinations pour obtenir
des envois d'argent; puis, après la première Restaura-
tion, du jour ou Napoléon est débarqué, ce même Bour-
mont, l'ami du Roi et des Princes, travaille à la procla-
334 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
mation du maréchal Ney, à Lons-le-Saulnier, se moque
d'un chef de bataillon qui brise son epée et, dînant avec
le maréchal, boit à la santé de TEmpereur; il demande
du service à celui-ci, en reçoit une division, et il déserte
à Waterloo, avant la bataille ; une heure après la dé-
sertion, tous les avant-postes de l'armée sont attaqués
et surpris, et, comme excuse, il se contente de dire : « Si
le canon avait tiré, je me serais regardé comme engagé »;
puis plus tard il fait cette confession : « J'avais d'abord
cru les Princes perdus » (c'est pourquoi il s'était rallié à
Napoléon) ; « mais les articles additionnels m'ont fait
croire au gain définitif de leur cause » (et c'est pourquoi
il déserta la veille de la bataille et porta aux ennemis
la situation de notre armée et le secret des opérations
qui allaient être exécutées). Traître parmi les traîtres,
ce Bourmont avait eu l'habileté de se faire des com-
plices; il entraîna notamment le général Reiset, auquel il
répétait: t Le Roi a besoin que des hommes comme nous
ne mettent aucune borne à leur dévouement >; et son
impudence fut telle qu'on se demande vraiment si ce
qui fut dit alors n'est pas vrai, à savoir que le Roi, par-
tant pour Gand, fit recommander à ce Bourmont de ser-
vir Napoléon pour le trahir, et que cette mission, qui
pour tout homme d'honneur eût été une insulte, ne
sembla au traître qu'un devoir de réparation et de jus-
tice. Mais assez de ces pourritures.
Tout se préparait pour la solennité du Champ de mai,
espèce de prologue qui pour la France précéda le drame
le plus terrible, et pour Napoléon la scène du juge-
ment dernier. Cependant des députations de toutes les
villes, de toutes les gardes nationales, de tous les régi-
ments arrivaient, les uns pour présenter les actes plus
forcés que libres d'adhésion aux articles additionnels,
les autres pour recevoir de nouveaux drapeaux, tous
LA FEMME DE M. DE TALLEYRAND. 335
pour renouveler de ces serments à valeur conditionnelle,
et qu'on prête comme on les reçoit. Ce fut en même temps
une seconde représentation de la distribution des dra-
peaux de l'Empire en 1804, et de la Fédération en 1790,
avec cette différence que la bénédiction donnée par
le prélat qui officia en 1815 n'eut pas l'efficacité de la
messe dite en 1790 par un prêtre qui, se jouant de
ses engagements avec Dieu comme avec les hommes,
donna une femme mariée pour concubine à l'Église (1),
(1) Prêta épouser Mme Grand. M. de TaUeyraod voulut se dédire ;
mais elle avait obtenu ou surpris des secrets importants, dont l'un
surtout ne pouvait être divulgue sans qu'il en résultât pour
M. de Talleyrand Téchafaud, et cette femme, sans esprit et sans
âme, mais fort loin d*être sans tenue et sans caractère, se décida
pour un billet conçu en ces termes : « Si vous ne m'épousez de
suite, je vous fais raccourcir d'un pied. » Au nombre des per-
sonnes les mieux placées pour être bien informées et qui m'ont ra-
conté ce fait, je dois citer Mme Eusèbe Sal verte; suivant elle,
comme suivant tous ceux qui connaissaient les personnages, c'est
en effet la seule manière d'expliquer le mariage de M. de Talleyrand.
Sans doute à l'Empereur qui lui demandait si sa femme avait de
l'esprit, M. de Talleyrand répondit : « EUe en a comme une rose >;
mais cette comparaison, fort exacte à l'adresse d'une femme qui,
sotte à l'excès, n'avait pour elle que sa fraîcheur et sa beauté, ne
suffit pas à nous faire croire à un véritable amour de la part d'un
homme aussi blasé que l'était M. de Talleyrand à. l'époque où cette
bizarre union résulta d'un divorce avec un homme et d'un divorce
avec l'Église.
Quoi qu'il en soit, quelles illusions pouvaient survivre à un tel
mariage? Aussi, non content des quatre-vingt-deux ans de scan-
dale donnés au monde, M. de Talleyrand mit le comble aux indi-
gnités de sa vie par celles dont la mort de sa femme fut l'occa-
sion. Et en effet, durant les huit derniers jours, il fît torturer
l'agonisante pour lui imposer un testament dill'érent de celui
qu'elle avait fait. Informé par les «spions dont il l'avait entou-
rée, qu'elle avait destiné une cassette fermée à la duchesse d'Es-
tissac, celle de ses propres nièces qui était la plus riche en
enfants, la moins riche en argent, il fit guetter la remise de
cette cassette pour s'en emparer au nom d'un contrat de mariage
dicté par lui seul et qu'il exploitait devant le cadavre encore chaud
de celle à laquelle il avait par dédain refusé le dernier adieu. On
est révolté d'une telle spéculation chez un homme à qui ses ri-
836 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
et finit par faire légitimer par un pape ses anticipa-
tions sacrilèges.
Ayant à prononcer un discours à ce Champ de mai
(ou de mort), Napoléon chargea je ne sais plus qui de
le lui ébaucher; et cette ébauche, conçue de manière à
stimuler de plus en plus les sentiments patriotiques de
la nation, lui déplut en ce qu'elle devait lui convenir. Il
fit donc appeler son aide de camp Bernard, qui aujour-
d'hui encore tient lieu à la France de ministre de la
guerre et, de fait, n'est que le ministre de son ancienne
arme, puis, évitant toute explication, il se borna à lui
dire : « Lisez ce discours qui ne vaut rien et que vous
referez. » Bernard le refit, mais pour le rendre plus libé-
ral qu'auparavant. Certes rien n'était plus honnête, mais
aussi rien n'était plus godiche ; aussi Napoléon avait-il
à peine parcouru cette amplification de tribune, que la
feuille de papier sur laquelle elle était écrite avait été
broyée dans sa main, jetée au feu, et qu'il avait tourné
le dos audit Bernard ; car comment prononcer un dis-
cours presque révolutionnaire avec le costume dans le-
quel Napoléon avait résolu de paraître? Le contraste au-
rait été aussi étrange que fut choquant le disparate Je
son discours, de ses articles et de ce même costume
avec les circonstances. Jamais orateur ne se montra
plus habile pour substituer des phrases d'exaltation à
des concessions positives et pour tout renvoyer à un
avenir où il comptait encore être redevenu maître de
tout; jamais acteur ne fit plus de frais pour repré-
senter la majesté impériale dans toute sa splendeur,
mais jamais Napoléon ne remplaça plus mal à propos
son habit de guerre, sa redingote grise, sa vieille épée,
chesscs, cause de toutes ses infamies, vont échapper ; car on ne les
emporte pas plus en enfer qu'au paradis, où d'ailleurs ce damné
peut être sûr de ne pas être attendu.
SOLENNITÉ DU CHAMP DE MAI. 337
son petit chapeau et ses bottes par des bas de soie
blancs, des souliers brodés et à rosettes, un glaive de
théâtre, un habit, une écharpe, un manteau éblouis-
sants de broderies et une couronne d'empereur ro-
main. Cette parade, qui semblait indiquer que l'homme
de guerre était fini en lui, m'affligea et en affligea beau-
coup d'autres. C'est à peine si, aux jours de prospérités,
tout cela pouvait paraître lui convenir, car de tels dé-
guisements ne déguisent jamais rien. Ce qu'il y avait
de plus grand en lui, c'était toujours l'ancien général
Bonaparte, et la seule coquetterie qu'il pouvait se per-
mettre impunément était de renchérir sur son orgueil-
leuse simplicité. Empereur, il ne représentait qu'une
concession que la France n'avait faite qu'à regret, que
l'Europe continentale n'avait admise qu'avec rage et dé-
dain, que l'Angleterre n'avait cessé de combattre ; alors
que, général, il ne dépendait que de son épée, dont il te-
nait tout, et il était certain d'inspirer un enthousiasme
qui le déifiait. Je le répète donc, au 31 mai, au !•' juin
1815, il s'agissait de guerre etnon de faste, parce qu'il
s'agissait de résultats et non d'illusions, et nous restâmes
confondus de voir Napoléon s'affubler de vêtements qui,
dans la pensée de tous, pouvaient lui être arrachés le
lendemain.
Une immense tribune couverte et richement décorée
avait été construite sur toute l'étendue du corps avancé
de l'École militaire; c'est dans cette tribune que furent
placés les principaux personnages assistant à la so-
lennité et tous les membres de la famille de Napoléon
qui se trouvaient à Paris; enfin ce fut là qu'il se plaça
lui-même, au bruit du canon et du roulement général
qui annoncèrent son arrivée. Le Champ de Mars était
rempli de troupes, et le soleil, dardant sur soixante mille
baïonnettes, semblait faire scintiller l'immense espace
V.
•>•>
338 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL RÂRON THIÉBAULT.
que du haut du talus quatre cent mille spectateurs en-
cadraient. Le coup d'œil était superbe, et, quoiqu'il fût fait
pour absorber les regards et la pensée, je crois voir
encore Hortense dessinant cet imposant tableau; elle
avait à ses côtés ses deux fils, non moins remarquables
par leur beauté que par Télégance de leurs habits de
hussards; et ces enfants, auxquels la situation du roi
de Rome pouvait réserver un avenir immense, l'inexo-
rable destinée condamnait Tun à une mort prématurée
et aurait fait subir à Tautre une mort encore plus affreuse,
si Louis-Philippe ne Pavait arraché au supplice dont
son attentat de Strasbourg l'avait rendu passible (4).
Au milieu de la somptueuse tribune dont je viens de
parler, un trône surmonté d'un dais était construit en
avancée sur le Champ de Mars; élevé d'une douzaine
de degrés au-dessus du sol, il communiquait par des
gradins avec les troupes, et il était entouré des trois cents
étendards et drapeaux qui allaient être distribués. C'est
à ce trône que Napoléon se rendit, presque immédiate-
ment suivi de ses frères Joseph, Lucien et Jérôme, et
d'un groupe formé par les dignitaires et les officiers de
sa maison. Jetant en arrière son manteau avec une
dignité et une grâce qui rappelaient les leçons de Talma,
il prononça avec énergie et chaleur un discours qui,
malgré quelques phrases au dernier point heureuses et
adroites, était plus impérial que français. Les détails de
cette cérémonie sont connus; je n'ajouterai donc qu'un
mot sur un épisode, le dernier qui pour la France et
pour Napoléon ne fut pas un épisode de malheur et de
honte, le dernier qui dût rappeler les fêtes mémorables
et triomphales auxquelles ce Champ de Mars servait de
(1) A l'époque où il écrivait, le géDéral Thiébault ne pouvait en-
core prévoir les futures destinées de ce fils d'Hortense qui devint
Napoléon III. (Éd.)
ARMEMENTS SUPRÊMES. , 339
théâtre depuis vingt-six ans, et ce mot consistera à dire
qu'il était impossible d'aller au-devant d'une défaite irré-
vocable par un appareil plus militaire, d'un effroyable
désastre par une solennité plus imposante, de s'ache-
miner vers la nuit des tombeaux par un jour plus
radieux, vers le néant par plus de pompe.
A dater de ce jour, Paris n'offrit plus que le double
spectacle de la levée d'un camp et du branle-bas d'un
vaisseau. Cinquante mille bras élevaient etarmaient des
fortifications autour de cette capitale que les plus inso-
lents de nos ennemis devaient insulter un mois après,
et tout ce qu'il y avait de troupes et de députations de
régiments, qui avaient reçu les nouvelles aigles, partaient
en toute hâte pour rejoindre leurs corps d'armée ou
leurs corps respectifs et pour soumettre à l'épreuve du
feu ces insignes confiés à la valeur et à la fidélité. Mo-
ment imposant s'il en fut et d'autant plus grave que le
chemin que la plupart de ces troupes avaient à faire pour
se trouver en ligne, était plus court. Naguère des centai-
nes de lieues séparaient Paris de nos avant-gardes, alors
que c'était à soixante lieues de la Seine que le canon
allait tonner; et c'est à cette faible distance que le gant
nous était jeté par un Bliicher et un Wellington, héros de
bricole et de hasard, à qui la fatalité sacrifia et la gloire
de Napoléon et Napoléon lui-même, victime à jamais
immortelle.
A cette heure terrible où se jouaient de tels destins,
les individualités ne comptaient guère, et cependant il
faut bien, puisque j'écris mes Mémoires, que je revienne
à moi. Me montrant au Château et à l'Elysée, mais seu-
lement aux heures des réceptions générales, n'étant allé
chez Joseph et chez Lucien (1) qu'une seule fois, quoi-
(1) On sait comment avait disparu de la scène politique Louis,
celui qu'on appelait le caput mortuum de la famille, et qui, ayant
340 MÉMOIRES DU GÉNÉBAL BARON THIÉBAULT.
que j'en eusse été toujours reçu à merveille; vivement
contrarié d'avoir été entraîné à écrire une lettre, avec les
termes de laquelle je restais en contradiction; ne deman-
dant rien d'une part parce que je manquais de conûance
aux événements; décidé à ne rien refuser, mais aussi à ne
rien solliciter; n'ayant, conséquemment aux résolutions
que j'avais prises à Hambourg, mis chez le maréchal Da-
vout, ministre de la guerre, ni les pieds, ni mon nom, ce
qui sufGsaitpour expliquer l'apparent oubli dont j'étais
l'objet; n'ayant pas été davantage chez les autres minis-
très et pas même chez Camot, qui cependant avait parlé
favorablement de mes ouvrages, pas même chez Camba-
cérès qui, dans toutes occasions, m'avait traité avec dis-
tinction et bonté ; comprenant, du reste, que, dans les cir-
constances où nous nous trouvions, on ne pouvait guère
employer que ceux qui sollicitaient des commande-
ments, je n'en étais pas moins blessé de ne pas avoir
reçu d'ordres; c'était, en effet, la première fois de ma
vie que j'étais laissé sans emploi, et, quoique je ne dusse
contracté en 1801, à Salamanque. une maladie fatale, et ayant été
mal soigné, ne s'en est jamais rétabli. Voué à une existence de
soudraoces, il était exaspéré contre quiconque S6|portait bien, et
c'est aiusi qu'il prit d'.\rjuzon en aversion parce que celui-ci était
toujours content et paraissait heureux. Il ne croyait à aucune
bonne intention, et un général l'ayant suivi à Gratz par excès de
dévouement, il lui dit un jour qu'il n'était pas dupe, et qu'il devi-
nait un miitif intéressé à de si beaux sentiments; sur ce tbème il
poussa les choses si loin que l'autre dut le quitter. Il avait des ma-
lignités incroyables. En endossant la chemise d'an galeux, il se
donna la gale pour la donner à sa femme; quand il quitta la Hol-
lande, il emporta sans les payer pour huit millions de diamants
que Napoléon acquitta en réunissant la Hollande à la France, et
pcrsoime ne sait ce qu'il a en portefeuille; car tantôt il fait de
grandes dipenses. tantôt il vit comme un cuistre. Il y a dix ans
qu'il est paralytique et qu'il ne peut plus manger seul, et il vient
d'épouser une jeune Strozzi, âgée de seize ans, et la plus belle Glle
de l'Italie. Conmie dans ce mariage tout sera sacrifié à l'argent, il
est possible que le vieux roi ait des enfants de sa jeune femme si
elle n'en a de lui.
DÉPART DE NAPOLÉON POUR I/ARMÉE. 341
m'en prendre qu'à moi, je n'en avais pas moins de l'hu-
meur; toutefois cette humeur ne me fit pas dévier de la
ligne que je m'étais tracée.
Le temps nécessaire pour que les troupes qui avaient
assisté au Champ de mai arrivassent à leur destination,
expirait le 10 juin, et tout annonçait le départ instan-
tané de Napoléon. Or, ce 10 juin se trouvant un dimanche,
j'assistai à la dernière messe qu'il entendit aux Tuileries,
a la dernière audience qu'il dût y donner. L'affluence
était considérable, la préoccupation générale. Chacun
néanmoins s'efforçait de faire bonne contenance et
n'aboutissait guère qu'à afficher une de ces confiances
qui, exprimées par des banalités, n'en inspirent aucune.
Je ne dirai pourtant pas que l'on était sans espoir; mais
on était encore moins sans anxiété. Napoléon, qui tant
de fois avait volontairement joué quitte ou double, se
trouvait cette fois acculé par la force à cette nécessité;
l'arbitre souverain de tant d'existences, l'homme qui,
d'un regard, d'un geste, d'un mot, bouleversait la vie
ou la rendait heureuse ou magnifique, en était arrivé
au moment peut-être où il n'aurait plus d'asile. Vou-
lant échapper à mes pressentiments fâcheux et cher-
cher en cet homme même les motifs de sécurité qui
semblaient me fuir et que lui seul pouvait donner encore,
me rappelant la détresse physique en laquelle il m'était
apparu le jour où il avait appris la mort de Berthier, et
cherchant à me rassurer contre de tels souvenirs, je ne
cessai de le considérer, et mes regards s'attachèrent sur
lui avec d'autant plus d'avidité, je pourrais ajouter de
souffrance, que plus je l'examinais, moins je parvenais à
le retrouver tel qu'au temps de sa force et de sa gran-
deur. Jamais l'impression que sa vue me fit éprouver, à
ce moment où le destin allait prononcer entre le monde
et lui, jamais cette impression n'a cessé de m'étre pré-
342 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
sente. Son regard, jadis si formidable à force d'être
scrutateur, avait perdu la puissance et même la fixilé;sa
figure, que si souvent j'avais vue comme rayonnante de
grâce ou modelée dans l'airain, avait perdu toute
expression et tout caractère de force; sa bouche con-
tractée ne gardait rien de son ancienne magie; sa tête
elle-même n'avait plus ce port qui caractérisait le do-
minateur du monde, et sa démarche était aussi embar-
rassée que sa contenance et ses gestes étaient incertains.
Tout semblait dénaturé, décomposé en lui; la pâleur
ordinaire de sa peau était remplacée par un teint ver-
dâtre fortement prononcé, qui me frappa. Qu'était donc
devenu le triomphateur de l'Italie deux fois soumise à
ses armes; de l'Autriche deux fois conquise; de l'Egypte
où de fait il s'assit sur le trône de Sésostris; de la
Prusse qu'unejournée lui avait suffi pour anéantir; de la
Russie qui ne put être sauvée que par son climat ? Et
quelle différence des temps où nous étions à ceux que
je rappelle; temps où le dernier soldat tressaillait à sa
vue, comme à sa voix; où ses moindres paroles se répé-
taient avec enthousiasme et semblaient prophétiques,
et où, achevant d'exalter toutes les âmes par son élo-
quence ossianique, il osait dire(i) : t Bientôt je reparaî-
trai à votre tête, et l'on reconnaîtra que vous êtes de la
race des braves. »
Où était le temps où il pouvait se vanter d'avoir cent
mille hommes et cent millions à dépenser par an, calcul
horrible du moins en ce qui concerne les hommes et
qui peut-être l'a perdu, du jour où les rentrées n'ont
plus concordé avec la dépense? L'histoire de Napo-
léon se résume à ceci : à mesure que s'accroît sa des-
tinée, il gagne en ambition ce qu'il perd en prévoyance
et en capacité, par conséquent en véritable force. Un
(1) Voir sa proclamation qui suivit son retour d'Egypte.
ANECDOTES SUR NAPOLÉON. 843
de ses grands vices fut de favoriser, et souvent avec
impudeur, les hommes qui avaient fourni toutes sortes
de raisons pour être sacrifiés, et de haïr l'indépendance
au point de repousser ceux qui, par leur honnêteté et
leurs vertus, ne lui donnaient sur eux aucune de ces pri-
ses qu'il regardait bien à tort comme les garanties d'un
dévouement aveugle et sans bornes. De même les faveurs,
les grâces finirent par être scandaleusement réparties,
et des hommes ineptes, immoraux, obtinrent de lui des
décorations, des titres de chevalier, de baron même (je
citerai Lemière), des dotations enfin qu'il refusait ou ne
donnait pas à des hommes éminemment recomman-
dables parvenus aux premiers grades. Un colonel lui
demandait la croix pour son quartier-maître : « Il me faut
du sang et non de l'encre », lui répondit Napoléon, qui
peu après donna cette croix pour de la boue.
