Google
This is a digital copy of a book thaï was prcscrvod for générations on library shelves before it was carefully scanned by Google as part of a project
to make the world's bocks discoverablc online.
It has survived long enough for the copyright to expire and the book to enter the public domain. A public domain book is one that was never subject
to copyright or whose légal copyright term has expired. Whether a book is in the public domain may vary country to country. Public domain books
are our gateways to the past, representing a wealth of history, culture and knowledge that's often difficult to discover.
Marks, notations and other maiginalia présent in the original volume will appear in this file - a reminder of this book's long journcy from the
publisher to a library and finally to you.
Usage guidelines
Google is proud to partner with libraries to digitize public domain materials and make them widely accessible. Public domain books belong to the
public and we are merely their custodians. Nevertheless, this work is expensive, so in order to keep providing this resource, we hâve taken steps to
prcvcnt abuse by commercial parties, including placing lechnical restrictions on automated querying.
We also ask that you:
+ Make non-commercial use of the files We designed Google Book Search for use by individuals, and we request that you use thèse files for
Personal, non-commercial purposes.
+ Refrain fivm automated querying Do nol send automated queries of any sort to Google's System: If you are conducting research on machine
translation, optical character récognition or other areas where access to a laige amount of text is helpful, please contact us. We encourage the
use of public domain materials for thèse purposes and may be able to help.
+ Maintain attributionTht GoogX'S "watermark" you see on each file is essential for informingpcoplcabout this project and helping them find
additional materials through Google Book Search. Please do not remove it.
+ Keep it légal Whatever your use, remember that you are lesponsible for ensuring that what you are doing is légal. Do not assume that just
because we believe a book is in the public domain for users in the United States, that the work is also in the public domain for users in other
countiies. Whether a book is still in copyright varies from country to country, and we can'l offer guidance on whether any spécifie use of
any spécifie book is allowed. Please do not assume that a book's appearance in Google Book Search means it can be used in any manner
anywhere in the world. Copyright infringement liabili^ can be quite severe.
About Google Book Search
Google's mission is to organize the world's information and to make it universally accessible and useful. Google Book Search helps rcaders
discover the world's books while helping authors and publishers reach new audiences. You can search through the full icxi of ihis book on the web
at|http: //books. google .com/l
Google
A propos de ce livre
Ceci est une copie numérique d'un ouvrage conservé depuis des générations dans les rayonnages d'une bibliothèque avant d'être numérisé avec
précaution par Google dans le cadre d'un projet visant à permettre aux internautes de découvrir l'ensemble du patrimoine littéraire mondial en
ligne.
Ce livre étant relativement ancien, il n'est plus protégé par la loi sur les droits d'auteur et appartient à présent au domaine public. L'expression
"appartenir au domaine public" signifie que le livre en question n'a jamais été soumis aux droits d'auteur ou que ses droits légaux sont arrivés à
expiration. Les conditions requises pour qu'un livre tombe dans le domaine public peuvent varier d'un pays à l'autre. Les livres libres de droit sont
autant de liens avec le passé. Ils sont les témoins de la richesse de notre histoire, de notre patrimoine culturel et de la connaissance humaine et sont
trop souvent difficilement accessibles au public.
Les notes de bas de page et autres annotations en maige du texte présentes dans le volume original sont reprises dans ce fichier, comme un souvenir
du long chemin parcouru par l'ouvrage depuis la maison d'édition en passant par la bibliothèque pour finalement se retrouver entre vos mains.
Consignes d'utilisation
Google est fier de travailler en partenariat avec des bibliothèques à la numérisation des ouvrages apparienani au domaine public et de les rendre
ainsi accessibles à tous. Ces livres sont en effet la propriété de tous et de toutes et nous sommes tout simplement les gardiens de ce patrimoine.
Il s'agit toutefois d'un projet coûteux. Par conséquent et en vue de poursuivre la diffusion de ces ressources inépuisables, nous avons pris les
dispositions nécessaires afin de prévenir les éventuels abus auxquels pourraient se livrer des sites marchands tiers, notamment en instaurant des
contraintes techniques relatives aux requêtes automatisées.
Nous vous demandons également de:
+ Ne pas utiliser les fichiers à des fins commerciales Nous avons conçu le programme Google Recherche de Livres à l'usage des particuliers.
Nous vous demandons donc d'utiliser uniquement ces fichiers à des fins personnelles. Ils ne sauraient en effet être employés dans un
quelconque but commercial.
+ Ne pas procéder à des requêtes automatisées N'envoyez aucune requête automatisée quelle qu'elle soit au système Google. Si vous effectuez
des recherches concernant les logiciels de traduction, la reconnaissance optique de caractères ou tout autre domaine nécessitant de disposer
d'importantes quantités de texte, n'hésitez pas à nous contacter Nous encourageons pour la réalisation de ce type de travaux l'utilisation des
ouvrages et documents appartenant au domaine public et serions heureux de vous être utile.
+ Ne pas supprimer l'attribution Le filigrane Google contenu dans chaque fichier est indispensable pour informer les internautes de notre projet
et leur permettre d'accéder à davantage de documents par l'intermédiaire du Programme Google Recherche de Livres. Ne le supprimez en
aucun cas.
+ Rester dans la légalité Quelle que soit l'utilisation que vous comptez faire des fichiers, n'oubliez pas qu'il est de votre responsabilité de
veiller à respecter la loi. Si un ouvrage appartient au domaine public américain, n'en déduisez pas pour autant qu'il en va de même dans
les autres pays. La durée légale des droits d'auteur d'un livre varie d'un pays à l'autre. Nous ne sommes donc pas en mesure de répertorier
les ouvrages dont l'utilisation est autorisée et ceux dont elle ne l'est pas. Ne croyez pas que le simple fait d'afficher un livre sur Google
Recherche de Livres signifie que celui-ci peut être utilisé de quelque façon que ce soit dans le monde entier. La condamnation à laquelle vous
vous exposeriez en cas de violation des droits d'auteur peut être sévère.
A propos du service Google Recherche de Livres
En favorisant la recherche et l'accès à un nombre croissant de livres disponibles dans de nombreuses langues, dont le français, Google souhaite
contribuer à promouvoir la diversité culturelle grâce à Google Recherche de Livres. En effet, le Programme Google Recherche de Livres permet
aux internautes de découvrir le patrimoine littéraire mondial, tout en aidant les auteurs et les éditeurs à élargir leur public. Vous pouvez effectuer
des recherches en ligne dans le texte intégral de cet ouvrage à l'adressefhttp: //book s .google . coïrïl
/
MÉMOIRES
DU
GÉNÉRAL BARON THIËBAULT
L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de
reproduction et de traduction en France et dans tous les pays
étrangers, y compris la Suède et la Norvège.
Cet ouvrage a été déposé au ministère de l'intérieur (section
de la librairie) en septembre 1893.
PARIS. TYPOGRAPHIE DE E. PLOf!, NOURRIT ET C^«, RUE GARANCIBKE, 8.
■?
Y.
UIL:IU)<)NNK THlKliAULT
X''"'''
MÉMOIRES
C , /., , V "f GÉNÉRAL j ; • fi ,
B^'THIÉBAULT
Publiés sotts les auspices de sa Jtlle
M"' Claire Thiébault
D'APHBS LE MANUSCRIT OBIGINAL
FERNAND CALMETTES
Portraits en héliogravure
TROISIÈME ÉDITION
PARIS
LIBRAIRIE PLON
. PLON, NODRRIT et C^ IMPltlMECRS-l^:OITEDRS
^ ZcÇcjt -
AVANT-PROPOS
Le général baron Thiébault a conçu ses Mémoires
à la manière de Jean-Jacques ; il fait ingénument sa
confession. Pour lui la franchise est la véritable
dignité de l'homme, la grande vertu de l'écrivain,
l'honneur suprême du soldat. Si parfois son souvenir
l'entraîne à des aveux devant lesquels hésiteraient
des consciences moins généreuses ou trop mes-
quines, il ne se dérobe pas. Il a connu les faiblesses
physiques et les détresses morales ; tous y sont sou-
mis, les plus illustres comme les plus humbles d'entre
les hommes, et c'est par là qu'ils nous intéressent,
car c'est par là qu'ils nous ressemblent; mais ce
n'est pas ainsi que d'ordinaire ils se présentent à
nous dans les Mémoires qu'ils écrivent ou dans les
Biographies qu'on leur consacre. A les lire, presque
tous nos contemporains seraient gens d'honneur et
de génie. Rien n'est insipide, rien n'est décevant
comme le défilé de personnages tous parés d'égales
vertus, et, quand sous une plume impartiale nous
rencontrons la vérité, nous devons la saluer avec
bonheur.
VIII AVANT-PROPOS.
Or c'est la qualité maîtresse qu'on reconnaîtra,
j'en suis sûr, au baron Thiébault. Dédaigneux des
fausses interprétations ou des sots jugements, à la
façon des naïfs il se montre sincère, et l'indépen-
dance qu'il s'impose pour se juger lui-même, il la
maintient pour juger les autres.
Esprit aimable, il s'est complu dans la société des
hommes, dans l'adoration des femmes. Tels qu'il les
a connus il s'applique à les peindre ; il nous les rend
avec leur empreinte originelle, n'amoindrit pas
les plus hautes personnalités, rehausse d'intérêt les
plus petites. Dans la revue qu'il en passe, il sait
mettre en scène des types et non des marionnettes.
Né dans la bourgeoisie, le baron Thiébault est
d'opinions et de vertus bourgeoises ; mais, s'il porte
en lui ce robuste bon sens qu'on reproche tant à
la classe moyenne, il n'a pas pour cela le cœur
égoïste et l'àme vulgaire. S'il aime l'ordre et la
patrie, c'est d'enthousiasme qu'il les aime. Lancé
dans le parti de la Révolution, s'il en déteste les
excès, il en admire les audaces, il en suit les nobles
mouvements et les aspirations généreuses. Soldat
enrôlé volontaire, s'il a le respect exact du service
et la conscience rigoureuse du métier, il n'en a pas
moins les élans de bravoure et la hardiesse d'entre-
prise. Général à trente ans, s'il n'atteint pas au
rang suprême des plus glorieux capitaines, il a
AVANT-PROPOS. ii
comme eux ses heures de grand courage et ses bril-
lants faits d'armes.
Toutefois, à côté des vertus, nous gardons sou-
vent quelque défaut de notre milieu d'origine, et ce
qu'en a gardé le baron Thiébault, c'est un certain
manque de sobriété dans le récit. Ne l'en blâmons
pas trop. Sans être un styliste rare, il sait conter
avec grâce, discuter avec ardeur. Il aimait à causer;
les dames, m'a-t-on dit, se plaisaient à l'entendre ;
or, auprès d'un tel auditoire, quel narrateur ne
s'habituerait à l'innocent péché de babillage?
Ayant accepté la mission de présenter au public
ces Mémoires, il m'eût été facile de les réduire à des
proportions plus classiques; mais avait-on le droit
d'en modifier le caractère, d'en rompre la variété,
d'en atténuer la fantaisie? Comme le dit le baron
Thiébault, il écrit pour se distraire, et ce n'est point
un récit savant qu'il a voulu composer. Les érudits
y trouveront cependant bien des notes à recueillir;
les menus faits d'autrefois nous aident à saisir dans
son détail la vie du temps passé ; quant aux grands
faits, fréquemment évoqués, ils ont fourni quelques
belles pages d'histoire.
Ainsi, conserver aux choses écrites leur esprit
original et leur intention formelle, tel était notre
devoir d'éditeur. Ce devoir, nous en partagions la
AVANT-PROPOS.
conviction avec la fille du général, Mlle Claire
Thiébaull, qui, par vénération pour la mémoire
sacrée de son père, a voulu que les opinions et les
tendances fussent respectées dans leur intégrité
première.
Fernand CALMETTES.
Je suis aujourd'hui la dernière survivante des six
enfants de mon père, le lieutenant général baron Thié-
bault. Après moi, son nom sera éteint. Je me fais donc
un devoir de me conformer à ses intentions en livrant à
la publicité ses Mémoires autographes.
J'espère quHls seront utiles à l'histoire de son temps,
et qu'ils contribueront à faire mieux connaître et plus
complètement apprécier mon père par la génération pré-
sente.
Claire Thiébavlt.
Paris, ieptembre 1893.
N. B. — Les notes suivies de l'indication (Éd.) sont ajoutées
par l'éditeur. Les autres sont de l'auteur.
MEMOIRES
DU
GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT
CHAPITRE I
II semble que la destinée, qui me condamnait à une
existence heureuse en apparence et si déplorable en
réalité, ait voulu me rendre les tribulations qui m'atten-
daient d'autant plus cruelles qu'elles formeraient un
contraste plus marqué avec les premières impressions
de ma vie, et que ce soit pour cela qu'elle m'ait fait
nattre entouré de toutes les douceurs, de toutes les
consolations qu'une famille puisse offrir. Jamais il
n'exista d'intérieur plus calme et plus édifiant que celui
de mon père. Ma mémoire ne me rappelle aucune que-
relle, aucune altercation, aucune humeur, aucune bou-
derie. Tout était sage, doux, honorable et égal. Les
journées se succédaient sans nuages comme sans ennui,
et, dans cette union où tout se trouvait assorti, la ten-
dresse de mes parents n'avait de comparaison que
dans l'amour exalté et dans le respect de leurs enfants.
J'ignore, au reste, comment il en eût été autrement. Mon
père, qui en imposait par sa figure à la fois belle et can-
I. I
a MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
dide, par ses connaissances non moins variées qu'appro-
fondies et exactes, mon père, dis-je, avait autant d'expan-
sion dans rame, de ressources et de gaieté dans l'esprit
que de bienveillance et de fermeté dans le caractère.
Ma mère était douée d'une bonté inépuisable, d'une
sensibilité au dernier point touchante et d'un esprit tel,
qu'un M. de Yalmont, l'un des trois hommes les plus
brillants que mon père ait connus (les deux autres étaient
Rivarol et Jouy), disait : « L'esprit de Mme Thiébault
n'a pas de bornes, et on lui trouve toujours autant d'es-
prit qu'on sait lui en chercher. > De cette sorte, l'un
honorait sa famille par son rôle, son mérite et ses tra-
vaux; l'autre, par des qualités aussi rares que précieuses;
tous deux se dévouaient à leurs devoirs avec autant de
simplicité que de constance, et, révérés pour leurs vertus,
recherchés pour le charme de leur société, heureux par
eux et par les autres, ils réalisaient vraiment le bonheur
sur la terre.
C'est au sein de cette famille patriarcale que je suis
né à Berlin, le 14 décembre 1769, et que j'ai passé mon
enfance et ma jeunesse; c'est à ces parents que j'ai
rendu et conservé un culte, fondé sur une admiration
d'autant plus juste et plus grande, que dans le nombre
immense des intérieurs de famille que j'ai été à même de
connaître et de juger dans ma vie, il n'en est aucun que
Je puisse comparer à celui dont ils m'ont offert le
tableau.
L'usage allemand est d'avoir plusieurs parrains et
marraines; j'en eus six. Mes parrains furent mon père,
le comte de Guines, depuis duc, alors envoyé de France
en Prusse, et M. Bitaubé, le traducteur d'Homère; mes
marraines : Mlle de Sozzi, ma tante, Mme Hainchelin
et je ne sais plus qui. Je reçus un nom de chacun
d'eux, et ces noms, placés dans l'ordre que je viens d'éta-
* • •
• • • • • »
NAISSANCE. — BAPTEME. 3
blir, furent Dieudonné, Adrien, Paul, François, Charles
et Henry (i).
Du mariage de mon père naquirent, de plus, quatre
filles. Trois de mes sœurs moururent en bas âge; une
seule existe, et notre mutuelle et tendre amitié a été et
est encore une des plus douces consolations de ma vie.
Un lit, que j'aperçois à peine, et un cornet de bonbons,
qui m'apparatt plus distinctement parce qu'il devint mon
partage, voilà tout ce que ma mémoire a conservé de
relatif à la naissance du seul enfant que mon père ait
eu après moi; mais ce fait, qui me reporte à ma deuxième
année, est vague au point de former un soupçon plutôt
qu'un souvenir.
Le premier souvenir qui soit net et distinct date de
1772 et me rappelle une cloison, que mon père fit abat-
tre. Tout ce qui est destruction enthousiasme les enfants
par le bruit, le mouvement et la rapidité des effets qui
en résultent; ce qui est successif peut occuper, mais ce
qui est brusque frappe ; et cela est vrai au point que la
construction du Vatican les étonnerait moins que le
renversement d'une bicoque. On dirait d'ailleurs que
détruire est la vocation de l'homme, et, quand je consi-
dère tous les bouleversements dont j'ai été le témoin, je
trouve une sorte de présage dans ce premier souvenir
distinct de ma vie. Je puis ajouter que cette démolition
semble encore se faire devant moi. Malgré les cinquante-
cinq ans qui me séparent de ce moment (2), je vois
encore les deux maçons travaillant; je vois leurs outils,
ainsi que les plâtres successivement arrachés, tombant
(1) Celui de tous ces prénoms que garda le jeune Thiébault est
Paul, qu'il devait à Paul-Jérémie Bitaubé, son troisième parrain.
C'est sous ce prénom que nous aurons par la suite l'occasion de
le distinguer de son père, Dieudonné Thiébault. (Éd.)
(2) Cette première partie des Mémoires fut écrite en 1822.
A MÉMOIRES. DU GENERAL BARON THIÉBAULT.
avec fracas et laissant à nu, comme un squelette, la
charpente qui les soutenait. Mais là tout finit. Ignorant
même comment ensuite est tombée cette charpente,
j 'arrive à ma cinquième ou sixième année, sans qu'aucun
autre point lumineux n'éclaire cette nuit sombre, dont
reste enveloppée toute ma première enfance.
Après cette époque si vague ou plutôt en se confon-
dant avec elle, se présente le souvenir de ces ridicules
histoires de revenants, dont le siècle a fait justice, mais
qui, il y a encore cinquante ans, par les bouches de
toutes les servantes, attaquaient le bon sens et le juge-
ment des enfants pour ainsi dire dans leur source, bou-
leversaient leurs idées, exaltaient leur imagination, les'
rendaient accessibles à mille craintes et laissaient des
impressions que bien des années ne faisaient souvent
qu'affaiblir. J'ignore s'il est un pays où ce genre de
superstition a été poussé plus loin qu'en Prusse; du
moins est-il vrai de dire qu'il y avait de ces histoires
entièrement avérées pour le peuple. Je me rappelle, entre
autres choses, que ma mère eut mille peines à me faire
comprendre combien il était absurde et même irréli-
gieux de croire par exemple que la marène, petit pois-
son très délicat, si ce n'est le plus délicat qui existe et
qui se trouve dans un seul lac, assez voisin de Berlin,
n'y existât que par suite d'un pacte, d'après lequel
je ne sais quel ancien propriétaire de ce lac aurait donné
son âme au diable en échange de ces poissons, à la fois
objet de gourmandise et source de fortune.
Voici un fait d'un autre genre et qui me reporte à ma
cinquième ou sixième année : Ma mère était dans son
petit salon; je jouais à ses pieds, et nous étions dans un
de ces moments de calme et de silence qui précèdent à
merveille une explosion, lorsqu'une commotion violente
fit trembler, puis ouvrir à la fois toutes nos fenêtres et
PREMIERS SOUVENIRS. 5
toutes nos portes, c Ah I mon Dieu, s'écria ma mère,
qu'est-ce que cela? — Oh! rien, lui répondis-je, c'est le
vent. > Elle sourit, mais n'étant ni persuadée, ni
rassurée, se figurant même que c'était un tremblement
de terre, elle se leva et trouva dans la même anxiété
quelques dames logées dans la même maison que nous.
Bientôt, cependant, ses craintes se dissipèrent. Les pre-
mières nouvelles n'eurent d'autre rapport qu'à des
vitres cassées» vitres au nombre desquelles se trouvèrent
toutes celles du château, exposées à l'ouest, c'est-à-dire
donnant sur le jardin du Roi, et, la commotion venant
de la direction des magasins à poudre, on ne conserva
plus de doute sur la cause de cet événement; mon père,
qui rentra peu après, nous apprit en effet que le moulin,
qui ne contenait heureusement que soixante-quatre mil-
liers de poudre plus ou moins sèche, avait sauté. Au
reste, on calcula que, si cet accident était arrivé à l'un
des grands magasins voisins de ce moulin, Berlin aurait
pu être en partie renversé, plusieurs de ces magasins
renfermant cinq cents milliers de poudre sèche.
J'approchais de ma dixième année, lorsque Mme du
Troussel (i) me fit une plaisanterie que je n'ai jamais
oubliée. < Mon cher ami >, me dit-elle un jour, « vou-
lez-vous être mon amant? > C'était me parler grec. Mais,
ma mère m'ayant fait comprendre qu'être son amant,
c'était se dévouer à elle, et qu'une belle dame faisant
une telle proposition ne pouvait jamais être refusée, je
•
(1) C'était à la cour du grand Frédéric une des femmes les plus
réputées pour sa beauté, son esprit, sa grâce aimable. Fille d'un
général de Schwerio, elle avait épousé en premières noces un cba-
noine protestant de Brandebourg, M. de Kleist, et, séparée de lui
par lu divorce, elle briUait à la cour sous les surnoms de « la belle
Schwerin » ou de « la belle de Kleist », lorsqu'un colonel d'artillerie
d'origine française, M. du Troussel, s'éprit d'elle et l'épousa. On
trouvera plus loin des détails sur les suites de ce mariage, (ëd.)
6 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BÂROM THIÉBAULT.
répondis : < Oui, madame. — Fort bien >, reprit-elle,
« mais, en devenant mon amant, il faut que votre vie me
réponde de votre fidélité. > Ceci me parut sérieux, et,
quoiqu'elle me déclarât que cela serait réciproque, quoique
ce mot de fidélité n'eût rien de clair pour moi, si ce n'est
l'avant-goût de tout fruit défendu, je ne me souciais nul-
lement du marché. On avait beau me dire que de long-
temps je n'aurais grand mérite à rester irréprochable,
je n'entendais pas jouer ma tête pour une chose que
je jugeais d'autant plus tentante, qu'on mettait plus
d'importance à la défendre. Ce ne fut donc qu'après
bien des explications que l'appât de bonbons, d'un bel
habit turc et surtout d'un grand sabre me vainquit. Je
ne tardai pas à recevoir tout ce qu'on m'avait promis, et
ce fut avec mon vêtement tout à fait oriental, mes pan-
toufles jaunes, mon sabre au côté, que, coiffé d'un turban
garni de gros rangs de perles en guirlande, j'allai prêter
à genoux le serment solennel qu'on exigeait de moi. Ce
badinage amusa quelque temps; mais, comme on peut le
croire, il fut usé bien avant mon habit, qui cependant
ne dura guère.
Le grand-duc de Russie, depuis Paul 1*% arriva à Berlin
sous le nom du comte du Nord; on fit ce qu'on put pour
le bien recevoir. Des' arcs de je ne sais quel triomphe,
construits tout en verdure et ornés de guirlandes et de
devises, furent élevés dans les rues qu'il devait suivre;
on jeta des fleurs sur son passage, on lui rendit des hon-
neurs militaires. J'ignore si tout cela était fort beau,
mais je sais que je trouvai ce spectacle aussi superbe que
la figure de Kalmouk qu'avait ce prince me parut laide.
Conduits par notre bonne, nous étions allés, mes deux
sœurs et moi, voir cette entrée, rue Royale, dans la
maison d'un nommé Pouter, notre mattre d'écriture.
Beaucoup d'autres enfants s'y trouvaient, et dans le
VOYAGE EN FRANCE. 7
nombre une petite fille qui venait d'avoir la petite vérole
et qui sortait pour la première fois. Nous fûmes tous trois
atteints parle mal, et cela, une semaine avant le jour pris
pour notre inoculation. Pour surcroît de malheur, cette
petite vérole était de la plus mauvaise qualité. Ma sœur
aînée en fut très maltraitée; je fus dans le plus grand
danger, et ma jeune sœur Julie, enfant charmante, en
mourut.
Du moment où. se déclara cette cruelle maladie, l'un
des fléaux défendus avec tant de zèle par le clergé de
France (4), mon père, qui ne l'avait pas eue, quitta son
appartement et alla demeurer chez Mme du Troussel;
mais, du moment où je fus en danger, il passa les jour-
nées et une partie des nuits à se promener devant la
maison, pour avoir plus tôt des nouvelles qui pussent
le rassurer. Le jour où je fus le plus mal, on me couvrit
de vésicatoires, et notre médecin, M. Fritz, qui avait
arrêté qu'on les lèverait à minuit, avait ajourné à ce
moment toute décision sur mon sort ; enfin, ils produi-
sirent l'effet désiré; au moment où on les leva, je repris
connaissance; M. Fritz répondit de moi, et je me rap-
pelle encore la joie de ma mère, courant à la fenêtre et
criant à mon père que j'étais sauvé.
Les souvenirs ici se groupent, et la fin de cette mala-
die se mêle aux préparatifs du voyage que nous fîmes à
cette époque en France. Il y avait en effet onze ans et
demi que mon père était en Prusse. Ma mère désirait
revoir M. de Sozzi, l'oncle par lequel elle avait été
(i) La vie est ud don de Dieu; nul être humain n'a le droit d'y
porter la moindre atteinte. Or, inoculer le virus du vaccin, c'est
infliger un mal pour en prévenir un autre et, malgré la générosité
de l'intention, c'est agir contre Dieu, qui seul doit rester le maître
de dispenser à son gré la maladie ou la santé. Telle est la théorie,
d'après laquelle un grand nombre de prélats et de pieux esprits
opposèrent à la découverte de Jenner une fanatique résistance. (Ed.)
8 xMÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
élevée et qui, de son côté 8' affaiblissant , voulait avant
de mourir embrasser encore une fois une nièce qui lui
était si chère; il voulait également revoir mon père et
souhaitait nous connaître, ma sœur et moi, ne fût-ce sans
doute, et indépendamment de la tendresse qu'il pouvait
nous porter, que pour imprimer un souvenir ineffaçable
dans les cœurs d'enfants qui commençaient leur carrière.
Tels furent les motifs du voyage, au cours duquel nous
nous rendîmes directement de Berlin à Lyon, où cet
oncle avait fixé sa résidence et où il mourut quinze
mois après que nous l'eûmes quitté.
A l'exception d'un petit cabinet, dans lequel je m'étais
si bien enfermé qu'il me fut impossible d'en rouvrir la
porte, et des cris atroces que m'arracha la crainte que
mon père et ma mère ne continuassent sans moi leur
route, ce trajet de Berlin à Lyon ne me rappelle que
deux faits :
Le premier se rapporte à notre arrivée à Mayence. La
nuit était complète; nous avions quatre jeunes chevaux
à notre voiture; le mouvement du pont de bateaux, sur
lequel on traversa le Rhin, les effraya; cherchant à
rebrousser chemin, ils se jetèrent de côté; bientôt le
postillon n'en fut plus maître, et les chevaux de devant
ayant fait sauter une des traverses du faible garde-fou,
qui seul aurait pu les arrêter, allaient se précipiter
dans le Rhin et y entraîner la voiture, lorsqu'un hasard,
qui tient du miracle, fit qu'en cette nuit obscure, au
milieu de ce pont si remarquable par sa longueur et
précisément à l'endroit où nous étions, se trouvât un
homme qui eut assez de bonté d'âme, de présence d'es-
prit, de courage et de force, pour sauter à la bride de
nos chevaux, pour les rejeter en arrière et les contenir,
pendant que mon père, qui était descendu au commen-
cement du pontet jugeant le danger que nous courions,
INCIDENTS DE VOYAGE. 9
nous arrachait de la voiture plus qu'il ne nous en tirait.
Ce moment fut d'autant plus cruel pour lui, que, indé-
pendamment de tous ses effets qu'il risqua de perdre, il
s'était chargé de cinq cents louis en or, qu'un banquier
de Francfort l'avait prié de remettre à un banquier de
Mayence.
Du côté de Strasbourg, je ne sais quelle pièce de fer
se cassa au train de derrière de notre voiture. Un char-
ron la remplaça ou la ressouda. A peine eut-il fini que
mon père, qui était très fort, empoigna cette pièce pour
s'assurer en la secouant si elle tenait bien; mais le
malheur voulut que le fer, posé presque rouge, fût
encore brûlant, au point que toute la peati de la main
de mon père y resta. La douleur fut horrible : « Mon-
sieur >, dit alors le charron, « ces accidents nous
arrivent parfois, et, si vous avez le courage de faire
usage de notre remède, vous serez guéri dans une demi-
heure. » Mon père consentit, il fut guéri; mais ce
remède, qui consistait à mettre la main devant un bra-
sier ardent et à l'arroser continuellement avec de l'huile
de térébenthine, le fit souffrir au point qu'à grosses
gouttes l'eau lui coulait du front.
Rien ne fut plus affectueux que la manière dont nous
fûmes reçus par M. de Sozzi, et, si je fus touché des
marques de tendresse qu'il nous prodigua, je ne fus pas
moins frappé de sa belle et vénérable figure. Ce qui le
concerne forme, au reste, une partie assez intéressante
de mes souvenirs de famille, pour que j'en fasse le sujet
d'une digression.
Le père de M. de Sozzi, d'une famille ancienne de
Toscane, quitta l'Italie par suite de dissensions civiles
et, réalisant ce qu'il put de sa fortune, vint en France
avec ses deux fils et sa fille. L'un de ses fils prit l'état
ecclésiastique et devint évoque de Cluny; sa fille épousa
10 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
un M. Dozzi, jurisconsulte, et mourut en couches de ma
mère, dont le père survécut peu de mois à sa femme ;
enfin M. de Sozzi se destina à la magistrature et aux
lettreà et conquit rapidement, à Paris, le renom d'un
jurisconsulte éminent. Avocat consultant, il plaida un
très petit nombre de causes; il n'en plaida que par
amitié pour les intéressés; mais, gagnant toutes celles
dont il s'occupa, il n'en fut pas une qui ne contribuât à
rehausser sa réputation. Une des plus remarquables fut
celle qui coûta la fortune à la famille des comtes du Hautoy
et qu'il gagna après huit ou dix années d'efforts et de
travaux, au moyen de seize ou dix-sept arrêtés ou sen-
tences obtenus ou arrachés à Nancy, à Paris et à Ver-
sailles, en luttant notamment dans cette première ville
contre l'influence de toute la noblesse de Lorraine,
contre la partialité de tous les tribunaux de cette pro-
vince et contre la faveur du roi Stanislas.
Il existe même à cet égard une anecdote, qui peint M. de
Sozzi. En arrivant à Nancy^ il alla voir un M. Mathieu,
avocat de sa partie adverse, et lui dit que, ne s'étant
jamais chargé d'une cause sans les pouvoirs nécessaires
pour la terminer à l'amiable, il venait lui offrir de
joindre ses efforts aux siens pour prévenir un procès,
dont les frais seraient le moindre inconvénient. < Com-
ment >, lui répondit M. Mathieu, qui était un homme fort
distingué, « perdre l'occasion de me mesurer avec un
homme de votre mérite, avec un jurisconsulte célèbre,
avec un avocat de Paris, quand, depuis vingt ans, c'est
l'objet de toute mon ambition! 0ht monsieur, je n'en
ai pas le courage. > Indigné, M. de Sozzi se lève et dit :
c J'accepte le défi que vous me donnez et je vous
apprendrai, monsieur, de quelle manière vous aurez
fait de moi un fesse-mathieu. > Et en effet il gagna ce
procès de la manière la plus brillante et la plus complète.
HJSTOIRE DE M. DE SOZZI. 11
Mais, s'il se faisait également remarquer dans la car-
rière du barreau par son éloquence, sa profonde in-
struction, son équité» sa délicatesse et une dignité qu'en
toute chose il portait au plus haut degré, il n'en avait
pas moins un très grand nombre d'autres connaissances.
II était historien, savant helléniste, et se distinguait,
autant par son esprit que par son amabilité. Il eut pour
amis une foule de personnages marquants et pour
intimes un chevalier Deville et M. de Polignac, secré-
taire des commandements du roi Stanislas.
Il fut l'ami du chevalier d'Orléans, grand maître du
grand prieuré de France, et dut au désir qu'avait ce
prince de vivre en quelque sorte avec lui, la place de
bailli de cette espèce de cité. On sait que le Temple était
alors un asile, où les débiteurs étaient à l'abri de toutes
espèces de poursuites; le bailli seul disposait de ce
privilège, qu'il devait accorder au malheur, non à la
mauvaise foi; mais le prix que les intéressés mettaient
pour obtenir l'asile faisait généralement de la place de
bailli une source de fortune. Ce n'est pas ainsi que
M. de Sozzi pouvait la gérer; il l'accepta comme une
véritable magistrature, et ce qui avait enrichi ceux de ses
prédécesseurs capables de mettre un refuge au plus
offrant et dernier enchérisseur, ne fut pour lui qu'une
occasion de sacrifices et de générosités. Il n'avait aucun
besoin des produits, consistant principalement en rétri-
butions, qu'il n'était pas fait pour recevoir. Cependant
il arriva que, pour secourir le chevalier Deville, il répon-
dit pour lui et que, ayant été trompé sur le véritable état
des affaires de cet homme, sa complaisance lui coûta
300,000 livres, c'est-à-dire plus de la moitié de sa fortune.
Dès lors il résolut de quitter Paris et vint achever sa
carrière à Lyon (4). C'est ainsi que, par le désir de
(1) Il acheta pour sa femme, avec laquelle il ne vivait plus, et
12 MÉMOIRES DU GENERAL BARON THIEBAULT.
le revoir, nous nous étions rendus dans cette ville.
Quoique magistrat, il avait été Tun des beaux dan-
seurs de son temps; il excellait dans tous les exercices
du corps, et ce qui surpassait tous ses mérites, c'était la
grâce et la noblesse de ses manières.
Un véritable miracle le sauva aux fêtes données pour
le mariage de Louis XVI. Ëntratné par les sollicitations
de deux jeunes dames, il avait consenti à les conduire
place Louis XV, où devait se tirer le feu d'artifice.
Arrivé dans la rue Royale, il jugea, au bruit qu'il enten-
dait en avant de lui, que des désordres se produisaient
et voulut rétrograder; mais la foule ne le permettait
plus. La porte de Thôtel devant lequel il se trouvait
pour celle de ses ûlles qui lui restait , une terre près de Lyon,
nommée le Musard. Caressant toujours Tespoir de rapprocher de
lui mon père et ma mère, et voulant qu'ils eussent une habitaUon
près de Mme de Sozzi et de sa fille, dont la terre devait leur revenir,
il les décida & placer la dot de ma mère dans Tacquisition d'une
campagne nommée la Grivollière. Cette propriété, voisine de
Lyon, fut donc achetée en janvier 1777 et de suite habitée par nous.
Nous y passâmes en effet quinze jours, pendant lesquels je me
rappelle y avoir recueilli des fraises sous la neige. Les projets
de M. de Sozzi s'évanouirent & sa mort. Abandonnée à des domes-
tiques» la Grivollière, au lieu d'être un objet de produit, devint un
objet de dépense, et mon père ne tarda pas à la revendre avec perte.
Quant au Musard, propriété de cent mille francs alors, il finit par
devenir la proie d'un intrigant nommé Derieux. Ce drôle ayant
en effet abusé de l'état d'enfance dans lequel Mlle de Sozzi était
tombée, lui fit signer, en 1793 et 1794, comme reçues en argent,
les sommes qu'il lui fournit en assignats, et se trouva à sa mort
maître de tout. Nous n'eûmes, de la succession du père et de la
fille, que la bibliothèque de M. de Sozzi et un petit tableau, repré-
sentant Mlle de Charolais en habit de Cordelier, celui sur lequel
Voltaire a fait ces quatre vers :
Frère Ange de Chorolois,
Dit-nous par quelle aventure
Le cordon de aaint François
Sert à Vénus de ceinture.
Je ne sais comment ce joli petit tableau était échu à M. de Sozzi,
et comment, où et quand il a disparu de chez mon père. ,
M. DE SOZZI ET LA DUCHESSE D'ORLÉANS. 13
8*ouyrit sur ces entrefaites, et il y entra; trente à
quarante personnes s'y réfugièrent comme lui. Le
maître de cet hôtel, informé du fait, ordonna aussitôt
de faire sortir tout ce monde et bientôt vint lui-même,
à la tète de ses domestiques, pour veiller à l'exécution
de ses ordres; toutes les personnes entrées furent impi-
toyablement expulsées; mais, arrivé à M. deSozzi et au
moment où il allait lui faire la signification fatale, il fut
si frappé de sa noble et vénérable figure, qu'il lui dit :
c Monsieur, cet ordre ne peut vous concerner. > Tout ce
qui sortit de cet hôtel fut écrasé; quant à M. de Sozzi, il
attendit, dans l'appartement du maître dont j'ai com-
plètement oubhé le nom, le retour du jour, c'est-à-dire
la fin de cet effroyable et sanglante bagarre.
L'aventure la plus remarquable de sa vie concerne
Mme la duchesse d'Orléans presque autant que M. de
Sozzi lui-même. Il avait fait la connaissance de cette
princesse chez le chevalier d'Orléans; peu après il lui
avait fait sa cour chez elle-même, et, comme elle ne
tarda pas à devenir sensible à ses mérites, il fut bientôt
son amant. Je ne sais combien de temps durèrent ces
amours; j'ignore également qui eut les premiers torts,
de quelle nature ils furent et quels torts nouveaux et
plus graves ils amenèrent; mais une scène des plus vio-
lentes rendit la rupture ouverte. Soit par jalousie, soit
par vengeance, soit enfin parce que M. de Sozzi savait
des choses qu'il importait à cette princesse d'ensevelir
dans un secret éternel, il paraît qu'elle résolut sa mort.
Voici au reste les faits, tels que devant moi ils ont été
contés par M. de Sozzi et si souvent répétés par mon
père et par ma mère : Un soir que, vers minuit, il ren-
trait seul chez lui et que, à cause du beau temps, il ren*
trait à pied, il reçut, au croisé de la rue de Bercy et de la
rue Vieille-du-Temple près le marché Saint -Jean, un
U MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
coup de pistolet presque à bout portant. La balle Tef-
fleura et ne le blessa pas. Mais, la surprise l'ayant fait
tomber à genoux, il eut l'beureuse idée de se laisser aller
entièrement et de faire le mort. Aussitôt deux hommes
avancèrent sur lui et l'examinèrent. L'un d'eux souleva
un de ses bras et le laissa retomber en disant : c Je
crois qu'il est mort. — Oui, reprit l'autre, il est bien
mort. * Et de suite ils s'éloignèrent à grands pas. Au
bout d'un moment M. de Sozzi se releva et rentra chez
lui, convaincu que ces assassins ne pouvaient être que
des émissaires.
En effet les mots c il est bien mort » prouvaient que
c^était à lui et à lui seul qu'on en voulait; et ce qui
achevait de l'attester, c'est d'une part qu'on lui avait
laissé un fort beau diamant à la main qui avait été sou-
levée, sa tabatière d'or, sa bourse et ses deux montres
ainsi que leurs chaînes d'or; et de l'autre qu'ayant un
habit et une redingote de velours noir et ayant été tâté
et examiné, il aurait été fouillé et dévalisé, s'il avait eu
affaire à des voleurs.
Or une seule personne pouvait lui en vouloir à ce
point et recourir à de tels moyens; cette personne
était la duchesse d'Orléans. Elle lui avait d'ailleurs pro-
mis de se venger, d'où il résultait que ce guet-apens
n'avait été arrangé que par ses ordres. Comme cette
première tentative pouvait être suivie d'une seconde, il
résolut de partir aussitôt; ii envoya donc chercher deux
bidets de poste et un postillon, écrivit quelques billets
d'affaires et, vers trois heures, partit à franc étrier. Mais
auparavant il avait voulu acquérir une dernière certi-
tude par l'effet que sa présence inopinée produirait sur la
princesse. Il passa donc devant le Palais-Royal, s'arrêta,
mit pied à terre, et, par des escaliers et des passages
qui lui sont connus, il a la hardiesse de se rendre dans
\
FUITE DE M. DE SOZZI.
15
la chambre à coucher de la duchesse. Éveillée par le
bruit, elle le reconnaît, croit voir un revenant et jette
des cris affreux, c Ce que j'ai voulu vérifier >, lui dit
alors M. de Sozzi, < est avéré pour moi. » Remise de son
effroi, elle menaça de le faire arrêter, f Vous n'en avez
pas le temps >,lui dit-il, et, pendant qu'elle sonne et
appelle» il se hÀte de regagner ses chevaux et de
partir pour la Suisse.
A la seconde poste de Paris il ne trouva qu'un pos-
tillon ; cet homme était couché, et, malgré tout ce que
M. de Sozzi peut lui dire, il refuse de se lever. Pressé de
gagner du terrain, M. de Sozzi met lui-même sa selle
sur le premier cheval venu, le bride, monte dessus et veut
sortir de la maison de poste. Mais le postillon avait
sauté à bas de son lit et, armé d'une fourche d'écurie»
barrait le passage. Vif et violent au dernier point,
M. de Sozzi saisit un de ses pistolets d'arçon, tire sur le
postillon, le jette à la renverse, passe par- dessus et
continue sa route avec plus de rapidité que jamais. Ses
largesses lui font donner des chevaux à la poste sui-
vante, et il sort de France, n'ayant pris dans sa route
que des potages, quelques verres de vin et des bis-
cuits. Cette absence fut de dix-huit mois; au bout de
ce temps, il eut la certitude qu'il pouvait rentrer en
toute sûreté et il revint à Paris, voyageant alors en
chaise de poste.
L'histoire de son postillon lui était restée présente;
il avait cependant l'espoir d'avoir fait à cet homme plus
de peur que de mal, attendu qu'en examinant ses
fontes, à sou arrivée à Genève, il y avait trouvé une
balle, qui pouvait y être tombée par l'effet du mouve-
ment du cheval et devait l'être du pistolet qu'il avait
tiré. Revenu au relais fatal, il aurait bien voulu deman-
der des nouvelles de son homme; mais en demander,
16 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
c'était se découvrir. Il attendit donc qu'il fût en route
pour faire jaser son postillon; de cette sorte, il lui
demanda s'il y avait longtemps qu'il était dans cette
poste : < Vingt-cinq ans, monsieur. — Diable », reprit
M. de Sozzi, c c'est bien long pour un métier aussi dur. »
Et le postillon s'en tint à des cboses générales. « Si seu-
lement vous ne courriez que le jour; mais ne jamais être
assuré de dormir, quand on est le plus fatigué, c'est ter-
rible. » N'obtenant rien de ce qu'il désirait, M. de Sozzi
ajouta : c Encore je suis sûr que vous avez quelquefois
affaire à des voyageurs durs, brusques, violents, etc.
— Âh! ma foi, oui, » lui dit alors le postillon, < et pour
ma part, il y a dix-huit mois à peu près, je l'ai échappé
belle; j'avais tort; mais parbleu j'eus affaire à un cour-
rier qui n'était pas tendre. » Et là-dessus il conta toute
son histoire. M. de Sozzi respira; au départ de la poste
suivante» il donna à son homme un louis pour boire, en
lui disant : c Tenez, voilà pour vous consoler des mau-
vaises aubaines. >
Je reviens à moi. Si j'avais été frappé de la vénérable
figure de M. de Sozzi, je ne le fus pas moins de sa con-
versation. Il était impossible de parler avec plus de
grâce et de noblesse, de conter avec plus d'esprit, d'onc-
tion, de charme. Quoique très enfant, je l'écoutais sou-
vent avec étonnement, toujours avec intérêt, parfois
avec ravissement. Du nombre des anecdotes qu'il nous
conta, il en est une qui m'est toujours restée présente.
Les noms des acteurs se sont effacés de ma mémoire;
mais la famille du malheureux héros de cette aventure
était connue de M. de Sozzi, et le fait est certain, autant
que sans doute il est ignoré aujourd'hui de tout autre
que de moi.
Un jeune homme, se destinant au barreau et réunis-
sant au physique le plus heureux, à toutes les grâces de
LA DUCHESSE D'ORLÉANS. 17
son âge, l'esprit le plus brillant, eut la tentation d'aller
à un des bals masqués de la Cour. Il parvint à se procu-
rer un billet et bientôt se trouva je ne sais comment le
cavalier d'une de nos plus aimables princesses. La con-
tredanse parut charmante au danseur, comme à la dan-
seuse, et le couple se réunit pour une seconde, pour une
troisième, après laquelle la princesse, ayant vainement
cherché à deviner avec qui elle avait dansé et ayant été
successivement obligée de renoncer à toutes ses supposi-
tions, demanda brusquement : « Monsieur, qui étes-
vous? » Le jeune homme voulut éluder la question;
mais la princesse insista au point de dire : < Nommez-
vous, monsieur, ou je fais démasquer le bal. > Il fallut
qu'il avouât qu'il n'appartenait pas à la Cour, qu'il dft
son nom et demandât grâce; mais il le fit avec tant
d'esprit, avec tant de charmes; il avait si bien disposée
rindulgence; la menace résultait d'un motif si différent
de la colère, qu'il obtint et secret et pardon, sous la pro-
messe toutefois de revenir au bal suivant, pour lequel
on daigna même se charger de lui faire parvenir un billet.
Cette seconde entrevue eut lieu et fut plus caractéristique
que la première. On dansa peu, mais on causa beau-
coup. A la faveur des déguisements de longs apartés
furent possibles; on dit môme que des absences le de-
vinrent; enfin, lorsque l'heure de se séparer approcha»
des sentiments que la princesse ne déguisait plus enhar-
dirent son jeune adorateur, qui osa lui remettre les
couplets suivants. J'ai oublié le deuxième, dans lequel
se trouvait une allusion au sort d'Ixion et à celui d'£n-
dymioD, mais voici le premier et le troisième :
t.
Quoi 1 j'aurais pu vous amuser,
Trop aimable princesse ?
18 MÉMOIRES DU CÉKÉRAL BARON THIÉBAULT.
Que ne puis-je me déguiser
Et vous parler sans cesse?
Tout mon esprit est dans vos yeux ;
Le désir de vous plaire
A mis deux fois au rang des dieux
Un mortel ordinaire.
III
Cette courte nuit va finir
Ma brillante aventure ;
De mes plaisirs le souvenir
Deviendra ma torture ;
Je vous verrai, fille des dieux ,
Au séjour du tonnerre ;
Vous allez remonter aux cieux,
Je reste sur la terre.
La princesse lui donna, dès le lendemain, rendez-vous
et joignit à sa lettre ces deux couplets :
Tu n*as que trop su m'amuser,
J'avouerai ma faiblesse ;
Je ne puis plus me déguiser,
Reconnais ta princesse.
Non, non, tu n'es point à mes yeux
Un mortel ordinaire :
Ton langage est celui des dieux
£t digne de me plaire.
Ne redoute pas d'Ixion
La funeste torture ;
Ose espérer d'Endymion
La brillante aventure.
Viens avec moi, voisin des dieux,
Au séjour du tonnerre :
Si tu ne peux monter aux cieux.
Je reste sur la terre.
Ce qui suivit de si tendres inspirations est facile à
pressentir; mais de tels secrets ne le sont pas longtemps
LE CHIEN DE M. DE SOZZI. 19
pour le pouvoir, que mille considérations rendent im-
placable. Ces douces amours se terminèrent par la mort
du jeune homme, qui, traversant vers minuit le pont
Neuf, fut assailli par quelques assassins, percé de coups
de poignard et jeté par-dessus le parapet.
C'est encore au séjour de M. de Sozzi à Paris que se
rapporte une anecdote qui faillit coûter la vie à mon
père. M. de Sozzi avait un chien, qu'il affectionnait beau-
coup. Ce chien, très beau danois, nommé Médor, fut
mordu au Luxembourg par un très petit chien, mais
assez fortement pour crier et pour saigner. M. de Sozzi,
apostrophant le maître du petit chien, lui cria que, quand
on avait des chiens qui mordaient, on les laissait chez
soi. c Eh! monsieur » , lui repartit cet homme, c que votre
chien se défende, il est dix fois plus fort que le mien. »
Cependant Médor devint malade et un dimanche s'é-
chappa, mordit plusieurs chiens dans la rue de Tour-
non , où logeait M. de Sozzi, et disparut. Il ne rentra
pas de la journée; mais, le lendemain au soir, pendant
qu'on calculait que, s'il était enragé, il ne pouvait tarder
à revenir, ce chien, que les domestiques avaient ordre
de ne pas laisser entrer, se glissa sans être aperçu et
vint se réfugier entre les jambes de son maître; il rap-
portait un œil poché et la gueule pleine de terre. Quelques
étrangers se trouvaient là et se sauvèrent à l'instant
même. Ma mère et une de ses cousines se sauvèrent éga-
lement, de sorte qu'il ne resta dans le salon que mon
père et M. de Sozzi, qu'il eut mille peines à entraîner.
Ce dernier s'opiniÀtrait à soutenir que son chien
n'était pas enragé et s'opposait à ce qu'on le fît tuer. Il
ne put résister cependant aux instances de son proprié-
taire, qui logeait dans la maison. Celui-ci, parlant en
son nom comme au nom de tous les autres locataires, lit
décider que le chien recevrait un coup de fusil; mais on
20 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
ne put avoir un chasseur du prince de Soubise que vers
onze heures du soir, et il était plus de minuit lorsque
mon père partit pour retourner chez lui, rue Saint-Ger-
main TAuxerrois. On sait quelle était à cette époque la
situation de Paris, sous le rapport de la police, et le rôle
affreux que jouaient les gardes françaises. C'étaient elles,
en effet, qui à prix d'argent exécutaient un grand nom-
bre des assassinats commis dans cette capitale; quoi qu^il
en soit, en arrivant à la hauteur d'une petite rue voisine
de la foire Saint-Germain, mon pèrefut tout à coup enve-
loppé par neuf gardes françaises, le sabre à la main. Il
était perdu, quand il se rappela fort à propos le cas d'un
médecin lorrain, qui très adroitement s'était sauvé d'un
guet-apens analogue (1), et, frappé de l'idée que ces sol-
dats attendaient quelqu'un d'autre que lui, il leur dit :
(1) Un M. Moureau, hommo de mérite, mais par-dessus tout
homme bon et charitable, était, dans uo canton des Vosges, le
médecin des gens aisés par suite do son habileté et des pauvres
par suite de sa bienfaisance. Une nuit que, allant voir un de ses
malades, et que, monté sur son petit cheval, il traversait une des
grandes forêts de ces parages, il vit au clair de la lune et à peu de
distance en avant de lui, un homme qui le tenait en joue. Aussitôt
il cria: Qui vive? — Personne ne répondit; il répéta ce cri, et
toujours inutilement ; enfin l'immobilité de ce qu'il voyait et ce
silence lui donnèrent des soupçons; il approcha, et ce qu'il
avait pris pour un homme et pour un fusil n*était qu'un tronc
et une branche d'arbre, disposés de manière à produire cette illu-
sion. Mais SCS Qui vive? avaient retenti dans la forêt et provoqué un
danger véritable. En effet, au bout de quelques pas, il fut assailli
par un homme, qui s'élança du taillis et saisit son cheval par la
bride, en demandant la bourse ou la vie I Surpris, sans défense
contre un homme armé d'une hache levée, il jugea qu'il n'avait
rien de mieux à faire que de se faire connaître, et, en conséquence,
du son de voix le plus calme et le plus naturel, il se borna A dire :
« Bonsoir, monsieur. » A l'instant l'homme lAcha la bride du che-
val, et rentra dans le bois en s'écriant : « Ah t c'est M. Moureau, »
Il y avait deux mois que M. Moureau lui avait sauvé la vie, en le
traitant d'une maladie très grave et en le secourant même de sa
bourse.
LES GARDES FRANÇAISES. 21
< Bonsoir, messieurs », de la voix la plus naturelle; aus-
sitôt ces neuf soldats s'ouvrirent et le laissèrent passer.
Dans une autre occasion sa présence d'esprit lui fut
encore utile : Revenant de souper en ville avec un de ses
amis, ils trébuchèrent sur le corps d'un homme qui ve-
nait d'être assassiné. Cet ami voulait se récrier et s'arrê-
ter. Mon père ne lui permit de faire ni l'un ni l'autre, et
il fît bien de continuer à marcher et à causer, comme s'il
n'avait rien aperçu; car, à très peu de distance de là, ils
passèrent devant une escouade du guet embusquée,
qu'ils firent semblant de ne pas voir. Il aurait pu leur en
coûter cher d'avoir dérangé une exécution nocturne.
De Lyon je n'ai gardé que peu de souvenirs.
La maison que M. de Sozzi occupait dans cette ville
était en face de la prison Saint-Joseph, et je dus à cette
circonstance le spectacle déchirant d'une jeune fille de
dix-huit ans, belle comme le jour, condamnée à être
brûlée vive pour empoisonnement et que je vis partir
sur la fatale charrette. Malgré l'énormité du crime dont
il paraît qu'elle fut convaincue, toute la ville s'apitoya
sur son sort. Quant à moi, elle me fit une impression
telle, que son visage m'est resté présent au point que
je le vois encore.
A Pierre-Scize, ancien château fort, alors prison d'État,
situé sur le bord de la Saône, se trouvait détenu,
depuis bien des années et pour la vie, un marquis de
Regnac. Il avait été accusé d'avoir tué un homme
avec lequel il se battait, et cela au moment où ce dernier,
glissant sur la neige, était tombé à la renverse, ce qui
constituait un assassinat. M. de Sozzi était convaincu
que le fait était faux et calomnieux; mais ce pauvre
marquis avait un collatéral très puissant et son unique
héritier ; en maintenant la sentence qui le frappait de
mort civile, on l'empêchait de se marier; sa fortune, qui
22 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉDAULT.
était fort belle, revenait donc après lui à son indigne pa-
rent, et tel fut le motif d'après lequel il ne put jamais
obtenir la revision de son procès. N'ayant d'autre récréa-
tion que la société, il en voyait beaucoup. M. de Sozzi
le visitait fréquemment, et nous ne tard&mes pas à être
invités à dîner cbez lui. Appartement richement meublé,
magniGque vue, table somptueuse, conversation natu-
relle et piquante, rien n'aurait manqué dans cette
demeure, si l'on avait pu oublier la prison d'État et écar-
ter le souvenir de la réclusion perpétuelle de celui qui
recevait si bien ses convives; cette pensée me frappait
vivement, elle se mêlait à toutes mes impressions et me
semblait devoir empoisonner toutes les consolations aux-
quelles le marquis était réduit.
Un malheur faillit marquer notre venue dans la pri-
son de Pierre-Scize. Mon père était en habit habillé et
avait l'épée au côté. Il ignorait qu'on ne pouvait entrer
armé dans une prison d'État, et le factionnaire, qui
aurait dû faire déposer l'épée, ne l'avait pas aperçue.
Nous arrivons au milieu de la cour, où trente ou quarante
prisonniers se promenaient; l'un d'eux voit le glaive et,
poussé par je ne sais quel désespoir, court pour s'en
emparer. M. de Sozzi l'aperçoit, et, avec une présence
d'esprit et une agilité que son grand Âge ne lui avait
pas fait perdre, il se jette entre mon père et le prison-
nier. Une sorte de rumeur en résulte; le poste, que nous
venions de dépasser, prend les armes ; on conduit au
cachot celui qui avait causé ce mouvement, on punit le
factionnaire, on porte l'épée de mon père au corps de
garde, et nous entrons chez le marquis.
Peu après, mon père fut invité à dîner à la Grande
Chartreuse de Lyon. M. de Sozzi eut la pensée de m'y
conduire, et je fus de la partie. Je m'attendais à un repas
frugal ; qu'on juge de mon étonnement en trouvant dans
AVENTURES A LYON. 28
Je réfectoire une table de quarante-cinq couverts, servie
tout en maigre, sans doute, mais avec un luxe, une
recherche dont je n'avais aucune idée. La chair était
exquise, les meilleurs vins de France servis avec profu-
sion, et les friandises aussi abondantes que parfaites.
Deux Chartreux s'étaient emparés de moi et excitèrent
ma gourmandise avec plus de zèle que de sagesse ou de
mesure. J'ignore pourtant si cette circonstance eût suffi
pour produire l'indisposition qui suivit ce repas ; mais
une plaisanterie de M. de Sozzi la rendit complète. Entré
dans une des cellules de ces Pères, cellules que nous visi-
tâmes après le dtner, il me dit, et du plus grand sérieux
du monde, que ce n'était ni pour un simple repas, ni
pour une visite, que j'avais été amené dans un couvent,
mais que j'étais destiné à être Chartreux, que la cellule
dans laquelle nous nous trouvions était la mienne, et que,
à dater de ce moment, j'étais reclus. Je voulais nier le
fait, on insista ; mon père se mit de la partie ; un véri-
table désespoir s'empara de moi; je jetai des cris affreux,
des vomissements suivirent, et j'en fus malade trois jours.
Ma sœur était, depuis sa naissance, affectée d'une sur-
dité très affligeante. Mon père, qui avait épuisé à cet
égard la science des médecins de Berlin, trouva à Lyon
un M. Rast, qui donna l'espoir de la guérir; il y avait
outre cela à Lyon un couvent renommé pour l'éducation
des demoiselles. Ces deux considérations, jointes au
désir de garder un des enfants de ma mère auprès de
lui, portèrent M. de Sozzi à demander que ma sœur lui
fût laissée.
Après avoir passé trois mois à Lyon, nous partîmes
vers la mi-février pour Paris. Je croyais cette ville la
plus belle du monde, et je fus surpris de l'aspect qu'elle
me présenta. Le faubourg Saint-Jacques et le centre ne
sont pas beaux, même aujourd'hui; ils étaient hor-
34 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
ribles alors. Il n'y avait ni boulevards neufs, ni bar-
rières; la plupart des rues étaient et plus sinueuses et
plus étroites qu'elles ne le sont, les maisons, en partie
plus hautes, et beaucoup plus laides; les quais et les
ponts étaient encombrés de maisons à je ne sais combien
d'étages ; la boue d'ailleurs était affreuse, les boutiques
fort basses, sans aucun ornement et presque sans lu-
mières; quelques vieilles lanternes, placées de loin en
loin, formaient tout l'éclairage de cette grande ville, où
nous entrâmes de nuit.
Indépendamment de cette première impression, il me
reste de ce séjour des souvenirs que près de cinquante
années n'ont pas effacés.
On me conduisit aux trois grands théâtres : je vis
jouer la Belle Arsène^ aux Italiens, aujourd'hui Opéra-
Comique; Beverley, aux Français, et Orphée, à l'Opéra. Le
début, la grotte de l'Indifférence et le dernier acte de la
Belle Arsène j la prison dans Beverley et la première
scène, ainsi que TEnfer d'Orphée surtout, forment pour
moi des tableaux que rien n'a affaiblis; quoique j'aie
revu ces pièces depuis, c'est toujours à mesyeux de 1777
qu'elles apparaissent.
Nous avions presque journellement MM. Deslon, Joly,
Bâcher et Rossel, amis d'enfance de mon père. En ce
qui me concerne, aucune des idées qui se rattachent à
eux ne date de cette époque, et je me réserve d'y reve-
nir. Je ne ferai que nommer M. Cadet, de l'Académie des
sciences, que mon père alla voir, pour s'acquitter d'une
commission que M. de Sozzi lui avait donnée; mais je
ne puis être aussi laconique sur le compte de son fils,
alors âgé de huit ans, et qui nous parut l'enfant le plus
gâté qu'il y eût au monde (1). Ce petit garçon, fort beau
(1) Ce fils de M. Cadet se fit connaître comme littérateur, sous le
surnom de son père de Gassicourt; il devint l'intime ami de Paul
VOYAGE A PARIS. 25
de figure, avait été au bal, la veille du jour où nous
le vîmes. Use disait fatigué, et, enveloppé dans une robe
de chambre de soie blanche brodée en fleurs, nous le
trouvâmes et le laissâmes couché sur un sofa, d'où il
ne bougea ni à notre arrivée, ni à notre départ.
C'est également dans ce voyage que je fus présenté à
mon parrain, M. le comte de Guines, ainsi que mon père
le dit dans ses Souvenirs (1). Enfin je m'arrêterai, un
instant, non au comte de Golowkin, dont mon père
parle également (2), mais à sa fille, qui m'apparut comme
un de ces phénomènes dont le souvenir devient ineffa-
çable. Ce que son père raconta touchant son éducation
m'étonna au dernier point. Je ne me lassais pas de cher-
cher cette demoiselle sous ses vêtements d*homme et
je ne pouvais me la figurer ne vivant que de légumes
et de lait, plongée tous les jours dans de Teau froide,
nageant comme un matelot, montant à cheval comme
un jockey» tirant des armes comme un sous-lieutenant
et faisant par jour une étape à pied. Bref, je ne savais
ce que je voyais en elle et je ne la comprenais ni comme
fille, ni comme garçon (3).
Thiëbault, et les détails de cette amitié seroDi décrits plus loin. (Éd.)
(1) A cette époque, ea Allema^oe, dans les familles aisées, le
baptême devait être Toccasion d'une grande réception, et la celé-
braUon en était ajournée jusqu'au moment où la mère, relevée de
couches, pouvait présider la cérémonie. Or, dans l'intervalle de
temps qui sépara la naissance du jeune Thiébault et le baptême,
M. de Guines, envoyé de France & Berlin, s'était vu rappeler brus-
quement par M. de Choiseul. Il avait donc été remplacé par un
répondant à la cérémonie, et, jusqu'à cette présentation, il ne con-
naissait pas son filleul. (Éd.)
(2) D'origine russe, le comte de Golowkin, grand ami de Jean-
Jacques Rousseau et surnommé « Golowkin le philosophe », occupa
pendant deux ans la charge de directeur des spectacles à Berlin.
Sa sœur, la comtesse de Kameke, personne d'une grande distinc-
Uon et très esUmée dans l'entourage du grand Frédéric, est sou-
vent citée au cours de ces Mémoiret, (Éd.)
(3) Ayant eu tout jeune des attaques de goutte, le comte de
26 MÉMOIRES DU GENERAL BARON THIEBAULT.
Le mardi gras consacre pour moi un des plus bizarres
souvenirs que^ l'on puisse imaginer. On ne peut plus en
effet se former une idée du spectacle que Paris offrait
dans ces derniers moments du carnaval. On eût dit que
la population entière était en démence. La bourgeoisie
et même les hautes classes de la société ne bornaient
pas seulement leur mascarade à quelques soirées de
salon, mais prenaient une part publique à ce délire;
tout ce qui pouvait se procurer quelque travestissement
se déguisait ou plutôt se défigurait, car les plus pauvres
se barbouillaient le visage et se couvraient de baillons,
qu'ils cberchaient k rendre grotesques. Aussi n'était-ce
pas comme aujourd'hui par couples, par petites troupes
ou par voitures isolées que, de loin en loin, on apercevait
quelques mauvais masques; c'était par centaines, par
milliers, qu'ils remplissaient les rues et les places, le
plus grand nombre à pied sans doute, mais une quan-
tité innombrable en voiture et dans des chars plus
ou moins magnifiques. Le dimanche et le mardi gras,
ces mascarades commençaient avec le matin, ne finis-
saient que fort avant dans la nuit et continuaient de
cette sorte à la lueur des flambeaux et des torches,
que tenaient des masques répartis sur des chars,
grimpés sur des rosses ou juchés devant, derrière et
jusque sur l'impériale de quelques carrosses et d'un
nombre immense de fiacres. Les endroits où l'affluence
de ce peuple était la plus considérable et dépassait
tout ce qu*on pouvait en dire, étaient les rues Saint-
Golowkia voulut préserver ses enrants de ce mal, et, suivant en
cela le conseil de son ami Jean-Jacques, il les accoutuma à se jeter,
au sortir du lit, dans un bain d'eau froide, puis à se nourrir unique-
ment de lait et de légumes. Sa fille, « charmant jeune homme
jusqu'à une heure après midi, très aimable demoiselle depuis ce
moment jusqu'au soir », était habillée en garçon le matin et en
jeune fille le reste du jour. (En.)
LE CARNAVAL EN 1777. 27
Honoré, de la Ferronnerie, de la Verrerie, Saint-Antoine
et du Faubourg-Saint-Antoine. C'est cette grande tra-
versée de Paris que mon père et ma mère me firent
parcourir, de jour d'abord et ensuite de nuit. Quant à
l'impression que me firent ces bacchanales, complétées
par l'apparence d'une ivresse générale et par le chari-
vari des voix les plus glapissantes, des cris les plus
aigus, des rires les plus afTreux, elle se composa d'un
mélange inexprimable d'étonnement, d'une certaine
horreur et en somme d'un plaisir concevahle à sept ans;
elle fut d'autant plus forte que, ayant passé ma pre-
mière enfance à Berlin, où l'on ne voit rien qui ressemble
à de tels désordres, je n'avais pu être préparé en aucune
manière à des spectacles de cette nature.
Lorsque je revins à Paris, en décembre 1784, cette
fureur, vraiment sauvage, existait encore dans toute sa
force; le carnaval de 4785 différa peu de celui de 4777;
mais depuis cette époque le goût de ces folies diminua
sensiblement et ne fit que diminuer de plus en plus.
Aujourd'hui, à peine quelques enfants ou quelques fous,
faisant nombre avec les arlequins et les pierrots payés
et fort mal payés par la police.
Osent des anciens temps nous retracer quelque ombre,
et même semblent honteux de leur prostitution. Aussi,
plus de scènes, plus de rôles concertés; plus rien enfin
qui puisse compenser tout ce que ce spectacle a de dégoû-
tant. Le cortège du bœuf gras pour la canaille ou les ba-
dauds, et les bals de l'Opéra pour la haute et la moyenne
société, sont les dernières commémorations qui restent
de ces saturnales.
Je ne m'arrêterai pas à notre course à Versailles, ni à
la chute que je fis dans les appartements. Mon père en
parle dans ses Souvenirs; mais j'ajouterai que, arrivés
28 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
à mi-côte de la montagne de Sèvres, nous fûmes croisés
par Mesdames de France. Elles se rendaient à Paris et
allaient extrêmement vite. A peine nous eurent-elles
dépassés, que des cris se firent entendre. Un de leurs
chevaux de devant s'était abattu; les autres étaient
tombés par-dessus. Elles avaient manqué verser. Mon
père aussitôt fit arrêter la voiture et courut, pour être au
besoin à même de les secourir. Elles en furent quittes
pour la peur, et, les chevaux relevés, elles continuèrent
leur route, oy plutôt leur course, avec plus de rapidité
qu'auparavant.
A la fin de mars, nous rentrâmes à Berlin, où la vue de
mes petits camarades suffit pour me rappeler l'alle-
mand, que cinq mois de séjour en France m'avaient
complètement fait oublier. A mon grand étonnement,
nous nous retrouvâmes au milieu de la neige et de la
glace, après avoir laissé un mois plus tôt Paris aumilieu
des pluies qui précèdent le printemps, et, deux mois
plus tôt, Lyon au milieu des fleurs qui l'annoncent.
CHAPITRE II
L'accomplissement de la septième année est, en
général, l'époque à laquelle on se fortifie assez pour pou-
voir commencer et suivre des études régulières. Il en
fut autrement pour moi. Ma santés qui avait toujours
été faible, devint mauvaise; une langueur menaçante,
qu'augmentait encore l'action destructive d'une sensi-
bilité extrême et d'une imagination dévorante, s'empara
de moi. Le médecin de mon père, M. Fritz, qui me
voyait habituellement, déclara que la moindre appli-
cation me coûterait la vie; ce mot fut un arrêt, auquel
mon père se soumit. J'avais d'ailleurs deux infirmités
fort tristes; j'étais bègue et sourd. J'entendais très dif-
ficilement et je parlais plus difficilement encore. A
chaque instant j'estropiais une réponse, qui n'avait
aucun rapport à la demande, et cette circonstance
pénible, humiliante même, que je sentais plus vive-
ment que beaucoup d'autres enfants ne l'auraient sentie
à mon âge, ne me faisait aimer que la société de mes
petits camarades, qui criaient plus qu'ils ne parlaient,
auxquels je pouvais répliquer par des cris et avec les-
quels au besoin je disais à coups de poing ce que ma
langue ne me laissait pas les moyens d'articuler. Avec le
temps cependant ma surdité quitta mon oreille gauche;
elle acheva à la vérité d'affecter la droite; mais ce n'en
fut pas moins un grand adoucissement. Je n'avais plus
30 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
qu'à tourner la tète pour entendre. Si parfois ce mou-
vement était aussi gauche que gênant, s'il arrivait
encore que je devinasse fort mal et que, malgré mes
pirouettes, je ne parvinsse pas à entendre, il n'en était
pas moins vrai que j'avais des répits et que mes tor-
tures n'avaient plus lieu que par intervalles. Quant à
mon bégayement et grâce à des efforts inouïs, je par-
vins à parler plus librement. Jamais néanmoins je n'ai
pu prononcer les gutturales qu'avec peine et les r autre-
ment que de la gorge.
Ainsi se passa pour moi le temps des premières études,
temps précieux, dont il n'est jamais au pouvoir de
l'homme de réparer la perte; ainsi je me trouvai privé
de ces connaissances fondamentales, qui sont et la base
et la clef de toutes les autres, et même je cessai d'être
apte à les acquérir; enfin, perdant faute d'exercice le
peu de mémoire que j'avais naturellement, je me trou-
vai réduit et condamné à ne devoir qu'à moi seul et
pour ainsi dire à l'inspiration du moment, ce que je
pourrais être et valoir (1).
Un fait m'a caractérisé : c'est l'impossibilité où j'ai
toujours été de ne rien voir faire à qui que ce fût sans
éprouver le besoin de le faire moi-môme.
(1) Je n'appris donc rien durant les sept années que ce chapitre
embrasse ; car je ne puis mettre à cet égard en ligne de compte
quelques scènes de Racine que , quoique bien jeune et presque
enfant, mon admiration ou plutôt mon enthousiasme gravait dans
ma mémoire. C'est en effet une chose assez remarquable que Tim-
pression que faisaient sur moi les vers de ce grand homme ; ils
pénétraient mon Ame, ils ezall aient mon imagination, ils échauf-
faient mon sang et me laissaient en proie A une extase mêlée de la
plus douce volupté. A un autre Age, Phèdre , Andromaqi^e sans
doute devaient achever de me transporter; mais alors Jphigénie
était ma pièce favorite, et, dès que j'étais seul, j'en redisais les
vers aux bosquets des jardins ou aux murs de ma chambre, et je
les sentais trop bien, j'avais les inflexions naturellement ti'op
justes pour les déclamer très mal.
SOUVENIRS DE BERLIN. 8!
Le hasard m'avait fait connaître un jeune Hoffmann,
frère d'une fllle charmante, qui fut mes premières
amours. Ce jeune homme apprenait à jouer du violon.
Je ne sais comment j'assistai à une de ces leçons, mais
cette circonstance développa en moi une véritable
fureur pour cet instrument. J'obtins un violon et, seul, je
parvins à jouer de manière à décider ma mère à me
donner un maître; au bout de quinze jours je commençai
ma première sonate; je ne raclai pas un moment en
raison de mon âge; on fut surtout étonné de la qualité
de mes sons et de l'expression de mon archet. Je sen-
tais ce que je jouais, jusqu'au bout des ongles. Les
morceaux tristes et touchants, et en général les mineurs,
faisaient vibrer tous mes nerfs, par leur analogie avec
une mélancolie qui a formé l'état habituel de mon &me,
et que par la suite tant d'événements ont développée
et entretenue d'une manière souvent si cruelle (i).
Un autre de mes amis s'exerçait à imiter en sifflant le
chant des oiseaux; je parvins à contrefaire le rossignol
avec une telle perfection que tout le monde y était
trompé et que je luttais avec les rossignols eux-mêmes,
qui, dès que je me mettais à siffler, me répondaient par
leurs chants.
Un troisième eut la manie des pigeons, et je possédai
des volées de pigeons superbes.
Je n'ai vu dans aucun autre pays avoir des pigeons,
comme quelques personnes en avaient alors à Berlin .
Ils n*étaient nullement bons à être mangés; on en dis-
tinguait de cinq sortes. La première était composée de
(1) Au bout de dix mois J'exécutai un concerto de Stammitz devant
trois cents personnes et je jouais à livre ouvert les seconds violons
des symphonies concertantes ; mais, quinze mois après ma pre-
mière leçon, nous revînmes en France, et je n'eus plus de maîtres.
Je fus mémo des années sans avoir Toccasion de faire de la musique,
et j'oubliai une grande partie de ce que je savais.
32 MEMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
très fins voiliers, et, du moment où on les lâchait, ils vo-
laient en cercle autour de la maison et s'élevaient à une
hauteur telle qu'assez rapidement on les perdait de vue.