Combien n'a-t-on pas cité d'anecdotes sur ses rapports
avec le troupier! Or ces rapports, si fermes, si intelli-
gents, si féconds au début, prennent plus tard une forme
de dévergondage de puissance : « Attrape ça, dit-il à un
soldat, en lui donnant un titre et une dotation.... Je te
fais douze cents francs de rente, dit-il à un autre; bois-
les avec tes camarades, et qu'à ton exemple ils se battent
bien. Quant à toi, tu es invulnérable. » A une revue, un
sergent s'avance pour demander la croix ; le colonel veut
faire retirer l'homme, auquel Napoléon ordonne de rester
par ces mots : € Qu'as-tu fait pour mériter la croix ? —
Sire, j'ai arraché les palissades à Tattaque deStralsund.
— Est-ce vrai, colonel? — Oui, Sire. — Qu'as-tu fait
encore? — J'ai enlevé un drapeau à telle affaire. — Est-
ce vrai, colonel ? — Oui, Sire. — Eh bien, pourquoi ne
voulez- vous pas que cet homme ait la croix? — Sire,
c'est un ivrogne, un voleur, un — Bah! le sang
lave tout cela. » Et la croix fut accordée à ce brave d'un
1
344 MEMOIRES DU GENERAL BARON THIÉBAVLT.
genre parlicuHer, qui ne pouvait que bientôt la désho*
norer. A une autre revue. Napoléon voit un soldat qui le
fixe : c Eh bien, qu'as-lu à me demander? — La bam-
boche, Sire. > Et le soldat est décoré (1). Et, comme pen-
dants à ces abus de faveurs, simples caprices de tout-
puissant, on citerait d^autres faits aussi peu conformes
à la justice, mais dans un sens tout opposé. Un major,
excellent homme très dévoué, très exact et très fidèle
pour le service de l'Empereur, mais qui, d'après les de-
voirs de son grade, était resté au dépôt, est nommé
colonel. Dans sa joie, il croit bien faire de se rendre à
l'armée pour remercier Napoléon. Il paraît et reçoit
cette question : « Vous étiez à la dernière affaire? — Non,
Sire. — Vous étiez donc à telle autre? — Non, Sire. —
Alors à celle-là ? — Je n'ai pas eu cet honneur. — Et qu'est-
ce qui m'a f..... un colonel comme vous? Vous n'avez été
nulle part. » Et le brave homme, qui dès la première
question n'avait plus osé dire d'où il venait, fut privé de
son grade, que cependant et par les meilleurs titres il
justifiait. Bien d'autres exemples, aussi significatifs que
celui que je viens de citer, pourraient être rapportés,
mais je ne puis prolonger hors de proportion ce qui
n'est qu'une digression, et il me suffira de dire, comme
(1) Les revues étaient le véritable moment pour faire valoir des
titres réels ou même imaginaires. Napoléon était toujours contra-
rié quand, dans ces occasions, on ne lui demandait rien : « Com-
ment, disait-il un jour à un colonel qui ne lui présentait aucune
demande, vous n'avez donc rien fait; vous n*avez donc su mettre
dans votre corps personne à même de mériter quelque chose? >
Selon lui, si on ne demandait rien, c'est qu'on avait la conscience
de ne mériter rien. Aussi ne craignait-il pas l'obsession, et Ton a
cité ce chef de bataillon qui, désirant entrer dans la garde, fit sa
demande et obtint pour réponse un : « Ce n'est pas possible. > Il
insiste : « Sire, j'ai des litres qui méritent vos bontés. — Il n'y a
pas de place. — Sire, il s'en fait tous les jours. — J'ai dix-neuf
chefs de bataillon À la suite. — £h bien. Sire, le vingtième ne sera
pas le moins brave. » £t le vingtième fut nommé dans la garde.
LA FORTUNE LASSÉE. 345
conclusion, que Napoléon, par Texercice même de sa
puissance extraordinaire, avait peu à peu perdu le sens
précis, la véritable mesure des choses et la possession
de lui-même; il ne savait plus voir vite et juste, et, si la
campagne de Dresde le montre déjà inférieur à lui-même, il
n'est pas moins certain que ses facultés avaient continué
à s'affaiblir par Peffet des tortures morales qu'il endurait
depuis vingt mois. Son retour de Ttle d'Elbe avait été
comme la dernière poussée d'un volcan qui s'éteint, et, si
son génie se révélait encore par des pensées profondes,
par des phrases magnifiques, il ne suffisait plus à ces
grandes conceptions inséparables de la puissance d'exé-
cution. La fortune, d'ailleurs, s'est lassée; Napoléon
va bientôt arriver sur le théâtre de la lutte suprême, où
il semble avoir appréhendé de paraître ; il peut encore
débuter par la défaite des Anglo-Prussiens; mais l'homme
capable de profiter des dernières chances qui lui restent
n'existe plus, et, de même qu'il a perdu la bataille de
Leipzig, manqué toute sa campagne de 1813 et rendu
l'invasion de la France et la souillure de Paris possibles,
faute d'avoir pu disposer de cent soixante mille hommes
dispersés par lui dans dix places inutiles, de même il
perdra la bataille de Waterloo, cette léna de la France,
pour n'avoir pas été rejoint par les quarante mille
hommes si imprudemment confiés au marquis de Grou-
chy, que par une double aberration il avait fait maré-
chal. Mais, au 10 juin, nous n'en étions pas encore à ce
complément de nos malheurs; l'horizon seulement était
chargé d'orage. Les derniers de mes regards qui se
portèrent sur Napoléon ne me pénétraient pas moins
d'un trouble douloureux. En proie aux plus noirs
pressentiments, je quittai ce château où je ne devais
plus le revoir, et je rentrai chez moi en faisant des vœux
à l'exaucement desquels je ne croyais plus.
CHAPITRE XÏI
Du moment où Napoléon eut quitté Paris, un vide
immense sembla s'être formé. On eût dit que lecieletla
terre participaient à ce déplacement, que l'équilibre du
monde était dérangé. Cependant, quelque précaire que
fût la situation, on ne tarda pas à s'étourdir sur elle. Un
grand mouvement d'ailleurs animait Paris; les ateliers,
les arsenaux s'y multipliaient ou activaient leurs tra-
vaux, et les cinquante mille ouvriers achevaient de le
transformer en un camp retranché, qu'une immense
artillerie devait armer. La garde nationale mobilisait
ses bataillons, et, indépendamment des troupes devant
former une armée de réserve, indépendamment des fédé-
rés presque tous anciens soldats, réunis au nombre de
quinze mille et qui auraient pu être portés à soixante
mille et plu«, de toutes parts arrivaient des détachements
de soldats et de conscrits, destinés au recrutement
d'une partie des corps composant nos armées actives
du Nord et de l'Est, et à l'organisation de nouveaux
bataillons ou régiments (1).
J'ai dit quelle était, au milieu de cette agitation géné-
rale, ma situation d'attente, et à quel degré de per-
plexité et d'incertitude j'étais livré. En attendant d'être
fixé sur le rôle que j'allais avoir à jouer dans cette
(1) On organisait alors dix-huit bataiUoos, formés d'offlciers et de
soldats en retraite, et vingt régiments de marine.
MA MAISON DE LA RUE DE L'ARCADE. 347
phase convulsive que traversait ma patrie, Zozotte
était repartie pour Tours avec ses filles, et j'avais cru
devoir proûter de son absence pour quitter la maison de
M. de Villegris, que nous habitions, et pour venir me
loger dans l'hôtel que j'avais récemment acheté rue de
l'Arcade; faute d'occupation plus sérieuse, j'arrangeais
sur le jardin un appartement où Zozotte pût se plaire
à son retour^ Le comte de Barrai, qui avait été baron
d'Empii'e, et sa femme, la belle Zoé, occupaient depuis
bien des années cet hôtel; je leur avais donné congé ;
mais M. de Barrai, qui me devait trois années de loyers
arriérés, trouvait commode d'avoir affaire à un pro-
priétaire plus que patient ; paralytique et n'ayant pas
quitté son lit depuis ces trois dernières années (1), il
basait sur son état ses demandes de délais sans cesse
(1) PeDdaot ces trois années, il n'avait pas permis qu'on déplaçât
son tapis et qu'on balayât sa chambre. Aussi sale pour lui-même
que pour tout ce qui l'entourait, il ne se lavait jamais, de sorte
que son médecin, pour avoir le courage de lui tâtcr le pouls, lui
ordonnait préalablement des bains de main dans de l'eau de savon
chaude. Sa femme, qui, devenue veuve, épousa M. do Septeuil»
était fort belle et très bonne personne, et plus M. de Barrai devint
impotent, plus il se montra jaloux d'elle. A tous moments il la
faisait appeler; quand elle sortait, il se fâchait â grands cris. Pour
éviter ce tapage, et soit qu'elle fût sortie, soit qu'elle eût quoique
chose de mieux à faire que d'aller le trouver, elle lui faisait dire :
« Madame est incommodée'; elle a été obligée de se coucher; elle a
la fièvre très fort t.. . — Ah t tant mieux, répondait-il, tant mieux ! » Il
était neveu d'un comte Dubourg, qui fut célèbre pour son avarice.
C'est ce comte Dubourg qui, pour économiser un valet de chambre,
avait imaginé de se procurer une manche de livrée, ce qui lui per-
mettait de donner le change sur sa condition quand il passait le
bras par la fenêtre pour vider lui-même ses pots de nuit. C'est en-
core ce comte Dubourg qui, donnant des conmiissions â un domes-
tique, peu pressé d'obéir, lui dit : - Préte-moi tes souliers, et je
ferai mes commissions moi-même. » Ses fils, l'engageant à voir une
pièce nouvelle qui attirait tout Paris aux Français et n'obtenant
pas qu'il fit cette dépense, lui olTrirent de payer sa place, ce qu'il
accepta. Arrivé au théâtre, l'un d'eux prit les billets et remit au
comte le billet qui lui revenait; mais, à peine sous le vestibule, l'a-
348 MÉMOIRES DU GENERAL BARON THIÉBAULT.
renouvelées. J'en parlai à sa femme, qui me déclara n^y
pouvoir rien par elle-même, mais me conseilla de prendre
les moyens extrêmes. En conséquence, dès le lendemain,
à six heures du matin, les maçons furent installés au
rez-de-chaussée. Réveillé par leurs coups redoublés,
M. de Barrai envoya une de ses deux gardes pour savoir
ce qui se passait; qu'on juge de sa frayeur quand on
vint lui dire qu'on démolissait la maison juste au-dessous
de lui. A l'instant le déménagement commença, et le len-
demain j'étais quitte de lui t c C'est affaire à vous, me
dit la comtesse Zoé; au reste, vous n'aviez pas d'autre
moyen (1)1 »
Le rapport de mon architecte avait établi que, pour
l'arrangement de ma maison telle que je la désirais, il
suffisait de changer quelques distributions et de faire
quelques réparations ; mais il se trouva qu'il n y avait
pas un mur à conserver, pas un plancher qui ne fût
pourri, que les fondations étaient à reprendre en totalité,
et que l'architecte de confiance m'avait trompé à ce
point qu'au lieu d'une maison bien bâtie je n'avais
acheté qu'un terrain chargé de matériaux inemployables.
Cependant, une fois ces terribles travaux commencés, il
n'y avait plus à s'arrêter; il fallait subir trois ans de
coûteuses dépenses au lieu d'un été de travaux légers,
débourser cent dix mille francs au lieu de dix-huit mille
et vérifier ce jeu de mots justifié par toutes les duperies
du métier : < Qui bâtit ment. >
vare prétexta un besoin, sortit, se fit rendre au bureau l'argent
et se sauva avec.
(1) Je n'avais pas un besoin aussi urgent de la partie de la mai-
son qu'occupait la comtesse Zoé, qui fit son déméuagement A son
aise et fut encore quinze jours chez moi. Quant au comte, il possé-
dait une armoire vitrée pleine de curiosités, et j'ai dit qu'il y con-
servait un soulier de la princesse Borgbese, dont le pied était une
merveille de forme et de petitesse.
« QUI BATIT MENT. » 349
Cependant des préoccupations aussi secondaires ne
pouvaient me faire oublier le grand intérêt qui se dé-
battait pour l'Empereur et pour la France, et je com-
mençais à être fort agacé de mon inaction, quand, me
mettant à table le 45 juin, je reçus la visite du comte de
Valence. J'ai déjà parlé de lui ; mais comment le
nommer sans revenir aux avantages que la nature avait
prodigués à cet homme superbe et qu'il perfectionna
dans les situations où le placèrent son rang, sa fortune,
sa carrière et ses mérites ! Homme d'État, de Cour, de
boudoir et de guerre, il joignait à l'importance des vues,
à la vigueur et à la justesse des pensées, au talent de
parler etde dire (4), l'énergie des sentiments, l'exaltation
de la vaillance, un esprit non moins orné que fécond,
une politesse incomparable et une grâce, un ton, des
manières qu'à ce degré lui seul m'a fait connaître, dont
il était à la fois le modèle et l'exemple, et dont la tra-
dition n'existe plus. Non moins remarquable dans les
entretiens les plus graves et les plus légers, et soit qu'il
s'agtt des arts (2), des sciences ou de littérature, il
s'élevait aux plus hautes questions avec autant de
facilité qull en avait à donner un charme indicible aux
questions les plus futiles. Chevalier français dans toute
la signification de ce mot, synonyme d'honneur et de
galanterie, citoyen au dernier degré dévoué à sa patrie,
ami à toute épreuve, loyal et bon, soldat plus qu'in-
trépide, général distingué, il fut Tapologie vivante des
temps passés et présents, et, partout en première ligne,
toujours du premier ordre, capable de tous les genres
d'héroïsmes, il réunit tous les genres d'agrément et de
(1) Voir ses discours à la Chambre des pairs.
{2} Personne n'a plus approfondi l'art dramatique, et rien n'était
intéressant comme de l'entendre disserter sur cette matiùro. Ce
sont ses leçons qui ont aciievt; la supériorité de Mlle Duchesnois.
350 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
mérites. S'il dut s'honorer de ses aïeux, on peut dire
qu'il ajouta à l'honneur de son nom et termina de la
manière la plus digne la race antique et illustre dont il
fut le dernier rejeton. Assurément, tant qu'il resta jeune,
aucun homme, sous les rapports des avantages per-
sonnels et de l'amabilité, ne dut pouvoir se comparer à
lui, et aucune femme sans doute n'osa lui comparer son
mari ou son amant, ce qui en amour le rendait aussi
formidable qu'il le fut à la guerre. Peu d'existences
auraient pu fournir aussi bien que la sienne un grand
nombre d'anecdotes transcendantes, et ce n'est pas de
ma faute si les principales n'ont pas été recueillies. A
deux reprises, je lui ai demandé de m'aider à rédiger
sur lui des notes biographiques. Mais rien n'était plus
difficile que de l'amener à parler de ce dont tant d'autres
se seraient vantés, et je n'en obtins, avec les phrases les
plus amicales, les plus flatteuses sur les sentiments et
les motifs auxquels je cédais, que des ajournements que
la mort a rendus définitifs et qui, grâce à l'insignifiance
de ce qui a été recueilli sur son compte, lui ont fait
subir une double mort.
Pour en revenir à la visite du comte de Valence :
« Mon cher Thiébault, me dit-il en m'abordant, appelé
en toute hâte chez le ministre de la guerre, je viens
de recevoir par ses mains ma nomination de comman-
dant du premier corps de la réserve; l'Empereur or-
donnant que cette réserve soit le plus promptement
possible en état d'entrer en campagne, il a fallu désigner
de suite les officiers généraux qui en feraient partie; le
commandement de la première division vous a donc été
donné. J'aurais désiré pouvoir vous consulter à cet
égard et, avant de faire expédier vos ordres, savoir de
vous si cette destination vous serait agréable; le temps
n'a pu m'ôtre accordé. Au reste, et pour peu que vous
L'ARMÉE DE RÉSERVE. 361
partagiez le plaisir que j'éprouve de servir avec vous,
j'aurai doublement à me féliciter de ma nomination. —
Mon général, lui répondis-je, depuis vingt et un ans je
vous appartiens à des titres qui seront toujours sacrés
pour moi et auxquels vous ajoutez encore en ce moment,
et parla bonté que vous avez eue en venant m'annoncer
cette nomination vous-même, et par les termes dans les-
quels vous voulez bien le faire. Comptez donc sur tout
ce que le dévouement du cœur et celui du devoir pour-
ront rendre possible à votre ancien aide de camp. »
Ma division devait être réunie sous cinq jours et
campée près de Montrouge, où mon quartier général
devait être établi, ainsi que celui du comte de Valence;
dès le lendemain le camp fut tracé et nos logements
faits. Au milieu d'un parc anglais extrêmement soigné,
se trouvait une habitation charmante, très digne du
nom de château et meublée avec recherche; elle fut
destinée à ma résidence. C'était la maison de campagne
ou la buvette d'un des tailleurs de Paris, et, je crois bien,
de celui qui si vivement avait remué la bile du général
Fournier. Les troupes ne devant commencer à arriver
que le 20, j'avais continué à coucher chez moi, me
bornant à accompagner deux ou trois fois le comte de
Valence à Montrouge, afin de nous assurer que tout ce
qui avait rapport aux besoins des troupes serait prêt,
et, le 20 au matin, je me disposais à aller m'y établir
lorsque j'entendis traverser à grands pas ma salle à
manger, mon salon dont les portes étaient ouvertes, et
je vis arriver au seuil de ma ehambre à coucher le
capitaine Viennet, qui, les traits décomposés et dans
Tattitude la plus mélodramatique qu'il soit possible
d'imaginer, s'arrête à ma vue, lève les bras au ciel et
d'une voix effroyable s'écrie : t Tout est perdu! » tout
en continuant à marcher en tous sens comme un homme
S5S MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
dont la raison est égarée. Jamais désastre ne fut annoncé
sur un ton aussi tragique, et Yiennet en ce moment
aurait si bien pu déOer Lekain et Talma qu'en dépit des
vingt-deux années écoulées, j'entends encore ce t Tout
est perdu ! » retentir à mon oreille. C'est ainsi que j'appris
le désastre de Waterloo et le retour de Napoléon à Paris,
retour qui mit le comble au bouleversement que j'éprou-
vais. Et comment échapper aux terreurs qui m'as-
saillirent ; comment sortir de ce dilemme : ou le mal est
sans remède et l'ennemi aux portes de Paris, ou Napo-
léon n'est plus rien de ce qu'il a été I Pour comble de
malheur, cette dernière supposition était la véritable.