Les pigeons de la deuxième espèce s'élevaient moins haut
que ceux de la première, volaient moins longtemps
qu'eux et étaient destinés à les rappeler et à les faire
redescendre à la hauteur des cercles qu'ils décrivaient;
ceux de la troisième espèce et de la quatrième rappro-
chaient successivement les premiers et les seconds du
colombier; enfin ceux de la cinquième, ayant de grosses
gorges, ne s'élevant guère et se fatiguant as^ez vite, ser-
vaient à ramener la totalité de ces pigeons sur le pigeon-
nier, dans lequel la faim ou l'amour les faisaient rentrer
bientôt; car on ne faisait jamais sortir un couple et on
avait soin de ne leur donner à manger qu'à leur retour.
Cette sorte d'éducation, de tactique, m'amusait; mais ce
qui surtout me faisait éprouver une véritable jouissance
était de disposer en quelque sorte de la vaste étendue
que mes pigeons parcouraient, de régler leur vol, de les
faire manœuvrer à mon gré et de régner en quelque
sorte sur eux par leur instinct , leurs besoins et cette
foi conjugale, qui en a fait un des plus doux emblèmes.
Un autre de mes amis voulut devenir grand anato-
miste; il anatomisait beaucoup chez lui, et je me mis à
anatomiser avec lui. Je me rappelle même que, n'ayant
plus rien à disséquer, nous allâmes une nuit en grand
secret enlever le corps d'un enfant dans l'amphithéâtre
d'anatomie. L'amphithéâtre était situé dans les bâtiments
de l'Académie et à un étage très haut, que nous escala-
dâmes avec une longue échelle, qu'on laissait habituelle-
ment au bas de ce bâtiment. Il gelait à pierre fendre;
mais, chargés de notre fardeau, nous fûmes moins occu-
pés du froid que du soin d'éviter les factionnaires et les
patrouilles.
SOUVENIRS DE BEBLIN. 83
Un autre enfin de mes amis, s'occupant d'histoire
naturelle, faisait une collection d'insectes et de papil-
lons; il m'en fallut une à tout prix. Une aventure cepen-*
dant manqua m'en dégoûter. Je poursuivais un papil-
lon à travers les allées et les fourrés du Parc ; il y avait
longtemps que je courais après lui, la chaleur était
étouffante, j'étais tout haletant, lorsque, m'élançant
pour prendre plus rapidement une des nouvelles direc-
tions suivies par mon papillon et ne voyant que lui, ma
bouche ouverte coïncida avec une aspiration, au mo-
ment où je me trouvai devant la toile d'une araignée
énorme que j'avalai. L'horreur dont je fus saisi ne peut
se rendre. Soit par Teflet du venin de cette vilaine béte,
soit plutôt par l'effet de l'imagination, des maux de
cœur, des nausées se firent sentir de suite (1). Je rejoi-
gnis en toute hâte mon père, qui était avec ma mère
dans une maison de campagne voisine. A peine arrivé,
les vomissements commencèrent et ne cessèrent qu'à
force qu'on me fit boire du lait. J'en fus vraiment
malade, et il m'en est resté pour les araignées une aver-
sion que je n'ai jamais pu dissimuler.
Après avoir rappelé quelles furent pendant ces sept
années mes seules occupations, si tant est que ce que
j'ai eu à citer mérite ce nom, je vais reprendre les
autres souvenirs de cette époque.
Mes souvenirs militaires ne se réfèrent qu'aux exer-
cices de détail, aux revues de Gesundbrunnen, aux
grandes manœuvres du mois de mai, enfin au départ de
la garnison de Berlin et d'une partie de l'artillerie de
l'armée du prince Henri pour la guerre de Teschen.
(1) MM. Bernouillî, de rAcadémie de Berlin, et Delalande soute-
naient qu'U n'y avait pas plus de chenilles que d'araignées veni-
meuses. M. Delalande mangeait des chenilles; M. BernouiUi man-
gea à Berlin une salade farcie d'araignées et de chenilles. C'est
avec dégoût que je cite ces abominables malpropretés.
I. 3*
34 MÉMOIRES. DU GENERAL BARON THIÉBAULT.
Lés exercices ordinaires des troupes, qui pendant la
belle saison avaientlieu au jardin du Roi (der Lustgarten),
sur toutes les places publiques et dans toutes les pro-
menades, le Parc y compris, n'étaient que des exercices
de détail; dans la ville surtout ils ne réunissaient guère
que des recrues, et c'est là que ces terribles coups de
canne, distribués avec une si inhumaine prodigalité,
retentissaient de tous côtés et faisaient si justement
fuir mon père et gémir tous les témoins, si l'on en
excepte ces lieutenants ou ces cadets (Junkers), qui
semblaient se former pour être plutôt des bourreaux que
des officiers. J'étais bien jeune alors; mais le souvenir
de ces exécutions barbares, qui de leur suppression ont
reçu leur condamnation dernière, me fait encore horreur.
Les grandes manœuvres du mois de mai, où Frédéric
étalait tout le luxe de sa puissance militaire, ont une
réputation qui pourrait dispenser d'en parler, et que du
reste elles justifiaient entièrement. Qu'on se flgure en
effet, dans une plaine immense, 36,000 hommes de
troupes superbes, exécutant, à l'aide de manœuvres aussi
savantes qu'admirables de précision et d'ensemble, l'at*
taque du village de Tempelhoff ; et, parmi ces troupes, le
régiment de géants, nommé le régiment des gardes, le
corps des gendarmes aussi brillant par son uniforme
écarlate que beau par Je choix des hommes et des che*
vaux, enfin les hussards de la mort, corps de 2,000 che-
vaux, je crois, et qui, à un enfant, ne pouvait manquer
de paraître avoir été inventé par le génie de la destruc-
tion et des enfers; et Ton comprendra tout ce que je ne
pouvais manquer d'éprouver. Que l'on ajoute à ce spec**
tacle toujours mouvant et toujours magnifique, d'une
part ces grandes charges de cavalerie et ce feu rou*
lant d'infanterie et d'artillerie, de l'autre la présence
d'un roi placé par son génie et par ses exploits à la tète
LES MANOEUVRES DU GRAND FRÉDÉRIC. 85
des philosophes, des législateurs et des guerriers de son
époque; qu'on le yole suivi par une foule d^officiers
supérieurs des principaux États de l'Europe, venant lui
rendre hommage et s'instruire à ces revues, considérées
alors comme l'école de Mars ; qu'on l'entoure, en idée,
de tous les généraux illustres, formés à son école et dont
il avait associé les noms au sien; que l'on se représente
ses cheveux blancs rappelant et paraissant ennoblir
encore quarante années de gloire, et l'on concevra qu'il
ne pouvait rester de bornes à mon admiration; aussi n'j
en avait-il aucune; aussi était-ce avec une joie toujours
nouvelle que, pendant les trois dernières années de mon
séjour en Prusse, je me rendais à ces revues , avec un
nouvel étonnement et un plus grand enthousiasme que
j'en revenais.
Indépendamment de ces grandes revues, il y avait
annuellement près de Gesundbrunnen les revues d'ar-
tillerie et des corps de la garnison de Berlin. Je n'allai
à ces revues d'automne qu en 1784, et je n'en ai rapporté
d'autres souvenirs que l'anecdote qui, dans les Souvenirs
de vingt ant de mon père, termine l'article du général
de Ziethen(l). Mais une des plus fortes impressions que
(1) Le Roi se disposait à faire exécuter une charge aux housards
du général de Zieihen, et le général, âgé de plus de quatre-vingts an^,
voulait par devoir charger à la tête de son corps. Le Roi ne consentit
pas à laisser un homme « aussi cheràrÉtat » s'exposer inutilement,
et, tandis que s'opérait le mouvement, il le retint par une longue
causerie. « Ce qu'il y eut de plus touchant en cette rencontre »,
ajoute Dieudonné Thiéhault dans ses Souvenin, t. IV, p. 289, « ce
fut de voir ce roi à cheveux blancs joindre à tant d'attentions
envers son vieux général celle de ne l'avoir abordé en présence
de Tarmée et d'un peuple nombreux, que le chapeau & la main.
Ce tableau fit la fAnê vive impression sur tout le monde et me
fut retracé avec une sorte d'enthousiasme par mon fils, qui, étant
allé à cette petite revue avec les élèves de l'École militaire, ainsi
que je le lui permettais souvent, s'était trouvé assez près de ces
deux héros pour tout voir et pour tout entendre. » (Éd.)
36 MÉMOIRES DU GENERAL BARON THIÊBAULT.
dans ce genre j'aie reçues de ma vie, est celle que me fit
le départ d'une partie de Tartillerie de l'armée du prince
Henri et de la garnison de Berlin pour la guerre de
Teschen. Frappé de l'idée qu'aucun de ces officiers, de
ces soldats ne devait en revenir, leurs cris et leurs
chants me semblaient héroïques et même surnaturels. Je
trouvai quelque chose de terrible et de magnifique dans
un départ pour la guerre, départ qui depuis m'a paru
si simple; mais que serait la vie sans cette variété d'idées
et de sensations, qui fait des mêmes choses des choses
toujours différentes et qui renouvelle en quelque sorte
notre existence morale à chacune des époques de notre
carrière?
Organisé pour la musique d'une manière particulière,
susceptible d'enthousiasme au dernier point, électrisé
par tous les genres d'illustration ou de gloire, adorant
mes parents plus que je ne les aimais, chérissant mes
amis de manière à leur rendre la réciprocité impossible,
il était également impossible qu'au milieu de tant de pré-
cocités, l'amour ne précédât pas chez moi l'époque à
laquelle ce sentiment se développe habituellement. Et
en effet, parti de Berlin avant l'accomplissement de ma
quatorzième année, j'avais déjà eu des maîtresses (dont
une épousa, trois ans après, un major d'artillerie) et de
plus une passion.
Que l'on ne pense pas que ce mot passion soit exagéré;
il est exact, et le charme qui s'est rattaché à cet amour
pur et sans tache a traversé ma vie entière et s'unit en-
core au souvenir de cette jeune Philippine Hoffmann,
qui me l'inspira. Il est vrai qu'avec ses quinze ans et
sa jolie figure elle était charmante. Elle avait la douceur
des blondes, sans avoir leur fadeur. Blanche comme le
lis, fraîche comme le matin, elle avait de plus cet embon-
point sans lequel je n'ai jamais compris la volupté; en-
PREMIER AMOUR. 37
fin, elle joignait à une bonté angélique un esprit aussi
fin, aussi saillant que délicat, et une voix enchanteresse.
Je ne sais vraiment ce qui manquait à cette ravissante
créature; mais les avantagés qu'elle tenait de la nature
étaient bien plus qu'il n'en fallait pour allumer dans
mon cœur des feux que, même sans espoir, le temps a
alimentés et auxquels un tendre attachement a succédé
pour toujours.
C'est au jardin du comte de Reuss que je fis sa con-
naissance. Une dame des amies de ma mère (Mme Morel)
y passait Tété ; la famille Hoffmann y avait également
loué un appartement pour la belle saison; nous y allions
tous les après-dtners. Dès les premiers jours j'aperçus et
je remarquai cette jeune Philippine. La saison, le lieu,
tout ajoutant à mon enchantement, c'était un motif pour
désirer de l'approcher; mais du motif au moyen la dis-
tance était assez grande pour qu'il fût permis à treize
ans et demi de la regarder comme difficile à franchir.
Philippine avait un frère, que j'ai déjà nommé, et peu
de jours suffirent pour me lier avec lui, ainsi qu'avec
son ami intime, fils du philosophe NicolaT. Ce premier
pas fait, j'eus l'idée et l'adresse d'établir quelques rap-
ports entre l'objet de ma première adoration et ma sœur.
Ces rapports se multiplièrent par mes soins, et, lorsque
rhiver eut ramené tout le monde à Berlin, nous fûmes
en mesure d'aller les uns chez les autres. C'est ainsi que
se forma cette liaison qui, sans que nos parents se vis-
sent, devint assez intime pour que Philippine, sa sœur
atnée et son frère vinssent aussi fréquemment chez nous
que nous allions chez eux.
L'un des triomphes de cette charmante fille fut de me
faire danser. Jusqu'alors j'avais fui tous les bals, même
ceux que Ton donnait chez mon père assez fréquemment
pour complaire à ma sœur, qui dansait très bien, et à ma
3g MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
mère, qai aimait beaucoup la danse. Sauter tantôt sur
un pied, tantôt sur un autre, et faire mille contorsions
pour se donner des grâces, m'avait toujours paru ridi-
cule et continuait à me paraître absurde; mais devenir,
même pour peu d'instants, le cavalier de Philippine, lui
donner la main, enlacer mes bras aux siens, pouvoir lui
parler sans contrainte, m'avait fait trouver ravissante
une véritable torture.
Je dansai donc pendant le dernier hiver que je passai
à Berlin; je dansai même depuis pour des raisons sem-
blables, et, malgré mon aversion pour la danse, je finis
par m'élever, avec quelque distinction, aux entrechats,
aux brisés et aux jetés battus de 4786.
Mon départ de Berlin au plus fort de ma passion fut
pour moi le sujet d'une véritable désolation. En passant
vers sept heures du matin sous ses croisées, dont les
volets s'ouvraient, Philippine m'apparut un instant; telles
ces visions qui ne laissent d'une réalité évanouie qu'un
trop douloureux prestige t J'étais navré; je pleurais amè-
rement, et lorsque, deux ans après mon retour en France,
j'appris son mariage, je fus malade de chagrin.
J'ignore si elle a eu le genre de bonheur dont une
femme aussi distinguée qu'elle devait avoir besoin; mais
elle a été heureuse sous le rapport de la fortune. Elle
a eu trois fils. Lors des prospérités de la France, elle
s'enthousiasma pour notre gloire, et, faute de pouvoir
se placer à la hauteur de ses idées et de ses sentiments,
des pédants de son pays la blâmèrent. Depuis 1784 je
ne l'ai revue ou plutôt aperçue que deux fois, et cela en
i807; la première fois en me rendant de Fulda â Tilsit,
la seconde en revenant de Tilsit à Paris. Ce que je res-
sentis à sa vue n'est pas facile à exprimer. Sous trop de
rapports je cherchais encore, après l'avoir retrouvée,
celle dont tant de fois j'avais souhaité la présence. 11 est
PREMIERS AMIS. 39
▼rai que tout semblait changé ou du moins déplacé pour
nous; ce que j'avais de moins qu'elle en i784 était un
défaut pour moi, ce qu'elle avait de plus que moi en 1807
était un malheur pour elle. J'étais encore à peu près jeune,
et elle sans doute n'était pas vieille; mais mes souvenirs,
ravivés par mon imagination, étaient nécessaires à l'il-
lusion de mes premiers sentiments. Douloureuse situa-
tion que celle où, après une longue séparation, après
un rapprochement désiré, on est réduit à se dire :
< Hélas f qae sont devenues sa beauté, mes ardeurs, et
par -dessus tout cette espérance d'une vie en grande
partie écoulée et flétrie I >
Je connus à Berlin un assez grand nombre de jeunes
gens, outre ceux que j'ai déjà cités; mais j'y fus particu-
lièrement lié avec les trois fils du professeur Stoss,
collègue de mon père (Philippe, Wilhelm et Fritz); avec
les deux petit-fils d'André Jordan (Charles et Auguste) (1 ) ;
avec le prince Serge Dolgorouki, neveu du prince Dol-
gorouki, envoyé de Russie à Berlin.
Ce prince Serge venait, avec son gouverneur, presque
tous les soirs, souper chez mon père. Souvent nous nous
promenions ensemble. Nous étions donc dans une véri-
table intimité, lorsqu'il quitta Berlin, un an avant moi.
Je le retrouvai à Brunswick, en revenant avec mon père
en France, en 1784. Il me fit les plus grandes amitiés et
me mena voir ce qu'il y avait de notable dans cette ville.
11 me donna même une médaillede Pie VI, coulée pour lui.
Depuis, il a été fait général au service de la Russie; il a
reçu, je ne sais à quelle occasion, une épée d'or de Ca-
therine If et a été longtemps envoyé de Russie à Naples«
(4) Les Jordan étaient à Berlia une des familles les plas estimées
de la colonie française. L'un d'eux, le conseiller Jordan, fut l'ami
très Gdële et très cher de Frédéric II ; ceux dont il est ici parlé
sont ses petits-neveux. (Éd.)
40 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
Il y avait bien des années que je n'avais eu aucune
nouvelle de lui, lorsque, me trouvant avec mes filles
chez M. Denon, en 1822, on annonça le prince Serge
Dolgorouki. Trente-huit ans s'étaient écoulés depuis que
nous ne nous étions vus, et il ne me reconnut pas plus
que je n'aurais pu le reconattre, s'il n'avait été nommé.
Je doutais même que ce fût le prince Serge, avec qui
j'avais eu tant de rapports. Je priai donc M. Denon de lui
faire une question et, comme sa réponse ne me laissa
aucun doute, je me nommai ; il m'embrassa, me demanda
des nouvelles de ma sœur, témoigna beaucoup de plaisir
à me revoir, mais se borna à cela, c La diplomatie >,
me disais-je, c a-t-elle comprimé chez lui les sentiments
expansifs, au point de le rendre indifférent à ceux de sa
première jeunesse, ou bien son orgueil souffre-t-ildeme
retrouver lieutenant général comme lui?... > Je flottais
au milieu de ces incertitudes, lorsque j'appris que, ayant
fait le malheur d'une femme mariée et de haut rang, il
s'était dévoué à elle, qu'il avait quitté les affaires, qu'il
avait conduit cette dame à Paris, qu'il vivait avec
elle dans une sorte d'incognito, et que, pour n'avoir à
révéler ni son nom ni sa position, il ne voyait et ne
recevait presque personne. Je le plaignis de tout mon
cœur; je fus néanmoins satisfait de pouvoir imputer
à sa position ce qu'il m'en eût coûté d'imputer à son
cœur.
Charles Jordan est devenu conseiller à Berlin. Au-
guste Jordan, allié par sa femme à une famille noble de
Saxe, a été banquier à Lyon. Appelé à Londres pour des
intérêts graves, lors de la rupture avec l'Angleterre et
des prescriptions rigoureuses qui interdisaient toute
relation avec ce pays, il vit Fouché, ministre de la police,
et fut verbalement autorisé à faire ce voyage; mais, son
retour ayant coïncidé avec le remplacement de Fouché
PREMIERS AMIS. 41
■
par Savary, ce dernier, ne tenant aucun compte de l'au-
tohsation verbale donnée par son prédécesseur, fit arrê-
ter Auguste Jordan et, par trois années de détentions,
de séquestres et de confiscations, le ruina. Il a réparé
ses désastres comme banquier à Vienne, chargé par la
Cour de recevoir nos subsides.
Des trois fils de H. Stoss, je revis Fritz, le plus jeune,
lors de mon passage à Posen, en 1807. J'arrivai à trois
heures du matin; à trois heures un quart, j'étais à sa
porte. A force que j'eus frappé, une servante vint
m'ouvrir, à moitié endormie et cependant tout effrayée
d'une visite si matinale, c Votre maître est-il chez
lui? demandai-je en allemand. — Herr Jésus! me répon-
dit-elle, oui, sûrement, il y est. — En ce cas, qu'il vienne
me parler. — Mais il ne se lève qu'à sept heures! —
Dites-lui qu'il se lève tout de suite. — Mais quel nom
lui dirai-je? — Celui que vous voudrez. > J'eus toute
la peine du monde à la décider. Cependant il fallut obéir.
Elle me fit donc entrer dans une salle au rez-de-chaus-
sée, et, ne sachant que penser de mon accent allemand
et de mon uniforme français, de mon air et de mon ton
moitié gais et moitié sérieux, n'osant me fixer et me
regardant à chaque instant, elle fit trois ou quatre tours
sur elle-même et alla prévenir son maître.
Au bout de quelques minutes je vis paraître mon Fritz,
en robe de chambre et en bonnet de nuit, et, pendant
qu'il me faisait un grand serviteur, je lui sautai au cou.
Il resta stupéfait; ma voix fit ce que ma figure ne pou-
vait plus faire ; il ne me reconnut que lorsque je lui
criai : c Comment, tu ne me reconnais pas? > Jamais
ennemis ne se trouvèrent meilleurs amis. 11 me demanda
de lui accorder quelques jours, c'était hors de mon pou-
voir; il insista pour un, c'était impossible. < Du moins >,
me dit-il, « tu passeras la matinée avec moi. — Si je le
4â MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIEBAULT.
pouvais », t lui répondis-je, je ne t'aurais pas réveillé si
matin. Je n'ai qu'une heure. >
Il fit appeler sa femme. On m'avait prévenu qu'elle
était fort belle; on ne me l'avait pas assez vantée. Je n'ai
rien vu déplus admirable pour les formes, de plus suave
et de plus régulier pour la figure, de plus doux et de
plus touchant pour le son de voix, l'expression et les
manières. Je félicitai mon ami d'enfance sur son bon-
heur. L'heure que je pus lui consacrer passa trop vite,
et, après avoir pris une tasse de café ensemble, nous
nous quittâmes pour ne jamais nous revoir sans doute.
Combien de fois et à propos de sacrifices de cette nature
me suis-je dit :
Pour arriver où nous mène le sort.
Besoin n'était de courir aussi fort.
Conduit, à propos du prince Serge, à parler de son
oncle le prince Dolgorouki, je vais rapporter une anec-
docte qu'il me rappelle, dont mon père fut pour ainsi
dire le témoin, que néanmoins je n'ai pas pu obtenir
qu'il insérât dans ses Souvenirs, quoiqu'il l'eût contée
cent fois devant moi. Ce fait, au surplus, je l'ai entendu
confirmer et par Mme de Kameke, et par différentes
autres personnes, et par le prince Dolgorouki lui-même,
qui â ce sujet et en ma présence dit un jour : c Je ne
suis pas de caractère â me prêter à un rôle ridicule ;
ma place dans ce pays me ferait d'ailleurs un devoir
de m'opposer à tout ce qui pourrait y donner lieu.
Cependant, quant au fait dont il s'agit et sans qu'on
puisse en conclure que j'y vois autre chose qu'un ha-
sard fort extraordinaire, on peut me nommer et même
me citer, attendu qu'il y a quarante témoins vivants. >
Après ce préambule, je vais rapporter le fait, sans corn-
LE PRINCE DOL60ROUKI. 43
mentaire comme sans aucune altération, c'est-à-dire
avec une exactitude littérale.
Le mérite et les qualités de Mme de Kameke, joints
à son rang et à sa fortune, faisaient de sa maison le
point de réunion de la meilleure société de Berlin, et
lorsqu'elle habitait en été sa terre de < Mon choix >,
elle y recevait, pour de plus ou moins longs séjours» les
personnes qu'à Berlin elle voyait habituellement avec
le plus de plaisir. De ce nombre était le prince Dolgo-
rouki.
Un matin que, vers l'heure du déjeuner, le prince
entra dans le salon, où se trouvaient les dames et quel-
ques autres personnes, au nombre desquelles était mon
père, il y parut avec un air de fatigue et de préoccupa-
tion, qui lui fit adresser avec plus de sollicitude que de
coutume ces questions banales relatives à la santé et à
la nuit. L'espèce d'embarras qu'il éprouva à répondre
fit insister davantage; enfin, pressé lui-même du besoin
de parler, il répondit : < Si plus de vingt ans de rési-
dence au milieu de vous pouvaient me laisser quelque
doute sur la manière dont je suis jugé dans ce pays,
j'éprouverais, je l'avoue, une espèce de peine à vous
dire ce qui a troublé mon sommeil et ma nuit; mais,
certain que je n'ai a appréhender aucune fausse inter-
prétation, je vais vous le conter :
c J'ai un frère, que j'ai toujours aimé de la plus vive ten-
dresse et qui me paye du plus entier retour. Ayant vécu
ensemble très unis pendant notre enfance et pendant une
partie de notre jeunesse, la nécessité de nous séparer
fut pour nous la cause d'un véritable désespoir.
c Vous auriez peine à croire les détails des derniers
moments que nous passâmes ensemble. Ce que je puis
vous dire, c'est que notre exaltation fut telle qu'en nous
quittant nous nous jurâmes que, dans le cas où l'un de
44 MÉMOIRES DU GENERAL BARON THIÉBAULT.
nous deux mourrait avant d'avoir revu l'autre , il lui
dirait adieu. Eh bien! madame », continua-t-il , en
s'adressant à la comtesse de Kameke, c cette nuit, vers
une heure du matin, j'ai été réveillé par la voix de mon
frère, qui très distinctement m'a appelé et m'a dit adieu.
Je vous avoue que j'éprouvai une vive émotion. Je par-
vins cependant à commander à mes sens , à me persua-
der qu'une erreur manifeste avait seule produit cette
illusion et à me rendormir; mais la même voix, le même
adieu s'étant fait entendre de nouveau, il m'a été impos-
sible de fermer l'œil depuis. >
Tout le monde se récria. Rappelant au prince les
bonnes nouvelles très récemment reçues de son frère;
les illusions des sens si fréquentes, on lui cita les anec-
dotes les plus propres à le rassurer; de ces anecdotes
on passa aux raisonnements; on s'étendit sur l'impossi-
bilité du fait, considéré en lui-même, on rejeta tout sur
une mauvaise disposition, sur une digestion laborieuse,
et l'on conclut que le prince devait chasser toute espèce
de doute, d'appréhension, et oublier ce qu'on appela son
mauvais rêve.
Mais^ quinze ou vingt jours après, il reçut la nouvelle
que son frère, lieutenant général au service de la Russie,
marchant avec un corps de troupes qu'il commandait
et ayant passé à cheval une rivière à la nage, fut attaqué
d'une fluxion de poitrine et mourut dans la même nuit,
à la même heure que le prince avait reçu ses adieux.
Un second fait de même ordre trouve ici sa place; il
date d'ailleurs de la même époque, il a pour moi des
garanties égales; il a été connu de mon père et cent fois
conté par lui, comme le précédent. Ce sont, au reste,
les deux seuls faits de ce genre dont je puisse dire que,
quoique je n'aie jamais pu y croire, je n'ai jamais pu en
douter.
MORT DE M. DV TROUSSEL. 45
Mon père parle dans ses Souvenirs du suicide du colo-
nel d'artillerie du Troussel; il présente deux causes
comme ayant pu porter ce digne homme à cet acte de
désespoir; mais il accorde la priorité à la conduite de
sa femme, alors que cela me semble impossible. Quelque
résolu que M. du Troussel pût être de ne pas rentrer
chez lui, il était impossible que, au début d'une guerre,
un officier de son grade et de son caractère renonçât à
paraître sur un champ de bataille, à s'illustrer avant de
mourir. Ainsi le prince Guillaume de Brunswick, décidé
à mourir et ayant le choix entre un suicide et une mort
glorieuse, se fit tuer dans la première bataille, livrée
aux Turcs par RomanshofT, qu'il avait rejoint comme
volontaire.
M. du Troussel a donc terminé sa carrière par d'autres
raisons que des raisons de femme, par des raisons qui
n'admettaient pas de répit.
Depuis le moment où il avait demandé l'autorisation
de divorcer avec sa femme, sans pouvoir l'obtenir, il
avait éprouvé quelques désagréments de la part du Roi;
il en «éprouva de nouveaux, pendant qu'il achevait à
Magdebourg l'organisation de l'artillerie du prince
Henri. Trop affecté de reproches, qui sans doute ne
méritaient qu'une explication, il ne put résister au be-
soin d'épancher son âme, et dans ce but il écrivit au
prince Henri une lettre, dans laquelle il récapitula et
développa tous ses griefs contre Frédéric, en même temps
qu*il faisait pour ce monarque une lettre purement de
service. Ces deux lettres faites, il les expédia. Le prince,
qui n'était qu'à quelques lieues, reçut peu d'heures
après le paquet qui lui était adressé, et, ayant trouvé
sous son enveloppe la lettre pour le Roi, la renvoya
aussitôt à M. du Troussel avec un billet commençant par
ces mots : c Qu'avez-vous fait, mon cher ami?... »
46 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
Il ne restait aucun doute. Par une méprise affreuse
et que l'égalité du papier avait produite, la lettre des-
tinée au prince était entre les mains du Roi. Cette lettre,
écrite sans aucun ménagement, était un crime, que le
caractère de Frédéric rendait irrémissible. Mais ce qu'il
y avait de plus cruel, c'est que si cette lettre perdait
M. du Troussel, elle compromettait en même temps le
prince, auquel elle n'avait pu être adressée que par la
certitude qu'elle ne déplairait pas. Cette dernière ré-
flexion découvrit à M. du Troussel qu'il était devenu le
dénonciateur de son bienfaiteur, de son chef, et, dans
son désespoir, il résolut et dut résoudre sa mort immé-
diate. Quelques heures furent donc consacrées à écrire
des lettres d'adieu, et, à trois heures du matin, il se brûla
la cervelle.
Or Mme du Trousse! avait de son premier mariage avec
un M. de Kleist trois fîUes, dont la plus jeune, l'objet
des affections les plus tendres de son beau-père, son
père peut-être, se nommait Minette.
A l'instant où M. du Troussel se donna la mort à
Magdebourg, Minette, couchée dans la même chambre
que ses deux sœurs à Berlin, se mit à jeter des cris
horribles. Ses sœurs, réveillées en sursaut, avaient
beau la questionner, l'interpeller, Minette, sans les
écouter, répétait avec le ton de l'effroi : < Je vois mon
père, il est couvert de sang... le voilà... le voilà... >
Les deux sœurs se jettent à bas du lit, allument une
lumière, visitent la chambre, ne trouvent rien et cepen-
dant ne peuvent calmer ni rassurer Minette.
A peine levée, on rend compte de tout à Mme du
Troussel; elle avait ce jour-là nombreuse compagnie.
La fin du dîner fut employée à raconter les extrava-
gances de Minette; on donna une leçon sévère à
Minette, qui pleura beaucoup, et, le lendemain, on apprit
LA SOCIETE DE BERLIN. 47
la mort de M. da Troussel, mort dont l'heure, la date et
la circonstance principale coïncidaient d'ane manière si
extraordinaire avec la vision de Minette.
Mon père raconta un jour ces deux histoires à Mme de
Genlis, qui, loin d'en parattre surprise, riposta par
plusieurs de la même nature et nous affirma, entre
autres choses, que, au moment où le seul fils qu'elle ait
eu mourut,' elle était couchée et le vit distinctement
passer au-dessus de sa tète, sous la forme d'un ange
ayant des ailes bleues. Ce furent ses expressions.
Qu'ajouterai-je à ces faits, non moins bizarres que le
sujet?... Un seul mot. Né avec autant d'imagination et
de sensibilité que qui que ce soit au monde, il m'est
arrivé qu'égaré par mes douleurs, j'ai, à deux époques
de ma vie, évoqué de semblables apparitions avec toute
l'exaltation et la force de volonté possibles; ainsi j'ai
parcouru de nuit les lieux où mon malheur s'était accom-
pli; je suis allé de nuit faire des évocations sur des
tombeaux, et, comme il est facile de le penser, je n'ai
jamais rien vu, rien entendu; ce qui, par la plus dou-
loureuse expérience comme par l'effet du sens commun,
a irrévocablement réduit pour moi ceux mêmes de ces
faits que l'on ne peut nier, aux illusions des sens ou à
des coïncidences extraordinaires, moins extraordinaires
cependant que de tels faits ne le seraient.
Puisque le prince Dolgorouki et M. du Troussel m'ont
conduit à cette digression, je vais la terminer par des
(aits relatifs à quelques autres personnes, faits dont
Tomission, due à un oubli sans doute, forme une lacune
dans les Souvenirs de mon père. Cette partie de mes
Mémoires devient en effet une sorte de supplément aux
siens. C'est au reste un bonheur que de pouvoir mêler
aux souvenirs de mon enfance des anecdotes rappelant
des personnes qui ont appartenu à la scène du monde
48 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBADLT.
par leur position ou par leur rôle à la cour de Frédéric,
et de faire, d'une partie de ce premier volume, une
transition entre le grand roi auquel les Souvenirs de
mon père sont consacrés et Napoléon le Grand, auquel
le seront la presque totalité des miens.
De toutes les dames de cette cour, Mme de Kameke
fut celle qui pour mon père et pour ma mère eut ratta-
chement le plus constant et le plus vrai.
Elle voulut être la marraine de ma sœur, et la nomma
Pauline, en mémoire du nom que Mme de Sévigné avait
donné à sa fille.
Un Français, homme de beaucoup d'esprit et dont j'ai
oublié le nom, disait un soir chez mon père qu'un
étranger qui, par un beau dimanche d'été, arriverait à
Berlin par le Parc, où toute la population de cette capi-
tale se trouve alors; qui, pour se rendre à son auberge,
entrerait par la porte de Brandebourg, traverserait la
promenade des Tilleuls, la place de l'Opéra (formée,
indépendamment de ce monument, par la Bibliothèque,
l'Église catholique et le palais du prince Henri), celle de
l'Arsenal (auquel fait face le palais du prince Ferdi-
nand), le jardin du Roi et la place du Château; qui irait
passer la soirée chez la comtesse de Kameke et parti-
rait le lendemain à la pointe du jour par la rue de
Leipzig, serait convaincu que Berlin est la ville la plus
magniQque et la plus polie de l'Europe.
Si la maison de la comtesse de Kameke était à Berlin
le modèle du bon ton, la manière de vivre et de rece-
voir à « Mon choix t ne méritait pas moins d'être pro-
posée pour modèle.
Les appartements d'amis étaient très nombreux.
Ils se divisaient en deux classes ; ceux des personnes
qui amenaient avec elles des domestiques, et ceux des
personnes qui n'en amenaient pas. Les premiers étaient
LA COMTESSE DE RAMEKE. 49
disposés de manière que les domestiques couchassent
près de leurs maîtres; les autres, pour que chaque
mattre eût un domestique à sa portée. £n conséquence,
ces derniers appartements, classés par deux ou trois,
étaient desservis par des domestiques du château, exclu-
sivement chargés de servir les hôtes et logés tout près
d'eux.
Chacun, chez Mme de Kameke, était mattre de déjeu-
ner dans son appartement; cependant il était d'usage
de se réunir aux dames pour déjeuner avec elles. Le
déjeuner uni, on allait se promener et l'on était maître
d'y aller en calèche, à cheval ou à pied, comme on était
maître de rester; alors on avait, indépendamment de
son appartement, le salon de réception, le salon de mu-
sique, le billard et la bibliothèque à son entière disposi-
tion. On était donc parfaitement libre à « Mon choix i,
si ce n'est pour le dtner et pour la soirée, pour lesquels
tout le monde se réunissait jusqu'au moment du cou-
cher, fixé à onze heures.
Un jour mon père s'y trouva seul à dîner avec la
comtesse de Kameke et fut fort surpris de voir, outre le
maître d'hôtel, dix ou douze domestiques en livrée,
debout tous autour de la table et occupés à servir. Le
repas fini, Mme de Kameke lui dit : < Vous avez été
étonné de voir tous les domestiques sur pied pour nous
servir, vous et moi. Je vais vous en expliquer la raison.
J'avais remarqué que, quand je proportionnais le nombre
de ces gens au nombre de mes convives, l'arrivée de
mes amis donnait de l'humeur à mes domestiques, et
de suite j'ai réglé le service de manière qu'il fût le
même, soit qu'il y eût du monde ici, soit qu'il n'y en eût
pas. Ainsi les appartements vides sont tous comme s'ils
étaient habités, les domestiques ne quittent l'anti-
chambre ou leurs autres postes qu'aux heures de leurs
I. 4
50 MEMOIRES DU GENERAL BARON THIÉBAULT.
repas ou d'après une permission spéciale. Us servent
tous à table quand je suis seule, comme lorsque nous
sommes trente, et il n'y a que l'ennui pour eux quand
je n'ai personne. »
Après Mme de Kameke et parmi les dames de la Cour
qui furent amies de ma famille, j'ai déjà cité Mme du
Troussel; j'ai raconté la mort de son mari; voici à quoi
on attribua la sienne, et, ici, c'est encore la version
adoptée par mon père que je rapporte :
Cette dame, extraordinaire pour la perfection de sa
taille et de ses traits, cette dame qui, dans un tableau
où elle était peinte en Diane, paraissait en effet une
déesse, plus qu'une mortelle, n'avait pas cette blan-
cheur qui rehausse encore l'éclat des femmes du Nord.
Ce défaut seul empêchait sa beauté d'être accomplie, et
sa coquetterie faisait de cette imperfection un sujet de
désespoir pour elle. J'ignore comment elle découvrit un
empirique ou un chimiste qui lui donna un remède cer-
tain pour avoir le teint le plus parfait. On dit qu'elle
dut ce secret à l'un des hommes qui aidèrent son pre-
mier mari à chercher la pierre philosophale : quoi qu'il
en soit, ce remède consistait en une liqueur, dont il fal-
lait mettre une goutte sur le front, une sur le menton,
une sur le cou et une sur la poitrine; mais la mort
devenait inévitable si, dans les vingt-quatre ou trente-
six heures qui suivaient remploi de cette liqueur, on
éprouvait le moindre contact de l'air, tandis que, en
restant parfaitement couverte dans son lit, bien enve-
loppée dans ses rideaux et dans une chambre pour
ainsi dire calfeutrée et à tel degré de chaleur, on en
était quitte pour un accès de fièvre très violent et l'on
avait pendant longtemps la peau blanche comme de
l'albâtre. On assura que Mme du Troussel abusa ou
mésusa de ce moyen, disons plutôt de ce poison;
VOLTAIRE ET MAUPERTUIS. 51
Veiïet devint plas violent encore par les ravages d'une
maladie qui, par elle-même autant que par la révélation
qui en résultait, avait achevé de mettre le comble au
désespoir du mari, et, douze heures après sa mort,
cette dame fut en pleine putréfaction.
Voici encore une anecdote oubliée par mon père, qui
si souvent l'a contée en ma présence; elle me paraît
assez piquante pour être recueillie.
Lorsque les querelles de Maupertuis et de Voltaire
commencèrent à occuper le public et la Cour, un des
hommes les plus respectables de ce pays, M. le chance-
lier de Cocceï, entreprit de les raccommoder. Il com-
mença par prêcher Voltaire. Il lui représenta que ses
différends portaient le trouble dans la société intime du
Roi; que, placés tous deux avec Maupertuis auprès de
Sa Majesté, ils lui devaient le sacrifice du moins appa-
rent de leurs griefs; que la philosophie elle-même était
intéressée à leur bonne intelligence; que le public atten-
dait de l'un et de l'autre un exemple qu'ils étaient si
bien faits pour donner; que lui, M. de Voltaire, si grand,
si admirable par son génie, se devait à lui-même, comme
il devait au monde, de prouver à quel point il était
supérieur aux petites passions et aux tracasseries, etc.
Ne produisant pas l'effet sur lequel il avait compté,
il ajouta : « Votre brouillerie est d'ailleurs un malheur
pour vos compatriotes si nombreux dans ce pays; quel
bien ne pourriez-vous pas leur faire, si vous vouliez
vous entendre? Comment sacrifier de tels intérêts à de
si faibles motifs et ne pas sentir ce que, dans une posi-
tion comme la vôtre, se doivent deux Français? • A ce
mot. Voltaire se leva de son fauteuil, éclata en répétant :
f Deux Français ! Sachez donc, monsieur, que si deux
Français se rencontraient aux extrémités du monde, il fau-
drait que l'un mangeât l'autre; c'est la loi de la nature. >
52 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉRAULT.
A roccasion du mariage de je ne sais plus quelle
princesse, ma mère me mena au château voir toute la
famille royale réunie à un souper d'apparat. Il était
impossible, à treize ans, de ne pas être frappé de ce spec-
tacle, et je le fus. Cependant Frédéric, avec son vieil
habit, son chapeau usé et ses bottes déformées, m'avait
fait dix fois plus d'impression que je n'en recevais de la
Cour; tout cet or me parut mesquin en comparaison de
sa simplicité. Le philosophe, le législateur, et surtoutle
guerrier, couronné de lauriers» me paraissait ravaler la
somptuosité dont j'étais le témoin, et, sans m'en rendre
un compte net, j'avais le pressentiment de cette idée,
que plus Frédéric faisait l'illustration de son pays, plus
se trouvait rabaissé ce qui n'était pas lui; je sentais
qu'il restait vraiment peu de chose pour le seul avan-
tage des rangs, lorsque le dernier honneur, la plus haute
gloire de ce monarque était la qualification de grand
homme, qualification qu'il partageait avec des gens sor-
tis des classes les plus obscures.
Peu d'années avant notre départ de Berlin, c'est-à-
dire vers 1782 ou 1783, tous ses habitants furent forte-
ment occupés d'une leçon que le hasard fit donner au
prince royal, depuis Guillaume II, et dont on désirait
qu'il profitât beaucoup plus qu'on ne l'espérait. Voici
le fait :
Ce prince en très grand incognito s'était rendu, à
l'entrée de la nuit, de Potsdam à Berlin et quittait
avant le jour cette dernière ville pour retourner auprès
du Roi, lorsque, traversant le parc, il rencontra un
homme, à cheval comme lui et suivant la même
route. Il l'accosta et lia conversation. C'était un boucher
de Berlin, allant acheter des bœufs je ne sais où, du
reste homme de sens et s'exprimant assez bien. L'entre-
tien plut au prince, qui, après quelques mots relatifs
LA LEÇON DE GUILLAUME II. 53
au Roi, demanda ce que l'on pensait à Berlin du prince
royal. « Aht > répondit en substance le marchand de
bœufs, qui, selon les uns, fut trompé par l'incognito et,
selon les autres, en profita pour dire au prince des vérités
qui pussent devenir utiles, c personne ne doute de son
bon cœur et de ses bonnes dispositions; mais on n'espère
pas grand'chose de lui. Il ne sera occupé que de ses
maîtresses et sera un bourreau d'argent. Il oubliera ou
méconnaîtra les véritables intérêts de l'État, et, en
somme, ce sera un pauvre roi. » Le prince fut très sen-
sible à l'opinion qu'on avait de lui; il fit tous ses efforts
pour persuader à cet homme, qui devait avoir de l'in-
fluence parmi les siens, qu'on le jugeait fort mal; ses
efforts furent même tels qu'ils le firent reconnaître, si
déjà il n'avait été reconnu, et cette circonstance excita le
boucher à raconter cette aventure, qu'on sut également
par le cavalier accompagnant le prince et qui de suite
devint publique. L'histoire dira si ce boucher eut tort et
si en effet Guillaume II, ou le gros Guillaume, méconnut
les intérêts de son pays, s'il fut trop occupé de ses mat-
tresses, s'il fut roi économe et si son règne fut glorieux
pour la Prusse. On regardait même son espèce d'affabi-
lité comme résultant beaucoup plus de l'embarras que
donne l'insuffisance, que de sa bonté, et, au nombre des
faits qui servaient de base à ce jugement, on citait ses
cruautés envers ses valets de chambre, auxquels il don-
nait des coups de botte dans les jambes et dont il
écrasait les pieds du poids de son énorme corps, dès que
quelque chose l'impatientait ou lui déplaisait, pendant
la durée de sa toilette qui était fort longue. Il est arrivé
que, sans qu'ils osassent se plaindre, la douleur leur
arrachait des larmes, et que, par suite de ces brutalités,
il en est qui ont été pendant plusieursjours sans pouvoir
marcher. Ce sont des faits que j'ai entendu répéter cent
64 MEMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
fois sans que jamais personne élevât des doutes sur leur
exactitude et sans que mon père en eût aucun.
On sait que plus les étés sont courts, plus ils sont
brûlants, et c'est sans doute à la chaleur excessive que
l'on doit attribuer la violence des orages dans les ré-
gions du Nord. C'est en effet à Berlin que j'ai vu non le
plus long, mais le plus terrible que je me rappelle. Pen-
dant quatre heures de durée les éclairs et la foudre
se succédèrent sans interruption. J'ignore combien de
fois le tonnerre tomba, mais en dix-sept endroits il causa
des ravages notables. Neuf personnes furent tuées par
la foudre, et tout Berlin alla voir, hors de la porte de
Brandebourg, au bout de la Place d'exercice, à la droite
du Parc, deux fort beaux arbres fendus et ouverts par
le tonnerre, depuis la cime jusqu'aux racines, et dont le
bois, i'écorce, les branches et les feuilles étaient devenus
d'un rouge de sang.
Tout ce qui composait la partie française de notre
société, c'est-à-dire une soixantaine de personnes, tant
hommes que dames, s'était réuni ce jour-là pour aller
faire un pique-nique dans les jardins d'un château, où
l'orage nous surprit vers quatre heures du soir. La
pluie fut si abondante dès le début, que tout ce que l'on
put faire fut de se réfugier à la hâte dans une très belle
orangerie, située sur une terrasse et qui, revêtue inté-
rieurement de marbre blanc, servait, au milieu des jar-
dins, de salon d'été. Au plus fort de l'orage, un M. Char-
pentier, Français, spirituel et très braque, le même qui,
arrivant un soir très crotté chez ma mère, s'en excusa
en disant qu'il était tombé dans un Kircheisen, nom du
président de police et nom qu'il donnait plaisamment
à tous les tas de boue que ce président de police aurait
dû faire enlever; le même qui s'écriait encore : t Quelle
cuisine que celle où l'on ne vous sert que de la soupe
VIOLENTS ORAGES A BERLIN. 55
froide (1), de la viande crue et de la salade cuite t > ce
M. Charpentier, voulant égayer les dames qui mouraient
de peur, priaient Dieu ou pleuraient à chaudes larmes,
monta sur quelques chaises et se mit à improviser un
sermon, qui dans toute autre circonstance aurait amusé
l'auditoire, mais qui ne fut écouté par personne. Ce pre-
mier moyen n'ayant pas réussi, le même M. Charpentier
voulut persuader que l'orage allait finir; il ouvrit la
grande porte de l'orangerie pour mieux voir l'horizon,
mais au même instant dix coups de tonnerre partirent,
et l'orangerie parut tout en feu. Ce qu'il y eut de plus
remarquable fut le cri que toutes les dames jetèrent en
même temps, et la spontanéité avec laquelle elles se
trouvèrent à genoux (2).
Pour ma part, je n'avais pas eu peur. J'ai beaucoup
aimé les orages, et, comme à Berlin ils sont extrêmement
violents, mes jouissances à cet égard étaient complètes.
Lorsqu'ils éclataient la nuit, je ne manquais pas de me
sauver de mon lit, de grimper à tâtons dans un vaste
(i) A Berlin, dans les grandes chaleurs, on avait encore en 1784
rhabitude de servir à souper des soupes froides, tantôt à la bière
et tantôt au riz ou à la limonade, tantôt au vin de Champagne avec
des rôties au sucre. Il appelait viande crue le bœuf fumé de
Hambourg, et salade cuile la chicorée en légumes.
(2) La journée s'acheva plus gaiement, du moins pour la plupart
des convives. Vers huit heures du soir, la pluie était presque pas-
sée; l'orage mugissait encore, mais dans le lointain; la nuit venait,
et nous avions quatre lieues à faire pour rentrer à Berlin. On son-
gea donc À partir; l'embarras était de savoir conunent. Les voitures
ne pouvaient approcher de l'orangerie, elles en étaient à quatre
cents pas, et cet espace, comme le reste des jardins, était submergé
par plusieurs pouces d'eau. Après diyerses tentatives inutiles, il
fut résolu que les hommes porteraient les dames et les enfants.
Tous les hommes n'étaient pas des Atlas, plusieurs dames étaient
de poids À éprouver des Hercule, et, mcdgré la précaution d'accou-
pler quelques porteurs, il y eut des glissades, des chutes d'autant
plus comiques pour les spectateurs, qu'elles furent plus désagréables
pour celles qui les firent.
56 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIKBAULT.
grenier, qui couvrait tout notre bâtiment, et là, je me dé-
lectais à voir les éclairs serpenter sur les pointes, sur les
croix et les coqs dont les églises sont surmontées;
quand la foudre tombait, c'était un ravissement. Rien ne
put me faire renoncer à cet amusement, ni les répri-
mandes de mes parents, lorsque j'étais découvert, ni un
éclair qui faillit m'aveugler.
Pour revenir à nos pique-niques, nous en fîmes un
autre qui fut remarquable par une facétie de ce même
Charpentier. On sait que, dans ces sortes de parties, cha-
cun porte son plat, et qu'on s'efforce en général de porter
un plat auquel personne autre n'aura pensé et dont, à
tort, on fait en général un mystère. L'avant-veille du
jour fixé, ou même avant, cet original alla chez toutes
les personnes qui devaient être de cette partie, pour
savoir ce qu'elles comptaient emporter. Et à quelque
chose qu'elles lui répondissent il répliquait : c Gardez-
vous-en, c'est le plat de Mme ; mais tenez, un plat
auquel personne ne pensera et qui fera grand plaisir à
tout le monde, c'est un cochon de lait. » Nous eûmes
seize cochons de lait, et rien ne fut plus comique que
les exclamations et les cris que l'on faisait à chaque
nouveau cochon que l'on déballait.
Je me rappelle encore un dtner fait à Charlottenbourg,
chez Mme Schmitz. C'était sa fête, mais elle avait déclaré
à son mari qu'elle ne voulait pas qu'on la célébrât cette
année, et que cependant, s'il désirait amener quelques
personnes de Berlin, il se bornât à une seule voiturée
de convives.
En conséquence une seule voiture arriva, n'entra pas
même dans la cour, mais se plaça obliquement et de
manière qu'on ne pût apercevoir qu'une seule des por-
tières, d'où Mme Schmitz vit successivement sortir qua-
rante-deux personnes, venant lui souhaiter la fête et
LE GROS SCHMITZ. 57
dtner avec elle. .A la sixième personne Mme Schmitz
se mit à rire, à la septième elle se récria, à la huitième
ses exclamations redoublèrent; la neuvième acheva de
révéler tout le mystère de cette plaisanterie, que les sui-
vantes rendirent complète.
Quant au mari de cette dame, j'ai une foule de choses
à en rapporter, du moins en ce qui concerne son phy-
sique tout à fait extraordinaire.
Lorsqu'il se rendit pour la première fois à Berlin, la
voiture dans laquelle il était avec un compagnon de
voyage, et dont la solidité n'était pas en raison du poids
qu'elle avait à porter, se cassa à quelques milles de
la ville. Ils étaient pressés d'arriver; mais c'était un
dimanche; aucun ouvrier ne voulut travailler. Dans cet
embarras, le compagnon du jeune Schmitz alla dire aux
ouvriers dont il avait besoin, et comme un grand secret :
c Je conduis au Roi un géant qui n'a encore que dix ans.
Il m'est défendu de le laisser voir en route; mais si
vous raccommodez la voiture que son poids a fait
briser, je vous le montrerai. > Tous les ouvriers accou-
rurent et virent en effet descendre de cette voiture et
comme un enfant de dix ans, le jeune Schmitz, qui alors
en avait dix-huit ou vingt et qui, gros à proportion,
avait déjà six pieds.
A vingt ans il avait six pieds deux pouces et, vu iso-
lément, ne paraissait pas colossal, tant son embonpoint
était énorme; mais, dès qu'il se trouvait en comparaison
avec une autre personne, son aspect devenait en quel-
que sorte effrayant.
Bientôt il fallut fabriquer exprès pour lui ses bas, ses
gants, ses chapeaux et jusqu'à ses voitures. Je me rap-
pelle que, un soir à Charlottenbourg, voulant achever
une partie d'ombre qu'il faisait avec M. de Morinval et
mon père et faciliter un arrangement de voiture, il
58 MÉMOIRES DU GÉNÉilAL BARON THIÉBAULT.
donna la sienne à je ne sais qui, se réservant une place
dans celle de M. de Morinval; mais, quand vint l'heure
de partir, le gros Schmitz (c'est ainsi qu'on le nommait)
ne put entrer dans cette voiture ni de face , ni de côté,
ni à reculons. Après tous les essais possibles, il fallut se
résigner, envoyer à vide la voiture de M. de Morinval
en chargeant un domestique de faire partir de suite
une des voitures à quatre chevaux du gros Schmitz,
puis rentrer pour faire une nouvelle partie en attendant.
Dans les maisons où il allait, on avait des sièges faits
exprès, tous les autres s'écrcisant sous lui; j'en ai vu un
chez mon père dans le salon et un dans la salle à
manger. A table, il fallait le placer à un angle; partout
ailleurs, son ventre le tenait trop loin de la table. Il
fallait également lui donner pour voisins les plus gros
mangeurs et les plus grands buveurs de la société,
parce que, à côté de convives ordinaires, il était honteux
de tout ce qu'il dévorait; et en effet, y eût-il trente plats,
il mangeait des trente, voulait en manger à son aise et
tenait table trois ou quatre heures (i).
Cet homme énorme était d'une force prodigieuse; je
l'ai vu, un soir qu'il avait dîné chez mon père, faire
asseoir sur une de ses mains, qui du reste par sa gran-
deur ne différait guère d'un siège, l'homme le plus lourd
de la société et le promener à bras tendu dans tout le
salon. Lorsque je quittai Berlin, ce pauvre gros était
(i) Ce gros Schmitz avait une sœur très forte et très grande»
quoique non comparable à son frère, et qui ne se maria pas. Se
rendant dans une terre, distante de trois milles de Berlin, je crois,
elle fit mettre dans sa voiture, et comme partie de quelques pro-
visions qu'elle emportait, un panier contenant soixante-quatre
œufs durs. Se trouvant seule et pour se désennuyer, elle se mit t
manger un de ces œufs, puis un second; bref, elle y prit si bien
goût qu'en arrivant il se trouva que, sans boire, elle avait mangé
les soixante-quatre œufs durs; elle n'en fut pas malade.
LE GROS SCHMITZ. 59
devenu pour lui-même d'un poids si accablant, que le
coucher et le lever employaient plusieurs domestiques;
pour le retourner il en fallait quatre.
Tel fut cet homme qui, pauvre, eût été le plus mal-
heureux de tous les hommes; qui, quoique très riche,
n'en était pas moins à plaindre et qui épousa une
femme petite, maigre et très délicate, dont il n'eut
jamais d'enfants.
Après avoir rappelé dans cette sorte d'excursion des
souvenirs qui me sont étrangers, je reviens à ce qui
me concerne personnellement durant ces sept années.
A cet égard, le premier fait qui se retrace à ma
mémoire est le retour de ma sœur après la mort de
M. de Sozzi. Elle n'avait éprouvé aucun bien du traite-
ment que M. Rast lui avait fait suivre à Lyon.
Son enfance fut, comme la mienne, marquée de nom-
breuses souffrances (i). Modèle accompli de tous les
bons sentiments, elle avait à cette époque la prétention
de recevoir, en qualité de mon atnée, des marques de ma
soumission; je n'étais nullement disposé à lui complaire
sur ce point, quoique je l'aimasse tendrement; mais
l'argent fit dans cette occasion ce qu'il a fait dans tant
d'autres bien plus graves, et, grâce à je ne sais quelle
petite somme qu'elle me payait par semaine, je lui bai-
sais la main tous les matins.
(1) Il lui vint notamment un goitre que notre médecin guérit à la
suite de quelques mois de traitement et gr&ce À Tusage d'un remède
qui consistait à remplir un petit pot de terre neuf de deux parties
égales d'épongés de première qualité et d'écarlate des Gobelins,
coupées extrêmement fin et bien mêlées ; à fermer ce pot herméti-
quement, k le mettre ensuite dans un four assez chaud pour que
ces parcelles d'épongé et d'écarlate fussent réduites en poussière,
et à prendre chaque matin et À jeun une grande cuiller à café de
cette poudre, que l'on avalait peu À peu, à mesure que l'on parve-
nait À la mêler à la salive. Ce remède, fait à temps , passait poiu:
être souverain et eut pour ma sœur un entier succès.
60 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
Les premières impressions que j'ai reçues m'ont
donné une invincible antipathie pour les Juifs, et mon
éducation y a joint un sentiment d'aversion pour les
comédiens, aveux à la suite desquels, et pour ne rien
omettre, je dois ajouter que j'ai horreur des nègres. Je
sais tout ce qu'on peut dire à cet égard et je me le suis
dit cent fois; mais, en dépit de mon éloignement pour
les préjugés, ceux-là, si l'on doit les nommer ainsi,
l'ont emporté sur tout ce qui semblait de nature à les
combattre (i).
Quoi qu'il en soit, cette antipathie contre les Juifs me
fit déclarer la guerre à tous les petits Juifs de mon âge
que je pouvais rencontrer : bientôt ils se mirent eo
troupe, et, de mon côté, je pris des auxiliaires. Deux
fois nous en vînmes à des batailles, dans lesquelles, con-
duit par je ne sais quel instinct, je les tournai, pendant
qu'ils faisaient face au gros de la troupe, et, secondée
par quelques petits gaillards déterminés, cette manœuvre
m'assura la victoire.
Je me rappelle cependant, comme un de mes plus jolis
souvenirs, la manière dont les Juifs de Berlin célébraient
alors la fête des Tabernacles. Les tabernacles dont je
parle, bien différents de ceux décrits dans l'Écriture,
servaient à la scénopégie, ou commémoration des jours
que le peuple d'Israël passa dans le désert. Cette
fête, l'une des trois grandes solennités des Hébreux, ras-
semble les Juifs dans l'intérieur des synagogues et en
(1) Aussi je n'ai jamais eu de rapport avec un comédien, jamais
avec une actrice, et peut-être tant pis pour moi; j'ai connu des
Juives superbes, une répugnance invincible m'a toujours éloigné
d'elles; quant aux négresses, je les passe sous silence : ce ne sont
pour moi que des animaux parlants. Je demande quel effet pour-
rait produire à quelqu'un un cochon qui lui adresserait la parole.
Eh bien t c'est à peu près ce que j'éprouve quand un nègre me
parle
LA FETE DES TABERNACLES. 61
plein air. Je ne m'arrêterai qu'aux cérémonies exté-
rieures, et, sous ce rapport, cette fête consistait à passer
huit jours dans des cabanes de verdure, construites à
découvert et dans lesquelles on mangeait, entre autres
choses, le pain sans levain, espèce de pâtisserie que pour
ma part je trouvais fort honne.
Les Juifs les plus riches consacraient leurs jardins à
ces constructions tout à fait riantes; les autres se réu-
nissaient dans de vastes enclos, qui n'en devenaient que
plus ressemblants à l'un des campements de MoFse.
Chaque chef de famille avait de cette sorte son taber-
nacle et l'ornait, selon ses moyens, de branchages ou
bien d'arbres choisis, de fleurs et de guirlandes, arran-
gées parfois avec autant de recherche que de goût et
chaque jour renouvelées. Les tables également variaient
par leur simplicité, leur élégance ou leur luxe; la toilette
des fenmies faisait le reste. On peut difficilement se for-
mer une idée de la vue de ces tabernacles, que l'on ne
visitait que de nuit, moment où une illumination plus
ou moins riche, quelquefois éblouissante, complétait le
ravissant tableau qu'ils offraient.
La famille qui dans ces occasions se distinguait, sur-
tout à Berlin, par l'étendue et la beauté de ses taber-
nacles était la famille Hitzich. Son immense fortune
rendait la somptuosité facile, et le nombre des enfants et
petits-enfants du vieux chef de cette famille israélite
donnait à la réunion un caractère tout à fait patriarcal.
Le père Hitzich avait seize fils ou filles, tous mariés et
ayant des enfants. On a dit et répété devant moi qu'il
avait donné ou assuré deux millions à chacun de ses
enfants. Encore que ce fait puisse être exagéré, ce que
j'ignore, il n'en est pas moins vrai que tous étaient fort
riches. Il possédait et occupait un fort bel hôtel, situé sur
le quai, sur la rive droite de la Sprée, en face du Dôme.
62 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBACJLT.
Pour ne pas abandonner de suite à eux-mêmes les
enfants qu'il établissait, il voulait que ceux-ci passassent
chez lui les six premiers mois de leur mariage; après
quoi, ainsi accoutumés l'un à l'autre, ils prenaient leur
maison. Tous les samedis, ses enfants et petits-enfants
dtnaient chez lui, et lorsqu'il entrait dans la salle, où
étaient réunis quatre-vingt-douze ou quatre-vingt-quinze
enfants, gendres ou brus et petits-enfants, tous venaient
lui baiser la main en l'appelant leur père.
Deux de ses filles arrivèrent à une sorte de célébrité,
l'une par le déplorable état de sa santé, l'autre par sa
beauté ou plutôt par ce qui en fut la suite; car toutes
ses filles étaient fort belles. La première, lorsque je la
vis, en 1783 ou 1784, dans un beau château qu'elle occu-
pait près de Berlin, ne vivait depuis six ans que d'une
glace et d'une tasse de café à l'eau, qu'elle prenait par
jour. Elle était d'une pâleur extrême et fort maigre ; il
résultait de sa faiblesse qu'elle ne quittait son lit que
pour être placée sur un sofa, et cependant elle avait
encore une figure charmante et des grâces remarquables.
L'autre fille, superbe de beauté antique, était fixée à
Vienne. Peu après qu'elle arriva dans cette capitale,
Joseph II donna un bal masqué ; elle y vint, mise avec
magnificence et couverte de diamants, faite pour fixer
les regards par sa taille et par sa parure. L'Empereur
s'occupa d'elle et finit par la faire démasquer. On dit
qu'il fut encore plus frappé de sa beauté et de son
esprit, qu'il ne l'avait été de sa tournure et de sa toilette.
Je ne m'arrêterai pas à ce que l'on pensa de cette ren-
contre et de l'entrevue qui la suivit; mais un fait qui
est historique, c'est que son mari, M. Arnstœdt, fut fait
baron d'Arnstœdt et, en dépit du baron de Rothschild,
se trouva de cette sorte le premier Juif qui ait été ano-
bli et titré. Cette femme magnifique, mais d'une race
PREMIÈRES ARMES. 63
qai jamais ne m'a rien inspiré, me prit en amitié. Elle
avait un album, le premier que j'aie vu et que l'on
nommait en allemand c stammbuch », fort riche et déjà
chargé de souvenirs respectables et curieux. Je ne sais ce
qui put lui faire désirer quelque chose de moi ; mais je me
souviens que, grâce au talent d'un mattre de dessin que
j'avais, je lui peignis un Amour assez bien fait, et que je
dus à l'esprit de mon père les quatre vers que j'écrivis
en bas, vers sans doute fort galants, mais dont il ne
me reste aucune trace.
Peu d'enfants ont aimé les armes plus que moi. Dès
que je pouvais attraper i'épée de mon père, je répétais
ce que j'avais retenu des leçons d'armes que je voyais
donner. Je ne la maniais pas trop mal. J'avais des petits
canons, que je tirais à poudre, et je fabriquais toutes
sortes d'artifices pour imiter les volcans : je mêlais, en
les humectant, un peu de soufre, du salpêtre et du char-
bon, j'en formais comme un fût de colonne, je le mettais
au centre d'un tas de sable mouillé, qui était pour moi
le Vésuve, je mettais le feu au haut de ma composition
et j'avais des éruptions superbes. Bientôt cependant
ces jeux ne me sufQrent plus, et je voulus avoir des
armes véritables.
Un jour, pendant que je tourmentais mon père pour
qu'il me donnât des pistolets, un M. Berezin, l'un des
secrétaires du prince Dolgorouki à la légation russe et
neveu de Potemkin, arriva; informé du motif de mes in-
stances, il me dit que, pour avoir des pistolets, il fallait
savoir s'en servir et de plus prouver qu'on aurait le cou-
rage de s'en servir. Je prétendis que j'apprendrais bien
vite, que le courage ne me manquerait pas, quand bien
même les pistolets seraient grands comme des canons.
« Allons », ajouta M. Berezin, < à demain l'épreuve. J'ap-
porterai une paire de pistolets, et, si vous tirez deux coups
64 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
sans sourciller, ils seront à vous. Si vous avez peur, je
les remporte. > C'est ainsi que j'eus pour la première
fois des armes en toute propriété; dès lors je me crus
un homme (i).
Je ne sais quelle querelle j'avais eue, en 1783, avec
un de mes camarades, le fils atné du professeur Stoss et
mon atné de deux ans; nous résolûmes de nous battre
en duel. Nous allâmes chercher les épées d'acier de nos
pères et nous nous mîmes à ferrailler. J'ignore com-
bien de temps dura cette parade, qui pouvait beaucoup
plus mal unir et qui se termina par un coup d'épée que
je reçus entre le petit doigt et le doigt annulaire de la
main droite; j'ai encore la cicatrice.
Ce qui est danger a toujours eu la plus grande attrac-
tion pour moi.
Pendant l'avant-dernier été de notre résidence en
Prusse, nous passâmes quinze jours à la campagne chez
une Mme Sapt, très belle et très aimable Italienne. Un
des plaisirs de cette dame était de courir les bois pour
cueillir des champignons, qu'elle aimait passionnément.
On partait pour ces promenades, à quatre heures du
matin, dans de grands chariots de paysans, sur cha-
cun desquels se plaçaient quatre ou cinq dames, un ou
deux cavaliers, deux ou trois femmes de chambre, tous
assis sur des sacs de paille et sur quelques grands pa-
niers, destinés à être remplis de champignons.
(i) Un autre doo, qui en ce temps-là faisait époque dans les
souvenirs de Tenfance, fut celle d'une montre d*or. C'est la posses-
sion dont je fus le plus fier. On conçoit que je la tirais sans cesse
et que dès lors les minutes m'occupèrent plus que ne l'avaient fait
les heures, quoique je n'en perdisse que mieux les heures et les
minutes. Je m'amusai môme à la démonter et t la remonter ; mais
je le fis avec un tel soin et une telle dextérité, que, dix ans après,
lorsque je la changeai contre une plus helle, elle était encore par-
faitement bonne.
ACCIDENTS ET DANGERS. 65
Dans la première de ces promenades, dont je ftis
ainsi que ma mère et ma sœur, je n'eus pas de cesse
que l'on ne m'eût laissé m'asseoir sur le devant du cha-
riot, à côté de l'homme qui menait les quatre chevaux
constituant notre attelage. A peine installé sur la mau-
vaise banquette qui servait de siège, je demandai les
rênes et le fouet. Mme Sapt ne se souciait pas trop
d'être conduite par un cocher qui n'avait pas quatorze
ans; ma mère craignait qu'il ne m'arrivât quelque
accident; mais mes instances furent si réitérées et si
vives que l'une, malgré ses frayeurs, et l'autre, malgré
sa sollicitude, cédèrent. Je voulus me distinguer et, ne
croyant pouvoir mieux montrer mon savoir qu'en allant
grand train, je me mis à agiter mes rênes de corde, à
crier et à fouetter à tour de bras mes rosses, qui fini-
rent par prendre le galop. J'étais ravi et l'on vantait
déjà mon habileté, lorsque, à ladescente d'un pont de bois
fort mal construit, une dernière poutre, élevée de près
d'un pied au-dessus du sol, donna au chariot une telle
secousse que, lancé entre les deux chevaux, je tombai
sous le timon et disparus aux yeux des dames. Je devais
être broyé, attendu que l'avant-train de ce chariot était
extrêmement bas et touchait au sable de la route, dans
lequel les roues s'enfonçaient d'un grand pied; mais la
clameur que jetèrent toutes les dames, le cri du paysan
sans doute connu des chevaux, joint à l'enfoncement
des roues par suite de la secousse même, produisirent
un effet tel que ces animaux, qui d'ailleurs ne mar-
chaient qu'à coups de fouet et dans un sable très fati-
gant, s'arrêtèrent tout court au moment où, pour me
tuer, le chariot n'avait plus à avancer que de six pouces.
Ma mère était à moitié morte; ma sœur criait et
pleurait; Mme Sapt n'en pouvait plus, et moi, pas
mal bouleversé de l'aventure, je perdis ma place et je
I. 5
66 MÉMOIRES DU GENERAL BARON THIEBAULT.
fus relégué avec les paniers à l'arrière du chariot.
Je n'en finirais pas si je voulais raconter tous les
dangers que ma forfanterie me fit courir dans mon
enfance. J'étais avec ma famille dans l'une de ces jolies
maisons de campagne qui bordent le Parc du côté du
Chasseur. Dans cette maison était un chien très gros,
très méchant et dont on m'avait fortement recommandé
de ne pas approcher. Je me tenais à distance de lui,
mais je m'amusais à l'agacer et à lui jeter des pierres.
Plus cet animal se mettait en fureur, et plus je me diver-
tissais; mais, à force de se débattre, il arracha le mon-
tant de sa niche, auquel sa chaîne était attachée, et
s'élança vers moi. Au moment où le craquement du bois
m'avait annoncé que ce terrible animal allait se trouver
libre, je sentis que je n'avais de ressource que dans la
rapidité de ma fuite, et je profitai de la minute où il ache-
vait d'arracher le montant, pour gagner du terrain. J'ai
toujours été fort leste; j'ai couru très vite (4), mais de
(1) Je peux en donner pour exemples deux courses que je fis à
Berlin. Nous étions allés« ma mère, ma sœur et moi« à Téglise, et
nous n'y étions arrivés qu*en nous soutenant les uns le» autres,
tant le verglas était complet. En sortant de Téglise, ma mère avait
rencontré le grand écuyer, comte de SchafTgottsch, qui la ramena
ainsi que ma sœur dans sa voiture, voiture fort bien attelée et
allant d'autant plus vite que les chevaux étaient ferrés à glace.
Il m'offrit également de monter, mais je refusai et, comptant sur
mon agilité et sur mon équilibre, je gagnai par une autre route la
voiture de vitesse. Au risque de glisser mille fois et de me rompre
le cou, je me retrouvai avant elle devant notre porte.
Dans le cours de l'été suivant, et ainsi que cela m'arrivait, lors-
que le besoin de m'abandonner À mes rêveries l'emportait sur le
plaisir que pouvaient m'offrir mes camarades, j'allai me promener
seul au Parc et j'arrivai À Charlottenbourg. J'avais oublié l'heure ;
je m'aperçus que la nuit venait. J'étais À deux grandes lieues de
Berlin. Je craignais d'inquiéter mon père et ma mère, et je me mis
à suivre rapidement la route du retour. Il n'y avait pas dix
minutes que je marchais, lorsqu'une voiture à quatre chevaux,
venant de Charlottenbourg, m'atteignit. Je voulus voir combien
ACCIDENTS ET DANGERS. 67
ma yie je ne suis allé de ce train-là. Toutes les facultés de
mon être se concentraient dans mes jambes. Au reste,
l'efTort fut si grand que, lorsque j'eus traversé la basse-
cour, la grande cour d'entrée, la route qui séparait cette
habitation du Parc et l'espace d'une centaine de pas qui
se trouvait entre la route et l'endroit où ma famille et
nos amis étaient assis sur l'herbe, toutes mes forces
étaient anéanties; me jetant au milieu d'eux, je perdis
connaissance. Quant au chien maudit, il m'atteignit
lorsque j'arrivai, et ce fut encore avec une extrême dif-
ficulté que les cannes de plusieurs messieurs, la voix
et les efforts de son mattre, heureusement présent,
purent l'empêcher de sauter sur moi.
Je ne parlerai pas des accidents involontaires, d'un
os de carpe qui faillit m'étrangler, d'une soupe aux
herbes empoisonnée que nous servit notre cuisinière,
qui s'était laissé vendre pour une botte de cerfeuil une
botte de ciguë; du feu que je mis à mon Ut (i).
Ainsi dans les positions du monde les plus ordinaires,
avant d'avoir accompli ma quatorzième année, j'avais
couru le risque d'être noyé, assommé, aveuglé, foudroyé,
tué en duel, écrasé sous un chariot, étranglé, empoi-
sonné, grillé, dévoré; c'était le pronostic d'une vie chan-
ceuse. Ce pronostic ne fut pas trompeur, et la suite de
de temps je pourrais lut tenir pied, et je fis la folie de courir, à la
hauteur des premiers chevaux, jusqu'à la porte de la ville, c'est-à-
dire pendant prés de deux lieues.
(i) Au Garde-Meuble à Paris et dans un des cantonnements de
Tannée du Rhin, le même accident m'arriva encore. Sans doute pai*
le besoin de réparer, la nuit, ce que je dépensais en activité pendant
le jour, je me trouvais entraîné au sommeil d'une manière aussi
subite qu'irrésistible. Il m'arrivait très fréquemment d'être endormi
avant d'avoir éteint ma lumière, et ma mère était si effrayée de
cette disposition que, en 1786, elle inventa pour moi ces bougeoirs en
fer-blanc, grands comme des assiettes et qui depuis sont devenus
assez communs.
68 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
ces Souvenirs prouvera que, en fait d'imprudences et de
folies même, je ne devais pas m'arrèter à mi-chemin.