Qu'il fût revenu seul d'Egypte, en y laissant une armée
dans une position qu'il devait savoir intenable, la France
avait pu lui pardonner ce premier abandon de troupes,
abandon qu'elle expliqua par une pensée d'ambition
colossale et qu'elle excusa en faveur d'une puissance
morale conquise dans des circonstances extraordinaires;
qu'il fût revenu seul de Russie, en laissant derrière lui
la Grande Armée mourant de faim et de froid en une
effroyable déroute, ce nouvel abandon avait pu encore
être pardonné, parce que la France crut ou consentit
à croire que ce retour précipité était nécessaire pour
que l'Empereur conçût et fît exécuter les mesures
propres à réparer en peu de mois la perte de trois à
quatre cent mille hommes, de cent cinquante mille
chevaux et du plus grand matériel d'artillerie, d'ad-
ministration et d'équipages que l'on eût jamais mis en
campagne. Mais à Waterloo nous n'avions pas perdu
vingt mille hom.nes, et les Anglais en avaient perdu
presque autant que nous ; il leur fallait des mois pour
réparer leurs pertes, alors qu'il ne nous fallait pas douze
jours pour que ceux de nos cadres qui se trouvaient
affaiblis fussent plus que recomplétés; notre cavalerie
FUITE DE NAPOLÉON. 858
avait peu souffert ; le matériel de l'artillerie se serait
remplacé de môme, et quand, pour les attelages, on
n'aurait eu de ressources immédiates que les chevaux
de remise ou de fiacre de Paris, ils auraient suffi pour
suppléer à ceux dont on pouvait manquer. Sous le rap-
port des forces à opposer à l'ennemi, les quarante mille
hommes du marquis de Grouchy, faute desquels la
bataille avait été perdue, formaient à eux seuls un
noyau autour duquel et même sans lequel tout pou-
vait se rallier. Mais encore Laon, où il fallait s'arrêter,
nest qu'à trente-cinq lieues de Paris; un jour suffisait
pour l'aller et le retour des courriers, et c'est de là que
tous les ordres pouvaient et devaient être donnés ; de
là, le premier moment passé, Napoléon pouvait faire
de subites apparitions à la tête des troupes; il n'est
aucun de ses ordres qui n'eût été ponctuellement exécuté ;
de là encore il en imposait à l'ennemi, il conservait
une attitude de souverain et de général, qui suffisait pour
garantir nos frontières, pour tout contenir et au besoin
pour avoir raison des factions de l'intérieur, de la tur-
bulence insurrectionnelle de la Chambre des députés
et de la lâcheté de la Chambre des pairs. Mais pour cela,
je le répète, il ne fallait pas quitter l'armée avec la rapi-
dité de la fuite et sous le canon de l'ennemi ; il fallait
en personne rallier les corps et par-dessus tout ne pas
venir se faire prendre à l'Elysée comme dans une sou-
ricière. Rentrer à Paris, ainsi qu'il y rentra, c'était donc
sans nécessité, sans profit et en courant à sa perte, en
la rendant pour ainsi dire inévitable, se mettre à la
discrétion des anarchistes et de leurs complices les
royalistes; c'était mettre les troupes à la discrétion de
l'ennemi, tout en révélant qu'il n'y avait plus rien à
espérer et à craindre d'un homme qui, après une lutte
de quelques jours, n'espérait plus en lui-môme. De sa
V. 23
n
354 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON TUIÉBaULT.
part délaisser son armée après la défaite qu'il aurait
dû prévenir, et la délaisser au moment d'une retraite,
c'est-à-dire de la plus difficile comme de la plus mena-
çante des opérations de guerre, c'était la trahir; l'aban-
donner ébranlée, découragée, quand un mot, un regard
pouvait immédiatement lui rendre l'énergie que d'elle-
même elle reprit quelques jours après, c'était risquer
d'achever de la sacrifier; de même que reparaître à
Paris en fuyard, c'était provoquer son abdication ou
plutôt abdiquer cent fois pour une.
£t maintenant, avant de continuer ma narration, je
me trouve arrêté par une de ces questions devant les-
quelles il est impossible de reculer, par celle de savoir
à qui la perte de cette bataille de Waterloo a été due.
Elle a été due d'abord à Napoléon, qui par ses articles
additionnels diminua ses forces et glaça le zèle de beau-
coup d'hommes, et qui, n'ayant plus en lui le pouvoir
de se faire obéir, ne parvint pas à tirer de ses forces
tout le parti possible; ayant eu déjà aux Quatre-Bras
la preuve que ses ordres pouvaient être transgressés
impunément, il devait garder sous sa main la totalité
de ses troupes et se borner à porter, dans la nuit du 47
au 18, le corps de Grouchy entre les armées anglaise et
prussienne. Cette perte a encore été due au maréchal
Soult,qui, à travers un pays ami, à quatre lieues de dis-
tance, disposant d'une armée, ne fut pas capable de faire
parvenir un ordre à l'exécution duquel tenait le salut de
l'Empire et se borna à envoyer un tel ordre par un seul
officier (1), n'ayant ni prévu ni compris qu'un officier por-
(1) Pendant la campagne de 1808 en Portugal, et au moment où
nous dûmes croire à un prochain débarquement d'une armée
anglaise, j'eus à rappeler à Lisbonne quatorze cents hommes de
troupes qui se trouvaient à Almeida. Il ne s'agissait ni du salut
d'une grande armée, ni de celui de la France; eh bien, mes ordres
ayant à traverser cinquante-quatre lieues du pays le plus difficile
CAUSES DE LA DÉFAITE DE WATERLOO. 355
•
leur d'un ordre d'une telle gravité pourrait être enlevé
par quatre hommes et un brigadier; puis, ne le voyant
pas revenir, n'en recevant aucune nouvelle, il ne se
douta pas que cet officier devait être tombé dans les
mains de l'ennemi et n'expédia des duplicata ni par des
espions, ce qui prouve qu'il n'avait pas de chiffre, ni
par de nouveaux officiers, quand il aurait dû en faire
partir dix et faire escorter l'un d'eux par une division
de cavalerie s'échelonnant sur cette faible distance de
quatre lieues. J'ai dit que Napoléon, ne voyant pas
Grouchy paraître, interrogea le maréchal, qui lui répon-
dit par l'énoncé du fait que je viens de rapporter; on
sait avec quelle hauteur de mépris il paya cette négli-
gence ou plutôt cette insuffisance (i); eh bien, cette pre.
mière école ne mit pas le major général en garde contre
d'autres fautes; car, au moment où nos troupes ployèrent,
le seul chemin de la retraite se trouva encombré à un tel
point que la débandade fut complète et que tout le ma-
tériel fut perdu. Bourmont, major général, n'eût pas
mieux fait que Soult.
La perte de la bataille de Waterloo a été due encore
au marquis de Grouchy, qui la veille d'une bataille dé-
cisive ne se mit pas en communication ^avec son géné-
ral en chef. Napoléon ou autre, et qui, le lendemain
matin, entendant sur sa gauche une effroyable canon-
nade et ayant quarante mille hommes l'arme au bras,
ne marcha pas où le canon tonnait, ce qu'un caporal
et des populations insurgées jusqu'à la rage, de trois heures en
trois heures une nouvelle expédition de ces ordres, et une expédition
chiffrée, partit jusqu'à ce que j'eusse la preuve écrite que Tune
d'elles était arrivée. Vingt-deux officiers ou espions furent expédiés,
et de ce nombre douze revinrent sur leurs pas, sept disparurent,
mais trois arrivèrent. £t de telles précautions ne sont que VA b e
du service d'état-major.
(i) Voir tome IV. page 415.
.356 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
aurait dû faire et aurait fait. Cette attitude du général
Grouchy a donné lieu à une polémique entre lui et le
général Gérard. Ledit Gérard se vante d'avoir pressé
ledit Grouchy de se porter sur le champ de hataiile de
Waterloo et laccuse d'avoir résisté à ses conseils, tan-
dis que le marquis de Grouchy argumente sur ce
thème, qu'ayant reçu de l'Empereur Tordre de suivre
l'armée prussienne, et nul ordre contraire ou différent
ne lui étant parvenu, il n'existait aucune considération
humaine de nature à justifier sa désobéissance ou seule-
jnent à la rendre excusable, l'Empereur n'étant pas de
ces chefs dont on pouvait et devait transgresser, com-
menter ou modifier les ordres. Examinons la valeur de
l'accusation et de la défense.
En thèse générale, l'accusation est fondée; mais, dans
le cas particulier où le général Gérard la présente, elle
manque de bonne foi. Le général avait l'ordre de partir
iila pointe du jour de son bivouac, ce qui devait le faire
arriver devant Wavre à huit heures du matin, et, parti
seulement vers sept heures, il marcha avec une telle
lenteur que ce ne fut qu'après midi qu'il arriva et à une
heure qu'il ouvrit l'avis en question. Or, cet avis adopté
même de suite, on ne pouvait guère être en marche que
vers une heure et demie, et une troupe qui avait déjà fait
quatre lieues n'en eût pas fait quatre autres en moins
de six heures ; Grouchy ne serait donc arrivé que vers
huit heures du soir; à ce moment, tout était dit. Encore
faut-il ajouter que si Blûcher, qui marchait avec des
troupes fraîches, avait su qu'il était suivi par Grouchy,
il aurait hâté sa coopération, ce qui aurait avancé le mo-
ment de notre funeste retraite et peut-être compromis
Grouchy sans sauver Napoléon. Cet avis, qui, confornie
aux ordres interceptés, aurait donc tout sauvé à huit
heures du matin, était insignifiant ou ne pouvait qu'aug-
CÉRABD CONTRE GROUCHY. 357
menter la masse de nos malheurs cinq heures après;
s'en vanter dans cet état de choses n'est que de la for-
fanterie, et cette forfanterie ne pouvait aboutir qu'à
signaler le retard et les lenteurs dudit Gérard.
Mais s'ensuit- il que cela excuse Grouchy? Non
certes... l*" Comme commandant en chef, il devait sur-
veiller le mouvement du général Gérard; au besoin,
le faire partir à l'heure prescrite et lui faire accélérer
sa marche. 2"" Il avait l'ordre de suivre l'armée prus-
sienne; mais s'arrêter devant un rideau cachant le
mouvement que cette armée pouvait faire et a fait, ce
n'était pas la suivre. Sans doute le marquis de Grouchy
pourrait dire : t Si le général Gérard était arrivé à huit
heures du matin, comme il le devait, j'aurais attaqué
l'armée prussienne et, par suite, découvert et empêché
son mouvement... • Mais on répliquerait : c D'une part,
vous ne Paviez pas annoncé, donc vous ne l'auriez pas
fait; de Tautre, pourquoi ne l'avez-vous pas fait du
moment où le corps du général Gérard vous a rejoint? »
Et il n'y aurait à cela aucune réplique. 3*" Je répète
que, n'ayant pas de nouveaux ordres et par cela même
qu'il n'en avait pas dans une de ces situations où une
heure de silence est menaçante, il devait, dans la soirée
qui précéda cette funeste journée, se mettre en commu-i
nication avec Napoléon, et cela autant pour lui adresser
un rapport et pour demander au besoin de nouvelles
instructions que pour s'assurer que les communications
étaient libres, ce qui eût suffi pour lui donner l'éveil sur
les projets de l'ennemi, pour lui révéler que de nouveaux
ordres pouvaient avoir été interceptés. 4** Enfin comment
ne pas se douter qu'un officier aussi rusé que ce Blûcher,
qu'un homme aussi distingué que son chef d'état-major
Gneisenau, n'aient pu avoir l'idée de dérober une marche
pour se réunir au duc de Wellington? Aussi, et quoique
858 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
Gérard ait ouvert Tavis de marcher sur le feu, alors que
par sa faute le moment d'une fructueuse exécution en
était passé, et qu'il n'ait pas ouvert celui d'une attaque
que tout commandait, Grouchy n'en reste pas moins
éternellement coupable de n'avoir pas fait une manoeuvre
ou une attaque, sur l'urgence de laquelle le canon d'une
part, de l'autre l'absence de toute nouvelle ne devaient
laisser de doute à personne. Le marquis de Grouchy et
le général Gérard n'ont donc été dans cette grave cir-
constance, l'un qu'un général de .toute incapacité, l'autre
qu'un homme de mauvaise foi, spéculant sur une
effroyable calamité pour usurper un mérite qu'il n'a
pas eu et qu'avec plus d'obéissance il pouvait avoir, de
manière à sauver Napoléon et l'armée et la France.
Enfin, et pour en terminer avec cette longue digres-
sion, la perte de la bataille de Waterloo a été due aussi au
maréchal Ney. En évitant les faux mouvements, qui pen-
dant les deux tiers de cette journée rendirent son corps
d'armée inutile, il aurait mis Napoléon à même de battre
l'armée anglaise avant que les Prussiens arrivassent
à la rescousse.
Tant de fautes ne pouvaient aboutir qu'à la perte de
la bataille ; mais cette perte ne fut terrible que par ses
suites, car en elle-même elle n'était pas si grande qu'elle
ne pût être réparée. J'ai dit que nous étions en mesure
de remplacer le nombre d'hommes et le matériel qu'elle
nous avait coûté. Malgré l'énormité de leur avantage,
Wellington et Blûcher n'osèrent pas franchir nos fron-
tières, et, avant l'abdication, ils ne devaient les dépasser
que flanqués par les armées impériales, qui pour agir
attendaient des succès décisifs; or celui de Waterloo ne
l'était pas, grâce aux moyens que nous avions de dou-
bler en quinze jours nos forces dans le Nord. L'Au-
triche ne demandait qu'à louvoyer; comme elle, la
L*ATTITUDE DES CHAMBRES. 359
Russie ne pouTait être indifférente à ce fait que les Prus-
siens et les Anglais ne leur laissaient aucun rôle à jouer;
enfin nos troupes étaient tellement exaspérées de leur
défaite et de ce qu'elle a eu d'extraordinaire qu'elles sol-
licitaient avec rage d'en revenir aux mains. Mais ce ne
fut pas de guerre ni de revanche qu'on s'occupa. Plût au
ciel qu'au moment de son départ pour l'armée et pen-
dant le temps de son absence, donnant pour motifs la
proximité de celles de nos frontières où la lutte allait
s'engager, la gravité des circonstances et le besoin de
sauver la France et Paris môme des effets d'une bour-
rasque populaire, Napoléon eût placé les Chambres à
Blois ou à Bourges t La Coalition n'eût pas trouvé en elles
des auxiliaires exécrables.
Dans les situations malheureuses, ce qu'il y a de plus
à craindre est toujours ce qu'il y a de plus vraisem-
blable, et mes inquiétudes s'étaient portées malgré moi
sur la conduite que la Chambre des députés allait tenir;
je me rendis donc dans les salles qui précèdent celle de
ses séances. Mon but était de juger par moi-même de
l'attitude de cette Chambre, afin de préjuger son rôle;
mais il y avait déjà tant de rôles qu'il n'y avait plus
d'attitude. Jamais une ruche d'abeilles en complète
anarchie ne sera plus fidèlement représentée qu'elle
l'était en ce moment par l'antre des députés. Tout remuait
et bourdonnait, les hommes entrant et sortant, allant et
venant, paraissant, disparaissant et reparaissant, aux
prises avec des gens de toute espèce sans cesse renou-
velés et qui, comme les députés eux-mêmes, avaient l'air
d'avoir été piqués par des tarentules; tout annonçait
que c'était du poison et non du miel qui pour la France
se préparait dans cette ruche digne d'avoir été essaimée
par des Pitt ou des Cobourg. De fait, malgré la distance
colossale qui existait entre le Napoléon de Waterloo et
360 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
celui d'Austerlitz, la distance était plus grande encore
entre ce Napoléon vaincu, ayant perdu les plus grands
ressorts de son génie, et ce qu'on pouvait lui substituer.
Tout abattu, tout moralement affaibli qu'il était, il y
avait encore en lui plus de ressources qu'en tout autre
pour disputer la France à l'étranger. £n outre, au plus
fort du danger, toute désunion, tout changement de
pouvoir peut être mortel; c'est manœuvrer sous la
mitraille; méconnaître alors ces vérités, c'était se met-
tre à la discrétion des ambitieux, des trattres et de la
Coalition. Et cependant, en quittant la Chambre, je ne
doutais plus que tel allait être le triste spectacle que
nous donnerait la majorité.
De la Chambre je me rendis au ministère delà guerre,
pour savoir ce que devenait le premier corps de la ré-
serve; j'appris que les troupes qui devaient le composer
recevaient de nouvelles destinations, que nos lettres de
services étaient comme non avenues, et qu'à cet égard
notre rôle était fini avant d'être commencé. En toute
hâte j'allai en informer le comte de Valence. Et le
lendemain matin, à neuf heures, j'étais à l'Elysée. La
pensée que l'étranger allait s'avancer sur les talons de
nos soldats pour souiller une seconde fois de sa pré-
sence la France et Paris, cette pensée m'exaltait d'une
sorte de délire patriotique et me reportait, avec une ar-
deur dont je n'étais plus le maître, vers l'homme en
qui s'incarnait pour moi l'unique espoir du salut. A
cette heure effroyable où Wellington et Blûcher nous
menaçaient de leur foulée brutale, le seul refuge pour
un cœur français me paraissait être encore Napoléon, et
je ne pus résister au désir d'offrir à celui que la foule
abandonnait des tributs qui du moins ne pourraient plus
être attribués à des spéculations. J'étais d'ailleurs ré-
volté des sentiments qu'afQchaient des misérables, jadis
DERNIÈRE VISITE A L'ELYSÉE. 361
comblés de ses plus inconcevables faveurs, et j'aurais eu
horreur que l'^on pût me confondre avec eux. Hélas t bien
d'autres avaient abjuré le culte de ce demi-dieu, dont le
malheur avait refait un homme. En entrant dans le
palais, je fus frappé de la solitude qui y régnait. La
galerie était déserte; douze à quinze personnes au plus
se trouvaient dans le salon auquel elle aboutit. J'y arri-
vais à peine lorsqu'une porte s'ouvrit, tout près de l'en-
droit où je me trouvais; Napoléon parut; je fis deux pas,
et, le saluant plus profondément que de coutume : c Sire,
lui dis-je, permettez-moi de mettre à vos pieds l'expres-
sion d'un dévouement aussi profond que respectueux.
— C'est de la France qu'en ce moment il faut s'occuper,
me répondit-il. — Plus que jamais, répliquai-je, vous êtes
son œuvre de miséricorde. » Il me fixa, dut voir mon
émotion, leva les yeux et passa à une autre personne.
Je me retirai, et telles furent les dernières paroles que
je dusse échanger avec cet homme extraordinaire, qui
acheva de me confondre et de me navrer par l'expres-
sion de sa noble figure qui avait repris tout son calme et
sa beauté antique.
On sait les faits et méfaits des Chambres, notam-
ment de cette Chambre des députés qui, dans les
adieux qu'elle avait faits, le il juin, à Napoléon partant
pour l'armée, n'avait mis aucune borne à son adulation;
dix jours après, le 24 juin, elle se mettait en perma-
nence contre lui, et la démagogique motion du marquis
de La Fayette (4) s'arrogeant la proposition, la sanction
(1) Ce marquis avait voulu être le Washington de la France, et,
ce rôle manqué, il chercha dans la populacerie, mais heureuse-
ment sans succès, un pouvoir plus grand que celui qu'il a pu ob-
tenir. De fait, sans le retour des Bourbons, il n'aurait pas toute la
célébrité qui Tentoure et n'aurait pas reçu l'hommage public, na-
tional, historique, des Etats-Unis. C'est à eux seuls, ou plutôt à
leur haine pour lui, qu'il doit son attitude et sa gloire. Leur mépris
362 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
et l'exécution des lois, déclara traître à la patrie qui-
conque s'opposerait à son fonctionnenient, comme s'il
pouvait y avoir d'autres traîtres en ce moment que ceux
qui trahissaient la France en trahissant les serments
qu'ils avaient prêtés et reprêtés à Napoléon. Quant à la
Chambre des pairs, qui devait s'opposer à ces envahis-
sements, ajoutons à sa honte que, lâche autant que l'autre
Chambre était coupable, elle se mit dès le même jour
à la remorque de celle-ci, ce qui enhardit l'une à parler
de déchéance et l'autre d'abdication^ seule pudeur dont
elle se trouva capable. Dès le 22, ces attentats furent con-
sommés, et celui par qui seul la France pouvait encore
être sauvée des souillures de l'étranger n'eut plus rien à
espérer d'elle. Mais déjà, et sur la proposition d'un dé-
puté digne de représenter Charenton, la Chambre usur-
patrice, exploitant la souveraineté comme si elle l'avait
eue en partage, s'occupait de communiquer directe-
ment et de traiter avec les chefs de la Coalition au
l'a illustré, honoré, enrichi par l'indemnité des émigrés et le don
des Américains; mais par lui-môme il n'avait pas rétolfe d'un
grand rôle, et on sait le mot du duc de Choiseul qui, ayant voulu
voir & Chanteloup le marquis revenu d'Amérique, s'écria : « Ce
grand homme n'est qu'un grand Gille. » Et le mot a cela de juste
que M. de La Fayette fut réellement une figure de parade, qui prit
et nous fit prendre les apparences pour la réalité. Toutefois il
faut dire, pour expliquer sa célébrité, qu'& une époque où, ballot-
tés de la Révolution à Napoléon, de Napoléon aux Bourbons, des
Bourbons à. Napoléon, les gens changeaient d'opinions et de cos-
tumes comme on change de chemise, M. de La Fayette fit preuve
de la plus grande ténacité pour rester sur la môme scène, et Laffitte
l'a peint assez exactement par cette phrase : « C'est un monument
qui se promène pour trouver un piédestal. »
Sa sépulture est à Picpus, dans un petit cimetière où reposent
les restes du duc de Lewis, de la famille Genoud et des La Fayette,
petit champ d'aristocratie muette où le citoyen des deux mondes
ne doit pas être déplacé. C'est dans ce lieu qu'il a fait placer douze
tonneaux de terre prise sur je ne sais quel champ de bataille
de l'Amérique et qu'il a rapportée lui-même. Bizarre idée que d'être
en France dans de la terre d'Amérique I
DÉCHÉANCE OU BIEN ABDICATION. 363
nom de la nation; toutefois cette absurdité n'aboutit
qu'à la création d'une commission de gouyernement,
par laquelle un scélérat (Fouché) et trois dupes (Garnot,
Barère et Real) se trouvèrent chargés de remplacer
rhomme des temps modernes le plus grand comme
guerrier, législateur et monarque. Au surplus, cette
Chambre, non moins inhabile que malintentionnée, con-
damnable et condamnée par ses actes comme par leurs
résultats, et qui mit la France à la merci de l'étranger
en prétendant la mettre à l'abri de ses armées, cette
Chambre qui rendit le trône à Louis XVIII en criant :
« Vive Napoléon II! > poussa l'abomination au point
d'envoyer à Napoléon un révolutionnaire, nommé d'Al-
meida, et chargé de lui signifier que, s'il ne quittait de
suite la France, il serait mis hors la loi. Je sais que
beaucoup de députés furent étrangers à de telles infa-
mies, qu'il s'en trouva même qui firent de généreux ef-
forts; mais, comme ils n'ont trouvé le moyen ni défaire
le bien, ni d'empêcher le mal^ si on doit les plaindre,
on ne peut certes pas leur offrir de l'estime en compen-
sation de la haine et du mépris qulls ont inspirés à ceux-
là même dont ils se sont trouvés avoir servi les intérêts.
Au reste, le ciel leur fut clément. Cette Chambre fut fermée
au nez de leurs Majestés, et ces députés disparurent dans
le bourbier qu'ils avaient creusé et qu'ils étaient faits
pour remplir.
Quant à Napoléon, plus que patriote en 4792 (i), en
(1) Voici comme preuve de ce fait uae lettre écrite par rofGcier
d'artillerie Buonaparte» le 27 juillet 1792, à M. Naudin, commissaire
des guerres à Auxonne, et littéralement transcrite par moi, ligne
par ligne, sur un fac-simUé fait par Robert, lithographe à Lons-le-
Saunier, fac-similé que possède le lieutenant général Préval:
Monsieur,
Tranquil sur le sort de mon pays et la gloire de mon ami, je n'ai
plus de sollicitude que pour la mère patrie. C'est à en conférer
36<i MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
i794 (après le 9 thermidor, il fut arrêté à Nice comme
révolutionnaire) et au 13 vendémiaire, mais qui, à cha-
cune de ses élévations, abjura une partie de ses premiers
sentiments, il préféra en 1815 tout perdre sans retour
avec vous que je vais employer les momeDts qui me restent de la
journée. S'endormir la cervelle pleine de la grande chose publique
et le cœur ému des personnes que Ton estime et que Ton a un
regret sincer d'avoir quittés, c'est une volupté que les grands
cœurs seuls connaissent.
Aurons-nous la guerre? se demande-t-on depuis plusieurs mois.
J'ai toujours été pour la négative. Jugez mes raisons.
L'Europe est partagée par des souverains qui commandent à des
hommes et par des souverains qui commandent à des beufs ou à
des cheveauz.
Les premiers comprenent parfaitement la Révolution; ils s'en
épouvantent; ils fairaient volontiers des sacrifices pécuniaires
pour contribuer à l'anéantir, mais ils n'osseront jamais lever le
masque, de peur que le feu ne prene chez eux. Voillà l'histoire de
l'Angleterre, de la Hollande, etc.
Quant aux souverains qui commandent à des cheveaux. ils ne
peuvent saisir l'ensemble de la constitution; ils la méprise; ils
croyent que ce cahos d'idée incohérentes entraîneront la ruine de
l'empire franc. A leur dire vous croyriez que nos braves patriotes
vont s'entregorger, de leur sang purifier cette terre des crimes
commis contre les rois et ensuite ployer la tète plus bas que jamais
sous le despot mitrée, sous le fakin thitré, et surtout sous le bri-
gand à parchemin. Ceux-ci ne fairont donc aucun mouvement; ils
attendront le moment de [la qui, selon eux et leur plat mi-
nistre, est infaillible.
Ce pays-ci est plein de zélé et de feu . . . Dans une assemblée
composée des 22 sociétés des trois départements, l'on fit, il y a
15 jours la pétition que le roi fut jugé.
Mes respects à madame Renaud, âi Marescot et à Mr. de Goi, —
j'ai portée un teste aux patriotes d'Aussonne lors du banquet du
14. — Ce régiment est très sûr, les soldats et sergents et la moitié
des officiers; il y a deux places vacantes de capitaine.
Respect et amitié; le sang méridional coule dans mes veines
avec la rapidité du Rhône.
Vot
BUONAPARTE.
Pardonnez donc si vous éprouviez de la peine à lire mon griffe-
nage.
Valence, le 27 juillet.
Mais cette pièce établit en outre que Napoléon, qui & la vérité ne
ATTITUDE DE NAPOLÉON. 365
et rejeter le dernier moyen de sauver la France que d'en
appeler au peuple, au nom duquel on le répudiait et qui
ne demandait qu'un mot pour anéantir ceux qui con-
spiraient contre lui. D'autres diraient plus grand que
son infortune, et moi je dis presque rapetissé au-des-
sous de son rôle, il ne voulut à aucun prix accepter
les secours des derniers hommes que leur enthousiasme
pour lui exaltait encore jusqu'au délire et qui pouvaient
d'autant moins manquer d'auxiliaires que l'armée était
tout aussi fanatique qu'eux. Et ici je ne parle pas que
d'après moi. Les 2i et 22 juin, et à dix reprises, autour de
cet Elysée qui pour lui ne pouvait plus être qu'un en-
fer, j'ai entendu et les propos et les cris de ce peuple
et d'une foule de soldats, de sous-ofûciers et d'officiers;
et, je puis le dire, les anxiétés,rindignation, le désespoir,
la rage étaient indicibles et ne se ralentirent pas même
quand celui qui en était l'objet fut parti pour la Malmai-
son, où ses souvenirs durent mettre le comble à ses tor-
tures. Ainsi un signe de lui, et la Chambre n était plus,
et la Seine aurait charrié les tristes successeurs de ceux
que les fenêtres de l'Orangerie de Saint-Cloud sauvèrent
quinze ans auparavant. De son côté, l'armée eût fait jus-
tice de quiconque ne se fût pas rallié à elle en se ralliant
à lui; et quatre-vingt à quatre-vingt-dix mille hommes
de troupes de ligne, montés au dernier degré de l'exaspé-
faisait pas de vers comme Frédéric le Graiiid, ne savait pas davan-
tage l'orthographe ; qu'il ne croyait pas à. la guerre alors qu'elle
était au moment d'être déclarée; et certes, en lisant cette lettre, on
n'imaginerait guère que son auteur était prêt à dominer par son
génie toutes les célébrités du monde, par sa puissance tous les rois
du continent; qu'il rétablirait en France les ordres, les titres, une
noblesse et le pouvoir absolu ; qu'il musellerait et garrotterait la
liberté, qu'il pourrait faire pendre quelques-uns des patriotes
compris dans son toast du 14 juillet, qu'il se ferait sacrer par le
despote mitre, et qu'autant qu'il le pourrait il ornerait un jour sa
Cour et de faquins titrés et de brigands à parchemin.
366 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
ration, et qui, avant l'approche des armées impériales,
eussent été rejoints par quarante à cinquante mille fé-
dérés, par autant de gardes nationaux formés en batail-
lons de grenadiers, par de nouveaux corps levés de
tous côtés, par celles de nos armées qui faisaient face
aux Russes et aux Autrichiens; enfin, et au besoin, par
l'armée de la Vendée qui aurait pu se réunir aux autres
pour un moment décisif. Or toutes mettaient encore
à la disposition de Napoléon trois cent mille hommes et
plus, auxquels il ne manqua qu'un chef, comme il ne
manqua à Napoléon qu'un général Bonaparte pour en
rappeler de tout par la victoire, pour rendre les retran-
chements de Paris inexpugnables et, au pis aller, pour
forcer les Coalisés à traiter à des conditions honorables.
Tout cela fut irrévocablement rejeté par des raisons que
je n'ai jamais pu admettre. Napoléon se trompait encore
au point de croire que les actes des Chambres auraient la
moindre influence sur les déterminations de souverains
qui, débarrassés de lui, n'avaient plus rien à craindre et
rien à ménager, et il adopta l'abdication pour échapper
à la déchéance : il quitta Paris du moment où il eut
obtenu la proclamation de Napoléon II, qui cependant
ne pouvait sérieusement et tout aussi bien que lui de-
voir la couronne qu'à la victoire; à dater de ce moment,
le découragement s'empara de tous, et l'on ne s'occupa
plus chacun que de soi-même.
Cependant, à peine à la Malmaison, informé que
Blûcher et- Wellington s'avançaient sur Paris avec
soixante mille hommes au plus et en bravant toutes les
forces qui s'y trouvaient, il fut saisi d'une irrésistible
indignation, et demanda que, comme simple général en
chef, on lui remit le commandement de l'armée que, sans
tant de façons, il devait prendre et que personne au
monde ne lui aurait contesté. Il affirmait qu'il ferait re-
LE GÉNÉRALISSIME FOUCHÉ. 361
peatir ces deux hommes de ce qu'ils avaient osé se per-
mettre un mouvement généralement considéré comme
l'effet de Tinsolence et du délire, et qui pourtant, grâce
aux intentions et aux garanties du généralissime Fouché,
n'était rien moins que cela. En réalité, ils n'avaient pas
de quoi faire face aux forces avec lesquelles nous pou-
vions les assaillir ; mais Fouché, pour hâter leur marche,
n'avait cessé de leur écrire : « Arrivez, ne fût-ce qu'avec
des têtes de colonnes, et comptez que vous ne serez at-
taqués par personne. » Ce même Fouché provoqua et ob-
tint le passage de Blûcher sur la rive gauche de la Seine,
mouvement qui sans cela eût été un acte de démence, et
il s'opposa à toute agression défensive dans l'espoir de
jouer, en 1815, le rôle que Talleyrand avait manqué en
1814; livrant la France en livrant l'armée, il parvint à la
conclusion du traité de Paris, complément de son œuvre
infernale (1), et, ainsi que me l'écrivait Zozotte : t Ce qui
assigne à ce Fouché une place d'honneur parmi les traî-
(i) Ce Fouché avait le génie de la traîtrise. Au lendemain de la
rentrée de Napoléon à Paris, lors des Cent-jours, il persuade à
celui-ci que les événements ne permettent pas de chercher les cou-
pables, et qu'il faut un armistice. Napoléon réplique que personne
n'y croira : « Eh bien, ajoute Fouché, quel est rhomine auquel
vous en voulez le plus? — Benjamin Constant, qui vient de m'insul-
ter dans les journaux. D'un Montmorency je comprendrais l'insulte,
mais de cet homme, un étranger! — Faites-le conseiller d'État,
et cela convaincra tout le monde. — Il refuserait! » Fouché se fait
promettre la place, se charge de la faire accepter, découvre Ben-
jamin Constant qui lui est amené et auquel il dit : « Vraiment,
vous vous conduisez comme un enfant; vous changez de nom,
vous vous cachez ; qu'est-ce que cela signiOe? » L'autre répond
qu'il craint les persécutions à cause de son article. « Votre article,
l'Empereur l'a lu, il y trouve un grand talent; d'ailleurs, l'Empereur
est bien changé ; il sent qu'il faut des concessions ; il connaît votre
mérite et désire votre coopération. Vous allez être fait conseiller
d'État... » L'autre essaye un timide : « Mais, monsieur le duc. «Les
chpvaux sont attelés à la voiture do FoucJié, qui emmène sa vic-
time aux Tuileries. On est introduit; l'Empereur répète les pensées
déjà exprimées par Fouché, à savoir qu'il veut fuiro la part des
368 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
très, c'est qu'il a dupé jusqu'au bout l'Empereur, qui ce-
pendant n'a jamais été sa dupe. > Mais, comme disait
encore Zozotte : < Cette doublure ne pouvait remplacer
l'étoffe qu'elle avait mangée >; et réellement comment
Fouché ne fut-il pas averti par Técbec de Talleyrand^et
comment put-il se persuader que l'assassin de Louis XYI
serait plus agréable aux Bourbons qu'un prêtre marié
ne l'avait été? Les gens qui avaient sacrifié leur premier
bienfaiteur au ciel ne devaient-ils pas sacrifier le second
et dernier en holocauste au sang du Roi martyr? Tou-
jours est-il que la France paya cher d'avoir produit
deux êtres aussi perfides, et que ce fut la Chambre des
Cent-jours qui fit tout le succès de Fouché. Dans les
grandes crises publiques, les Chambres et Paris seront
la poudre au moyen de laquelle celui qui se seraemparé
d'eux déterminera l'explosion.
Ainsi l'enfer et Fouché en avaient décidé du sort de la
France; Davout rendit leurs arrêts irrévocables, et ceci
me ramène à la démarche que Napoléon avait faite en
arrivant à la Malmaison. Non seulement le général Bec-
ker, qu'il avait chargé de la présenter, eut la douleur
profonde de lui rapporter qu'elle était rejetée; mais
encore, cette démarche ayant donné Téveil sur les res-
sources que nous avions encore et qu'un retour imprévu
pourrait remettre dans la main de Napoléon, on fit mine
de s'irriter de ce que le grand homme osât se recueillir
quelques jours à cette Malmaison, où Joséphine sem-
blait offrir à côté de sa tombe un dernier refuge hospi-
tcmps ; il annonce & Benjamin Constant le poste qu'il lui rêservo
et lui fait payer trente mille francs, montant d'une ann(''e d'avance
sur le traitement. Benjamin Constant, toujours aux abois, accepte;
mais la seconde Restauration arrive, et c'est alors qu'il court chez
Fouché lui dire : « Vous m'avez perdu... que faire ai^ourd'hai?
— Faire comme moi, répond Fouché. Vous avez chaussé le pied
gauche; eh bien, maintenant chaussez le pied droit. »
DÂVOUT MENACE DE TUER L'EMPEREUR. 369
talier à l'époux de Marie-Louise, et on le pressa de
partir; on le lui ordonna même, et, ainsi que je Tai dit^
sous peine d'être mis hors la loi; mais un fait que, faute
de le savoir ou par horreur de le mentionner, on n'a
encore consigné n uUe part, quoique cent personnes l'aient
su et répété, c'est que ce Davout que, dans l'espoir de
trouver en lui un aide, l'Empereur avait fait général de
division, commandant de la cavalerie de l'armée d'Italie,
et cela quoique le personnage fût complètement myope,
colonel général de la garde et maréchal, qu'il avait cou-
vert de cordons et de crachats^ qu'il s'opiniâtra à revêtir
des plus hauts commandements et de toutes les marques
delà plus grande faveur, qu'il fit duc et prince avec dix-
huit cent mille francs de dotation et des traitements
énormes, auquel en i815, et pour comble de malheur,
il confia le ministère de la guerre, ayant cependant fini
par comprendre qu'il ne devait plus lui confier une
armée; eh bien, ce Davout, trahissant l'attachement,
la reconnaissance, violant ses serments comme il
avait violé tant d'autres obligations, la foi conju-
gale y comprise (i), ce Davout, dis-je, osa faire si-^
(1) L*Empereur ayant été informé en 4811 que le maréchal
Davout avait pour maltresse à Varsovie la femme d*un sous-
inspecteur aux revues ou commissaire des guerres, nommé Martin,
et qu*il s'affichait avec elle au point de donner ses audiences chez
eUe et de lui donner chez lui la première place à table comme au
salon, fit appeler la maréchale et lui ordonna de partir dans les
vingt-quatre heures pour rejoindre son mari. Partir ainsi était
extrêmement diûlcile, mais qui résistait à une puissance surhu-
maine? La maréchale partit donc; il était à croire en effet que
son arrivée mettrait lin à ce scandale; il en fut autrement, le ma-
r6chal ne garda même aucune apparence avec la plus respectable
des femmes, et, bornant toutes ses concessions à établir la Martin
dans une campagne située aux portes de la ville, il poussa l'impa-
deur au point de passer les jours et les nuits chez cette créature,
fort jolie du reste, mais tout aussi commune, ce que le maréchal
n'était pas capable d'évaluer. La maréchale prit patience huit jours ;
pais, au bout de ce temps, jugeant la mesure suffisamment comble,
V. 24
870 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
gnifier à sod bienfaiteur et ancien mattre que, s'il
ne partait pas de suite, lui Davout irait le tuer de sa
propre main (1), à quoi Napoléon, avec un calme et un
demi-sourire qui équivalaient au carcan, répondit :
t Qu'il vienne, je lui ouvrirai ma poitrine. » Enfin Na-
poléon se mit en route; or qui croirait que, pendant ce
triste et lugubre voyage, ses alentours se disputèrent
sur la répartition des charges de sa couronne? On pense
rêver en relatant de telles bouffonneries; mais, il faut le
dire, elles cédèrent encore à l'aberration par laquelle,
dépassant tout ce qui déjà avait révélé son affaiblisse-
ment moral, Napoléon se livra à la loyauté de l'Angle-
terre, alors qu'il pouvait se rendre avec son frère
Joseph ou même seul en Amérique, où cent braves l'au-
raient suivi, lui auraient encore formé une Cour affran-
chie de toutes les vicissitudes du pouvoir et, par un
échange continuel de hautes pensées et de souvenirs, de
respect et d'admiration, auraient encore allégé les der-
niers moments de cette gigantesque existence.
Un secret douloureux à rappeler, impossible &
omettre et appartenant à la dernière période des Cent-
jours, trouve ici sa place. J'en dus la connaissance &
mon entière et ancienne intimité avec Cadet-Gassicourt.
Ce secret, je l'ai religieusement gardé, et si aujourd'hui
je cesse de le considérer comme un secret, c'est que
Napoléon et Gassicourt, les deux seuls hommes qui y
elle revint à Paris. Ce désordre ne recommença pas & Hambouig,
lorsque la maréchale s'y rendit, en 1S13 ; jmais ledit Davout avait
été, et de manière à s'en souvenir, sermonné par l'Empereur,
offensé de ce que l'arrivée à Varsovie de la maréchale n'eût pas été
considérée par le maréchal comme un ordre de changer de conduite.
(1) Cette inf&me mission fut remplie, selon les uns, par le
général Flahaut; selon les autres, par ce d'Almeida dont je viens
de parler, et qui de cette sorte aurait été l'organe de deux exécra-
bles menaces.
NAISSANCE ROYALE DE GASSIGOtJRT. 811
avaient an intérêt personDel, n'existant plus depuis long-
temps, il rentre tout à fait dans le domaine de l'histoire.
Tous ceux qui ont connu Gassicourt savent qu'il joi-
gnait a une figure à la fois belle, gracieuse et beaucoup
plus noble que celle même de son royal père (1), au-
(i) J'ai dit (voir tome I, page 170) que M. Cadet, le père de mon
ami Charles, avait épousé une des plus belles femmes de France.