La fête de ma mère, comme celle de mon père, étaient
pour ma sœur et pour moi des solennités, que nous pré-
férions cent fois à nos propres fêtes. Dans ces dernières
nous n'avions en effet qu'à recevoir, tandis que dans les
premières nous pouvions donner et prodiguer toutes
les marques de notre tendresse. Pendant plusieurs
années, nous avions employé nos économies à acheter
quelques petits objets, que nous imaginions pouvoir être
agréables à ma mère surtout; mais on nous défendit ces
présents, de sorte que, en 1 784, aux approches du 25 août,
fête de ma mère qui se nommait Louise, nous arrê-
tâmes de jouer la comédie et nous obtînmes de mon
père d'aller ensuite souper au Parc, avec les personnes
que nous inviterions sur son approbation. Nous fîmes
donc arranger un théâtre dans le grand salon; on le
posa pendant une visite que mon père fit faire à ma
mère chez une dame, qui logeait dans la même maison,
et, quand nos convives furent arrivés et placés, quand
le théâtre fut disposé et éclairé, on alla chercher ma
mère. Sa surprise fut complète, tant nous avions réussi
à cacher nos préparatifs. Enfin, un moment après une
ouverture exécutée derrière la toile par ma sœur sur
le piano, par moi sur le violon, par nos maîtres de
musique et quelques artistes ou amateurs amenés par
eux ou invités par nous, on emporta à la hâte le piano,
et le rideau se leva.
Ma mère reconnut et ma sœur et les autres acteurs
qui parurent sur la scène. Quant à moi, qui jouais un
rôle de femme et qui, par ma taille et la manière dont
mes traits étaient déjà formés, paraissais sous mon
déguisement avoir au moins dix-huit ans, il lui fut im-
possible de me reconnaître. A chaque instant elle deman-
FÊTE ET SOUPER. 6Ï>
dait à ses voisins : < Qui est donc cette jolie demoiselle? »
et, comme on avait le mot, on riait et on ne répondait
rien. Enfin, quand, la pièce finie, nous allâmes lui pré-
senter nos bouquets et l'embrasser, elle fut au comble
de Tétonnement.
Je suis de bon compte, je n'étais pas mal et je me
trouvais si bien que je voulus aller au Parc dans mon
travestissement. En descendant de voiture chez Cor-
sica, traiteur, où la meilleure société de Berlin allait
alors faire de telles parties, je fus remarqué par deux
officiers des gendarmes. N'ayant nullement la réserve de
mon costume, je ne tardai pas à aller, selon mon
habitude, me promener seul dans le jardin, où bientôt
les officiers me suivirent. Dès que je m'aperçus de leur
présence, je fis mille coquetteries; je laissai tomber mon
éventail ; ils se précipitèrent pour me le ramasser. On
m'appela pour le souper, et mes officiers ne firent que
passer et repasser devant la porte de la salle où nous
étions, et, comme en arrivant j'avais conté mon aven-
ture devant M. de Platen, major des gendarmes et l'un
de nos convives, on me plaça de manière que ces
messieurs pussent me voir tout à leur aise. Cette plai-
santerie dura pendant une partie du repas ; mais, si mon
corset m'avait fort gêné avant de me mettre à table, il
me fut impossible de le garder après avoir mangé, de
sorte que, au moment où mes adorateurs me considé-
raient avec le plus d'extase, je détachai mon fichu, je
coupai mon lacet et je me mis tout à fait à mon aise.
La scène fut des plus gaies; M. de Platen fit entrer ces
officiers et les félicita sur leur bon goût; ils rirent avec
nous de leur méprise; mon père les invita à se mettre
à table, et ils achevèrent en notre compagnie le souper.
Vers onze heures du soir, mon père, sur un mot de
M. de Platen, envoya toutes les voitures nous attendre
10 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
à la porte de Brandebourg et nous annonça que, le
temps étant magnifique, nous ferions à pied et à travers
le bois le quart de lieue que nous avions à faire pour les
rejoindre. Nous avions à peine fait cent pas que la
musique des gendarmes, suivant une allée latérale, se
fit entendre et nous accompagna jusqu'aux voitures. Ce
fut une surprise charmante, et TefTet que cette musique,
toute composée d'instruments à vent, faisait de nuit,
à travers bois, compléta merveilleusement cette journée.
Tune des plus agréables de ma vie par son objet, ses
détails et le plaisir qu'elle fit à ma mère.
Cependant mon père, qui voyait Frédéric s'affaiblir,
qui savait que le Prince royal ne pouvait manquer de
rester étranger aux arts, aux lettres, aux sciences et à
tous les genres de gloire qui avaient illustré le règne
de Frédéric; mon père, dont la position en Prusse per-
drait forcément ses avantages et la sorte de lustre qui
seule Ty avait retenu; mon père, enfin, qui voulait rendre
ses enfants à sa patrie et rentrer lui-même en France,
résolut, au commencement de 1784, de quitter Berlin et,
pour préparer son départ, vendit sa bibliothèque, en pré-
textant l'occasion d'un placement avantageux; puis il fit
passer secrètement à Paris le produit de cette vente, le
surplus de ses économies et les objets qu'il désirait
conserver; enfin, il rédigea un inventaire bien exact de
la partie de son mobilier qu'il comptait laisser à Berlin.
Ma mère et moi, nous fûmes ses seuls confidents; malgré
mon tout jeune âge, mon père avait une entière confiance
en ma discrétion, et il avait raison. C'était même la qua-
lité qu'il me reconnaissait au plus haut degré. Je fis
cependant dans le cours de cet été une espèce d'indiscré-
tion; mais, d'une part, j'avais eu raison de croire que je
ne serais pas compris, et, de l'autre, je me le suis repro-
ché toute ma vie. Voilà le fait : grâce à mon père, je
PREPARATIFS DE DÉPART. 11
n'avais jamais regardé la Prusse que comme un pays
auquel je ne devais pas appartenir et dans lequel je ne
me trouvais que passagèrement, et la France comme
préférable à tous les pays du monde et comme ma patrie.
Le pays m'intéressait donc peu; mais j'y avais des amis,
et l'idée de les quitter m'affligeait. Dans une de mes pro-
menades avec les jeunes Stoss, Hoffmann, etc., Wilhelm
Stoss, me voyant triste, me demanda ce que j'avais et ce
qui pouvait m'affliger par le temps magnifique qu'il fai-
sait. Je me gardai de lui répondre que c'était le dernier
été de mon séjour à Berlin, et ce jour, un des derniers
que nous dussions passer ensemble; mais je répliquai
par ces deux métaphores : c Je suis i,luidis-je, c comme
nos pigeons (1) voltigeant par le plus beau soleil, mais
apercevant l'épervier menaçant; je suis comme les navi-
gateurs voguant par le plus beau temps, mais voyant
un gros nuage présage de la tempête. » Mes amis crurent
que je battais la campagne et se mirent à rire.
Ma mère avait horreur des lits d'auberge, et de plus
elle était sujette à avoir en voyage des oppressions ter«
ribles, augmentées par le mouvement de la voiture; quant
à moi, je ne pouvais supporter d'aller à reculons. Les
plus petits trajets faits dans ces conditions me donnaient
mal au cœur; une demi-heure suffisait pour produire des
vomissements, l'odeur seule du cuir me rendait malade.
Pour concilier ce que nécessitaient la santé de ma mère
et ma faiblesse, mon père fit faire une calèche fermée,
très douce et dont la première banquette se renversait
à volonté, de manière que tous quatre on pût aller
en avant. Outre cela, il fit ajuster sur l'avant-train de la
voiture une caisse de trois pieds carrés, que le hasard
lui fit rencontrer et qui contenait un lit complet. Le
(1) J'ai parlé plus haut des pigeons que les jeunes Stoss et moi,
nous élevions alors.
ÎS MEMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIEBAULT.
coffre, en s'ouvrant, formait la couchette; deux pieds
à vis s'y adaptaient pour le soutenir. Le ciel du lit se
composait de petites tringles de fer, et les rideaux étaient
en taffetas vert; outre ces rideaux, le coffre refermé con-
tenait un fond sanglé, deux matelas, deux oreillers, les
draps et deux couvertures. Ce lit avait été construit
pour je ne sais quel général russe et se trouvait être
presque neuf. Il fallait huit minutes pour le descendre
de voiture et le monter, autant pour le remettre en
place.
Ces préparatifs terminés, mon père écrivit au Roi pour
lui demander un congé de six mois; il motivait sa demande
sur le désir d'essayer du magnétisme pour la surdité de
ma sœur. Le Roi lui répondit : t Je vous accorde le
congé que vous me demandez, quoique je doute que
vous obteniez quelque succès du remède dont vous vous
proposez de faire usage. > Ce congé reçu, mon père
arrêta le jour de son départ, au regret de tous ceux qui,
depuis vingt ans, lui avaient voué autant d'estime que
d'attachement et qui , en partie du moins, pressentaient
qu*il ne reviendrait pas, parce que le moment où il
devait quitter la Prusse était venu.
Deux jeunes gens français se trouvaient alors à Berlin :
l'un, le comte de Buffon, fils très peu digne d'un père
célèbre; l'autre, le comte de Chinon(l), fils digne à tous
égards d'un autre père que le sien (le duc de Fronsac).
L'opinion fit, au reste, la part de chacun d'eux avec une
parfaite équité; quoique très jeune, le comte de Chinon
fonda dans l'esprit des Berlinois une réputation que sa
vie a justifiée; le comte de Buffon fut l'objet d'un dédain
dont le temps n'a pas rappelé (2). En ce qui concerne mon
(1) Le futur duc de Richelieu, si célèbre comme ministre de
Louis XVin. (ÉD.)
(2) M. de BufloD, envoyant son buste à Catherine il, en chargea
M. DE BUFFOK ET LE COMTE DE CHINON. 73
père, il avait rencontré ces deux jeunes gens dans diffé-
rentes maisons; l'un et l'autre y apprirent son départ
pour Paris. M. de Buffon ne songea pas même que ce
pût être l'occasion d'établir entre son père et le mien
des relations, qui ne pouvaient manquer d'être agréables
a tous deux; quant au comte de Chinon, il se rendit
cbez mon père, l'avant-veille de son départ, et avec une
modestie, une grâce, un tact tout à fait supérieurs à son
âge et qui lui concilièrent à Berlin les esprits et les
cœurs : c Monsieur i, dit-il, < je viens vous demander
si, sans vous déranger, vous pourriez vous charger de
cette lettre pour mon grand -papa et lui procurer, en
la lui remettant vous-même, le plaisir de faire person-
nellement votre connaissance. Pour vous y engager »,
ajouta-t-il, < je ne vous dirai pas que c'est le doyen
des maréchaux de France, mais je vous prierai de consi-
dérer que c'est le doyen des académiciens de l'Europe. »
Mon père, que cette démarche ne pouvait que flatter,
fut vivement touché de la manière dont elle fut faite ; il
accepta la commission avec le plus grand empresse-
ment, et, peu de jours après son arrivée à Paris, il alla
s'en acquitter. Le maréchal de Richelieu avait été direc-
tement informé par son petit-fils de la visite de mon
père et de ce qui le concernait; aussi vint-il au-devant
de lui, dès qu'on l'annonça; il le reçut à merveille et dès
le lendemain l'invita à dtner. Mon père enchanta le ma-
réchal par sa conversation. Il était impossible, en effet,
de parler avec plus d'expansion et de chaleur. Son
style, quoique correct, naturel, souvent élevé et véhé-
son fils, qui Tint & la cour de Russie, mais répondit mal à l'idée
qu'on se faisait d'un jeune homme portant ud si grand nom. Ou
dit alors à Pétersbourg que, des deux copies de lui-môme qu'avait
envoyées M. de Buffon, celle de marbre valait le mieux. C'est en
revenant de Russie que le fils passa par Berlin. (Éd.)
74 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
ment, n'approchait pas de ses discours. Il donnait réel-
lement la vie à tout ce dont il parlait; son inconce-
vable mémoire, jointe à son imagination, à sa franche
et juste admiration pour Frédéric, à la sorte d'enthou-
siasme que ce grand roi excitait alors généralement,
faisait de ses entretiens une des choses les plus faites
pour intéresser. Or, si cet effet était général, combien
ne devait-il pas être puissant sur ce vieux maréchal, qui,
né avec le siècle que Frédéric avait rempli de sa gloire,
retrouvait dans les conversations de mon père des faits
très piquants par eux-mêmes, mais qui, pour lui, se
rattachaient aux plus brillants souvenirs de sa vie et en
quelque sorte les ravivaient! Aussi les invitations se
succédèrent rapidement et bientôt furent converties en
un jour fixe.
Chaque semaine, jusqu'à la mort du maréchal, mon
père alla dtner avec lui, indépendamment de quelques
visites qu'il lui fit le matin. C'est dans ces visites qu'il
vit présenter à ce maréchal des hommes qui n'avaient
d'autre titre pour paraître devant lui que leur grand
Age; mais ce titre sufQsait. En lui amenant des vieil-
lards, d'aussi loin qu'on le pouvait, on cherchait à le
convaincre qu'il n'était pas lui-même d'un Age extraor-
dinaire, et que, à son Age et même au delà, il y avait
beaucoup d'hommes qui se portaient fort bien. On con-
çoit qu'à cette attention, qui produisait sur lui un effet
salutaire, se mêla bientôt un peu de supercherie, et qu'à
la fin on avait grand soin d'exagérer l'Age de tous les
nouveaux venus. Rien, au reste, n'était négligé pour
prolonger l'existence de cet homme, dont la carrière
avait été sans doute plus brillante que morale et même
plus bruyante qu'illustre, malgré la prise du Port-
Mahon, mais qui avait soutenu un nom que le
cardinal avait rendu gigantesque^ que le duc de Fron-
!,)■: (;K.\NI) FKKDKKir
LE MARÉCHAL DE RICHELIEU. 75
sac allait prostituer et que personne ne devait porter
avec plus d'honneur que M. le duc de Richelieu.
C'est encore dans ces visites du matin que mon père
vit emporter les seaux du lait qui avait servi aux bains
du maréchal, et qui, autant que cela était possible, était
revendu dans le quartier; qu'il le vit coiffer, c'estrà-
dire, qu'il lui vit étirer la peau du front sous la per-
ruque qu'on lui mettait, afin de diminuer les rides de
tout le visage. C'est également en dînant avec lui que
mon père lui vit régulièrement servir des pigeons pris
au moment où ils étaient éclos, c'est-à-dire avant que
les 08 fussent formés, immédiatement préparés et répu-
tés la nourriture la plus substantielle et la plus facile
à digérer; on les nommait pigeons à la cuiller, parce
que c'était en effet dans des cuillers d'or ou de ver-
meil qu'on les servait.
Un dernier fait se présente. Mon père avait rapporté
de Berlin le portrait le plus ressemblant qui jamais ait
été fait de Frédéric II.
Ce portrait, au pastel fixé, fut peint par un M. Cunin-
gham, amateur anglais, fort loin d'être sans talent,
mais ayant surtout celui d'attraper la ressemblance.
Favorisé parles aides de camp du Roi, il eut pour séance
le temps que les 21, 22, 23 mai, le Roi restait immobile
à voir défiler devant lui les trente-six mille hommes qui
avaient manœuvré à ses grandes revues; aucun peintre
n'en eut jamais autant et n'aurait mieux profité de ce
bonheur.
Le maréchal voulut voir ce portrait; mon père le lui
fit porter et même le lui prêta. Le portrait fut d'abord
placé dans le salon et ensuite au chevet du lit du maré-
chal, où il resta jusqu'à sa mort, époque à laquelle
Mme la maréchale de Richelieu le fit reporter chez mon
père.
76 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
Je reviens à notre départ de Berlin et au voyage qui
nous conduisit à Paris. Ce départ fut pénible par tous
les liens qu'il brisait. Il commença même assez tris-
tement. Ma mère fut tellement incommodée à Wuster-
marck, lieu de notre première coucbée, que nous
faillîmes retournera Berlin pour attendre le printemps.
Cependant elle prit courage, et nous continuâmes notre
route. A Magdebourg, où nous logeâmes, nous restâmes
trente-six heures chez un ami de mon père, M. de La-
lande, avec lequel je vis la douane. Tune des plus belles
du monde, la cathédrale, l'arsenal, la maison de ville,
la maison du gouverneur, le château et le rempart du
Prince, alors la promenade du beau monde.
Nous mîmes treize heures à faire la station de six
milles qui sépare Magdebourg de Helmstedt, circon-
stance d'autant plus notable dans mon souvenir que, pour
arriver à Helmstedt, nous traversâmes^ pendant trois
à quatre heures de nuit, une forêt alors la plus dange-
reuse de l'Allemagne. Mon père ne se rappela combien
elle était redoutée des voyageurs que lorsque le jour
baissait. Arrivés au dernier village que nous avions à
traverser, il me chargea de prendre des renseignements,
et nous apprîmes qu'il ne se passait guère de semaine
sans qu'il y eût quelque assassinat commis dans cette
forêt, le refuge des déserteurs de plusieurs États d'Alle-
magne, auxquels elle sert de confins dans ses soixante
lieues de longueur. S'il y avait eu une auberge dans ce
village, nous y aurions passé la nuit ; mais il n'y avait
qu'un cabaret, dont le maître mariait sa ÛUe et ne pou-
vait recevoir personne. Obligés, fautedegîte,de continuer
notre route, mon père se mit avec moi sur le devant de
la calèche; je chargeai les deux paires de pistolets
et le fusil que nous avions, et renforcés par un jeune
soldat prussien, en semestre dans ce village et armé éga-
SUR LA ROUTE DE FRANCE. 77
lemeot d'un fusil de chasse, nous entrâmes dans la forêt.
Je me rapi^elle que j'étais enchanté du rôle que je pouvais
jouer en cas d'attaque, et je puis ajouter que des armes à
feu n'étaient plus dans mes mains des armes inutiles.
Au reste, nos précautions le furent. Nous arrivâmes à
Helmstedt sans mésaventure et n'ayant rencontré qu'un
chariot, dans lequel se trouvaient deux hommes, deux
autres hommes à pied, et un grand chêne isolé tout en
feu.
D'Helmstedt une chaussée magnifique, qui au milieu
des sahles de ces contrées formait une opposition mar-
quante, nous conduisit à Brunswick.
Ainsi que je l'ai dit, j'y retrouvai le prince Serge et
j'allai voir avec lui les trois palais principaux de cette
ancienne capitale, celui du duc, celui de la princesse
douairière et celui de la princesse de Loos : le premier
était un grand bâtiment fort insignifiant, le deuxième
une maison plus qu'ordinaire, à l'extérieur de laquelle
on voyait toutes les poutres; le troisième enfin une
misérable baraque n'ayant que deux chambres habi-
tables, dont les fenêtres n'avaient que des carreaux de
vitres à six fenins (pfennigs) la pièce, et dont la porte
cochère était pourrie au point qu'on voyait le jour à
travers et qu'on ne savait plus comment l'ouvrir. Ce
contraste de rang et d'indigence, d'orgueil et d'abaisse-
ment me fit une impression profonde.
Le surlendemain de notre départ de Brunswick, nous
arrivâmes â Oldendorf^ après avoir marché plusieurs
heures au milieu de montagnes et de rochers, contre
lesquels nous brisâmes le second marchepied de notre
voiture; le premier l'avait été contre les remparts de
Magdebourg.
En nous rendant d'Oldendorf à Opinau, nous traver-
sâmes la plaine de Minden, plaine de deux à trois lieues,
78 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL RARON THIKRAULT.
sans un mouvement de terrain, sans un arbrisseau.
Rien n'est triste comme ce pays; on dirait que le sang
français a achevé de faire maudire cette terre (1). Les vil-
lages qui précèdent ou suivent cette plaine sont hideux;
la plupart des maisons qui les composent n'ont ni portes
ni fenêtres et consistent en espèces de cahutes à la
sauvage, ouvertes sur le haut pour donner passage à la
fumée, ayant le foyer au milieu et servant aux maîtres,
aux valets, aux enfants et aux bestiaux, couchés pèle-
mêle sur la même paille ou le même fumier. En passant
à Minden , nous achetâmes un morceau de « pompernickel 1 5
pain noir et compact, qui se conserverait un an, que sur
un billot l'on coupe à coups de hache et dont les chevaux
mangent ainsi que les gens en mangeaient alors. Mais
croirait-on qu'à Paris où nous en emportâmes un morceau,
il se trouva des gens qui, grâce à la nouveauté, le trou-
vèrent excellent, quoiqu'il fût exécrable?
Deux souvenirs se rattachent à Munster : d'abord la
manière admirable dont cette ville est pavée, ensuite une
très belle musique, dite des Janissaires, qui d'heure en
heure parcourait toutes les rues. Enfin, le douzième jour
de notre départ, nous arrivâmes à Wesel, où nous primes
un temps de repos. Nous allions désormais voyager
beaucoup plus vite; aussi ne me reste-t-il qu'un très
vague souvenir des villes que j'ai traversées jusqu'en
France. A peine Bruxelles m'apparatt-il encore; mais,
en revanche, je n'ai jamais oublié Valenciennes, où nous
arrivâmes à l'heure de la parade et où je vis, pour la
première fois de ma vie, des officiers coiffés en ailes de
pigeon, montés sur des patins pour ne pas se crotter et
(1) Allusion à la guerre de Sept ans. Les Français prirent Minden
en 1757 ; mais, deux ans plus tard, ils éprouvèrent, sous les murs
de cette ville, près du village de Todtenhausen, une sanglante
défaite. (Éd.)
RENTREE EN FRANCE. 10
ayant des parapluies, parce qu'il pleuvait un peu. Qu'on
juge de mon étonnement^ de mon scandale en comparant
ce spectacle à celui auquel m'avait accoutumé l'armée
prussienne, si sévère dans sa tenue, si militaire dans
ses moindres détails... J'étais indigné, humilié, et plus
j'éprouvais déjà le besoin d'aimer et d'estimer tout ce
qui était français, plus je rougissais de l'idée que les
étrangers, les Prussiens surtout, ne pourraient s'empê-
cher de rire de pitié à un tel spectacle.
Le reste de mon voyage ne m'offrirait plus rien qui
méritât d'être relaté, si nous ne nous étions arrêtés un
jour à Chantilly, pour visiter ce monument de la magni-
ficence et du goût des princes de Condé, cet asile de
tant de héros, ce séjour qui excita l'envie de Louis XIY
et dont Paul P' voulut, par imitation, embellir ses États.
Mais il est assez connu pour que je puisse m'abstenir à
son sujet de toute description, et je termine ce chapitre
par notre arrivée à Paris, qui eut lieu le 5 décembre 1784,
anniversaire du triste jour où, vingt-trois ans après,
j'eus le malheur de perdre mon père à Versailles.
CHAPITRE III
J'avais quatorze ans moins neuf jours, lorsque j'ar-
rivai à Paris pour ne plus le quitter, du moins à titre de
domicile, et cette arrivée forme dans mes souvenirs une
grande époque, tant il est vrai qu'il suffit de bien peu
d'années pour changer les impressions.
On se rappelle le sentiment de désillusion, presque de
dégoût que m'avait inspiré Paris lors de ma première
venue dans cette ville; j'étais alors trop jeune pour en
comprendre le charme; mais, à l'Age où l'on sort de l'en-
fance, où, échappé à une surveillance continuelle, on
commence à essayer ses forces et à disposer de soi-même,
où l'imagination colore et vivifie tout ce dont elle s'em-
pare, si l'on se rappelle ce que j'ai dit de mon expansion
et de ma sensibilité , on pourra juger de ce que Paris a
pu me faire éprouver.
Et quelle autre ville pouvait m'inspirer une émotion
semblable? Sous les plus grands souverains Berlin,
Vienne, Madrid et Pétersbourg, comparées à Paris, ne
pouvaient être considérées que comme des villes du
second ordre. Je ne parle pas de ce qu'étaient alors
Amsterdam et Londres, très importantes sans doute,
sous le rapport de l'industrie, du commerce, des ri-
chesses, mais si loin de compte en ce qui tient aux
charmes et aux plaisirs de la vie I Rome moderne n'était
plus citée que par ses ruines, ses vices et sa supersti-
RENTRÉE A PARIS. »1
tion. Constantinople ne rappelait que Tignorance et
l'abrutissement, le disputant à la barbarie, tandis que,
même sous ce malheureux Louis XVI, l'on voyait briller
d'un éclat immense Paris, centre lumineux des arts, des
sciences et des lettres, réunion de tous les talents, de
toutes les célébrités, de toutes les ambitions, arbitre de
l'esprit, du bon ton et des grâces; Paris qui n'eut besoin
que d'un grand homme pour devenir, à l'exemple de
Rome ancienne, la ville des monuments et des triomphes f
L'homme, au matin de la vie, se croit le mattre de la
terre : placé à Paris, il se croit le mattre des cieux; tout
ce qui peut lui plaire, le séduire, l'enthousiasmer, le
flatter, l'enorgueillir, devient son partage. Une femme
charmante est celle que les dieux lui réservent; un hôtel
somptueux, l'asile que le sort lui prépare; le rang, la
fortune, la puissance, ce que la destinée lui garantit.
Cependant les jours se succèdent, les rêves s'évanouis-
sent, le désenchantement s'opère ; bientôt froissé, meur-
tri, surtout désabusé, là comme ailleurs, l'homme borne
ses vœux à ce que quelques consolations, ou du moins
quelques répits se mêlent aux trop nombreuses tribula-
tions d'une existence presque toujours pénible, souvent
malheureuse et parfois atroce f
Je reprends ma narration... Quoique mon père, en
demandant un congé à Frédéric II, eût eu pour princi-
pal motif de ramener sa famille en France et d'y reve-
nir lui-même, il n'en avait pas moins, ainsi qu'il l'avait
écrit à ce roi, l'intention d'essayer si le magnétisme
pourrait guérir ma sœur, dont la surdité avait résisté
à tous les traitements suivis tant à Lyon, en Saxe,
qu'à Berlin. Il avait en effet, par lettre, consulté sur ce
point le docteur Deslon, de ses amis d'enfance celui
qu'il aimait le plus et de tous les magnétiseurs d'alors
le plus célèbre et le plus consciencieux. La réponse
I. 6
82 MEMOIRES DU GENERAL BARON THIÉBAULT.
avait donné les plus fortes espérances. Pour être à même
de commencer de suite ce traitement, pour pouvoir
le suivre avec plus de facilité, mon père avait chargé
M. Desion de lui retenir un appartement aussi près de
chez lui que cela serait possible, et, comme M. Desion
logeait rue Vivienne, n* 16, il arrêta pour nous le premier
étage du fond de la cour de l'hôtel des États de Béarn,
rue Feydeau, n* 30, corps de bâtiment qu'on vient de
démolir et qu'on rebâtit en ce moment (1823).
Ma mère, qui s'était trouvée si malade de ses oppres-
sions dès le jour de notre départ de Berlin, avait été
comme guérie par des huîtres, que depuis Brunswick
nous trouvâmes dans les principales villes de notre
route; mais, en approchant de Paris, ses souffrances
recommencèrent, et, lorsque nous descendîmes de voi-
ture, elle était si mal qu'elle ne respirait plus, pour ainsi
dire, que par convulsions, et que son visage offrait le
mélange effrayant d'une pâleur mortelle et d'une teinte
presque bleue. Mon père écrivit à la hâte à Desion, qui
accourut aussitôt et qui en arrivant se mit à magnétiser
ma mère.
L'étonnement que me causa cette première séance ma-
gnétique ne peut se rendre. Mon père n'était pas moins
surpris que moi; quant à ma mère, qui a toujours eu hor-
reur de toute espèce de charlatanerie et qui ne voyait
que cela dans les gestes de M. Desion, elle fut profondé-
ment indignée et scandalisée. Hors d'état de parler, par
ses regards elle révélait ce qu'elle éprouvait, et s'il lui
avait été possible de s'opposer à ce que M. Desion con-
tinuât, elle l'eût fait; mais, incapable de faire un mou-
vement ou de proférer une parole, haletant à peine, il
fallut bien qu'elle le laissât poursuivre. Au reste, son
attente ne fut pas longue, et en moins de dix minutes
elle se trouva entièrement soulagée! La stupéfaction fut
LE BAQUET DE DESLOiS. 83
complète. Ma mère néanmoins ne dissimula pas l'im-
pression qu'elle avait reçue, et, avec tout l'esprit et la
grâce dont il était doué, M. Deslon lui répondit en sou-
riant : c Je conçois d'autant mieux le jugement que vous
avez porté, qu'il s'accorde parfaitement avec ce que j'ai
éprouvé moi-môme, la première fois que j'ai vu magné-
tiser. »
M. Deslon était attendu; il nous quitta dès que ma
mère fut bien, mais en nous faisant ses adieux il con-
vint que, comme d'une part il se pourrait qu'il ne
fût pas libre toutes les fois que ma mère aurait besoin
de lui; comme de l'autre la manière de la magnétiser ne
présentait aucune difficulté, il attacherait à notre maison
un magnétiseur, qui serait toujours à nos ordres, et que,
quant à ma sœur, il commencerait à la traiter de suite;
pour cela, elle serait conduite chez lui tous les soirs à
sept heures précises. Elle y alla en effet, dès le lende-
main, avec ma mère, dont les oppressions, qui jusqu'a-
lors la retenaient six semaines à deux mois dans son
lit, ou du moins dans sa chambre, n'étaient plus, grâce
au magnétisme, que des crises de peu d'instants.
Frappé de ce que j'avais vu, exalté par le désir, le
besoin de découvrir, de deviner ce secret du magnétisme,
que Mesmer venait de vendre à chacun de ses initiés
pour la somme de cent louis, je sollicitai de la manière
la plus vive la permission d'accompagner ma mère et
ma sœur; ce fut avec délices que, à l'âge de quatorze
ans, j'allai passer depuis sept heures jusqu'à dix ou onze
toutes mes soirées au baquet de M. Deslon, c'est-à-dire
au milieu de trente ou quarante personnes, plus ou
moins malades, ou souffrantes, appartenant presque
toutes à la haute société. Je ne sais où mes conjectures
auraient fini par me conduire, mais je ne fus pas long-
temps réduit à elles.
84 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
Nous avions un domestique, qui fut attaqué d'une
fièvre très violente avec difficulté de respirer. Le ma-
gnétiseur que M. Deslon nous avait donné, à la fois mé-
decin et chirurgien, nommé M. Galland, venait tous
les matins voir ma mère. On lui parla de ce domestique;
il se rendit auprès de lui, se mit à le magnétiser et nous
dit que c'était un commencement de fluxion de poitrine,
mais qu'il la préviendrait. Excité par une avidité que je
ne pouvais plus modérer, je lui fis quelques questions,
qui, vu mon âge, le surprirent et auxquelles il eut la
complaisance de répondre. Peu à peu je m'enhardis et
je vins lui demander s'il ne serait pas possible qu'il
m'apprtt à magnétiser... c Tout le monde n'est pas
susceptible de devenir magnétiseur », me répondit-il;
c en effet, il faut, et avant tout, avoir des sensations justes
et exactes; au reste >, ajouta-t-il, c mettez votre main
entre ma main gauche et la poitrine de ce garçon,
recueillez -vous et dites-moi ce que vous sentirez. >
J'obéis, et au bout d'un moment je lui dis : c Je sens un
point froid au milieu de ma main; tout autour je sens
une chaleur sèche et brûlante, le tout accompagné de
picotements très aigus, t II fut étonné, c Ce que vous
éprouvez », me répondit-il, < est parfaitement juste. Par
l'effet de ma volonté, j'ai établi un rapport entre cet
homme et moi; par l'effet de ce rapport, je sens tout
ce qui se passe en lui, et notamment dans la partie de
son corps à la hauteur de laquelle j'arrête en ce moment
mes mains; par l'action et le mouvement uniforme de
mes mains je rends cet effet plus fort, par conséquent
plus facile à juger, et c'est ainsi que je suis parvenu à
ressentir exactement ce que vous ressentez vous-même;
c'est ce qui caractérise la maladie et me permet d'en
juger avec certitude. Maintenant, en continuant à magné-
tiser comme je le fais, c'est-à-dire en éloignant et rap-
ESSAIS DE MAGNETISME. 83
prochant, au moyen d'un circuit, mes mains de son
coq)8, j'en fais sortir, j'en dégage l'irritation et Tinflam-
mation. J'arrête donc le mal dans ses progrès, je le di-
minuerai peu à peu et je n'emploierai plus les remèdes
ordinaires que comme des auxiliaires. »
Rentré chez ma mère, M. Galland déclara que j'avais
tout ce qu'il fallait pour devenir un habile magnétiseur.
Pour le prouver, il me fit magnétiser ma mère, en me
montrant comment il fallait m'y prendre, et elle en
éprouva le bien que M. Galland avait coutume de lui
faire et que M. Deslon lui avait fait le premier jour. La
joie, je pourrais dire l'orgueil que j'éprouvais, est indi-
cible f J'avais le pouvoir de soulager ma mère; mais en
même temps j'acquérais la conviction d'une puissance
qui était en moi et qui résultait de ma force et de ma
volonté; ce moment m'enivra d'une des plus grandes
et des plus douces jouissances de ma vie. Mon père vou-
lut essayer de magnétiser aussi, mais ce fut sans succès.
Sa conviction néanmoins n'en fut pas moins entière,
et cette sorte d'incapacité ne l'empêcha pas de publier
en faveur du magnétisme une brochure allégorique,
intitulée : les Vieilles Lanternes.
M. Galland me donna quelques notions d'anatomie;
il m'enseigna à bien juger et constater l'état du malade,
et me dit par quels moyens on calmait lorsqu'il y avait
irritation ou spasme, on adoucissait lorsqu'il y avait
inflammation, on rendait du ton lorsqu'il y avait fai-
blesse ou relâchement, c'est-à-dire atonie, etc. Jus-
qu'au commencement de 1792, époque à laquelle ma
mère quitta Paris pour rejoindre mon père à Épinal, où
je la conduisis, elle ne fut plus, pour ainsi dire, magné-
tisée que par moi. Cependant M. Galland me recom-
manda de ne magnétiser qu'elle. « Magnétiser », me
dit-il à ce sujet, c c'est consommer une partie de ses
86 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
forces vitales, et à votre âge il faut en être avare. »
Ce baquet de M. Deslon réunissait, de midi à quatre
heures du soir et de sept heures du soir à onze heures,
une société aussi nombreuse que choisie, qui sous le
rapport du ton et des manières a été pour moi une
école précieuse.
En hommes, on y trouvait beaucoup de gens d'esprit,
dans le nombre desquels je citerai le gros abbé de
Vauxcelles, dont les bâillements m'amusaient d'autant
plus qu'ils se terminaient toujours par un cri aigu, for-
mant avec sa masse un contraste bizarre; le président
de Bonneuille, homme petit, maigre, grave, beaucoup
plus, âgé que sa femme, mais fin, aimable, parlant à
merveille et très considéré; le prince de Beauffremont,
homme déjà âgé, mais d'une bonté, d'une aménité par-
faites; le prince d'Henin, que je me rappelle à peine; le
vicomte de Boursac, encore jeune, instruit d'ailleurs et
agréable musicien, de plus magnétiseur zélé. C'est lui
qui, sous la direction de M. Deslon, fut spécialement
chargé de la cure de ma sœur et qui, avec une com-
plaisance parfaite, la magnétisait chez ma mère, quand
elle ne pouvait pas sortir.
Les hommes, au surplus, m'occupaient beaucoup
moins que les dames, et il est naturel, d'après cela, que
je me souvienne d'un très petit nombre d'entre eux.
Quant aux femmes, depuis l'âge où je me connais,
elles ont été mes divinités sur la terre ; c'est au point
qu'une chèvre habillée en femme m'aurait monté la tète.
On conçoit donc que ma mémoire me rappelle beaucoup
moins les hommes que les dames que je vis chez M. Des-
lon. Aussi, et sans parler de je ne sais combien d'Irlan-
daises, toutes sœurs et ne finissant ni par leur nombre
ni par leur taille, nommerai-je la comtesse de laBlache,
dont Beaumarchais a si maltraité le mari et qui occu-
AU BAQUET DE DESLON. 87
paît ane partie de la maison de M. Deslon; la comtesse
de Brassac, femme très belle et qui, de peur de manquer
une séance, se rendait parfois au baquet en revenant de
Versailles, en grand habit de cour; Mme de Foucault,
femme remarquable par sa taille, la régularité, la dou-
ceur et la dignité de ses traits et de sa physionomie; la
vicomtesse de Choiseul, aussi vive que spirituelle, à
laquelle ma sœur plut beaucoup et qui assez souvent
obtenait que ma mère la lui confiât pour dîner avec elle
et pour faire des promenades aux environs de Paris,
notamment à Bagatelle; le prince de BeaufTremont, que
je viens de nommer, les y conduisit plusieurs fois, et
toujours à quatre chevaux, ce qui amusait beaucoup
ma sœur.
Je citerai encore la présidente de Bonneuille, qui tenait
d'autant plus à son titre qu'elle craignait davantage
d'être confondue avec une dame de Bonneuil,' alors l'une
des six berceuses de M. de Beaujon (i); or cette prési-
dente était bien l'une des plus jolies, des plus gracieuses
et des plus aimables créatures de la terre, femme vrai-
ment ravissante et que j'eus le bonheur, un jour, de
retenir dans mes bras, au moment où, tombant à la ren-
verse, elle allait se blesser contre l'angle de la cheminée.
Parfois elle était accompagnée de son fils, très joli
enfant, que souvent j'ai fait jouer sur mes genoux. Je
ne puis également omettre de parler de Mme de la Mar-
delle et de sa fille, créoles de Saint-Domingue, femme
excellente, qui avait la bonté de suppléer ma mère,
quand elle ne pouvait sortir, pour conduire et ramener
ma sœur. Je me rappelle encore Mme Levavasseur,
femme d'un receveur général des finances, et sa fille,
(1) Il avait auprès de lui six femmes charmaDtes, chargées de
rendormir et que Too appelait ses berceuses. Mme de Bonneuil
avait pour fille Mme Regnaud de Saint-Jean d'Ângely.
88 MÉMOIRES DU GKNKRAL BARON THIKBAULT.
virtuose de dix-sept ans, à laquelle, un soir, chez la
comtesse de la Blache, j'ai entendu jouer et chanter à
livre ouvert toute la partition de Dardanus, dont le
vicomte de Boursac venait d'apporter le premier exem-
plaire; enfin, et indépendamment de beaucoup d'autres
dames qui venaient au baquet de M. Deslon, je citerai
Mme X..., jeune créole, qui d'abord fut l'objet d'un
étonnement général, auquel succéda, peu de temps après,
une véritable horreur.
C'est un jour, vers une heure après midi, qu'elle arriva
pour la première fois au baquet chez M. Deslon. c Mon-
sieur >, dit- elle en allant droit à lui, au moment où il
se leva pour la recevoir, t je me suis brûlée, et je viens
vous prier de me guérir, t £t aussitôt cette femme, à
peine âgée de dix-neuf ans et très remarquable par sa
figure et surtout par son air décidé, découvrit un des
plus beaux «bras du monde, sur la partie la plus charnue
duquel se trouvait une plaie très enflammée.
En lui faisant avancer un fauteuil et du moment où
elle fut assise, M. Deslon, avec les manières qui le dis-
tinguaient, la pria de lui dire comment cet accident
était arrivé « Cela est indifférent », répondit-elle, «je
me suis brûlée, je souffre; on m'a dit qu*au moyen du
magnétisme vous pourriez me soulager, me guérir même,
et je viens en essayer. » La surprise augmenta. Quant
à M. Deslon, il se mit à la magnétiser et, en une demi-
heure, il ôta l'inflammation, puis il dit : < Maintenant,
madame, préservez votre bras du contact de l'air; sous
peu il sera guéri. » Elle remercia M. Deslon, répéta deux
ou trois fois : « C'est fort extraordinaire », et se retira.
Le lendemain matin, et alors qu'on ne songeait plus à
elle, elle reparut en disant à M. Deslon : c Monsieur, j'ai
de nouveau recours à vous. > Il examina le bras^ qu'il
trouva entièrement au vif et fort enflammé. < Madame >,
AU BAQUET DE DESLON. 89
demanda-t-il, « qu'est devenue la croûte qui a dû se
former? — Monsieur^ je Tai arrachée. > L'attention devint
générale, et le visage de M. Deslon froid et sévère
f Monsieur >, continua la jeune dame avec autant de
fermeté que d'assurance, « ma conduite vous étonne,
mais je vais vous l'expliquer. J'ai une petite fille que
j'aime à l'adoration; ce que j'ai entendu dire du magné-
tisme m'a fait penser au secours que je pourrais en tirer
pour mon enfant, s'il lui arrivait un accident; mais,
avant de songer à en user pour elle, j'ai voulu en es-
sayer sur moi-même. Ma santé étant parfaitement bonne,
j'ai eu l'idée de me faire une plaie; je me suis coulé de
ia cire à cacheter brûlante sur le bras, et, après Tavoir
arrachée, je me suis présentée hier matin chez vous.
Vous m'avez soulagée avec une incroyable rapidité; tou-
tefois je n'étais pas encore entièrement convaincue ; j'ai
donc arraché la croûte qui s'était formée, et je viens
faire ma dernière épreuve. »
Je laisse à penser quel fut sur nous tous l'effet de ce dis-
cours, fait par une femme jeune et charmante, et avec
un calme et une tranquillité parfaite. Quant à M. Deslon,
il répondit : c Madame, je respecte votre motif, quelque
condamnable que soit le moyen que vous avez employé :
je ferai encore une fois ce que je pourrai pour vous
soulager; mais j'ai l'honneur de vous prévenir que,
si vous vous représentiez chez moi après une nou-
velle imprudence de cette nature, il me serait impos-
sible de vous recevoir. » La séance fut plus longue
que celle de la veille, mais également efficace. Tout le
monde avait suivi, dans les moindres détails, la marche
de cette seconde expérience, et ce qui n'occupait pas
moins, c'était l'air et l'attention de la jeune femme,
dont les regards se portaient successivement de son bras
au visage, aux mains de M. Deslon, et des mains à
90 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BAàOM THIÉBAULT.
son bras, entièrement étrangère d'ailleurs à tout ce qui
se passait autour d'elle, aussi bien qu'à la douleur; ce
qui fit qu'on la regarda comme une mère héroïque.
Lorsque M. Deslon eut fini : c Monsieur >, lui dit-elle,
c je suis entièrement convaincue. >
Au moment où elle se leva pour se retirer, plusieurs
dames lui adressèrent la parole, pour lui parler de son
courage et de l'enfant qui le lui avait inspiré : on lui
témoigna même le désir de voir cette enfant, qu'elle
promit d'amener et qu'en effet elle amena. C'était une
petite fille extrêmement gentille, qui n'avait pas un an,
qui jamais n'avait été gênée dans aucun de ses mou-
vements, qui depuis sa naissance n'avait fait que rouler
sur des tapis, exposée au grand air et même au soleil;
qui à quatre mois cheminait déjà en se tenant aux
barreaux des chaises, et qui parut un phénomène.
Mme X... visita plusieurs fois M. Deslon; mais tout
à coup une aventure, qui complète tout ce que j'ai su
sur son compte, la ût disparaître. Cette aventure, la voici :
Cette dame, appartenant par son mari et par elle à
des familles distinguées, avait pour amant un homme
également marié. Ce que j'ai rapporté d'elle prouve à
quel point ses passions devaient être fortes, sa volonté
impérative, sa tête exaltée; on conçoit d'après cela que,
si d'une part elle était exigeante, de l'autre il était dif-
ficile qu'elle se conduisit toujours avec prudence.
L'épouse offensée eut des soupçons, cessa de recevoir
la maîtresse rivale, et, depuis six mois, les deux dames ne
se voyaient plus, lorsque la première tomba malade.
Bientôt, se trouvant mieux, elle commençait à recevoir,
quand un soir, vers neuf heures, Mme X... entra chez elle.
Cette visite parut extraordinaire et pourtant se passa
dans les termes de la politesse. Après être restée
quelques moments devant le lit de la malade, Mme X...
MESMER ET DESLON. 91
s'approcha de la cheminée, sous prétexte de se chaufTer
les pieds, déplaça un potage que, à son arrivée, on avait
mis devant le feu, et ne tarda pas à se retirer. Alors la
malade demanda son potage; mais, en portant la pre-
mière cuillerée à la bouche : t .... Que me donnez- vous
là? > s'écria-t-elle en crachant ce qu'elle avait pris, < ce
potage est exécrable! » On alla à la cuisine, et ce qu'on y
trouva de bouillon était excellent. On ne pouvait d'ail-
leurs soupçonner aucun des domestiques, tous gens hon-
nêtes et dévoués, tandis que de moment en moment
Mme X... devenait plus suspecte. Le médecin arriva
sur ces entrefaites; on lui conta ce qui venait de se
passer; on fit prendre une partie du potage à un chien,
qui eut de suite les symptômes d'un empoisonnement
violent et creva. L'affaire devenait trop sérieuse; le
frère de la malade courut chez M. le lieutenant de
police et lui rendit compte des faits et de toutes les cir-
constances. A minuit et demi on arriva chez Mme X...
qui venait de se coucher et parut très scandalisée qu'on
osât, à cette heure, se présenter chez elle. On lui
demanda les clefs de son secrétaire; elle les remit sans
difficulté; on ne trouva rien. On lui demanda ses poches,
elle refusa de les donner; on les prit de force et l'on
trouva dans l'une d'elles des traces d'arsenic et un petit
papier qui en avait contenu. Les preuves étaient à peu
près complètes, et l'échafaud le juste prix d'un pareil
crime; mais la famille de Mme X... et celle de son mari
obtinrent une lettre de cachet, grâce à laquelle la cou-
pable disparut. En i814, je fis à Paris la connaissance
d'un colonel, rentrant de l'émigration; il avait connu
toutes les personnes qui jouèrent un rôle dans cette
affaire, et se rappelait tous les détails.
Si Mesmer avait fait du magnétisme une charlata-
nerie, une spéculation, M. Deslon en faisait une affaire
9â MEMOIRES DU GENERAL BARON THIEBAULT.
de conviction, de dévouement et de sacrifice. Ainsi le
premier avait vendu son prétendu secret à un certain
nombre d'adeptes, dont M. Deslon fit partie, alors que,
parvenu par ses travaux et ses découvertes beaucoup
plus que par les insignifiants cahiers en aphorismes
de Mesmer à la connaissance entière de ce moyen
curatif, le second communiquait tout ce qu'il savait,
pour le seul plaisir de répandre la science, et cela non
seulement à des médecins, mais même à des hommes du
monde. De plus, afin de soutenir une découverte qu'il
regardait comme très importante pour l'humanité, il
s'était aliéné toute la Faculté de médecine, avait fait le
sacrifice de la place de premier médecin de M. le comte
d'Artois et même s'était brouillé avec plusieurs de ses
amis, notamment avec le docteur Bâcher, son ami
d'enfance et celui de mon père. Enfin il avait rédigé des
cahiers infiniment précieux, cahiers que j'ai copiés en
totalité, qui à sa mort ont disparu, sans que j'aie jamais
pu savoir ce qu'ils étaient devenus, et dans lesquels je
me rappelle qu'il définissait le magnétisme : « l'action
de la volonté sur la matière animée >, définition qui me
parut frappante et dont tout ce que j'ai pu savoir
depuis sur le magnétisme n'a fait que me démontrer de
plus en plus l'exactitude.
Au nombre des expériences que je lui ai vu faire et
répéter, à plusieurs reprises, il en est une qui m'a
toujours paru sans réplique. Voici en quoi elle con-
sistait. Il faisait conduire chez lui, rue Vivienne, des
chevaux encore vivants, mais que Ton menait à la
voirie; il faisait mettre par écrit la déclaration d'un vété-
rinaire sur la maladie du cheval; il faisait ensuite
magnétiser ce cheval par ses disciples, et chacun écri-
vait de môme ce qu'il pensait sur l'état de l'animal. Ces
préparatifs achevés, il arrivait, recevait toutes les notes.
EXPERIENCES DE DESLON. 93
qu'il mettait sur une table sans les lire ni les ouvrir,
magnétisait le cheval et, au bout de peu de moments,
rédigeait son jugement. Aussitôt on tuait le cheval; on
l'ouvrait et on mettait sur une table ses différents
viscères. Il lisait alors sa note à haute voix, faisait
vérifier chaque fois et ne se trompait jamais sur le
moindre détail. Cette vérification terminée, il reprenait
les notes qui lui avaient été remises, celle du vétéri-
naire y comprise, constatait les erreurs, faisait obser-
ver ce qui avait pu les causer, donnait des conseils, des
avis, sur la manière de les éviter à l'avenir et faisait
emporter les débris de l'animal.
Il rencontra un jour chez mon père le vieux comte
de Solms, qui avait abandonné sa petite souveraineté à
son fils, contre une pension, au moyen de laquelle il
vivait en philosophe, à Paris, avec une fille naturelle
habillée en homme et qu'on appelait M. de Marbitzky. Ce
comte de Solms ne croyait pas au magnétisme et néan-
moins désirait avoir une occasion d'entendre M. Deslon
sur ce sujet, qui alors occupait tout le monde. Il obtint,
par l'entremise de mon père, que M. Deslon viendrait
dtner avec lui et essayerait de le convertir. On prit jour;
on convint d'être en petit comité; en effet, nous ne
fûmes que sept : le comte et sa fille, M. Bitaubé, un
convive dont j'ai oublié le nom, M. Deslon, mon père
et moi. A peine arrivé, M. Deslon demanda à M. Bitaubé :
« Croyez-vous au magnétisme? — Monsieur », répon-
dit M. Bitaubé en souriant, < faites-moi croire! > Ce
mot fit fortune, et, à l'exception de mon père et de
moi qui étions tout à fait convaincus, chacun répéta :
c Faites-moi croire! — En ce cas >, dit M. Deslon à
ces quatre messieurs, « qui de vous désire que je le
magnétise? > Personne ne s'offrait, personne ne se récu-
sait, et M. Deslon fut prié de choisir. Le choix fut
94 MEMOIRES DU GENERAL BARON THIÉBAULT.
*
bientôt fait et tomba sur M. de Marbitzky, qui, très for-
tement constitué, même pour un jeune bomme, et d'une
taille extraordinaire pour une femme, était alors dans
tout réclat et dans toute la force de la jeunesse. On ob-
serva à M. Deslon qu'il risquait de ne pas trouver trace
de maladies graves : c Je le sais >, répondit-il, c mais
je ne risque pas non plus d'être embarrassé pour révéler
ce que je trouverai. > La séance ne fut pas longue : < Mon-
sieur », dit M. Deslon à ce soi-disant jeune bomme,
c je vous félicite de votre santé; mais qu'avez-vous, ou
qu'avez-vous eu à l'épaule droite? — Je n'ai rien,
répondit-il. — Il n'a rien eu, ajouta le comte. — Cela est
impossible, reprit M. Deslon : je n'éprouve partout
ailleurs que des sensations qui dénotent la santé la plus
parfaite; mais, arrivé à cette épaule, je trouve l'indica-
tion d'une lésion forte, plus ou moins ancienne et dont
cependant vous devez encore souffrir de temps en temps.
— Ah! c'est vrai, s'écria alors M. de Marbitzky; à l'âge
de dix ans, j'ai été mordu à cette épaule par un cheval;
on en a fait un mystère, par la crainte des reproches;
mais la cicatrice existe, et quelquefois j'en souffre
encore. » Ce fait, si simple en lui-même, mais qui était
sans réplique, parut à ces messieurs très extraordinaire.
On se mit à table, et le dîner, qui, chez le comte de
Solms, durait deux à trois heures, où l'on servait l'un
sur l'autre vingt plats, sous le prétexte de manger
plus chaud, et où, suivant l'usage allemand, au risque
de vous rendre malade, on forçait, pour ainsi dire, de
manger de tout, ce dtner fut consacré tout entier à
parler du magnétisme et à réfuter ou à éclaircir la
totalité des objections ou des doutes que ces messieurs
purent émettre (1).
(1) J'ai eu, du reste, plusieurs occasions de parler magnétisme :
une fois avec l'abbé Faria, le célèbre magnétiseur indien, auquel,
EFFETS DU MAGNETISME. 95
Je reviens au baquet de M. Deslon. Quoique je ne
fusse pas malade, j'y passais mes soirées et, tout en pro-
fitant de la bonne compagnie que j'y trouvais et qui
pour moi a toujours été un charme et un besoin, je me
faisais magnétiser assez souvent. C'est l'époque de ma
vie où je me suis le mieux porté, et, quelque part qu'on
puisse faire à mon âge, j'ai toujours été convaincu que
le magnétisme m'avait fait grand bien.
Du reste, je n'ai jamais eu ni crises, ni sommeil; de
tous les magnétiseurs qui allaient chez M. Deslon, un
seul m'a fait éprouver quelque chose; encore ce qu'il me
faisait éprouver se bornait-il pour moi à sentir sa main
à une distance de deux ou trois pieds. On crut d'abord
que je plaisantais, et l'on me mit plusieurs bandeaux
sur les yeux; mais cela était indifférent. Un froid léger,
néanmoins très distinct, m'avertissait de tous les mou-
vements que faisaient les mains de ce médecin en me
magnétisant : ainsi je disais avec une entière certi-
tude : Une des mains de M. Bazin est à mon épaule
gauche, l'autre à mon genou droit, etc. Je magnétisai
en citaot les faits que je viens de rapporter, j*eus l'air de parler
grec. Ce fut chez un M. de Bourjoli, très malade de la poitrine, que
je le rencontrai. «Vous serez dans quinze jours en pleine convales-
cence », lui disait-il, avec une hardiesse qui me scandalisa : cinq
jours après, le malade était mort. Ce Faria ne me parut être, et
n'était en effet, qu'un de ces charlatans qui sont le déshonneur de
tout ce qu'ils font ou prônent. Le magnétisme, pour moi et d'après
mon expérience, offre un moyen de juger les maladies et de mo-
dérer ou de calmer les affections d'un certain genre, d'en guérir
quelques autres et, en général, de seconder la nature et parfois la
médecine ; d'éclairer et guider cette dernière, mais non de la rem-
placer entièrement et encore moins de réaliser de véritables
miracles. Je le regarde comme un secours que la Providence a
mis à la disposition de l'homme, quoique je n'aille pas aussi loin
que le vieux comte d'Hannache, qui trouvait dans la Bible la révé-
lation entière du magnétisme, et qui prétendait que tous les gestes
des prêtres, l'imposition des mains, le signe de la croix et la béné-
diction elle-même n'étaient que des manières de magnétiser.
06 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
même quelquefois, au baquet de M. Deslon, et Ton fut
constamment frappé de la finesse et de la justesse de mes
sensations.
Quant à ma sœur, dès le premier jour qu'elle alla au
baquet, elle eut des crises horribles. Durant ces crises,
qui commençaient par un profond sommeil, elle éprou-
vait des agitations effrayantes et de véritables attaques
de nerfs : il lui arrivait de crier pendant des heures en-
tières et presque toujours de se renverser par-dessus
le bras de son fauteuil, de manière que, sans cesser
de rester assise, sa tête pendait jusqu'à terre. La pre-
mière fois que ma mère la vit dans cet état^ elle en eut
une frayeur affreuse et voulut la redresser; mais M. Des-
lon s'y opposa. Quoique maîtresse de tous ses mouve-
ments, ma sœur restait dans cette position deux ou trois
heures de suite, et cela sans qu'il en résultât rien de
fâcheux. A mesure que la crise passait, elle se relevait
d'elle-mè^ne, se replaçait naturellement sur son fauteuil,
se calmait, se réveillait peu à peu et n'avait ni trace, ni
souvenir de ce qu'elle avait fait, éprouvé ou souffert. Ce
qu'il y avait même de plus extraordinaire, c'est qu'il ne
lui restât aucune fatigue, qu'aller au baquet était pour
elle une véritable jouissance, et qu'un jour d'interrup-
tion dans ce terrible traitement lui causait un véritable
chagrin.
Son courage et sa constance eurent leur prix. Sa sur-
dité, qui avait résisté à tous les moyens de la médecine,
était presque entièrement passée, lorsque, en 1 787, M. Des-
lon mourut. Cette perte si cruelle pour mon père, réelle
pour ma sœur, qui avait encore besoin d'un an de trai-
tement, futirréparablepour le magnétisme. M. Deslon,
avec une belle figure, une taille superbe et autant de
noblesse que de grâce dans le ton et les manières, avait
beaucoup d'esprit, beaucoup d'instruction, beaucoup de
ANECDOTES SUR DESLON. 97
caractère, et il n'eût point abandonné une découverte
qu'alors il soutenait et propageait plus que personne.
Incapable de charlatanisme, il n'admettait, d'ailleurs,
que l'évidence et procédait d'après elle. Il préparait un
ouvrage qu'il regardait comme ne pouvant être réfuté
par personne. Ainsi que je l'ai dit, les matériaux de
cet ouvrage ont dû se trouver dans ses papiers; mais,
soit qu'ils offrissent encore trop de lacunes, soit que
son frère, M. de , alors lieutenant-colonel dans Lau-
zun-hussards(i), ait craint que la publication de cet ou-
vrage ne lui fit quelque tort, tout, à cet égard, a fini
avec M. Deslon.
Il était, ainsi que mon père, natif des Vosges, où sa
famille était établie.
ËD revenant de Besançon, où il avait été reçu docteur
en médecine, il se trouva dans la voiture publique avec
un jeune ofiQcier et un Capucin. A peine en route, l'ofii-
cier se mit à plaisanter le religieux et le harcela pendant
la journée entière. M. Deslon avait commencé par sou-
rire à quelques-uns de ces propos, qui bientôt l'avaient
ennuyé, puis dégoûté; enfin, à une demi-lieue de l'en-
droit où ils devaient se séparer, M. Deslon, poussé à
bout, ne put se taire plus longtemps et dit au Capucin :
c Parbleu, mon Père, il faut avouer que vous avez bien
de la patience! — Comment donc, reprit l'officier, en
s'adressant à lui, est-ce que vous en auriez moins? — Il
y a longtemps, lui répondit M. Deslon, que tout cela
serait fini, si vous vous étiez adressé à moit... — Il
n'y a pas de temps à perdre i, répliqua l'ofiicier, en
lui donnant un soufQet. On fit arrêter la voiture. Les
(1) Les MM. Desloa so disaient descendants des Dillon, préten-
daient qu'on les appelait Deslon par corruption et vivaient à Gérard-
mer en gentilshommes. C'est ainsi que plusieurs d'entre eux étaient
au service.
1. 7
«M MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
deux champions descendirent, mirent l'épée à la main,
et en peu d'instants M. Deslon, qui était aussi brave
qu'agile et qui venait de remporter à Besançon le prix
des armes, blessa à mort son adversaire. Celui-ci, qui
profitait de son premier semestre, était à une demi-
lieue de sa famille; il n'y arriva que pour expirer,
après avoir déclaré qu'il avait tous les torts et obtenu
qu'on ne fît aucune poursuite. M. Deslon fut au déses-
poir de cette aventure et n'y revenait ou n'y était ra-
mené que pour répéter : c Après douze heures de pa-
tience, je n'avais plus qu'un quart d'heure à attendre, et
Je mourrai inconsolable de n'ayoir su me taire plus
longtemps, t
Après avoir terminé avec une haute distinction
toutes ses études de médecine en province, M. Deslon
vint les recommencer à Paris et suivit particulièrement
les cours de M. Petit. Un jour que ce savant anatomiste
démontrait à ses élèves que la plus vive jouissance du
monde était d'être pendu, M. Deslon, que M. Petit
aimait beaucoup, lui dit : < Mais, mon cher maftre,
vous qui êtes si loin d'être l'ennemi des plaisirs.
4îomment ne vous étes-vous pas encore procuré celui-là?
— Mon ami, lui répondit M. Petit, c'est que je le garde
pour la bonne bouche. >
M. Deslon persuada un jour à mon père de l'accom-
pagner au théâtre d'anatomie; mon père en rapporta
un mal de cœur qu'il garda toute la journée. Il voulut
se venger et mena Deslon voir le Médecin malgré lui. La
scène fut des plus comiques. Deslon était furieux de
voir jouer et ridiculiser une profession qu'il regardait
comme très honorable et à laquelle il se dévouait. A
chaque mot^ il s'écriait : « Que c'est béte !» et, à chacune
de ses exclamations, mon père partait d'un nouvel éclat
de rire.
ANECDOTES SUR BESLON. 99
Lorsque mon père se maria, Deslon, qui fat un de ses
témoins, s'était placé près de lui et, à chaque mo-
ment, s'approchait de son oreille et lui disait : c Mon
ami... mon ami..., il en est encore temps/sauve-toil...
Au nom du ciel, sauve-toi I... i Et dès que le oui fut
prononcé : c Ah! malheureux i, s'écriA-t-il, « mainte-
nant pends-toi ! >
Malgré tout ce qu'il avait eu de regret à la suite du
duel dont j'ai parlé, il fut, à Paris, au moment d'en
avoir un second. Il ne l'avait pas provoqué, mais il y
mettait une opiniâtreté, une véhémence qui semblait
rendre tout accommodement impossible. Quelques amis,
ayant échoué auprès de lui, obtinrent du moins que
l'affaire fût remise au lendemain et vinrent trouver
mon père, qui courut aussitôt chez Deslon; mais ce
dernier, renfermé dans son appartement, faisait dire
qu'il n'y étaii pas et ne recevait personne. Alors mon
père lui écrivit une lettre, lettre longue, raisonnée, de
la plus grande force, dont, vingt-deux ans après,
M. Deslon a encore parlé devant moi comme d'un chef-
d'œuvre, et qui unissait par cette conclusion : que lui
Deslon ne pouvait se battre dans cette circonstance
sans attester son inconséquence, sa faiblesse ou sa
cruauté. Cette lettre le frappa, et le résultat des ré-
flexions qu'elle lui fit faire mit à même d'arranger cette
affaire.
On lui proposa un mariage aussi séduisant par la
beauté de la jeune personne que par la fortune et par
l'amour qu'elle avait conçu pour lui. Tout était convenu,
la date fixée, lorsque le hasard le rendit témoin d'une
querelle entre la gouvernante de la prétendue et cette
dernière; celle-ci, qui avait tort, s'opiniÂtra, devint im-
périeuse et dure. M. Deslon en conclut qu'elle manquait
d'esprit; ne concevant sans esprit aucun bonheur pos-
100 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
sible en mariage, il rompit tout. Quelque chose que l'on
pût faire, il fut inébranlable, et la demoiselle en mourut
de désespoir.
. Ce long article sur le magnétisme et sur M. Deslon
me conduit naturellement aux autres amis d'enfance
que mon père retrouva à Paris, et avec lesquels j'ai eu
des relations, c'est-à-dire à MM. Rossel, Joly, Bâcher
et Cérutti.
M. Uossel, doué d'un esprit fin, gracieux et facile, fut
malheureux toute sa vie. Mon père, en 1784, le retrouva
dans une fort triste situation et ne vivant pour ainsi dire
que de l'esprit qu'il vendait aux autres : il était réduit à
faire des pièces de théâtre que, faute du moyen de les
faire mettre en musique ou de les faire représenter, il
vendait à des hommes en position d'en tirer parti. Une
foule de pièces de lui furent successivement jouées sur
différents théâtres et sous les noms de ceux qui en
traitèrent. De ce nombre fut Panurge, qu'un M. More)
lui acheta. Lors des succès de cet opéra, ce pauvre
Rossel déplora le bas prix auquel il avait donné son
poème, qui, dans le fait, ne lui avait été payé que six
cents francs. Malgré son succès, cette pièce était mé-
diocre. Le besoin fut toujours un fort triste Apollon ;
les inspirations que l'on ne peut avoir que pour la
gloire des autres se ressentent nécessairement de cette
nécessité. Aussi Panurge fut-il critiqué et le fut-il avec
raison. A propos de la grosse caisse qu'on apporte sur
la scène et qu'un homme frappe à coups redoublés, on
fit les quatre vers suivants :
D'où viennent la fureur, la rage
De cet intrépide fouetteur?
Ah ! c'est le Dieu du goût, je gage.
Qui prend son tambour pour l'auteur.
Ce batteur fit appliquer également à M.Morel, réputé
JOLY, BACHEH, CÉRUTTI. 101
l'auteur de Panurge, cette parodie de l'inscription de la
toile des Italiens, aujourd'hui théâtre Feydeau : Ridendo
castigat Mcrel, au lieu de mores (i).
Cérutti est trop connu pour que j'ajoute rien à son
nom. Mon père en avait fait la connaissance à la
maison professe des Jésuites (2); et il eut toujours
pour mon père autant d'estime que d'amitié. On sait
(1) On sait que celte inscription est de Santeuil; mais la
manière dont on l'obtint est au nombre des anecdotes défigurées
et d'ailleurs très platement contées dans les SatUoliana. II est faux,
en effet, que Dominique eût demandé à Santeuil une inscription
pour son portrait, de même qu'il eût été inexact et ridicule de
dire qu'un Arlequin corrigeait les mœurs en riant. C'est donc pour
la toile des Italiens, pour le genre du thééltre et non pour le genre
de l'acteur et encore moins pour son portrait ou pour sa personne,
que l'inscription fut faite, circonstance qui lui rend tout son
mérite, et à l'anecdote tout son sel.
Puisque j'ai nommé Dominique dans cette note, je la terminerai
par une anecdote qui le concerne et qui peut ne pas être connue.
Cet acteur, le plus parfait Arlequin qui ait jamais paru, cet
homme qui faisait rire tout Paris, mourait de mélancolie. Ayant
vainement eu recours & la science de deux ou trois médecins, il
alla consulter le célèbre Bouvard, je crois. « Monsieur », lui dit ce
dernier, après l'avoir bien entendu, « il faut faire telle chose... —
Monsieur, je l'ai faite tant de temps et je n'en ai éprouvé aucun
bien. — En ce cas, faites telle autre chose... — Je l'ai faite tant
d'années et sans aucun succès. » Enfin, quelque chose que Bou-
vard pût lui conseiller ou lui prescrire, il se trouva que Domi-
nique l'avait faite et que néanmoins son mal avait empiré. « Eh
bien t » lui dit Bouvard, « je ne vois plus qu'une chose qui puisse
vous soulager, par le genre de distraction que cela vous procu-
rera : allez voir jouer Dominique. — Hélas t monsieur », répli-
qua-t-il, « Dominique, c'est moi. »
(2) Joseph-Antoine-Joachim Cérutti, qui dennt un littérateur
distingué et qui fut député de Paris à l'Assemblée législative, était
né à Turin; il avait fait ses études dans sa ville natale, chez les
Jésuites, qui, voyant en lui un élève d'avenir, se l'attachèrent. De
même Dieudonné Thiébault avait étudié chez les Jésuites à Golmar
et à Épinal, et, pressé par ses maîtres d'entrer dans leur compa-
gnie, il s'y était décidé. Tous deux, Dieudonné Thiébault et Cérutti,
furent rendus à la vie civile par l'arrêt du Parlement qui détermina
la raine des Jésuites en 1768.
102 MÉMOlfiES DU GENERAL BARON THIÉBAULT.
que c'est Cérutti qui, de concert avec Tabbé d'Olivet et
d'Alembert, lui proposa la place qui le conduisit à Berlin.
C'est cbez lui que mon père fit la connaissance de
M. Grouvelle, auquel je reviendrai plus tard.
MM. Joly et Bâcher, dont il sera plus d'une fois
question dans le cours de cet ouvrage, étaient, l'un
jurisconsulte, l'autre médecin. Tous deux, recomman-
dabies par leur caractère et par leur mérite, furent au
nombre des plus tendres et des plus constants amis de
mon père. De retour à Paris, nous les vîmes souvent,
et chez ce bon et spirituel Bâcher, nous fîmes la
connaissance des plus célèbres médecins de Paris,
notamment de Lépreux, docteur et poète latin. Une
chose, cependant, afQigea mon père, ce fut l'impossibilité
de rapprocher Bâcher de Deslon, amis d'enfance, que le
magnétisme avait brouillés. Bâcher en effet s'était
hautement déclaré pour l'avis de la Faculté, que Deslon
avait combattu non seulement avec les armes du raison-
nement, mais aussi avec celles du ridicule : ensuite
Bâcher avait eu tort dans les formes, et Deslon était
trop fier pour ne pas exiger des excuses, que Bâcher
était incapable de faire. Toutefois, s'ils restèrent brouil-
lés, aucun des deux ne sut mauvais gré à mon père de
l'attachement qu^il conserva à l'autre.
Avant d'aborder ce qui me concerne, je vais passer
des amis de mon père à ses simples connaissances et
aux hommes qui s'honorèrent en s'intéressant à son
sort et à lui.
Dans cette nouvelle nomenclature, la première per-
sonne qui se présente est le comte de Rivarol. Il avait
appris qu'il devait à mon père le prix que son Discours
sur l'universalité de la langue française avait obtenu à l'Aca-
démie de Berlin; il fut toujours reconnaissant de ce que
mon père avait fait pour lui dans cette occasion. Aussi,
LE COMTE DE BIVAROL. 103
dès qu'il le sut à Paris, il se présenta chez lui et y vint assi-
dûmeat. Il s'y trouvait certainement avec des hommes
très remarquables, tels que Cérutti, Bitaubé, Chamfort,
Mamésia (1), le marquis de Ghimènes ou Ximènes (2),
Grouvelle,etc.,et, malgré cela, lerôlequecejeunehomme,
alors âgé de vingt et un ou vingt-deux ans, jouait au
milieu de ces hommes plus ou moins célèbres était
immense. Il ne fallait que le mettre en train de parler,
pour qu'il devînt aussi brillant qu'inépuisable, et mon
père, qui disait de lui que ce qu'il avait d'esprit en pièces
de deux sols suffirait pour assurer une fortune litté-
raire, avait plus que personne le talent de le faire causer.
Enfin, dès qu'il avait pris la parole, il ne tarissait pas,
prenait possession du premier rôle, et on ne faisait plus
que l'écouter avec un ravissement que personne ne
dissimulait.
C'est dans ces soirées, où j'étais insatiable du plaisir
de l'entendre, qu'il nous fit connaître toute sa vie. De
cette masse d'anecdoctes, si curieuses par elles-mêmes,
si variées, semées de tant de traits charmants et de
pensées ingénieuses, en un mot si piquantes dans sa
bouche, je n'en ai malheureusement retenu qu'une
seule; mais elle mérite d'être recueillie, à d'autant plus
de titres qu'elle concerne l'abbé Delille autant que
Rivarol lui-même.
(1) Qaade-PraDçois- Adrien, marquis de Lezay-Marnésia, Lor-
rain comme Dieudooné Thiébault et député de la noblesse du
bailliage d'Aval (Jura) aux États Généraux, a laissé des écrits qui
le classaient alors comme moraliste distingué. (Éd.)
(2) Bel esprit, ancien mousquetaire et auteur dramatique mal-
heureux. Voici de lui un mot, que Viennet m'a souvent rappelé.
On parlait de je ne sais plus quelles tragédies nouvelles et de la
vanité de leurs auteurs : « Ces gueux-là », reprit-il en riant, «font
pitié. Ils se figurent que parce qu'ils font des vers et des scènes
ils font des tragédies t >
104 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
En présence d'hommes qui se trouvaient ses garants
par là même qu'ils avaient été témoins des faits qu'il
citait (ces faits n'avaient pas alors un an de date), il
conta à mon père qu'à cette époque, se trouvant à son
aise, il voyait beaucoup de monde, donnait de bons
soupers; il avait fait la connaissance de l'abbé Delille,
qui bientôt s'immisça dans son amitié la plus intime
et fut de toutes ses réunions. Mais un vaisseau, la prin-
pale, si ce n'est l'unique espérance de Rivarol, fit nau-
frage, au moment où son heureuse arrivée devenait
nécessaire : les soupers cessèrent, les amis disparurent,
et l'abbé Delille, renchérissant en fait d'ingratitude et
de mauvais procédés, fut un des premiers à obéir au
souffle de la fortune; mais il ne se borna pas à fuir un
asile qu'elle avait abandonné; il se permit sur le
compte de Rivarol des propos offensants, que d'offi-
cieux amis se hâtèrent de rapporter.
A quelques jours de là, Rivarol aperçut l'abbé Delille
aux Tuileries et l'aborda. Après lui avoir appris qu'il
était informé de sa conduite et de ses discours, il ajouta:
< Rien, au reste, n'est plus embarrassant que ma position
vis-à-vis de vous : si vous étiez un homme, je vous pro-
poserais une promenade; si vous étiez une femme, je
vous dirais que vous êtes une catin; mais vous êtes un
abbé, que diable voulez-vous que je vous fasse ou que
je vous dise?... Heureusement i, continua-t-il, < vous
êtes homme de lettres, et c'est la plume à la main que
j'aurai raison de vous. >
Cette rencontre lui avait échauffé la tête, et, en rentrant
chez lui, il écrivit le Chou et le Navet, que, dès le lende-
main, il adressa par copie à l'abbé Delille, avec un billet
portant : • Si sous trois jours je n'ai reçu de vous et
devant telles et telles personnes les excuses et répara-
tions que vous me devez, cette pièce sera imprimée et
LE CHOU ET LE NAVET. 105
publiée; mais, dans le cas contraire, je vous donne ma
parole d'honneur qu'elle ne paraîtra jamais. » Les excuses
ne furent pas faites; la pièce fut publiée; son succès fut
prodigieux; la Reine l'apprit par cœur, et, en moins de
six jours, il y en eut quinze mille exemplaires vendus.