On coooalt les fastueuses amours de Louis XV, le zèle des
agents de ses plaisirs pour découvrir et livrer à la fantaisie de ce
monarque des beautés nouveUes. Mme Cadet lui fut signalée; il
parait qu'elle ne résista pas et qu'elle sortit des bras de Sa Majesté
grosse de Gassicourt. M. Cadet , trompé pendant quelque temps,
découvrit le mystère et, comme mari, dit à sa femme un éternel
adieu. C'est vainement que le Roi , pour le calmer , le nomma
membre de l'Académie des sciences, lui envoya un très bel exem-
plaire complet des Mémoiru de ce corps savant, chose déjà, fort
rare, et de plus son portrait en émail. Malgré ces faveurs et plu-
sieurs autres, Cadet fut inflexible. Tout ce que l'on put obtenir de
lui fut de ne pas répudier publiquement sa femme ; mais elle ne le
tut plus que de nom; il ne la revit guère qu'aux heures des repas,
malgré ce qui lui en coûta de renoncer à avoir des enfants ; il se
blasa même sur tout ce qui est sentiment, ainsi que le prouvent
ces deux vers aussi mauvais que cyniques, les seuls qu'il ait faits
de sa vie :
Amour I tu n'ef qu'un ha, lequel par la (Ma aafare
Et qui s'en va par le baa du Tentre t
Il eut des maltresses et pour maltresses les plus belles femmes
du monde : c'était sa consolation et son luxe. Depuis 1768 jusqu'à
la mort de M. Cadet, ces créatures absorbèrent certainement les
trois quarts de ses revenus.
Les excellentes qualités, le mérite, l'esprit et les grâces de celui
qui aux yeux de la loi était son fils, les respects que le jeune Gassi-
court eut toi^ours pour M. Cadet, lui méritèrent cependant quel-
que attachement de la part de celui-ci; mais ce ne fut jamais la sol-
licitude d'un père. Us s'en étaient d'ailleurs expliqués, et il ne
restait entre eux aucune illusion. Gassicourt lui disait « mon père »;
mais M. Cadet ne l'appelait jamais que « mon ami ». M. Cadet, se
faisant opérer de la pierre, interdit même à Gassicourt l'entrée de
sa chambre; il fit plus : il avait trente-deux à trente-six mille
francs dans son secrétaire, et il ne remit âi Gassicourt ni l'argent ni
la clef du secrétaire; or cette somme entière, dans la conviction de
Gassicourt, fut volée par le chirurgien qui opéra M. Cadet et qui ne
872 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL RARON THIÉRAULT.
quel, du reste, il ressemblait extrêmement, une taille
élevée, un ton et des manières parfaites ; qu'il avait
infiniment d'esprit et beaucoup de connaissances, enfio
qu'il n'était pas moins remarquable par son amabilité,
rénergie de son caractère et l'élévation de ses sen-
timents. J'ai dit comment je le mariai et les tristes
causes qui le déterminèrent à se séparer de sa femme;
mais, cette rupture ayant impliqué le sacrifice de trente
mille livres de revenu, il résolut d'en retrouver l'équi-
valent dans le produit d'une pharmacie qu'il créa en
effet BOUS le nom de Cadet, nom pharmaceutique,
attendu que par sa fortune, sa réputation, sa qualité
de membre de l'Académie des sciences, l'époux de sa
mère avait réellement été j9nmttjtn<^;7ar^5. Il est donc
certain que pour une pharmacie le nom de Cadet était
s*était chargé de cette opération que sous la clause formelle que
M. Cadet serait et resterait sous sa clef.
Gr&ce à mon père qui, à la prière de Mme Cadet, intervint dans
TaiTaire du mariage de son fils, M. Cadet le dota de huit miUe livres
de rente, mais, à part cela, montra peu d'intérêt pour ce jeune
homme que sa mère idolâtrait. Gassicourt hérita plus tard de ce
qui forma la succession de M. Cadet, succession qui se réduisit
presque & rien, alors que le fils unique de M. Cadet devait avoir une
fortune immense. Il craignit môme, avant son mariage, de n'en
jamais rien avoir. C'est un sujet qu'alors nous avons cent fois
traité ensemble.
Ce ne sont pas pourtant les confidences de Gassicourt qui m'ont
primitivement informé de tous ces faits ; je les avais sus par M. de
Sozzi; souvent je les avais entendu répéter par mon père, par ma
mère et par une ancienne amie de la famille Cadet, qui avait soi'
gné M. de Sozzi jusqu'à sa mort et que mon père eut chez lui
depuis 1785 jusqu'en 1790. Je ne le cachai pas à Gassicourt.
Lui-même en causa alors avec moi tantôt sérieusement, tantôt
en riant, depuis 1786 jusqu'en 1814, et cela toutes les fois que l'oc-
casion s'en présenta et que nous nous trouvions seuls; mais après
la Restauration, contre laquelle il se prononça avec tant de véhé-
mence, il ne voulut jamais y revenir. Un mot que, depuis cette
époque et à propos de son buste et de sa ressemblance avec
Louis XY, je lui dis & ce sujet, parut lui faire de la peine, et je ne
lui en parlai plus.
L'EMPEREUR S'EMPOISONNE. 813
déjà une garantie de succès; les supériorités de Gas-
si court firent le reste, et le résultat justifia ses espé-
rances. Il ne se borna pas même aux produits de
la pharmacie. L'Empereur eut un pharmacien à atta-
cher à sa personne; Gassicourt fut choisi, et, pour
l'être, il n'eut certes pas besoin que l'Empereur s'amusât
à se donner pour serviteur un des fils de Louis XV, un
des oncles naturels de Louis XVIIL Quoi qu'il en soit, il
eut de suite un logement aux Tuileries et dans chacune
des résidences de Napoléon ; il fit avec le quartier im-
périal la campagne de Wagram, sur laquelle il publia
une sorte de relation intitulée : Voyage à Vienne, et à la
suite de laquelle il fut décoré et nommé chevalier de
l'Empire, ce qui fit de lui le premier pharmacien revêtu
d'un titre féodal; enfin, au retour de l'île d'Elbe, il se
hâta de reprendre auprès de Napoléon son service,
ajoutant de plus en plus aux preuves d'un dévouement
sans bornes.
Telle était sa position lorsque, dans les premiers
jours de juin, il fut mandé dans le cabinet de Napoléon,
et là, après quelques mots surlagravitédes circonstances,
sur les chances de revers auquel on ne devait pas sur-
vivre ou d'une captivité qu'on ne pouvait supporter, il
reçut, mais sous l'injonction du secret le plus absolu, l'or-
dre de préparer lui-même une dose de poison infaillible,
de la rendre aussi peu volumineuse que possible et, pour
qu'elle fût parfaitement cachée et constamment à portée
de la main, de la loger dans une breloque ne pouvant
être ouverte que par celui qui en saurait le moyen. Boule-
versé par un tel ordre, Gassicourt supplia Napoléon de
lui permettre quelques mots ; ces mots furent articulés
avec toutes les preuves, toutes les marques d'une émo-
tion violente ; ils furent écoutés avec bonté, mais restè-
rent sans effet. L'ordre fut donc maintenu et exécuté ;
874 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
peu avant son départ pour Waterloo, Gassicourt remit
en mains propres la breloque contenant la formidable
pilule. Or, dans la nuit du 2i au 22 juin, un nouvel ordre
l'appelle en toute hâte à TÉlysée ; il accourt ; Napoléon
venait d'avaler le poison ; mais, de nouvelles pensées
ayant changé sa détermination, Napoléon demandait
d'en empêcher l'action . Quoique terrifié, les cheveux lui
dressant, une sueur froide l'ayant saisi, Gassicourt n'en
fit pas moins tout ce qui restait au pouvoir des hommes;
des vomissements aussitôt provoqués, obtenus et ali-
mentés au moyen d'abondantes boissons, lui firent
espérer que l'assimilation du poison avait pu être pré-
venue. Pourtant, en me racontant ces faits trois ans
après que Napoléon était à Sainte-Hélène, il ne pouvait
encore se défendre de la terreur que cet empoisonne-
ment n'eût des suites ; lorsqu'on parla des souffrances
de Napoléon, il frémit à l'idée qu'elles n'en fussent le
résultat, et, lorsque Napoléon fut mort et que l'on sut
que cette mort provenait d'une lésion à l'estomac, il
me répéta dix fois pour une : « Quelques parcelles du
poison n'ont pu être extraites; dès lors, ou plus tôt ou
plus tard, la mort était infaillible... > Et voilà la cause
de cette fin si douloureuse et si prématurée, et la dernière
preuve possible des tortures atroces auxquelles la Cham-
bre des Cent-jours mit le comble, comme si elle avait
eu pour mission d'assassiner et Napoléon et la France.
CHAPITRE XIII
Napoléon parti, la France, comme un vaisseau dé-
gréé et sans boussole^ se trouva le jouet de la tempête.
Encore si elle eût été abandonnée à elle-même, un Dieu
de miséricorde aurait pu la secourir; mais, ainsi que
je l'ai dit, Fouché s'étant emparé d'elle, elle fut à la
discrétion du naufrage.
Cependant le rôle joué par ce Fouché n'était encore
connu que de peu de personnes. Comment s'était-il
trouvé en France une Chambre capable de placer cet
homme à la tête d'un gouvernement provisoire, il est vrai,
mais qui avait de si grandes choses définitives à faire ?
Comment Napoléon avait-il pu se fier, dans un moment
aussi critique, à un fourbe dont il connaissait les trahi-
sons, qu'il appelait le ministre de Louis XVIII et qu'il dé-
testait? Cent anecdotes prouveraient le mépris de Napo-
léon pour Fouché et le plaisir qu'il se donnait parfois à
le mortifier; elles prouveraient en même temps avec
quel cynisme Fouché justifiait ce mépris. Pendant une
réception des Tuileries et passant devant Fouché, Napo-
léon s'arrêta, fixa sur lui un de ces regards malveil-
lants qui eussent accablé tout autre que cet assassin de
roi , et le colloque suivant s'échangea : c N. Vous
avez été prêtre? — F. Oui, Sire. — N. Vous avez voté la
mort de Louis XVI ? — F. C'est le premier service que
j'ai rendu à Votre Majesté, i Et l'Empereur passa,
876 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
n'ayant plus rien à dire, et les rieurs furent pour Fouché,
qui cependant ne pouvait pas plus pardonner la ques-
tion que Napoléon ne pouvait pardonner la réplique.
Pour expliquer ce choix qu'avaient fait la Chambre
et Napoléon d'un tel homme, on cherchait toutes sortes
de motifs qui le rendissent compréhensible; mais ce
qu'on ne savait admettre^ c'est que les Bourbons
pussent se dégrader au point d'accepter, que dis-je?
d*invoquer la protection d'un homme qui, par son
influence plus encore que par son vote, avait conduit
Louis XVI à l'échafaud, et qu'ils acceptassent cette
infâme alliance en repoussant les plus honorables illus-
trations de la France et en exaspérant la nation tout
entière. N'admettant donc pas que ce Fouché dût avoir
d'autre chance de salut que le salut même de la France
et osÂt jamais en abandonna la cause, Burthe crut que
l'on pourrait obtenir de cet homme un conseil important
ou quelques lumières pour être éclairé sur la conduite
à tenir dans des circonstances aussi difQciles; il imagina
de m'entraîner avec lui pour être fixé; je le suivis.
Burthe était fort loin de manquer d'esprit naturel et
d'assurance, et, s'il avait eu du tact ou voulu en avoir,
il eût été un excellent guide dans les démarches de cette
nature; mais il se faisait gloire d'être incivil, et il exposa
assez crûment le motif de notre venue, insistant fort
mal à propos sur la confiance que nous avions dans le
patriotisme dudit Fouché et sur le rôle que, grâce à lui,
l'armée pourrait encore jouer. La pâle figure du per-
sonnage, qui ne jugea pas que nous valussions la
peine de beaucoup de finesse, prit, dès les premiers
mots dits par Burthe, un air sarcastique et me révéla
qu'il jouissait d'avance des désappointements qu'il nous
réservait; au reste, sa réponse fut brève autant qu'elle
me parut significative ; sept syllabes lui suffirent pour
CARNOT CHEZ FOUGHÉ. 877
se débarrasser de nous, et « Attendre... se résigner i,
fut tout ce que nous eûmes de lui pour prix d'une
démarche fort inutile et surtout complètement ridicule.
Comme nous arrivions, Carnot sortait. Ayant, peu de
temps auparavant, acquis la preuve que le Fouché ven-
dait la France et la livrait, il l'avait abordé par ces
mots : c Eh bien, que vais-je devenir, traître ?i question
à laquelle le complice de Davout, le Judas de Napoléon,
qui par justice divine allait être la dupe et la victime de
cette seconde Restauration qui était son ouvrage, comme
la première avait été l'ouvrage de Talleyrand, répliqua par
ces mots : < Ce que tu voudras, imbécile. >
Cependant, malgré tant de malheurs et de trahisons,
en dépit du découragement qui s'était emparé même
d'une grande partie de l'armée, quelques esprits plus
généreux voulaient espérer encore, tout frémissants de
honte et de colère contre l'étranger. Les uns osaient
rêver à des moyens de salut, les autres, à défaut d'un
tel espoir, cherchaient du moins à prolonger la défense
et à contenir ou même faire reculer les Anglais et les
Prussiens, afin de maintenir le statu guo, jusqu'à l'ap-
proche d'Alexandre dont on attendait quelque modé-
ration, et de l'empereur d'Autriche qui, en sa qualité
d'aïeul de Napoléon II, pouvait tempérer par ses sen-
timents de famille sa haine de coalisé. Et c'est ainsi que
le comte de Valence voulut bien discuter avec moi l'idée
de demander le commandement de quinze mille hommes
d'infanterie, quinze cents hommes de cavalerie et deux
batteries et demie d'artillerie, d'en former deux divisions
dont une naturellement m'était destinée et l'autre servait
de réserve, de tourner avec ce corps la gauche de l'en-
nemi dont l'avant-garde était à Saint-Denis, de se
porter sur ses derrières, de couper la route suivie par
ses convois et par les détachements qui le rejoignaient, et
878 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
de profiter du secret dont les habitants auraient couvert
nos mouvements pour détruire tout ce qui était destiné
à l'approvisionner et à le renforcer ; d'insurger les
provinces du nord de la France, de nationaliser la
guerre à la faveur de ce corps et des refuges qu'of-
fraient nos places fortes, de forcer ainsi les armées an-
glaise et prussienne, ou bien à rétrograder, ce qui les
eût fait suivre et poursuivre par plus de quatre-vingt
mille hommes, ou bien à former des détachements,
ce qui préservait d'une attaque de vive force Paris, où il
restait en troupes de ligne, en fédérés et en gardes natio-
nales plus qu'il n'en fallait pour le défendre.
C'était incontestablement ce que nous avions de plus
utile et de plus à propos a faire, et par là même ce qu'il
était le moins possible d'obtenir deFouché et de Davout,
les intérêts de l'ennemi étant en trop bonnes mains pour
que la proposition du comte de Valence ne dût pas être
repoussée, ainsi qu'elle le fut. On ne s'en tint pas même
là. Tout ce qui pouvait produire ou augmenter le décou-
ragement fut mis en œuvre envers les généraux dont on
glaçait le zèle, envers les troupes que l'on excitait à la
désertion, envers les gardes nationaux et les populations
parmi lesquels on semait la crainte et la désunion. Quant
aux fédérés, ils formaient deux classes : d'abord ceux
qui avaient été réunis et organisés sous les ordres du
lieutenant général Darricau, et que l'on se borna à dis-
soudre du moment où cela fut possible; ensuite les trente
mille et plus, accourus au moment du plus grand dan-
ger et dont on ne pouvait trop honorer le patriotisme,
mais qui, ne demandant que des armes et du pain, n*ob-
tinrentni l'un ni l'autre, furent traités même avec un dé-
dain, une dureté dont malheureusement Napoléon n'avait
pas été exempt; on les chassa, plus qu'on ne les ren-
voya, réduits à retourner chez eux en mendiant. Et
CONFIDENCES FAITES PAR WELLINGTON. 319
pourtant d'implacables ennemis étaient aux portes
de Paris; par le concours des forces que cette ville
recelait, ils s'y trouvaient à discrétion, et, ces Anglais et
Prussiens défaits, incontestablement les armées autri-
chienne et russe, qui se trouvaient n'avoir eu aucune
part à la gloire de cette campagne, Alexandre et Fran-
çois, qui ne semblaient arriver que pour orner le triom-
phe de Wellington et de Blûcber, se seraient arrêtés; la
France n'était pas réduite à traiter avec les plus faibles
et les plus arrogants de ses ennemis; elle n'eût pas fait
un traité que Ton viola par des assassinats, des spo-
liations, des dévastations et des attentats de toute nature,
et nous évitions le retour de Louis le Désiré et de son
entourage qui ne l'était pas davantage (1).
Toutefois, quelque chose que les Foucbé et les Davout
pussent faire pour obtenir l'immobilité de tout ce qui
portait les armes autour de Paris, une troupe de gardes
nationaux, à la suite d'un combat vigoureux et agissant
sans ordre ni autorisation, enleva aux Prussiens les
villages d'Aubervilliers et des Vertus; la brigade de
cavalerie du général Vincent, division Strolz, tourna et
attaqua dans Versailles, sabra et prit en totalité, c'est-à-
dire sans qu'un seul homme échappât, deux régi-
ments de hussards prussiens qui, dans la confiance de
notre inaction, n'étaient échelonnés par aucune autre
troupe; fait sans autre exemple comme sans influence
sur notre destinée, mais dont l'explication fut donnée au
comte de Valence par le duc de Wellington lui-même.
Et en effet, peu de jours après l'occupation de Paris,
les voitures de ces deux messieurs se croisèrent rue
(i) Cette épithète, aussi fausse que jamais épithète a pu l'ôtre,
m*iospira sous le titre de « Retour de la famille Désirée » une
caricature dont je fis le projet ; mais je ne trouvai personne qui
voulût la graver.
S80 MéMOIBES DU GÉNÉRAL BAtON THIÉBAULT.
d'Aojoa SaÎDt-Honoré, et, par suite d'an moaTemeni
réciproque, ils les firent arrêter et mirent pied à terre.
Un assez long entretien s'ensuivit; le comte de Valence
ne put s'empêcher de demander an doc comment il avait
osé se déterminer an moarement sur Paris, où latten-
daient des forces si disproportionnées; le dac répondit :
c II ne nous a fallu pour cela ni conception, ni audace.
Du moment où Napoléon eut abdiqué, nous reçûmes du
duc d'Otrante jusqu'à quatre dépèches par jour por-
tant : c Arrivez^ ne fût-ce qu'avec des tètes de colonnes,
arrivez. Le gouvernement provisoire vous garantit
que vous n'aurez aucun combat à soutenir ; mais arri-
vez. > Ainsi, ajouta Wellington, l'attaque dWubervilliers
et l'affaire de Versailles nous confondirent; car notre
sécurité était telle que, sur de nouvelles demandes du
duc d'Otrante, nous n'avions pas hésité à porter l'armée
prussienne sur la rive gauche de la Seine et à envoyer
à Versailles deux régiments de hussards sans les faire
soutenir par personne. Deux minutes s'étaient à peine
écoulées depuis leur séparation, que le comte de Valence
était chez moi, rue de l'Arcade, n* 2i, empressé de me
communiquer cette conversation qu'il a répétée d'ail*
leurs à d'autres que moi (1).
(1) J'observe que c'est dans ce même entretien que, le maréchal
Soult ayant été nommé, le duc de Wellington affînna qu'il avait
vingt-cinq millions à la banque d'Angleterre. C'est à un chiffk^ ap-
prochant celui-ci que M. Thonnelier estimait, d'après le calcul des
approvisionnements, la somme que le maréchal Soult avait dû
retirer de ses bénéfices sur la vie de ses soldats en Espagne. De fait,
jamais M. Thonnelier, qui était payeur général des armées fran-
çaises en Espagne, n'a pu obtenir de compte de l'armée du maré-
chal Soult. Toutes les pièces comptables que le maréchal lai
envoyait étaient enlevées par les guérillas. De plus, le payeur du
maréchal devint riche; son ordonnateur Mathieu-Paviers le devint
davantage et fut fait pair de France lorsque le maréchal fut prési-
dent du conseil. Quel malheur pour le trésor qu'à cette époque Je
temps des lettres de change tirées sur les généranx fût passé!
CAPTURE D'UN RÉGIMENT DE HUSSARDS. 381
Les deux régiments pris furent parqués à l'École mili-
taire. J'allai les voir, quoique leur vue, en me rappelant de
quoi nous eussions été capables si nous avions eu le droit
d'agir, achevât de me désespérer. La figure singulière-
ment expressive d'un des prisonniers déjà vieux, vrai type
de figure de hussard fumant sa pipe, me décida à l'abor-
der. Il était hors de lui : « Eh bien, lui dis-je en allemand
et en l'apostrophant à la troisième personne, vous
ne vous attendiez pas à entrer comme cela à Paris? —
Seigneur Jésus, s'écria-t-il, on n'a jamais vu un coup
comme celui-là. Deux régiments de hussards pris comme
des souris, et sans qu'il s'en sauve un seul... Non, cela
ne s'est jamais vu. > Et il avait raison; mais, s'il était
beau de pouvoir se vanter de ce fait d'armes et plus
beau d'en avoir eu l'honneur sans s'en vanter, il était
moins beau, mais plus extraordinaire, de s'en vanter sans
y avoir pris part. Et cependant c'est ce qui arriva grâce
aux forfanteries de Burthe, qui, en rentrant à Paris,
s'en attribua la gloire et, vantard comme pas un, courut
les boulevards et les cafés en répétant : < C'est moi qui
dans nos guerres ai donné les premiers et les derniers
coups de sabre », faits faux quant aux derniers, puisque
pendant ce combat sa brigade était en réserve immobile
et n'a pas même mis le sabre à la main. Quant aux pre-
miers coups, l'afûrmation n'est pas plus véridique ; car,
en 1792, ledit Burthe était dragon et dans un régiment
qui, faisant partie de l'armée du Rhin, n'eut et ne put
avoir aucune part aux premières affaires qui eurent lieu
à l'armée du Nord. Mais, à force de répéter une chose, on
trouve des gens qui aiment mieux la croire que de la
vérifier. Je fus longtemps de ce nombre quant à l'affaire
de Versailles, et je serais peut-être encore engagé dans
mon erreur (1) si, un jour que j'attribuais ce fait d'ar-
(I) Le général Solignac était encore dans la même erreur, lors*
382 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
mes à Burthe, le rire des*généraux Grouvelle, Marbot et
Préval n'avait donné lieu au rétablissement des faits,
que le général Strolz m'a confirmés depuis, et tout en
riant, le général Vincent en convint lui-même.
D'ailleurs, ce général Vincent, si noble de sentiments,
mérite qu'on lui rende ce qui lui est dû. Et il y a dans sa
carrière trois faits qui le placent parmi les plus dignes,
mais aussi les plus rares caractères de son temps. J'ai
déjà cité, je crois, le premier fait (1). Parvenu à Fontaine-
bleau au dernier terme de son agonie, abandonné jusque
par Bertbier, Napoléon y est encore dépouillé par un
Soubam qui, au moment de le trabir et en criant mi-
sère, lui arracbe i 0,000 francs, tandis que le général
Vincent, par son dévouement de la dernière heure et
son désintéressement, contraste si bien avec ces vilenies
que l'Empereur est étonné de voir un de ses anciens
généraux servir encore et ne demander rien. Je viens
de parler du second fait quand, à Versailles, il porte à
l'ennemi les derniers coups que celui-ci a reçus et
enlève les deux régiments de hussards prussiens. Enfin,
lors de la révolution de 1830, écuyer du Roi et chargé
du commandement des dernières troupes qui tenaient en
faveur de ce prince, il commande le dernier coup de
canon tiré pour ce Roi qu'il quitte seulement après son
embarquement et, à dater de ce jour, ne sert plus. Voilà
donc trois titres de noblesse qui n'ont pas besoin de par-
chemins.
Mais ces traits de grand caractère et d'honneur m'ont
éloigné des traits d'infamie et de trahison; je n'en ai
cependant pas fini avec eux. Un soir, et pendant qu'on
que, parlant sur la tombe de Burthe, il répéta la môme phrase
que sa veuve fit graver sur le petit monument qu'elle éleva à son
mari, et ce fait prouve aux historiens qu'ils ne doivent pas toujours
prendre comme articles de foi les oraisons et les épitaphes.
(i) Voir tome IV, page 585.
M. DE YITROLLES ET FOUGHÉ. 388
préparait la reddition d'une capitale qui, comme je l'ai
dit, avait plus de troupes qu'il n'en fallait pour vaincre
en batdlle rangée les assaillants avec lesquels on la fai-
sait capituler, le maréchal Davout chargea l'intendant
militaire Volland de se rendre aux Tuileries où siégeait
la commission du gouvernement, et cela afin de donner
au président de cette commission, et toujours à ce Fou-
ché, connaissance d'un fait qui sans doute avait quel-
que importance. Arrivé, Volland se hâta de se faire
annoncer; la réponse fut d'attendre. Trois quarts
d'heure se passèrent; M. de Vitrolles parut, envoya sa
carte à Fouché, qui de suite sortit, se blottit avec lui
dans l'embrasure d'une fenêtre, causa près d'un quart
d'heure^ rentra, ressortit, parla de nouveau et rentra
enfin sans dire un mot à M. Volland, auquel il ne donna
audience qu'une heure un quart après son arrivée. De
retour auprès du maréchal, et lui ayant rendu compte
de ce qui avait rapport à sa mission, M. Volland lui paria
de ce qu'il avait observé, de ce qu'il concluait, et, quoi-
qu'il se senttt écouté avec une indifférence trop signifi-
cative, il ajouta : c Monsieur le maréchal, vous sauverez la
France si vous faites guetter le duc d'Otrante sur le pont
Royal, et si, lorsqu'il y passera pour rentrer chez lui,
vous le faites jeter dans la rivière. » Ce à quoi Davout
répondit en renfrognant sa mauvaise figure : c Je ne
suis pas un homme de révolution, je suis un homme
d'exécution. > Est-ce à ce titre qu'il voulait poignarder
Napoléon? Mais si Napoléon lui échappa, la France ne
lui échappa pas.
Tout à coup Davout convoqua chez lui, c'est-à-dire
au ministère de la guerre, un grand conseil de guerre
composé de maréchaux et de généraux de division.
Appelés l'un et l'autre en cette qualité, le comte de Va-
lence et moi, nous nous y rendîmes ensemble, fort occu-
S84 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
pés de savoir de qaoi on allait nous entretenir. Descen-
dus de voiture en même temps que le maréchal Masséna
qui commandait la garde nationale de Paris, le maré-
chal Davout commandant les troupes de ligne, nous
entrâmes avec ce premier et, pendant le trajet que nous
eûmes à faire depuis le vestibule, nous lui demandâmes
s'il connaissait l'objet de cette convocation : il l'ignorait.
Quand nous fûmes entrés, nous aperçûmes plusieurs au-
tres maréchaux et généraux, mais ils se tenaient à dis-
tance du ministre, qui, assis et comme rencogné dans un
des angles du salon où il devait nous recevoir plus qu'il
ne nous recevait, causait avec je ne sais plus qui; il
ne parut pas même nous voir entrer, et aucun de nous ne
s'approcha de lui. Nous nous résignâmes donc à prendre
avec les autres personnages présents, et pendant trois
quarts d'heure, une patience qui commençait à nous
paraître excessive, lorsque Hulin, alors commandant de
la place de Paris, arriva. Aussitôt Davout quitta son
interlocuteur, s'assit à une grande table ronde placée au
milieu du salon, fit asseoir Hulin à c6té de lui et se mit
à manier une liasse d'ordres de mouvements, n'ayant
rapport, ainsi que je l'entendis, qu'à la marche de déta-
chements que leur faiblesse achevait de rendre tout à
fait indignes d'occuper un ministre de la guerre. On se
regardait, mais ces regards interrogatifs n'aboutissaient
à rien, attendu qu'il était impossible de rien comprendre,
je ne dis pas seulement au temps perdu, dans des cir-
constances où chaque instant était réclamé par les plus
puissants intérêts, mais encore aux motifs qui rendaient
vingt maréchaux ou généraux de division témoins d'une
occupation aussi niaise. Cependant, et dans la persua-
sion que d'un moment à l'autre cette ridicule scène
finirait et que nous apprendrions enfin ce qu'on voulait
de nous, nous attendîmes jusqu'à dix heures et demie,
CONSEIL DE GUERRE RIDICULE. 385
mais alors l'impatience se manifesta : « Que faisons
nous ici? > dit le maréchal Masséna, et assez haut pour
que tous les regards se dirigeassent sur lui et sur le ma-
réchal Davout ; aucune voix ne répondit, tandis qu'en
précipitant ses paroles, sans doute pour paraître étran-
ger à ce qui se passait, le ministre se borna à abaisser
un peu plus sa lourde tête chauve sur les paperasses
qu'il tripotait. Quelque temps se passa encore; sur une
réûexion nouvelle le maréchal Masséna se trouva engagé
dans une discussion qui s'anima, mais enûn la pendule
sonna onze heures; chacun se tut, comme si l'on s'était
donné le mot, et tous les yeux se portèrent sur Davout,
qui imperturbablement continuait la plus inconvenante
des occupations : t Messieurs, reprit alors le maréchal
Masséna en élevant la voix encore plus haut que précé-
demment, je crois que ce que nous avons de meilleur à
faire, c'est de nous en aller ; quant à moi, je pars. —
Je pars aussi j, dit le comte de Valence, non moins
étonné que scandalisé. D'autres voix, dont la mienne,
répétèrent ce « Je pars aussi > , et nous nous retirâmes,
sans qu'aucun de nous, Hulin excepté, eût eu l'occa-
sion ou la possibilité de dire un mot au maréchal Da-
vout ou même de le saluer. De fait, nous le perdîmes
de vue, sans qu'il eût levé les yeux et paru rien voir ni
rien entendre. Ainsi se termina cette scène certaine-
ment sans exemple et ce que dans ce genre on peut
citer et imaginer de plus hnpertinent. c Ah çà, me
dit le comte de Valence, dès que nous fûmes remontés
en voiture, pourriez-vous me dire, mon cher général, ce
que signifie tout ceci? — Il y a plus d'une heure que je
me le demande, répondis-je, et je n'ai trouvé à m'arrèter
qu'à deux hypothèses : ou le maréchal a renoncé à nous
communiquer ce qu'il avait voulu livrer à notre inves-
tigation, et, n'ayant plus le temps d'éviter la réunion,
V. 25
SS6 MÉMOIIES DU CéNÉRAL BAION THIÉBAOLT.
Toulant s'abstenir de toute explication, il n'a rien ima-
giné de mieux qu'un rôle que sa grossièreté naturelle lui
a rendu facile; ou bien il a simplement Toula se mettre
en mesure de pouvoir dire : c J'avais convoqué un con-
seil de guerre; mais, de ceux que j'y avais appelés, les uns
ne sont pas venus, les autres se sont retira avant même
que j'aie pu ouvrir la séance. » — On s'y perd, reprit le
comte de Valence, mais je crains bien que nous ne soyons
le jouet de deux misérables, si vraiment Davont s'est fait
le complice de Foucbé. >
Vingt et un ans s'écoulèrent sans que j'eusse l'occasion
de rien ajouter à ce que je viens de rapporter; mais, le
18 décembre 1836, le basard me fit rencontrer à dtner,
cbez mon ami le cbevalier Doyen, M. Lacour, sous-inten-
dant militaire, et qui peu après partit pour l'armée
d'Afrique; or ce M. Lacour, que pendant la campagne
et le blocus de Hambourg j'avais vu secrétaire intime
du maréchal Davout, et qui, en 1815^ durant le minis-
tère du maréchal, reprit les mêmes fonctions, s'était, en
cette qualité, trouvé présent à cette inconcevable scène;
il me raconta donc que, dès que nous avions été partis, le
maréchal, enchanté d'avoir si bien échappé à la tenue du
conseil par une jonglerie, s'était levé et avait dit en rica-
nant : c Notre vieux Masséna a encore de la vigueur. •
Puis, interrogé par moi sur le rôle politique que ce Da-
vout joua en ce moment, M. Lacour m'apprit que le
même soir, vers minuit, le maréchal était reparti pour
la Villette, où il avait établi son quartier général et
où il avait couché, non pour être près de l'ennemi
et A portée de faire mieux combattre les troupes, mais
pour recevoir plus vite les ordres de l'ennemi, et au
besoin pour être en mesure d'empêcher nos troupes de
céder à la rage qui les transportait et qui chez quel-
ques généraux était à son comble. A peine arrivé à la
ENTENTE DE DAVOUT AVEC LE ROI. 381
Villette, le maréchal s'était couché, et M. Lacour, suivant
Tordre établi, joignant aux fonctions de secrétaire celles
que Roustan avait longtemps remplies auprès de l'Em-
pereur, s'était jeté sur un matelas que chaque soir on
mettait en travers de la porte de la chambre du maré-
chal, afin que personne ne troublât le repos de Son '
Excellence. Malgré les fatigues de la journée, M. La-
cour ne dormait pas; de fait, ce qui depuis quelques
jours se passait autour de lui était assez extraordinaire
et assez préoccupant pour expliquer son insomnie. Il
était donc parfaitement éveillé lorsque, vers deux heu-
res, il entendit du bruit et, à la lueur d'une lampe placée
dans un coin de la pièce où il couchait, il vit entrer un
officier qu'il avait déjà aperçu rôdant autour du maré-
chal et échangeant avec lui quelques mots confidentiels.
Voyant cet officier qui à pas de loup se dirigeait vers la
porte que H. Lacour barrait, son premier mouvement
fut de s'opposer à son entrée; mais l'étonnement, la
curiosité, et surtout la crainte dMntervenir mal à propos
dans un secret d'État, décidèrent M. Lacour à faire sem-
blant de dormir; il laissa l'officier arrivera lui, l'enjam-
ber, ouvrir doucement la porte donnant accès chez le
maréchal, puis franchir le seuil, et, cela fait, la porte se
referma sans bruit. Aussitôt M. Lacour fut sur son séant
pour appuyer son oreille contre le joint de la porte :
< Ah f vous voilà », furent les premiers mots qu'il distin-
gua et qui lui révélèrent que l'officier était attendu. La
suite de l'entretien eut lieu si bas, que les mots : c Ar-
mée... Roi... » arrivèrent seuls à l'oreille de M. Lacour;
mais après dix minutes environ, le maréchal ayant
quitté son lit pour venir avec l'offlcier jusqu'à la porte,
M. Lacour entendit distinctement : « Partez de suite;
tâchez de remettre vous-même ma soumission au Roi ;
protestez de mon dévouement et, comme preuve, garan-
888 MÉMOIRES DU GÉNÉBAL BARON THIÉBAULT.
tissez qu'aucun mouvement de troupes ne sera fait,
qu'aucun combat ne sera livré contre les alliés. » A ce
moment, le pêne ayant grincé, M. Lacour retombasur son
matelas, parut dormir du plus profond sommeil, et l'émis-
saire se retira comme il était venu. Ainsi achèvent de
s'expliquer et de se justifier la sécurité des alliés et la
fureur de nos troupes, à qui, en passant le pont du Pecq,
Blûcher avait, je le répète , fourni l'occasion et le
moyen de ne rien laisser échapper ni de l'armée an-
glaise, ni de l'armée prussienne, la seconde parce qu'elle
n'avait plus de retraite, la première parce qu'une fois
isolée et assaillie, puis tournée par trois fois son nombre,
rien au monde ne pouvait la préserver d'une destruction
totale.
La menaçante proclamation que Louis XVIII data de
Cateau-Cambrésis, cette proclamation élaborée d'avance
et dans laquelle, après un début jésuitique, il laisse
échapper l'aveu qu'il revient « pour punir » , cette mal-
heureuse proclamation du 25 juin causa la plus fâcheuse
impression, encore augmentée par ce complément « et
pour récompenser > . Cela fut pris comme un raffinement
d'outrage que d'ajouter à la terreur des futures victimes
l'indignation de tous et l'envie de quelques-uns. De telles
récompenses, en effet, ne pouvaient solder que des rôles
exécrés par la France, qui réputait méritoires les torts des
prétendus coupables. L'opinion ne confond jamais celui
qui combat et celui qui conspire; bien moins encore con-
fond-elle 1 homme qui, dans les rangs de ses concitoyens,
se dévoue à la défense de la patrie et le félon qui appelle
et dirige contre elle les armes de ses ennemis. Les rois
s'honorant du nom de père, qu'est-ce qu'un roi parlant
de punir quand, de la part de ses enfants et jusqu'au
derpier moment, il doit ne croire qu'à des erreurs et
se ménager les moyens de paraître gémir du sort de
LE TRAITÉ DE PARIS. 389
ceux même que frappe le glaive de la loi ? On fut donc
révolté de voir un roi qui, favorisé par une effroyable
calamité, ramené par les ennemis de son pays, n'ayant
de titre que leur victoire et revenant à peine d'une
proscription méritée, promettait déjà des persécutions;
ces persécutions, eussent-elles été justes, ne pouvaient
manquer d'emprunter à leur caractère de préméditation
l'apparence la plus odieuse. Mais on se persuada que. Na-
poléon mort pour le monde, on n'avait plus rien à redouter
de la France et des Français, et que les baïonnettes an-
glaises et prussiennes, ayant en réserve les forces de l'Au-
triche, de la Russie, de l'Italie, de l'Allemagne et de la
Péninsule, suffiraient pour faire raison de tout. On pensa
n'avoir plus à se déguiser sur rien, du moment où l'on
ne voyait plus rien à craindre, et, à dater de ce moment,
les événements se pressèrent; tout marcha au gré des
trahisons de Fouché, et, grâce aux tergiversations de
Barère, le traître échappa à une mort qui aurait rendu
la vie à la France.
Les fédérés repoussés, humiliés, dispersés, rentrèrent
en criminels d'où ils étaient partis en héros. Les gardes
nationaux mobilisés eurent un sort à peu près égal et
même en partie se trouvèrent beaucoup plus compromis.
L'armée, à la fois mugissante et muselée, indignée, re-
butée, ne tarda pas à s'affaiblir de jour en jour, et
le 3 juillet fut signé le traité de Paris, traité qui n'était
garanti que par l'honneur et dont par conséquent les
rois, les empereurs devaient se jouer en spoliant nos
musées et nos bibliothèques; Blûcher devait en rire en
vendant 600,000 francs la conservation du pont d'Iéna,
et Louis XVIII s'en moquer en multipliant les victimes.
Au nom de l'armée, de toute la garde nationale de
Paris, représentée par tous ses colonels et par le maré-
chal Masséna, au nom de la France entière, les plus vives
390 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
instances furent faites auprès du Roi et du comte d'Artois
pour reprendre la cocarde tricolore. Ces instances furent
inutiles; les plus misérables velléités de l'orgueil firent
raison des plus grands intérêts de la patrie et même du
trône, car les trois couleurs étaient désormais celles sous
lesquelles l'insurrection devait renaître.