La semaine écoulée, Rivarol fit contre ce même abbé
une pièce nouvelle intitulée : Mort de Vabbé Delille d'une
indigestion de choux et de navets^ et sa réception aux Champs
Élyséest Quels que fussent la grâce et l'esprit du Chou et
du Navet, cette seconde pièce, qui était le produit de
huit jours de rêveries et d'indignations, était infiniment
supérieure. Tout ce que le persiflage peut avoir de plus
cruel y était soutenu par l'esprit le plus fécond et l'ima-
gination la plus riche : mon père et tous ceux qui se
trouvaient chez lui, le jour où Rivarol nous la récita de
mémoire, la regardèrent comme ce qui était sorti de
plus brillant et de plus méchant de sa plume, et déplo-
rèrent le malheur de voir ce petit chef-d'œuvre perdu
pour toujours : mais l'abbé Delille, qui avait bravé le
Chou et le Navet^ avait cédé à cette première attaque, que
d'ailleurs tant d'autres devaient suivre. Il avait donc
fait toutes les réparations qu'on avait pu exiger de lui,
et, en brûlant la copie et la minute, Rivarol avait donné
sa parole que jamais elle ne serait récrite; il a religieu-
sement tenu cet engagement. Si même il la récita chez
mon père, ce ne fut qu'en cédant aux plus vives in-
stances et en déclarant qu'il ne la redirait jamais.
M. de Rivarol était lié avec la famille de Montlezun,
qui désirait vivement connaître mon père; dès lors
des relations assez fréquentes s'établirent. Cette famille
était composée du vieux comte, de la comtesse, de
deux fils, très beaux hommes, et d'une fille. Ces Mont-
lezun étaient de la plus haute origine, et voici ce que, un
jour, le vieux comte nous dit en parlant de sa maison :
106 MEMOIRES DU GENERAL BARON THIEBAULT.
c Les Montlezun sont aujourd'hui les seuls descendants
incontestables des ducs de Gascogne. Le dernier de ces
ducs laissa trois fils : d'Armagnac, de Fezensac et de
Pardiac. La branche atnée s'est éteinte dans les guerres
d'Italie par la mort du duc de Nemours; les Montesquiou
prétendent descendre des Fezensac, mais, dans plusieurs
parties de leur généalogie, les preuves sont tellement
incomplètes ou inadmissibles qu'une très extraordinaire
faveur a pu seule les faire admettre comme suffisantes
par le Parlement et par le Roi; tandis que, dans le degré
où nous avons le moins de preuves, nous en présen-
tons neuf qui sont authentiques et incontestables (i).
Elles prouvent notre descendance des Pardiac ; en
effet, Mlle de Montlezun avait reçu du Roi le titre
de Madame, et lorsque les deux jeunes messieurs de
Montlezun montèrent dans les carrosses du Roi, Mgr le
comte d'Artois dit, en riant, à Monsieur : c Mais^ mon
c frère, il me semble que cela serait à nous à demander à
c ces messieurs de monter dans les carrosses »; faisant de
cette sorte et d'après leur généalogie allusion à une
ancienneté de noblesse que la maison de France elle-
même ne pouvait établir. »
Hélas! il ne restait à ces MM. de Montlezun que
(1) A propos de cette prétention, M. Eusëbe Sal verte m'a conté
avûonrd'hui (6 décembre 18. .), devant le comte de Lacépéde et le
comte d'Augier, que, lorsque les Montesquiou avaient obtenu le
jugement qui les déclarait Fezensac, le chef de ces messieurs écrivit à
Talné des Pardiac pour le lui annoncer et en reçut cette réponse :
« J*ai reçu. Monsieur le comte, la lettre par laquelle vous m'annon-
cez que vous avez le nom des Fezensac de par le Roi. Quant à
moi, vous le savez, je suis Pardiac de par Dieu. » On pourrait donc
prétendre que les Montesquiou sont des Fezensac, comme les Tal-
leyrand sont des Périgord, les Riquet des Mirabeau, les Gallard
des Béam, les Loménio des Brienne, les Papillon des la Ferté, les
Ghalençon des Polignac, les Motier des La Fayette , les Vignerot
des Richelieu, les Blanchefort des Créquy et les Bouchard des
Montmorency.
LES MONTLEZON. 107
cela de leur grandeur passée. Je ne sais ce qui avait pré-
paré et consonmié leur niine^ mais elle était totale.
Cette famille, dans un état très voisin du besoin, habitait
un logement fort mesquin, à l'entresol d'un hdtel garni
de la rue du Mail, et vivait de la manière la plus écono*
mique, pour ne pas en dire davantage. Je me rappelle
un jour que Mme de Montlezun avait un mantelet de
soie noire déchiré : le comte s'en aperçut, ou plutôt ne
put dissimuler qu'il s'en apercevait; son orgueil en
souffrit au point de lui faire dire tout haut : « Madame,
quel mantelet avez-vous là? — Quelque mantelet que je
porte >, répondit-elle, c il ne peut faire oublier que je
suis la comtesse de Montlezun. i Malgré tout ce que
cette réponse avait de fier ou de digne, comme on
voudra, moi, présent et à peine âgé de quinze ans, je
n'en rougis pas moins pour eux du sujet de l'apo-
strophe et de la réplique.
Le jour qui suivit la fameuse nuit où la noblesse et
les titres avaient' été abolis en France (4 août 1789),
le comte de Montlezun vint voir mon père. Il était vrai-
ment au désespoir. Et en effet, il ne restait à lui et aux
siens que les avantages d'un grand nom et d'un titre;
perdre ce titre, c'était ne rien avoir sauvé du naufrage
de sa fortune et voir s'anéantir jusqu'à l'espoir d'un
avenir réparateur. Mon père, inspiré par les sentiments
qu'il lui avait voués, fit tout au monde pour le consoler.
Jamais je ne l'ai entendu mieux parier ; au nombre
des arguments qu'il employa et développa avec autant
de logique, de chaleur, que d'éloquence, je me rappelle
celui-ci : « Que des gens anoblis ou titrés, à quelque
époque que ce puisse être, voient dans le décret la ruine
de leur ambition ou de leur vanité, je le comprends :
nés hier» morts aujourd'hui, aucun fait honorable ne
peut les rappeler, et si un souvenir leur survit, ce ne
108 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
sera que celui de leur jactance et de leur puérilité;
ils resteront aussi ridicules au présent qu'ils sont
étrangers au passé... Mais vous, monsieur le comte,
détruire votre noblesse! Y avez-vous songé? Cela est
hors de la puissance des hommes et du temps 1 Une
illustration de plus de dix siècles est un de ces sillons
que les orages politiques ne peuvent effacer. L'histoire
existe pour vous avec toutes' ses garanties; elle consacre
tout ce qui vous concerne, et votre nom seul est plus
beau que tous ces titres que l'abus du pouvoir a tant de
fois profanés et profanait chaque jour. Le décret dont
vous me parlez n'est donc à mes yeux que le vengeur
et le purificateur de la véritable noblesse] il vous pré-
serve, et pour toujours, d'indignes assimilations; il vous
isole et achève de vous rendre inaccessible, et, lorsque
tous ceux qui ne sont rien que par de vains parche-
mins retombent dans l'obscurité et le néant qui est leur
juste partage, vous vous élevez par votre nom seul, qui
vaut cent fois plus que tous les titres. > — Je ne sais
si ce vieux comte fut consolé; mais du moins il fut
calmé et touché, au point qu'il quitta mon père les
larmes aux yeux, en lui témoignant qu'il avait autant
de reconnaissance de son zèle qu'il était frappé de ses
raisons.
Au surplus, les terreurs du comte de Montlezun ne
furent, quant à lui et à la plupart des siens, que trop
fondées. Ce qui restait d'espérance à cette famille ne
tarda pas à s'évanouir. Le vieux comte mourut; sa
femme le suivit quelques années après, et, lorsque les
foudres révolutionnaires commencèrent à éclater sur la
France, MM. et Mlle de Montlezun émigrèrent. J'ignore
ce que devint le fils afné; mais, vers 1800, je rencontrai
à Paris le plus jeune, qui se nomme le comte de Pardiac.
Il revenait d'Angleterre pour tirer parti en France du
LES MONTLEZUN. 109
secret de faire des draps imperméables (i). Quant à sa
sœur, elle parvint, il y a quarante-cinq ans et avec le
secours de je ne sais plus qui, à se mettre k la tête d'une
pension de demoiselles, située, je crois, faubourg Pois-
sonnière, et tels sont les derniers renseignements que
j'ai eus sur elle et sur sa famille.
Personne ne contestera que le Discours de Rivarol sur
l'universalité de la langue française ne soit, par le sujet,
le succès qu'il eut et la circonstance d'avoir été fait
par un Français, un des monuments de notre littérature.
Eh bien! c'est à la famille de Montlezun qu'il est dû.
Du moment où cette question fut proposée par l'Aca-
démie de Berlin, elle devint et ne put manquer de
devenir, à Paris, l'objet de toutes les conversations ;
mais, dans le nombre des personnes qui s'occupaient
de ce sujet ou qui le discutaient, aucune ne le faisait
d'une manière aussi brillante que Rivarol. On conçoit,
d'après cela, combien il fut sollicité de concourir pour
ce prix. Il ne rejetait pas cette idée; mais, cédant à sa
paresse qui a été une des voluptés de sa vie, il différait
sans cesse à prendre la plume. Enfin, il arriva à ce
moment, où il lui restait à peine le temps indispensable
pour écrire et recopier son discours, l'expédier et le
faire arriver à temps.
C'est alors que la famille entière de Montlezun s'em-
para, pour ainsi dire, de lui, le mit en chartre privée et
lui déclara qu'il n'aurait sa liberté que lorsque son dis-
cours serait écrit. Il se résigna, prit la plume et écrivit
sur des feuilles volantes, sur des chiffons de papier, sur
(1) J'ignore ce que cette spéculation devint, mais j'apprends de
M. le chevalier de Revais (1826) qu'il a épousé, près de Toulouse,
une des filles du marquis d'Ouvrier, demoiselle qui lui apporta en
mariage 60,000 francs de revenu, desquels il vit, mariage dont
malheureusement n'est né aucun enfant, ce qui éteint cette
illustre maison.
110 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
des cartes même qu'il numérotait, ce morceau, plein de
choses admirables et qui, copié à mesure qu'il le jetait
sur le papier plus qu'il ne le rédigeait, parvint à Berlin
la veille du jour où le concours était fermé, et partagea
le prix, que la majorité de l'Académie avait résolu de
donner à l'auteur d'un discours allemand (i) et qui, sans
mon père, eût été donné en entier à ce dernier.
Le duc de Guines fut une des premières personnes de
marque que mon père revit à Paris, et une de celles
qui, avec le marquis de Pons Saint-Maurice, le revirent
avec le plus de plaisir.
Je ne sais à quelle occasion il fut question de noblesse
entre M. de Pons et mon père; mais je me rappelle que
le marquis, qui descendait d'une très ancienne famille,
établit des distinctions dont je fus frappé : c Les gens
qui par eux-mêmes ou par leurs pères ont été récem-
ment anoblis, et à plus forte raison ceux qui ne l'ont
été que par des charges ou des places », dit-il, c n'ont
aucun rang parmi nous : il y a loin de là aux gens de
qualité, dont l'illustration et l'origine se perdent dans la
nuit des temps, c'est-à-dire sont antérieures au qua-
torzième siècle et par conséquent au premier anoblis-
sement. B D'où je compris que M. de Pons était un
homme de cette dernière qualité, et qu'il n'entendait
pas que l'on confondit la noblesse de charge avec la
noblesse d'épée, la noblesse de province avec la no-
blesse de cour et la noblesse par brevet avec la noblesse
d'extraction. Et, s'il rejetait ces dernières, qu'eût-il dit
de celle que nous devons à Napoléon, qui ne recon-
(1) Ce discours était Tœuvre d*an professeur de Stuttgard,
nommé Schwabbe. Dès son retour en France, Paul Thiébault,
tout enfant encore, en fît une traduction fort exacte, revue par
son père, mais qui ne fut pas alors imprimée. Voir les Souvenirê
de Dieudonné Thiébault, t. V, p. 110. (Ed.)
M. DE GDINES. 111
naissait d'autre noblesse que la noblesse historique,
noblesse qui n'a besoin ni de chartes, ni de blason, ni
même de titres, à qui il ne faut qu'une date et que per-
sonne n'aura jamais l'idée de disputer ou de blâmer, que
personne n'aura du moins la puissance de ravaler?
€ Je n'oublie pas >, disait M. de Guines à mon père,
dans les fréquentes visites qu'il lui faisait, c les droits que
TOUS m'avez donnés sur votre fils et les devoirs que ces
droits m'imposent. Ainsi, dès que vous aurez ^choisi une
carrière pour lui et que vous m'en aurez informé,
comptez que je ferai tout ce qui dépendra de moi pour
lui être utile... Mais i, ajouta-t-il un jour, c pourquoi ne
le feriez-vous pas abbé? Si vous prenez ce parti, je
pourrais vous promettre une fortune rapide. Rien ne
me serait plus facile que d'obtenir par la Reine des
bénéfices d'abord et bientôt une fort bonne abbaye;
son mérite ferait le reste, i Mon père me ût part de
cette proposition. Quoique je n'eusse guère que seize
ans, son objet heurtait tellement toutes mes inclinations
que je la rejetai de manière qu'on n'y revînt pas.
Malgré son zèle, M. de Guines fut inutile à mon père
et étranger à ma destinée; mais sa bonne volonté sufQt
pour provoquer ma reconnaissance. Je ne pense pas,
d'ailleurs, qu'on puisse l'avoir connu sans avoir été
frappé de son esprit et surtout de son ton et de ses
manières aussi nobles qu'aisées. Ce qui néanmoins
paraissait à mon père plus remarquable encore que ses
entretiens, c'étaient ses billets, qu'on ne pouvait tourner
avec plus de délicatesse et de grêce : certains de ces
billets étaient regardés par mon père comme des chefs-
d'œuvre du genre. J'en avais réuni plusieurs; mais,
durant les angoisses de la Terreur, mon père, à l'excep-
tion de ses manuscrits, brûla tous ses papiers, et les bil-
lets de M. de Guines ne furent pas plus exceptés que le
112 MÉMOIRES DU. GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
surplus de ses correspondances avec tant de personnes
illustres ou du plus haut rang.
Lié, à Berlin et pendant dix-huit années, de l'amitié
la plus intime avec M. dç Lahaye de Launay, conseiller
intime des finances de Frédéric II et régisseur général
de ses droits, il était impossible que mon père quittât la
Prusse et se rendît à Paris sans que M. de Lahaye lui
donnât une lettre pour Mme des Fossés, sa tante.
Veuve de M. de Lahaye des Fossés, fermier général,
Mme des Fossés était la principale personne de toute
cette famille. Il lui restait plus de cinq cent mille francs
de rente; elle avait, rue de Vendôme au Marais, un très
bel hôtel, possédait la terre de Draveil, et, sous le rap-
port de la fortune, indépendamment d'une haute consi-
dération, elle avait une des premières existences de
Paris. Mon père était aussi porteur d'une lettre pour le
ûls de cette dame, M. de Lahaye (1), fermier générai;
il fut parfaitement accueilli par eux tous : bientôt il
devint l'objet d'une estime toute particulière et d'un
attachement véritable. Et comment eût-on méconnu les
rares qualités qui le distinguaient? Mme des Fossés avait,
a Paris, plusieurs jours de réception par semaine; mon
père fut sollicité d'en accepter un : il choisit le jeudi; ce
jour devint bientôt celui de la société la plus choisie, et,
jusqu'à la mort de Mme des Fossés, mon père dîna régu-
lièrement chez elle tous les jeudis. C'est dans ces dîners
qu'il fit la connaissance de M. le baron Thierri de Ville-
d'Avray, premier valet de chambre du Roi, directeur
général du Garde-Meuble de la couronne, et c'est aux
sentiments qu'il lui inspira qu'il dut la place de garde
(1) Le fils aîné de M. de Lahaye, portant le même nom, égale-
ment fermier général, fit construire la belle maison, rue de Cau-
martin, n« 1. Tout le haut de ce bAtîment formait un jardin et cap-
pelait ceux de Sémiramis.
LE GARDE-MEUBLE ET LA LIBRAIRIE. 113
des Archives et contrôleur des Inventaires du Gardes-
Meuble, place qui fut créée pour lui.
En même temps que cette place, une autre lui était
offerte par M. de Yidaud de la Tour, conseiller d'État
ordinaire et directeur général de la Librairie de France.
Il parvint à les cumuler toutes deux; elles achevèrent
de lui donner une honorable aisance et de le mettre à
même de signaler ses talents et son caractère. L'obli-
geance qui lui était naturelle , et la conviction qu'il
devait exercer aussi doucement que possible le pouvoir
dont il disposait, l'entratnèrent à rendre tous les services
qu'il était à sa disposition de rendre. Or, dans le nombre
des personnes que sa place de la Librairie le mit à
même de servir, vers le printemps de 1789, il s'en
trouva une qui, le confondant avec des gens auxquels il
était si loin de ressembler, crut devoir laisser sur la che-
minée de son cabinet un rouleau de vingt-cinq louis.
J'ignore si mon père se douta de qui ces vingt-cinq louis
pouvaient venir; mais, d'une part, un doute n'était
pas une preuve; de l'autre, le renvoi de cet argent
devenait une sorte d'insulte, qu'une simple dénégation
suffisait pour faire paraître gratuite. Dans cet embarras,
mais tenant à ce que sa conduite, en cette occasion déli-
cate, fût authentique, il fit insérer dans les journaux que
tel jour, de midi à quatre heures du soir, quelqu'un avait
oublié sur la cheminée de son cabinet un rouleau d'or;
qu'il le déposait chez tel notaire, pour être remis à celui
qui établirait les faits de manière à en prendre la pro-
priété ; mais que, si personne ne le réclamait, sous quinze
jours cet argent serait envoyé à M. le curé de Draveil et
réparti par lui entre les habitants de ce village ayant
le plus souffert de la grêle qui avait ravagé, le 13 juillet,
tous les environs de Paris. Personne ne se présenta,
et quelques malheureux se trouvèrent secourus.
1. 8
114 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
Au nombre des personnes employées dans les bureaux
de cette direction générale se trouvait un gentilhomme
pauvre du Midi, nommé M. de Laigue. Ce brave et très
honnête jeune homme, — qu'en 1823 j'ai revu chef de bu-
reau au ministère de la justice, et qui aujourd'hui (1846)
est directeur des Archives de ce ministère, immense
dépôt créé par lui d'une manière admirable, — était
alors fort occupé à établir sa parenté avec M. de Ségur
et faisait, à cet effet, de grandes recherches à la biblio-
thèque du Roi. Pendant ce travail il découvrit un jour
je ne sais quels titres, qui prouvaient que la famille de
mon père était noble et très noble. Il m'en informa en
m'invitant à venir avec lui prendre moi-même connais-
sance de ces pièces. J'en parlai à mon père, qui reçut
fort mal cette communication et me défendit de m'oc-
cuper de ces sornettes; mais, malgré tout ce qu'il put
me dire, malgré la réponse que sur le même sujet il
avait faite à Frédéric (1), il me parut plus occupé de
prévenir chez moi ce qu'à tort il regardait comme une
fatuité et plus mécontent de l'indiscrétion de M. de
Laigue, qu'étonné de la découverte ou que convaincu
de l'erreur. Quoi qu'il en soit, je suivis littéralement sa
défense ; je ne vérifiai rien ; et ce fait ne serait pas con-
signé dans mes Mémoires^ sans un second qui me le rap-
pela et que voici :
En 1814, lorsque, rentré chez moi, je pus examiner et
(1) Un Français, homme de médiocre considération et qui sous
un nom d'emprunt cachait son vrai nom Thiébault, avait par
des pamphlets conquis une certaine renommée dans la société de
Berlin. Cet homme appartenait à la petite noblesse de son pays.
Or, parlant un jour avec Frédéric II de cet homonyme et voulant
écarter par un mot toute idée de parenté possible à l'égard d'un
personnage, noble peut-être d'origine, mais fort peu de caractère,
Dieudonné Thiébault s'écria : « Sire, j'ai l'honneur d'être roturier
de P'^re et de mère. » (Ëo.)
IDÉES DE NOBLESSE. 115
classer les papiers de mon père, je fus fort surpris de
trouver parmi eux les débris d'un grand travail, tout
entier de son écriture, qui, par la forme des lettres et le
papier, paraît avoir été fait entre 1760 et 1764, et qui
renferme le résumé de recherches immenses sur la mai-
son de Scey, dont une branche, la troisième, à je ne sais
quelle époque, a porté notre nom, absolument écrit
comme nous l'écrivons, branche dont un des membres
s'est fixé dans les Vosges.
Le commencement et la fin de ce travail n'existent
plus; mais le peu de soin que mon père eut toujours de
ses papiers explique suffisamment ce fait.
£t maintenant d'après quels motifs mon père, qui,
toute sa vie, se tint si loin de toute futilité, de toute suffi-
sance, a-t-il eu l'idée de ce travail et s'est-il astreint aux
recherches nécessaires pour l'exécuter? Comment l'a-
t-il fait à une époque où il avait si peu de temps à
perdre? Comment lui, qui, à plusieurs reprises et
notamment sous la Terreur, a brûlé beaucoup de ses
papiers, a-t-il toujours conservé ce travail, si dangereux
alors et devenu incomplet?
Comment lui, qui si souvent m'a parlé de tout ce
qu'il avait fait ou écrit dans sa vie, ne m'a-t-il jamais
dit un mot de cet objet, et comment n'en a-t-il fait
aucune mention, lorsqu'en 1800, me dictant les souve-
nirs de son enfance et de sa jeunesse, il entra dans les
détails de ses moindres travaux et même de celles de
ses occupations qui ne furent que des plaisanteries?
Comment, enfin, lui qui m'avait laissé ranger ses
papiers depuis bien des années, a-t-il toujours tenu
ceux-là sous clefs, ne s'en est-il pour ainsi dire jamais
séparé? Et cependant comment les a-t-il laissés pour
qu'ils se trouvassent après sa mort?
Je ne vois, je l'avoue» aucune réponse entièrement
116 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
satisfaisante à faire à ces questions, et, dans ie nombre
des conjectures auxquelles je me suis arrêté, la seule
qui m'ait paru pouvoir offrir de la vraisemblance, c'est
que, par suite de quelques traditions de famille plus ou
moins identiques avec les pièces trouvées par M. de
Laigue, il aura été conduit à ces recherches et
qu'elles lui auront offert assez d'intérêt pour qu'il crût
devoir les continuer et les achever; mais que, d'après
les idées qu'il a manifestées toute sa vie, un nom sans
fortune lui aura paru être pour les siens et pour lui
un fardeau fort incommode ou la source d'une vanité
malheureuse. Personne n'a plus constamment exprimé
son dédain pour la noblesse pauvre et orgueilleuse,
pour la gentillâtrerie, et n'a repoussé avec plus de
chaleur toute supposition qu'il pût y avoir dans sa
famille aucune origine nobiliaire.
Telle est, au reste, la seule explication qui m'ait
offert quelque chose de plausible, et je la consigne ici
avec d'autant plus de franchise que je suis aussi étran-
ger à toute tanité d'origine que mon père a pu l'être;
que, quelque peu que j'aie valu par moi-même, je l'es-
time plus que ce que je pourrais valoir par des ancêtres
si éloignés de moi; que mon seul orgueil sous ce rap-
port est d'être le fils du père respectable auquel je dois
le jour, comme la plus douce consolation de ma vie est
de ravoir toujours entouré d'adoration et de respect. Je
n'ajoute plus qu'un mot : j'ai gardé sur ce sujet avec
mes fils le même silence que mon père a gardé avec moi ;
mais j'ai eu de meilleures raisons que lui pour le faire.
Les débris de ce travail , à deux lambeaux près, m'ont
été volés, ainsi que les autres papiers importants relatifs
à ma carrière.
Je reviens à M. de Yidaud de la Tour. J'ignore sous
quels rapports il n'eût pas commandé la plus haute
LES VIDACD DE LA TOUR. 117
considération. Dès l'âge de vingt-quatre ans, procureur
général d'un des premiers Parlements du royaume^ ses
qualités, son caractère, le conduisaient par la route la
plus honorable et la plus sûre aux premières fonctions
de l'État. Il était en tous points digne de sa mère,
Mme la comtesse de la Tour, femme exemplaire par
excellence. Je ne me rappelle de sa famille que son fils,
alors en bas âge, dont j'ignore la destinée, et son beau-
frère, le comte ou le marquis de Mondragon, maître
d'hôtel du Roi, ayant trois cent mille francs de rente
et donnant chaque année à son neveu, le jeune de
Vidaud, trois livres pour ses étrennes. Cet enfant était
très humilié d'aller recevoir une semblable vilenie pour
prix de ses vœux; mais M. de Vidaud exigeait qu'il
les reçût et parût les recevoir avec autant de respect
que de reconnaissance.
Je me trouvai un jour chez Mme la comtesse de la
Tour avec mon père et mon cousin l'abbé Gravier»
grand vicaire de Saint-Roch et prédicateur distingué. Je
ne sais plus qui vint en visite et lut une lettre de trois
bonnes pages, qui avaient rapport aux résistances du
Parlement ou des États de Bretagne à je ne sais quel édit
du Roi. Cette lettre fit une assez grande sensation, et,
lorsque celui qui en était porteur fut parti, Mme de la
Tour témoigna le plus vif regret de n'avoir pas de«
mandé la faveur de faire prendre une copie, c Madame i ,
lui dit l'abbé Gravier, c pour peu que vous le désiriez,
je vais vous l'écrire, i Et en effet, il la récita tout
entière. L'étonnement fut général, c Rien n'est pourtant
plus simple t, reprit-il, c la lettre roule sur tel sujet; elle
commence par telle réflexion, finit par telle conclusion.
Quatre périodes la divisent : la première contient telles
idées, exprimées en tant de phrases et dans tel enchaî-
nement; la seconde, telles idées, tant de phrases dans
118 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT .
tel ordre, etc. Vous voyez donc qu'avec une semblable
charpente il n'y a plus qu'à trouver les mots, qui, dans
ce cas, se présentent d'eux-mêmes... » Cette explica-
tion ne diminua rien à notre étonnement. Il devenait
évident que cette manière d'écouter était habituelle
chez l'abbé Gravier, ou du moins qu'elle lui était deve-
nue extrêmement facile, en même temps qu'elle expli-
quait la manière imperturbable dont il savait ses ser-
mons par cœur.
J'ai dû à M. de Yidaud un des plaisirs que j'aie éprou-
vés à cette époque, celui d'être conduit par lui à la
messe de mariage de M. de Montmorency, âgé de qua-
torze ans, et de Mlle Matignon, âgée de douze ans , l'un
d'eux devant quitter l'autel pour commencer ses voyages,
l'autre pour entrer dans un couvent. Ce mariage se fit
dans le chœur de l'église Saint-Roch avec beaucoup de
magnificence ; mais ce qui me frappa le plus, ce fut la
richesse et l'uniformité des costumes : tous les hommes
étaient en habit violet brodé d'argent, toutes les dames
en robe de la même couleur brodée de même, alors que
les vêtements des mariés, indépendamment des brode-
ries, étaient couverts de paillettes. En quittant l'église,
toutes les personnes qui avaient assisté à cette bénédic-
tion nuptiale se rendirent à l'hôtel de Breteuil, où l'on
ne demeura qu'un instant. Je me souviens que, en sortant
de cet hôtel, Mme de Montmorency s'aperçut que la
voiture dans laquelle elle se trouvait avec sa nouvelle
bru avait pris le pas sur la voiture où était son fils;
elle mit la tête à la portière pour crier à son cocher :
c ... Arrêtez et laissez passer le carrosse de monsieur
mon fils. >
Nous retrouvâmes également à Paris les deux filles de
M. de Lahaye de Launay, Mme de Belbeder et Mme de
Montmirail. L'aînée, femme assez petite et brune
LA RUINE DES MONTMIRAIL. 119
piquante, avait épousé le baron Ducrot de Belbeder»
ancien major des gardes du corps, homme fort estimé
et fort estimable, beaucoup plus âgé qu'elle, mais
rachetant cette différence par les qualités qui lé distin-
guaient. La cadette, très jolie, vive, assez grande,
svelte, pleine de grâces, de naturel, d'esprit et de gaieté,
avait été mariée à M. Mangin de Montmirail, jeune
homme né avec trois cent mille francs de rente et qui,
ayant presque doublé cette fortune, la perdit tout
entière en voulant l'augmenter encore.
Des entreprises ou opérations qu'il fit successivement,
trois m'ont été connues : la première Ait l'acquisition de
la belle terre de Montmirail, dont il prit le nom. Cette
terre avait dans ses appartenances et à sa portée des
forêts magnifiques; mais ces forêts n'avaient presque
aucune valeur, parce que les moyens d'exploitation
manquaient entièrement. M. de Montmirail les acheta
donc, et avec elles le droit d'en exploiter beaucoup
d'autres à très bas prix. Ces acquisitions faites, il fit
creuser un canal : il ouvrit de cette sorte un débouché
à ses coupes et gagna des sommes énormes. La seconde
fut l'acquisition d'une des belles habitations de Saint-
Domingue : il avait profité à cet égard d'une occasion
très favorable et se trouva avoir placé son argent à un
intérêt colossal. S'il s'en fût tenu là, son sort était aussi
beau qu'assuré; mais l'insatiabilité, cette implacable
ennemie de toutes nos jouissances, ne lui permit pas de
s'arrêter et lui fit concevoir et adopter le funeste projet
d'accroître encore ses richesses et d'immortaliser son
nom en transformant l'emplacement du château Trom-
pette, près Bordeaux, en une place ou plutôt en une
sorte de ville nouvelle, qui devait être la plus belle du
monde I
Un quai superbe devait être construit sur cette partie
120 MEMOIRES DU GENERAL BARON THIÊBAULT.
des bords de la Garonne : la place, du style le plus
noble et d'une étendue immense, devait former un
demi-cercle et aboutir à ce quai par les deux bouts de
Tare. Treize rues magnifiques, tirées au cordeau et de
la plus belle architecture, partiraient de cette place,
qui, portant le nom de Louis XVI, devait être ornée de
la statue colossale de ce monarque.
Ce projet conçu et arrêté, la première chose fut d'ob-
tenir la concession du château Trompette et de ses
dépendances; dans ce but, on arrêta de procéder par
voie d'échange. La Reine avait envie de Saint-Cloud, et
Saint-Cloud, payé six millions par M. de Montmirail,
devint le prix du château Trompette.
Malgré cette énorme dépense et l'obligation de faire
tous les frais de la construction du quai, du monument
et de la façade entière de la place, les treize arcs de
triomphe y compris, les calculs donnaient encore un
bénéfice considérable par la vente des terrains des mai-
sonSy qui devaient former la place et les rues; terrains
qui ne pouvaient manquer de devenir d'autant plus
précieux pour le commerce, que des franchises et la
remise de toutes les contributions étaient assurées à ce
quartier pour cinquante ans, je crois; il faut savoir que
Bordeaux était alors la plus riche ville de France. Mais
ici commença la partie honteuse de cette immense af-
faire. M. le premier commis un tel fit entendre que, si
on ne lui assurait pas cinquante mille livres de rente,
jamais les édits et ordonnances nécessaires pour aller
en avant ne seraient expédiés; cet exemple trouva des
imitateurs, et, indépendamment de tout un capital donné
de la main à la main, il fallut ajouter à ces sacrifices
vingt-cinq mille livres de rente pour un homme puis-
sant et qui pouvait tout arrêter; quinze mille pour un
troisième; dix mille pour un quatrième : enfin, M. de
LE CHATEAU TROMPETTE. 121
MoDtmirail sortit à demi ruiné des bureaux de Paris ou
de Versailles et partit pour Bordeaux; mais là d'autres
tribulations l'attendaient.
Qu'on juge de son désespoir, lorsque M. le gouverneur
du château Trompette déclara que les troupes du Roi
ne le quitteraient que lorsqu'on aurait construit pour
elles des casernes, où elles pourraient être convenable-
ment placées. M. de Montmirail réclama; mais ce gou-
verneur trouva un appui dans le ministre de la guerre,
qui, je crois, n*avait pas été favorable à cette affaire;
tout se trouvait encore arrêté! J'ignore si M. de Mont-
mirail ne fut pas réduit à acheter un terrain pour ces
casernes; de quelle manière il fut rançonné pour faire
agréer le choix de ce terrain; ce qu'il lui en coûta
encore pour faire approuver les plans des casernes. Je
crois même qu'il commença ces fatales constructions;
mais ce qu'il y a de certain, c'est que, de tracasseries en
tracasseries, de chicanes en chicanes, de sacrifices en
sacrifices, de retards en retards, et par les intérêts cou-
rants de ces énormes sommes et par les pensions qu'il
paya et les traitements qu'il fit, ce malheureux se
trouva ruiné de fond en comble, avant qu'on eût déta-
ché une pierre du château Trompette et qu'un soldat en
eût été déplacé. Mon père, ayant chez M. de Montmirail
des fonds qu'il perdit en partie, fut informé dans les
plus grands détails de ces tristes faits et du résultat de
l'assemblée des créanciers, qui, s'étant emparés de tous
les biens du marquis et de ceux de sa mère, engagée
par signature, se bornèrent à lui assurer trois mille
francs de pension alimentaire, affligeante charité pour
un homme qui avait eu la plus belle fortune.
Bime de Montmirail supporta ce revers avec un cou-
rage héroïque. Elle sauva du naufrage ses propres,
montant à vingt-cinq ou trente mille livres de rente,
1S2 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBaULT.
et quitta Paris pour aller vivre à la campagne, qu'elle
n'a presque pas quittée depuis : ces débris auront certai-
nement été un secours pour son mari et un patrimoine
pour le fils unique qu'elle avait. Nous perdîmes en elle
une de nos sociétés les plus intimes et les plus agréables.
Quoique ma sœur et moi nous fussions bien jeunes,
nous regrettâmes cette perte, beaucoup plus que celles
de ses loges aux trois grands théâtres, loges que pen-
dant l'hiver elle donnait souvent à ma mère et que,
chaque année, elle lui laissait pendant les six mois
qu'elle passait à la campagne.
La Révolution vint : ma mère quitta Paris et mourut,
et nous achevâmes de perdre ces dames de vue. Je ne
revis de même M. deMontmirail qu'une seule fois depuis
ses malheurs. Ce fut en 1798, je crois, au Café de la
Régence, où nous entrâmes en même temps pour
déjeuner. Nous nous plaçâmes à la même table; nous
causâmes longtemps; il se leva pour acquitter ce que
nous devions, et, quoique à cette époque je fusse certai-
nement plus à mon aise que lui, je me serais bien gardé
de faire un pas pour le précéder au comptoir. De cette
sorte il paya mon déjeuner, comme il aurait pu le faire
aux jours de sa fortune.
Je terminerai cet article par une anecdote que, à la
faveur de l'intimité, Mme de Montmirail contait avec
beaucoup de verve et de fantaisie comique :
Un matin que, en très grand négligé et avant l'heure
habituelle des visites, elle se trouvait dans son boudoir
avec sa femme de chambre, on lui annonça un monsieur,
qu'elle attendait de je ne sais quel coin de la France.
Ce provincial très empesé , se présentant chez une des
plus jolies et des plus élégantes dames de Paris, entre
d'un air d'autant plus ridicule qu'il voulait paraître
plus dégagé, voit deux femmes, s'avance vers celle qui
SOTTISE DE PROVINCIAL. 18$
lui semble la mieux mise, passe de cette sorte devant
Mme de Montmirail sans la regarder, et fait un grand
serviteur à la femme de chambre : celle-ci recule et,
montrant sa maltresse, dit : c Monsieur, voilà madame... >
A l'instant il pirouette et, en se démenant pour excuser
sa méprise, il écrase la patte d'un petit épagneul,
accouru pour lui flairer les jambes, c Ah f monsieur > ,
lui dit aussitôt Mme de Montmirail, c prenez donc garde
à ce que vous faites!... > Il s'élance en arrière pour
s'éloigner du chien, qui jetait des cris affreux, et renverse
un guéridon tout chargé de porcelaines de la Chine.
Un cri échappe à la dame et à la femme de chambre.
Troublé de tant de gaucheries, cet homme, les pieds
embarrassés dans ceux du guéridon, chancelle et, ne
conservant quelque équilibre qu'à l'aide d'un effort
violent, fait une de ces incongruités qu'on ne saurait
nommer. A l'instant même, pendant que Mme de Mont-
mirail prend son chien pour le panser et que la femme
de chambre ouvre les fenêtres en toute hâte et sonne
pour faire balayer les débris du cabaret, le malencontreux
provincial confus et désespéré se sauve, jurant, mais un
peu tard, qu'on ne l'y prendrait plus.
C'est peu après les désastres du second de ses gendres
que M. deLahaye de Launay revint à Paris. Il avait quitté
la Prusse et rentrait dans sa patrie pour s'y voir pour-
suivi par les calomnies de lâches ou fanatiques enne-
mis, proclamées par Mirabeau (i) dans sa rapsodie sur
(1) Frédéric II voulait augmenter les revenus de son royanme,
sans créer de nouveaux impôts et simplement en rendant plus pro-
ductifs, par une honnête perception, les impôts existants. Or, se
sachant volé par ses employés de douanes allemands, il se per-
suada que vis-à-vis de fonctionnaires étrangers, la connivence des
contribuables deviendrait plus difficile. Il ût donc venir de France
six régisseurs, qui furent suivis par quinze cents commis de tout
ordre et de tout âge. Au nombre des régisseurs se trouvait
124 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉDAULT;
la Monarchie prussienne. Sans doute, et quel que fût le
talent de ce grand orateur, il n'abusa aucun des hommes
en état de juger ses assertions et d'évaluer ses reproches
et ses accusations ; mais le nombre de tels hommes était
nécessairement très petit, et la masse, sur laquelle il
avait spéculé, ne put manquer d'être dupe de ses nom-
breuses erreurs et de prendre le change sur la part que
l'intrigue et la passion eurent à la rédaction de son
volumineux écrit. Très affligé de ces attaques, M. de
Lahaye, pour rétablir les faits autant du moins que
cela pouvait dépendre de lui, publia une réfutation,
servant de justification au système d'économie politique
et financière de Frédéric II, pièce trop peu connue, à
laquelle M. de Mirabeau n'a jamais répondu, parce
qu'il lui eût été impossible d'y répondre, et qui, sous
un aussi triste règne que celui de Guillaume II, ne
convainquit personne dans un pays où attaquer Fré-
déric le Grand et clabauder contre l'administration d'un
prince, l'éternel honneur de la Prusse, était devenu une
mode et une spéculation.
Je n'ai plus à parler que de quelques hommes, avec
qui mon père a été plus ou moins lié et dont les noms
M. de Launay, ayant fait office de fermier général en Languedoc
et qui, gr&ce à son mérite, fut bientôt élevé au poste d'administra-
teur général des finances prussiennes. Mais Tarrivée, la faveur
des étrangers avaient suscité contre eux bien des jalousies qui,
contenues pendant le régne de Frédéric, éclatèrent à la mort de ce
prince; elles étaient favorisées par son successeur, Frédéric-
Guillaume, qui, suivant l'expression de Mirabeau, sacrifia les étran-
gers « en holocauste & la nation ». Calomnié, M. de Launay fut
réduit à présenter pour sa défense un compte rendu de sa gestion.
Ces faits se passaient précisément au moment où Mirabeau, relé-
gué en Prusse, était chargé d'une mission secrète; on l'accusa
d'avoir réfuté lui-même le compte rendu de M. de Launay, c'est-à-
dire d'avoir indignement pris parti contre un compatriote. Il s'en
est défendu dans les Mémoireg seerets sur la Cour de Berlin. (Éd.)
MONSIEUR ET MADAME BART. 125
me semblent pouvoir trouver place dans ces Mémoires,
Le premier, nommé M. Bart, homme d'une force
athlétique et qui avait joué je ne sais quel rôle dans
les mystères du bienheureux Paris, était le très humble
serviteur de beaucoup de grands seigneurs; il ne
manquait» du reste, ni d'esprit ni d'instruction; cepen-
dant il n'a rien laissé de lui.
Un jour que, en nous promenant aux Tuileries, je lui
demandai comment il se faisait qu'il n'avait écrit aucun
ouvrage, lui qui était si capable d'en faire de fort bons :
c Tenez, me répondit-il >, en me montrant une échoppe
où l'on criait des livres à six 8ols(i), c c'est pour ne pas
me voir vendre ainsi. — Si, à ce prix, cependant, vous
pouviez être utile?... i répliquai-je. Mon père, à cause
de mon âge, me sut gré de cette réflexion (2). J'eus
l'occasion de dîner chez ce M. Bart, avec un jeune
Anglais, qui, pour s'excuser d'être arrivé un peu tard,
nous dit : « Mon voiture, il a été arrêté beaucoup dans
un petit riou par un troupeau de bouilli... > Paris ne
(1) Avant la Révolution et à certains jours de fête, les Tuileries
étaient pleines d'échoppes; aux deux côtés de la grande allée, on
voyait indépendamment d'un glacier, établi dans des tentes, des
marchands de rubans, de livres, de paind'épice, de joigoux, etc.
(2) Mme Bart avait été magniûque : à trente-huit ans, elle était
encore belle, et on conçoit qu'elle avait peu perdu de sa soif d'hom-
mages et de son amour des compliments, dont elle avait une si
longue habitude. Je ne sais plus dans quelle occasion et par un
sacrifice à je ne sais qaelle convenance j'étais resté auprès d'elle,
alors que mes amis et les demoiselles étaient passés dans une
autre pièce pour jouer à de petits jeux. Mme Bart remarqua ma
galanterie et la loua d'autant plus, « qu'il est impossible », me disait-
elle, « que vous puissiez vous plaire auprès de moi. — Madame », lui
répondis-je, « voilà la première fois de ma vie que je ne suis pas
de votre avis. » Mes seize ans firent applaudir ce mot; mais
faire ma cour aux femmes âgées et même aux vieillards a toujours
été chez moi le résultat d'une véritable prédisposition, et ce que
j'ai dû d'agréments et de succès k cette habitude est tel, que ceux
même qui seraient les moins enclins à cette sorte de déférence
seraient fort habiles de s'y soumettre.
126 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON TMIÉBAULT.
jouissait pas alors du bienfait des abattoirs : des tueries
hideuses existaient dans les rues les plus fréquentées, et
le sang ruisselait partout. Les troupeaux de bœufs voya-
geaient, de jour comme de nuit, dans les quartiers les
plus fréquentés et les moins spacieux; à chaque instant
ils encombraient des rues entières et causaient de nom-
breux accidents. Pour ma part je manquai périr au
milieu d'un de ces troupeaux. J'entrais rue du Cadran,
par la rue Montmartre, au moment où une centaine de
bœufs en débouchaient; je me trouvais à la moitié du
troupeau, lorsqu'on en arrêta la tète; aussitôt ces ani-
maux, se repliant sur eux-mêmes pendant que la queue
avançait toujours, montèrent bientôt les uns sur les
autres. Au milieu d'eux, je manquai dix fois d'être ren-
versé, étouffé, foulé aux pieds, écrasé. Heureusement, je
parvins à me fourrer dans Tembrasure d'une petite
porte, élevée de deux marches; la porte était fermée;
je ne gagnais que huit ou dix pouces d'espace, et
un énorme bœuf, qui^ après être grimpé sur un autre
et s'être dressé presque droit, m'avait ôté la possibilité
de sauter sur lui, tomba sur ma porte. Je criais, les
beuglements, le bruit de ces rues, les cris des bouviers,
couvraient ma voix; il faisait nuit d'ailleurs, on ne pou-
vait m'apercevoir. C'est un des plus vilains moments et
des pires dangers de ma vie.
Le nom de Roucher se présente à ma plume. A l'époque
où mon père fit sa cohnaissance, il travaillait déjà
à son poème des Mois. Il en parlait sans cesse. J'ai
vu peu d'hommes plus pleins de leur sujet. Lorsque
dans la journée il avait écrit quelques tirades de verve,
il était enchanté : « Vingt-cinq vers > , nous disait-il un
jour, c me sont arrivés ce matin tout armés i, il voulait
dire presque tout faits. — Malgré les inspirations qui le
ravissaient, ce n'était pas sans doute un grand poète;
MONSIEUR LOYSEAU. 127
mais, fort loin d'être sans mérite, c'était un bon et excel-
lent homme, qui certes ne méritait à aucun titre le mal-
heur de terminer sa vie sous le fer de la guillotine.
Je ne dirai rien ici de Dusaulx, traducteur de Juvénal
et auteur d'un ouvrage estimé contre le jeu et d'un
autre sur la prise de la Bastille; de Grouvelle, de Cérutti,
de Chamfort, de Bitaubé et de quelques autres, qui,
chaque soir de la belle saison, se rendaient aux Tui-
leries et s'y promenaient avec mon père. J'Aurai
d'ailleurs l'occasion de revenir à eux, et si je m'arrête
à M. Loyseau, qui se trouve dans la même catégorie,
c'est qu'il me fournit une anecdote, qui appartient spé-
cialement à cette époque de ma vie.
J'ai déjà parlé de ma tendresse pour mon père i elle
était extrême. Je préférais sa société à celle de tous mes
amis, même à celle des femmes, que j'aimais le mieux,
et je ne sais au monde ce que l'on pourrait ajouter à
ces mots, dits par moi. Aussi je ne le quittais que du-
rant les heures de son travail, lorsqu'il dînait à la mai-
son, ce qui lui arrivait deux fois par semaine, les
lundis et les vendredis, jour où il tenait table ouverte
et où la certitude de le trouver chez lui y réunissait
une vingtaine de personnes, enûn lorsqu'il dînait dans
des maisons d'où mon âge m'excluait; mais alors j'allais
régulièrement Fy chercher, et je suis allé par exemple,
pendant six ans de suite, le prendre tous les jeudis soir
chez Mme des Fossés, rue de Vendôme au Marais; très
souvent chez M. de Mirbeck (1), près de l'Observatoire,
et, pendant un an, presque tous les jours, de la place
Louis XY, où nous logions, chez M. deMaissemy, qui avait
(1) C'était UQ jurisconsulte éminent, venu de Lorraine & Paris
et qui rédigea des mémoires pour un grand nombre de causes
importantes. Il était du parti qui se rattacha dès les premiers
événements à la cause de la Révolution. (Éo.)
128 MÉMOlltES DU GÉNÉRAL BARON THIKBAULT.
succédé à M. de Yidaud, comme directeur général de la
Librairie, et qui avait son hôtel place Royale. Lorsque
par hasard je ne savais pas où il avait dîné, j'allais
aux Tuileries l'attendre ou le rejoindre; enfin, quand
vers neuf heures il n'y était pas arrivé, l'inquiétude
s'emparait de moi et je courais le chercher dans toutes
les maisons où j'imaginais le trouver ou avoir de ses
nouvelles. J'ai fait de cette sorte des courses extrava-
gantes, le plus souvent très inutiles; lorsque, vers onze
heures ou minuit et après avoir fait le tour de Paris,
je revenais excédé, il se trouvait que mon père était
rentré depuis deux ou trois heures et à son tour très
en peine de ce que je pouvais être devenu. On voit
d'après cela, et je l'observe en passant, que je n'allais
dans le monde ou au spectacle que lorsque mon père
ne sortait pas, lorsque je l'avais ramené chez lui ou
que j'étais certain qu'il le serait en voiture.
Cette conduite était trop différente de celle des autres
jeunes gens de mon âge, pour ne pas être remarquée, et
pendant que Gassicourt écrivait que je ne payais pas
seulement un tribut de respect à mes parents, mais que
je leur rendais un culte religieux, M. Loyseau, qui m'a
conduit à ce souvenir, ne m'appelait que le précepteur
de mon père. Ce M. Loyseau, jurisconsulte et publiciste
de beaucoup de mérite, était un homme d'un grand
caractère. C'est lui qui, au commencement de la Révolu-
tion, et ainsi qu'on l'a su depuis, prépara et dirigea toute
l'insurrection des gardes françaises, et cela dans des
conférences secrètes, auxquelles assistait tous les soirs
et parfois très avant dans la nuit le plus grand nombre
des sous-ofiiciers de ce corps. Au reste, personne n'était
plus propre que lui à ce rôle. Homme fort et très gros,
il avait une figure imposante et le regard ferme, péné-
trant, regard que rappelle celui du général Boyer;
MONSIEUR LOYSEAU.. 129
ses cheveux blancs comme la neige achevaient de lui
donner un aspect vénérable; sa voix était mâle et
sonore; son éloquence nerveuse et entraînante. Ëtce-
pendant il ne fallait pas le lire ; le style de cet orateur
était sec, lourd, insupportable. Écrivant ou parlant, ce
n'était plus le même homme. £t ce qu'il y avait de
remarquable, c'est que non seulement on l'écoutait
avec admiration dans les discussions graves, mais que,
sans quitter l'air du plus grand sérieux, il plaisantait
avec beaucoup de légèreté. < Monsieur >, me disait- il
quand, arrivant aux Tuileries avant mon père, je rejoi-
gnais ces messieurs tous d'âge et de capacité (i), c votre
élève ne me paraît guère exact. Je crains fort qu'il ne se
dérange et qu'il n'abuse de vos bontés> au point de
vous forcer d'en venir bientôt à des voies de rigueur. »
Et quand ensuite il le voyait venir, il me prenait à part
et me priait de le ménager, c Voyez >, ajoutait-il, t son
air confus, sa démarche embarrassée. Je le crois repen-
tant et je le recommande à votre indulgence. » Quand
j'arrivais après mon père : c Nous n'avons >, me disait-
il, I qu'un assez bon compte à vous rendre de votre
élève; du moins depuis un quart d'heure à peu près
qu'il est avec nous; car ce qu'il a fait ou pu faire
jusque-là, nous n'entendons nullement le soustraire à
votre investigation. » Et comme mon père riait : « Mon-
sieur, vous ricanez, vous faites le mutin parce que nous
sommes là; mais plus tard vous aurez à rendre compte
de votre conduite, et alors vous changerez de tonl... >
Tels étaient les badinages auxquels, avec sa belle et
imposante figure, il revenait le plus sérieusement du
monde et qui, variés de mille manières, étaient toujours
aussi gais que singuliers.
(i) Paul Thiôbault avait alors dix-neuf ans. C'est par l'eatraine-
ment du récit qu'il est amené à anticiper sur les faits qui suivent. (Éd.)
I. 9
130 MÉMOIRES DU GENERAL BARON THIEBAULT.
Après cette excursion relative à des faits qui en
partie appartiendraient à la vie privée de mon père
autant qu'à mes Mémoires^ je passe aux personnes qui,
depuis notre retour en France, ont composé mes rela-
tions privées et aux faits qui m'ont personnellement
concerné.
Le premier qui se présente est relatif à un baron d'Albi-
gnac, logé au-dessous de nous à l'hôtel des États de
Béam, où il occupait le rez-de-chaussée au fond de la
cour. Ce baron, veuf ou garçon de quarante ans à peu
près, passait six mois par an dans le Béarn et six mois
à Paris. Il était extrêmement poli, mais singulier sous
quelques rapports. Une de ses manies .était d'avoir
autant d'habillements complets qu'il y avait de jours
dans Tannée, de manière que chaque jour eût son
costume et que le même costume ne se trouvât porté
qu'une fois par an. Je ne sais trop comment il s'arran-
geait dans les occasions extraordinaires, ni ce qu'il
serait devenu, si de son temps les modes avaient été
très changeantes; mais alors les générations se succé-
daient pour ainsi dire sans qu'il y eût rien d'innové à
la mise des hommes, de sorte que le baron d'Albignac
en avait été quitte pour les premières dépenses, et
n'avait plus que l'embarras d'une partie de son im-
mense garde-robe, qu'il transportait dans les voyages
deux fois par an et pour laquelle il avait des malles
faites exprès.
II. craignait excessivement le bruit au-dessus de sa
tète. Il semble d'après cela que le rez-de-chaussée était
ce qui devait le moins lui convenir; mais, comme d'un
autre côté il n'aimait pas à monter en rentrant chez lui,
il avait sacrifié l'inconvénient auquel il y a quelque
remède à celui qui ne lui en eût offert aucun. Au reste,
comme il n'occupait son appartement que pendant six
LE BARON DWLBIGNAC. 131
mois par an et qu'il était un hdte très précieux, le
maître d'hôtel priait tous ceux à qui il donnait l'appar-
tement que nous prîmes de faire le moins de bruit pos-
sible. Il avait fait, relativement à moi surtout, la même
prière à mon père, et, comme les égards pour un homme
plus âgé que moi ne m'ont jamais rien coûté, je poussai
l'attention au point que le baron d'Albignac en fut tou-
ché. Il fit une visite à mon père et à ma mère, pour les
remercier, et me combla d'amitiés ; il dit même à mon
père que, si on voulait me confier à lui, il aurait grand
plaisir à me conduire quelquefois aux spectacles où il
avait des loges. Mon père consentit, et assez souvent
le baron m'emmenait et me faisait passer des soirées
charmantes.
Trois fois nous allâmes prendre deux dames, fort
comme il faut, pour les conduire au spectacle. M. d'Albi-
gnac donnait la main à l'une, et moi, hardiment je don-
nais la main à l'autre; mais habituellement nous étions
moins difliciles dans nos relations, et nous menions au
théâtre des beautés dont les charmes étaient le prin-
cipal mérite. Il ne faudrait pourtant pas que l'on pensât
qu'encore qu'elles ne fussent pas de très bonne vie, elles
fussent de mauvaise compagnie. Les apparences sau-
vaient tout ce qui pouvait être sauvé : ainsi apparte-
ments recherchés, collations bien servies, mises élé-
gantes, manières un peu libres sans doute, mais
nullement indécentes, ton gai sans dévergondage : en
somme leur douce société nous plaçait sur ces confins
où finit ce qui est bien, où commence ce qui est mal.
Quoique très jeune , ces nuances ne m'échappaient pas,
et ce qu'il y a peut-être de remarquable, c'est que, malgré
mon âge (je n'avais pas alors quinze ans), cette société ne
me plaisait nullement: je rougissais de donner publique-
ment la main à ces belles. Malgré cela, des soirées qui
132 mëmoibes du Général baron thiebault.
se passaient pour moi dans une bonne voiture, au spec-
tacle, dans de jolis salons , à de bonnes tables et avec
des femmes aimables et très jolies, m'amusaient, mais
elles m'auraient amusé cent fois plus en meilleure
société. Au reste, ce que j'étais alors, je l'ai été toute
ma vie : personne au monde n'a aimé les femmes plus
que moi; on m'a souvent accusé d'être l'amoureux des
onze mille vierges : j'ai dit qu'une chèvre en jupon
m'aurait fait illusion, et quelques femmes m'ont fait
faille des folies, qui tenaient de la démence; mais, sans
rappeler ici les Juives, les femmes de couleur et les
actrices, les femmes publiques m'ont toujours fait hor-
reur, et les femmes entretenues n'ont jamais été de mon
goût : ce qui prouve que , si parfois il y avait banalité
dans mes hommages, il y avait du moins restriction
dans mes choix.
Je ne rappellerai pas tous les spectacles que de cette
sorte j'ai vus avec ce baron, mais je dirai que mon
début fut à la troisième représentation de Richard Cœur
de lion. Dans le ravissement de cette pièce, j'en achetai
et j'en chantai de suite tous les airs; de même que
les trois pièces que je vis en 1777 à Paris, elle est restée
dans mes souvenirs en possession d'une place à part.
C'est de ce moment que date mon entrée dans le
monde, et si la très bonne compagnie que je voyais
tous les jours, souvent deux fois par jour, chez
M. Deslon surtout, me fit grand bien, la société habi-
tuelle du baron d'Albignac ne fit que fortifier chez moi
les sentiments honnêtes que je devais à ma première
éducation, à mes dispositions naturelles et aux compa*
raisons que j'avais l'occasion de faire et que je fis avec
fruit. Maintenant, si je cherche à m'apercevoir moi-
même dans ce lointain dont je suis séparé par près de
soixante années de marche en cette triste vie, je ne puis
CE QUE J*KTAIS EN 17ft4. 133
m'empècher de rire de la figure que je devais avoir.
Grand dada de quatorze ans et demi, en culotte bien
serrée, bas de soie, souliers à boucles, habit à la fran-
çaise, chapeau à trois cornes, coiffé en ailes de pigeon,
poudré à la grande houppe, bourse feiite exprès à cause
de l'épaisseur et de la longueur de mes cheveux, qui
allaient jusqu'à la moitié de mes jambes, veste à pattes,
épée au côté : rien ne paraîtrait aujourd'hui plus ridi-
cule et plus comique! J'observerai cependant que ce
costume, qui certes n'avait rien de naturel et de com-
mode, exerçait sur les usages, sur les mœurs et sur les
idées une influence utile; on était forcé de s'occuper de
sa toilette ou plutôt de ses toilettes, on ne pouvait con-
server avec ce costume le ton, les airs et les manières
qu'on avait le matin, et, du moment où les approches
de la Révolution substituèrent brusquement les bottes à
l'anglaise, les cheveux à la Titus, le frac, le gilet et
bientôt le pantalon aux cheveux poudrés et aux habits
français, nous fûmes un autre peuple.
Ce qui précède n'a pu manquer de faire pressentir
l'empire parfois extravagant qu'exerçait sur moi une
imagination qui constituait en quelque sorte toute mon
existence morale.
Tout m'exaltait I un beau tableau, une belle statue,
un beau monument, tous les arts enfin et la musique
par-dessus les autres. Je n'étais pas moins sensible à
la poésie et à l'éloquence, à un acte de vertu, de
générosité, d'héroïsme. Me conduisait-on au spectacle,
j'en revenais électrisé, au point de passer ma nuit à
chanter les opéras que j'avais vus, à déclamer les tragé-
dies que j'avais entendues, à répéter enfin les pas des
danseuses que j'avais le plus admirées, et c'était avec une
telle fureur, de tels efforts, qu'après avoir vu Psyché par
exemple et sautant, gambadant pour faire le Zéphire^ je
134 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT4
me donnai une entorse qui me retint quinze jours dans
ma chambre.
Je ne sais ce qui n'agissait pas sur moi avec une
intensité indicible, et^ s'il y avait bien des ressources dans
cette exaltation, il n'en est pas moins vrai que» si le
désordre de mes idées avait égalé mes émotions, il eût
constitué la folie (i).
Un jour, à dtner chez mon père, on parla d'un empoi-
sonnement causé par des champignons, et cela à propos
d'un pâté chaud, dans lequel nous venions tous d'en
manger. A l'instant je me sentis mal à mon aise : bientôt
les coliques suivirent, le mal de cœur survint, je fus
obligé de quitter la table et j'eus des vomissements
affreux, alors qu'aucune autre personne n'éprouva la
moindre chose. Et j'éprouvais ces symptômes, tout en
me répétant que je ne les devais qu'à mon imagination.
Le seul revenant-bon que mon père consentit à rece-
voir de sa place de la Librairie (et encore parce que
c'était un usage consacré, ou plutôt un droit) fut un
exemplaire de chacun des ouvrages que Ton imprimait,
que l'on introduisait ou que l'on saisissait en France.
(1) Quant aux distractions qui résultaient de cette infirmité, eUes
étaient parfois telles que, dans les rues par exemple, je prenais A
tout moment un autre chemin que celui que je voulais prendre,
que j'oubliais où je m*étais promis d'aller; que, sans m'en aperce-
voir, je passais devant la porte de la maison où mes affaires m'ap-
pelaient, et je ne revenais A moi que quand j'étais trop loin pour
rétrograder; que sur ma route je ne voyais personne, et que par-
fois je regardais sans les reconnaître les personnes mêmes que je
cherchais. Un jour, entre autres, ayant A parler A mon père, et Je
sachant aux Tuileries, je m'y rends pour le rejoindre et je prends
l'allée du Printemps, dans laquelle je savais qu'il se promenait. A
peine avais-je fait un pas dans cette allée que je me trouve en face
de mon père, de ma mère, de ma sœur et de l'abbé Gravier, l'un
de nos parents. En m'apercevant, ils s'arrêtent; je marche A eux,
je les fixe sans les voir, je les coudoie et les dépasse en les cher-
chant, et je ne suis tiré de ma rêverie que par un éclat de rire.
LA BIBLIOTHÈQUE DE MON PÈRE. 135
Plusieurs auteurs, éditeurs» imprimeurs ou libraires lui^
offrirent, à son entrée à la Librairie, des ouvrages publiés
depuis un ou deux ans et en partie reliés. C'est ainsi que
Beaumarchais avait donné un exemplaire de son Vol"
taire à mon père, qui reçut également l'exemplaire de
VUistoire universelle, les trois cents volumes de Cazin et
tant d'autres. Si j'ajoute que sur ces entrefaites lui arri-
vèrent douze à quinze cents volumes, débris de la
bibliothèque de M. de Sozzi, on verra qu'il ne tarda pas
à posséder une bibliothèque considérable. Or cette bi-
bliothèque devint en quelque sorte mon partage, d'une
part, parce que l'arranger, la classer et en faire le cata-
logue m'amusait et aurait fort ennuyé mon père; de
l'autre, parce que la pièce qui lui fut consacrée fit partie
d'un appartement charmant, que l'on construisit exprès
pour moi au Garde-Meuble de la Couronne (1).
Ce goût pour les livres ne me conduisit pas néan-
moins au goût de la lecture. Né sans mémoire, n'ayant
ni l'habitude de lire, ni l'habitude d'apprendre, com-
mençant à être entraîné par d'autres passions, quel
sujet sérieux aurait pu captiver un jeune homme, pour
ainsi dire abandonné à lui-même, qu'on n'avait osé
mettre dans aucun collège, que personne ne dirigeait ou
n'avait dirigé et auquel, je le dis à regret, on ne donna
aucun maître, si j'en excepte un petit drôle de vingt ans,
qui à vingt sols par heure vint, trois fois par semaine
pendant six mois, pour me donner des leçons de lati-
nité et ne parlait que de sornettes et de polissonneries?
(1) Cet appartemeDt, séparé de celui de mon père, fut mes délices.
Il était composé d'une antichambre, d'un cabinet, d'une chambre
& coucher et d'une bibliothèque : tout cela était neuf, meubles,
distribations, peintures, et celles-ci, faites à neuf couches, passées
cinq fois À la pierre ponce et vernies deux fois, étaient de véritableB
glaces.
136 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBaULT.
Cette bibliothèque, dis-je, ne fut donc pour moi qu'une
espèce de joujou; mais dans les livres qui la compo-
saient se trouva la Nouvelle Héloïie. J'ignore quelle cir-
constance ou quel avis me fit ouvrir ce formidable
ouvrage; mais, dès les premiers feuillets, je fus dans le
délire. Au fait, je ne lus pas, je dévorai. Les jours ne
suffisaient plus, j'y employai les nuits» et d'émotions en
émotions, de bouleversements en bouleversements, j'ar-
rivai à la dernière lettre de Saint-Preux, ne pleurant
plus, mais criant, hurlant comme une bêtet J'en ai le
souvenir ! Il était trois heures du matin, lorsque, au mi-
lieu d'une de mes crises, je fis un retour sur moi-même.
Je fus effrayé de l'état dans lequel j'étais; je jetai le
livre, j'éteignis ma bougie et je m'efforçai de dormir;
cela me fut impossible. J'avais une fièvre violente,
et, quand le jour fut venu, je tâchai de me rafraîchir en
allant respirer l'air du matin aux Champs-Elysées. Je
fus huit jours sans oser reprendre le dernier volume de
ce roman, que je ne pus achever que par des lectures de
demi-page et même de quart de page, c'est-à-dire
d'une ou deux phrases. Je fus de cette sorte plus de
huit autres jours à terminer cette lettre, et, malgré ces
lectures hachées, souvent interrompues au milieu
d'une phrase, j'en fus malade et je manquai en devenir
fou. L'impression que ce roman m'a laissée passe tout
ce que je pourrais en dire; cela est vrai au point que
depuis lors je n'ai jamais osé tenter de le relire. Je
ne l'oserais pas, aujourd'hui même que je suis séparé
de cette époque par tant d'années de tortures, qui
cependant ont terriblement affaibli ou détruit sinon
ma sensibilité, du moins mon imagination, et atténué
toutes mes facultés.
Je ne sais dans quel coin mon inquiète et curieuse
activité ne me conduisait pas sans cesse; bref, je m'étais
FORFANTERIKS. 137
fait ouvrir la porte des combles, et, en les parcourant avec
un de mes amis nommé Clappier de Lisle, je lui offris de
parier que, en faisant des jetés battus, je suivrais la crête
du toit sur toute la longueur. Il refusa de parier pour
ne pas m'exciter à cette extravagance; mais, plein de
confiance dans mon agilité et mon adresse, je fis par
jactance ce qu'il ne me laissait pas faire par défi ; ayant,
du côté de la cour, un talus d'ardoises sans même
une gouttière pour m'arréter ou me raccrocher, je m'en
allai sautillant d'un bout de la crête de ce toit à l'autre (1).
A quelque temps de là^ Auguste Jordan, dont j'ai déjà
parlé, vint de Berlin a Paris. Pendant tout son séjour,
nous ne nous quittâmes presque pas. Je lui fis les
honneurs de la ville et des environs, et, dans Tune de nos
promenades, je le menai à Montmartre. Arrivés près d'un
des moulins qui couronnent ce monticule, je dis à Au-
guste et à un nommé Lenitz, qui nous accompagnait, que
je pariais approcher des ailes tournantes de ce moulin
plus près qu'aucun d'eux. Auguste se récria sur ma
folie; Lenitz prétendit que les scènes de Don Quichotte
n'étaient bonnes que dans Cervantes; quant à moi, durant
ce colloque, j'approchai toujours plus près des ailes;
enfin, l'une d'elles passa à trois pouces de moi, et, sans
(1) Peu après notre retour de France, une forfanterie du même
genre avait failli me coûter la vie. On raccommodait le toit d*un
hangar dans l'une des deux cours de l'Ecole militaire. Pendant le
dîner des ouvriers, leur échelle était dressée contre ce toit; un de
mes camarades monta à l'échelle; aussitôt, j'y grimpai après
lui ; arrivé sur Je toit, je le dépassai, et, parvenu tout au haut, je
me mis k gambader. Ce qui ne pouvait manquer d'arriver arriva.
Je Û5 un faux pas et je dégringolai. Je devais me tuer, à autant
plus de titres que je semblais n'avoir pour alternative que le fond
d'un grand trou de chaux vive qui fumait sur le pavé; mais cette
providence des enfants qui parfois et comme par miracle les
sauve d'une mort presque certaine, fît que je tombai sur un grand
tas de sable couvrant le pavé au bord du trou à chaux, et que je
ne me fis aucun mal.
138 MÉMOIRES OU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
réfléchir que la pluie, le soleil, le vent et la lune faisaient
déjeter le bois de ces ailes d'une manière très inégale ,
que par conséquent il était impossible qu'elles suiris-
sent la même ligne , j'en conclus que je pouvais m'a-
vancer encore de deux pouces et je le fis; mais à peine
avais-je terminé ce mouvement, que l'aile suivante me
prit par-dessous le coude gauche, m'enleva de terre
comme une plume et me jeta à vingt pieds de là. Je
voulus me relever; l'étourdissement était tel que je
retombai comme une masse. Mes amis accoururent; ils
étaient hors d'eux... Par bonheur, le moulin allait très
lentement, de sorte que, au lieu de me briser, il ne
m'avait fait qu'une forte contusion. Je revins donc peu
à peu à moi, et nous en fûmes tous quittes pour la peur,
si j'en excepte les vifs et très justes reproches que je
reçus et dont je ne fis que rire.
Cette digression me conduit à une autre. Si pour moi
Paris avait été prodigue d'enchantements, j'avouerai
pourtant que, malgré ma prédilection pour les femmes,
ou plutôt en raison de cette prédilection, je fus choqué
d^ la laideur des femmes en général. Les femmes des
dernières classes, qui sont encore repoussantes, étaient
alors horribles, et si en se rapprochant des classes supé-
rieures on en trouvait et on en trouve qui soient dignes
de tous les hommages, il faut convenir que c'était,
comme cela est encore, dans des proportions qui lais-
saient trop d'avantages à la Prusse, que je quittais, à la
Saxe, que je venais de traverser et dans laquelle, de vil-
lage en village, nous avions été frappés par des groupes
déjeunes filles, magnifiques de taille, de traits et de
fraîcheur; observation qui n'échappait à aucune des
personnes qui avaient été à même de la faire et que
notamment l'abbé de Vauxcelles répétait avec une véhé-
mence plus naturelle qu'orthodoxe.
LA LAIÙEUA A PARIS. 139
Je sais pourtant que la Normandie, le Hainaut, TÂl-
sace, la Lorraine, lé Languedoc surtout font exception
à cet égard ; mais Paris n'en était pas moins très désa-
vantagé, et l'explication de ce fait existait dans la mi-
sère, qui dévorait le peuple de cette grande capitale;
dans les rues étroites et les réduits où il croupissait en-
tassé et où jamais ne pénétrait un rayon de soleil; dans
les caves infectes où vivaient le long des quais cent
mille de ces misérables, qui , dix fois par an , étaient
submergés par des pluies ou par les crues de la Seine
et, souvent de nuit, étaient forcés de porter leurs pail-
lasses à la pluie ou dans la boue pour ne pas être noyés.
Aujourd'hui ces causes de la dégradation de l'espèce
n'existent plus au même degré; il s'en faut de beaucoup.
Les caves ne sont plus habitées, les quais sont déblayés,
les maisons qui couvraient une partie des ponts sont
démolies; on redresse et on élargit les rues, l'air circule
où on en manquait entièrement. De nombreuses fon-
taines lavent les rues, que l'on nettoie avec plus de soin,
et des égouts chaque jour plus nombreux accélèrent les
écoulements. Les abattoirs ont aifranchi toutes les mai-
sons occupées par des bouchers de ces tueries qui for-
maient dans Paris mille ruisseaux de sang, que la
moindre chaleur rendait infects. Enfin on éloigne des
quartiers habités tout ce qui peut répandre de mauvaises
odeurs. Le peuple aussi est-il moins hideux, moins
difforme qu'il ne l'était il y a soixante ans, et sa destruc-
tion moins rapide; il ne périt plus comme alors à la
quatrième génération, qui, lorsqu'elle se reproduisait
encore, ne le faisait que par des culs-de-jatte.
Mais, sur ce fond si propre à servir de repoussoir, se
dessinaient, comme se dessineront toujours, une foule
de femmes, qui ne le céderont à aucune autre en beauté
et l'emporteront sur toutes par leurs grâces et leur
UO MÉMOIRES D(J GÉNÉRAL BARON THIÉDAULT.
charme; elles se recrutent du tribut que les provinces
payent à cet égard à la capitale, de celles qu'une grande
aisance met à Tabri de toutes les influences fâcheuses, de
celles enfin qui, ne passant à Paris qu'une partie de
l'année, réparent dans leurs terres les ravages des plai-
sirs de l'hiver... Si même, avant de quitter Berlin, j'avais
déjà adoré plus d'une femme, les Françaises ne furent
certes pas exceptées. Faisant avec enthousiasme la part
de leurs avantages, il n'est pas d'hommages que je ne
leur rendisse; cependant des deux femmes qui sont
devenues les objets de mon idolâtrie, de mon fanatisme
•même, l'une, l'un des plus beaux ornements de l'Italie,
était née à Milan et n'est jamais venue à Paris; l'autre,
qui y a été les délices de tous ceux qui l'y ont connue,
était née, quoique d'origine française, sous le climat
brûlant des Antilles.
Pour ne parler que de ces premiers temps-là, indépen-
damment d'un amour platonique, de quelques amours
de contrebande sur lesquelles je me tairai et d'un
bonheur qui eut trop peu de durée, quelques parcelles
de réalités se mêlaient à mes chimères, et ce furent les
Tuileries qui leur servirent de théâtre. Logé au Garde-
Meuble de la Couronne, aujourd'hui le Ministère de la
Marine , cette promenade était mes galeries. Les plus
jolies femmes y venaient habituellement, et on comprend
qu'il était impossible de les voir et d'en être vu. chaque
jour, pendant des heures entières, sans qu'il s'établtt
entre elles et moi une foule de petits rapports. De
simples coups d'oeil commençaient; des regards pro-
longés et plus expressifs suivaient. Quelques attentions
plus significatives devenaient possibles, et, au moyen de
ce manège, on se connaissait sans se fréquenter, on se
parlait sans ouvrir la bouche, on s'entendait sans se
rien dire I Une sorte d'adoption mutuelle et tacite
LA PROMENADE DES TUILERIES. 141
m'avait ainsi mis en communication avec des belles
plus ou moins saiUantes, qui, je puis même le dire,
n'étaient pas trop en reste avec moi ou plutôt avec mes
dix-neuf à vingt ans. Commerce furtif et qui a donné
lieu à d'autant moins de mécomptes que je n'ai jamais
eu de comptes à régler avec elles.