Le 4 juillet, notre brave et malheureuse année
abandonna la capitale et se retira derrière la Loire, où
l'héroïsme de la résignation l'emporta encore sur l'hé-
roïsme de la vaillance. Le 7, les troupes de l'ennemi
pour la seconde fois souillèrentParis,et, danscejourde
honte et de deuil, je ne communiquai avec personne au
monde... Le 8 août, Napoléon quitta la France. Après sa
résurrection instantanée, ce fut comme une seconde mort,
mort à laquelle, et en dépit du mal qu'il nous avait fait,
on se sentait participer. Cinq ans plus tard, cette mort
allait être définitive et laisser le monde veuf de ce qu'il
avait connu de plus grand; le géant mort creusait un
vide que l'avenir ne remplira pas. Météore immense et
qui a tout embrasé sur sa route étincelante, il éclaire
encore le monde qu'il a quitté; s'il fut la splendeur de
son époque, il est surtout la gloire et l'honneur de l'hu-
manité, l'orgueil de la création; comme le soleil, il eut
ses taches, mais de lui seul peut s'expliquer, sans paraî-
tre impertinente, la devise de Louis XIV : c Hec fluribus
impar. »
Enfin, le 8 juillet, Louis XVIII rentra aux Tuileries,
mais n'y rentra que pour ajouter aux infortunes de la
France et se faire le complice des alliés, et cela pendant
que, par une insolence dont je n'ai jamais compris les
motifs, Blûcher faisait bivouaquer des troupes sur la
place du Carrousel et y dressait en batterie quatre pièces
de canon, braquées sur le château. Encore que de cent
manières le Roi justifiât l'exaspération dont il était
RENTRÉE DE LOUIS XVIII AOX TUILERIES. 391
l'objet, on se trouvait encore insulté par les insultes
qu'il recevait de ses bons amis les étrangers; mais, privés
de tout moyen de résistance, il fallut bien courber la tête
et subir les quinze ans d'agonie après lesquels la
France, prédestinée par le ciel à une rédemption, put,
BOUS la sage tutelle de son nouveau souverain, se retrou-
ver française et revenir non seulement au culte mais
aux traditions du plus grand de ses monarques. Toute-
fois, comme suite à la révolution de 1830 et aux pas-
sions qu'elle fit déborder, une émancipation tendant à
saper par leur base les fondements de tout gouverne-
ment possible se révéla de toutes parts, et, non moins
fatale aux individus qu'elle exalte qu'aux masses qu'elle
entraîne, elle menace de nous précipiter dans des révo-
lutions nouvelles dont aucune prévision bumaine ne
pourrait faire calculer et les phases, et les excès et le
terme. Et cette pensée d'un avenir auquel je n'assisterai
pas me suggère une digression à laquelle je ne cède pas
sans hésitation.
Et en effet, fils d'un père qui a consacré sa vie à
rinstniction, j'ai été nourri dans cette croyance presque
religieuse que jamais l'instruction ne pouvait être trop
générale et trop étendue. Ce que j'avais vu résulter de
l'ignorance du peuple avait justifié, développé et forti-
fié cette opinion ; et cependant je me trouve en ce mo-
ment épouvanté par les progrès de ce qui a été l'objet
de mes vœux les plus constants Est-ce à tort? est-ce
à raison ? Est-ce l'effet de mes forces qui s'affaiblissent
et qui s'effrayent à l'idée d'une lutte trop difQcile à sou-
tenir? Mais, en pensant à ceux qui vont se trouver dans la
mêlée, je me demande pour eux que faire, que devenir
au milieu d'athlètes qui tous voudraient faire preuve et
usage de leurs forces; d'un peuple d'académiciens et de
docteurs, également avides de montrer leur érudition
399 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT
et de spéculer sur leur éloquence; d'une armée d'indi-
vidus tous jaloux d'autorité, tous prêts à raisonner
plutôt qu'à obéir. Au milieu de tant de mérites, de tant
de titres à la suprématie, plus que jamais s'établiront
l'envie et la rivalité, c'est-à-dire la haine; l'esprit d'in-
dividualité remplacera l'esprit de nationalité, car toute
faculté crée chez celui qui en est armé des prétentions
que l'amour-propre proportionne à l'idée que chacun se
fait de lui-même; chacun prétendra donc en raison de ce
qu'il croira pouvoir; or que, sur mille hommes se figu-
rant mériter également, il n'y en ait qu'un qui obtienne,
neuf cent quatre-vingt-dix-neuf seront mécontents, et,
si leur nature est une nature d'action, ils conspireront,
tandis que les plus déterminés seront à la discrétion
d'une occasion pour devenir des Louvel, des Fieschi,
des Alibaud. Quel est celui d'entre eux qui sera sus-
ceptible de comprendre que c'est à lui que s'arrêtent les
bienfaits de l'instruction et que commencent les dan-
gers? La Terreur a été le produit du grand siècle de la
philosophie; elle a été le vertige, le délire d'une multi-
tude d'esprits égarés qui n'ont pas douté un seul instant
que leur jugement, faussé par le manque d'équilibre
entre la force de leurs idées et leur position, ne fût la
raison même; ils n'ont pas soupçonné qu'ils pouvaient
ne pas posséder ni l'absolue compétence, ni l'infaillibi-
lité, et ils ont pris leur passion pour règle de leur justice.
Ces vérités, le moment présent les cache aux sots et
aux fanatiques qui n'ont pas le sens plus juste que les
sots; mais le temps achève de les démontrer, ce qui
justifia cette épigraphe du discours du Père Guénard
sur l'esprit philosophique : Nonplus sapere quamoportet{i).
(1) Le discours du Père Guénard, Jésuite, remporta en 4755, A
rAcadémie française, le prix sur celte question : « En quoi consiste
Tesprit philosophique. »
• NE PAS SAVOIR PLUS QU'IL NE FAUT. » 398
Mais encore ce qui sous ce rapport est vrai pour tous
les peuples, le sera toujours cent fois plus pour les
Français, qui, incapables de mesure, ont besoin qu'on
leur impose des limites et des bornes, et cbez qui la
liberté est toujours en mal d'enfant de la licence la plus
effrénée... Bornons-nous, au reste, à ces aperçus, et, lais-
sant ces hautes questions, reprenons le faible rôle que
la destinée m'avait réservé.
CHAPITRE XIV
C'est à ces temps misérables et chétifs que j'avais
formé le projet d'arrêter mes Mémoires; car, en com-
paraison de la période héroïque à laquelle se rattachent
mes précédents souvenirs, qu'est-ce que la période qui
l'a suivie ? On ne se lassera jamais de lire les récits
relatifs à la Révolution et à l'Empire; la France y verra
toujours ce dont elle a été capable; chaque famille y
cherchera éternellement son nom, et, comme pas un
acteur du drame n'a été placé de la même manière, qui-
conque racontera pour quelle part il y a été associé
pourra avec le 'moindre talent, mais avec de l'exacti-
tude, éveiller l'intérêt.
Avec la disparition de Napoléon se trouve terminée,
comme le fut celle de tant de milliers de braves, ma
véritable existence militaire, et mon rôle cessa d'autant
mieux de pouvoir intéresser les autres qu'il cessa d'avoir
de l'intérêt pour moi. Toutefois, après tant d'illus-
trations, de conquêtes, de gloire, il m'eût semblé trop
pénible de m'arrêter à ce moment où vaincus, spoliés,
dépouillés, nous étions à la discrétion d'ennemis in-
capables de pudeur (car ils ne devaient la victoire
qu'au nombre et à la trahison), à ce moment où nous
subissions le joug d'une famille plus fatale à la France
que la Coalition entière. Et, puisque j'ai mêlé tant de
souvenirs de famille à mes souvenirs publics, je n'arrête
LE BILAN DE LA RESTAURATION. 395
pas mon récit à la fin de ma vie publique, mais à la fin
de ma vie de famille, que brisa si cruellement en iSHO
la mort de ma malbeureuse Zozotte. Les faits qui vont
suivre n'auront pas l'avantage d*être rehaussés par
l'éclat d'un temps incomparable ; réduits à l'intérêt de
personnalité, ils paraîtront mornes et p⩽ mais je
m'y attarderai le moins possible, et d'ailleurs on n'en
lira que ce qu'on voudra.
Louis XVIII n'était pas un homme supérieur; toute-
fois, lorsqu'il rentra en France et même en 1815, il était
encore un homme d'esprit et de volonté; avec son expé-
rience des révolutions, même de la Terreur qu'il a si
bien dirigée des bords du Rhin, personne mieux que ce
roi ne pouvait prévoir et prévenir les massacres auxquels
la France allait servir de théâtre. Mais ces massacres^ il
les voulait, fait cent fois prouvé par le choix de ses
agents, par la latitude qui leur était donnée, par leur
conduite, par leur impunité. 1793 et 1794 firent envoyer
à la mort cette foule d'hommes honorables, condamnés
pour n'avoir pas émigré, et dont le véritable Fouquier-
Tinville était à Coblentz; 1815 et 1816 firent traquer,
sacrifier ou persécuter, autant qu'on le put, les hommes
revêtus d'une célébrité importante, et si l'on n'en fit pas
un autodafé, c'est que les souverains alliés s'y oppo-
sèrent; pourtant ils ne purent empêcher les listes de
proscription. Il y en a eu deux
Ici le général Thiébault établissait en quinze pages le bilan
de la Restauration ; il l'établissait par des arguments précis
et par des faits, et complétait, croyons-nous, ce qu'il avait
dit dans le premier volume sur Tentente de l'Émigration et
de Robespierre ; le même intérêt qui a inspiré la destruction
de deux pages dans ce premier volume a fait sacrifier dans
le cinquième volume ces quinze pages.
Et telle est l'ébauche cent fois incomplète des indi-
396 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
gnités et des turpitudes que la Restauration crut qu'elle
pourrait commettre impunément; erreur que 1830 dis-
sipa, horreurs dont il fit justice. Et néanmoins que de
eçons inutilement reçues en 1789, au Jeu de paume, au
dtner des gardes du corps, aux 5 et 6 octobre, à la
bataille de cannes, pendant le voyage et le retour de
Yarennes, au 13 vendémiaire, au 18 fructidor, sous
l'Empire en France et hors de France, dans la Vendée,
dans le Midi et aux armées sous la première Restau-
ration, au 20 mars 1815 et durant la seconde Restau-
ration! Eh bien, ce parti ultra-terroriste, toujours battu,
mais jamais abattu, osait encore dire à Charles X en
1830 : t Comptez sur nous, et vous vaincrez les rebelles >;
et ce qu'il y a d'incroyable, c'est qu'il le dit encore.
Mais on se rappelle la seconde Restauration comme on
se rappelle la Terreur; 1815 et 1816 firent en effet plus
de victimes que la France n'en déplorait depuis 1794,
époque à laquelle les autodafés inspirés par le Roi Très
Chrétien ne finirent que grâce à la mort de Robespierre.
On sait, au reste, à quel degré l'agent fut digne du man-
dataire; mais on sait aussi qu'à sa rentrée en France la
gratitude de Louis XVIII fut telle que de suite il donna
à la sœur de ce monstre, et pour les bons et loyaux
services de son frère (d'autres disent cependant pour
acheter son silence), une pension viagère de quatre
mille francs. D'où il résulte qu'être du parti de la
Restauration, c'est épouser tous les crimes de ce parti,
c'est se déclarer prêt à les recommencer, c'est provoquer
et justifier tous les anathèmes.
Le Roi rentré en France et le maréchal Saint-Cyr se
trouvant ministre de la guerre, je fus nommé comman-
dant en chef de la dix-huitième division militaire, dont
le quartier général était à Dijon. Ce commandement
présentait deux grandes difficultés : d'abord les habitants
COMMANDEMENT A DIJON. 397
ont été toujours assez diCQciles à gouverner, opposés
qu'ils se sont toujours montrés, et cela par caractère, à
toute espèce d'autorité ; dans ce moment leur opposi-
tion était d'autant plus vive que, excités par les rancunes
d'anciens membres d'États, de Chambres des comptes
et de Parlements, ils se montraient hostiles à quiconque
avait servi sous l'Empire et la Révolution. L'autre dif-
ficulté provenait de la présence de cent dix mille Autri-
chiens réunis dans la ville sous les ordres du prince de
Schwarzenberg, de la présence aussi de l'archiduc
Ferdinand, du prince impérial et des empereurs d'Au-
triche et de Russie. Pour répondre aux exigences de
ma position, je n'avais avec moi que douze cents hommes
de troupes; je parvins cependant à faire respecter l'au-
torité du Roi et j'obtins réparation de la moindre sottise
faite par le moindre soldat autrichien. J'éprouvais donc
une véritable satisfaction de voir les plus notables
familles se rallier à moi, et j'eus la conscience de justifier
ma nomination autant qu'elle pouvait l'être à une
époque où, pour occuper une fonction publique sans
être censé l'usurper, il fallait être de la bande ; mais, au
moment où le plan de conduite que je m'étais tracé et
que j'exécutais produisait des résultats qui passaient mon
espérance et semblait me garantir un long séjour dans
ce gouvernement, le duc de Feltre, remplaçant le maré-
chal Saint-Cyr, fit succéder un ministère de parti à un
ministère d'organisation militaire ; la lettre que M. Maret
m'avait fait écrire à l'Empereur fut tirée des cartons du
ministère; je ne m'en étais pas occupé, par suite de l'as-
surance que l'on m'avait donnée que tous les papiers
relatifs à cette époque avaient été brûlés. Quoi qu'il en
soit, cette terrible lettre était un trop beau titre à la
persécution pour qu'elle ne me valût pas mon rem-
placement immédiat. Ce fut le général Ricard qui me
398 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
remplaça» et» quand il vint prendre le commandement,
après 8'ètre assuré de l'état où il le prenait, il dit en
présence de toutes les autorités : « Voilà une division
que j'aurai de la peine à rendre dans l'état où je la
reçois. »
Je rentrai à Paris en criminel traduit au tribunal des
catégories, conception digne de son auteur, le duc de
Feltre. Ma maison était espionnée; quand je sortais,
j'étais suivi; enfin, un jour que je m'apprêtais à aller
dîner chez un de mes amis, on me remit une lettre por-
tant ces mots : c Les ordres sont donnés de vous arrêter.
Quittez Paris sans délai, mais surtout ne couchez pas
chez vous. Cet avis vous est donné par un employé de
la police qui vous a des obligations. > La date était du
jour; la lettre était venue par la poste sous écriture
contrefaite et sans signature. J'allai à mon dîner comme
si je n'avais rien reçu ; seulement, avant de rentrer chez
moi, je passai chez Rivierre, alors très en faveur et,
comme je l'ai dit, chargé de la liquidation de la dette
du Roi et des Princes ; je lui fis lire ce billet, pour qu'à
tout événement il sût ce que j'étais devenu; après quoi
je rentrai chez moi et me couchai. Sur ces entrefaites, je
reçus de ma femme une lettre qui m'annonçait qu'elle
se rendait pour quelques jours à Paris ; elle y vint, mais,
à peine arrivée, elle apprit que sa pauvre mère qu'elle
avait quittée souffrante était morte, que les scellés étaient
mis et qu'il fallait ma présence pour les lever. Je partis
de suite afin qu'elle trouvât ces tristes formalités ter-
minées. Il était tard lorsque j'arrivai à Tours. Il fallut
courir chez le juge de paix, le décider à venir pour que
je pusse entrer dans cette maison où toute une généra-
tion venait de finir pour nous; il était onze heures, lors-
*que la chambre de M. Chenais fut ouverte; j'y passai
une nuit cruelle d'insomnie ; j'avais bâte, dans l'état de
É
EXIL A TOUfiS. S99
tristesse où je me trouvais, de quitter ces lieux de solitude
et de regrets ; je pressai donc les affaires ; je sentais d'ail-
leurs ma présence à Paris nécessaire pour réparer, si
c'était possible, le tort fait à ma position, et j'allais me
remettre en route, quand, parlant de mon départ au
préfet M. Destouches, j'appris de lui que la rentrée à
Paris m'était interdite, que j'étais exilé à Tours et que
j'y étais sous la surveillance de la haute police. Tel
était le contenu d'une dépèche qu'il venait de recevoir
de M. le duc Decazes; car, pour moi, on ne prit même pas
la peine de m'en informer. Stupéfait, indigné, j'écrivis au
duc de Feltre; je n'eus aucune réponse, et il fallut me
résigner à la prolongation indéterminée d'une situa*
tion aussi pénible et d'autant plus pénible que les craintes
ne s'arrêtèrent pas au présent. On vivait dans l'incer-
titude et les alarmes, entretenues par l'annonce sans cesse
renouvelée de persécutions nouvelles. Landriève nous
régalait de ces mauvaises nouvelles. Tantôt on devait
enfermer tous ceux qui se trouvaient sous la sur-
veillance de la police, tantôt on devait les envoyer à
Tarascon ou dans d'autres villes du Midi où leur mas-
sacre paraissait certain. Fort heureusement les nouvelles
ne se confirmaient pas, mais le plus souvent elles n'en
avaient pas moins produit leur effet (1).
Les mots d'exil et de surveillance de la haute police
étaient assez bien faits pour effaroucher bien des gens;
plusieurs personnes de nos anciennes relations trouvèrent
ces raisons suffisantes pour s'éloigner de nous. Nous
retrouvâmes cependant beaucoup d'amis, une Mme Bal-
lisle, sœur de M. Cartier Rose, et que Zozotte avait connue
dès son enfance. Cette dame passait sa vie avec de vieux
(1) Ce pauvrd Landriève affectait depuis la Restaoratkm un air
d'importance qui divertiisait Zozotte, et, pour lui, parler bas était
tue manière de se donner un air de gentilhomme. U s'y appliquait
400 MÉMOIRES DU GENERAL BARON THIEBADLT.
savants, des livres et des journaux, et elle entreprit de
faire refaire à Zozotte un cours complet d'histoire de
France; elle ne s'occupait pas moins de politique et sou-
tenait ses opinions très libérales avec une véhémence,
une abondance d'idées, une volubilité incroyables. Dé-
testant les femmes qui parlaient politique et ne pardon-
nant ce travers qu'à Mme Ballisle, Zozotte se sauvait par
des inspirations qui déconcertaient sa tempête roulante,
comme elle l'appelait. La tempête s'exaltant sur les
malheurs de Napoléon qui avait perdu sa puissance :
< Après tout, reprit Zozotte, est-ce que son sort n'est pas
celui de tant de femmes qui, bien avant leur âge, per-
dent le pouvoir souverain de leurs grâces et de leur
beauté? Ne faut-il pas qu'elles! s'y résignent? » A propos
d'un plaidoyer chaleureux en faveur des libéraux : c Li-
béraux, royalistes, riposta Zozotte, les uns s'amusent à
fabriquer des quilles pour jouer à la Royauté, les autres
à fabriquer des boules pour jouer à la République. >
Nous revîmes aussi M. de Sénécal, homme d'esprit et
qui, comme disait Zozotte, ne faisait pas seulement des
phrases avec des mots ; le lieutenant général Margaron,
qui avait acheté près de Tours la propriété de Beaulieu,
et qui venait d'y installer sa femme et ses trois ûlles;
mais, parmi les personnes qui renchérirent d'égards en-
vers moi, précisément pour protester contre la mesure
qui m'avait frappé, je dois citer la famille Bacot. Le
père, qui avait par son esprit, son activité, sa loyauté,
acquis une grande fortune dans les affaires, avait su,
mérite bien plus rare, la conserver^ et il en faisait le plus
si bien qu'oo était obligé de lui faire répéter une partie de ses
mots, et, comme disait Zozotte, « daas l'état d'aphonie où l'a mis sa
chétive noblesse, si le malheur voulait qu'il retrouvât un pai^
chemin de plus au fond de son armoire, on ne l'entendrait plus
parler du tout. »
LA FAMILLE BACOT. 401
noble emploi. De ses deux fils, l'aîné suivait la carrière
administrative; il fut successivement et avec une haute
distinction sous-préfet, préfet d'Indre-et-Loire et con-
seiller d'État, directeur général des Droits réunis et plu-
sieurs fois membre de la Chambre des députés. Le
cadet prit la carrière des armes, arriva rapidement
au grade de lieutenant-colonel, quitta le service peu
après la seconde Restauration, et il est en ce mo-
ment député. Mais ce qui les distinguait au plus haut
degré, c'est qu'à cette époque où les opinions politiques
avaient tant de force et provoquaient tant de que-
relles, ces trois hommes, dont l'un, le père, était pa-
triote à principes modérés, le fils aîné royaliste et le
cadet libéral, pouvaient parler et parlaient politique
ensemble sans disputer jamais. On eût dit simplement
qu'ils pensaient tout haut. M. Bacot, le père, possédait
la belle terre de Vernon, qu'il avait achetée en quit-
tant les affaires, et il insista pour que, chaque semaine,
j'y vinsse au moins deux ou trois jours. Sa franchise, sa
délicatesse, sa bonne amitié, ne permettaient pas l'hési-
tation, et je dus à mes relations si fréquentes avec lui
les plus grands adoucissements dont ma position fut
susceptible. Quelque temps après, le fils aîné de M. Bacot
fut nommé préfet d'Indre-et-Loire. J'allai le voir, et, les
premières phrases échangées, il me questionna sur mon
exil et me demanda pourquoi je nelui en avaisjamaisparlé.