En 1788, apparut dans ce jardin un Polonais que,
depuis et jusqu'après la Restauration, on a vu rAder au
boulevard de Gand et à Tivoli, et dont le talent, assez
remarquable d'ailleurs, mais qui n'a fait que baisser,
consistait à faire à la vue, avec le seul secours d'une
paire de ciseaux et un petit carré de papier noir, des
silhouettes très ressemblantes. A l'aide d'un peu de
gomme liquide, il collait ensuite ces petites figures dans
des médaillons gravés sur des papiers de la grandeur
d'un in-octavo, médaillons au-dessous desquels une
espèce d'écusson offrait le moyen d'écrire les noms et
adresses des dames dont il escamotait ainsi le portrait.
Pour faire faire celui de quelque dame que ce fût, ce qui
était une affaire de vingt sols, il ne fallait que la lui
montrer du doigt; en deux ou trois minutes on
possédait la silhouette. Rien n'était plus commode et
plus expéditif. Jamais les profils de jolies femmes ne
se multiplièrent à ce point et à si bas prix; elles ne pou-
vaient plus se montrer que de suite elles ne se trouvas-
sent dans la main d'une foule de jeunes gens. Pour ma
part, j'eus bientôt la collection complète de mes beautés
de prédilection en fait d'idéales amours; j'ai perdu ces
douces images, et je les regrette comme souvenirs de cet
âge divinisé par la jeunesse, auquel il est aussi entraînant
de se reporter qu'il devient douloureux de le rappeler.
On voyait également alors aux Tuileries un chevalier
de Saint-Louis, homme d'une taille ordinaire, assez
replet, se promenant toujours seul, dont personne ne
14S MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
I
demandait le nom, mais que tout le monde connaissait
par le sobriquet très incongru, mais très exact, de che-
valier tape-c. ! Ce vieux fou avait la manie de donner
une petite tape à chacune des dames et des demoiselles
à côté desquelles il passait. A cet effet, il avait toujours
une de ses mains derrière le dos; il changeait de main,
suivant le côté où il se trouvait, et ne manquait guère
son coup. Cette impertinente habitude ou plutôt le con-
tact instantané qui en résultait était, à ce qu'il paraît,
sa dernière volupté. Le fait est que le souvenir des tapes
qu'il avait données, que l'avant-goût de celles qu'il se
proposait de donner, rendaient sa figure, fort bonne d'ail-
leurs, aussi maligne que rayonnante. On conçoit néan-
moins qu'il s'exposait à des avanies, que toutes les
dames ne s'en tenaient pas à la surprise et au dédain, et
que parfois il était très durement apostrophé; mais il
ne répondait jamais et continuait son chemin de l'air
d'un homme qui n'entend pas. Avec quelques amis, je
m'amusais de temps en temps à le suivre, et je lui vis
recevoir un jour, et sans dire ouf, un soufïlet d'une dame,
sur laquelle, contre ses habitudes, il s'était permis, non
en la croisant comme à l'ordinaire, mais en la dépas-
sant, une contraction de doigts qui aggravait le délit.
Quant aux hommes, ses soixante -dix ans, ses che-
veux blancs, la croix qu'il portait toujours, faisaient
qu'ils le ménageaient ; seulement, quand on était avec
des dames et qu'on le voyait venir, on se mettait entre
elles et lui, on le fixait, et il passait sans se permettre un
geste ou même un regard ; ce qui ne tarda pas à dimi-
nuer de beaucoup ses plaisirs.
Les Champs-Elysées étaient, après les Tuileries, ma
promenade favorite. J'y allais à six heures du matin
prendre du lait dans une tente, où l'on en vendait d'excel-
lent : parfois j'y retournais dans la journée. Au cours
POURSUITE/ 143
d'une de ces promenades, j'aperçus tout à coup une
femme magnifique. Quoique grande, elle avait la taille
d'une nymphe; avec des traits charmants, sa figure
était pleine de dignité; sa tournure était ravissante de
suavité et de grâces; ses cheveux superbes et du plus
heau blond cendré ornaient admirablement sa belle tète,
et, pour m'exalter davantage, une teinte de mélancolie
était répandue sur toute sa personne. Je la suivis; la
terre, humectée par un orage tombé la nuit précédente,
conservait l'empreinte de ses pas et offrait à mes regards
les proportions du pied le plus rare par sa forme et sa
petitesse. Ma tète acheva de se monter, et je résolus à
tout prix de savoir qui cette dame était. Je ne la perdis
plus de vue; lorsque, après une promenade de trois
quarts d'heure, elle fut remontée en voiture avec une
dame âgée qui l'accompagnait, je courus après son
équipage, qui par malheur était fort bien attelé. Je
traversai de cette sorte la place Louis XV et la rue
Royale; ma belle inconnue suivit les boulevards; ceux
de la Madeleine, des Capucines et des Italiens furent
franchis sans grande peine; ceux de Montmartre, Pois-
sonnière, Bonne-Nouvelle, commencèrent à me fatiguer;
mais, lorsque ma beauté fugitive m'eut fait suivre, tout
haletant, les boulevards Saint-Denis et Saint-Martin, je
n'en pouvais plus. L'incertitude sur le terme de cette
effroyable course (1) allait cependant me faire arrêter,
lorsque la voiture tourna dans la rue du Temple. Je
repris courage; enfin elle entra dans la rue Vendôme,
s'arrêta devant un hôtel, dont la porte bientôt s'ouvrit
et se referma sur elle. J'étais essoufflé au point de ne
pouvoir parler; je marchai quelques minutes pour
(1) Il n*y avait pas encore de cabriolets de place, et il n*y avait
sur les boulevards aucune station de fiacres. Un fiacre, d'ailleurs,
n'aurait pu suivre cette voiture.
lAA MÉMOIRES DU GENERAL BARON THIÊBAULT.
reprendre haleine, essuyer la sueur dont j'étais couvert
et délibérer sur ce que j'avais à faire. Mon parti fut
bientôt pris; dès que je pus articuler quelques mots, je
frappai à la porte, j'appelai le portier, suisse ou con-
cierge, pour le faire sortir de sa loge, où quelqu'un se
trouvait, et mettant un petit écu dans sa main : c Mon
cher, lui dis-je, comment s'appelle la plus jeune des
deux dames qui viennent d'entrer dans cet hôtel ? —
Monsieur, me répondit-il, je ne sais pas son nom; elle
ne demeure pas à Paris, elle dfne chez ma maîtresse qui
vient de la ramener, et elle est au moment de partir pour
un grand voyage. > Je fus pétrifié et, de fort mauvaise
humeur, je rentrai chez moi, où un fiacre me ramena.
Ajouterai-je que, quatre ans après (en 1792), arrivant
avec ma mère à Épinal, au fond des Vosges, une des
premières personnes que je vis en société fut ma
beauté? Mais, quoiqu'elle fût encore dans toute sa magni-
ficence, elle n'eut plus mes hommages, déjà offerts à
une des plus jolies, des plus gentilles et des plus ai-
mables créatures que ces montagnes ont produites ou
pourront produire.
Je n'avais jamais vu d'incendies que l'on pût citer : le
sort y pourvut. Le feu prit au pavillon de Flore, et, du
haut du Garde-Meuble, j'eus un coup d'œil vraiment
remarquable, au moment où l'immense toiture de ce
pavillon s'écroula. Un nuage énorme, formé de poussière
et de la fumée la plus noire, s'éleva à une hauteur très
grande et ne fut en partie dissipé que par des tourbillons
de flammes, qui bientôt formèrent de tout ce bâtiment un
vaste brasier. J'ignore à quel étage les dégâts s'arrê-
tèrent; mais je me souviens qu'aucune des cheminées
ne tomba, et que, quoique calcinées par l'ardeur du feu,
elles restèrent debout, immobiles au milieu de cette des-
truction, comme pour en attester les ravages. Cependant
INCENDIES. U5
cet incendie avait eu lieu de jour, et le jour n'est pas
favorable aux effets de cette nature; il me manquait donc
d'avoir vu un incendie de nuit, quand, entre chien et
loup, le feu prit aux Menus-Plaisirs. Alors même qu'un
incendie est un grand malheur, c'est encore un grand
spectacle; ici les flammes ne consumaient que des déco-
rations; les pauvres n'y risquaient rien; loin de là,
plus la perte était grande, plus les ouvriers avaient à
gagner. Aussi n'éprouvai-je pas plus d'émotion qu'au
feu du pavillon de Flore et contemplai-je avec une véri-
table extase ces toiles huilées qui, au milieu d'une nuit
peu à peu devenue obscure, donnaient à la flamme une
intensité prodigieuse, la variaient de mille couleurs.
J'étais destiné à avoir, dans ce genre, d'affreux souvenirs.
Les sentiments qu'aucun de ces deux sinistres ne m'a-
vait fait ressentir, je devais les éprouver plus tard dans
toute leur force; la flamme, dévorant par centaines les
asiles des malheureux et mettant le comble à des dé-
sastres plus horribles encore, réservait à mon avenir
les plus lugubres tableaux.
Une des choses qui à Paris devaient le plus m'éton-
ner et qui me frappèrent de la manière la plus vive, ce
furent les promenades de Longchamps, dont l'origine
fut si édifiante, dont la suite fut si scandaleuse, dont la
continuation est si insignifiante.
On ne peut plus en effet se faire une idée de ce que
furent ces promenades pendant les dernières années qui
précédèrent la Révolution. Tout ce qu'une ville immense,
une cour brillante et somptueuse, de grandes fortunes
et des prodigalités qui n'étaient limitées que par l'im-
possibilité de les dépasser, tout ce que la rivalité des
peuples les plus riches, la mode d'un peuple le plus fou
pouvaient enfanter et produire de plus magnifique en
ce genre, se trouvait là. Ce qui était beau y paraissait
I. 10
U6 MÉMOIRES DU GENERAL BARO.N THIÉBAULT.
vulgaire, ce qui était simple y excitait des huées. Au
milieu d'une innombrable quantité de voitures remar-
quables, brillaient chaque année une cinquantaine
d'équipages éblouissants, dans le nombre desquels une
dizaine paraissaient plutôt les chars des déesses que ceux
de simples mortels. Le monde semblait entrer en liesse
durant ces trois journées; mais les extravagances de quel-
ques courtisanes furent portées à ce point que la police
fut obligée d'intervenir pour empêcher qu'elles n'éclip-
sassent de trop haut et les grands et les princes eux-
mêmes. Ainsi la Duthé, cette femme charmante, qui
faisait dire au comte d'Artois : < Qu'après avoir mangé
du gâteau de Savoie (1), il fallait prendre du thé >, mal-
gré la puissance de ses amants, fut arrêtée au beau
milieu de l'avenue de Longchamps et conduite au For-
l'Évèque, dans un équipage dont les Souvenirs dits
de Mme de Créquy renferment une description pour
laquelle ma mémoire n'aurait pas sufQ. J'ai vu cet équi-
page que j'ai suivi quelque temps, ne pouvant en croire
mes yeux, et cette description le rappelle parfaite-
ment (2). C'est le seul châtiment de ce genre qui ait été
(1) Le duc d'Artois avait épousé, le 26 novembre 1776» Marie-
Thérèse de Savoie, fille de Victor-Amédée III, roi de Sardaigne, de
même que Monsieur avait épousé, en 1771, une autre fîUe du même
roi, Marie-Joséphine-Louise de Savoie. Ces deux princesses mou-
rurent, la première en 1803, la seconde en 1810, c'est-à-dire plu-
sieurs années avant la Restauration, qui leur eût assuré le trône
de France. (Ed.)
(2) Une caisse décorée d'Amours, de chiffres et d'arabesques par
le plus célèbre peintre du genre, élève de Boucher, et capitonnée
de sachets aux parfums suaves, était portée sur une conque dorée,
doublée de nacre, que soutenaient des tritons en bronze. Les
moyeux des roues étaient en argent massif, les chevaux blancs
ferrés d'argent, harnachés d'or et de soie gros vert, portaient, su-
prême indécence, des panaches. Sur cette conque, la Dutlié
s'avançait en maillot de taffetas couleur chair et collant, que
recouvrait une chemisette d'organdi très clair; elle était coiffée
LA PROMENADE DE LONGCHAMPS. 147
infligé, mais non le seul dont on ait menacé ; car une
des rivales de cette courtisane ayant attelé devant le
plus magnifique des phaétons six chevaux superbes,
dont tous les harnais et jusqu'aux rênes étaient couverts
on garnis en stras, ce qui leur donnait l'éclat du dia-
mant, elle reçut, au moment où elle se plaçait sur ce
trône roulant, l'avis que, si elle dépassait sa porte dans
cet équipage, il servirait à la conduire en prison. Malgré
de telles leçons, ces dames n'en remportaient pas moins,
dans ces jours de folies ruineuses, la palme de la plus
somptueuse élégance comme celle de la beauté. Si l'on
admirait les calèches des princes et de la Reine, les
équipages de quelques grands personnages français et
étrangers, il n'en est pas moins vrai que tout cela le
cédait à l'extravagante recherche de quelques Phrynés.
Je me rappelle à ce sujet, mais sans plus rien savoir des
détails, si ce n'est que les jantes des roues étaient en
flèches, une calèche bleu de ciel, sur laquelle et à tra-
vers de légers nuages voltigeaient des Amours; calèche
montée par deux femmes éblouissantes de parure et de
beauté, et traînée par quatre chevaux isabeîle, queue et
crinière blanches, tout harnachés en argent ciselé ou en
broderies d'argent, les rênes y comprises. En fait d'élé-
gance, je n*ai jamais rien vu de comparable à cet équi-
page, qui fixait tous les regards, arrachait à chaque pas
des bouffées d'applaudissements. Je le vis passer de mes
fenêtres, au moment où, débouchant de la rue Royale,
il continuait sa marche triomphale vers les Champs-
Elysées, et je guettai son retour pour lui payer un der-
nier tribut d'admiration.
d'un chapeau de gaze noir à la « caisse d'escompte » , c'est-à-dire
sans fond. Les Souvenirs de Mme de Créquy donnent cette descrip-
tion d'après une feuille du temps, les Nouvelles à la main, qui dans
cette circonstance se trouvaient être très exactes. (Éo.)
148 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBaULT.
Cette promenade, depuis 1785, que je la vis pour la
première fois, jusqu'en 1789, devint, en fait de luxe, de
plus en plus extraordinaire. A dater de cette dernière
année jusqu'en 1791, elle ne fut plus qu'un simulacre.
Le silence de la mort régna pendant la Terreur dans les
allées de Longchamps; le Directoire ne rendit la vie à
rien. Sous le règne consulaire cette promenade recouvra
un peu d'éclat; Mmes Hainguerlot, Récamier et Tallien
s'y disputaient le prix de la fortune, et ces deux der-
nières, celui de la beauté. Les guerres de l'Empire éloi-
gnèrent sans cesse de la capitale, et la totalité des jeunes
gens, et tant d'hommes marquants, et le chef de l'État
lui-même; toutes les idées devinrent des idées de gloire;
bien des familles se trouvèrent constamment dans le
deuil ou les appréhensions; de plus, la manière dont
Napoléon fit dégorger quelques fournisseurs et autres
grands tripotiers d'affaires tels que Roy, Vander-
bergh, etc., la déchéance dans laquelle étaient tombées
à cette époque les femmes entretenues , qui ne brillent
que dans le gaspillage des grandes fortunes et dans le
désordre des finances d'un État, enfin l'absence des
Anglais et des autres étrangers , toutes ces causes réu-
nies firent que les courses de Longchamps ne restèrent
plus qu'une affaire d'habitude. Aujourd'hui, comme
depuis la Restauration, Longchamps n'offre plus rien
qui soit digne de remarque; si un certain nombre
de personnes y paraissent encore dans des voitures ou
calèches faites ou terminées pour cette époque, il n'en
est pas moins vrai que ces voitures sont faites pour
servir toute l'année, et que par conséquent elles n'ont
rien de commun avec les équipages dans lesquels on
ne se serait pas montré impunément hors les trois
jours, si improprement dits des Ténèbres, où, sans
adopter d'allées, on se rendait au bois de Boulogne
LA PROMENADE DE LON6CHAMPS. 149
afin d'y afficher sa démence pour la dernière fois.
Aassi le nombre des piétons et des cavaliers qui se
rendent aujourd'hui aux Champs-Elysées, et plus encore
au Bois, n'est-il plus rien en comparaison du nombre de
ceux qui s'y rendaient alors. La foule était aussi grande
au Bois que sur la route qui y conduit, aux Champs-
Elysées que sur les boulevards. Le soir, lors du retour
de tous ces milliers d'équipages et de trois cent mille
piétons, regagnant leurs asiles dans une confusion
entière au milieu d'un nuage de poussière , on avait le
spectacle de la fuite de tout un peuple t II était permis
de penser qu'il ne restait personne dans Paris; cepen-
dant je me rappelle un étranger qui, ayant quitté Long-
champs de bonne heure, traversa les Tuileries et les
trouva pleines de monde , voulut pénétrer à Saint-Ger-
main l'Auxerrois et ne put y entrer , alla faire quelques
visites et ne trouva personne sorti, finît sa soirée au
spectacle et eut toutes les peines du monde à se placer;
il disait : < Quelle ville que ce Paris, où Longchamps,
les promenades, les églises, les salons, les théâtres sont
remplis à la fois, et où l'on trouve tout le monde dans
chacun de ces lieux, lorsqu'on croit qu'un seul les réu-
nit tous! »
Indépendamment du plaisir que Longchamps pouvait
offrir à ceux qui y allaient pour admirer ou se faire
admirer, quelques hommes en trouvaient un plus grand
à aller écouter les propos des gens qui bordaient les haies
au milieu desquelles marchaient les colonnes d'équi-
pages. Il est impossible de réunir des Français sans
exciter la gaieté et faire surgir des saillies piquantes;
il en résultait que, suivant son état, sa condition et
l'opinion que l'on en avait, chaque personne un peu
connue recevait son paquet. Rien n'échappait à cette
sorte d'enquête. Équipage, toilette, figure, fortune.
IbO MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
manière dont elle avait été acquise, conduite, répu-
tation, carrière, mérite, tout était jugé. Comme aucune
considération n'arrêtait ou ne gênait les membres de
cette espèce de tribunal, il ne modérait pas ses expres-
sions, et, comme rien n'échappait à une telle investiga-
tion et que tout se débitait à haute voix, on pouvait
aller faire là une ample récolte d'épigrammes, de quo-
libets et d'anecdotes; car le spectacle unique au monde,
le luxe incroyable et l'entraînement général ne pouvaient
sauver de la risée populaire ce carnaval de la semaine
sainte, ces saturnales de la Passion.
Outre mes courses dans Paris, je ûs quelques excur-
sions au dehors. La première me conduisit à Versailles.
De quelque manière qu'il m'eût frappé en 1777, je le
revis avec un étonnement indicible et tout nouveau.
En 4777, j'avais vu Versailles dans le mois de février,
et en 4787, 4788 et 1789, je le revis embelli de toutes les
parures de l'été. Sous un autre rapport, il est une foule
de choses paraissant insignifiantes à sept ans et qui de
quinze à dix-neuf parlent à l'imagination et à la rai-
son, au cœur et à l'esprit. Ainsi je retrouvai l'Amour,
où je n'avais vu qu'une statue d'enfant; des tableaux
admirables, où je n'avais vu que des couleurs; une
architecture aussi riche par ses détails que somptueuse
par son ensemble, oùje n'avais distingué que des masses;
un tout étourdissant, où je n'avais remarqué que des
parties étonnantes; enfin des femmes ravissantes, une
cour somptueuse, des souvenirs électriques et tous les
degrés de la puissance, oùje n'avais aperçu que plus ou
moins de monde, des costumes plus ou moins riches et
un maître qui n'était pas encore le mien : circonstances
toutes faites pour exalter l'enthousiasme I
Cependant plusieurs choses me choquèrent. Frédé-
ric était et ne pouvait manquer d'être mon point de corn-
VISITE A VERSAILLES. 151
paraison, pour juger un roi, et je ne découvrais rien en
Louis XYI qui pût l'élever au niveau de ce prince, qui
par le titre de grand homme s'était placé au-dessus des
rois. Je trouvais d'ailleurs que Louis XYI manquait de
dignité. Passant un jour devant moi pour aller à la
chasse, il s'arrêta pour rire avec un des seigneurs qui
l'accompagnaient; mais son rire fut si fort, si gros,
qu'en vérité c'était le rire d'un fermier en goguettes plus
que celui d'un monarque. Ensuite son costume de chasse
me parut mesquin; bref, je ne fus étonné que de la légè-
reté avec laquelle ce roi si replet sauta à cheval, et de
la rapidité avec laquelle il partit. La Reine, que je vis
revenir de la messe, avait plus de noblesse dans les
manières, dans la marche, et de dignité dans le regard
surtout; mais une robe de percale blanche, tout unie et
fort loin d'être fraîche, n'était pas le vêtement dans
lequel une reine de France devait, à cette époque sur-
tout, se montrer pour ainsi dire en public. Telle était
pourtant la mise de Marie-Antoinette, et c'était au point
que, si elle n'avait marché la première, on l'eût prise
pour la suivante des dames qui la suivaient. Mais ce qui
fit plus que me choquer, ce qui me scandalisa, me
révolta même, ce furent les propos que des pages, des
gardes du corps et quelques jeunes seigneurs tenaient
tout haut dans les grands appartements I L'indécence à
cet égard allait jusqu'aux outrages I Recommandé à deux
de ces messieurs, qui s'étaient chargés de me faire tout
voir et avec lesquels je passai ma journée, personne ne
se gêna devant moi, et ce que j'entendis en fait d'anec-
dotes, de propos sur la robe chiffonnée de la Reine, de
jugements, passe tout ce que je pourrais dire. J'en in-
struisis mon père en revenant le soir avec lui à Paris; il
me recommanda le silence, que je gardai d'abord par
prudence, ensuite par respect pour de trop grandes
152 MEMOIRES DU GENERAL BARON TIIIÉBAULT.
infortunes, et qu'aujourd'hui même je ne me permettrai
pas de rompre.
Autant j'admirai les grands appartements, autant les
appartements d'habitation du Roi et de la Reine me paru-
rent incommodes et mal situés. Je ne parlerai pas du lit
du Roi, lit de huit pieds carrés, tout en sommiers de
crin, dur comme du bois et que certes je n'aurais pas
troqué pour le mien; mais j'observerai qu'il n'est cer-
tainement personne, roi, seigneur ou bourgeois, qui,
habitant un château donnant sur un parc, se condamne
à n'avoir vue que sur des cours; Versailles offre cette
bizarrerie, à laquelle il faut ajouter encore qu'il ne s'y
trouve aucune pièce d'intérieur qui, des appartements du
Roi et de la Reine, donne directement sur le parc ; de
ses croisées la Reine n'avait de vue que sur l'Orangerie
et la pièce d'eau des Suisses.
Versailles était donc pour la famille royale un séjour
de magnificence et d'orgueil plus qu'une résidence
agréable; de même que, destiné à attester la puissance
de Louis XIV, il n'a attesté que l'impuissance dans
laquelle fut ce roi d'empêcher que les dépenses extrava-
gantes auxquelles ses constructions l'ont entraîné, ne
préparassent la Révolution.
N'ayant vu Choisy qu'une seule fois dans ma vie,
l'ayant parcouru très rapidement et par le mauvais
temps, aucun souvenir particulier ne se rattachant
d'ailleurs à lui, je n'ai^ en ce qui me concerne, rien à
consigner ici sur cette résidence, qui pour ainsi dire n'a
fait que paraître et que disparaître, et qui, dans l'espace
d'un siècle, fut habitée par tant de princes, de princesses,
et par la maîtresse d'un grand roi, pour être en fin de
compte démolie de fond en comble en 4793.
Il est de tristes conformités, et Sceaux en offre une
preuve. Ce monument de la magnificence de Colbert^ du
SCEAUX. — CHOISY. — MARLY. 153
duc du Maine et du duc de Penthièvre, dont il a successi-
vement reçu et porté les noms; ce lieu dont Lenôtre créa
le parc, dont Girardon, Coysevox, Tuby, Lebrun, etc.,
décorèrent les appartements, qu'en l'honneur de la
duchesse du Maine, Malézieu, La Motte, Fontenelle,
Sainte-Aulaire et Voltaire transformèrent en un nouveau
Parnasse, a disparu en même temps que Choisy et n'offre
plus que des champs, des bassins à moitié comblés, des
canaux desséchés ou remplis de vase infecte; un petit
nombre de statues, restées debout, achèvent d'attrister
la vue, par le contraste de tant de souvenirs et la réa-
lité de tant de destructions.
Tout ce qui m'est personnel dans les souvenirs qui me
restent de Sceaux se borne à une véritable niaiserie.
J'ai quelque honte à le dire, et cependant, si je pouvais
retourner à l'âge que j'avais en 4787, m'amuserais-je
encore à me retidre dans un beau remise à la fête de
Sceaux, à m'y faire suivre par trois domestiques de
louage et à jouer, avec deux amis aussi fous que moi,
le rôle d'un jeune prince étranger voyageant inco-
gnito?
Sortir de Sceaux et de Choisy n'est pas encore échap-
per aux ruines de 1793. Ce n'est donc que pour errer de
nouveau sur des vestiges que mes pensées me repor-
tent à Marly, où quelques laboureurs et quelques pâtres
foulent seuls une terre jadis consacrée aux maîtres du
monde, où l'humble céréale a succédé aux bosquets les
plus magnifiques, où la charrue achève chaque jour de
tout niveler, où s'élevaient, indépendamment d'un temple
magnifique, douze pavillons superbes, et où tout semble
redire : Seges, ubi Troja fuit!
Je ne décrirai pas les appartements de Marly, ni le
salon éclairé à l'italienne, orné de quatre cheminées
placées dans les quatre angles coupés d'un octogone
154 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
qui occupait tout le centre du château, ni la chambre
du Conseil enrichie des plus beaux marbres, de pierres
précieuses et même de perles fines; je me tairai égale-
ment sur le parc, quoiqu'on ne pût assez louer l'amphi-
théâtre, le belvédère, le théâtre, le parterre et les bos-
quets de Louveciennes; sur les sommes effroyables qu'il
en coûta pour combler des fondrières avec des mon-
tagnes; sur les tableaux que l'humidité dévorait; sur les
eaux, qui le disputaient à celles de Versailles, et même
sur la grande gerbe qui montait à quatre-vingt-dix pieds
de hauteur.
Mais de quelques sensations que je fusse redevable à
cette grande et magnifique création, je dois avouer,
cependant, que l'aqueduc et la machine de Marly ne me
frappèrent pas moins : ces quatorze roues colossales,
qui (avec un vacarme, un bruit de ferraille et le grince-
ment le plus affreux, qu'on pourrait comparer au
charivari de l'enfer) faisaient aller, par trois élévations
différentes, deux cent vingt-cinq pompes montant, par
jour, plus de 27,000 muids d'eauà six cents pieds de hau-
teur (i) sur l'aqueduc, qui les transportait ensuite aux
réservoirs de Marly, puis à ceux de Trianon et de Ver-
sailles. C'est, en effet, en partie pour Marly que cet
aqueduc fut construit, et ce qui prouve à quel point ce
qui est utile l'emporte en conservation sur ce qui n'est
que fastueux, c'est que Marly a disparu, que l'aqueduc
subsiste, et qu'on l'entretiendrait encore, quand il n'exis-
(1) Nous avions alors un domestique qui avait le génie du méca-
nisme. Ce garçon nous avait suivis un jour que nous all&mes
visiter la machine de Marly, et, en un instant, il la comprit dans
ses moindres détails, et cela au point de Texécuteren petit et sans
qu'il y manquât rien. Tout son argent, ses nuits et une partie de
ses journées furent employés pendant six mois à ce travail, qu'on
regarda comme très extraordinaire. Moyennant un seau d'eau, il
faisait aller sa machine assez longtemps.
LE DESERT. — BAGATELLE. 155
terait plus rien des châteaux de Trianon et même de
Versailles.
Ces souvenirs pourraient s'augmenter encore de ceux
que m'ont laissés Compiègne, Saint-Cloud, Rambouillet,
Fontainebleau, Chantilly, le Raincy, la Folie de Saint-
James, Mousseaux, le Désert et Bagatelle, que l'on nom-
mait également la Folie d'Artois. La Folie de Sainte âmes
est, comparativement aux lieux que je viens de nom-
mer, peu digne d'être rappelée; mais il n'en est pas
ainsi du Désert, site aride et ingrat par lui-même, dont
M. de Monville fit un séjour enchanteur. Du reste, ce
qu'il y avait selon moi de plus remarquable dans ce
lieu de délices, dont le chantre des Jardins n'a célébré
que les frais sentiers, c'était l'habitation construite
dans la base d'une immense colonne, n'offrant extérieu-
rement que l'aspect d'une ruine, mais dont l'intérieur
paraissait la résidence de l'Amour, des Grâces et de la For-
tune. Tout était en effet d'un goût et d'un luxe achevés;
mais ce qui y surprenait le plus, c'était un escalier de la
plus élégante structure, montant en spirale jusqu'au
haut de ce singulier bâtiment. Entre chacun des sou-
tiens de la rampe, représentant des flèches, c'est-à-dire
sur chaque marche, se trouvait un pot de fleurs, de sorte
que, en le regardant d'en bas comme d'en haut, cet esca-
lier, où se trouvait une charmante statue de l'Amour, on
ne voyait qu'une guirlande de fleurs, qui, sans cesse
renouvelées, embaumaient tous les appartements. Je
n'entreprendrai pas la description de ces appartements;
je dirai seulement que, pour concorder avec l'aspect
extérieur de ruines, ils recevaient le jour par des fenê-
tres dont la forme et la grandeur étaient adaptées aux
proportions ou à la destination de chaque pièce, et qui,
du dehors, ne semblaient que des crevasses.
On sait l'histoire de Bagatelle, qui terminera cette
166 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
série de mes souvenirs. Un château et un jardin fort
insignifiants occupaient l'aride espace qui forme cette
propriété, lorsque, en 4783 ou 1784, au moment où
la Cour quittait Versailles, pour aller passer six semaines
i Fontainebleau, le Roi, je ne sais comment ni pourquoi,
en fit cadeau au comte d'Artois. • Eh bien t » dit à celui-ci
la Reine, qui se trouvait présente au moment de la dona-
tion, < quand m'y donnerez-vous à déjeuner? — Quand
vous l'ordonnerez. Madame. — Eh bien 1 1 reprit la Reine,
c à mon retour de Fontainebleau. > C'était le temps des
miracles en fait de construction; l'argent, qu'il ne s'a-
gissait que de prendre, faisait raison de toutes les difQ-
cultes en suppléant au temps; l'Opéra venait d'être
rebâti en quarante jours, et le château de Bagatelle, avec
toutes ses dépendances et ses jardins, avec ses fabriques,
ses grottes, ses eaux, ses rochers et ses plantations
parées, suivant Delille, de poétiques fleurs, fut terminé
en quarante-deux jours; mais six millions, qui par
parenthèse ne cadrent pas à merveille avec le mot
de Bagatelle, avaient payé cette galanterie du comte
d'Artois. C'est au surplus un des lieux que j'ai le plus
visités avant la Révolution. J'avais reçu du prince
d'Hénin un billet pour y aller quand je voudrais. J'y
menais souvent des dames et je m'amusais parfois de
l'embarras que leur causait un boudoir, dans lequel, et
au milieu de peintures très peu orthodoxes^ le plan-
cher, les murs et le plafond étaient tout en glaces, et
où il ne leur restait d'autre parti à prendre qu'à se
dépêcher à se faire de leurs robes des espèces de pan-
talons.
On ne finirait pas si l'on abordait les détails de ce
séjour de volupté, petit à la vérité, mais bien suffisant
pour le culte du dieu auquel il était consacré et auquel
le sera, d'époque en époque, ce lieu si bien désigné par
FONTAINEBLEAU. 157
ces mots : Parva, sed apta,., placés sur rentrée de la der-
nière enceinte.
J'accompagnais mon père dans toutes les visites qu'il
faisait annuellement aux différents châteaux. On doit se
rappeler qu'il avait deux places, l'une à la Librairie,
l'autre au Garde-Meuble, et que les devoirs de la pre-
mière souffraient nécessairement des absences que
nécessitait la seconde : aussi partait-il habituellement
le samedi après dîner, pour gagner une journée, et non
seulement il abrégeait autant que possible ces voyages,
mais encore pendant leur durée il travaillait nuit et
jour.
J'étais donc réduit à me promener sans lui, et, pour
mes courses solitaires, pas un endroit ne m'exaltait
autant que Fontainebleau. J'errais avec ravissement au
milieu de ses rochers; le jour naissant me trouvait
presque toujours dans les sites les plus agrestes : parfois,
je partais avec un garde, deux chiens et mon fusil; mais
bientôt je renvoyais le garde, et, seul avec mes pensers et
mon imagination, je m'enfonçais dans cette belle et
poétique forêt; je ne rentrais guère qu'après huit ou
dix heures de promenade, durant lesquelles je n'avais
rencontré que des biches, des cerfs et parfois des san-
gliers, fort inoffensifs quand on ne s'occupe pas d'eux.
Le premier sanglier que je rencontrai m'inspira assez de
crainte pour me décider à grimper sur un arbre; le
second m'obligea seulement à me rapprocher d'un
chêne dont les branches étaient assez basses pour qu'au
besoin je pusse facilement y monter. Pour les autres,
je me bornai à les éviter, et, comme de leur côté ils
m'évitaient aussi, nous n'eûmes ensemble aucune
altercation.
CHAPITRE IV
Dans la position de mon père, avec son mérite, son
caractère et son amabilité, il était impossible qu'il ne
vit pas beaucoup de monde. De son cdté, ma mère était
douée d'autant d'esprit que de tact : les hommes et les
femmes, les jeunes gens comme les personnes les plus
âgées venaient chez elle avec un plaisir égal; on s'y
trouvait mieux que dans aucune autre maison; i l'art de
donner à ses moindres réunions une apparence de fête,
elle joignait un rare talent, celui de faire que, sans
paraître s'en occuper, sans gêner qui que ce fût et en se
rendant agréable à tout le monde, personne ne s'oubliait
chez elle et n'y était autrement qu'elle ne voulait qu'on
y fût; aussi ma mère était-elle généralement aimée et
recherchée. De plus, l'âge et les qualités de ma sœur
attiraient chez nous beaucoup de demoiselles; enfin, et
de mon côté n'ayant jamais eu que des relations hono-
rables, j'ajoutais encore un grand nombre de connais-
sances et d'amis à nos relations déjà très nombreuses.
En dehors des personnes que j'ai déjà nommées, une
famille Lemaistre se présente la première et fut en effet
une des premières que nous vîmes à Paris, son chef
faisant la banque et mon père ayant eu quelques sommes
à toucher chez lui, quelques lettres à lui remettre de la
part de ses amis de Berlin. Mme Lemaistre était une
femme d'esprit; elle avait trois filles qui ne purent
MADEMOISELLE OLYMPE. 159
manquer de nous convenir, et deux fils qui ne nous
convenaient guère et dont je ne parlerai pas.
Des trois demoiselles Lemaistre, la première et la
troisième furent d'excellentes mères de famille; je n'en
sais que du bien à dire; quant à la seconde, la perle de
la famille (et il existe peu de familles où elle ne l'eût pas
été). Olympe, brune et jolie comme les Grâces, était de
plus vive, spirituelle et charmante. Féconde en saillies,
elle ne l'était pas moins en saillies très drôles. Un jour
qu'elle me versait un verre de vin d'Espagne : c II y en
a trop, lui dis-je. — Eh bien ! répliqua-t-elle en riant,
buvez le trop, il restera tout juste. >
Après ce tableau, je n'ai pas besoin dédire, sans doute,
que je fus très amoureux d'elle ; bien d'autres l'adorèrent,
et de ce nombre un M. Lenitz (i), qui n'obtint pas sa main
et auquel j'adressai en assez mauvais vers une épître
de condoléance, plus propre à le désespérer qu'à le
consoler. C'était, en effet, une femme rare et portant
avec elle la garantie du bonheur de celui à qui elle serait
unie (2).
(1) Je ne dirai qu'un mot de ce LeniU, que j*ai déjà nommé et
avec lequel je fus assez intimement lié. C'est chez lui que j'allais
dîner tous les vendredis, lorsque, au désespoir de ma pauvre mère,
j'eus cessé de faire maigre; j'y étais servi par le père de M. Catel,
devenu compositeur célèbre et professeur de musique. Le père
Catel, brave homme, était depuis trente-huit ans domestique chez
les parents de ce Lenitz ; mais son fils, du moment où cela lui fut
possible, le retira chez lui et le combla de soins jusqu'à, sa mort.
(2) Son mariage le prouva. Elle épousa le fils aîné d'un M. Féline,
fournisseur de la marine, jeune homme d'une fort triste figure,
presque chauve à vingt-trois ans, ayant la voix grêle et cassée, et
très loin d'être agréable. Eh bien! cette jeune et belle Olympe, si
supérieure et si distinguée, reçut sans murmurer l'époux que sa
famille lui avait destiné, se dévoua à son mari et à ses enfants, et
fit le charme de son intérieur, comme elle avait fait celui de sa
famille, de ses compagnes; femme charmante, dont il ne reste plus
qu'un tombeau, élevé au Père-Lachaise par la piété filiale À elle et
à son mari, et qui consiste en deux colonnes brisées.
160 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
Depuis 4784 jusqu'à l'époque où ma mère quitta Paris,
nous vîmes habitueliement cette famille, taut à Paris
qu'à Boulogne ou à Sèvres, où elle passait les étés. Pen-
dant ses séjours à la campagne, mes dimanches lui
étaient en partie consacrés. Lorsque le temps se trou-
vait mauvais le dimanche soir, Mme Lemaistre me gar-
dait à coucher. Une fois elle garda trois autres jeunes
gens (au nombre desquels Lenoir) et poussa même la
bonté au point de nous pardonner non seulement d'avoir
mangé pendant la nuit toutes les friandises qui étaient
dans l'offîce, mais d'avoir mis la rumeur dans tout le
village de Boulogne en allant avec des draps et de
longues perches faire les revenants, c'est-à-dire gémir
à toutes les portes, cogner à toutes les fenêtres des rez-
de-chaussée ou des premiers étages et poursuivre tous
ceux qui passèrent du côté de l'église.
Au plus fort de ma tendresse pour Olympe et un
dimanche qu'avec elle et sa société nous devions faire
une promenade dans le parc de Saint-Cloud. puis danser
le soir à Sèvres, ma mère, voulant me punir de je ne
sais plus quoi, me retint les six livres qu'elle me don-
nait par semaine et me défendit de sortir de la journée.
Jusqu'au dîner je tins bon, mais en quittant la table
peu après trois heures, je rentrai dans le petit appar-
tement que j'occupais au Garde-Meuble; j'en fermai la
porte à clef, je m'habillai à la hâte et je descendis par
la croisée de ma chambre, qui, n'étant qu'à l'entresol,
n'avait guère que douze pieds d'élévation et donnait
sur une petite cour entourée d'ateliers et dans laquelle
ce jour-là personne ne passait. La porte, qui communi-
quait de cette cour dans la rue Royale, se trouva ou-
verte; je sortis sans être vu. Je filai le long des mai-
sons, je gagnai le faubourg Saint-Honoré et de là à pied,
faute d'argent, les Champs-Elysées, le bois de Bou-
PARTIR DE CAMPAGNE. IGl
logne et le parc de Saint-Gloud. Mais la chaleur était
dévorante; bientôt j'eus besoin d'essuyer la sueur dont
mon visage commençait à se couvrir, et, quand je fouil-
lai dans ma poche, il se trouva que, dans la précipita-
tion que j'avais mise à ma toilette et à ma fuite, j'avais
oublié de prendre un mouchoir. La sueur mêlée de pou-
dre et de pommade me couvrait le visage; elle m'entrait
même dans les yeux, et je souffris le martyre jusqu'au
bois de Boulogne. Là j'eus recours à des feuilles d'arbres
qui, toutes dures et chaudes qu'elles étaient, me ren-
dirent néanmoins grand service. Près de quitter le bois,
je remplis mes poches de feuilles, et elles me mirent
tant bien que mal en état de gagner le parc de Saint-
Cloud, où j'arrivai peu après la société que j'allais y
rejoindre. Un de mes amis put me prêter un mouchoir;
dès lors je fus comme tout le monde. Deux heures
furent consacrées à des jeux, à des exercices de toute
espèce, tels que des sauts et des courses; à huit heures
nous arrivâmes à Sèvres, où je dansai jusqu'à minuit.
Un jeune homme m'offrit de me ramener dans son ca-
briolet; mais la vanité m'empêcha de convenir que,
pour rentrer à Paris, je pusse iivoir besoin de lui. Je
partis donc vers minuit et je revins chez moi, comme
j'étais revenu, quatre ans auparavant, de Gharlotten-
bourg à Berlin, c'est-à-dire en tenant pied à une voi-
ture à quatre chevaux venant de Versailles. J'arrivai
après une heure du matin, cramoisi et trempé de sueur.
Je trouvai toute ma famille dans des angoisses terribles.
Quelle que fût la colère de mon père et de ma mère,
elle céda aux soins dont j'avais besoin pour prévenir
une fluxion de poitrine, de sorte que l'on ne fut plus
occupé qu'à me faire boire chaud et à me faire mettre
dans mon lit, où je dormis douze heures sans me ré-
veiller.
I. 11
162 MÉMOIRES DU GENERAL BARON THIÉBAULT.
La société de Mme Lemaistre était fort nombreuse;
mais quatre personnes seules seront nommées dans ces
Mémoires.
La première était une vieille demoiselle Villemain,
gouvernante des demoiselles Lemaistre et qui, pour
que celles-ci ne cessassent pas de l'être, assistait tou-
jours à nos jeux innocents. C'est cette pauvre et très
bonne fille qui^ pour racheter un gage, nous chanta un
jour, de sa voix chevrotante de vieille, les couplets sui-
vants sur Taîr le plus tendre :
Garder son cœur et son troupeau,
C'en est trop pour une bergère !
Qu'on est k plaindre lorsqu'il faut
Garder son cœur et son troupeau,
Quand tous les bergers du hameau
Et tous les loups vous font la guerre I
Le second est Lenoir, que nous appelions aussi le
grand Lenoir, homme excellent autant que spirituel,
généralement aimé et fait pour l'être, dont il sera plu-
sieurs fois question et qui, depuis 4786 qu'il est arrivé
à Paris, est resté mon ami jusqu'à ce jour.
Enfin les troisième e( quatrième sont ces malheureux
frères Faucher, qui, en 1815, furent si barbarement
égorgés à la Réole près Bordeaux. Ces deux jumeaux,
alors fort jeunes, déjà aussi vifs que saillants, mis de
même, se ressemblant beaucoup, se trouvèrent à un bal
de Mme Lemaistre. Les ayant aperçus l'un après l'autre,
je crus voir double et je fus un moment à me convaincre
qu'ils étaient deux; mais deux sœurs également jumelles,
jolies comme des anges et si parfaitement égales de
mise, de taille, d'embonpoint et de figure qu'en les
voyant l'une à côté de l'autre on ne parvenait pas à
les distinguer, me jetèrent bientôt dans un étonnement
beaucoup plus grand. En efl'et, je cesse de danser avec
LES FRÈRES FAUCHER. 163
Tune d'elles et je la reconduis à sa place; je passe de la
salle, où je la laisse, dans un second salon, où l'on dan-
sait également, et je la retrouve encore. Ne sachant ce
que cela voulait dire, je reviens dans la première salle
et j'y revois ma danseuse; je me mets sur la porte qui
séparait les deux salles et je les vois toutes deux. Enfin
je doutais encore si j'avais la berlue ou si j'y voyais
clair, lorsque Mlle Olympe, passant par là, m'expliqua
en riant ce mystère produit par Tinconcevable simi-
litude de ces deux sœurs. Au reste, tous ceux qui ne
les connaissaient pas en étaient aussi frappés que je
l'avais été. MM. Faucher le furent au point que l'idée
d'épouser ces deux sœurs devint dans cette soirée même
un projet pour eux. JMgnore ce qui fit manquer ce double
mariage, qui fut très près de se faire et qui peut-être
eût changé l'horrible destinée de ces infortunés, dont
des poètes et des musiciens célébreront un jour les mal-
heurs par des chants qui voueront à l'exécration pu-
blique les juges qui furent leurs assassins (1).
Pendant les hivers de 1786, de 4787 et de 1788,
presque toute la société de Mme Lemaistre s'abonna
à un bal nombreux et agréablement composé, qui se
donnait rue des Mauvais-Garçons et que l'on nommait
le bal des Avocats, parce que antérieurement de jeunes
avocats du barreau de Paris avaient fait arranger ce
local pour y donner des bals de société. Je fus de ces
abonnements, puisque Olympe en était.
Je fus encore, durant les années qui précédèrent la
Révolution et même jusqu'en 1792, de quatre bals
(1) César et Constaotio Faucher, Dés à la Réole (Gironde), géné-
raux en 1793 et ronctionnaires sous le Consulat, furent accusés, en
1815, d'avoir provoqué une insuite au drapeau blanc. Jugés et con-
damnés, sans qu'aucun défenseur eût osé les assister, ils furent
fusillés le 27 septembre 1815, victimes en réalité de la Terreur
blanche. (Éo.)
164 MEMOIRES DU GENERAL BARON THIEBAULT.
payants, qui avaient lieu, le premier au Ranelagh, pendant
la belle saison ; le second au Vauxhall d'été, pendant
l'hiver; le troisième rue du Mail, bal qui dura de 1789
à 1791, et que Ton nommait le club des Étrangers; le
quatrième près de la place du Carrousel.
Le premier offrait la réunion d'une société très bril-
lante. Jusqu'à neuf heures du soir la pelouse du Rane-
lagh, bordée de chaises, de boutiques dans l'une des-
quelles il m'arriva de gagner à une loterie une assiette
d'argent, servait de promenade à ce que Paris avait de
plus élégant. Assez souvent la Reine elle-même s'y
promenait en calèche avec quelques dames de la Cour
et habituellement avec cette charmante duchesse de
Guiche, dont j'étais ainsi que tant d'autres le très grand
admirateur. A neuf heures on entrait dans la Rotonde,
où l'on dansait jusqu'à minuit, heure à laquelle il était
délicieux de traverser le bois de Boulogne en voiture
découverte pour revenir à Paris par la Porte-Maillot.
Un jour que Lenoir me conduisait au Ranelagh dans
son cabriolet, attelé alors du cheval le plus rapide au
trot et tellement rapide que, en cinquante-cinq minutes,
il nous menait du Palais-Royal à la place d'Armes à
Versailles, nous aperçûmes rue Saint-Honoré, peu après
la place Vendôme, une dame qui, lisant assise au beau
milieu de son balcon , avait commencé sans doute par
mettre ses pieds sur le bas de sa balustrade en fer, mais
qui par une inconcevable inadvertance les avait placés
peu à peu sur la barre supérieure et assez éloignés l'un
de l'autre, probablement pour avoir moins chaud ; or la
balustrade étant à jour et assez élevée, cette dame se
trouvait ne plus rien avoir de caché pour personne.
Jusqu'à notre arrivée, nul passant n'y avait pris garde;
mais mon coquin de Lenoir, à qui je fis remarquer ce
singulier tableau, arrêta net son cheval et se mit à dis-
BALS PAYANTS. 165
courir de la manière la plus sérieuse sur les jambes de
cette dame, sur la couleur de ses jarretières, sur la blan-
cheur de sa peau, etc. J'eus beau faire, il ne démarrait
pas. Bientôt quelques badauds s'arrêtèrent pour savoir
ce que nous regardions, puis pour regarder à leur tour.
Quelques instants de plus, il y eut un attroupement, et
les rires éclatèrent; quand cette pauvre dame, que la
lecture absorba trop longtemps, s'aperçut enfin du mo-
tif de cette affluence et de ces rires immodérés, il ne lui
restait en vérité qu'à se sauver; c'est ce qu'elle fit au
plus vite.
Le bal du Vauxhall réunissait une grande partie de
la société du Ranelagh, mais non la partie la plus
choisie : ainsi j'y allais, et ma mère n'y allait pas. Au
reste, j'y retrouvais au nombre de quelques femmes
célèbres par leurs charmes et qu'on désignait alors par
le mot de c demi-castors », cette jeune Sainte-Ama-
ranthe, l'une des beautés les plus accomplies et les plus
délicieuses que l'on puisse imaginer. Après une pré-
tendue absence, c'est-à-dire une retraite de quelques
mois, employée à mettre au monde un enfant, dont le
comte d'Artois, disait-on, était le père, elle reparut au
Yauxhall un jour que Gassicourt et moi nous y étions.
Nous ne pûmes nous lasser d'admirer cette créature,
qui nous parut encore embellie et qui nous sembla plus
qu'humaine. Au milieu du charivari de ce bal, Gassi-
court fit sur elle un madrigal qui finissait ainsi :
On dit
Quk ses appas conquis un poupon doit le jour !
Vraiment bonne nouvelle !
A rOlj'mpe étonné Vénus parut plus belle,
Quand elle eut fait TAmour.
Cette angélique personne épousa peu après le fils de
M. de Sartine. Pour échapper aux cannibales qui sous la
166 MEMOIRES DU GÉNÉHAL BARON THIÉBAULT.
Terreur gouvernaient la France, il paraît qu*elle fit la
cour aux chefs hideux de cette séquelle. Le 9 thermidor
approchait, et elle allait être sauvée, lorsque, à un sou-
per, qui à beaucoup d'autres convives réunissait chez elle
Trial et Robespierre, ce dernier se grisa et révéla tout son
plan ou plutôt la mission qu'il exécutait pour dégoûter, à
force d'horreurs et de sang, la France de la liberté. Le
lendemain matin Trial, qui avait conservé sa raison,
courut chez lui et lui dit : « Tu as tout découvert hier
à souper, et tu as mis dans ta confidence des gens sur
lesquels il est impossible que tu comptes. > A l'instant
ce monstre fait accuser Mme Sainte-Amaranthe la mère,
M. et Mme de Sartine, toutes les personnes qui avaient
été du souper et jusqu'aux domestiques, d'avoir voulu
l'empoisonner; tout ce monde, aussitôt arrêté, est tra-
duit au tribunal révolutionnaire, jugé, condamné et exé-
cuté! Mais ce qu'il y eut d'éminemment remarquable
dans cette déplorable catastrophe, ce fut l'héroïsme avec
lequel mourut cette jeune et si belle personne, accou-
tumée depuis sa naissance à toutes les sensualités du
luxe, de la mollesse et de la volupté. Tous ceux qui l'en-
touraient étaient anéantis; elle seule resta imperturbable
et chercha à donner du courage à tous les siens par sa
fermeté et même par ses plaisanteries , au nombre des-
quelles on cite ce mot, qu'en riant elle dit sur la fatale
charrette, à propos de la chemise rouge dont on^Tavait
affublée, elle et ses prétendus complices : c Ne di-
rait-on pas que nous faisons une promenade de mardi
gras? >
Le club des Étrangers, remarquable par le nombre des
femmes charmantes, n'était composé que d'abonnés
reçus au scrutin; il était ouvert tous les jours aux
hommes, et aux dames deux fois par semaine, une fois
pour une réunion de musique et l'autre fois pour une
LE CLUB DES ÉTRANGERS. 167
réunion de danse. On conçoit que, à vingt et un ans, je
ne pouvais être attiré que par les dames. Peu après la
fuite et le retour du Roi, ce club fut fermé par ordre de
l'autorité, à cause de sa composition trop aristocratique,
les dames y préchant ouvertement l'émigration; mais
les danseurs et danseuses reformèrent pour l'hiver sui-
vant (1791 à 1792) une association de bals, pour lesquels
un local convenable fut arrêté dans une rue près du
Carrousel; toutefois, comme le choix des personnes
devenait sans cesse plus nécessaire et les non-admissions
sans cesse plus difliciles, on mit à la tête de cette nou-
velle société quatre dames, jouissant d'une haute consi-
dération et ayant pouvoir absolu. A l'un de ces bals une
querelle de place s'engagea; la dame qui avait le
moins de droit à garder la place excitait à haute voix
son cavalier à ne pas la céder. Aussitôt une des direc-
trices, rejointe par les trois autres, alla vers cette dame
et lui signiOa de quitter le bal à l'instant, puis de n'y
jamais reparaître. Celle-ci voulut résister; on allait faire
intervenir les domestiques, lorsqu'une volée d'applau-
dissements, lancée par toutes les assistantes, vint sou-
tenir les directrices, et, devant cette sanction unanime, la
dame, n'ayant plus de recours, partit furieuse. Cette
manière de faire diriger des bals de société par des
dames est la seule bonne dans une ville comme Paris,
où tant de femmes démentent par leur moralité et par
leur conduite les noms qu'elles portent et le rang qu'elles
ont, gâtent les réunions où elles sont admises et
cependant ne peuvent être refusées ou renvoyées que
par des femmes.
On n'a plus d'idée de l'importance que l'on mettait
alors à une place retenue ou à une invitation faite à une
dame. Aujourd'hui, une dame accepte un danseur, après
en avoir refusé dix pour la même contredanse. Alors,
168 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
cela était impossible. Je me rappelle un bal où une
demoiselle, après avoir refusé de danser avec moi,
accepta un autre danseur et partit avec lui pour se
placer. A Tinstant j'allai trouver sa mère, la priant avec
toutes les recherches de la politesse de me dire en quoi
j'avais eu le malheur de manquer à mademoiselle sa
fille, l'assurant que j'étais prêt à lui en faire toutes mes
excuses : c Monsieur t, me répondit-elle, assez agitée, c je
ne vous comprends pas. > Je lui dis alors ce que sa ûlle
venait de faire, ajoutant d'un ton plus ferme que, si en
fait d'égards je n'avais aucun reproche à encourir, elle
penserait sans doute que je n'avais aucune mortiûcation
à recevoir, que dès lors il devenait impossible que
mademoiselle sa fille continuât à danser : c C'est juste >,
reprit-elle, et, à l'instant, elle signifia à sa fille de quitter
la contredanse et partit avec elle.
C'est encore à propos d'une place que j'eus, au bal
des avocats, une querelle que nous vidâmes de suite sous
un réverbère. Comme alors on avait toujours l'épée au
côté, rien n'était si commode; mais pour moi ce n'était
pas tout à fait aussi simple, attendu que je n'avais pas
encore eu de leçons d'armes et que j'avais affaire à quel-
qu'un qui savait tirer. Mon agilité, mon adresse et mon
intelligence suppléèrent à ce que je ne savais pas. Je
devinai qu'il ne fallait pas m'amuser à parer; je fonçai
donc sur mon adversaire et je lui fourrai mon épée
dans la cuisse, pendant qu'il me donnait un coup d'épée
dans le ventre. Je ne sais qui de nous deux perdit le
plus à cet échange, attendu que, ayant eu tort au fond
et dans la forme, il fut expulsé du bal. Quant à moi,
je me fis conduire chez notre médecin et chirurgien,
M. Galland, qui me pansa et reconnut que ma blessure
était très légère. Je fus quitte en effet pour deux accès
de fièvre et pour une semaine de régime.
LA FAMILLE CADET. 169
Nous retrouvâmes également à Paris M. et Mme Cadet.
Mes parents ne les virent pas souvent, mais moi je
me liai avec Ch.-L. Cadet de Gassicourt de la manière
la plus intime. Avant de revenir à lui, je dirai pourtant
que d'anciennes relations avaient existé entre la
famille à laquelle il appartenait et M. de Sozzi. Ce
dernier en efTet avait connu le père de tous ces
MM. Cadet, arrivés à plus ou moins de célébrité, et lui
avait rendu service. Ce M. Cadet n'était pas heureux, et
il avait douze enfants; lorsqu'il mourut, il laissa à sa
veuve deux écus de six livres tournois pour tout avoir.
Comme du reste il était estimé, beaucoup de personnes
s'intéressèrent au sort de cette famille, dont M. de Sozzi
devint un des principaux appuis.
Des douze enfants, Tainé, &gé de seize à dix-huit
ans, était élève en chirurgie et déjà saignait à mer-
veille. Grâce à M. de Sozzi, quelques personnes de
marque se servirent de lui pour des opérations qu'il fit
avec le plus grand succès. Il devint à la mode. Les pre-
mières dames de la Cour et de la ville ne voulurent
plus être saignées que par lui et portèrent le prix de
ses saignées à un louis. Sa fortune dès lors fut assurée,
et l'usage qu'il en fit acheva de le rendre honorable. Il
devint le soutien de sa mère, de ses frères et de ses
sœurs, et n'épargna rien pour leur éducation, leur in-
struction et leur établissement. De leur côté, tous justi-
fièrent ses sacrifices et ses soins, et devinrent des
femmes estimables et des hommes distingués, et quand
la Révolution commença, le plus pauvre d'eux tous
avait quinze mille livres du revenu de ses biens; de
même que l'on comptait parmi eux un chevalier de
Saint-Louis, un chevalier de Cincinnatus et plusieurs
chevaliers de Saint-Michel. Afin de pouvoir être dis-
tingués, chacun de ces messieurs prit un surnom, à
170 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
l'exception de Taîné, qu'on appelait le Seigneur, mais
qui ne signa jamais que le nom de Cadet : les autres
furent M. Cadet de Gassicourt, Cadet de Vaux, Cadet de
Limay, Cadet de Chambine... du nom des villages où
ils avaient été en nourrice.
Pour ce qui est de M. Cadet de Gassicourt, qui, devenu
pharmacien, avait porté si rapidement les bénéfices de
sa pharmacie à plus de cent vingt mille francs, il épousa
en 1767 ou 1768 une des plus belles femmes de France.
Notre amitié avec son ûls fut spontanée et vive. J'ai
lieu de croire que les relations journalières qui s'éta-
blirent entre nous et durant tant d'années (de 1785 à
1792) lui furent agréables; mais, je dois le dire, elles
me furent aussi utiles qu'elles m'étaient chères. Fort
jeune, il écrivait déjà en prose et en vers avec la plus
étonnante facilité d'improvisation.
Né avec le besoin irrésistible de faire tout ce que je
voyais faire et guidé par lui, je me mis à rimer et je
rimai avec fureur. Il m'apprit les règles de la versifi-
cation et devint, dans toute la force du terme, mon
maître de littérature. Il ne me donna pas sans doute
les connaissances premières, qu'on ne m'avait pas fait
acquérir et que, toute ma vie, j'ai été si malheureux de
ne pas avoir; il ne me donna pas non plus la mémoire
dont je manquais si complètement; mais il ne m'en
apprit pas moins beaucoup de choses, et, comme nos
moindres séparations donnaient lieu à une correspon-
dance en prose et en vers, et que de cette sorte nous nous
exercions à rimer, soit que nous fussions réunis, soit
que nous fussions séparés, je lui dus cette habitude
d'écrire, qui par la suite m'a été si utile.
Cette obligation n'est pas au reste la seule que je
doiverappeler; jelui dois encore de parvenir à bien lire,
talent que ma manière de sentir et les inflexions de
CADET DE GASSICOURT. 171
voix qui m'étaient naturelles ne tardèrent pas à rendre
remarquable ; je dépassai bientôt mon mattre^ qui cepen-
dant lisait bien, mais lisait avec prétention et emphase.
Il se présente ici une observation singulière : ma sœur,
douée de la mémoire si heureuse de mon père et que
l'on consultait sur un fait historique, une date, un nom,
un lieu, sans la trouver en défaut, lisait à peu près
comme mon père, c'est-à-dire très bien la prose (1),
quoique ce ne fût pas cependant d'une manière à citer;
au contraire, ma mère, de qui je tiens malheureusement
du côté de la mémoire, lisait les vers d'une manière
remarquable et tenait à cet égard de son oncle, M. de
Sozzi. M. de Sozzi lisait tellement bien que Mlle Clairon
le priait de lui lire les rôles qu'elle avait à apprendre ;
on aimait mieux lui entendre lire une tragédie que de
la voir jouer à Lekain, à Brizard, à Clairon. Il avait le
talent de lire le troisième et le quatrième vers après
celui qu'il prononçait. Je n'ai jamais pu, dans une
pièce que je lisais pour la première fois, aller au delà
du second.
Quoi qu'il en soit, j'ai eu, en lisant, des succès nom-
breux, qui étaient flatteurs, parce que bien lire était
alors très rare et le sera toujours. Combien de dames
m'ont fait une sorte de cour pour me décider à leur
faire des lectures! Je me rappelle des poèmes, des tra-
gédies, des comédies, des épîtres et même des recueils
de poésies fugitives, lus par moi à de charmants audi-
toires (2), et je me complais encore au souvenir du plai-
(1) Mon père était à rAcadémie de Berlin celui qui lisait le mieux ;
les nombreuses lectures qu'il a faites à Frédéric et pour Frédéric
le prouvent incontestablement.
(2) Une des pièces de vers que j'aie le mieux lues est YÉpUre
d'HéloUe à Abeilard par Colardeau. Cette héroïne m'enthousiasma
au point que le lendemain du jour où je l'avais lue pour la pre-
mière fois de ma vie, je savais par cœur les trois cent trente-huit
172 MEMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
sir que j'éprouvais à graduer et à nuancer des impres-
sions, qui parfois recevaient leur plus grand prix de
quelques rapports secrets ou de situations particulières.
Il est vrai que je me dévouais au point de faire de telles
lectures, au clair de la lune, pendant des heures entières,
et cela dans de petits volumes qu'on nommait des
Cazins (1).
Je n'ajouterai qu'un mot : Gassicourt et moi, nous ne
reconnaissions comme lisant parfaitement bien qu'un
seul^ homme en France; cet homme était Larive (2).
vers dont elle se compose. Le début est selon moi ce qu'il y a
de plus difficile à. lire. La situation d'Héloïse est celle d'une per-
sonne qui, sortant d'une méditation profonde, par laquelle elle a
été en quelque sorte absorbée, revient peu à peu à elle. C'est donc
d'une manière lente et presque monotone, avec hésitation et
incertitude, d'une voix sourde et en quelque sorte sans inflexions,
mais du ton d'une femme qui se parle à elle-même et qui pour
ainsi dire craint de s'interroger, que doivent être dits ces deux
vers :
Dans CM lieux... habités par la simple innocence.
Où règne, avec la paix, an éternel silence.
AU troisième vers :
Où les cœurs, asservis h de sévères lois,
la voix doit prendre de l'émotion, autant pour préparer à. ce qui
snit que pour faire sentir la gradation marquée dans les vers sui-
vants, quand, sous Timpulsion de la passion qui la domine,
Héloïse s'anime par degrés et jette enfin ce cri de sa passion :
Tairne, je brûle encore...
0 mon cher et fatal Abeilard... je t'adore!
Viennent alors ses reproches, ses plaintes et ce terrible aveu
qu'Hélolse ne peut retenir :
Abeilard, dans mon ca>ur, l'emporte sur Dieu même.
On voit par cette très courte ébauche de quelle manière s'étu-
diaient les morceaux que j'avais à lire.
(1) Édition de trois cents volumes in-18, contenant les chefs-
d'œuvre de notre littérature.
(2) Jean Mauduit Delarive, dit Larive, élève de Lekain et le plus
célèbre tragédien de son temps. (Éd.)
L\^RT DE LIRE. 173
Ce que j'ai entendu lire de la manière la plus admi-
rable fut le discours des électeurs de Paris à l'Assemblée
nationale, discours que, en sa qualité d'électeur, Larive
fut cbargé de lire, discours assez long et durant lequel
sa voix se renforça progressivement depuis les premiers
mots qu'on entendit à peine, jusqu'aux derniers où son
organe révéla toute sa puissance. C'est au surplus
la seule fois que, pendant tout le cours de la Révolu-
tion, j'aie assisté à une séance de l'Assemblée délibéra-
tive; mais, m'occupant alors beaucoup de lecture et
voulant entendre Larive à toute force, je payai de har-
diesse et je parvins à rester comme député à cette
séance, après être entré comme électeur.
Un autre talent que Gassicourt avait à un degré extra-
ordinaire, et pour lequel je n'ai jamais été en concur-
rence avec lui, c'était celui de l'imitation. Il imitait par-
faitement toutes les scènes de Thiémet et notamment
le bruit de la machine de Marly; il imitait Carlin dans
ses rôles d'Arlequin; il imitait presque tous les acteurs
des Français et Larive avec autant de perfection que
son fils aîné en met à imiter Talma. Aussi personne
n'avait plu^ d'aptitude que lui pour jouer la comédie,
principalement les rôles tragiques et les rôles gais; car,
pour les rôles à sentiments, il n'y excellait pas.
Nous ftmes notre droit ensemble; le zèle qu'il mit à
me faire répéter mes Institutes de Justinlen, à me fourrer
des mots latins dans la tète, à me rendre ces tournures
d'école un peu familières, me valut le bonheur de sou-
tenir avec quelque distinction mon examen de bacca-
lauréat, et cela, quoique le sort m'eût donné les quatre
examinateurs les plus sévères et que, de midi sonnant à
deux heures, chacun d'eux, montre sur table^ m'eût inter-
rogé ses trente minutes pleines. Mon père avait envoyé
cinquante livres de bougies à mes examinateurs; mais
174 MÉMOIRES DV GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
ils les renvoyèrent, en déclarant que, par la manière dont
j'avais soutenu mon examen, je ne devais rien qu'à moi-
même.
Quant à ma thèse, dont je cachai le jour, notamment
à mon cher cousin l'ahbé Gravier, qui n'aurait pas man-
qué de venir argumenter contre moi, elle se passa fort
heureusement dans une solitude profonde et un silence
qui ne fut interrompu que par un ou deux arguments
de forme, que je ne sais quel vieux docteur vint me
faire, en nasillonnant et sans même, je crois, écouter
mes réponses. Le droit français me donna beaucoup
moins de peine. Enfin, au bout de mes deux ans, je
quittai ces écoles, sur les murailles desquelles je me
souviens d'avoir vu crayonné un tombeau ayant pour
Inscription :
Ci-gît le Droit. Ah ! qu'il est bien
Pour son repos et pour le mien!
Gassicourt, qui alors se destinait au barreau, décou-
vrit un vieux procureur, qui donnait chez lui des
leçons de procédure; mais, pour les prendre, il fallait
être deux, et nous nous réunîmes pour ce cours de chi-
cane. La manière de cet homme était du reste fort
bonne. On choisissait un sujet de procès, on mettait les
faits par écrit, et, en laissant matière au litige, le plai-
gnant établissait sa réclamation. On comparaissait en
conciliation et on rédigeait les motifs, qui de part et
d'autre s'opposaient à un accommodement. Dès lors on
commençait la procédure et, depuis la première assi-
gnation jusqu'à la signification et Texécution du juge-
ment définitif, on rédigeait, chacun pour sa partie, la
totalité des pièces ou actes relatifs à 1 affaire. Ainsi l'on
faisait successivement les fonctions de procureur, d'huis-
sier, de notaire, d'avocat consultant ou plaidant et de
DROIT ET PROCEDURE. 175
juge : on supposait même des assignations ou des signi-
fications de pièces soufflées, et tout ce que la chicane
peut faire craindre de plus perfide était mis en action
dans le cours de ces procédures supposées, qui finis-
saient par former des dossiers énormes. On conçoit du
reste combien tout cela était sec, aride et rebutant, si
Ton en excepte les plaidoiries qui nous amusaient beau-
coup ; mais on comprend également combien cette mé-
thode était instructive sous tous les rapports.
Au nombre des engagements que dans notre effusion
nous avions pris l'un vis-à-vis de l'autre, se trouvait
celui de nous soutenir et de nous défendre au besoin
envers et contre tous; ainsi toutes nos lettres et billets
étaient signés : Ton ami et ton second. Cette espèce
de confraternité d'armes n'avait encore abouti qu'à me
faire figurer comme un mari dans une histoire amou-
reuse, qui pour Gassicourt eut par parenthèse de trop
longues suites, lorsque le 31 mars 1788, comme je ren-
trais vers minuit d'un dîner fait à la campagne, le domes-
tique de mon père me dit en secret que Gassicourt était
venu vers neuf heures, qu'il avait été désolé de ne pas
me trouver, qu'il devait se battre le lendemain matin
et qu'il m'attendait chez lui à cinq heures et demie pré-
cises. J'ordonne de m'éveiller à quatre heures; la crainte
qu'on ne m'oublie m'empêche de fermer l'œil; je sors de
chez moi avant cinq heures, et à cinq heures et quart je
suis, avec mon épée sous le bras, à la porte de Gassi-
court. Je frappe; personne ne répond. Je frappe encore,
sans plus de succès. Enfin je frappe à la pharmacie ;
l'élève de garde m'ouvre; me voilà dans la maison et
guère plus avancé pour cela. Je ne voulais pas sonner à
l'appartement de M. Cadet, pour ne pas le réveiller et
commettre une indiscrétion; mais je ne voulais pas non
plus que Gassicourt oubliât l'heure. Je grimpe donc aux
176 MÉMOIRES DU GENERAL BARON THIÉBAULT.
mansardes, où étaient les chambres des domestiques;
j'éveille celui de M. Cadet et je me fais ouvrir par lui
l'appartement de son maître et la chambre de Gassi-
courte que je trouve dormant d*un profond sommeil,
c Comment, lui dis-je, en le secouant par le bras, tu
dors? et il est cinq heures et demie! — Et pourquoi,
diable ! me répondit-il, encore à moitié endormi, ne
veux-tu pas que je dorme à cinq heures et demie? — Et
ton duel? — Quel duel? — Mais le duel que tu as ce
matin... — Et avec qui? — Ma foi, je n'en sais rien, repli*
quai-je, et ce n'est pas à moi à te l'apprendre, quand
c'est toi qui hier au soir m'as fait dire de me rendre
chez toi. > Il refléchit un moment, puis il me dît : « Mon
ami, c'est aujourd'hui le premier avril, et on t'a donné
un poisson que nous mangerons ensemble. Rions les
premiers de l'aventure et passons gaiement la jour-
née! » En effet, ma mère avait imaginé cette attrape;
du moins elle ne me plaisanta pas ce jour- là, car je
rentrai très tard ; je me couchai sans voir personne, et
le lendemain je soutins que ce n'était plus que du
réchauffé.
Je voyais Gassicourt presque tous les jours, et même
nous dînions habituellement ensemble, soit chez lui, soit
chez moi. Je ne sais cependant comment il se fit que
nous fûmes trois jours sans entendre parler l'un de
l'autre; j'avais couru à la campagne, et lui avait été
indisposé; lorsque je le grondai de ne pas m' avoir
fait prévenir, il me montra, pour son excuse et pour sa
réponse, une tragédie pour rire qu'il avait faite dans
ces trois jours, facétie très spirituelle intitulée : la Res-
tauration de la Halle, faisant allusion aux notables que
l'on réunissait alors, et dont le sujet était la reine des
poissardes recourant à ses sujets pour payer ses dettes.
Cette pièce fit dans notre société une juste sensation;
JEUNE VIRTUOSE, 177
elle fut plusieurs fois jouée par nous, et toujours avec
UD entier succès.
Je quitte Gassicourt pour continuer ma promenade
dans la galerie de cette époque^ galerie peu riche, puis-
qu'elle n'est consacrée qu'aux souvenirs de cet âge qui
sépare la jeunesse de l'enfance; les faits que je relate
ne diffèrent guère de la masse de ceux que je laisse
dans l'oubli; mais c'est pour mon plaisir que j'écris,
et je m'arrête à ce qui m'amuse.
Je ne sais comment ma mère fit, en 1787, la connais-
sance d'une dame de Saint-Ser, veuve d'un lieutenant-
colonel, et que nous vtmes pendant plusieurs années.
Cette dame avait une ûlle âgée de douze ans, véritable
phénomène en fait de musique. En nourrice cette enfant
avait battu la mesure avec une exactitude et une ardeur
qui avaient été remarquées. Dès qu'elle avait pu mettre
les doigts sur le piano, elle avait joué de cet instrument
et même avait composé. J'ai eu d'elle un air de tambou-
rin, fait à huit ans et véritablement étonnant. Quand je
l'ai vue, elle avait déjà plusieurs œuvres de sonates et
plusieurs romances gravées chez Pozzo. Lorsque sa
mère eut acquis la conviction des dispositions extraor-
dinaires de sa ûlle, elle pria Sacchini de venir l'entendre
et de lui dire quel maître elle ferait bien de donner à
cette enfant. Sacchini, après une audition, avait déclaré
à Mme de Saint-Ser qu'il n'y avait personne qui pour
sa fille pût valoir mieux que sa fille elle-même. Mme de
Saint-Ser voyait très bonne compagnie et, le lundi soir,
recevait les personnes avides d'entendre sa fille. Je me
rappelle m'être de cette sorte trouvé chez elle avec un
Cordon bleu(i), plusieurs Cordons rouges (2) et beaucoup
de dames. J'ai oublié les noms de tout ce monde; mais
(1) Cheyalier de l'Ordre du Saint-Esprit. (Éd.)
(2) Commandeurs de l'Ordre de Saint-Louis. (Éd.)
I. 12
178 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
je me souviens parfaitement du peintre Yernet, que
déjà on appelait le grand Yernet et qui était admirateur
très assidu de cette enfant. Au reste, ce souvenir de ma
part est un peu de la va<iité : à propos de moi, il fit un
beau compliment à ma mère, et, quoique je n'aie jamais
été fat, ce compliment dans sa bouche me flatta. Ces
soirées de Mme de Saint-Ser étaient en partie consa-
crées à faire entendre sa ûUe, ne jouant jamais que sa
propre musique. L'enthousiasme que cette enfant exci-
tait était extraordinaire; mais ce qui Tétait davantage,
c'était l'indifférence totale avec laquelle elle recevait
ces compliments : elle n'avait jamais l'air de s*aperce-
voir qu'on Tadmiràt et ne quittait le piano que pour
aller jouer avec ses poupées ! L'un et l'autre en effet
étaient des joujoux pour elle; il ne lui en coûtait pas
plus d*exécuter les morceaux les plus brillants, les plus
agréables et les plus difficiles, ce qu'elle faisait toujours
d'inspiration ou de mémoire, que de déshabiller ou de
rhabiller ses poupées, qui étaient superbes (1).
J'ai vu depuis quelques années deux enfants, le petit
Liszt et une fillette dont le nom m'échappe, très extraor-
dinaires sur le piano; mais il y avait cette différence
entre eux et Mlle Adèle, que le talent des uns avait été
perfectionné par un travail forcé, qu'attestait Tespèce de
stupeur de la petite et qui résultait de spéculations,
tandis que celui de l'autre n'était qu'un jeu et le pro-
duit des amusements d'une partie de son enfance.
Ma mère avait été intimement liée à Berlin avec une
dame Morel, la femme d'un des directeurs des accises.
(1) A la Révolution, Mme de Saint-Ser conçut une véritable hor-
reur pour Paris, et dès 1790 elle le quitta. J'ai bien souvent de-
mandé de ses nouvelles, et tout ce que j'ai pu savoir, encore assez
vaguement, c'est qu'elle s'était retirée en Normandie, où elle était
morte, et où sa fille, Mlle Adèle de Saint-Ser, s'était mariée.
BALS ET CONCERTS. 179
Cette dame Morel, lors de notre retour en France, avait
donné une lettre à ma mère pour une de ses sœurs,
mariée à M. Pinon, propriétaire en Champagne, domi-
cilié à Paris et valet de chambre du Roi. Nous nous
liâmes avec elle et avec son mari. Elle avait huit en-
fants : un fils et trois filles d'un premier lit et quatre
filles du second, Adélaïde, Constance, Julie et Emilie,
ces dernières jolies comme des anges, quoique de figures^
entièrement différentes (i).
Cette Mme Pinon voyait assez de monde et avait fré-
quemment des concerts, dans lesquels Pradher (2) et quel-
ques autres artistes jouaient habituellement. On y enten-
dait également quelques chanteurs très agréables, au
nombre desquels était M. Lejeune, compositeur d'assez
jolies romances, plusieurs amateurs, ma sœur et Mlle Adé-
laïde, qui touchait du piano à merveille et qui certes
n'avait pas moins d'esprit, de gentillesse, que de talents
et de beauté. C'est cette charmante personne qui, un
jour qu'elle devait jouer devant beaucoup de monde,
(i) Aujourd'hui presque tout cela n'est plus. Mme Pinon est
morte; et son mari, devenu général do brigade, est mort en 1816.
LfCS trois filles du premier lit et les trois plus jeunes filles du
second sont également mortes. De tous ces enfants il ne reste
donc plus que le fils, sujet tout à fait insignifiant et dont j'igcore
le sort, et l'aînée des filles de Mme Pinon, créature ravissante,
rose s'il en fut jamais, qui épousa en premières noces Salafou de
Vigearde, alors mon ami intime; en secondes, le général de divi-
sion Gardanne, mort en 1808, et de qui elle a un fils; en troisièmes.
le comte de Vaulgrenant, ancien chambeUan de l'Empereur, main-
tenant colonel de la dixième légion de la garde nationale, gen-
tilhomme de la chambre du Roi, et qui vit encore, ainsi qu'elle.
(2) Louis-Barthélémy Pradher, le célèbre pianiste et composi-
teur, l'heureux mari de Mlle More, est né en 1781 et ne commença
l'étude de la musique qu'à l'&ge de huit ans. Il ne put donc se faire
entendre à Tépoque à laquelle Paul Thiébault fait allusion (1781-
1788); mais le père de Pradher était violoniste, et c'est à lui que
l'auteur peut avoir pensé, si toutefois son souvenir est exact. (En.)
180 MÉMOIRES DU GÉiNÉRAL BARON THIÉBAULT.
disait : < Je n'ai peur que d'avoir peur >, etqui s'accusa
à confesse de prier Dieu tous les jours pour qu'on
abolit la confession! Mme Pinon était locataire d'une
Mme Desrosiers qui, dans le but d'empêcher ses deux
(ils de chercher hors de chez elle des sociétés qui
pussent leur être préjudiciables, avait, depuis la fin
d'octobre jusqu'à la mi-carême, des soirées dansantes
chez elle, tous les dimanches, et y recevait une société
charmante et fort nombreuse.
Jamais, je crois, il n'en fut de plus gaie; mais com-
ment en eût-il été autrement entre tant de personnes,
presque toutes jeunes, qui, pendant plusieurs années
de suite, passaient en quelque sorte ensemble les hivers
entiers? Il y avait cependant des jours où cette gaieté
éclatait davantage, et ces jours étaient surtout le pre-
mier dimanche de nos réunions et le dimanche gras,
consacré aux déguisements et aux mascarades.
On conçoit tout ce que purent imaginer et exécuter
à cet égard une foule de jeunes gens, tous spirituels,
Gassicourt, que je ne tardai pas à conduire chez
Mme Desrosiers, et tant d'autres; mais un des rôles qui
firent le plus d'effet fut celui de courrier, que je pris
en 1789. Je parus assez tard, lorsque tout le monde
était réuni et au moment où une contredanse finis-
sait; ayant fixé l'attention par le claquement de mon
fouet, j'annonçai par un couplet que j'arrivais de
Cythère et que j'apportais des dépêches pour toutes les
dames, même des billets, qui chemin faisant m'avaient
été remis pour quelques hommes. J'avais en effet plus
de cent lettres, toutes en vers, mises sous de jolies
enveloppes, avec des adresses et des cachets plus ou
moins significatifs. Ainsi nous avions logé rue du
Cygne une demoiselle remarquable par la blancheur
de son teint, rue des Martyrs une autre que sa mère ren-
BALS ET CONCERTS. 181
dait malheureuse, etc. Quant au contenu des lettres,
c'étaient des compliments ou des allégories galantes
pour les dames, des épigrammes pour les hommes. A
peine mon couplet fini, je fus enveloppé de toute part;
mais alors un second couplet prévint qu'un baiser était
le port de mes lettres, que je n'apportais gratis qu'aux
hommes. Cette condition n'effaroucha personne; la
curiosité était au comble, et comme, aux adresses et
aux cachets près, nous avions évité tout ce qui pouvait
choquer, le succès fut complet, les malices adressées à
quelques hommes relevant la fadeur des louanges ba-
nales que, faute d'inspirer mieux, quelques dames
reçurent (1).
Au nombre des personnes avec lesquelles, dans cette
société, j'eus le plus de relations, je citerai MmeThorel,
femme de chambre de la Reine, unissant aux meilleures
manières un esprit cultivé et très agréable. Elle était
toujours accompagnée d'une de ses amies, dont le nom
m'échappe, et d'une demoiselle Cabanis, amie de sa
nièce, brune, vive, piquante et extrêmement jolie.
Cette Mme Thorel, exclusivement dévouée à la Reine,
vit la Révolution avec un désespoir qui, depuis la fin
(1) Toate cette collection d'épigrammes ou madrigaux est allée
où vont toutes choses. Je me souviens toutefois d'une lettre
adressée à une très bonne mère, et qui finissait par la comparer
« ...à la sage Romaine », qui dit, en montrant ses enfants :
Comment de ce que j'ai ne serais-je pas vaine?...
Voilà mon bien et mes vrais ornements !
Un M. Bcreuil, connu par sa gourmandise, reçut ce billet :
Pendant qu'ici l'on danse.
Cher Bereuil, vous pensez,
A coup sûr, à la panse,
Que mieux vous connaissez.
Je le dis à vous-même,
Dieu, pour vous attraper
Et pour mieui vous duper,
Fit le carême.
182 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
de 1789, lui fit renoncer au monde. M. de La Valette,
veuf ayant deux filles, dont Talnée d'une beauté accom-
plie, était également de ces soirées. Nous y vîmes encore
une dame de Plantrose , femme d'un gentilhomme de
Normandie, mère d'un fils et de deux filles fort agréa-
bles; une dame de Beauregard, dont la fille, très jolie
personne, épousa en 1790 Rivierre de l'Isle, dont
j'aurai souvent occasion de parler; enfin Mme Barré,
mère de trois filles, dont la cadette, fort belle (Alexan-
drine), épousa M. Feuillant, dont l'aînée (Félicité) épousa
mon ami Gassicourt, etdont la deuxième (Sophie) devint
ia femme du comte Roy et fut la mère de Mme de Lari-
boisière et de la marquise de Talhouët.
Parmi les jeunes gens (i) de cette société avec les-
quels j ai élé le plus particulièrement lié, je citerai
Rivierre et Salafou l'aîné.
Rivierre de Tlsle était un des trois hommes les plus
spirituels, les plus gais, les plus brillants, que j'aie vus
de ma vie. Tout ce qu'il me serait possible d'en dire
serait au-dessous de la réalité, et ma conviction repose sur
trente ans d'intimité. J'ai passé avec lui seul des jour-
nées entières; je l'ai vu dans des réunions de jeunes
gens, dans des sociétés de dames, dans des parties de
campagne de soixante à quatre-vingts personnes, et
mieux encore dans des séjours à la campagne de dix,
douze jours consécutifs avec quinze ou vingt personnes
(1) De leur nombre était un M. Corbet, avec lequel je n*eus pas
de liaison très intime, car il avait douze ans de plus que moi; il
fut un moment destiné à épouser ma sœur, était fort recomman-
dable par ses qualités personnelles et, de plus, un des plus beaux
hommes que j*aie vus. Sa force était athlétique. Je lui ai vu faire
et gagner le pari de casser tous les carreaux des vitres (et des car-
reaux de vitres de neuf pouces sur douze) par la seule extension
de son petit doigt. On lui tenait le poignet, pour s'assurer que le
bras entier n'appuyait pas sur le petit doigt; malgré cela, tous les
carreaux de vitres qu*il frappa sautèrent.
BALS ET CONCERTS. 183
qui étaient toujours les mêmes. Eh bien, depuis le matin
jusqu'au soir, je l'ai vu d'une folie charmante, intaris*-
sable en badinages et en plaisanteries de toute nature,
saillant au dernier point et sans cesse nouveau. Ame
de toutes les sociétés, il soutenait ce rôle avec une
surabondance de ressources, avec une aisance, un esprit,
une gaieté qui ne lui laissaient craindre aucune rivalité.
C'était au point que, dès qu'il arrivait dans un cercle,
et avec quelque choix que ce cercle fût composé, il n'y
avait plus que lui en scène et qu'il y était constamment.
Aussi tous les regards se trouvaient de suite fixés sur
lui; on guettait ses moindres signes; on épiait en quelque
sorte tous ses mouvements; on recevait de lui toutes les
impulsions; d'un mot, d'un regard, d'un geste, il exci*
tait le rire dans toute une assemblée.
Je me rappelle un concert donné par Mme Pinon, con-
cert que déjà une fois il avait troublé par ses folies.
Comme on voulait écouter quelques morceaux, et no-
tamment un quatuor dans lequel Pradher devait jouer,
la maîtresse de la maison imagina, pour que Rivierre
n'eût plus de contact avec personne et ne pût parler à
qui que ce fût, de l'isoler et pour cela de le faire asseoir
sur un coussin de pied, au milieu même du cercle assez
grand que formaient les dames. Ce remède fut pire que
le mal : à peine placé de cette sorte, il fit la plus piteuse
mine. Bientôt il bâilla, fit semblant de s*endormir et de
tomber de côté, en avant et en arrière; puis il eut l'air
de s'éveiller en sursaut, se frotta les yeux, parut tout
étonné de sa position et du nombre de personnes qui
l'entouraient; alors il arrangea sa toilette en se regar-
dant dans sa main gauche, comme dans un miroir,
avec lequel il fit les mines et les grimaces les plus
drôles, et qu'il plaça successivement devant sa coiffure,
sa cravate, puis devant ses jambes, qui étaient très
184 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
bien faites, qu'il parut admirer beaucoup et dont il
mesura avec son mouchoir toutes les proportions;
enfin il eut l'air d'apercevoir une puce sur l'un de ses
mollets et fit de telles gambades, de telles contorsions
en paraissant chercher à l'attraper, que non seulement
les demoiselles et les jeunes gens, qui ne le quittaient
pas des yeux et qui à chaque instant pouffaient de
rire, mais les dames âgées, mais les messieurs eux-
mêmes ne purent y tenir plus longtemps. Un rire inextin-
guible s'empara de tout le monde, et les éclats furent
tels qu'il devint impossible de continuer le concert.
Salafou était également aussi gai qu'aimable ; il l'était
comme on l'est à vingt ans, quand on est né avec beau-
coup d'expansion, d'imagination et d'esprit. Du reste,
comme Rivierrc, très bon enfant et excellent ami, mais
n'ayant pas ce genre d'inspiration qui faisait que, avec
Hivierre, il était impossible de s'attendre aux folies, aux
extravagances qu'il improvisait par l'étonnante ori-
ginalité de ses idées. C'était en effet un être à part, un
de ces êtres qui ont plus que de l'esprit, du talent, du
mérite; qui ont ce que l'ou peut nommer de l'espèce;
êtres éminemment distingués, par conséquent très rares,
pour lesquels il n'existe pas de points de comparaison,
et dont je ne pourrai, malgré l'entière différence des
genres, citer d'exemples que Rivierre et ma malheu-
reuse Zozotte (1).
Je reviens à Salafou : nous nous liâmes bientôt d'une
amitié qui a traversé quarante années d'épreuves et
qui fait encore la consolation de ma vie. Peu de rela-
tions ont été aussi constamment agréables, grâce aux
excellentes qualités qui toujours ont été son partage.
(1) ÉlisabetJi Cheoaîs, la seconde femme de Paul Thiébault, est
née à Saint-Domingue, d'un père français et d'une mère créole.
Zozotte est un diminutif dominicain du prénom Elisabeth. (Éd.)
VENDREDI SAINT. 185
Lorsque je le connas, il venait d'avoir un duel, dans
lequel il avait reçu un coup d'épée, qui, après lui avoir
traversé le bras gauche (il est gaucher), lui était entré
dans le corps. Le voyant ainsi cloué contre un arbre,
son adversaire Tavait plaisanté, lui demandant comment
il se trouvait... < Comme un homme d'honneur y, répon-
dit-il, c qui a affaire à un homme sans délicatesse» y Sala-
fou avait deux oncles qui devaient à la nature, l'un Tes-
tomac le plus économique, l'autre l'estomac le plus
complaisant. Le premier ne faisait qu'un repas pour
quarante-huit heures et répondait à ceux qui l'invi-
taient pour un de ses jours de diète : < Je ne puis avoir
cet honneur-là, attendu que j'ai déjeuné ce matin ou
bien que j'ai dtné hier. > L'autre, au contraire, dînait
deux fois par jour, d'abord chez des gens qui se met-
taient à table entre une et deux heures, ensuite dans
des maisons où l'on dînait entre trois et quatre; ce
qui rendait cette gloutonnerie possible, c'est qu'il avait
la faculté de rendre ses dîners à volonté et plus vite
qu'il ne les avalait.
Le jour du vendredi saint 1788, je me trouvai avoir
à parler à Salafou, et j'allai le voir vers dix heures
du matin. Il avait quelques personnes de son pays chez
lui et m'invita à déjeuner avec elles. Nous nous mîmes
à table, et je me trouvai en face d'un superbe jambon,
principal ornement de ce repas. Je me récriai sur le
choix de ce plat; mes commensaux rirent de mon scru-
pule, et Salafou prétendit que le vendredi saint était le
jour de Tannée où le jambon était le meilleur. Je cédai,
et depuis ce jour il ne fut plus question pour moi de
maigre, jusqu'à la mort de ma pauvre mère; car depuis,
par respect pour sa volonté et pour sa mémoire, j'ai
fait maigre et je ferai maigre tous les vendredis saints.
Au reste, la première personne qui porta un grand
186 MÉMOIRES DU GENERAL BARON THIÉBAULT.
coup à ma ferveur, ce fut mon père. J'étais scandalisé
de voir que, ayant chez lui beaucoup de monde à dîner
deux fois par semaine, il n'invitait jamais notre con-
fesseur. Je résolus de lui en parler, et, un soir que nous
nous rendions aux Tuileries ensemble, je lui dis la peine
que j'en éprouvais. < Mon cher enfant >, me répondit-il,
c je connais les prêtres mieux que toi, et je te conseille
fort de ne jamais oublier que le meilleur d'eux tous ne
doit être vu qu'à l'autel. > Ce mot me frappa; il atténua
l'influence que, en ces matières, ma mère avait exercée
sur moi(i); il me prouva que les qualités sont indépen-
dantes des croyances. Et comment en eût-il été autre-
ment, si l'on considère que mon père était à mes yeux
le plus sage, le plus vertueux, le plus éclairé des
hommes? Il ne me resta plus de doute que l'habitude
de ne pas fréquenter les églises et de ne recevoir aucun
prêtre était chez lui le résultat d'une résolution forte
et réfléchie, basée sur des considérations de premier
ordre.
Je reviens à la société de Mme Desrosiers. Après avoir
dansé chez elle pendant les hivers de 1785, 1786 et
1787, j'eus l'idée de lui faire donner, en marque de
(1) Malgré l'exemple des jeunes gens avec lesquels je vivais, les
principes religieux que ma mère m'avait inculqués avec tant do
soin me maintinrent longtemps dans une véritable piété. Un con-
fesseur que j'eus en arrivant à Paris y contribua d'ailleurs beau-
coup. Ce confesseur, qui était celui de ma mère et de ma sœur et
également celui de Mme la princesse de Lamballe. était en effet
une sorte d'être divin sur la terre. Rien au monde n'était plus pur,
plus doux que la morale de ce vieillard, plus persuasif que son
éloquence, plus fervent que sa piété. J'avais pour lui une haute
vénération, et l'intérêt qu'il me témoignait m'exaltait à un point tel
que, par mon assiduité et ma dévotion, j'étais devenu aux Petits-
Pères, où il demeurait, un sujet de véritable édification. Il mourut
comme j'atteignais ma dix-huitième année. Je le remplaçai par
un prêtre des Feuillants ; mais je ne retrouvai en celui-ci rien de ce
que j'avais perdu. Dès lors, mon zèle s'en ressentit.
BAL AU VAUDEVILLE. 187
reconnaissance, un bal par la totalité des jeunes gens
et des hommes qu'elle recevait. Je proposai mon idée :
elle fut adoptée, et Texécution en fut confiée à trois
commissaires, au nombre desquels je me trouvai natu-
rellement. Nous réunîmes de cette sorte soixante-quinze
souscriptions et 3,500 francs, et nous donnâmes chez je
ne sais plus quel traiteur du faubourg Saint-Germain un
fort joli bal. En 1788, nous y mîmes un peu plus de
recherche, et, pour 1,200 ou 1,500 francs de plus, nous
donnâmes une vraie petite fête. Enfin, à la mi-carême de
1789, et comme si, pressentant la tourmente prochaine,
nous eussions voulu terminer par un banquet les cinq
années de plaisir que tant d'agitations, de boulever-
sements et d'horreurs allaient suivre, nous donnâmes
chacun cinq louis, qui, à cent dix-huit souscripteurs que
nous nous trouvâmes être alors, firent 14,160 francs, avec
lesquels nous louâmes la salle du Vaudeville; nous don-
nâmes une fête superbe et nous poussâmes le luxe jus-
qu'à avoir pendant le souper, qui réunit à la même table
deux cents dames, toute la musique des gardes fran-
çaises! J'ai vu et même j'ai concouru à donner depuis
des fêtes plus somptueuses, jamais je n'en ai vu de plus
gaie et de plus jolie. Sous un premier rapport, je ne
crois pas qu'il ait existé de société où, à proportion du
nombre des femmes qu'elle réunissait, il se trouvât
autant de demoiselles ou de très jeunes femmes d'une
beauté remarquable; c'est au point que le chevalier de
Maupeou, — le même qui se brûla la cervelle quelque
temps après et auquel j'avais envoyé deux invitations,
n'ayant pu accéder à sa demande d'être admis au
nombre des souscripteurs, — ne revenait pas du nombre
de belles personnes que ce bal réunissait, et répéta
vingt fois son étonnement et son admiration. J'ajoute-
rai cependant que pour faire valoir davantage les
188 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON TIIIEBAULT.
femmes, nous avions très richement éclairé la salle et
fait un article de rigueur de cette clause, que chaque
homme pouvait avoir un habit de Couleur, à boutons
brillants, mais qu'il n'aurait que des habits de
nuance foncée, gilet, culotte et bas de soie noirs, et
qu'il ne danserait que le chapeau à trois cornes sur
la tète. Aussi les vêtements blancs des dames et leurs
fleurs, se détachant sur ce fond obscur, achevaient de
les faire briller du plus grand éclat.
Un souvenir qui est commun à la société de Mme Des-
rosiers comme à celle de Mme Lemaistre se présente
encore, et c'est celui des jeux de société : nous épui-
sâmes tout ce qui était connu alors et tout ce que nous
pûmes imaginer, surtout en jeux à écrire ou à impro-
viser. Celui qui amena les choses les plus comiques
consistait à prendre autant de demi-feuilles de papier
qu'il y avait de joueurs, à se les passer successivement,
À écrire sur Tune d'elles des noms d'hommes, sur une
seconde des noms de demoiselles, tous présents, bien
entendu. Quant aux autres feuilles, elles portaient en
tète : « Ils font... ou bien ils disent... ils espèrent... ils
croient >, etc., de sorte que, à chaque tour, il se trou-
vait écrit, sous le même numéro, un nom d'homme,
un nom de demoiselle et une fin à chacune des phrases
ainsi commencées. Comme, au moyen d'un pli, tout ce
qui s'écrivait ainsi se trouvait exactement cachée on
avançait sans savoir un mot de ce qui précédait. Lorsque
les feuilles étaient remplies, on les tirait au sort, on les
déroulait et on lisait tout haut : M. X...etMlleR... font...
prennent... disent... cherchent... espèrent... gémis-
sent... croient, etc. C'était souvent fort plaisant (1).
(1) Nous imaginâmes aussi des acrostiches de mots, avec les-
quels il fallait faire des phrases, dont chaque mot commençât sans
transposition par une des lettres du mot donné. Un petit chiffon
AU RAMELAGH. 189
Les pièces de théâtre étaient des affaires plus sérieuses;
nous ne fîmes pourtant des frais de décorations que
chez Mme Lemaistre, où nous jouâmes entre autres choses
Zaïre et la tragédie burlesque de Gassicourt. Chez
Mme Desrosiers, nous nous en tînmes à des proverbes
improvisés, genre charmant qui exerce Tesprit plus que
la mémoire, et qui remplace par beaucoup de gaieté ce
qu'il y a de prétentieux et de ridicule à estropier des
pièces qui sont les chefs-d'œuvre de notre littérature et
le triomphe de nos plus grands acteurs.
Pendant l'année 1788, nous eûmes l'idée d'un autre
genre de plaisirs; il consista dans des parties de barres,
pour lesquelles nous adoptâmes la pelouse du Ranelagh.
Nous réunîmes soixante et quelques jeunes gens, choisis
parmi les meilleurs coureurs de toutes les sociétés que
je voyais et dont Gassicourt, assez pédant de sa nature et
d'ailleurs nullement formé pour la course, ne faisait pas
partie. Nous adoptâmes un costume et des couleurs pour
chaque camp; de cette sorte l'un de nos camps fut
marqué par deux drapeaux bleus et l'autre par deux dra-
peaux roses. Nos costumes consistèrent en pantalons et
gilets à manches blancs, en ceintures de soie bleue ou
rose et en une espèce de béret noir, surmonté d'une
grande plume rose ou bleue. Rien n'était plus joli et
plus galant. Nos parties de barres, qui avaient lieu tous
les dimanches, depuis midi jusqu'à trois ou quatre heures,
ne tardèrent pas à faire quelque bruit; bientôt une
foule de jolis équipages nous amenèrent un grand
nombre de spectatrices charmantes (i).
de papier que je retrouve me rappelle et ce jeu et quelques
exemples. Ainsi le mot sein fit écrire : Son esprit immortalisa
JVInon... Glace : Ooûter l'amour, c'est exister...
(1) Au nombre de nos coureurs se trouvaient deux jeunes gens
tout à fait extraordinaires par leur agilité et leur vigueur. Aucun
de nous, sous le rapport de la course, n'était faible, mais, vis-à-
190 MKMOIRES DU GENERAL BARON TUIÉBAULT.
La paume exceptée, j'ignore pour quel exercice je ne
jae passionnai pas; mais les armes remportèrent sur
tous les autres. Les premières leçons que je reçus me
furent données par un domestique de mon père, un
nommé Leblanc, qui avait été soldat. Ces leçons étaient
pitoyables, et j*eus bientôt épuisé ce que ce domestique
savait. Gassicourt avait pris des leçons, et je le mis à
contribution. Notre médecin M. Galland^ véritable Her-
cule, avait été attaché aux gendarmes de Lunéville; il ne
tirait pas mal, et. quand il dfnait à la maison, j'attrapais
encore une leçon. Ënûn, après d assez mauvais prélimi-
naires, j'obtins de mon père une petite augmentation sur
l'argent de mes menus plaisirs, et j'allai dans la salle
d'armes de La Boëssière.
Ce La Boëssière, déjà vieux en i788, était un mattre
d'armes poète, le premier mattre d'armes de Paris et le
mattre de Saint-Georges. Il ne me donnait jamais une
leçon sans me réciter quelques vers de lui, et, dans ce
genre de poésies légères fort en vogue alors, il avait
fait de très jolies choses, notamment une épttre au roi
de Prusse, Guillaume II. Il y avait dans cette pièce
autant de pensées que de coloris; en dépit de M. de
Dampmartin (i), il n'y manquait que d'être adressée à
vis de ces deux jeunes gens, les plus forts n*étaient rien. Ainsi, je
leur ai vu sauter à pieds joints une table de huit couverts ; encou-
rant pour attraper un joueur du camp ennemi, leur dernier bond
était toujours de plus de vingt pieds. On conçoit que, lorsqu'un de
ces jeunes gens manquait à nos rendez-vous, l'autre no jouait pas,
et, quand ils y étaient tous deux, chaque camp avait le sien.
(1) Anne-Henri, vicomte de Dampmartin, a suivi simultanément
la carrière des lettres et celle des armes. Chassé de France par la
Révolution, il fit en 1793 un séjour à Berlin, fut chargé par Frédé-
ric-Guillaume II d'instruire les enfants de la comtesse de Lichtcnau,
maltresse de ce prince, laissa sur la cour de Berlin des mémoires
entachés de complaisance et revisa pour une troisième édition les
Souvenirs de vingt ans de Oieudonné Thiébault. Cette revision
avait pour but de modifier certaines parties du récit dans un sens
CHEZ LA BOËSSIÉRE. 191
un prince plus digne d'être chanté, plus digne surtout
de justifier ce dernier vers :
Frédéric vit encore !
La salle d'armes de La Boêssière était fréquentée par
des personnes très comme il faut; c'était la mieux
composée, ou peut-être la seule bien composée de Paris.
Elle était de plus le rendez-vous des meilleurs tireurs
de France, de Fabien, de Lebrun, de Leprince, de La-
motte et de plusieurs autres, formant le cortège et pour
ainsi dire la cour du chevalier de Saint-Georges, véri-
table roi des armes et le premier homme du monde en
tout ce qui était agilité, force et adresse. On conçoit
reflet qu'il produisait sur moi, qui ne le cédais à per-
sonne en fait d'admiration et d'enthousiasme. Au fait, je
lui ai vu faire des choses très extraordinaires, telles que
de s'adosser contre le tranchant d'une porte, d'en saisir
le haut avec ses deux mains, de se reployer en avant de
lui, de passer ses pieds, ses jambes et ses reins par-
dessus sa tète et de se mettre à cheval sur la porte. Je
Tai vu également saisir, en sautant et du plat de ses
deux mains, une poutre du plafond, rester suspendu
après elle et, à la longueur de son corps, faire toucher
ses deux pieds à la poutre. Cet homme, grand et déjà
replet, dansait encore dans la perfection, montait à
cheval à merveille et patinait de première force; il
jouait même du violon en artiste et composait des con-
certos que les amateurs ont exécutés longtemps; mais
tous ses talents, à quelque degré qu'ils pussent être
portés, disparaissaient en quelque sorte devant l'incal-
favorable au nouveau régime. Aûn de protester cootre cette sorte
de sacrilège fait à la mémoire et à Tœuvrc de son père, Paul Thié-
bauU fit paraître eu 1826 une quatrième édition des Souvenirs. C'est
celle qui doit faire foi. (Éd.)
192 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
culable supériorité qu'il a toujours eue aux armes sur
les plus forts tireurs du monde. Aussi ambitionnaient-ils
tous de tirer avec lui, non pour lui disputer Tavantage,
mais seulement pour pouvoir dire : t J'ai tiré ou je lire
avec Saint-Georges! » Un seul fait donnera une idée
de l'inconcevable rapidité et précision de ses mouve-
ments. Je lui ai vu, et plus d'une fois, gagner contre les
maîtres que j'ai nommés le pari de joindre leur fer en
tierce, de le quitter, de frapper la terre du bout de son
fleuret, de les toucher à bouton marqué et de revenir à
leur fer en quarte, avant qu'ils eussent fait un mouve-
ment pour parer. C'était donc au moins trois mouve-
ments avant que des hommes de cette force, de cette
habileté, en eussent fait un seul!
Saint-Georges avait conservé beaucoup de déférence
pour son ancien mattre, le vieux La Boëssière. Aussi,
dès qu'il avait mis son costume de salle, se plaçait-il
devant lui pour recevoir sa leçon , leçon de courtoisie
et qui ne durait qu'une ou deux minutes, mais qu'il
était fort curieux de voir prendre et donner.
Avec mes rares dispositions, mon ardeur et tous ces
stimulants, je fis des progrès tels que, au bout de trois
mois de leçons, on me mit à Tassant et que, au bout de
cinq mois, je battais tous les écoliers de deux ou trois
ans de salle. J'excellais surtout au tir de la muraille
par la grâce et la rapidité de mes dégagements. J'étais
en état de tirer la muraille avec les mattres mêmes, et
j'aurais dépassé tous les amateurs de cette salle sans
un jeune quarteron de mon âge, un peu plus grand que
moi, ayant toute la force^ l'agilité des créoles, et aussi
passionné que moi pour cet exercice. On conçoit que
nous ne tardâmes pas à nous agripper, et que bientôt
nous ne fîmes presque plus assaut que l'un contre
l'autre. Notre ambition mutuelle était de nous dépasser;
LE CHEVALIER DE SAINT-GEORGES. 193
mais à cet égard nos efforts furent vains, et aucun des
deux ne put obtenir sur son adversaire le moindre avan-
tage. Saint-Georges, protégeant ce jeune homme, qui
était très riche et de mênae race que lui, ne tarda pas à
nous faire faire, chaque soir, assaut devant lui et à nous
donner des avis. Je crois encore le voir et l'entendre
nous dire, avec son ton brusque et sa grosse voix :
■ Ça ne vaut rien, enfants... Recommencez cela, en-
fants!... A la bonne heure... c'est mieux... c'est bien...
c'est bien, enfants... » Et Ton comprend à quel point
cet homme nous électrisait (i).
La guerre de la Révolution venue, il fut fait colonel d'un
régiment de chasseurs à cheval ; mais il se fit à l'armée peu
d'honneur; il ne servit pas longtemps et mourut pauvre
en 1801. Quelques personnes prétendirent que les balles
et les boulets, ne pouvant se parer, ne s'étaient pas
trouvées de son goût. Le général Margaron, mon ami
et qui avait été le sien, m'a cependant assuré qu'il était
très brave; mais on sait l'histoire de ce jeune homme
de la maison du Roi, qui, jouant à la paume et voyant
derrière les filets la figure d'un mulâtre, avait trouvé
amusant de lui lancer sa balle au nez et l'avait dirigée
de manière à ne pas laisser de doute sur le motif. Or il
s'était trouvé que ce mulâtre était le chevalier de Saint-
Georges. A peine arrivé de sa province, ce jeune homme
ne le connaissait pas, et le cartel qu'il reçut à l'instant
(I) Je m'essayai également aa tir du pistolet, et je le fls de suite
avec no succès pour ainsi dire complet. Dès la première fois, et
avec des pistolets très ordinaires, je coupai, sur dix pouces de
hauteur, la ligne quatre fois sur dix coups, et je n'en fus jamais à
deux pouces. Je ne m'exerçai donc qu'autant que cela m'amusa,
et je me trouvai bientôt de force à lutter avec les plus habiles
tireurs, et surtout lorsque, beaucoup plus tard, j'eus fait faire par
Péniet une paire de pistolets carabinés, à double détente, entiè-
rement montés à ma main, et que j'ai encore.
1. 13
194 MÉMOIRES DU GENERAL BARON THIEBAULT.
pour le lendemain matin lui parut un divertissement de
plus. Mais il conta son aventure, et le premier de ses
camarades à qui il en parla lui répondit : c Tu es
mortt » Ce mot, dont on lui expliqua l'exactitude, ne
le déconcerta pas; ainsi, en arrivant au rendez-vous,
il dit à Saint-Georges : « Monsieur, je ne puis défendre
ma vie contre vous; mais je puis la jouer. Voici, mon-
sieur, deux pistolets, l'un chargé et l'autre vide; nous
les prendrons au hasard ; nous les tirerons en même temps
et à bout portant. Le plus heureux fera sauter la cervelle
à l'autre, mais le hasard en décidera. » Cette déclaration
rendit Saint-Georges accommodant; les témoins inter-
vinrent; le jeune homme ût les excuses qu'il devait, et
un déjeuner termina cette affaire.
L'année 1789 commença par un froid très rigoureux.
La Seine prit dans tout son cours, et resta prise long-
temps. Il est dans la nature de l'homme de chercher son
plaisir même dans la cause de ses souffrances, et tout
Paris se mit à patiner. Depuis 1783 je n'avais pas eu le
plaisir de pratiquer cet exercice; cependant, comme
j'avais été assez habile, je me remis fort vite. Le grand
bassin des Tuileries servit à mes premiers essais ; mais,
Saint-Georges ayant été chargé par le duc d'Orléans de
faire nettoyer sur la Seine un vaste espace à la hauteur
du Point-du-Jour et de plus une route pour y aller
depuis la place Louis XV, une société aussi nombreuse
que brillante s'y rendit journellement. Le local avait en
effet un immense avantage sur tous les autres : il était
gardé par des gendarmes; on n'y entrait qu'avec des
billets, que Saint-Georges délivrait, et on y était d'autant
plus agréablement que dans cet espace, balayé avec
beaucoup de soin, la glace était unie comme un miroir.
Depuis une heure de l'après-midi jusqu'à quatre, on y
trouvait ce que Paris avait de plus élégant : quatre cents
PATINAGE SUR LA SEINE. 193
calèches à deux, quatre ou six chevaux; une foule .de
traîneaux y conduisaient plus de mille femmes char-
mantes. Beaucoup d'hommes s'y rendaient également,
soit avec ces dames, soit en cabriolet, et tout cela pre-
nait depuis la place Louis XY le chemin frayé sur
la Seine; enfin le plus grand nombre des hommes et
presque tous ceux qui savaient patiner faisaient ce tra-
jet sur la glace et, sans se gêner, allaient plus vite et
bien plus agréablement que ceux qui étaient dans les
voitures les mieux attelées.
On conçoit avec quelle ardeur je profitai de ces arran-
gements. Cette réunion, le luxe des équipages, celui des
costumes, car les patineurs en avaient adopte de char-
mants, tout ce spectacle enfin, et de plus l'émulation
qui résultait de la présence des plus forts patineurs que
j'aie TUS de ma vie et que j'étais si étonné de trouver à
Paris, tout cela était bien fait pour m'attirer. 11 faut
avouer que, dans le nombre de ces patineurs, il y en
avait de foii; extraordinaires. Saint- Georges pour la
force, Carie Vernet et M. Pieyre (l'auteur de VÉcok des
pères) pour les grâces, furent ceux qui me frappèrent le
plus par la manière dont ils faisaient entre autres
choses ce que Ton appelait des « renommées > , c'est-à-
dire, après un grand élan, un ou deux cercles immenses
sur un pied, le corps en avant, la tète haute, les bras
déployés, et pour ainsi dire sans faire un mouve-
ment (i).
(1) Un Irlandais, homme d*ane yigueur incroyable et qui ne se
faisait remarquer que par des toara de force et des gambades, pati-
nait avec ane rapidité extrême. Concentré en quelque sorte dans
les efforts de ses jarrets et de ses reins, il avait la tète baissée,
lorsque, sans ravoir vu, U se trouva prendre en travers un traîneau,
dans lequel était une dame conduite par un cavalier, qui en pati-
nant poussait ce traîneau devant lui. L'impulsion à laquelle il
n'était plus en sa puissance de ne pas obéir était telle qu*il devait
106 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
Je ne parlerai pas du duc d'Orléans, qui était très
assidu à ces promenades et qui ne patinait qu'en
s'appuyant sur un traîneau vide, qu'il poussait devant
lui; il se bornait à aller causer avec les uns et avec les
autres; mais j'achèverai cet article par une anecdote qui
m'est personnelle. Le dégel était commencé, il y avait
déjà une bonne ligne d'eau sur la surface de la glace ;
cependant on patinait encore, cherchante bien employer
cette journée que nous jugions être la dernière. Il y avait
beaucoup de monde. Quant à moi, je suivais assez rapi-
dement je ne sais quelle direction, lorsque je vis le
prince de Yintimille venir à moi. Il étaitdans le costume
le plus élégant : toque noire à plume, pelisse à la hus-
sarde de satin bleu de ciel, brodée en argent et toute
garnie de martre; pantalon blanc brodé, bottines de
maroquin, etc. Nous suivions en sens inverse la même
ligne, de sorte que, lorsqu'il arriva à moi, je fis un demi
à gauche pour le laisser passer; s'il avait fait le même
mouvement, nous nous croisions sans nous toucher;
mais» ayant compté apparemment que je céderais la
route entière, il n'en ût aucun et arriva carrément sur
moi. Le choc fut diabolique; chacun de nous fut jeté
en arrière avec une égale violence. Nos deux patins de
droite s'accrochèrent et, tout en se brisant, nous atta-
chèrent l'un à l'autre de manière à nous faire bondir sur
cette glace détrempée et très sale...
Il m'est arrivé quelquefois de jurer; je ne crois pas
s'écraser contre le traîneau en le renversant. Lorsqu'il aperçut ce
danger, il n'y avait pins ni à s'arrêter, ni à éviter l'obstacle ; il ne
lui restait pour se sauver ou pour se tuer que le temps d'un mou-
vement. Un cri général partit de toutes les bouches, et on conçoit que
la dame qui était dans le traîneau ne fut pas celle qui cria le moins
fort; mais l'Irlandais avait franchi l'obstacle; sautant À pieds
joints par-dessus le traîneau et par-dessus la femme, il retomba
sur ses pieds, puis, aux applaudissements de tous les spectateurs,
continua sa course.
M. DE VINTIMILLE. 191
que cela me soit arrivé comme dans ce moment. J'étais
furieux, et certes il y avait de quoi. Je ne m'étais pas
blessé sans doute, mais j'aurais pu me tuer, et je m'é-
tais fait mal; d'un autre côté, mon costume était
abîmé, et, quoiqu'il n'eût pas la recherche ni le luxe de
celui de M. de Vintimille, cependant je ne voyais pas de
raison pour le rouler dans la boue, surtout pendant que
j'étais dedans. Enfin je me trouvais précisément en face
de trois jolies Anglaises avec lesquelles j'avais dansé
chez Mme Bart (i). Toutes ces circonstances ne contribuè-
rent nullement à me rendre fort poli durant un colloque
que M. de Vintimille termina en s'en allant. Mes petites
Anglaises s'approchèrent aussitôt de moi; elles étaient
ravies de la manière dont je venais de m'expliquer et
m'en firent leur compliment. Nous rimes alors de l'état
dans lequel le prince de Vintimille effectuait, en boitant,
sa retraite du côté de sa voiture. Sa pelisse, son panta-
lon, ses plumes, tout cela faisait horreur. J'étais aussi
mouillé que lui; mais, sur mon dolman bleu et sur mon
pantalon de Casimir gris clair, celaparaissait moins. Jeme
nettoyai donc comme je pus et je revins avec ces jeunes
Anglaises , accompagnées de leur gouvernante et qui ,
dans leur voiture, me ramenèrent chez moi. Le lende-
main, la glace était entièrement couverte d'eau, et l'on
ne patina plus.
(1) En une saison de grandes chaleurs, je m'étais trouvé invité
chez Mme Bart à une espèce de hal composé de onze jeunes dan-
seuses toutes Anglaises et de six danseurs français. Seul d'entre
ceux-ci, je ne manquai pas une des contredanses, c'est-à-<iire que
j'en dansai vingt-six, tout en servant pendant les entr'actes des
rafraîchissements aux dames. On portait alors des vêtements
étroits, et, quand je rentrai chez moi vers cinq heures du matin, on
ne put me déshabiller qu'en décousant mon habit sur mon dos.
Quoi qu'il en soit, les danseuses avaient conservé bon souvenir de
mon zèle, et celles que je rencontrai sur la glace m'aidèrent
très gentiment à supporter ce jour-là mon désastre.
198 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
£n remontant Je cours de la Seine, depuis le Point-
du-Jour à la pointe de l'île Saint-Louis, je me trouve à
l'endroit où était établie alors l'école de natation. Si
utile par elle-même, la natation fut jugée devoir l'être à
ma santé; mais ce qui me décida à solliciter de mes
parents la permission d'apprendre à nager fut l'exemple
de Salafou,qui allaitàcette école. Je commençai en 1788,
a$8ez tard à la vérité, mais assez tôt pour savoir pas-
sablement nager avant la fin de la saison. Ma première
leçon consista, comme pour tout le monde, à faire, sus-
pendu en l'air, la répétition des mouvements et à faire
dans l'eau, avec la sangle, trois trajets de la moitié de
la longueur de l'école. Le lendemain, j'arrivai tard, les
leçons étaient finies et les maîtres étaient allés déjeuner.
J'avais déjà fait le sacrifice de ma leçon de ce jour,
lorsqu'un grand homme, qui se trouvait seul dans
l'école et qui la veille m'avait vu prendre mon premier
essai, vint à moi et, avec son accent anglais, me dit :
c Monsieur, vous vouliez prendre une leçon? » Je lui
dis que oui; mais que les maîtres n'y étant pas, je
reviendrais le lendemain, c Et pourquoi? » reprit-il. « Moi,
je vais vous donner la leçon. » Franchement je ne m'en
souciais pas, sans penser toutefois que son originalité
anglaise aurait pu le porter à s'amuser en noyant un
Français; mais il insista avec tant d'ardeur qu'il ne me
laissa aucun moyen de ne pas accepter. Déshabillé,
je vins lui présenter la corde de la sangle à laquelle
tenaient mon corps et ma vie, et je pensai qu'il allait,
comme on l'avait fait la veille, me faire descendre à
l'échelle pour que mes premiers mouvements fussent
plus réguliers. Un Anglais devant mettre de l'ori-
ginalité en tout, il me dit : < Monsieur, on ne se noie
que parce qu'on a peur de l'eau : il faut donc commencer
par s'aguerrir, et il n'y a pas de meilleur moyen que de
BAINS FROIDS ET PLEINE EAU. 199
se jeter dans l'eau, jusqu'à ce qu'on n'en éprouve plus
aucune sensation : ainsi, monsieur, sautez de la galerie
dans la rivière. > Je sautai quatorze fois de suite; à la
un, cela ne me causa plus la moindre peine, et, quand
l'Anglais s'en fut convaincu, il me fit faire les trajets
accoutumés, et cela avec tant de succès que les deux
derniers, je les fis presque sans être soutenu. Je dois
donc l'avouer, la leçon fut excellente et avança telle-
ment mon instruction que je manquai me noyer le jour
d'après.
Je quittai l'école, certain que je savais nager, et, le
lendemain, plein de confiance, je me jetai à l'eau sans
sangle. Je m'enfonçai, je bus, ma tète se perdit, et je
revins seulement à moi sur le pont, où m'avaient déposé
les maîtres qui m'avaient repéché.
Cette mésaventure ne ralentit pas mon ardeur. Tous
les matins, à six heures, j'arrivais de la place Louis XV
à l'école de natation, et j'y restais jusqu'à dix heures. Il
est vrai qu'on y était en très bonne compagnie, et qu'on
s'y amusait extrêmement. Nous allions même en pleine
eau. Depuis le Jardin du Roi jusqu'à la place Louis XV,
nous faisions en nageant le trajet de la Seine, suivis par
un bateau que montaient un ou deux maîtres et qui
était chargé de nos habits; nous faisions des déjeuners
chjbrmants, composés de petits pâtés, de gâteaux et de
petits verres de liqueur, disposés sur des fonds de ton-
neaux que l'on mettait à flot, et autour desquels nous
nagions en attrapant ce que nous pouvions.
A propos de déjeuner, je me souviens d'une plaisan-
terie de Salafou. Je ne sais plus qui avait demandé une
bavaroise au lait; mais, au moment où le garçon limo-
nadier qui l'apportait parut sur la galerie, Salafou, avec
sa folie accoutumée, s'écria : < Messieurs, voulez-vous
parier que de cette bavaroise au lait je fais une bava-
209 MI^MOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
roise à Teau? > A rinstant il jeta dans la rivière le
garçon, son panier et sa bavaroise. Ce pauvre diable ne
savait pas nager; de suite deux maîtres sautèrent
après lui et le retirèrent de l'eau; le bouleversement
qu'il avait éprouvé ne lui ût pas cependant perdre la
tète, et, à peine en état de parler : c Monsieur >, dit-il à
Salafou, f j'avais deux louis dans ma poche, et je vais
voir s'ils y sont encore!... » Les bravos et les éclats de
rire partaient de tous côtés; Salafou, plus attrapé que
ce garçon ne l'avait été, paya les deux louis et de plus
la bavaroise, la carafe, le verre et le petit pain.
Une femme, toute jeune et jolie comme les Amours, fit
les frais de la séance la plus amusante que l'école de
natation me rappelle. Nous avions déjà nagé assez long-
temps, et nous étions une douzaine de jeunes gens enve-
loppés dans nos peignoirs et causant sur la galerie,
lorsqu'un équipage élégant nous amena une dame char-
mante accompagnée de son mari. Qu'on se figure TefTet
que produirait une poulette tombant au milieu d'un
troupeau de jeunes coqs, et Ton aura l'idée de l'impres-
sion que cette arrivée fit sur nous. Tout se trouva
changé ou interrompu : un mouvement général nous
porta vers elle, ou plutôt autour d'elle, et ce fut avec
ravissement que nous apprîmes qu'elle venait pour
apprendre à nager. Sans doute ce n'est pas la première
femme qu'on voyait à cette école; Ton s'y rappelait
même Mme Kornmann, que Beaumarchais a rendue
célèbre; mais ce n'en était pas moins une chose peu
ordinaire : sans doute l'école était bien composée; mais
elle l'était de jeunes gens qui, par bénéfice d'âge,
aimaient à plaisanter, et, quoiqu'on ne nageât qu'avec
des caleçons et qu'en sortant de l'eau l'on fût tenu de
se couvrir d'un peignoir, il n'en était pas moins vrai que
le caleçon finissait au-dessus des genoux et des reins,
JEUNE DAME AU BAIM. 201
qae le peignoir restait sur la galerie, et que, pour le
reprendre, il fallait traverser, presque nu, toute la lon-
gueur de l'école, qu'en nageant on montrait son dos,
qu'en faisant la planche on montrait sa poitrine, et que
le linge mouillé du caleçon dessinait même ce qu'il
cachait. Il n'y avait donc aucune convenance à ce qu'une
dame parût là, et la présence de son mari accusait
celui-ci, sans excuser sa femme. On comprend que, beau-
coup plus disposés à rire qu'à moraliser, nous attendions
avec impatience que cette belle eût terminé sa toilette.
Enfin elle reparut avec son pantalon de basin collant et
sa chemisette plissée, et ne laissant rien voir que ses
mains et sa tête. Elle avait reçu chez elle les leçons de
mouvements et n'avait plus qu'à essayer de les mettre
en pratique. On voulut lui ajuster la sangle, mais elle
répugnait à être attachée à une corde, et nous nous
récriâmes tous que rien n'était plus choquant et plus
inutile. Pour le lui prouver, nous nous jetâmes à l'eau
et, nous soutenant contre le courant, nous formâmes
un cercle, au milieu duquel nous l'engageâmes à se
jeter, protestant, comme cela était vrai, qu'elle ne cou-
rait aucun risque, mais dissimulant la nature des se-
cours que nous pourrions avoir à lui donner ou suppo-
ser lui être nécessaires. A notre grand étonnement, elle
céda. Son mari sauta le premier, et elle, avec un courage
et une résolution remarquables, se précipita immédia-
tement après. Son impression fut plus forte qu'elle ne
s'y était attendue. Elle plongea un moment, but un peu
d'eau, et ne reparut que pour se démener et jeter de
véritables cris. C'est alors que notre zèle éclata. De
toutes parts nous arrivâmes à elle, et, nous partageant
les moindres parties de son joli corps, elle se trouva en
un instant soutenue, portée comme Vénus à la surface
de l'onde.
202 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIEBAULT.
Je ne fus pas de ceux qui eurent l'honneur de lui
donner la main ou le bonheur de servir d'appui à ses
beaux bras; mon sort ne me plaça pas non plus à ses pieds.
Entre ces extrêmes se trouvait plus d'une place, et la
mienne fut assez bonne pour que je trouvasse le trajet de
l'école beaucoup trop court. Dans le fait, ii avait été
charmant; mais il épuisa tout le plaisir dont nous
devions avoir l'obligation à cette belle. J'ignore, au
reste, ce que son mari avait pensé de cet empressement;
j'ignore même si la dame ne trouva pas que notre
dévouement nous avait conduits un peu loin; ce qu'il y
a de certain, c'est que, en sortant de Teau, elle dit qu'elle
se sentait mal à son aise; elle se rhabilla de suite, partit
et ne revint pas raviver des souvenirs qui durèrent sans
elle et dont nous fûmes heureux longtemps.
L'année suivante, dernière année pendant laquelle
j'aie nagé, l'école fut honorée par la présence des trois fils
du duc d'Orléans, savoir : du duc de Chartres, du duc
de Montpensier et du comte de Beaujolais (i), accompa-
gnés non du gouverneur femelle, qui, quoique choisie
par leur père au flambeau de l'amour, justiûa ce choix
autant qu'il pouvait être justifié par une femme, mais
de leur sous -gouverneur, de César Ducrest le com-
pagnon de leur enfance et de l'abbé de Saint-Farre, leur
oncle naturel. Je crois même qu'une ou deux fois ils
amenèrent un jeune Taupin, dont le père était au ser-
vice du duc d'Orléans, qui a été grenadier avec moi au
bataillon des Feuillants, qui a suivi la carrière des
(1) Le duc de Chartres, qui n'avait été que duc do Valoie jusqu'en
1785. devint Égalité fils et général Égalité en 1792 et 1793, duc d'Or-
léans en 1793 et Louis-Philippe I**" en 1 830. Ses deux frères moururent
jeunes, le duc de Montpensier en 1807, et le duc de Beaujolais en
1808. On sait que l'éducation de ces trois princes avait été confiée i
Mme de Genîis. Leur sous -gouverneur était un M. Lcbrim qui
avait succédé au chevalier de Bonnard. (Éo.)
L£S TROIS FILS DD DUC D'ORLÉANS. 203
armes, est devenu général de division et a été tué à la
bataille de Toulouse, commandant une division qui
aurait pu jouer un plus beau rôle. En apprenant que ces
jeunes princes allaient partager nos leçons, nous pen-
sâmes que les plaisanteries, les folies qui les égayaient
feraient place à une froide et sérieuse étiquette. A cet
égard notre erreur fut complète. Loin de comprimer
notre expansion, ils Texcitaient; il fallait une attention
soutenue pour ne pas oublier par moments à quelle
élévation les plaçait leur rang et pour observer ces
nuances qui au milieu de relations journalières, d'un
abandon parfois entier, devaient marquer les égards et
le respect, et cependant les proportionner à Tàge. Ainsi
toute la bienveillance de M. le duc de Chartres ne par-
venait pas à établir entre lui et nous ce que l'on pourrait
nommer de la familiarité, qui existait avec M. le duc de
Montpensier et plus encore avec M. le comte de Beau-
jolais, exposé d'après cela à avoir sa part de toutes
les taquineries que nous échangions continuellement, et
dont un jeune de Brancas était le provocateur le plus
infatigable. En effet, M. le duc de Chartres ne faisait de
niches à personne et n'en recevait de personne; M. de
Montpensier m'en faisait et, à une passade près, n'en
reçut jamais de moi, alors que je ne manquais guère
Toccasion d'en rendre à M. de Beaujolais.
Je me rappelle même un jour avoir été vraiment
effrayé des suites d'une de ces niches si fort à la mode
à cette école. Fatigué d'avoir nagé, j'étais sorti de l'eau
et, enveloppé dans mon peignoir, je me reposais sur la
galerie. J'eus un mot à dire à un nageur et je me pen-
chais sur le bord pour lui parler. A TinstantM. de Beau-
jolais me poussa et me jeta dans la rivière. Revenu sur
la galerie, je le trouvai juste à la place qu'il venait de
me faire quitter et je l'envoyai faire la même prome-
2C4 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON TIIIEBAULT.
nade que moi; mais le malheur voulut que la robe de
chambre de molleton qu'il avait, et que ces princes
mettaient au lieu de simples peignoirs de toile, fit le
capuchon par-dessus sa tête et que, en tirant ce pan
d'étoffe dans le but de s'en débarrasser, il s'enfonçât
de plus en plus dans l'eau. Nous nous jetâmes plusieurs
après lui et le dégageâmes ; mais il avait bu assez d'eau
et m'avait fait très peur.
L'abbé deSaint-Farrefut l'objet de la plus forte, c'est-
à-dire de la plus mauvaise plaisanterie que nous fîmes.
Au milieu du bassin de l'école se trouvait un énorme
poisson en osier, recouvert de toile cirée. Ce poisson de
dix-huit pieds de long et qu'on nommait la Baleine,
avait une énorme gueule béante et un grand trou sous
la queue; notre plaisir était de le traverser en entrant
par la première de ses ouvertures et en sortant par la
seconde. Nous y passions à tour de rôle, et quand le tour
de l'abbé de Saint-Farre vint, il refusa d'y entrer. Et
nous tous de crier : t Vous avez peur! — Il me serait fort
égal d'y passer >, nous répondit -il, « si je n'étais sûr
d'avance que vous me ferez des niches. > Aucun de nous
ne pensait à lui en faire, mais ce mot nous découvrit que
ce gros poupard (car, quoique jeune encore, il était fort
gros) était pour des niches un sujet vraiment précieux.
Tout en décidant in petto de le punir de son soupçon,
nous nous récriâmes sur l'injure qu'il nous faisait. Nous
le piquâmes d'honneur; nous lui fîmes d'ailleurs vingt
promesses avec la résolution de n'en tenir aucune; enfin,
poussé par une fausse honte, il se décida au fatal pas-
sage, et, dès qu'il fut entré de cinq à six pieds dans le
corps de cette baleine, d'un élan spontané nous sau-
tâmes sur sa queue et mîmes cette carcasse droite
comme un I. Ce pauvre abbé de Saint-Farre se trouvait
forcément dans la même attitude, avec cette différence
L'ABBÉ DE SAIMT-FARRE. 205
que sa tète avait la place qu'ont ordinairement les pieds,
et, coaime il buvait outre mesure, ses pieds, qui seuls
restaient à la surface de l'eau, attestèrent par leurs
mouvements précipités l'abominable position à laquelle
il se trouvait réduit. S'il n'avait pas perdu la tète,
rien n% 1 empêchait de sortir de cette machine en se
hâtant de plonger et de gagner le trou de la queue;
mais il s'arrêta, et dès lors il était à discrétion. Si l'on
n'eût fait darer cette niche qu'un moment, le mal n'était
pas grand; mais, dans de semblables occasions, il y a
toujours des gens qui passent les bornes; on les passa
donc, et quand l'abbé de Saint-Farre sortit de là, il était
cramoisi et fort mal à son aise, de sorte qu'on put rire
de cette plaisanterie plus tard et de souvenir, tandis
que dans le moment elle finit de manière à n'être amu-
sante pour personne.
Je me rappelle encore un homme très original et qui,
pendant cette année, venait trois fois par semaine à
l'école de natation. Cet homme, de quarante ans à peu
près, était grand, sec, noir et sérieux. Il arrivait à l'école
le chapeau sur la tête, son habit boutonné sur la poi-
trine, des bottes aux jambes, ayant des gants et la canne
à la main; dans ce costume, sans dire un mot à per-
sonne, sans regarder qui que ce fût, il se rendait direc-
tement sur la galerie, appuyant du côté de l'eau jusqu'à
ce que le pied gauche lui manquât et qu'il tombât dans
la rivière. La première fois que je lui vis faire ce
manège, je crus qu'il était tombé par mégarde et je me
disposais à aller le secourir, lorsque je vis qu'après
avoir rattrapé et remis son chapeau il nageait à mer-
veille et gagnait l'extrémité du bassin, en tenant le
cordon de sa canne dans la bouche. Sorti de l'eau, il
alla se déshabiller et revint sur la galerie dans le cos-
tume où nous étions tous. Assez disposé à croire qu'il
206 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIEBAULT.
était fou, je ne pus m'empêcher de l'interroger sur les
motifs de sa bizarrerie : c Monsieur i , me répondit'-il,
c on apprend à nager pour pouToir se sauver quand par
malheur on tombe dans la rivière. Or pensez-vous que» |
si cet accident vous arrivait, vous seriez en ealeçon et
débarrassé datons vos vêtements? Non, monsieui> vous
auriez vos habits, vos bottes, votre chapeau, et, comme
à la surprise vous ajouteriez des difficultés qui pour
vous seraient toutes nouvelles, vous vous noieriez,
tandis que dans une position semblable, moi, monsieur,
je me sauverais, i
Cet original, qui se nommait M. Fourneau, se vantait
d'être ce que l'on appelait alors un aristocrate ; il dé-
testait cordialement M. de La Fayette et soutint un jour
à M. le duc de Chartres que ce général n'avait pas de
talent; il prétendait même que le meilleur commandant
de Paris serait toujours celui qui connaîtrait le mieux
les rues, et qu'il ne fallait d'autre général dans cette
ville qu'un cocher de fiacre, n'ayant pas l'esprit d'être
un traître et un factieux.
L'approche de l'automne mit fin à cette partie de nos
exercices gymnastiques; je fus séparé de ces princes
pour ne jamais revoir les deux plus jeunes, pour me
retrouver avec M. le duc de Chartres en 1790 aux Jaco-
bins, où il contribua à me faire recevoir, après y avoir
fait recevoir mon père; pour l'apercevoir à peine à
Tournay, en avril 1793, et pour le retrouver à Paris,
après la Restauration et comme duc d'Orléans.
Avant de terminer ce qui les concerne, je hasarderai
entre eux une sorte de parallèle. Quoique frères, ces
jeunes princes ne se ressemblaient ni au moral, ni au
physique. M. de Beaujolais était peu grand pour son
âge, mais fortement constitué, vif, spirituel, expansif et
très bon. M. de Montpensier, maigre, pâle et délicat, se
I
V
CHASSE AU CERF RUE ROYALE. 307
faisait remarquer par une grande douceur dans le
caractère et une mélancolie habituelle. Ce jeune prince
était pour moi l'objet d'une vive tendresse. M. le duc de
Chartres, déjà plus âgé, semblait tenir sous ces rap-
ports le milieu entre les deux frères et se distinguait
par une réflexion, des connaissances et une maturité
tout à fait au-dessus de son âge, de même qu'on trouvait
en lui une bienveillance qui faisait autant d'honneur à
son cœur que son instruction en faisait à son esprit,
que sa tenue en faisait à son jugement et à son caractère.
Pour compléter mes souvenirs de 1788, je n'ai plus
à rapporter qu'un fait isolé, sans grande importance
par lui-même, mais qui ne manque pas d'une certaine
signiûcation pour caractériser l'entrainement léger de
la noblesse à la veille de la Révolution.
Par un beau jour d'été , je rentrais chez moi au
Garde-Meuble de la Couronne. Il était environ quatre
heures du soir; la rue Royale était remplie de monde,
de chevaux et de calèches, et ma sœur, lorsque je
l'abordai, était en larmes. Je ne savais au monde ce que
cela signifiait, lorsqu'elle m'apprit que la cause de cette
affluence, de ce mouvement, de ces pleurs, était la mort
d'une biche qui, chassée par le comte d'Artois dans le
bois de Boulogne, avait franchi son enceinte, pris la
route de Paris, traversé les Champs-Elysées, et, suivie
par toute la meute, par les chasseurs et par les calèches
des dames qui assistaient à cette chasse, était venue se
faire forcer dans la rue Royale. Spectacle curieux, en
effet, que celui d'une grande chasse dans la plus belle
rujs de Paris, mais assez touchant pour avoir excité de
la manière la plus vive la sensibilité et la compassion
de ma sœur et de beaucoup d'autres dames, qui de
leurs fenêtres avaient vainement demandé grâce pour
cette pauvre bête.
208 MEMOIRES DU GENERAL BARON THIÉOAULT.
Ici se terminent les seules années que je puisse rap-
peler sans amertume et sans regrets. Au milieu de
toutes les douceurs et des plus consolantes espérances
de la vie, j'avais passé ces années dans le sein d'une
famille adorée, qui jouissait d'une honorable aisance et
d'une considération générale.
La Révolution éclata; elle brisa l'avenir sur lequel je
comptais, nous dispersa comme si nous avions été
frappés par la foudre, causa la mort de ma malheureuse
mère et nous réduisit à des pertes ruineuses.
Mais n'anticipons pas sur ces tristes révélations et,
en ce qui me concerne, laissons le temps dérouler le
fatal arrêt de ma destinée, si heureuse jusqu'en 1789 et,
en dépit des apparences et de quelques répits, très déplo>
rable depuis cette époque.
CnAPITRE V
Depuis que j'étais rentré en France, je n'avais entendu
parler que d'abus à détruire, de réformes à faire, de
déficit à combler, clameurs pour moi d'autant plus extra-
ordinaires, que j'avais passé mon enfance dans un pays
où aucune plainte de cette nature n'avait frappé mon
oreille et où tout ce qui tenait au gouvernement était
l'objet d'autant de respect que de confiance... Que me
rappelait la Prusse? Un roi grand comme guerrier,
comme philosophe, comme législateur, comme écrivain,
surnommé pour sa justice le Salomon du Nord et jus-
tifiant de plus en plus l'estime dont il était l'objet.
L'ordre régnait partout ; une sage économie présidait
aux moindres dépenses, et, les ressources dépassant les
besoins, un trésor mettait à même de faire face aux
conjonctures les moins prévues, fût-ce celle d'une
guerre; enfin, au sein du calme, régnait une sécurité
égale pour le présent et pour l'avenir.
Je devais donc penser que les rois ne vivaient que pour
la gloire de leur pays et le bonheur de leurs sujets; que
les intérêts des peuples étaient les premiers intérêts des
souverains; que partout les hommes les plus probes
et les plus éclairés concouraient, avec leurs princes, à
augmenter la félicité des individus, à consolider l'édi-
fice de la prospérité publique!... Maintenant, si la Prusse
m'avait conduit à cette conviction, quelle idée ne
I. u
210 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
m'étais-je pas faite de la France! Accoutumé, depuis
que j'existais, à l'entendre vanter et regretter, j'avais
d'elle une idée magique ; l'embellissant encore de tous
les prestiges d'une imagination trop facile à exalter, de
toutes les illusions de mon âge, je croyais que, sous le
sceptre d'un demi-dieu, j'y trouverais réunis tous les
biens qu'on peut espérer sur la terre. Qu'on juge de ce
que j'éprouvai en voyant de toutes parts le pouvoir aux
prises avec l'opinion; je trouvais les esprits chaque jour
plus exaspérés contre le gouvernement et la Cour, la où
je m'étais attendu au spectacle du meilleur des peuples,
rendant un véritable culte au meilleur des rois.
Cependant, si cette grave situation n'avait tenu qu'à
des embarras d'argent, des palliatifs des retards eussent
été possibles; dans tous les cas les conséquences eus-
sent été d'autant moins déplorables, que certes on
ne pouvait imputer aux intentions de Louis XYI et à ses
dépenses ni les maux publics, ni le déficit et le discré-
dit; mais une révolution germait depuis un siècle, et si
le désordre des finances fut le prétexte, si la lutte des
grands corps de l'État entre eux et contre le Roi
devint l'occasion, le malaise de la société n'en fut pas
moins la véritable cause de la perturbation générale.
Si on plaignait Louis XYI tout en le blâmant, si on
applaudissait Monsieur tout en se défiant de lui, on
condamnait hautement le comte d'Artois pour son liber-
tinage, pour ses profusions envers ses maîtresses, pour
son luxe, ses folles dépenses, et notamment cette créa-
tion si rapide, si galante, mais si coûteuse, de Bagatelle;
ses scènes de débauche indignèrent Paris et la France (1),
et l'on était las de ses dettes éternelles malgré les secours
(1) On faisait, disait-on, à Bagatelle des orgies, dans lesquelles
les convives, hommes et femmes, ne conservaient aucun vêtement,
■eion la volonté et l'exemple du maître.
LES CAUSES DE LA RRVOLtlTION. 211
qu'il recevait sans cesse du Roi, secours qui en une
fois allèrent à dix-sept millions et ne s'arrêtèrent pas à
sa personne (i).
Mais un scandale, qui dépassa tous ceux qui l'avaient
précédé et que les circonstances achevèrent de rendre
funeste, résulta de cette terrible affaire du Collier, qui ne
fut pas moins fatale aux nobles par la part que plu-
sieurs d'entre eux y eurent; aux gens d'Église, par le
rôle qu'y joua le cardinal de Rohan; à la Reine si grave-
ment compromise par la prévention d'avoir trafiqué
pour un collier de ses faveurs avec un prêtre ; au Roi
enfin, que l'on comprit dans des couplets où tout ce
monde fut chansonné.
Un fait, qui par lui-même ne mériterait pas une men-
tion, mais que je ne puis passer sous silence à cause de
la rage avec laquelle l'opinion s'en empara, m'est fourni
par le duc de Béthune, qui, au commencement de 1788
et dans la rue de la Ferronnerie, ayant écrasé une jeune
fille sous les roues de son cabriolet, s'écria, sans même
mettre pied à terre et pendant que la mère de cette
enfant poussait des cris affreux : < Que cette femme
passe à l'hôtel, on la dédommagera... » Fait révoltant,
sans doute, mais dont on fit contre la puissance du sang
un argument épouvantable.
Le rôle du duc d'Orléans, et les millions au moyen
(1) M. le comte de Vaudreull avait été chargé de régler avec
M. de Calonoe le payement des dernières dettes que Louis XVI
dut payer pour le compte de son frère. Ce travail terminé : « Ah
ç&», dit le comte au ministre, « voilà Taffaire du prince arran-
gée, occupons-nous maintenant de la mienne ; car j'ai aussi des
dettes, qu'il faut bien que vous payiez. — Et où voulez-vous que je
prenne? — Cela ne me regarde pas, et ce sont vos affaires. >
Et les dettes de M. de Vaudreuil furent payées, parce que le premier
devoir des ministres des finances était de suffire aux prodigalités
de la famille royale et des favoris.
212 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
desquels il solda des factieux, donnèrent encore aux
agitateurs des ressources et un appui.
La conduite de Monsieur acheva de faire croire à
beaucoup d'impunité : l'indignation générale accueillit la
nouvelle du message secret dont le duc de Fitz^ames
fut chargé auprès du parlement de Paris par Monsieur
et le comte d'Artois, et qui eut pour objet de déclarer
que Louis XVI était impuissant, ses enfants bâtards, le
Dauphin inhabile à lui succéder, et que, à la mort de ce
monarque, la couronne revenait de droit à lui Monsieur,
et après lui au comte d'Artois et à ses fils.
On disait à ce propos que les petits-fils de Louis XV
étaient castrés, sauf le comte d'Artois, destiné à ne pas
même avoir au moral ce qu'au physique il n'avait pas
perdu, ce que Louis XVI n'avait sous aucun rapport, ce
que Monsieur avait conservé en fait de courage. Enfin,
comme en pareil cas on ne respecte plus rien et la
vérité moins que toute autre chose, des calomnies hideu-
ses furent répandues contre le Roi et l'accusèrent de
s'enivrer tous les jours, ce qui fit répéter par tout Paris
ce mot d'un homme qui, jetant un louis sur le comptoir
du café de Foy au Palais-Royal, eut Tinsolence de dire :
c Changez-moi ce gros sou (soûl). »
A la faveur de cette fermentation, un cri général
s*élevait contre les redevances féodales de toute
espèce, les corvées, la dévastation des terres comprises
dans les capitaineries, les droits de chasse et de par-
cours, les lettres de cachet, l'impunité des grands, de
quelques délits qu'ils fussent coupables, l'absence de
toute garantie pour les roturiers, la vénalité de tant
d'emplois qui livrait les plus importantes fonctions au
plus fort enchérisseur, l'inégalité des charges et la
masse des biens de mainmorte enlevée à la subsistance
des familles au profit d'un clergé en partie si peu édifiant
LES CAUSES DE LA REVOLUTION. 213
et en partie si splendidement rétribué (1); on s'éle-
vait partout contre la gabelle et ces douanes de pro-
vince à province, contre les variations des poids et des
mesures, bigarrures qui d'un même peuple faisaient vingt
peuples étrangers Tun à Tautre. Enfin, ce qui était plus
menaçant parce que l'aliénation de Tarmée en résultait,
c'étaient les protestations des corps entiers d^ofOciers
contre cette faveur qui faisait tout donner au nom et à
la position, sans justice comme sans pudeur (la noblesse
de province, qui servait et ne participait jamais aux
grades, se trouvant ainsi sacrifiée à la noblesse de Cour,
qui ne servait pas et en était comblée); c'était l'indi-
gnation des officiers de fortune contre la mesure qui
n'admettait que deux d'entre eux par régiment, véri-
table humiliation pour des hommes qui n'avaient d'autre
moyen de parvenir que leur mérite et leurs actions d'é-
clat; c*était Texaspération du soldat à la seule idée des
coups de plat de sabre auxquels un ministre (le comte
de Saint-Germain) avait voulu les soumettre.
Une révolution était inévitable. Elle était même com-
mencée avant que le mot eût été prononcé, et elle s'est
faite dès qu'il fut proféré.
Il ne peut donc rester aucun doute sur ce point, que
pour prévenir la Révolution il fallait la faire, c'est-à-
dire donner ce que Ton était au moment de perdre et
ouvrir quelques barrières pour qu'on ne les brisât pas
toutes. Cette détermination qu'il eût fallu prendre pour
éviter les États généraux, à plus forte raison fallait-il
l'exécuter dès le début de leur session, pour l'abréger
et pour leur ôter les motifs, le prétexte et le temps de
devenir hostiles.
(1) « Je ne sais •, disait M. le cardinal de Rohao, « comment un
homme de qualité peut vivre avec moins de 1,500,000 livres de
revenu. > Il en dépensait davantage.
214 MEMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
Mais comment Louis XVI eût-il lutté avec succès
contre le haut clergé, la noblesse, la Reine et sa Cour,
si ardents à le compromettre, si incapables de le
secourir; que dis-je, contre sa propre famille et les
idées de toute sa vie? Comment se fût-il dépouillé
d'une partie de ce qu'il regardait comme son droit,
sans croire qu'il avilissait le trône et dépossédait ses
successeurs? Pouvait-il comprendre que la gravité des
circonstances lui faisait un devoir d'abdiquer quelques-
uns des pouvoirs dont il avait hérité et dont il se
regardait comme dépositaire et responsable? Exiger de
lui le sacrifice de ce qui lui semblait constituer l'avenir
de sa dynastie était trop prétendre d'un prince con-
sciencieux, auquel était refusée cette transcendance
qui fait distinguer les époques où l'on peut conquérir
de celles où il faut se résigner à des concessions; mais
je dois arriver à ce qui me concerne personnellement
dans le cours des événements gigantesques qui allaient
au milieu des crimes les plus horribles et des plus nobles
héroïsmes ensanglanter l'Europe, coûter à la France
deux ou trois millions d'hommes, dix ou douze mil-
liards, et n'exaucer les vœux des masses qu'après
cinquante ans de révolution ou de restauration, c'est-à-
dire de tourmente et d'abjection.