Ce n'était pas par embarras, puisque cet exil était absurde;
c'était par horreur de pouvoir paraître me plaindre inu-
tilement. Il jugea assez extraordinaire queje n'eusse pas
poussé plus loin mes réclamations; je lui opposai ce
qu'elles pourraient avoir de gratuitement humiliant, au
cas oil elles n'aboutiraient à rien, et je l'assurai que, eus-
sé-je l'intention de les renouveler, je me serais abstenu
de lui en faire la confidence, de peur de paraître spécu-
V sa
402 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBADLT.
1er sur l'amitié que me témoignait sa famille. Après
quelques mots d'obligeance, il m'engagea à écrire au duc
Decazes ; c mais , ajouta-t-il , si vous vous adressiez
directement à lui, il me renverrait votre lettre pour avoir
mon avis; faites-la-moi donc parvenir auparavant, et je
me charge du reste en tout ce qui dépendra de moi. »
Une heure après que je l'eus quitté, il avait ma let-
tre (1), et dans les quatre jours arrivaient les ordres qui
terminaient mon exil. C'était pour l'expédition d'une
affaire de ce genre une rapidité tout à fait inconnue,
et, si je devais de la reconnaissance au duc Decazes
que je n'avais pas l'honneur de connaître, évidem-
ment c'était au baron Bacot que j'avais robligation
entière et de la décision et de la promptitude avec
laquelle elle avait été rendue.
J'avais intérêt à rentrer à Paris, où me rappelait surtout
la construction de ma maison, que depuis mon départ
pour Dijon je n'avais pu surveiller. C'était pour com-
plaire à Zozotte et pour la loger selon ses volontés que
j'avais acheté cette maison et que je la faisais rebâtir;
je n'avais pas l'argent des nouvelles constructions, je
dus emprunter plus de cent mille francs, et ce fut le com-
mencement de cruels embarras; mais pour le moment
nous étions tout au plaisir de jouir de ma nouvelle
acquisition, et, quoique la partie que nous dussions habi-
ter sur le jardin ne fût pas achevée, Zozotte voulut bien
se contenter et se déclarer satisfaite du côté de la cour^
dont la réfection n'était pas encore commencée. Le pro-
visoire de son installation ne l'empêcha pas de tenir son
salon et d'y réunir beaucoup d'esprits charmants,
qu'elle attirait par son charme, ses saillies et sa ûnesse
d'esprit incomparable. Jouy venait souvent, et, comme
(1) Elle a été publiée dans la Revue bleue, 4« série, t. II, p. 818. (Éd.)
LES OBUVRES bE JOOT. 40S
il ne pouvait être indifférent à l'idée qu'il donnait dé
lui à une femme aussi distinguée que Zozotte, il
redoublait d'efforts pour parattre plus aimable. Je me
rappelle, entre autres, un dtner précédant de peu de
jours la première représentation d'un petit opéra dont
Jouy était l'auteur, et qui avait pour titre : Cent ans et un
jour. Ha femme lui en demanda le sujet et jamais pièce
ne fut analysée et racontée avec plus d'esprit et de
richesse d'imagination, avec plus de grâce et de charme.
Le succès en aurait été immense si l'œuVre avait eu la
moitié du mérite de ce récit. Mais ce n'en fut pas ainsi;
on ne sifOa pas, parce qu'on ne siffle pas à l'Opéra, et la
pièce se joua même tout entière. A peine la toile fut-elle
baissée, Jouy arriva dans notre loge, et, riant de la ma-
nière la plus naturelle : « C'est détestable, nous dit-il, et le
public a eu bien de la bonté. > Certainement ce fut un
des moments de sa vie où Jouy eut le plus d'esprit; car,
tout en mettant à leur aise des gens fort embarrassés,
il prit pour lui-même le meilleur parti.
A l'exception de plusieurs de ses opéras et surtout de
la Vestale, le chef-d'œuvre de notre scène lyrique, de quel-
ques fragments de notre littérature légère et d'un assez
grand nombre d'articles de VErmite de la Chaussée d'An-
tinj on faisait alors peu de cas des ouvrages de Jouy.
Jouy avait beaucoup d'esprit, mais c'était moins son
esprit que son goût et sa grâce qui assuraient sa répu-
tation, et on évaluait généralement à deux ou trois
volumes ce qui, de sa pacotille littéraire, était fait pour
surnager plus ou moins de temps sur le fleuve de l'ou-^
bli. C'est que Jouy manquait de ce qui fait les vrais
talents; il n'avait pas plus une conscience d'écrivain
qu'une conscience d'homme, et, comme disait Zozotte, il
était de la nature des chats que sa figure rappelait.
Ainsi il n'avait de mattresses que pour avoir place à dé
404 MÉMOIRES DU GENERAL BARON THIÉBAULT.
bonnes tables et dans de belles campagnes, et ses atta-
cbements étaient d'autant plus durables qu'il ne les de-
mandait que dans la mesure de ce qui était nécessaire à
son profit. La mort de MmeLeg... ne lui a coûté qu'une
épitaphe, et, quitte avec elle, il a couru chez MmeDav...,
dont il est devenu l'amant parce qu'elle avait une grande
fortune. Il était, dans toute la force du terme, Tami delà
maison (1).
Plus intimement que Jouy venait aussi M. Viennet.
Il disait que Zozotte lui fournissait des traits les plus
heureux et les plus gais pour des comédies : il en avait
noté plusieurs et lui en avait fait Taveu : c Allons,
(1) J'ai cité quelques-uns des miUe caprices qui, peudant sa vie,
traversèrent la cervelle de Jouy et qu'il exécuta. Il m'en revient à
la mémoire deux ou trois qui compléteront sa biographie. Ëoiré
comme sous-lieutenant dans la légion de Luxembourg, et cela par
suite d'études aussi rapides que brillantes, il partit avec cette lé-
gion pour rinde, et là il eut pour maîtresse une flUe de neuf ans ;
l'ayant emmenée dans une course chez je ne sais quelle tribu, il
imagina, en visitant un temple, d'habiller cotte petite avec les
vêtements et les attributs de la divinité, mascarade qui finit par le
massacre de la petite et de six des sept camarades qui avaient
accompagné Jouy. Obligé de fuir, celui-ci fut recueilli par le gou-
verneur de Pondichéry dont il séduisit la fîUe, qu'il abandonna,
comme il séduisit à son retour en France la fille do sa sœur,
Mme Broudes, jeune personne extrêmement belle et qui mourut,
sans compter tant d'autres séductions du même genre dont j'omets
beaucoup et dont j'ai déjà mentionné plusieurs. Véritablement
Jouy était diabolique comme séducteur; toutefois, secrétaire
général de la préfecture de Bruxelles sous le comte de Pontécou-
Idnt, il eut un échec près d'une jeune dame, belle, riche et ver-
tueuse. Aidé d'un ami, que je ne sais comment il endoctrina
comme son complice, il endormit la dame avec du thé préparé,
prit ce qui ne lui avait pas été accordé et, poussant la vengeance
au dernier degré, en envoya les preuves au mari. Je ne parle pas
d'un petit gueux* l'un de ses bâtards, qu'il eut le courage d'instal-
ler chez lui; eh bien, tout cela était su et pardonné. Sa flile l'ado-
rait, et son esprit, son goût, sa gr&ce le sauvaient de toutes les
diflQcultés où sa fantaisie l'engageait et où mille autres se seraient
inextricablement empêtrés, ce qui lui permit de faire à l'Athénée
un cours public de morale qui eut un véritable succès.
NOUVEAUX AMIS. 405
me voilà exposée, me dit-elle un jour, à être transfor-
mée en Lisette ou en MartonI Mais que M. Viennet
prenne garde de me faire siffler, car si cela lui arrivait,
ajoutait-elle en riant, je lui ferais une scène qui lui ap-
prendrait à me mettre en pièce! >
Je ne cite pas tous mes anciens amis dont les noms
ont reparu vingt fois sous ma plume et qui venaient
apporter le tribut de leur esprit à ces jaseries litté-
raires ou de leur talent à nos réunions musicales. Il
fallait bien trouver en soi-même la source d'oubli
pour passer ces tristes temps sans trop réfléchir sur
leur douleur. Je ramenai Zozotte une fois encore à
Tours pendant que s'achevaient les aménagements
dans la partie de l'hôtel que nous devions habiter
définitivement sur le jardin, et je n'imaginais guère que
ce voyage serait pour elle la première occasion d'adieux
éternels. Enfin, revenue dans sa maison, chez elle, en
septembre 1818, Zozotte fut contente de son nouvel
appartement et déclara qu'elle n'avait jamais été si bien
logée. Favorisées par le confortable de notre installation,
nos réceptions se développèrent et notre société s'aug-
menta considérablement; le général Mermet et sa femme
qui me rappellent un fameux dîner (1), leur beau-frère et
(1) Nous étioos vingt convives, la table couverte de bougies, de
lampes et de fleurs; nous achevions le premier service quand uo
craquement annonce qu'une traverse se brise, let le milieu de la
table s'affaisse, entraînant vases de porcelaine, lampes, carafes, com-
potiers, verres, etc. ; à tous les débris se mêlent l'huile des lampes,
les sauces, les vins qui s'écoulent vers le centre. On se fîgure les
cris des dames, surtout de celles assises aux places d'honneur
et vers lesquelles le torrent débordait. Un instant la table fit halte
sur leurs genoux ; mais, sentant leurs jambes écrasées et leurs
robes compromises, elles se sauvèrent au salon, où le bruit de la
table s'effondrant à terre leur fit oublier leur fraveur en les fai-
sant éclater de rire. Seule Mme Mermet, prenant la chose au sé-
mux, était en larmes. Pour la consoler, on proposa |de dresser un
bu£ret et de manger le restant du dîner au salon, les dames servies
406 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
belle-sœur les d'Espinchat, le général des Michels et sa
femme, Mme Thonnelier et sa fille, les de Breuilpont, le
général Cavaignac, sa femme, sa belle-sœur et sa belle-
mère, Mme Auriol,le baron de Rancher et sa fille douée
d'une voix pure et flexible qu'elle conduisait avec mé-
thode, les Mortemart-Roux, le marquis d'Angosse mon
locataire, devinrent avec lesyau]grenant,lesd'tlanache,
les de Champéron, la comtesse de Prennes, des familiers
de notre intimité.
Le marquis d'Angosse était hop[ime d'esprit, mais
petit, maigre, chétif, n'ayant ni santé, ni maladie, ni
vices, ni vertus publiques ou privées, et, s'il cultivait des
amours peu relevées, il n'y tenait pas assez pour s'épar-
gner d'être trompé. Pair de France pour être quelque
chose, n'allant toutefois à la Chambre que comme ou va
au spectacle quand on ne l'aime pas, n'ayant jamais été
d'aucune commission, d'aucune députa tion, ne vivant
que pour lui et existant sans air et sans exercice, plein
de manies frisant le ridicule., caché comme s'il avait quel-
que chose à cacher et ne sortant de chez lui et n'y ren-
trant, c'est-à-dire n'allant de son antichambre à sa voiture
et de sa voiture à son antichambre que comme un cri-
minel qui se sauve, ce qui ne l'empêchait de paraître
dans le monde, d'être aimable avec des manières distin-
par les messieurs comme pour une collation de b^l. Mais Mme Mer-
met voulut que la réparation eût lieu sur le terrain même de l'ac-
cident. Il fallut déblayer, nettoyer toute la salle t manger, faire
apporter une nouvelle table, la monter par la fenêtre au moyen de
cordes, faute d'espace dans l'escalier, la resservir en entier et moins
bien qu'elle ne l'avait été ; bref, employer à ce travail deux grandes
heures, pendant lesquelles les rôtis séchèrent, les légumes burent
leur sauce et se mirent en bouillie, et les appétits se passèrent.
Enfin on s'était mis à table à six heures et demie, et quand on en
sortit pour la dernière fois, il était près de dix heures; le salon
était plein de personnes invitées pour la soirée et qui ne compri-
rent la durée de ce dîner que lorsqu'on leur en ei|t fait Thistoire.
ZOZOTTE AU BAL DE L'OPÉRA. 401
guées, d'une société très douce, bon voisin et ne faisant
pas plus de bruit qu'une souris.
M. de Mortemart-Boisse, jeune, gai si des éclats de voix
et beaucoup de rires sont de la gaieté, encore indemne
de romantisme et ne gâtant pas ce qu'il pouvait avoir
d'esprit par l'esprit qu'il voulait avoir, comme le dit
Gresset, fournissait son contingent aux entretiens qui
étaient à sa portée. Zozotte néanmoins avait peine à le
définir; elle trouvait sa vivacité sans franchise, son
esprit sans portée, sa gaieté sans abandon, et ajoutait :
c Je ne sais qu'en dire, mais il paratt toujours céder
à un élan qui le pousse là où il n'a pas les moyens d'ar-
river. »
Quant à Cavaignac et à sa femme, on aurait voulu l'un
moins bruyant et l'autre moins prolixe en certains
détails; ce n'est pas seulement qu'elle crachât à dégoûter
le diable, mais elle avait l'habitude de faire part de ses
indispositions, de ses grossesses par exemple, de ma-
nière à les rendre contagieuses. Zozotte disait qu'avoir
mal au cœur ne devrait pas donner le droit de faire mal
au cœur aux autres; toutefois elle n'en avait pas moins de
TafTection pour Mme Cavaignac et du plaisir à la voir.
Cavaignac eut l'idée de montrer un bal de l'Opéra à sa
femme, et, pour qu'elle s'y amusât, elle qui n'avait pas
le montant d'esprit qu'il fallait pour cela, il en fit une
affaire de société. Nous soupàmes donc chez lui une
vingtaine de personnes. En sortant de table, ces dames
se masquèrent, et, comme il logeait en face de l'Opéra,
nous n'eûmes que la rue à traverser. Quoi que l'on pût
faire, Mme Cavaignac ne tarda pas à y bâiller, alors
que Zozotte s'y divertit extrêmement. Zozotte avait
fait sa provision d'anecdotes, surpris les signes de rallie-
ment de quelques sociétés, s'était munie de signes sem-
blables; enfin, au dernier point saillante et maligne sous
408 MEMOIRES DU GENERAL BARON THIEBAULT.
le masque, elle se trouva bientôt suivie par une foule de
personnes acharnées à la connattre, mais à la totalité
desquelles elle échappa, tantôt en changeant de signe,
tantôt en se grandissant ou se rapetissant, d'autres fois en
changeant de domino et de masque, finalement en dis-
paraissant protégée, d'après nos arrangements, par un
des messieurs de notre société qui ne la perdait pas de
vue. Zozotte d'ailleurs était souvent allée à ces bals; elle
s'y plaisait parce qu'elle y plaisait, son caquetage de
masque étant toujours charmant. Malgré cela, peut-
être même à cause de cela, j'avais écrit en 4814, je crois,
contre ces saturnales un article à la manière de ceux
dont Jouy, sous son pseudonyme de l'Ermite de la
Chaussée d'Antin, délectait alors Paris. Des anecdotes
piquantes s'y trouvaient réunies à des leçons utiles. Ce
morceau, le plus légèrement écrit qui soit sorti de ma
plume, fut trouvé charmant par Gassicourt et, par ma
faute, resta inédit; il a disparu dans le vol des trois quarts
de mes papiers. J'ajouterai que Zozotte le lut, s'amusa
fort des anecdotes, mais laissa de côté les leçons. Je re-
grette donc moins qu'il n'ait pas été publié; certaine-
ment ma morale n'aurait corrigé personne. Je reviens
à notre cercle intime.
Mme d'Auriol, labelle-mère de Cavaignac, était une de
ces personnes qui n'imaginent pas qu'il puisse manquer
quelque chose dans les salons où l'on trouve des sièges,
des tapis, du feu, des bougies, des cartes, du thé et des
gâteaux. A la première soirée où nous allâmes chez
cette dame, nous y rencontrâmes, comme on le rencon-
trait chez tout le monde, M. Amalric. beau-père du
général Pelet, ce qui fît dire à Zozotte, qui pour se dés-
ennuyer passait sa revue des invités : f Ah ! pour celui-
là, on peut être sûr que quand on ne le verra plus par-
tout, c'est qu'il ne sera plus nulle part. >
LE VICOMTE DE LÉOMONT. 400
J'ai parlé de la famille d'Hanache (1), qui comptait
parmi ses membres quelques excentriques; mais le vieux
comte d'Hanache, le père du vicomte Ernest et de
Mlle d'Hanache, qui appartinrent, l'un à la maison de la
duchesse de Berry, l'autre à la maison de la duchesse
d'Angoulême, était un de ces fous aimables, spiri-
tuels et bons qui avaient gardé tout le charme d'un
autre temps. Nous lui témoignions une affection très
vive; il tournait pour les beautés de son entourage de
jolis couplets et me rappelait beaucoup ce charmant
vicomte de Léomont, créole de Saint-Domingue, gentil-
homme émigré, commissaire des guerres et poète, mais
à coup sûr l'esprit le plus sagace et le plus facile, l'ima-
gination la plus brillante et la plus féconde, le cœur le
plus chevaleresque (2) qui pût, à cette époque morose,
faire revivre le dix-huitième siècle qu'il incarnait si bien.
Devenu malade et pauvre, il ne perdit pas sa gaieté, et
c'est de lui ce trait qu'on a attribué à d'autres et qui le
peint si bien. On lui avait ordonné l'exercice en voiture;
or, n'ayant pas de quoi se payer des fiacres, il entrait
dans les maisons où il voyait se préparer un bel enter-
rement, puis il montait dans une voiture de deuil; cette
facétie lui valut d'être invité à parler sur une tombe sans
qu'il sût quel mort on venait d'y descendre, et il s'en tira
de manière à faire pleurer tout le monde. J'ai dit qu'il
était poète. En 1784, se promenant au Palais-Royal avec
l'abbé Delille, il fit au coup de midi ce quatrain :
(1) Voir tome IV, page 112.
(2) Il est rencontré par Montrichard qui se retire assez en dét-
ordre devant l'ennemi et qui, bien que poursuivi avec vigueur,
au lieu de songer à ses troupes, demande à Léomont, connaissant
le pays, de lui indiquer où il pourrait trouver un lit pour se repo-
ser; Léomont le conduit au bord de la rivière et lui dit : « Tenez,
voilà le seul lit où Ton peut trouver le repos quand on est battu. »
410 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
Dans ce jardin tout se rencontre,
Hors les ombrages et les fleurs ;
Si Ton n'y règle pas ses mœurs,
On y règle du moins sa montre.
A ce moment, la Dugazon aperçoit Léomont avec
l'abbé Delille et les accoste, et Léomont de s'écrier :
Qu'importent les fleurs et Tombrage
Dans ce jardin où tout égare la raison !
Point ne faut à l'amour l'abri d'un vert feuillage.
Il lui suffît d'y trouver Dugazon.
Eh bien yLéomonty qui improvisa ces badinages ea 1784,
débitait en 1834 ce quatrain à Mme de Clincourt (i),
qu'il rencontrait coiffée selon la mode du jour : *
Du soleil redoutant l'ardeur,
Églé couvre son front d'un chapeau fait en cloche.
Ëglé, vous vous trompez, pardonnez ce reproche ;
La cloche est pour le fruit, et n