CHAPITRE VI
L'agitation, qui depuis la première assemblée des
notables n'avait fait que s'accroître et que la marche
des États généraux rendait chaque jour plus vive et plus
générale, ne nous laissait plus de doute sur une explo-
sion prochaine; et cependant, sous le coup d'une pareille
menace, les personnes de la société de Mme Desrosiers
qui se trouvaient à Paris résolurent, en commémora-
tion des temps plus heureux, de se réunir et de passer
ensemble un jour à la campagne.
Salafou, Lenoir, Rivierre et moi, nous fûmes chargés
de recueillir les voix, et la majorité se décida pour
la forêt de Vincennes et pour le 42 juillet.
L'empressement, au reste, fut général, et des soixante
à soixante-dix personnes sur lesquelles nous comptions,
il ne nous manqua qu'un M. de La Valette, homme char-
mant, et que ses deux filles, dont l'aînée fut une beauté
parfaite; encore ne fut-ce qu'au dernier moment qu'il se
décida à ne pas se joindre à nous, ainsi qu'il me l'an-
nonça par un billet faisant allusion aux embarras du
Roi, à la situation malheureuse de la Cour, et finissant
par ces mots : c Miseris reverentia debetur. >
Neuf heures du matin n'étaient pas sonnées, et déjà
tout le monde était réuni sur la pelouse de Vincennes,
où notre premier rassemblement avait dû se faire. Nous
avions avec nous une douzaine de domestiques, autant
216 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIKBÂULT.
de cochers et tout ce qu'il fallait pour faire sur l'herbe
un déjeuner et un dîner splendides. En mesure de nous
passer de tout secours étranger, nous nous rendîmes
dans la partie la plus retirée de la forêt. Aien ne nous
manqua, encore que l'hilarité générale aurait suppléé à
tout. Les jeux de toute espèce, les sauts, les courses, les
luttes varièrent nos plaisirs sans en épuiser aucun; les
danses suivirent, car nous formions un bal complet,
l'orchestre y compris; enfln la journée fut délicieuse
et sans nuage jusqu'à huit heures et demie du soir;
mais alors mon père et un M. de Plantrose, qui en se
promenant étaient allés jusqu'à Yincennes et y avaient
appris les désordres auxquels Paris servait de théâtre,
nous rejoignirent. A leur arrivée, nous dansions une
contredanse; ils la laissèrent unir; mais, dès qu'elle fut
terminée, mon père fit réunir tout le monde autour de
lui et annonça que Paris était en pleine insurrection,
que les barrières étaient gardées par le peuple, qu'on
laissait entrer, mais qu'on ne laissait sortir personne;
que l'on promenait dans les rues le buste du duc d'Or-
léans et celui de M. Necker, qui avait été chassé du
ministère et qui était parti de suite; que l'on en était
venu aux mains avec les troupes; que le sang avait
coulé, et que, dans une situation aussi grave, il fallait
que chacun s'occupât des moyens de rentrer chez soi
le plus promptement possible.
Cette révolution, qui pour ainsi dire nous est arrivée
au milieu d*une contredanse, nous faisait doublement
horreur; nous n'étions pas faits à ces brusques pas-
sages du plaisir à la mort. Quoi qu'il en soit, toute
expansion fut comprimée. Au milieu des plus doulou-
reuses anxiétés, on ne s'occupa plus que de soi ou des
siens; chacun s'empressa de faire réatteler sa voiture,
de la faire charger et de partir.
LES DEBUTS DE LÀ REVOLUTION. S17
La situation de ma famille se compliquait par trois
circonstances. Notre domestique avait la livrée du Roi;
il était ivre de manière à ne pouvoir monter derrière la
voiture; enfin, logés au Garde-Meuble de la Couronne,
place Louis XV, nous avions tout Paris à traverser pour
rentrer chez nous, en même temps que nous avions à
nous rendre là où l'on s'était battu et où, disait-on, on
se battait encore.
En conséquence, mon père fit retourner l'habit de
notre domestique, qu'il renvoya à pied; après quoi, nous
remontâmes en voiture, le cocher ayant reçu l'ordre for-
mel d'aller au pas, au moment où nous serions entrés
dans Paris, et, quelque chose qui arrivât, de se conduire
avec la plus grande circonspection.
Ainsi qu'on nous l'avait dit^ la barrière était fermée;
à la voix du cocher, elle s'ouvrit; à peine franchie, nous
fûmes arrêtés, examinés, interrogés et relâchés par
quelques hommes en partie armés, en partie munis de
torches. A travers les groupes nombreux qui se succé-
daient dans la rue du Faubourg Saint-Antoine et sur
les boulevards, depuis la Bastille jusqu'au théâtre
Favart, nous cheminâmes sans que personne s'occupât
de nous. Depuis ce théâtre, les groupes cessèrent. A
l'angle sud-ouest de la rue de la Chaussée d'Antin et
du boulevard, se trouvait alors le dépôt des gardes fran-
çaises; son entrée, fermée par une grille de fer, donnait
en face du pavillon de Hanovre. Un peloton de ces
gardes françaises, l'arme au bras, était en bataille en
dehors et à droite de la grille; le reste du dépôt était sous
les armes dans la cour, tous immobiles dans le plus
grand silence. Toujours sur le boulevard, mais vers
l'entrée de la rue Louis-le-6rand, se trouvait le cadavre
d'un cavalier de Royal-Allemand (1), cadavre sur lequel
(i) Migoet dit qu'il y en avait deux ; cela est faux.
218 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
nos chevaux trébuchèreDt. Depuis là jusqu'à la Made-
leine, nous ne trouvâmes plus une àme; cette naissance
ou mieux cette fin des boulevards était barrée par un
peloton du Royal-Allemand, précédé de quelques vedet-
tes. L'officier qui commandait nous demanda qui nous
étions, où nous allions, et aux premiers mots de mon
père nous fit faire place. A l'entrée de la rue Royale,
nous traversâmes un second peloton du même corps;
un plus fort détachement remplissait Tintervalle qui
sépare dans cette rue les deux pavillons donnant sur la
place Louis XV, que de nos fenêtres nous jugeâmes
couvertes de troupes (i).
Il était onze heures lorsque nous rentrâmes au Garde-
Meuble, et il y avait peu de minutes que nous y étions,
lorsque Lenoir, inquiet de ce que nous pouvions être
devenus dans cette longue traversée de Paris, arriva
pour avoir de nos nouvelles. Il est impossible de dire
à quel point nous fûmes tous sensibles à cette preuve
touchante d'attachement, qui, de la part de ce bon
Lenoir, était du reste aussi naturelle qu'elle eût été
extraordinaire de tant d'autres. On comprend que mon
père s'opposa à ce qu'il nous quittât. Il soupa donc avec
nous suivant l'usage du temps, coucha dans le petit
appartement qui était le mien et ne retourna chez lui
que le lendemain matin.
Le 13, à la pointe du jour, toutes les troupes qui avaient
(i) Mignet dit que les gardes françaises chargèrent Roy al- Alle-
mand A la baïonnette jusqu'A la place Louis XY et gardèrent ce
poste toute la nuit. Cela encore est faux. Le régiment des gardes
françaises n'était pas lAI 11 n'y eut d'engagé que le dépôt, où ne se
trouvaient guère que deux cents hommes, et dont le rôle, qui n'en
était pas moins très grave, se borna & arrêter une charge que Royal-
AUemand exécuta sur les boulevards, en môme temps sans doute
que le prince de Lambesc faisait charger tout ce qui se trouvait
sur la place Louis XV et de sa propre main sabrait un vieillard &
l'entrée des Tuileries.
LE PEUPLE AU GARDE-MEUBLE. 210
occupé la place Louis XY pendant la nuit avaient dis-
paru. Quant à Paris, le désordre y était à son comble;
le tocsin sonnait dans toutes les paroisses, le feu avait
été mis aux barrières, et de tous côtés on cherchait des
armes; l'Arsenal avait été pillé, tous les armuriers éga-
lement, et, comme on savait qu'une salle d'armes se
trouvait au Garde-Meuble, on annonça de fort bonne
heure que le peuple allait s'y porter en masse, pour
enlever les armes qui pouvaient lui être utiles.
Mon père voulait éviter à ma mère et à ma sœur une
scène aussi violente et s'épargner à lui-même un spec-
tacle triste de sa nature. Comment prévoir d'ailleurs ce
qui adviendrait de l'invasion d'une multitude qui allait se
trouver maîtresse dans un bâtiment appartenant au Roi
€t renfermant, entre autres choses précieuses, tous les
diamants de la Couronne? Il conçut donc vers neuf
heures du matin et exécuta de suite le projet de nous
conduire tous chez M. et Mme Bart, dont j'ai déjà parlé,
et qui logeaient rue de la Sourdière. Il emportait l'argent,
les bijoux et quelques papiers, et laissait aux domes-
tiques l'ordre de ne s'opposer à rien et de lui rendre
compte de ce qui arriverait.
Vers midi, le Garde-Meuble fut envahi. Des milliers
d'hommes s'y succédèrent; ils ne se bornèrent pas à
visiter la salle d'armes et les autres salles, galerie,
magasins et greniers; ils pénétrèrent dans les apparte-
ments de toutes les personnes logées au Garde-Meuble,
fouillèrent jusque dans les lits, les armoires, et cela avec
plus de zèle que d'ordre. Cependant, à l'exception des
armes qui pouvaient servir, rien ne fut pris non seule-
ment de ce qui était propriété particulière, mais aussi
de ce qui appartenait au Roi. Au reste, ce fait assez
remarquable fut peut-être dû à deux causes : la pre-
mière, à ce qu'on fit rester, en les payant, quelques-uns
230 MEMOIRES DU GENERAL BARON TilIEBAULT.
des hommes entrés des premiers, et qui, en affirmant
que toutes les armes avaient été emportées, devinrent
des espèces de sauvegardes; la seconde, à ce que plu-
sieurs personnes qui se mêlèrent au peuple, pour le
contenir autant que cela était possible, ne cessèrent de
répéter : < Tout ce qui est ici est à la Nation. » Par
malheur, cette conduite ne fut pas imitée partout; il est
vrai que partout on ne prit pas des mesures aussi sages,
partout on ne pouvait pas dire que tout appartenait à la
Nation ; plusieursmaisons furent pillées, et, pendant quel-
ques heures, l'anarchie accomplit son œuvre détestable.
Désormais il fallait un pouvoir supérieur et des pou-
voirs secondaires pour régulariser la prise d'armes qui
s'effectuait avec rage et pour diriger l'emploi des forces
immenses qui surgissaient. Dans ce but, une municipalité
est créée; les soixante districts de Paris sont convoqués
de nouveau sous l'autorité de leur président, et les
sièges de ces districts deviennent pour les citoyens
les lieux de leurs rassemblements et de leur inscription
sur des contrôles. Telle fut l'origine de la garde natio-
nale de Paris, qui devait être de 48,000 hommes et qui
atteignit presque le double. Chacun des districts eut
son bataillon; celui des Feuillants, dont je fis partie,
était de plus de 1,500 hommes. Ainsi, après avoir obéi
au son du tocsin, on obéit au son du tambour; dans la
soirée du 13, de fortes patrouilles se réunirent, et, dans
la nuit du 13 au 14, Paris fut illuminé et tranquille, en
dépit des alarmes.
Nous ne rentrâmes chez nous que le 14 au matin. A
peine ma famille fut-elle réinstallée au Garde-Meuble, que,
cédant à une impulsion irrésistible (1), je partis pour
courir Paris et par moi-même juger de ce qui se passait.
(1) Paul ThiébauU avait manifesté l'intention de prendre part aa
LA GARDE NATIONALE. S21
Il fallait une cocarde, on en vendait déjà à tous les
coins de rue; ces premières cocardes étaient fabriquées
en ruban de soie; de suite mon chapeau en fut orné.
Mon but étant de me rendre au Palais-Royal, je suivis
la rue Saint-Honoré; arrivé en face de la place Vendôme,
je vis en avant de la porte du couvent des Feuillants
cinq cents hommes réunis, ayant un tambour. à leur
tète et prêts à se mettre en mouvement. Ayant aperçu
parmi eux Clappier, que j'ai déjà eu l'occasion de nom-
mer, je lui demandai où ils allaient : « Il faut des
canons aux sections (i); et nous allons en prendre aux
Invalides >, me répondit-il, et, comme je le fixais avec
une apparente préoccupation, il ajouta avec véhémence :
c Et pourquoi ne vous joindriez-vous pas à nous?... >
Sans un effort sur moi-même, je me serais aussitôt jeté
dans les rangs de cette espèce de troupe : un moment
cependant fut donné à la réflexion; mais, en m'étourdis-
sant sur ce que mon père pourrait en penser, sur ce que
ma mère pourrait en souffrir, je considérai que je
n'étais pas d'âge à me rattacher à ce qui devait suc-
comber, et que, à dix-neuf ans et demi, on appartient à qui
mouvement; sa mère, effrayée par la seule idée d'une révolution,
voulut Tempécher de 8*y joindre ; elle l'enferma dans le petit appar-
tement qu'il occupait à l'enlresol du Garde-Meuble; il fut réduit à
s'en sauver par Ja fenêtre, ainsi qu''il le fit fréquemment pour
répondre à Tappel du tambour, et ainsi qu'il raconte précédem-
ment (p. 160) l'avoir fait en une occasion moins sérieuse. (Éd.)
(1) Par son règlement du 13 avril 1789 pour la formation des États
généraux, Louis XVI avait modifié l'ancienne division de Paris et
transformé les seize quartiers en soixante districts, qui eurent leur
centre de réunions dans des églises de quartier. Le 27 juin 1790,
l'Assemblée nationale réduisit les soixante districls à quaranto-
huit sections. Par suite de ce nouveau changement, les appellations
de < district » et « section » se trouvèrent dans le langage courant
souvent confondues. Paul Thiébault les emploie indistinctement;
du moins se servira-t-il presque exclusivement du mot « section »
dès le début de la Révolution. (Éi>.)
222 MEMOIRES D€ GENERAL BARON TUIÉBAULT.
attaque. Enfin je ne devais personnellement rien à per-
sonne; dès lors rien ne pouvait atténuer le sentiment de
ce que je devais à ma patrie; comme conséquence de
ces rapides pensées, je répliquai : « Je suis des vôtres. >
Cependant, pour pouvoir être armé et faire partie
d'une troupe armée, il fallait être inscrit : je remplis
cette formalité, je reçus un fusil, quelques balles, de la
poudre; je pris dans le détachement la place que ma
taille m'assignait, et nous partîmes.
Notre troupe n'avait de militaire que son courage»
de discipline que son zèle, de force que celle de cinq
cents fois un homme, ce qui est fort différent de la
force que cinq cents hommes peuvent avoir; aussi che-
minions-nous plus que nous ne marchions; aussi, pen-
dant que le tambour qui était en tête ne servait qu'à
prouver que personne n'allait au pas, discutions-nous
tout haut la question de savoir si M. de Sombreuil,
gouverneur des Invalides, défendrait ses pièces et les
armes qui se trouvaient dans l'Hôtel. Rien n'était moins
probable. Déjà les Petits - Suisses avaient refusé de
marcher contre les gardes françaises, dont l'insurrec-
tion était consommée; les régiments campés au Champ
de Mars n'avaient pas obéi la veille à Tordre de charger
leurs armes, et, pour les contenir, on tenait fermées les
grilles du Champ de Mars. Or les malheureux débris de
nos armées, nommés les Invalides, n'appartenant plus
qu'à leurs infirmités et créanciers de l'État plus qu'ils ne
continuaient à en être les soldats, devaient bien moins
encore répondre aux sentiments hostiles de leur gouver-
neur que les autres troupes à ceux de leurs chefs. Le fait
justifia ces prévisions : ce fut sans résistance que les armes
et les canons furent enlevés, et que, pour notre part, nous
nous emparâmes d'une magnifique pièce de 24, connue
sous le nom du a grand Dauphin » ; puis de deux pièces
L'ATTAQUE DES INVALIDES. 228
de 12. A défaut de chevaux, nous nous attelâmes à ces
trois pièces, qui étaient sur roues, et, fiers de notre lot
(nous ne pouvions pas dire de notre conquête), nous
les ramenâmes en triomphe aux Feuillants, dont elles
ornèrent la cour, jusqu'au jour où on les remplaça par
des pièces de 4. Cent vingt pièces de ce calibre furent
en effet réparties entre les soixante bataillons de la
garde nationale de Paris; comme ces bataillons venaient
de recevoir des fusils de munition de la manufacture de
Maubeuge, comme la rapidité de leur instruction dépassa
ce que l'on aurait pu croire, ils formèrent en peu de
mois une formidable armée.
Telle fut la première expédition à laquelle je pris
part, expédition fort peu militaire sans doute, mais
qui me rendit acteur dans une de ces circonstances où la
force établit le droit. Quarante-huit heures plus tôt, je
ne songeais guère à désarmer les Invalides. On voit
quel bouleversement s'opérail dans les idées et dans les
positions; dès lors mon zèle s'enflamma à ce point
qu'il n'y eut pas aux Feuillants de soldat plus ardent
que moi.
Cette journée est célèbre par la prise de la Bastille, où
plutôt par la reddition de cette place que, malgré l'insi-
gnifiance de sa garnison, ses vainqueurs ne prirent
pas. Mais par malheur la journée est célèbre encore par
les assassinats de M. de Launay, gouverneur de la Bas-
tille, de M. de Flesselles, le prévôt des marchands, et de
quelques autres victimes... Eh bien, c'est une de ces
vérités que les révolutions consacrent : l'exaltation s'ac-
croît par les atrocités, autant que par les faits glorieux
ou réputés tels, et, si le peuple regarda la possession de
la Bastille comme une victoire sur le pouvoir, il ne «con-
sidéra la mort de ses victimes que comme une victoire
sur ses ennemis et sur des traîtres. Le résultat fut déci-
224 MÉMOIRES DU GÊNÉBAL BARON TUIEBAULT.
sif : la Cour avait tout préparé pour châtier Paris dans
la nuit du 14 au 15; mais, ayant perdu un agent essentiel
et dévoué dans M. de Flesselles et un point d'appui dans
la Bastille, elle fut hors de mesure, sous le rapport de
sa force, contre la puissance exaltée des esprits; sa posi-
tion devint de plus en plus fatale.
En rentrant des Invalides, nous étions tous invités par
le président du district à nous trouver aux Feuillants
un peu avant dix heures du soir. Cet appel était général.
Arrivé l'un des premiers, je pris part à une discussion
assez vive sur les moyens que Paris pouvait avoir pour
résister à l'attaque vigoureuse dont il était menacé cette
nuit même, et sur la manière d'exécuter les reconnais-
sances que la section avait ordre de faire. Inspiré par
les circonstances et me rappelant avec bonheur quelques-
uns de ces mots techniques attrapés à TÉcoIe militaire
de Berlin, ayant même cité avec à-propos un ou deux
des préceptes de Frédéric, on me crut une capacité que
j'étais loin d'avoir; il en résulta que moi, le plus
jeune de tous ceux qui se trouvaient là, je reçus le com-
mandement de six cents hommes, chargés de la plus
importante des reconnaissances, de celle qui avait pour
objet de se rendre par la porte Maillot dans le bois de
Boulogne, afin de savoir s'il y avait des troupes réunies.
J'étais enchanté; mais, cachant une joie qui n'eût révélé
que de l'enfantillage, j'observai que cette reconnais-
sance pourrait être incomplète, si, pendant que je la
ferais, on n'éclairait les avancées de Passy et le pont
de Neuilly. Ces observations furent trouvées justes, et
l'on fit partir une seconde reconnaissance de quatre cents
hommes, avec ordre de se rendre par Chaiilot en avant
de Passy; puis on envoya un émissaire à la section du
Roule, afin qu'elle se chargeât de Neuilly.
Mon détachement porté au complet, j'en formai deux
RECONNAISSANCES ET PATROUILLES. 2â5
divisions égales et je mis à la tète de la première le second
des fils de M. Doazan, fermier général, et à la tète de la
seconde, Clappier de Lisle. Je composai une avant-
garde de cinquante hommes, sous les ordres de M. de
Yismes, fils du receveur général des finances de ce nom,
jeune homme plein d'ardeur et de feu, et qui reçut pour
injonction de ne jamais me devancer de plus de cent pas;
ces dispositions prises, et dans un silence que je ne
permis à personne de rompre, je me mis en marche.
Parvenu à la barrière de l'Étoile, qui» ainsi que toutes
les autres barrières de Paris, était gardée par de forts
postes tant bien que mal retranchés, je fis une halte
consacrée à prendre des renseignements qui ne m'ap-
prirent rien» à remettre de l'ordre dans ma troupe, à
faire charger les armes qui ne l'étaient pas, à donner
mes dernières instructions et à convenir avec le com-
mandant du poste de la manière dont il protégerait ma
rentrée à Paris, si je revenais poursuivi par des forces
supérieures.
La grille du Bois était fermée. En me rouvrant, le
concierge me déclara qu'il n'avait entendu parler d'au-
cune troupe venue ou devant venir; malgré cela, je laissai
cent hommes à ce poste pour rester mattre tant du pas-
sage que des clefs de cette grille, et je me portai vers le
milieu du Bois, où je m'arrêtai définitivement et d'où
j'envoyai de fortes patrouilles vers Madrid, Bagatelle,
Boulogne, et même à quelque distance vers Auteuil,
pour éclairer ma gauche, quoique ce côté dût être re-
connu par un autre que par moi. Quant aux ordres que
reçurent les commandants de ces patrouilles, ils consis-
tèrent à se reployer au premier coup de fusil, de quelque
côté qu'il fût tiré, et cela sur moi, s'ils en avaient la
possibilité, ou directement sur la porte Maillot.
Une heure s'était écoulée dans cette position, et toutes
I. 15
226 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
mes patrouilles étant rentrées, ainsi que je Tavais pres-
crit, je me reployai sur mes cent hommes d'abord, puis
sur la barrière que je repassai un peu avant le jour;
enfin je rentrai aux Feuillants avec l'entière approbation
de ma troupe. Mon rapport entendu, le président me
remercia avec éloge, et, sauf le cas où la générale nous
rappellerait plus tôt, il m'invita à revenir à dix heures
du soir, pour donner, disait-il, de nouvelles preuves de
mon zèle et de ce qu'on nomma d'un mot plus flatteur.
C'est ainsi que je débutai dans la carrière du comman-
dement. Dans une position semblable, je ne sais pas
encore aujourd'hui ce que j'aurais pu faire de mieux;
au reste, on retrouvera dans le cours de ces Mémoires
d'autres exemples de ce fait, que le besoin a toujours
été suivi chez moi de l'inspiration qui m'était nécessaire.
11 est inutile d'ajouter, sans doute, que j'aurais été ravi
d'échanger quelques coups de fusil. Cependant j'éva-
luais assez bien la composition, l'instruction et l'ar-
mement de mon détachement, pour ne me soucier ni
d'une manœuvre au moyen de laquelle on m'aurait
tourné, ni d'une attaque à la baïonnette, au moyen
de laquelle on m'aurait enfoncé, et encore.moins d'une
charge de cavalerie. Aussi, quoiqu'il y eût de l'enthou-
siasme et même de la résolution dans ma troupe, ai-je
toujours été convaincu que ce fut un bonheur de n'avoir
eu à mettre sérieusement à l'épreuve ni l'un ni Tautre.
Voilà au surplus bien des minuties, mais il faut com-
prendre que ces détails ont en quelque sorte pour moi
le prix de souvenirs d'amour, puisqu'ils sont les pré-
mices d'une carrière à laquelle j'ai dévoué ma vie et
dont certes je n'ai pas fait un simple métier.
Le 15 au soir, on me confia un second détachement,
à peu près de la force du premier; mais ma mission fut
moins avantageuse et se borna à me rendre à Passy par
LA MAITRESSE DE MIRABEAU. 2*27
Chaillot, à éclairer les avenues de cette partie de Paria
et à revenir par la barrière de l'Étoile.
Au moment où je partais, on me remit une lettre de
Mirabeau pour une dame logée à Chaillot, mais avec de
telles recommandations, que j'étais convaincu qu'il s'a-
gissait d'affaires d'État, et d'autant plus convaincu
que, en de si graves circonstances, il me semblait impos-
sible que Mirabeau s'occupât d'autre chose; d'autant
plus encore que cette lettre, qu'un exprès venait d'ap-
porter de Versailles, était contresignée et portait sur
l'enveloppe l'ordre d'en prendre un reçu. Arrivé à la
maison indiquée par l'adresse, j'arrêtai ma troupe et je
chargeai Clappier de Lisle de la remettre en mains pro-
pres et de m'en rapporter le reçu demandé. Deux mi-
nutes m'avaient paru suffire pour tout cela; or six
minutes s'étaient écoulées, l'impatience me prit; j'en-
trai pour connaître la cause d'un tel retard, et je trou-
vai mon de Lisle à table avec quelques hommes et des
femmes charmantes, dans une hilarité que par son
esprit et sa gaieté naturelle il était fort capable d'exci-
ter ou d'entretenir, mais que je n'étais nullement
disposé à partager. Je trouvais même indécent d'avoir
été chargé d'une telle commission pour la mattresse ou
l'une des maîtresses de M. de Mirabeau, quelque jolie
qu'elle fût; je dispensai la belle du reçu demandé, je
refusai le verre de vin d'Espagne qu'elle m'offrit avec
beaucoup de grâce, je fis asses sèchement rejoindre son
poste à mon lieutenant, et, me bornant à être froidement
poli, je quittai cette joyeuse compagnie et continuai ma
reconnaissance.
Rentré à Paris par la barrière de l'Étoile, je pris l'allée
de Marigny, pour savoir par moi-même si au district du
Roule, siégeant à l'hôtel de Beauvau, il y avait de ce
côté quelques nouvelles. Nous suivions donc paisible-
228 MÉMOIRES DU GENERAL BARON THIÉBAULT.
ment cette allée et nous en avions dépassé la moitié,
lorsqu'une grande rumeur se fit entendre en avant de
nous; néanmoins, au milieu de beaucoup de cris ayant
distingué celui de c Qui vive ?» je me hâtai de répondre :
( Garde parisienne, district des Feuillants. » Aussitôt
le bruit changea de nature sans diminuer; quelques
hommes, quelques crânes sans doute, étant venus tout
en courant nous reconnattre, crièrent aussitôt : c Ne
tirez pasf > Je n'y comprenais rien; enfin, il se trouva
que l'on nous avait pris pour des troupes du Champ de
Mars, venant surprendre le district du Roule, et que, si
par malheur la mèche placée près des deux pièces bra-
quées sur cette allée ne s'était pas trouvée éteinte, nous
aurions été préalablement salués par deux coups de
canon de douze chargés à mitraille. Le président du
Houle était bouleversé de la méprise qu'il avait été sur
le point de commettre, ce qui me fournit l'occasion de
lui observer que quelques postes avancés préviendraient
à l'avenir toute erreur de cette nature. Bref, cette anec-
dote et les plaintes sur le métier que m'avait fait faire
M. de Mirabeau firent naturellement partie de mon rap-
port et ne purent manquer de l'égayer.
Le 16 au soir, je commandai de la même manière
mon troisième et dernier détachement; il n'y eut de
changé à mon itinéraire que la circonstance de commen-
cer par la barrière de l'Étoile et de revenir par Passy et
le quai.
Arrivés à la barrière des Bonshommes, nous vîmes
s'avancer par la route de Versailles des hommes à
cheval, dont plusieurs portaient des flambeaux. Il ne
s'agissait donc pas de surprise ou même d'attacpie, à
moins que ces flambeaux ne fussent une ruse de guerre
ou qu'ils ne fussent destinés à éclairer un combat de
nuit. Toujours est-il que j'établis de forts postes avancés,
DÉPUTATION ARRÊTÉE. 229
et que le reste de ma troupe fut placé en colonne, en
arrière de la barrière à gauche; j'avais réservé la droite
aux cent cinquante hommes, à la garde desquels cette
barrière était confiée, et qui reçurent et exécutèrent mes
ordres, parce que dans un semblable hourvari celui qui
prend l'autorité l'exerce.
A mesure que les cavaliers approchèrent, nous recon-
nûmes qu'ils étaient suivis de voitures. Arrêtées par
mes postes, j'allai les reconnaître moi-même. Des quatre
personnes qui se trouvaient dans la première de ees
deux ou trois voitures, trois mirent pied à terre, et ce
furent MM. Bailly, de La Fayette et de Lally-Tollendal. Ce
dernier prit la parole en se nommant et me dit que la
paix était faite entre le Roi et les États généraux; que
dans la journée (il était une ou deux heures du matin),
le Roi se rendrait à Paris, et que lui était porteur d'une
lettre du président de l'Assemblée au président de la
municipalité pour annoncer ces grandes nouvelles,
t Où est votre lettre ? » lui répondis-je. Il me la pré-
senta, et moi, sans autre commentaire, j'en brisai le
cachet et je la lus. Jamais je n'ai pu me rappeler sans
rire cette inconvenance, qui me parut la chose du
monde la plus légitime et la plus simple, et qui l'était,
parce que dans cet état d'anarchie où le pouvoir se
divise sans s^affaiblir, quelque chose que l'on fasse, on
a presque toujours raison par là même qu'il n'existe
plus personne qui puisse vous donner tort. Quoi qu'il
en soit, ma lecture faite, et convaincu de la vérité des
nouvelles que j'avais reçues, je rendis la lettre à M. de
Lally-Tollendal , assez étonné, par parenthèse, de ma
hardiesse; je le priai, ainsi que ses collègues, de remon-
ter en voiture, et je les prévins que, pour assurer leur
marche, je les escorterais jusqu'à ce que je pusse les
remettre à un autre détachement. Je les accompagnai
230 MEMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
de cette sorte jusqu'au pont Royal, où nous aurions été
canonnés, comme j'avais manqué de l'être la veille, si
je n'avais eu la précaution de me faire précéder par une
avant-garde. En effet, à soixante pas en avant du pa-
villon de Flore, deux pièces de canon se trouvaient en
batterie sur le quai des Tuileries; un bataillon entier
occupait le pont Royal; deux cents hommes de ce
bataillon furent détachés et escortèrent jusqu'à l'Hôtel
de ville la députation, que je remis à leur sauvegarde.
Enfin, après quelques heures de repos, je concourus
à border la double haie de Parisiens armés, à travers
les vivats desquels le Roi se rendit à l'Hôtel de ville,
puis revint à la barrière des Bonshommes. Pendant ce
temps, le <;omte d'Artois, que la peur rendit toute sa vie
capable de tout au monde, et que d'après cela on pour-
rait nommer le crâne des lâches, décampait à toutes
jambes; de cette sorte il fut le premier des émigrés.
Ainsi se termina cette campagne de cinq jours; elle
commença pour moi le service de cette garde nationale
qui, comme je l'ai dit, forma si rapidement une véri-
table armée et devint l'exemple et le modèle de toutes
les gardes nationales de France.
CHAPITRE VII
Nommé au commandement en chef de la garde natio-
nale de Paris, en même temps que le vertueux Bailly
fut mis à la tête de cette turbulente cité, M. de La
Fayette (1) s'occupa de suite de son organisation, de l'ha-
billement, de l'armement et du service.
Elle forma six divisions de dix bataillons chacune, et
parmi ces bataillons de huit compagnies, l'artillerie non
comprise, il y en eut de douze à quinze cents hommes.
L'uniforme qui lui fut donné est connu et ne coûta
qu'un ordre. L'armement, je le répète, consista en fusils
de la manufacture de Maubeuge, en deux pièces de
quatre par bataillon, pièces par lesquelles on remplaça
celles qui avaient été enlevées ou prises aux Invalides,
à la Bastille, etc., et en briquets, que chaque garde
national se procura. Je ne parle pas des cartouches et
des munitions d'artillerie; elles furent fournies par la
Ville, qui de même donna à ses bataillons des drapeaux
magnifiques. Quant au service, il fut réglé que la garde
nationale serait exclusivement chargée d'un service inté-
(1) M. le duc d'Anmoot fut le premier nommé au commande-
ment de la garde nationale de Paris, et c'est d'après son refus que
M. de La Fayette fut porté. Tout ce que le duc d'Âumont voulut
accepter Ait le commandement de la première division, formée de
deux bataillons et comprenant tout l'ouest des rues Montmartre
et de la Monnaie et le nord de la Seine, depuis le pont Neuf
jusqu'aux Bonshommes.
232 MÉMOIRES DU GÉiNÊRAL BARON THIÊBAULT.
rieur et d'expéditions, mais que celui des barrières, qui
était de métier plus que de zèle et de patriotisme, serait
fait par des troupes soldées; en conséquence, un batail-
lon dit du centre fut ajouté à chacune des six divisions
de la garde nationale : celui de la première fut ca-
serne à l'Oratoire. Eh bien f cette force immense devint
bientôt impuissante contre les excès qu*elle aurait dû
réprimer et qui finirent par la détruire. Le 22 juil-
let 1789, jour de l'assassinat de Berthier et de Foulon,
en fut une triste preuve. Il est vrai qu'alors la garde
nationale n'était encore que fort mal organisée : mais
il est également vrai que, lorsque cette terrible populace
de Paris était une fois en mouvement, il n'y avait plus
de barrière a lui opposer. Je ne sais à quelle occasion
j'ai vu les hommes des faubourgs Saint-Antoine et Saint-
Marceau se porter en masse à la Convention, pour
arracher Dieu sait quelle loi; ils occupaient toute la lar-
geur des boulevards et marchaient à grands pas. Je ne
sais depuis combien de temps ils défilaient ainsi, lors-
que mon père et moi nous fûmes arrêtés par eux au
débouché de la rue des Capucines, et nous le fûmes plus
d'une heure, il n'y a ni terme ni image qui puissent
rendre l'effet produit par deux cent mille énergumènes,
débraillés, déguenillés, attestant par leur ivresse les
salaires infâmes auxquels ils obéissaient, déshonorant
la Révolution et la France; ils ne présageaient que la
destruction et la mort, c'est-à-dire des désastres aussi
effroyables qu'eux-mêmes.
Au moment où la garde nationale eut à nommer ses
officiers, j'avais été porté sur la liste des candidats;
si l'on s'en rapporte à mes précédents, cela devait être.
Informé de ce fait, j'en rendis compte à mon père, qui
avec raison s'opposa à ce que j'acceptasse aucun grade.
« Sers ton pays > , me dit-il, « mais que ce soit comme sol-
* »
GRENADIERS ET CHASSEURS. 233
dat. Ceux qui ont remarqué ton zèle t'en estimeront
davantage; ceux qui ignorent ce que tu as fait ne se-
ront pas choqués de voir un jeune homme, qui n'a pas
vingt ans, commander à des hommes d'un autre âge et
d'une autre importance. Ma position d'ailleurs s'oppose
à ce que tu joues un rôle. Nous ne dissimulerons pas
sans doute notre opinion, mais nous ne devons pas Taf-
ûcher. > Malgré ce que je pus dire, je fus nommé à une
lieutenance et, ainsi que je le devais, je la refusai.
Les premiers moments de danger passés et la fantaisie
d'un uniforme une fois satisfaite, le zèle d'un grand
nombre de gardes nationaux se ralentit au point que,
pour en avoir vingt, il fallait en commander soixante.
On sentit donc que, pour ranimer l'ardeur attiédie du
plus grand nombre de ces héros improvisés, il fallait ne
leur laisser que le service peu fatigant des postes et
des patrouilles, et trouver moyen d'avoir toujours à sa
disposition des hommes assez instruits pour garantir un
service régulier, assez recherchés dans leur tenue pour
les parades et les gardes d'honneur, et prêts, de jour
comme de nuit, pour les expéditions, tant vnlra çj^ extra
muroi, de quelque nature qu'elles pussent être; enfin
des hommes d'exécution et d'exemple.
Cette considération et la pensée de dominer, au besoin
de contenir la masse des gardes nationaux par une
troupe d'élite, fit désirer la création d'une compagnie de
grenadiers et d'une de chasseurs par bataillon, c'est-à-dire
par section; mais on appréhenda que cette création ne
déplût au plus grand nombre, qui voulait bien être
affranchi de l'égalité des fatigues et des corvées, mais
à la condition de ne pas perdre l'apparence de l'égalité.
Les premières ouvertures faites à cet égard furent donc
très mal reçues. Cette circonstance détermina M. de
La Fayette à paraître rester étranger à cette création,
234 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
mais i la faire demander par les sections. Les Filles
Saint-Thomas prirent l'initiative, et les résistances s'étant
trouvées relativement faibles dans cette section, elle fut
la première i former ses grenadiers et ses chasseurs; elle
se fit attacher les grenades par les grenadiers de je ne
sais plus quel régiment de ligne. Son exemple fut suivi
par le bataillon de la section de Henri IV qui reçut les
grenades des Filles Saint-Thomas, par celui des Feuillants
qui les reçut de Henri IV , de Bonne-Nouvelle qui les reçut
de nous, etc.; chacune de ces cérémonies était l'occasion
de grands dîners, auxquels on invitait d'abord la com-
pagnie entière de qui l'on recevait la grenade, ensuite
les députations de chacune des compagnies qui déjà
l'avaient reçue. Ces repas immenses se terminaient par
des toasts et des chansons (1); ils étaient suivis de pro-
menades militaires, espèces de farandoles, au moyen
desquelles trois à quatre cents grenadiers et chas-
seurs, marchant deux à deux, parcouraient Paris en
chantant.
Mais si aux Filles Saint-Thomas et dans la plupart des
sections de Paris ces compagnies d'élite s'organisèrent
sans beaucoup d'obstacles, il n'en fut pas de même aux
(1) On m'avait demandé une chanson pour la réception des gre-
nadiers et chasseurs de Bonne-Nouvelle, et j*en fis une dont le
refrain était :
Dm grenadiers trançaii
Tel est le caractère.
Ce refrain et le dernier couplet sont tout ce qui m*en reste, et ce
dernier couplet, le voici :
Et TOUS, braTes chaueurs,
Nos dignes camarades.
Quoique de nos grenades
Vous n*ayex les couleurs.
Vous saTex qu'en bon frère.
Dans ces faibles couplets»
De tout soldat français
J'ai peint le caractère.
LES GRENADIERS DES FEUILLANTS. 335
Feuillants. Les sept huitièmes de la section se décla-
rèrent contre elles et le firent avec une violence qui ne
fit qu'exalter davantage les cent soixante jeunes gens
qui s'étaient déclarés pour cette formation, et en tête
desquels, au nombre des plus ardents, se trouvèrent
les trois MM. Doazan, Carie Vernet, Piscatory de Yau-
freland, de Vismes, La Fargue, Grasset, Le Coq et
moi. Un soir que je passais devant les Feuillants, je
trouvai La Fargue et de Vismes qui me dirent que la
section était assemblée, que des bavards y déblatéraient
contre nous, que le thème de ces démagogues consistait
i présenter la création des grenadiers et des chasseurs
comme un attentat à l'égalité, comme une aristocratie,
enfin qu'ils étaient au moment de faire prendre un
arrêté portant que la section ne souffrirait ni grenadiers
ni chasseurs. Nous trouvant tous trois en uniforme, nous
entrâmes. Auguste Doazan, Grasset et Le Coq tenaient
tète à plus de six cents personnes; nous nous réunîmes
à eux. Le vacarme ne tarda pas à devenir affreux. Bien-
tôt perdus dans la foule, nous ne pûmes plus nous faire
entendre que par des cris. Afin de compenser la fai-
blesse du nombre par l'avantage de la position, nous
nous emparâmes de la chaire, d'où nous tonnions sur
l'assemblée. Ayant repris de là une sorte d'avantage, on
voulut nous en arracher, et quelques-uns des plus enra-
gés nous donnèrent l'assaut. Un coup de poing asséné
par Le Coq, qui avait cinq pieds dix pouces et était
d'une grande force, fit justice du premier, qui dans sa
chute entraîna ceux qui le suivaient immédiatement.
La fureur des assaillants ayant redoublé par suite de cet
échec, nous mîmes le sabre à la main, et, à moins de
démolir la chaire, je ne sais comment on nous en aurait
tirés. Les vociférations alors devinrent telles qu'on
devait les entendre du jardin des Tuileries. Le président
236 MEMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
avait vainement épuisé les ressources de son éloquence
et de ses poumons; l'autorité de sa sonnette se trouvait
en défaut, ainsi que la ressource du chapeau dont il
s'était couvert. La scène allait s'ensanglanter, lorsque
plusieurs de nos amis, informés de cette bagarre, accou-
rurent et réussirent à faire lever la séance. Encore fallut-
il qu'ils parvinssent à faire évacuer l'église, car, voulant
rester maîtres du champ de bataille, nous déclarâmes
que nous n'en sortirions que les derniers.
Mais, pendant que nos adversaires se retiraient chez
eux, nous convînmes que, pour tenir conseil, nous nous
réunirions le lendemain matin, et, pour dépister toute
tentative d'opposition , chez le suisse de l'Orangerie (1).
Nous y fûmes rejoints par cinquante de nos camarades. La
scène de la veille rappelée, il n'y eut qu'une voix sur ce
fait, que collectivement nous avions été tous insultés, et
qu'il fallait que nous en eussions raison. En conséquence,
les six d'entre nous connus pour être les plus forts aux
armes tirèrent au sort pour fixer Tordre des combat-
tants. Auguste Doazan tomba le premier, de Vismes
le second, un dont le nom m'échappe le troisième, moi
le quatrième, La Fargue le cinquième, je ne sais plus
qui le sixième. Nous tirâmes également au sort les six
plus insolents de la section, et nous leur envoyâmes des
(1) L'espace compris entre la grille qui fait face k la rue Neuve
du Luxembourg, le mur sud de la terrasse des Feuillants, le haut
et une partie de la terrasse qui est au nord du fer k cheval, une
ligne faisant suite au mur et au fossé qui A Touest borde le jardin
des Tuileries et le prolongement de la façade de Thôtel de Tlnfan-
tado, aujourd'hui Talleyrand, jusqu'à la rue Louis-le- Grand, ren-
fermait alors un passage pour aller de la place Louis XV aux Tui-
leries. Au nord de ce passage se trouvait le logement du suisse
avec des salles couvertes, qui avaient formé une orangerie dont
il n'était resté que le nom, et des cabinets découverts en feuil-
lages; au sud du passage étaient la maison et le jardin du gonver-
neur des Tuileries.
LES GRENADIERS DES FEUILLANTS. 337
cartels. Le commandant du bataillon des Feuillants ayant
eu le n"* i, A. Doazan se battit avec lui et lui campa un
bon coup d'épée. On en vint à des pourparlers, qui
aboutirent à des excases, jugées suffisantes, et tout
en resta là, du moins quant aux duels; car notre indi-
gnation relativement à la manière dont on avait ca-
lomnié notre zèle était telle que, dans une seconde
réunion, nous arrêtâmes de quitter en masse la sec-
tion des Feuillants et d'aller nous enrôler dans les gre-
nadiers ou les chasseurs des Filles Saint-Thomas, les
deux plus riches, les plus brillantes et à peu près les
plus aristocratiques compagnies de Paris; près de cent
autres jeunes gens des Feuillants déclarèrent qu'ils
nous suivraient
Ceci parut grave. De jour, de nuit, prêts au premier
coup de baguettes, nous faisions à nous seuls presque
tout le service extraordinaire de la section. Nous partis,
il aurait bien fallu que d'autres le fissent, et ces autres
ne pouvaient être que les hâbleurs; or ce n'était pas
leur compte; on vint donc à nous, on nous cajola, on
entama des négociations et on obtint de nous y faire
prendre part; enfin des commissaires furent nommés
de part et d'autre. Je fis partie de la commission, et
nous exigeâmes que la formation de nos compagnies de
grenadiers et de chasseurs fût arrêtée et nous fût notifiée
en assemblée générale. Tout cela s'exécuta à la lettre, et
le président nous fit à ce sujet un beau discours, auquel
je fus chargé de répondre. Cette réponse était le pre-
mier discours écrit que j'eusse fait de ma vie. J'y déve-
loppai cette pensée qu'il n'y avait d'égalité possible que
devant la loi, et que la nature elle-même s'était char-
gée de prouver que toute autre prétention d'égalité
était chimérique et absurde. Je fis donc un discours
selon toutes les règles, assez bien pour qu'il eût étonné
/
288 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
mon père et pour qu'il produisît le meilleur effet.
A quelques mauvaises rancunes près, la réconciliation
fut complète, et la section ne tarda pas à s'enorgueillir
de deux des plus belles compagnies d'élite de Paris.
Mais si je persistai à refuser une épaulette, je ne pus
éviter d'être l'un des sergents de la compagnie de gre-
nadiers (1). Nous jugeâmes au surplus devoir continuer
à en imposer aux antagonistes, et nous fondâmes pour
notre compagnie une salle d'armes, à la tête de laquelle
nous mimes un maître nommé Lafosse. Tous les soirs
nous tirions chez lui; nous imaginâmes d'y faire la
poule à l'assaut, et j'en gagnai tant qu'on me nomma le
coq de la poule.
Cependant, en dépit de ces gardes nationales, créées
pour garantir l'ordre et la tranquillité, les causes de
troubles entretenaient la fermentation. Pendant que
l'étendard des lis était arboré à Coblentz et que, pour le
prétendu salut de Louis XYI, on mendiait déjà la croi-
sade de tous les rois de l'Europe contre la France ; pen-
dant que les chefs du parti aristocratique poussaient
aux excès afin de tuer la Révolution par les propres
mains des énergumènes, auxquels le Palais-Royal ser-
vait de forum, les résistances et les hésitations du Roi
exaspéraient le peuple, dont la haine était prête à se
changer en délire.
Bientôt se produisirent des griefs plus sérieux avec
des souffrances plus graves. Le pain renchérit à Paris,
et déjà on annonce la famine; des retards ont lieu dans
quelques payements, et déjà on ne parle plus que de
banqueroute. De nouvelles troupes, dit-on, se rappro-
(1) Nos officiers furent : comme capitaine, l'alné des Doazan, qui
commanda la compagnie à merveille; comme lieutenant, Bcrtaux,
Tun des hommes du monde qui commandaient le mieux l'exercice,
et comme sous-lieutenant, je ne sais plus qui.
JOURNEE DU 5 OCTOBRE. 239
chent de Versailles. On annonce la dissolution de l'As-
semblée et le massacre des députés les plus dévoués à
la cause du peuple; on ajoute que, pour être à l'abri
des événements, le Roi quittera Versailles au moment de
ce coup d'État, de cette contre-révolution, et se rendra
à Lille ou à Metz, et que la guerre commencera immé-
diatement avec toutes les puissances étrangères, notam-
ment avec l'empereur d'Autriche, frère de Marie-Antoi-
nette.
On comprend quel fut l'effet de ces nouvelles sur
Paris, sol alors si volcanique et dont des torrents de
feu s'échappaient à la moindre secousse ; on ne fit rien
d'ailleurs pour calmer et rassurer; loin de là, le dou-
blement des gardes du corps de service, le service du
Roi ôté aux gardes françaises, le rappel du régiment des
Flandres et d'un corps de cavalerie, l'apparition subite
d'uniformes inconnus et de cocardes noires ou jaunes,
dont le peuple fit justice sur un de leurs porteurs, et
cette jactance que les ennemis de la Révolution pre-
naient déjà pour auxiliaire, semblèrent une confirma-
tion de ces bruits sinistres. Il ne resta donc aucun doute
que la Cour voulait en appeler à un nouveau combat,
devant lequel le peuple ne reculerait pas. Enfin, lorsque
les détails des repas donnés, les i*' et 3 octobre» dans la
salle de spectacle et dans celle du Manège de Ver-
sailles se répandirent dans Paris, lorsqu'on sut les
chants, les toasts, les cris et les autres actes d'exaltation
auxquels ils avaient donné lieu, lorsqu'on apprit que le
Roi, la Reine et le Dauphin y avaient paru, et les mots
et propos qui leur échappèrent, on trouva la preuve
des provocations complète; l'explosion, imminente dès
le 4 octobre, eut lieu le 5 au matin.
Paris se remplit spontanément de groupes; au milieu
d'un tumulte général, des cris se font entendre de toutes
/
340 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
parts. Le premier est : Du pain! Le second : Des armes!
Le troisième : A Versailles ! Le quatrième : Le Roi à Paris!
Ce cri : Du pain !... du pain I... proféré par une jeune fîUe
frappant sur un tambour qu'elle a pris dans un corps
de garde, la fait suivre par une foule immense en partie
armée de haches et de piques. Au cri : c Du pain ! »
cette foule pille les boulangers qui se trouvent sur son
passage, et au cri : c Aux armes ! > se porte à l'Hôtel de
ville, dont elle force les portes, d'où elle sonne le tocsin
et où elle s'empare de je ne sais combien de milliers de
fusils; alors, annonçant qu'il faut sauver les députés,
empêcher l'enlèvement du Roi, l'amener i Paris et Ty
garder, elle se dirige sur Versailles par troupes dégoû-
tantes.
Dès le matin, la générale avait rassemblé tous les
bataillons; la garde nationale était prête à agir avant
que l'Hôtel de ville fût menacé; si M. de La Fayette
avait voulu, ce mouvement était prévenu, comprimé;
mais aucune disposition sufBsante ne fut prise à temps.
Lorsque fut attaqué l'Hôtel de ville, d'autant plus digne
de sollicitude qu'une grande quantité d'armes s'y trou-
vait en réserve, M. de La Fayette n'avait, outre la garde
ordinaire, qu'une fraction de bataillon pour le défendre.
Tous les bataillons qui se trouvaient éloignés du théâtre
de ce mouvement, c'est-à-dire cinquante -neuf sur
soixante, demeurèrent inactifs dans une tranquillité par-
faite. Quant aux Feuillants, la sécurité était telle que,
vers midi, le besoin de déjeuner avait dispersé notre
bataillon; il ne restait à la section que vingt- cinq à
trente grenadiers environ, et pas un officier. C'est à ce
moment qu'arriva l'ordre d'empêcher le peuple de se
porter à Versailles, et c'est immédiatement après sa récep-
tion que parurent une soixantaine de femmes effroyables,
annonçant à grands cris qu'elles allaient chercher le Roi et
JOURNEE DU 5 OCTOBRE. â4I
provoquant tout le monde à se joindre à elles. A la vue
de ces furies qui venaient du côté du Palais-Royal,
qui de cabaret en cabaret augmentaient leur nombre et
leur ivresse, et dont quelques-unes brandissaient des
bâtons, des coutelas, j'avais fait prendre les armes à ce
qui me restait d'hommes, je m'étais mis en bataille
devant le portail des Feuillants et j'avais envoyé cinq
hommes, dont un caporal, avec ordre de faire rétrogra-
der cette séquelle. La signification de cet ordre n'ayant
fait qu'exaspérer les femmes, mon espèce d'avant-garde
fut huée et repoussée; mais de suite je la fis soutenir
par le reste de ma troupe, qui barra la rue Saint-Honoré,
et je chargeai ces créatures. A grands coups de crosse
ou de pied, leur mettant même la bafonnette dans les
reins ou dans l'estomac, nous les bouleversâmes et les
menâmes, battant, jusqu'à la butte Saint-Roch, où elles
se jetèrent en proférant des imprécations et des me-
naces horribles.
Pendant que je nettoyais ainsi la rue Saint-Honoré,
tous les tambours qui se trouvaient aux Feuillants bat-
taient par mon ordre le rappel; nos compagnies se
reformèrent assez vite, et, dans la conviction que nous
avions reçu des ordres exécutables, nous barrâmes toutes
les communications avec Versailles, à travers notre sec-
tion, de manière que personne ne passât. Cependant
il était trop tard pour rien empêcher; dans les autres
sections, les ordres dont je parle ne furent pas envoyés
ou furent considérés comme non avenus, et nos efforts
n'eurent en conséquence d'autres résultats que de faire
faire un détour à une partie de ces bandes, dont chaque
pas fut marqué par des abominations. Des voitures furent
arrêtées par elles, ceux qui s'y trouvaient en furent arra-
chés et forcés de suivre.
Vers six heures du soir seulement, un aide de camp
I. ic
S42 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIEBAULT.
de M. de La Fayette arriva aux Feuillants. A Pinstant
nous prîmes les armes; notre demi-bataillon de droite
fut mis en route pour Versailles, alors que huit ou dix
heures plus tôt on aurait dû envoyer vingt mille hommes
occuper le bois de Meudon et les portes de Sèvres et de
Saint-Cloud.
Nous n'étions pas au Point-du-Jour, que commença
un encombrement, produit par les lenteurs d'une marche
de nuit et par la très ridicule résolution de faire prendre
leur ordre de bataille à soixante demi-bataillons et à
plusieurs batteries de canon. Nous n'avançâmes plus
que par de courts trajets, que coupaient de longues haltes.
Le temps, d'ailleurs, s'était mis à la pluie; les averses se
succédaient, et la boue était horrible. Cette marche, tou-
jours plus pénible, dura plus de six heures, et il était
minuit et demi lorsque nous nous déployâmes sur la
place d'Armes de Versailles, où nous reçûmes Tordre de
bivouaquer.
Nos fusils mis en faisceaux, M. Doazan aîné, fermier
général et mon capitaine, me prit à part et me dit : c J'ai
fait préparer pour deux un souper à l'Hôtel des Fermes:
allons le manger, et, pour l'exemple, laissons ici mon
frère avec ces autres messieurs; ils s'arrangeront comme
ils pourront. > Jamais proposition ne vint plus à propos;
nous étions affamés, trempés, gelés ; au coin d'un feu
aussi nécessaire pour nous réchauffer que pour nous sé-
cher, nous soupâmes à merveille. Le repas terminé, nous
nous jetâmes sur un même lit. A la pointe du jour on
nous réveilla, nous parttmes aussitôt pour rejoindre la
compagnie, et nous n'avions pas achevé de descendre
l'escalier, que nous entendîmes la générale. C'était le
moment où, par une grille restée ou laissée ouverte, la
populace se précipita dans les cours du château jusque
dans les chambres de la Reine, et où commença Tattaque
JOURNÉE DU 6 OCTOBRE. 243
des gardes du corps, que les gardes françaises sauvèrent
comme les gardes avaient sauvé la famille royale.
Ayant rejoint notre compagnie à toutes jambes, nous
la trouvâmes achevant de prendre les armes. Des cris
s'entendaient de tous côtés. D'une part, on volait les che-
vaux des écuries du Roi; de l'autre, on égorgeait des
gardes du corps. Nos trois compagnies du centre furent
chargées de courir après les chevaux et contribuèrent à
les ramener presque tous; ma compagnie des grena-
diers fut, avec quelques autres, chargée de secourir des
gardes du corps qui, en cherchant à rentrer au château,
étaient assaillis par le peuple (1). Nous les délivrâmes
tous, et, pour ma part, je fus assez heureux pour en
arracher trois à des énergumènes qui, après les avoir
désarmés, allaient les égorger. Ces trois gardes, je les
confiai au peloton auquel j'appartenais, je les ramenai
dans nos rangs jusqu'à .Paris, et, passant devant le
Garde- Meuble de la Couronne, apercevant mon père,
ma mère et ma sœur à Tune des croisées, je sortis des
rangs avec ces trois messieurs, qui depuis le matin
m'accablaient d'actions de grâces; je les fis entrer dans
la porte cochère et je fis signe à mon père de les rece-
voir. Pour compléter ici ce qui les concerne, ils atten-
dirent chez mon père (qui les fit dîner) que la nuit fût
fermée. Ayant changé leurs habits contre des redingotes
qu'on leur procura, ils partirent alors dans un fiacre et
se firent conduire chez le parent de l'un d'eux, qui
habitait Paris. A peine arrivés, ils renvoyèrent les vête-
ments par un domestique, qui leur rapporta des uni-
(1) M. Mignet et M. Tbiers ne citent que les gardes françaises
comme ayant sauvé des gardes du corps. Gela est vrai quant et
Tintérieur des appartements ; cela ne l'est pas quant à l'extérieur
du ch&teau. De telles erreurs sont inévitables de la part des per-
sonnes qui parlent de ce qu'elles n'ont pas vu.
244 MÉMOIRES DU GKN'ERAL BARON THIKBAULT.
formes désormais inutiles. Us avaient donné leurs noms
à mon père. Le surlendemain, à la nuit, ils vinrent pour
nous faire une visite, ne nous trouvèrent pas et lais-
sèrent des cartes pour prendre congé. Leurs cartes se
sont perdues; leurs noms, je les ai oubliés, et je n'ai plus
eu d'eux aucune nouvelle; mais leur souvenir ne se rat-
tache pas moins à un fait consolateur.
La translation du Roi i Paris, annoncée comme un
triomphe, considérée comme une victoire, suffit à réta-
blir provisoirement le calme. Le premier soin fut de
faire retourner à Paris ces hordes épouvantables, que
Ton fit suivre par quelques bataillons; sur toute la route,
elles proclamèrent lepassage ou l'arrivée du Roi, qu'elles
nommèrent c le boulanger >, par allusion à l'abondance
qui allait régner à Paris. Ayant transformé en enseignes
les tètes de deux malheureux gardes du corps, elles
accompagnaient de chants hideux ces trophées de
mort (1).
Versailles en grande partie nettoyé, le Roi et sa famille
se mirent en marche , accompagnés par cent députés et
escortés par trente mille hommes de la garde nationale
de Paris, les demi-bataillons des trois premières divi-
sions précédant les voitures, les demi-bataillons des
trois dernières les suivant, indépendamment des hommes
qui les flanquaient. Depuis la barrière des Bonshommes
jusqu'à l'Hôtel de ville, par la rue Royale, la rue Saint*
Honoré, etc., tout ce cortège marcha entre deux haies
de gardes nationaux; c'est de même qu'il arriva de
l'Hôtel de ville aux Tuileries, inhabitées depuis un siècle.
Quoique depuis le Palais-Royal, à peu près, les semelles
de mes escarpins ni eussent quitté, je fis cette corvée
(1) M. Thiers dit qu'on leur arracha ces têtes à la sortie de Ver-
sailles : cela est faux. Mon père, rue Royale, à Paris, les a vues
passer sous ses fenêtres.
LE ROLE DE LA FAYETTE. 245
tout entière, mais je rentrai chez moi les pieds si enflés
que je fus deux jours sans pouvoir marcher... Ainsi se ter-
mina ce mouvement populaire, que des chefs voulurent,
que la Cour provoqua, que M. de La Fayette put empê-
cher et modérer, que des gardes du corps ensanglantè-
rent et qui montra le peuple ou plutôt la populace ce
qu'elle est et sera toujours, c'est-à-dire criant : « Vive le
Roi I » qu'elle assaillait, « Vive la Reine I » qu'elle pro-
scrivait, « Vivent les gardes du corps ! » qu'elle égorgeait.
Mais cette partie de mes Mémoires resterait incom-
plète si je ne revenais sur M. de La Fayette, et cela,
pour en appeler de l'apologie que M. Thiers notam-
ment fait de sa conduite dans cette grave circonstance.
Ces sortes de rectifications sont d'ailleurs presque un
devoir; celui qu'elles concernent les rend historiques;
en conséquence, je vais opposer à d'imprudents éloges
les reproches mérités :
1"* Dès le 4 octobre, l'agitation de Paris n'avait laissé
aucun doute sur un prochain et formidable mouvement;
or, pour l'arrêter si on ne pouvait le prévenir, il ne
fallait que deux choses : la première, empêcher qu'il ne
se formât de grands rassemblements, ce qui avec soixante
à quatre-vingt mille hommes disponibles est toujours
possible à qui se prend à temps; la seconde, calmer la
frénésie du peuple au moyen d'une distribution de pain :
du moins n'y eut-il pour ces assertions qu'une voix,
de la part de tous ceux qui jugeaient de sang-froid et sur
place.
2» M. de La Fayette lutta, dit-on, huit heures contre
la milice nationale de Paris. Je faisais partie de cette
milice; j'en étais un des membres les plus zélés, les plus
actifs : je passai toute cette journée sous les armes,
dans ma section, et je certifie que qui que ce soit ne
songeait à aller à Versailles, moins encore à le demander ;
^46 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
jusqu'à midi, nous ne sûmes pas même qu'il fût ques-
tion d'y aller; à dater du moment où nous reçûmes
Tordre de garder les rues qui y conduisaient, pas une
Àme ne passa; la résistance que nous opposâmes sur
différents points, nous l'aurions opposée partout;
•quant à la disposition des esprits, quant à l'absence
d'ordres donnés à temps, il en fut ainsi pour les neuf
Autres bataillons de notre division, pour ceux de la
division du faubourg Saint-Germain, pour d'autres en-
core, et la preuve est qu'à l'exception du détache-
ment de Maillard, qui même n'avait rien d'hostile et
n'a été à Versailles que pour contenir une troupe de
brigands, ainsi qu'il l'a prouvé en la désarmant aux
Champs-Elysées, la garde nationale n'a marché que par
ordre et à la nuit, quoique depuis longtemps déjà elle
fût devancée par des masses horribles. Tout dans cette
assertion est donc faux, et, comme M. de La Fayette ne
fut forcé par personne, il ne peut être excusé par per-
sonne. Mais encore, au lieu de pérorer la multitude (ce
qui est presque toujours absurde, attendu que sur elle
les impressions s'effacent ou se dénaturent, et que parler
à cinquante hommes ne peut en persuader cinquante
mille), il devait la précéder à Versailles et l'y annoncer;
enQn,au lieu de faire faire à ses courriers un détour qui
assurait leur arrivée, il n'en envoya que par la route
directe (autre fait dérisoire); ils furent tous arrêtés,
ainsi qu'ils devaient l'être.
S"" Informé des projets du peuple et n'ayant rien fait
pour en gêner l'exécution, s'étant laissé forcer à l'Hôtel
de ville, qu'il devait défendre et qu'il avait les moyens
de défendre, M. de La Fayette devait du moins, et cela
depuis dix heures du matin, faire barrer les routes qui
conduisent à Versailles, c'est-à-dire en première ligne
toutes les barrières qui se trouvent à l'ouest de Paris et
LE ROLE DE LA FAYETTE. '2A1
en seconde ligne les ponts de Bezons, de Saint-Cloud,
de Sèvres et les bois de Meudon. Il n'en fit rien; les
hordes ne trouvèrent aucun obstacle, quoique trente
bataillons fussent prêts h remplir cette mission avec
zèle, sans compter que ces bataillons auraient pu être
secondés ou échelonnés par les troupes, qui se trouvaient
à Versailles et qui, à l'exemple de la garde nationale
de Paris, auraient fait leur devoir.
4* Une autre faute de M. de La Fayette, c'est de n'être
parti de Paris et de n'en avoir fait partir la garde natio-
nale qu'à la nuit, quand dès midi il aurait dû courir et
faire courir après les premières bandes pour les empê-
cher d'arriver, pour les tenir en respect tout au moins;
car ce qui à Paris eût été impossible était facile i Ver-
sailles, où, comme Antée séparé de la terre, cette popu-
lace avait perdu de sa force.
5* M. Thiers dit que M. de La Fayette fit arrêter son
armée en route et lui fit prêter serment d'être fidèle
au Roi. L'assertion est ridicule, et le fait est faux. La
prestation de serment d'une armée est un acte solennel,
à grand spectacle, fait pour produire un grand effet
moral, ou bien c'est une farce. Qu'on se figure donc ce
qu'aurait pu être ce prétendu serment de la part des
demi-bataillons, mêlés à des troupes du peuple et mêlés
entre eux, mouillés comme des canards, barbotant et
trébuchant dans la boue, ne se voyant et ne se dis-
tinguant plus, ne conservant et ne pouvant conserver
aucun rang, aucun ordre, et jurant dans un sens fort
opposé à ce qu'on nomme serment... Le fait est donc
faux; j'étais de cette armée et de cette marche; mon
bataillon, par la situation de la section des Feuillants,
ne pouvait manquer d'être un des premiers marchants,
et on ne lui demanda aucun serment; il n'en prêta
aucun, et je n'ai jamais entendu dire que d'autres en
248 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
eussent prêté; quant à des haltes, nous n'en flmes que
par suite d'un encombrement, qui fut un nouveau
désordre et pour M. de La Fayette un nouveau tort.
Et, d'ailleurs, que pourrait prouver ce serment qu'on
invoque en sa faveur, si ce n'est que, se trouvant à Ver-
sailles avec trente mille hommes voués à sa discrétion,
il est plus encore responsable de tout ce qui s'y est
passé?
6** Ayant obtenu à Versailles la garde de tous les
postes extérieurs du château, qui jamais l'excusera de
n'avoir pas de suite placé à chacun d'eux un bataillon
soutenu par des réserves, de n'avoir pas couvert et
entouré le château, au lieu de faire bivouaquer son
armée péle-méle avec la populace sur la place d'Armes
et dans l'avenue de Paris? Les postes extérieurs suffi-
saient pour tout garantir, et comment fût-on arrivé
aux postes intérieurs et à la chambre de la Reine, si les
postes extérieurs avaient été gardés? Mais, dit M. Thiers,
une grille était demeurée ouverte... La Fayette fit
occuper les postes qui lui avaient été remis... Ce qui
est une mauvaise échappatoire, les postes extérieurs
ayant été remis notoirement àM. de La Fayette; ce serait
donc une grille qu'il n'eût pas voulu faire occuper ou
qu'il aurait oublié de faire occuper ou fermer ; car la
preuve qu'elle lui a été remise, c'est qu'elle est restée
ouverte et non occupée. Or c'est à ce double fait qu'ont
été dus tous les dangers que la famille royale a courus et
que se rattache une responsabilité impossible à décliner.
7* A cinq heures du matin, croyant (le mot est signi-
ficatif) que tout est apaisé, il se jette sur un lit... Ceci
confond!... Croire que tout est apaisé, parce que la nuit
finit, n'a pas de nom... Et en effet, de nuit tout se cir-
conscrit dans de faibles espaces ou se réduit à des points
isolés; les masses, transportées dans des localités qu'elles
LE ROLE DE LA FAYETTE. 249
ne connaisseDt pas, perdent toute leur force, et les troupes
ont tout l'avantage. Aussi la nuit fut-elle tranquille,
parce qu'il était impossible qu'elle ne le fût pas; mais,
le jour venu, tout se trouva livré à l'investigation de
ces hordes, qui de suite découvrirent la grille non gar-
dée, pénétrèrent par ce point et arrivèrent au chAteau
et dans le chAteau même.
Or cette reconnaissance, que ces brigands firent dès
le point du jour, qui au monde devait la faire avant
M. de La Fayette? d'autant plus qu'il n'avait pu la faire
encore, n'étant arrivé que de nuit? Un simple caporal
de section aurait compris que le point du jour serait le
moment où son rôle aurait le plus d'importance, sa
surveillance et son action le plus de nécessité. N'est-ce
pas à ce moment que se font les visites de postes, les
reconnaissances, les découvertes des places et des
camps? Le dernier officier ne devait s'y méprendre.
M. Doazan et moi, qui n'étions militaires ni l'un ni
l'autre, qui ne servions pas depuis notre enfance, qui
n'avions pas fait la guerre d'Amérique, nous n'en
avions pas moins ordonné de nous éveiller à peu près
au moment où M. de La Fayette se coucha pêle-mêle
avec un ennemi qui d'après lui-même le battait depuis
vingt heures; défait, il abdiqua momentanément son
commandement. A ce moment où il ne se trouva nulle
part, il devait être partout, et si vers cinq à six heures
il voulait prendre du repos, c'est sur l'escalier de marbre
qu'il devait se reposer; mais moi, acteur en cette grave
circonstance et jugeant d'après moi ou d'après tant
d'autres sur des faits livrés à l'investigation de tous et
discutés cent fois de cent manières, j'ai partagé la con-
viction que M. de La Fayette, auquel je ne puis venir
à bout de donner le titre de général, a voulu les événe-
ments des 5 et 6 octobre; que s'il voulait encore un roi, ou.
250 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
comme le dit M. Thiers, s'il voulait alors un roi, il ne
voulait déjà pour roi qu'un mannequin, c'est-à-dire un
roi sans royauté; il ne fut occupé qu'à sauver des appa-
rences, et il les sauva mal. Ambitieux d'un grand rôle, il
jugea l'occasion favorable pour être le modérateur du
peuple, qu'il laissa aller beaucoup trop loin, et pour être
le sauveur du Roi, qu'il livra aux plus grands dangers;
il voulut faire dire que le Roi lui devait la vie, quand
toute la famille royale et le Roi lui-même faillirent lui
devoir la mort.
Quant à M. Tbiers, qui relativement à M. de La
Fayette est l'babile avocat d'une mauvaise cause, il ne
fera prendre le cbange à aucun des témoins, et, s'il
avait été parmi les témoins, il aurait changé de thèse;
mais l'engouement de la fin de 1830 pour un homme
qui même alors ne fut qu'un factieux, entraîna M. Tbiers
à passer les bornes. D'après ce que j'ai dit, que le lec-
teur en juge.
Maintenant, cette journée du 6 octobre, en d'autres
termes la translation du Roi à Paris, doit-elle être regar-
dée comme un événement heureux? En fait, la contre-ré-
volution avait comploté de conduire Louis XVI à Metz ;
mais de son côté ce prince ne voulait pas laisser dans
Paris le champ libre au duc d'Orléans; il comprenait que
sa fuite rendrait la guerre civile immédiate, et il ne vou-
lait pas en donner le signal; quant à l'émigration et au
rôle des armées étrangères, il était arrêté par la crainte
que le comte d'Artois ne jouât le premier rôle. Mais pou-
vait-il résister à tout ce qui l'entourait? On ne saurait le
présumer; dès lors, lui parti, nous avions de suite et
la guerre civile et la guerre étrangère; or, en 1789, nous
étions hors d'état de soutenir cette double lutte, que le
résultat de la bagarre des 5 et 6 octobre a reculée de
trois ou quatre années. Grâce à' ce délai, nous avons
GfiENADIERS D'ELITE. 251
acquis les moyens de substituer la victoire à une défaite
infaillible; le salut de la Révolution a donc été dans ces
deux journées, qui trompèrent l'espoir et les projets de
868 ennemis ; je crois toutefois que le» but eût été égale-
ment atteint, si en cette occasion M. de La Fayette s'était
montré aussi général qu'il prétendait l'être et si, malgré
868 dénégations et la bonhomie de quelques historiens,
il n'avait pas été révolutionnaire.
Une fois le Roi à Paris, tout changea de face, et la
garde nationale notamment y trouva un élément nou-
veau d'influence. Partageant la garde du château, elle
eut. l'occasion de figurer avec des troupes d'élite, les
gardes françaises et les Suisses, et ne voulut rester au-
dessous ni des uns ni des autres. Ma compagnie se dis-
tingua de toute manière. Je ne sais, au reste, ce que dans
ce genre on pouvait voir de plus beau que cent vingt-
huit à cent trente jeunes gens, dont le plus âgé n'avait
pas trente ans, dont le plus petit avait plus de cinq
pieds cinq pouces, et tous remarquables par leur tenue
rigoureusement soignée, par leurs armes resplendis-
santes, qu'ils maniaient avec une dextérité, une perfec-
tion impossibles à dépasser.
Notre réputation d'habileté ne tarda pas à faire quelque
bruit. Les grenadiers des Filles Saint-Thomas, qui en
fait de manœuvres et d'exercices avaient de grandes
prétentions et qui étaient les seuls concurrents que nous
pussions avoir, nous invitèrent à nous joindre à eux
pour un exercice à feu. C'était un défi; en conséquence,
et pour répliquer par l'équivalent d'un autre, nous accep-
tâmes, mais à condition que l'exercice aurait lieu avec
les bonnets à poil, que les feux s'exécuteraient sur trois
rangs, et que le mouvement et les feux seraient alter-
nativement commandés par les capitaines de l'une et
l'autre compagnie. Sous tous les rapports l'avantage
252 MEMOIRES DU GENERAL BARON THIÉBAULT.
fvii pour nous; mais ce qui surtout le rendit patent,
c'est que les grenadiers des Filles Saint-Thomas eurent
trois bonnets brûlés, et qu'aucun de nos bonnets n'eut
un poil roussi. Ce défi fut le premier et le dernier que
nous reçûmes.
Les instructeurs des gardes françaises passaient pour
les hommes les plus habiles au maniement des armes.
Je ne sais plus comment un assaut se trouva arrangé
entre douze d'entre eux et douze d'entre nous; ils
furent battus, et ce fut moi qui l'emportai sur tous pour
le maniement des armes les yeux bandés. Il est vrai
que, indépendamment de nos exercices quotidiens, je pas-
sais quatre, cinq ou six heures par jour à m'exercer
entre les quatre glaces du salon de ma mère, et que j'en
étais arrivé à ne plus comprendre de difficultés, ni sous
le rapport de la rapidité, ni sous celui de la perfection
des temps d*exercice. Dans la charge à volonté^ par
icxemple, c'était impossible de voir ma baguette.
Ajouterai -je que nous mettions une véritable coquet-
terie à relever nos postes plus militairement que per-
sonne, et à poser les factionnaires aux Tuileries mieux
que les Suisses? Notre triomphe était le service de l'autel
pendant la messe du Roi, lorsque Grasset le commandait.
Ce service, pour lequel il fallait six grenadiers, trois de
chaque côté de la chapelle et un sergent, ne roulait
que sur huit ou dix d'entre nous, mais était une curio-
sité et pour nous un tel amusement, que pour y figurer
je quittai mes galons de sergent. Silencieux comme des
muets, immobiles et fixes comme des automates, nous
faisions tous les mouvements sur des signaux, que
Grasset donnait en frappant de la main gauche sur son
fusil, qu'il portait naturellement en sous-officier. Grâce
à nos répétitions continuelles, jamais nous ne nous
trompions sur les commandements. Ainsi un cliquetis,
LA MESSE DU ROI. 253
suivi d'un coup sec et rond, était tout ce que l'on enten-
dait. La première fois que nous exécutâmes cette nou-
velle manière de faire nos temps d'exercice, nous cau-
sâmes beaucoup plus d'étonnement que nous ne fîmes
de plaisir. Les assistants étaient scandalisés que des
citoyens osassent empiéter sur leurs prérogatives et se
mêler de ce qui tenait au noble métier des armes; ils
étaient non moins alarmés que révoltés de voir répondre
à leurs dédains par des preuves d'une habileté qui leur
était inconnue et qui révélait une génération toute
guerrière.
Avec le zèle et l'ardeur que nous mettions à justifier
notre réputation, on comprend qu'ilne se donnait pas
un coup de tambour dans notre section que nous ne
fussions sous les armes. A cet égard, il y avait entre
nous une telle solidarité, qu'il fallait quelque chose
d'extraordinaire pour que l'un de nous manquât a
l'appel. Indépendamment de ce qui tenait au service or-
dinaire et pendant les trois années de durée qu'eut la
garde nationale de Paris, telle que 1789 l'avait vu créer,
ma compagnie fut employée à un grand nombre d'expé-
ditions, parfois seule, parfois conjointement avec d'autres
compagnies d'élite ou même avec un ou plusieurs batail-
lons, le nôtre y compris.
Plusieurs de ces expéditions eurent pour objet des
arrestations. Je n'en rappellerai qu'une , qui nous émut
malgré la gravité du délit commis par celui qui en était
l'objet.
Trente hommes de ma compagnie avaient reçu l'ordre
d'être réunis aux Feuillants à minuit, et je me trouvai
faire partie de ce détachement. A peine arrivés, on nous
rassembla, et nous partîmes sous la conduite d'un
homme qu'aucun de nous ne connaissait, mais aux
réquisitions duquel nous avions ordre de déférer. Vers
254 MEMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
une heure du matin, nous cernâmes une maison, entre
cour et jardin, isolée de toute autre habitation et située
dans une des rues non bâties du faubourg Poissonnière.
Ces préliminaires achevés, notre guide fut rejoint par
deux de ses acolytes, qui nous avaient précédés sur le
terrain, et, après quelques mots échangés avec eux, il
demanda pour le suivre des grenadiers, dont je pris le
commandement; puis il frappa à la porte, qui de suite
fut ouverte. Deux grenadiers furent chargés de garder le
portier dans sa loge; avec les huit restants je suivis
notre guide dans la maison, dont il connaissait les êtres.
Éclairés par des petits flambeaux, qu'il alluma à une
lanterne sourde, nous arrivâmes au fond d'un apparte-
ment charmant, à une porte qui se trouva fermée à clef
et que, requis par lui, nous enfonçâmes à coups de crosse.
Cet obstacle en un instant franchi, nous nous trou-
vâmes dans une chambre à coucher délicieuse, au
moment où un très beau jeune homme s'élançait en
chemise de son lit; il était suivi par une femme ravis-
sante qui, s'attachant à lui sans songer à prendre des
vêtements, attestait sa frayeur et son désespoir par les
cris les plus affreux.
Pendant que je l'engageais à se calmer, à se couvrir
ou à se recoucher, nos alguazils pressaient le jeune
homme de se vêtir. A peine habillé, on fouilla avec lui
toute la maison et, dans un cabinet écarté et fermé avec
soin, on trouva une fabrique complète de faux effets
publics; ainsi se révélait le mystère de l'arrestation. Je
passe les détails d'une séparation qui fut déchirante et
l'humeur que nous donna cette corvée; mais, peu après,
un échafaud remplaça pour ce malheureux les délices
achetées au prix d'un crime irrémissible.
Je ne sais plus à quelle époque et à quelle occasion
un régunent suisse, caserne â Courbevoie, donna des
LE SERVICE DES GRENADIERS. 255
inquiétudes; mais des bataillons, formés de compa^ies
d'élite de la garde nationale de Paris, occupèrent de
suite les ponts de Neuilly , de Bezons et du Pecq , Rueil
et Nanterre; ma compagnie fit partie du premier de
ces bataillons. Les alarmes, au surplus, se dissipèrent, et
dès le lendemain nous rentrâmes à Paris.
Mille à quinze cents ouvriers avaient été réunis à
Versailles, autant, je crois, pour leur donner du pain^ que
pour nettoyer le grand canal. Ce travail semblait donc
un garant de tranquillité; mais, en ce temps où la révolte
était profitable à tant de gens, ces ouvriers spéculèrent
sur elle, et, comptant sur la populace et sur l'inaction du
régiment de Flandre, ils se mirent en pleine insurrec-
tion. Aussitôt cinq compagnies de grenadiers, la mienne
y comprise, et cinq de chasseurs, prises dans les dix
bataillons de la première division de la garde nationale
de Paris, arrivèrent à Versailles (i). Le régiment de
Flandre, qui, seul, n'avait pas voulu en venir aux
mains avec le peuple, prit les armes et se réunit à nous.
Notre vue suffit pour que les ouvriers courussent re-
prendre leur travail; mais vingt des plus mutins furent
empoignés et mis en prison.
L'importance qu'il y avait à être dans de bons rap-
ports avec les troupes de ligne nous détermina à
donner un grand dîner au régiment de Flandre. Ses
officiers , les nôtres et un sous-officier, un caporal et un
soldat de chacune de leurs compagnies et des nôtres for-
mèrent les convives. Ce fut moi qui pris l'initiative de
ce repas, pour les frais duquel nous nous cotisâmes. Cela
s'appelait : fraterniser.
(1) Le lendemain de notre arrivée, tandis que nous prenions les
armes & huit heures du matin et que nous nous réunissions dans
la cour de Marbre, un fusil partit ; la balle coupa la calotte de mon
chapeau.
256 MÉMOIRES DU GENERAL BARON THIÉBAULT.
Pendant les troisjours que nous passâmes à Versailles,
nous fûmes casernes dans le château, où le régiment
de Flandre occupait déjà une partie du rez-de-chaussée ;
nous fûmes établis dans les grands appartements de
Louis XIV, savoir : les grenadiers dans la galerie des
Batailles, les chasseurs dans les salons qui séparent
cette galerie de la chapelle. Ce que dans cette situation
ce château me fit éprouver serait difficile à dire! Deux
mille hommes couchés sur la paille dans ces riches et
somptueux appartements, et foulant avec bruit des par-
quets sur lesquels on ne marchait autrefois qu'en trem-
blant; quelques vivandières hideuses et dégoûtantes, er-
rant où avaient régné les grâces, la beauté et l'amour;
Hne odeur fétide succédant aux parfums délicats et sub-
tils, la sale gamelle aux festins de la cuiller; tout cefa
joint à la surprise, à l'afQiction, au scandale du présent,
aux souvenirs du passé, à mille regrets et à l'incertitude
comme à la crainte de l'avenir, me livra à d'étranges
pensées sur les vicissitudes que le sort pouvait réser-
ver à ma patrie. Et pourtant qu'eût-ce été si, plongeant
dans l'avenir et franchissant le temps jusqu'au 10 juin
4837, je m'étais vu un demi-siècle plus tard à cette même
place? Alors, au milieu de toutes les illustrations vivantes
et de ce qui rappelait les illustrations passées, j'assistais
à la réinauguration de ce château, consacré désormais à
toutes les gloires de la France. Un repas splendide, une
fête sans égale remplaçaient les horreurs de l'ancien
bivouac dans le palais , si solennellement restauré et
qui ne pouvait plus être habité que par la France.
Le Roi passa la majeure partie de l'été de 1790 à Saint-
Cloud ; à peine y fut-il installé que les craintes sur son
évasion ou sur son enlèvement se renouvelèrent; quel-
ques mouvements de troupes rendirent ces craintes tout
à coup plus vives, et même elles devinrent telles que, une
MALICE DU DIABLE. 23*7
belle nuit, Saint-Cloud se trouva entouré par je ne sais
combien de demi-bataillons de la garde nationale de
Paris. D'après ce mouvement, notre demi-bataillon de
droite occupa Boulogne pendant trente-six beures, et,
dans la répartition du logement, une vingtaine de gr^
nadiers furent logés avec moi dans une maison, au fond
du jardin de laquelle se trouvait un pavillon. Pour être
plus à mon aise et seul avec celui des grenadiers que je
choisirais, je demandai qu'on m'ouvrît ce pavillon. La
vieille servante, à qui je m'adressai, parut épouvantée
de mon projet et me déclara que c'était impossible :
c £h I pourquoi diable est-ce impossible? — Il est bon,
votre diable ! £b bien, c'est précisément parce que le
diable vient là toutes les nuits 1 — Ah f parbleu, c'est
heureux, répliquais-je; j'ai précisément une affaire à
conclure aveclui, et je serai enchanté de la rencontre... >
A ce mot, elle se sauva comme si elle l'avait eu à ses
trousses.
Cette facétie avait pu m'amuser, mais elle ne m'ouvrit
pas la porte, et, faute de clef, j'eus recours à quelques
coups de crosse. Entré à tâtons, je trébuchai sur la pre-
mière marche d'un escalier que je montai; au seul étage
qu'il avait, je me trouvai dans une pièce dont je me
hAtai d'ouvrir une fenêtre-porte donnant sur un balcon,
et cela autant pour y voir un peu que pour dissiper une
odeur de renfermé qui attestait un long abandon. La
nuit étant superbe, je me rendis sur le balcon afin d'y
respirer le frais; j'y étais à peine que le balcon tout
entier s'écroula. Par un double bonheur, sa carcasse
était en fer, et j'en tenais la rampe assez fortement pour
y rester suspendu et pour pouvoir à l'aide d'une tra-
verse regagner la chambre. Sans cela, je me cassais le
cou, et le diable aurait eu un beau fait de plus pour
faire constater sa malice.
I. 17
CHAPITRE Vïll
Le Champ de Mars, qui en 1845 dut être transformé
en Champ de mai, fut consacré en 1790 à devenir le
Champ de Fédération. Aucun autre emplacement n'of-
frait une enceinte pouvant contenir cinq cent mille spec-
tateurs ou acteurs, sans compter que le spectacle pou-
vait être vu, et du coteau des Bonshommes, et des
nombreuses croisées de l'École militaire. On ne pensa
pas cependant que cela dût suffire, et on résolut de trans-
former ce Champ de Mars en une sorte d'arène, c'est-
à-dire de l'entourer par de vastes talus, dont le centre
fournirait la terre. Douze mille ouvriers furent de suite
employés. Mais, quoique l'on eût plus d'un mois pour
terminer ce travail, il fut bientôt évident qu'avec les
moyens existants on n'achèverait ni en trois ni en
quatre mois. Une sorte d'appel fut fait aux sections et
par elles à la population. Paris y répondit avec un tel
enthousiasme que non seulement les bataillons de la
garde nationale s'y rendirent en masse, tambour battant,
avec des fanions pour le ralliement du départ, mais les
gardes nationaux entraînèrent à leur suite des hommes
qu'ils payaient eux-mêmes pour les seconder. Nous
fîmes les frais d'un de ces aides avec un de mes cama-
rades. Ce ne fut pas tout; des officiers se trouvant par
congé à Paris, des moines même, enfin les femmes les
plus élégantes, se confondant aux personnes de tout âge,
TRAVAUX DU CHAMP DE MARS. 250
de tout rang, de tout sexe, de toute opinion, encom-
brèrent, depuis midi jusqu'à l'heure du dîner et même
après dîner, toutes les avenues du Champ de Mars de
voitures, de calèches, de cabriolets! Chacun arrivait
avec sa pelle ou sa pioche, et de toutes parts étaient
expédiées des brouettes. £n peu de jours tout le monde
eut son costume, consistant en une veste à manches,
un pantalon de coutil ou de nankin et un bonnet de
police; beaucoup de dames se firent faire de ces petits
bonnets très élégants et qui leur seyaient à merveille.
Jamais on ne vendit autant de ces étoffes, jamais on ne
confectionna plus de ces accoutrements. Ardeur et
gaieté, il est impossible de dire laquelle l'emportait sur
l'autre; au reste, elles servirent mutuellement si bien
que, avant le 10 juillet, les cent cinquante mille ouvriers
employés ou qui s'employèrent dans cette occasion
eurent accompli un travail digne des anciens Romains.
Au milieu d'un mouvement aussi extraordinaire, il
n'y avait, on le conçoit, aucun ordre à établir ou à espé-
rer; tout se bornait à réunir en troupe quelques cen-
taines de personnes successivement arrivées et à leur
indiquer, ainsi qu'aux bataillons, une portion de déblais
à faire ou de talus à élever. Quant à la confusion, elle
fut inévitable ; quelques jambes furent cassées, d'autres
fort endommagées par suite de l'activité des conduc-
teurs de brouettes, rivalisant à qui irait ou reviendrait le
plus vite. Toutefois le zèle n'en fut pas plus ralenti que
les chants et les rires ne furent interrompus. Spectacle
au dernier point extraordinaire, et dont certes il n'y
aura aucun autre exemple.
Il est rare que dans de telles occasions on ne dépasse
pas les bornes auxquelles on devait s'arrêter. A peine
fut-on certain que les talus immenses seraient achevés
à temps, on résolut de les couvrir non de gradins de
260 MEMOIRES DU GENERAL BARON THIÉBAULT.
gazon, comme dit Mignet, car il n'y avait ni gradins ni
gazon, mais de banquettes. Rien n^était plus absurde,
abstraction faite même de la difficulté. Obliger quatre à
cinq cents personnes à s'asseoir est possible, en con-
traindre quatre à cinq cent mille ne l'est pas. Une seule
personne se levant aurait forcé toutes celles qui étaient
derrière elle à se lever. D'ailleurs, on ne parvint pas à
placer le quart des banquettes qui eussent été néces-
saires pour garnir cet immense espace, et la plupart de
celles qui le furent ne servirent qu'à asseoir et à chauffer
les gardes nationaux qui, comme moi de service au beau
milieu du Champ de Mars pendant cette nuit de déluge
et véritablement glaciale, se trouvèrent réduits à brûler
ces mêmes banquettes, à la conservation desquelles ils
étaient chargés de veiller.
Je passe sur les détails de la cérémonie décrite dans
vingt ouvrages et même sur la cohorte fédérative qui,
partie de l'emplacement où avait été la Bastille dont il
ne restait plus de vestige et marchant avec ses quatre-
vingt-trois bannières déployées, arriva forte de cent mille
hommes et mit plus de trois heures à se développer. A sa
tête se trouvait en masse l'Assemblée constituante, pré-
cédée par un bataillon d'enfants qu'on appela Royal-
Bamboche et suivie par un bataillon de vieillards, que,
dans leur hilarité, les jeunes gens d'alors, morts ou
cacochymes aujourd'hui, nommèrent Royal-Pituite. Mais
comment ne pas rappeler les trois à quatre cents prêtres,
les cent enfants de chœur armés d'encensoirs et tous en
aubes blanches nouées par de larges ceintures de rubans
tricolores (1) ? Ils couvraient les nombreux gradiïis autour
de l'autel de la patrie, que desservaient trois évéques,
celui d'Autun officiant, ou plutôt profanant la dernière
(1) Thiers parle d'écharpes; c'étaient des ceintures, dont les
rubans pendants flottaient au gré d'Éole.
LA FÊTE DE LA FÉDÉRATION. 261
messe qa'il devait dire et l'un des premiers serments
qu'il devait transgresser.
Mais un homme qui occupait l'attention de tous les
assistants, c'était M. de La Fayette. Chargé de tous les
pouvoirs pendant cette solennité, et quoiqu'il ne com-
mandât que les fédérés, il semblait commander à la
France entière. Monté sur un cheval blanc (1), je l'aper-
çois encore, parcourant à peu près en maître ce vaste
espace, et je citerai un mot d'un homme d'esprit qui,
me le montrant du doigt, me dit : c Voyez-vous M. de
La Fayette qui galope dans les siècles à venir t.. . i
Cependant, si cette journée sans précédent immorta-
lisa tous ceux qui jouèrent les premiers rôles, le rôle
qu'y joua Louis XVI peinera toujours. Placé à côté du
président de l'Assemblée constituante, en avant de la
Reine et du Dauphin, mais assez en arrière du premier,
ce monarque déjà trop déchu ne paraissait plus, encore
qu'on lui laissât la droite, qu'un pupille à côté de son
tuteur, ou même qu'un prince assistant à la sanction
donnée par les peuples aux mille interdictions dont il
avait déjà été frappé.
L'objet de cette solennité était un serment, et ce ser-
ment fut prêté immédiatement après la messe, on sait
comment par le Roi, puis par la Reine qui le fit prêter
au Dauphin. Ce serment, qui pour eux consacrait leur poli-
tique de résignation et qui semblait d'autant plus sacré
qu'il se répétait à la même heure dans tout le royaume,
(1) Ce cheval anglais, qui avait coûté quinze cents louis, se
montra tout à coup si méchant que, de vente en vente, il devint
la propriété de mon loueur de chevaux. Je le montai pondant
presque tout Tété de 1791, mais rien n'était moins agréable et plus
fatigant. Ses écarts étaient tels que personne ne pouvait rester
à cêté de moi, et que les promeneurs qui avaient à me croiser
dans les petites allées du bois de Boulogne les quittaient pour les
céder tout entières à mon cheval.
262 MÉMOIRES DU GENERAL BARON THIEBAULT.
ce serment de la France entière, le Roi n'eût pas dil Tou-
blier, non plus que l'enthousiasme qu'il provoqua. Cette
explosion de vivats unanimes et prolongés était plus
qu'une manifestation; c'était tout un élan d'hommages.
Quoi qu'il en soit, à ces cris de bonheur se mêlèrent
immédiatement vingt musiques militaires, de nombreu-
ses fanfares, le roulement de mille tambours et le fracas
de cent pièces de canon. Le temps affreux pendant toute
la nuit et la matinée de ce jour, où l'on considéra la Révo-
lution comme terminée, put être regardé plus tard comme
le présage du sang et des larmes auxquels la France
fut vouée pendant trente-neuf années; mais le temps, qui
devint magnifique dès que la messe commença, pouvait
en ce moment paraître le gage du calme et de la paix
qui formaient le fond de toutes les espérances.
Au milieu des grandes pensées et des profondes émo-
tions que cette journée multiplia, il y eut des instants
de répit et de gaieté. Gelés et morfondus, nous eûmes
recours à une farandole pour nous réchauffer. Au nombre
de cinquante ou soixante mille hommes peut-être, chan-
tant à tue-tête, nous barbotâmes à toutes jambes dans la
boue et les flaques d'eau dont le Champ de Mars était cou-
vert. Mais ce qui amusa pendant plusieurs heures, ce fut
la variété des tableaux que, par l'alternative du soleil et
de la pluie, cette immense population offrait, apparais-
sant tout à coup ou disparaissant sous deux cent mille
parapluies de toutes couleurs. On eût dit un peuple de
tortues, dont tantôt on ne voyait que les tètes, dont
tantôt on ne voyait que les écailles.
Quoique je fusse sur pied depuis la veille au matin et
sous les armes depuis vingt-quatre heures, que j'eusse
été trempé vingt fois, quoique la pluie et le froid ne
reposent guère, j'étais tellement électrisé par la circon-
stance que je ne sentais aucune fatigue. Aussi, la fête à
LA FÊTE DE LA FÉDÉRATION. 263
peine terminée, je remis mon fusil et ma giberne au
tambour de ma compagnie, qui par parenthèse était
général de brigade six ans après (4); puis, m'étant
réuni à ma famille, j'allai avec elle rejoindre quelques
amis« et nous dînâmes en compagnie au bois de Boulo-
gne. Vers neuf heures du soir nous revînmes à pied,
car aucune voiture ne circula dans cette journée. En tra-
versant les Champs-Elysées, nous fûmes confondus de
l'urbanité sur laquelle chacun s'efforçait de renchérir.
Il y avait foule, et personne ne pressait sa marche, per-
sonne ne se coudoyait; c'était à qui ferait place à ceux
que Ton croisait. A la lueur d'une illumination magnifi-
que, au son de beaucoup d'orchestres, on se promenait
avec délices, chacun cherchant à procurer aux autres le
charme qu'il goûtait. Les égards, les politesses furent
poussés au point qu'on était toujours prêt à se saluer
et à se sourire. Si même cette recherche fut portée à
l'excès, ce fut par des gens de la dernière classe (2).
Ainsi se passa cette Fédération, que suivirent de nom-
breuses réjouissances, à laquelle nul souvenir fâcheux
ne se rattache, et qui fut incontestablement la plus belle
journée de la Révolution. On eût dit en effet qu'il ne
restait plus de vœux à former. Le Roi avait paru satis-
(i) Il s'agit ici de Balland (Antoine), né en 1751, et qui, engagé à
quinze ans, ne serait jamais, sous l'ancien régime, sorti de l'obscu-
rité. Il franchit très rapidement les grades d'officier, ouverts par
la Révolution, fut fait colonel & Jemmapes et général de brigade
par Bonaparte en Italie. (Éd.)
(2) Des gens dupes des choses et d'eux-mêmes, rêvant la perfec-
tibilité de l'espèce humaine, citaient des exemples de politesse et
d'honnêteté donnés par le peuple de Paris, les 27, 28, 29 et 30 juil-
let 1830,et]es attribuaient à ce que, depuis la Révolution, le peuple
a gagné par l'instruction. Comme honnêteté, j'ai vu le peuple respec-
ter au 14 juillet 1789 toutes les richesses que contenait le Garde-
Meuble ; comme politesse, il passa toutes les bornes en 1790. C'est
donc en lui-même, en son instinct, et non dans l'instruction, qu'il
trouve le juste sentiment des convenances.
2Uti MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
endroits à la salle de l'Assemblée constituante, une
jeune dame débouchait de cette porte; elle était pré-
cédée par un joli petit épagneul, qui se trouvait déjà
tout près du Roi; dès qu'elle reconnut celui-ci, elle se
hâta de rappeler son chien en s'inclinant profondément;
de suite le chien se retourna pour accourir vers sa maî-
tresse, mais Louis XVI, qui tenait à la main un jonc
énorme, lui cassa les reins d'un coup de ce gourdin. £t,
pendant que des cris échappaient à la dame, pendant
qu'elle fondait en larmes et que la pauvre bète expirait,
le Roi continuait sa promenade, enchanté de ce qu'il ve-
nait de faire, se dandinant un peu plus que de coutume
et riant comme le plus gros paysan aurait pu le faire.
D'un mouvement spontané nous nous arrêtâmes et
rétrogradâmes, pour ne pas continuer à suivre « ce tueur
de chiens >, ainsi qu'un de mes camarades le nomma...
Nous étions indignés non moins que scandalisés; rien
ne nous avait paru plus grossier que le rire et plus
gratuitement méchant que le fait, qui du reste cadrait
à merveille avec les coups de cravache dont ce roi
aimait tant à gratifier les perruquiers et les prêtres que
pour leur malheur il rencontrait pendant ses chasses.
Un pareil trait semble encore plus inexplicable, si on se
reporte à la situation où se trouvait alors Louis XVI, et il
me rappelle un mot qui n'avait fait que me scandaliser,
mais qui dès ce moment changea pour moi de caractère.
Voici ce mot. Il y avait quelque temps que, dînant, ainsi
que mon père, chez le marquis d'Aoust, nous nous y
étions trouvés avec l'archevêque de Cambrai, Ferdinand
de Rohan, et le bailli de Suffren. On avait parlé du Roi
pendant le repas, et, comme on avait fait l'éloge de sa
bonté et qu'un des convives avait observé qu'elle était
peinte sur son visage, l'archevêque, sans baisser la
voix, mais les yeux fixés sur son assiette, avait dit :
LOUIS XVI ET LE PETIT CHIEN. 267
< L'heureux masque ! » Quoique tous les regards se fus-
sent portés sur lui, personne n'avait répliqué (1).
Ainsi que je l'ai dit, ma compagnie était très bien
composée. En gens de qualité» je citerai M. de Noailles,
que nous placions toujours en tête du premier rang;
en financiers : MM. Doazan, de Vismes et Piscatory; en
artistes : Carie Vernet, Bertaux et Grasset; en jeunes
gens instruits et bien nés, une foule; en hommes de
mauvais ton et de mauvaises manières, personne. Aussi
DOS gardes étaient-elles des réunions fort agréables,
surtout quand nous étions seuls, parce qu'alors le
temps se partageait à merveille entre le service que
nous faisions de la manière la plus sévère, les repas qui
devenaient de véritables pique-niques, la conversation
toujours très variée, très gaie, et le sommeil assez rare
parmi nous. Mais dans les postes, pour lesquels plu-
sieurs sections fournissaient un contingent, comme à
l'Hôtel de ville où nous étions trois cents, le jeu deve-
nait la principale affaire. J'ai vu perdre en une nuit
plus de 30,000 francs aux petits paquets, jeu qui se
trouva adopté dans ce corps de gardera).
(1) Un autre mot, dit par lui, le môme jour, fit encore une im-
pression profonde. On avait quitté la table et on était rentré dans
le salon. La conversation roulait sur le suicide, que chacun con-
damnait, lorsque l'archevêque de Cambrai éleva la voix et dit :
« Le suicide est un crime; il est un cas cependant où il devient
un devoir, c'est quand on a perdu Thonneur. » Ce mot était la
condamnation & mort du cardinal de Rohan, son frère, réellement
déshonoré par TafTairc du Collier.
(2) Il arrivait cependant que l'on jouait des déjeuners ou des
discrétions d'huUres, fait que je rappelle parce que j'ai vu gagner à
un homme, dont j'ai oublié le nom, le pari de manger cinquante dou-
zaines d'huîtres. A propos de cet amateur d'huttres, Lenoir nous
conta que, ayant invité & déjeuner trois convives du même genre,
qui n'étaient pas rares à cette époque, il leur avait demandé &
leur arrivée combien d'huîtres chacun d'eux avait l'habitude de
manger, et qu'ils avaient répondu ; le premier, quinze à dix-huit
268 MEMOIRES DU GENERAL BARON THIÉBAULT.
Voici deux faite encore relatifs à mon service dans la
garde nationale :
J'étais de garde au ChÂtelet, tribunal servant de pri-
son. Il était minuit, lorsqu'on vint en toute hâte de-
mander un factionnaire. C'était mon tour de marcher, et
je partis. Après avoir monté très haut, suivi je ne sais
combien de corridors, changé je ne sais combien de
fois d'escaliers, on me conduisit, à la lueur d'une lan-
terne, à travers des charpentes qui à dix reprises me
forcèrent à me ployer en deux ou à faire d'énormes en-
jambées, au milieu d'un grenier vaste et fort éloigné de
tout point fréquenté. Arrivé là, on me fît charger mon
fusil et on me donna pour consigne de ne faire aucun
bruit, de ne pas bouger et, dans le cas où j'entendrais
venir à moi dans telle direction, de faire feu, puis de
me retirer le plus vite que je pourrais. Après quoi, on
me laissa dans une obscurité profonde. Des prisonniers,
paraft-il, devaient fuir par là; mais je n'ai jamais com-
pris comment on n'avait pas d'autres moyens d'empê-
cher, leur évasion; pourquoi on ne me laissa pas une
lanterne, tant pour voir où je tirerais que pour me sauver
en cas de besoin hors de ce labyrinthe; ni comment
dans une telle situation on n'avait pas placé deux fac-
tionnaires au lieu d'un. Au reste, je n'entendis rien, et,
au bout de deux heures qui me parurent fort longues,
un autre prit ma place; mais, sur mes observations, ce
factionnaire fut échelonné par un second, et la faction
ne fut plus que d'une heure.
L'autre fait que j'ai à rappeler se rattache à un évé-
nement plus grave, au procès de Favras.
Cet homme, nommé Mahy, était de Favras, village des
douzaines ; le second, quarante à quarante-cinq ; à quoi le troi-
sième avait ajouté : « Quant à moi, monsieur, j'en mange tou-
jours. »
LE MARQUIS DE FAVRAS. 269
environs de Blois. Doué de capacité et même d'audace,
instruit, fort intrigant, assez mauvais sujet pour avoir
de nombreuses chances de réussite, ii s'était rendu à
Paris, où il était entré dans les gardes de Monsieur, que
peu après il avait quittés et où bientôt, si ce n'est de
prime abord, il était devenu marquis comme Rivarol
était comte, comme tant d'autres y portaient des titres
et des noms qu'ils n'avaient pas. Grâce à son titre et
dans un de ses voyages, il était parvenu à épouser une
princesse allemande , puis, de retour en France et tou-
jours empressé de témoigner son zèle à Monsieur, il
avait été chargé de négocier un emprunt dont ce prince
avait besoin.
Cependant la Révolution prenait chaque jour un carac-
tère plus menaçant. Monsieur qui, en 1788, avait rompu
une digue à travers laquelle se précipitait un torrent
prêt à tout submerger. Monsieur n'en était plus à s'alar-
mer de la marche des événements; pour les arrêter ou
les changer à son gré, le moyen le plus certain lui ayant
paru être de faire sortir la famille royale de Paris et de
se débarrasser de M. Necker et de M. de La Fayette, il
résolut de faire assassiner ces deux personnages et de
faire enlever le Roi. Or, frappé de l'idée que personne
ne pouvait à plus de titres que Favras être chargé de
l'exécution de ce double projet, il le revit, lui fit accepter
cette mission et lui promit, en cas de réussite, la confir-
mation'de son titre de marquis et 500,000 francs.
Favras dès lors chercha des exécuteurs de si hautes
œuvres. Il explora dans ce but le quai de la Ferraille,
les casernes (i), et même de mauvais lieux. Deux ser-
(1) Ce Favras occupait un pavillon situé en face du principal
corps de b&iiment de l'abbaye Saint-Germain, où se trouvaient
établis les bureaux de la Librairie, où je logeais alors avec mon père
et dont le rez-de-chaussée était occupé par la troupe de ligne. £h
270 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
gents, découverts par lui je ne sais où, finirent par lui
parattre dignes de sa confiance : il s'ouvrit donc à eux,
et, indépendamment de places de capitaine dans le corps
qu'il levait pour la contre-révolution, il leur promit
400,000 francs de récompense s'ils consommaient le
double crime qui leur était demandé. Mais ces deux
hommes n'étaient plus de ces gardes françaises, qui en
4760 encore, assassinaient pour de l'argent. Entraînés
par le mouvement général, ils obéissaient déjà à d'autres
influences. Les grades dont on leur présentait l'espé-
rance leur apparaissaient dans l'avenir pouvoir être ac-
quis par de plus nobles titres; en conséquence , au lieu
de le seconder, ils dénoncèrent M. de Favras et le firent
mettre en jugement.
Cette cause avait un intérêt immense. Je ne pense pas,
comme le parti de la Cour chercha à l'accréditer, que le
Châteiet condamna M. de Favras parce que le peuple
avait la velléité de voir pendre un marquis, jouissance
que d'ailleurs cet homme ne pouvait pas procurer, son
titre n'ayant pas plus de valeur qu'un sobriquet; je ne
pense pas non plus que le Châteiet le sacrifia, pour se
faire pardonner l'acquittement de M. de Besenvai (1)
(ces propos départi n'ébranlèrent l'opinion de personne);
de fait, il le condamna parce qu'il fut impossible de
ne pas le condamner. La seule question était donc de
savoir, non jusqu'à quel point Monsieur était coupable,
bien, M. de Favras avait eu avec des sous-officiers et des soldats
ûe ce corps des entretiens fort suspects , quoiqu'ils ne le fussent
pas assez pour le compromettre.
(1) Suisse au service de la France. Fut successivement comman-
dant, puis inspecteur du régiment des gardes suisses. Lieutenant
général en 1789, il fut chargé d'un commandement des troupes
réunies autour de Paris, déserta son poste, fut arrêté, mis en juge-
ment et finalement acquitté par le Ch&telet, qu'inspiraient alors
des sentiments contre-révolutionnaires. 11 est connu surtout par
des Mémoires publiés après sa mort. (Éd.)
FAVRAS AU CHATELET. 271
ce dont personne ne doutait, mais jusqu'à quel point il
serait compromis. Tout dépendait du rôle que Favras
jouerait dans cette procédure, c'est-à-dire s'il disculpe-
rait Monsieur, ou bien s'il l'accuserait, ses moindres
charges ne pouvant manquer d'équivaloir à des preuves
matérielles; car, je le répète, la conviction morale était
entière. La famille royale était dans le plus grand
émoi : Monsieur en palpitait, et c'est parce qu'on crut
pouvoir compter sur la discrétion de Favras, que ce
prince se rendit à l'Hôtel de ville et y fit cette fameuse
déclaration, dans laquelle le futur roi de 1815 et de
1816 proclama que < l'autorité royale devait être le
rempart de la liberté nationale, et la liberté nationale la
base de l'autorité royale », ajoutant : « J'ai droit d'être
cru sur parole; je n'ai jamais changé de sentiments, de
principes, et je ne changerai jamais... > Mais cette
comédie ne pouvait paraître donner le change qu'autant
que Favras ne la démentirait pas; s'il disculpait Mon-
sieur, sa mort était certaine; mais s*il mettait ses révé-
lations à prix, il pouvait sauver sa tête. Ce fut donc à
empêcher qu'il ne parlât, que tous les efforts tendirent;
dans ce but, on réussit à lui persuader que, ne pou-
vant être sauvé que par le Roi, il aurait sa grâce s'il
parvenait à écarter tout ce qui serait de nature à mettre
Monsieur en cause.
Encore de garde au Châtelet le jour où Favras fut
jugé, le hasard voulut que je fusse mis de faction der-
rière la chaise sur laquelle il était assis, et que j'y res-
tasse pendant tout le temps que dura son interrogatoire.
Je dois le dire, je fus frappé, au dernier point frappé, de
sa fermeté, qui du reste paraissait un parti pris; je ne
le fus pas moins de l'habileté avec laquelle il soutint son
rôle. Toutes les fois que Monsieur fut nommé, il rappela
les obligations qu'il lui avait, sans laisser échapper un
27â MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
mot qui pût l'inculper; loin de là, ce qui paraissait irré-
vocablement compromettant se trouvait expliqué de
manière à repousser jusqu'au soupçon.
Sa condamnation fut prononcée et ne Tébranla pas.
Conduit à l'Hôtel de ville, pour savoir s'il avait des
révélations à faire, il n'en fit aucune, grâce aux pro-
messes qui lui avaient été faites et à l'influence qu'exer-
cèrent sur lui les deux ecclésiastiques qui lui avaient
été donnés, et au nombre desquels se trouvait l'abbé
Le Duc, dont la seule présence équivalait à une preuve
sans réplique (i).
Mais, parvenu au lieu du supplice et ne voyant pas la
grâce arriver, il voulut parler, et certainement il aurait
tout dit, si l'abbé Le Duc ne l'avait contenu par ces
mots : « Votre sort est irrévocable... soumettez- vous
donc à ce que le Roi ne peut plus empêcher, et considé-
rez que vous sauvez la famille royale tout entière, et que
votre famille recueillera le prix de votre héroïque dé-
vouement. »
Il fut pendu! L'abbé Le Duc aussitôt se jeta dans
une voiture qui l'attendait; à toutes jambes de chevaux,
il arriva au Luxembourg, et, en dépassant le seuil de la
pièce où le prince l'attendait dans une grande anxiété,
il s'écria : Consummatum estf
C'est à l'abbé Le Duc lui-même que nous dûmes, mon
ami Préval et moi, de connaître tout ce qui concerne
Favras dans cette affaire ; le même abbé convint devant
nous que Favras, n'ayant aucune raison et aucuns
moyens de recruter pour lui-même, n'avait pu être et
n'avait été en réalité que l'agent de Monsieur.
Un dernier mot. Le président Talon était demeuré
(1) Fils naturel de Louis XV, il aurait dû s'appeler IMbbé de
Bourbon.
L'ABBE LE DUC. S7S
dépositaire de toutes les pièces du procès; à sa mort,
elles passèrent dans les mains de son fils, frère de
Mme du Cayla; j'ignore si c'est la remise de ce dossier
qui a contribué à la faveur de cette dernière; du moins
est-il certain qu'elle a fondé celle de M. Talon, qu'elle
l'a fait promouvoir au grade de maréchal de camp, et
qu'il lui a dû son mariage, ce mariage qui faisait dire
à Louis XVIII < qu'il avait donné du talon dans le
derrière de Mlle de Beauvau » .
Au reste, l'espèce de velléité qui sans succès avait fait
mettre un misérable en campagne létait prédestinée
à avoir les plus effroyables suites. Robespierre, grâce
aux infernales conceptions et directions de Coblentz, ne
devait pas tarder à succéder à Favras.
Le Portefeuille de MotUgaillard, le MoniteuVy la Biblio-
thèque historique^ etc., etc., ont révélé que ce monstre a fini
par être l'exécuteur des vengeances des Princes contre
les nobles, contre les magistrats qui n'émigrèrent pas,
et contre tous ceux à qui ces Princes ou des personnes
de leur alentour en voulaient; il fut en même temps
leur agent, pour rendre, à force de crimes que leurs suc-
cesseurs exploitent encore, la Révolution odieuse. Ces
faits sont positifs; mais de tels projets ne s'exécutent
pas sans lettres écrites, sans listes envoyées ....
Ici se présente une lacune; deux pages du manuscrit ori-
ginal ont été coupées, avant qu'il nous ait été confié pour la
publication. Si nous en jugeons d'après les lignes qui la pré-
cédent, d'après celles qui la suivent et surtout d'après l'in-
térêt qui l'a fait disparaître, la révélation devait être
importante. En une fin de phrase, le baron Thiébault nous
apprend qu'il en tenait les détails de l'abbé Le Duc.
Ce que la tombe de cet abbé Le Duc a enseveli de
1. 18
274 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉRAULT.
secrets et de faits curieux n'est pas croyable. Dans
une position qui le mettait à même de tout savoir et qui
ne lui permettait de rien écrire, il avait passé sa vie à
fureter et l'avait fait avec autant d'esprit que de mé-
moire : par malheur, je ne l'ai vu que deux fois, une
fois chez Préval, une fois chez lui, et encore ces entrevues
furent courtes. C'est dans la première entrevue qu'un
honnête officier nous fit rire en adressant à l'abbé
Le Duc cette apostrophe : < Mais comment le Roi ne vous
fait-il pas évoque ? »
Lors des premiers troubles qui agitèrent les États
généraux, vers le moment où ils se transformèrent en
Assemblée constituante, le besoin de se voir, de se
concerter, d'échapper par des associations aux dangers
de risolement et de donner pour auxiliaire à chaque
individu une masse dont il fft partie, avait fait former
à Versailles un club, bientôt nommé : c Club des Amis
de la Constitution », dénomination ridicule, en ce sens
que la Constitution n'était pas faite. Quoi qu'il en soit,
ce club, composé de députés et de non-députés, suivit
l'Assemblée à Paris et s'établit dans l'église des Jacobins
de la rue Saint-Honoré, emplacement dont l'étendue et
les dépendances permirent l'extension désastreuse du
club qui prit le nom de son local.
Son début fut cependant fort loin de ressembler à ce
qu'il devint. Sans doute, les plus ardents députés du
côté gauche en firent de suite partie, mais en même
temps s'y trouvaient Mirabeau, les Lameth, Barnave,
La Tour-Maubourg, etc., et, si je sors de l'assemblée, je
me rappelle encore, et indépendamment de beaucoup
de gens de qualité, le prince de Broglie, le duc de
Chartres, aujourd'hui Louis-Philippe I".
Un grand nombre des amis de mon père, députés et
autres, en faisaient partie; il fut entraîné à s'y faire
CLUB DES âMIS DE LA CONSTITUTION. 275
recevoir; je ne sais plus par quel membre la demande
en fut faite, mais il fallut qu'elle fût appuyée par deux
autres, et ce que je n'ai pu obtenir, c'est que M. le duc
de Chartres, alors membre d'un des comités ou bureaux
de ce club, fût l'un des signataires. Enfin, mon père reçu,
je ne tardai pas à l'être moi-même, et j'y fus témoin de
discussions superbes, notamment entre Mirabeau s'op-
posant à ce que l'on fît une loi sur les émigrés, qu'il
appelait les émigrants, et les plus grands orateurs de
l'extrême gauche. C'est à cette occasion que Barnave
me frappa pour la première fois. Dix répliques avaient
été échangées et avaient beaucoup plus embrouillé
qu'éclairci la question, lorsqu'un tout jeune homme prit
la parole et, suivant l'ordre dans lequel chacun avait
parlé, résuma chacun des discours prononcés, et cela
avec autant d'ordre, de clarté, que de simplicité ; il ter-
mina cette longue^ mais- lumineuse récapitulation, par
ces mots : « Ainsi, messieurs, les questions sur lesquelles
il vous reste à émettre une opinion sont > Tout le
monde fut confondu.
A ce fait, qui consacre une admiration, j'en joindrai
un d'un autre genre. M. le prince de Broglie eut à faire
un rapport sur je ne sais plus quel fait; un charretier
y figurait sur un premier plan, et cet homme, dont le
nom assez baroque, mais par-dessus tout fort vulgaire,
était uni au nom d'un homme honorable, ne revenait
jamais sans que le prince de Broglie l'accompagnât de
la qualification de < monsieur >, que le plus sérieuse-
ment du monde il articulait avec une déférence qui me pa-
rut burlesque, alors qu'il se bornait à joindre au nom de
l'acolyte de ce < conducteur de voitures dites roulières »
(pour rappeler une de ses périphrases) ce même mot de
c monsieur >, quoique cet acolyte fût un homme titré.
Pendant un an nous fûmes, mon père et moi, assez
27G MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
assidus aux séances des Jacobins; mais, bientôt dépassés
par les meneurs de ce club, le dégoût pour beaucoup de
rôles, l'indignation pour beaucoup d'autres, nous en
éloignèrent peu à peu. La création du club des Feuil-
lants par Mirabeau et La Fayette ne faisait plus de ces
associations que des affaires de partis; or, nous ne pou-
vions appartenir à aucun de ces partis ; nous n'allâmes
donc pas au nouveau club, et nous abandonnâmes
l'ancien.
Deux grands événements marquèrent les six premiers
mois de 179i : l'un, la journée du 28 février, l'autre, la
mort de Mirabeau.
Le premier eut deux scènes, une de jour et une de nuit.
Celle de jour eut lieu à Vincennes, qui servait de prison
d'État. Pour la démolir, le peuple l'attaqua, comme il
avait attaqué la Bastille; mais M. de La Fayette l'en
chassa. La scène de nuit, ou plutôt du soir, se passe
aux Tuileries, où je ne sais combien de royalistes,
munis d'armes cachées, se réunirent tout à coup. C'était,
dirent les uns, afin d'entourer le Roi à ce moment où
la population était en mouvement, raison pitoyable,
puisque la garde nationale et surtout la garde constitu-
tionnelle valaient pour cela mieux qu'eux. Les autres
prétendirent que c'était pour enlever le Roi et sa famille
à la faveur de la bourrasque préparée, afflrmait-on, et
exécutée par les meneurs de ceux qui devaient en profi-
ter; c'est ainsi que, pour retenir éloigné M. de La Fayette,
ils auraient préféré Vincennes à tout autre lieu. Mais ce
dernier fut informé à temps de ce qui se passait au châ-
teau; il était accouru au galop, et, à la tète de quelques
compagnies de grenadiers, dont la mienne, il avait fait
déguerpir à coups de crosse tous ces insurgés d'un
genre nouveau, qui, poursuivis à travers les apparte-
ments, furent fort heureux de pouvoir se sauver par la
LES CHEVALIERS DU POIGNARD. 277
grande galerie et le vieux Louvre, qu'on n'avait pas
songé à faire occuper. Ainsi se termina le rôle de ces
coryphées que l'on nomma les « Chevaliers du poignard » .
Connue sous le nom de bataille de cannes, cette entre-
prise fut, pour la Cour, une déconsidération de plus, de
même qu'elle formait un grief nouveau.
Cette époque était bizarre à force de contrastes. Mal*
gré la gravité des circonstances, le caractère national
conservait encore sa gaieté. On conspirait et on riait
en même temps; on jouait sa tète et on chantait; on
s'égorgeait et on dansait. Je marchais donc, le 28 février
au soir, la baïonnette en avant et au pas de charge, dans
la propre demeure du Roi, et le 29 au soir j'étais au bal
du club des Étrangers, bal aristocratique dont j'ai déjà
parlé. J'y dansais avec une jeune dame, dont je me rap-
pelle très bien la délicieuse figure et pas du tout le nom,
lorsque M. de Sombreuil le ûls passa auprès d'elle; elle
l'arrêta et le questionna de la façon la plus vive :
c Est-ce possible que vous ayez été frappé hier au soir?
— Plus que possible, madame, répondit-il en riant. —
Que vous ayez reçu un coup de pied? — Oui, madame,
un coup de pied, et ce que je puis vous afiiimer égale-
ment, c'est que si je ne m'étais pas retourné très vite, je
l'aurais reçu dans le ventre. > Elle éclata de rage plus que
de rire, et répliqua avec exaltation : c Allons, messieurs,
votre place n'est plus à Paris... » Mot révélateur du
rôle que jouaient toutes les femmes tenant au parti de
la Cour, et qui fit autant d'émigrés que le fanatisme et la
terreur.
Je passe à la mort de Mirabeau. J'igndre si sans elle
la fuite du Roi aurait eu lieu, et j'ai toujours été porté à
croire que ce grand orateur, réuni aux hommes modérés
qui se trouvaient auprès de Louis XVI et peut-être à
M. de Bouille lui-même, serait parvenu à empêcher
278 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
cette fuite, qui ne laissait plus de fusion possible entre
le Roi et la France. Dans la position des Bourbons, il
n'y avait plus de pertes réparables, ni de fautes qui pus-
sent rester impunies.
Ainsi que cela ne pouvait manquer d'arriver, cette
mort de Mirabeau, si prompte, si accablante, donna
lieu à d'horribles soupçons. D'abord on le déclara
empoisonné; mais bientôt on sut que cet athlète, non
moins puissant dans ses orgies que dans ses travaux,
avait, en soupant la veille de la dernière séance à
laquelle il parut, porté l'intempérance au delà de toutes
les bornes; que. en quittant une table fatale, il était en-
tré dans une couche plus fatale encore. Parvenu cepen-
dant à se traîner le lendemain jusqu'à l'Assemblée y il
effraya ses collègues par la décomposition de ses traits,
par ses défaillances continuelles et aussi par la puis-
sance de son génie, survivant en lui à toutes les autres
facultés. La Cour et Paris suivirent avec la plus cruelle
anxiété les phases de son agonie : la rue du Mont-Blanc,
où il logeait, avait peine à suffire à une foule qui, sans
diminuer, se renouvelait sans cesse; le silence qui y
régnait, l'anxiété avec laquelle à voix basse on se de-
mandait et se transmettait les nouvelles, avaient quelque
chose de lugubre. Le matin j'y allais seul, le soir avec
mon père; enfin, le 2 avril 1791, la mort substitua à
l'espérance la réalité d'une grande douleur.
L'enterrement eut lieu. Jamais funérailles ne furent
plus imposantes. Paris entier était sur pied, et si tous ses
habitants ne suivirent pas le convoi de l'immense ora-
teur, c'est que pour le voir il ne fallait pas en faire
partie; encore une foule de personnes, après l'avoir vu
passer, se réunirent-elles à cette longue et interminable
colonne mortuaire; l'Assemblée constituante en masse,
toutes les autorités, tous les fonctionnaires, les sociétés
LA FUITE DU ROI. "219
populaires, des personnages de la Cour, la garde natio-
nale et des milliers de citoyens , tous marchaient con-
fondus dans une même désolation, car tous avaient
espéré en cet homme immense, pour qui le Panthéon
parut être la seule sépulture dont 11 fût digne (1).
Le 20 juin devait être dans les fastes de la Révolution
un jour mémorable. En 1788, le Roi exilait huit parle-
ments, dont il avait cassé les arrêts; en 1789, par le ser-
ment du Jeu de paume, ce jour a consacré la résistance
de l'Assemblée; en 1790, il a vu proclamer l'abolition
des titres; en 1792. il verra souiller le palais des rois;
en 1791, c'est le jour que Louis XVI choisit pour sa
lùite.
Huit heures du matin n'étaient pas sonnées, le 21 juin ;
je venais de me réveiller, et les rues de Paris ne retentis-
saient encore que des cris de colporteurs et du bruit de
quelques lourdes voitures, lorsqu'un murmure se fait
entendre; semblable au mugissement de la vague pous-
sée par la tempête, il approche, augmente et se pro-
page en redoublant de force. Bientôt des clameurs et des
mots se distinguent. La générale achève d'annoncer une
alarme sérieuse, je me précipite de mon ht à ma fenê-
tre, et, à peine est-elle ouverte, j'entends : c ... Le Roi
est parti le Roi est parti... >; tel est le cri qui de
bouche en bouche se répète.
Ce départ, qu'aggravait son exécution clandestine,
donnait un roi pour chef à l'émigration; il était une
garantie à la France; il ne pouvait manquer, quant aux
partis, de tout pousser à l'extrême et de faire éclater la
guerre civile; enfin il délivrait de toute crainte de repré-
(1) RappeUerai-je que c'est à ces funérailles, auxqueUes mon
père et moi nous assistâmes, que pour la première fois on enten-
dit en France le tam-tam, qui, mêlant è, la musique la plus lugu-
bre sa voix sépulcrale et retentissante, fut d'un effet saisissant.
980 MEMOIRES DiU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
sailles les autres souverains d'Europe et devait les déci-
-der à faire marcher leurs formidables phalanges contre
nous, qui pour ainsi dire étions sans armées. La situation
se présentait donc comme des plus graves.
Habillé à la hâte, je descendis chez mon père; il était
prêt à sortir, et nous nous rendîmes aux Tuileries, dont
les jardins étaient déjà remplis de foule. Le premier
effet de la nouvelle avait produit un véritable effroi, qui
se lisait sur tous les visages; mais le coup et le contre-
coup se succédèrent rapidement. En attendant que la
politique de la Chambre la décidât à adopter ce thème
que le Roi avait été enlevé; en attendant que le Roi
revînt nous dire qu'il n'était parti que pour juger par
lui-même de l'esprit des provinces, le peuple avait eu le
temps d'être surexcité par les énergumènes de sa faction;
déjà, lorsque nous arrivâmes, mon père et moi, dans
les jardins, il répétait : < La France a gagné cette nuit
trente millions de rente et n'a perdu qu'un traître. >
Ainsi dès ce moment, par un brusque revirement de
ses idées, le peuple se félicitait de ce qui d'abord l'avait
épouvanté, et il répondait d'avance par une boutade au
prétexte dont le Roi allait couvrir sa fuite, aussi bien
qu'à la supposition d'enlèvement imaginée par l'As-
semblée. Cette dernière supposition n'abusa personne
et ne ût que donner lieu, par suite du poids du Roi, à
vingt jeux de mots sur son enlèvement. Les quolibets,
au surplus, ne furent pas ce qu'il y eut de plus fatal. La
situation de la France, privée de roi et cependant gou-
vernée ; le calcul du bénéfice pécuniaire qui devait en-
core s'augmenter par le retour à la nation de tous les
domaines de la Couronne, tout cela donnait naissance à
l'idée de République, d'où sortirent la Convention, le
régicide, la Terreur et cette série de crimes dont le sou-
venir épouvante encore le monde.
L*ARRESTâTION de VARENMES. 281
11 faut avoir assisté aux saturnales d'une grande révo-
lution pour avoir suivi le peuple dans ses contradic-
tions. Consterné à huit heures du matin de savoir le
Roi parti, il s'en félicitait à neuf et ne craignait que
de le revoir, alors que le surlendemain il devait applau-
dir à son arrestation et à la certitude de son retour.
En proie à tant dépensées et d'émotions, on apprit la
fuite de Monsieur avec autant d'indifférence que la fuite
de celle qui, du moins par le titre, était sa femme.
Toutes les idées se portaient sur le comte d'Artois, qui,
tout en se contentant de n'aboyer que de loin, ameutait
l'Europe contre nous, et sur Louis XYI, qui par la guerre
civile s'exposait à devenir l'auxiliaire de la guerre
étrangère. Entre ces deux personnages. Monsieur ne
conservait aucune importance.
Maintenant, à quoi fut due l'arrestation de la famille
royale? A plusieurs causes. Au garde du corps qui,
chargé de donner le bras à la Reine et de la conduire à
la voiture où le Roi l'attendait, fut choisi sans que Ton
s'informât s'il savait le chemin, fut coupable de ne pas
s'en être informé d'avance, de ne pas l'avoir reconnu
dix fois pour une, et mit une heure pour aller du châ-
teau des Tuileries à la petite place dii Carrousel; de cette
sorte il fit perdre cette heure que l'on ne retrouva pas
et qui seule peut être cause de tout. Au Roi, qui, mettant
sans cesse le nez à la portière, et même dans la tra-
versée des villes et des villages, — lui dont la grosse tète
était si reconnaissabie et dont le moindre sou mettait l'ef-
figie dans la poche du dernier manant, — se fit recon-
naître à Chàlons impunément, puis à Sainte-Mene-
hould; sans compter que, pour déjeuner plus à son aise,
il avait mis pied à terre et avait passé près d'une
heure dans une auberge. Cette arrestation, qui selon
les Souvenirs de la marquise de Créquy est imputable à
28â MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
M. le duc de Choiseul-Stainville, l'est incontestablement
à M. de Bouille, qui, en mesure trop tôt, le fut partout,
excepjté où cela était indispensable ; devant redoubler
de surveillance et d'action i chaque quart d'heure de
retard, devant à partir de Sainte-Menehould au moins
avoir des piquets de réserve et ne plus perdre la
voiture de vue, il se trouva au moment décisif à neuf
lieues du Roi. Mais l'arrestation fut due encore à l'or-
donnateur du voyage, quel qu'il fût; car cet ordonna-
teur n'avait pas pensé à faire précéder le Roi par un
courrier, chargé d'annoncer son arrivée aux officiers ou
aux chefs qui sur la route suppléaient M. de Bouille. Telles
furent les causes de cette non-réussite, causes auxquelles,
et pour être juste, il faut sans doute encore ajouter la
fatalité.
Le Roi, qui n'avait pas mis vingt heures pour aller de
Paris à Yarennes, mit huit jours pour revenir deVarennes
à Paris; mais la chaleur était excessive, et l'on ne mar-
chait que sous l'escorte de mille gardes nationaux à
pied.
La fâcheuse impression que m'avait fait éprouver la
fuite du Roi, je la ressentis aussi bien au sujet de son
arrestation et de sa rentrée à Paris, l'une des choses les
plus tristes que je me rappelle. Ma compagnie fut com-
mandée pour coopérer à border la haie, et j'eus tout le
spectacle de cette grande infortune. C'est un tableau
qui n'a cessé de m'étre présent; je vois encore, dans le
fond de la première des deux voitures, Louis XVI, à
gauche, la tète découverte, ayant Barnave à côté de lui;
Marie -Antoinette, à droite, avait sur ses genoux le
Dauphin et semblait le montrer à la foule, à tra-
vers laquelle ils se dirigeaient vers un château qui ne
pouvait plus être qu'une prison, et qui fut en réalité
pour eux l'antichambre du Temple et de la Concier-
RENTRÉE DE LA FAMILLE ROYALE. 288
gerie. Us semblaient marcher au supplice, dont chaque
instant d'ailleurs les rapprochait. Et à quel supplice
déjà échappaient-ils, en présence de trois à quatre cent
mille hommes, tous ayant le chapeau sur la tète, tous
gardant un lugubre silence, conformément à cet ordre
affiché et répété sur tout le passage du Roi, ordre sans
signature comme sans appel, et portant que < quiconque
applaudira le Roi sera battu, quiconque l'insultera sera
pendu >!
On ne s'en tint pas là. Le lendemain de la rentrée de
la famille royale aux Tuileries, à Touverture des grilles
et depuis l'extrémité ouest de la terrasse des Feuillants
jusqu'à son extrémité est et même jusqu'aux murs du
château, on trouva tendue une petite faveur noire, à
laquelle de distance en distance étaient attachées, avec
de simples épingles, des bandes de papier portant :
< Forêt Noire. » Eh bien! pendant je ne sais combien de
jours que cette faveur resta là, et alors que la foule empê-
chait de circuler sur cette terrasse, considérée comme
appartenant à l'Assemblée, pas une âme ne se trouva
dans le reste du jardin, qui parut ainsi réservé au Roi.
Cette solitude profonde semblait une condamnation
anticipée et n'excitait pas moins la pitié que la terreur.
EnÛn la tourbe des pamphlétaires, exploiteurs achar-
nés de toutes les calamités publiques, proclama que
la fuite de Louis XYI équivalait à une abdication, que
la France ne lui devait plus rien, qu'il n'était plus roi,
et qu'on devait se garder de s'en donner un autre; ils
avaient pris pour cri de ralliement : c Plus de roi i... »
cri répété par vingt adresses , par de nombreuses affi-
ches et par les membres du club des Jacobins , d'où il
était parti, cri hurlé par les Cordeliers, dans la grossière
obscénité dont le Père Duchêne était déjà ou devint le
cynique écho.
884 MÉMOIRES DU GENERAL BARON THIÉBAULT.
Cependant rAssemblée, qui voulait terminer son râle
en donnant une constitution à la France, avait besoin
de quelqu'un qui acceptât cette constitution; elle fit faire,
le i6 juillet , un rapport sur la fuite de Yarennes et
rendit à Louis XVI un simulacre de puissance dont elle
avait besoin, mais qui pour lui ne pouvait servir qu'à
garantir sa ruine. Cet acte exaspéra les énergumènes
du moment. Robespierre, en leur nom, protesta contre
le décret rendu. Les Jacobins rédigèrent dans la soirée
même une pétition ayant pour objet d'arracher la dé-
chéance du Roi à l'Assemblée; ils poussèrent l'audace
au point d'arrêter que cette criminelle et impérative
pétition serait portée le lendemain au Champ de Mars
sur l'autel de la patrie, où la masse des factieux et la
foule de badauds qu'ils traînaient à leur suite devaient
la signer. Les factieux s'étaient emparés du Champ de
Mars entouré de barricades. On sait le rôle que joua
contre eux la garde nationale, qui les dispersa. Mon
bataillon ne figurait pas au Champ de Mars , mais fut
porté place du Carrousel, où il resta en réserve pour
concourir au besoin à la défense du château : c'est
une confiance qu'il aurait justifiée.
La Constitution était ébauchée. Il fut question de la
revoir pour mettre ses diverses parties en harmonie,
pour donner plus d'autorité au Roi et obtenir de cette
sorte des garanties de durée. Mais ici le côté droit, à
qui comme à la Cour il ne restait d'espoir que dans
l'excès du mal^ s'opposa à toute revision. La Constitu-
tion fut donc promulguée comme elle était, et acceptée
par le Roi. A ce moment, une amnistie générale des
délits politiques fit vider les prisons, pour les mieux
réencombrer peu après. La joie fut extrême; on crut la
Révolution terminée. En dépit des républicains, qui
taxèrent cette constitution d'aristocratique; des roya-
SOMBRE AVENIR. 885
listes, qui la jugèrent anarchique, et des gens raison-
nables, qui, la trouvant trop démagogique pour le pou-
voir royal, ne savaient néanmoins comment confier plus
de pouvoirs à qui était incapable de ne pas en abuser;
en dépit de toutes ces réticences, ce fut dans une sorte
d'ivresse que se firent les premiers pas vers un avenir
qui allait aiguiser des poignards, dresser des échafauds
et couvrir la France de sang et de ruines.
CHAPITRE IX
Dans l'espoir du bien qu'elle devait faire, mon père
s'était déclaré avec franchise et désintéressement pour
la Révolution, que, déjà dans les plus importantes
questions, il avait servie de sa plume; il ayait envoyé,
toujours sans signature, des mémoires, du contenu
desquels Mirabeau lui-même fit usage (l). C'est à son
honorable exemple que je me dévouais à la même cause
avec tant de zèle. Mais notre intérêt personnel n'exerçait
aucune influence sur nos opinions : mon père se rési-
gnait avec un calme stoïque aux pertes qu'elles lui infli-
geaient, et moi, par l'effet de l'exaltation qui m'était na-
turelle, je m'enorgueillissais de ce mal qu'elles nous fai-
saient. Ma pauvre mère en jugeait différemment. Le
mot seul de Révolution lui faisait horreur. Combien de
fois l'avais-je entendue se féliciter du bonheur d'être
née à une époque où il n'était pas question de ces bou-
leversements politiques dont en Italie sa famille avait
été victime I Nos pertes et les événements publics furent
pour elle de grands et profonds chagrins; sa santé se
détruisit, en même temps que la position heureuse que
nous avions eue, et nous eûmes la douleur de voir ses
(1) Ce fanatisme, dont je m'honore d'avoir hérité, fut tel que,
vers la un de 1792, mon père osa écrire et publier avec son nom
un écrit très véhément contre le jugement du Roi parla Convention.
CHANGEMENT DE POSITION. 287
souffrances augmenter à proportion que notre situa-
tion empirait.
Dès les premiers mois de i789^ il était devenu évident
que la nouvelle organisation de la Librairie, qui promet-
tait d'être si heureuse pour toute ma famille, ne s'exécu-
terait jamais, et que même le Journal des Assemblées na-
tionales^ dont une entière confiance en sa haute sagesse
avait fait donner le privilège à mon père pour cinquante
ans, et dont on lui offrit de suite cinquante mille livres
de rente par hypothèque, ne se ferait jamais, ce qui
devenait pour nous un véritable désastre.
M. Yidaud de La Tour, frappé du début et de la marche
des événements, et de cette pensée que la direction de la
Librairie deviendrait un objet d'attaques toujours plus
violentes, avait jugé devoir la quitter; mais^ pour
donner le change sur les motifs de sa retraite, il avait
quitté en même temps Paris, sa place et le conseil d'État.
Avec Mme la comtesse de La Tour, sa mère, il s'était
retiré à Avignon, qui appartenait encore au Saint-Siège,
et où, quoique au milieu de la France, il n'était plus en
France. Faible abri qui, dans cette ville de sang et comme
telle restée papale , ne le préserva pendant un moment
de l'orage que pour rendre plus horrible et son sort et
celui de madame sa mère.
M. Vidaud avait été remplacé à la Librairie par M. de
Maissemy, maître des requêtes, qui combla mon père
de prévenances, bientôt d'amitié. Mais qui au monde
aurait pu remplacer auprès de mon père un homme
auquel il était aussi tendrement attaché qu'à M. Vidaud?
D'un autre côté, les bureaux de la Librairie, placés
jusque-là chez M. Vidaud, rue Neuve des Petits-Champs,
à l'ancien hôtel de Coigny, furent transférés à l'hôtel de
M. de Maissemy, situé place Royale, ce qui pour mon
père, logé place Louis XV, était cruel, quoique M. de
288 MEMOIRES DU GENERAL BARON THIÉBAULT.
Maissemy lui eût ofTert de ne venir à la direction que
trois fois par semaine et eût insisté pour que, à défaut
d'autre invitation, il acceptât ces jours-là sa table (1).
En 1790, je crois, les bâtiments que le Garde-Meuble
occupait place Louis XV furent cédés à la Marine.
M. de La Luzerne, alors ministre, se hâta d'envoyer un
homme chargé de faire une réparation générale des
logements. Cet homme, à tout instant, répétait : « M. de
La Luzerne... M. de La Luzerne... », et, sous ce couvert
de M. de La Luzerne, procédait assez cavalièrement,
disposait de notre appartement avec arrogance et parais-
sait faire des dispositions qui devaient être éternelles.
Ma sœur en fut piquée, et, alors que nous gardions le si-
lence : c Monsieur >, dit-elle, < on croirait à vous entendre
que vous prenez possession d'une propriété personnelle,
et que vous ignorez comment se fauche la luzerne (2). >
La cession de ce beau local était à la fois la consé-
quence et le présage de grandes réformes. Ces réformes
étaient indispensables, elles eurent lieu; un grand nom-
bre de places se trouvèrent supprimées, et celle de mon
père fut du nombre. De son côté, M. de Maissemy,
effrayé de la manière dont chaque jour, et comme
directeur général de la Librairie, il se trouvait mis en
cause par les journaux du temps, donna sa démission,
ce qui détermina M. de Cicé , archevêque de Bordeaux
et garde des sceaux, à charger mon père de cette direc-
tion. En conséquence, comme ses prédécesseurs, il allait
(1) C'est chez lui que, de la place Louia XV, j'allais, comme je
l'ai dit, chercher mon père, chaque fois qu'il y dînait, et cela pour
qu'il ne fit pas seul uo si long trajet.
(2) Ce mot emprunte au temps môme où il fut dit une sorte de
pronostic cruel; mais il ne porta pas malheur au comte de La
Luzerne, qui, très impopulaire et ayant perdu la confiance de la
nation, sut donner sa démission en temps opportun et se retirer en
Autriche, où il mourut (Éd.)
VOYAGE DANS LES VOSGES. 289
travailler avec l'archevêque une fois par semaine, et,
comme eux, il en fut traité avec la plus haute distinc-
tion. Quant aux bureaux, ils furent placés dans le prin-
cipal bâtiment de l'abbaye Saint-Germain des Prés, où
mon père fut logé.
Quelque chose que pût faire le gouvernement, quel
que fût le courage de mon père pour lutter contre les
attaques journalières que M. Millin de Grandmaison (1)
renouvelait avec acharnement, la vieille institution de la
Librairie s'écroula, parce qu'il était impossible qu'elle
ne s'écroulât pas. Dès lors mon père quitta l'abbaye
Saint-Germain, se logea rue Montorgueil et fut employé
à la liquidation des dettes de l'État, où je ne tar-
dai pas moi-même à être employé en qualité de sous-
liquidateur. Enfin, n'ayant plus à Paris l'existence qu'il
y avait eue, un grand nombre des personnes qui lui
étaient les plus chères ayant quitté cette capitale, et
chaque jour fortifiant son désir de retourner dans les
Vosges, où il était né, mon père accepta^ en décembre
1791, la place de directeur général des rôles à Épinal
et s'y rendit. Croyant ne plus quitter le pays, il y envoya
et son mobilier et sa bibliothèque (2). Ma mère et ma
sœur l'y rejoignirent en avril 1792, et, les ayant accom-
pagnées jusqu'à Épinal, j'y passai avec elles deux mois.
(1) Naturaliste, pais antiquaire, Auguste-Aubin Millin de Grand-
maison, lié avec les membres de l'Assemblée constituante les plus
marquants, publia des libelles politiques contre l'ancien ordre de
choses, et notamment les Lettres sur la censure. Il rédigea avec
Gondorcet, Noél et Rabaut de SaintrÉtienne, un journal, la Chro-
nique de Paris, qui eut un grand succès jusqu'en 1793. (Éd.)
(2) Indépendamment de beaucoup de caisses et de ballots expé-
diés isolément, une entière voiture de roulier fut chargée à notre
porte par trois hommes, dont l'un descendait sur son dos des
poids de plus de 600. 11 avait porté de cette sorte jusqu'à 1,500;
mais, depuis une chute faite sous 1,300 À 1,400 pesant, ce pauvre
homme ne pouvait plus porter au delà de 900.
I. 19
290 MÉMOIRES DU GENERAL BARON THIÉBAULT.
Nous logeâmes chez une amie demafamille,Mme Loyal.
Cette dame avait une fille, exquise et gracieuse créature,
Mlle ChonchoD, dont je ne tardai pas à devenir amou-
reux, qui ne tarda pas non plus à s*en apercevoir. Je la
recherchais, elle ne me fuyait pas; nous étions donc heu-
reux quand nous nous rencontrions. En fait d'idéales
amours, elle fut ma troisième passion digne de ce nom ;
et si, d'une part, j'ai conservé d'elle le plus tendre et le
plus frais souvenir, d'autre part, lorsque par suite du
malheur de ma vie je fus entraîné à renoncer à elle, je
ne lui laissai pas un souvenir indifférent.
Mon père voulut profiter du séjour que je faisais
dans les Vosges pour me faire connaître Bussang,
Plombières, Remiremont, et surtout les villages de Rupt
et celui de la Roche, où il était né.
Le 26 mai, nous partîmes en effet pour Remiremont,
où vivait encore la soe^ur de mon père, et où je visitai
les bâtiments abandonnés du célèbre chapitre (i), veuf
de ses illustres chanoinesses, c'est-à-dire privé de l'édi-
fication des unes, du scandale de beaucoup d'autres et
de la morgue de toutes.
De Remiremont nous nous rendîmes à Bussang, et,
chemin faisant, nous nous arrêtâmes à la Roche, où se
trouvaient plusieurs de nos parents et un grand nombre
de tombes avec des inscriptions qui prouvent que de-
puis des siècles ma famille est fixée dans ces montagnes,
et qu'elle y avait de l'importance; mais ce qui dans ce
trajet me frappa le plus, ce fut Tinconcevabie mémoire
de mon père, qui après trente -quatre ans d'absence
m'annonçait d'avance les moindres sentiers, les moin-
(1) A ce chapitre n'étaient admises que soixante-douce chanoi-
nesses, qui devaient faire preuve de quatre degrés de noblesse,
tant paternels que maternels. Les officiers élus au chapitre de-
vaient être seigneurs qualifiés. (Éd.)
AU BALLON D'ALSACE. 291
dres accidents de terrain, les plus faibles sources, les
arbres mêmes, comptant pour ainsi dire ceux que l'on
avait coupés depuis son départ.
Saint-Maurice est situé au pied du Ballon, et cette
montagne m'avait été trop signalée pour que je man-
quasse l'occasion de la voir. Il fut donc convenu que
mon père donnerait toute cette nuit au repos; tandis
qu'avec son domestique et un guide je partirais à trois
heures du matin pour mon exploration. Je n'étais ni
d^âge ni de caractère i me faire attendre, et trois heures
n'étaient pas sonnées, que déjà je gravissais la mon-
tagne; nous étions au 28 mai, le temps était magnifique
et la chaleur déjà forte dans la vallée. £b bien, avant le
milieu de la montée, je vis éclore des fleurs dont je
venais de laisser les pareilles déjà fanées, et, en haut du
Ballon, je marchais sur soixante à quatre-vingts pieds
de glace, ce qui en deux heures et demie m'avait fait
passer d'une température d'été au printemps et du
printemps à toutes les rigueurs de l'hiver. Je savais
que, lorsqu'au matin le ciel se trouve parfaitement
pur, on voit de ce Ballon le petit Saint-Bernard, qui à
cent dix lieues de là sépare la Savoie de Tltalie. Le
hasard me fut favorable, et je vis nettement comme deux
petits pains de sucre les deux pics se dessiner sur l'ho-
rizon; mais, trois ou quatre minutes après, ces deux pics
étaient voilés. On m'arrêta à l'endroit où l'on peut
mettre sa chaise en Lorraine, ses pieds en Alsace et sa
bouteille* en Franche-Comté. Je vois encore toute l'Al-
sace se dessiner à mes pieds comme une carte géogra-
phique; enfin je compris ce fait que, dans les plus longs
jours, il n'y a pas sur le Ballon une heure et demie de
nuit complète, c'est-à-dire que les dernières lueurs du
couchant ne disparaissent guère qu'à minuit, et qu'à
une heure et demie on voit poindre le jour.
292 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BAR02« THIÉBAULT.
Après une heure passée i parcourir dans tous les
sens le plateau du Ballon, je redescendis par un autre
chemin que celui de la montée, et je vis, conduisant un
troupeau, une bergère que j'aurais déûé le pinceau des
peintres ou l'imagination des poètes d'embellir; elle me
vendit une jatte de ce lait parfumé par des plantes que
les vaches paissent sur ces hauteurs en cette saison.
Le lendemain nous visitâmes Plombières et sa source,
qui trompe l'espoir de plus de familles qu'elle ne le
réalise; puis le village, espèce d'entonnoir où les nuages
s'engouffrent parfois de manière à former des orages
qui durent huit jours. Enfin, nous repartîmes pour
Épinal, où j'allais revoir Ghonchon; je revenais, c^-
tain d'exaucer des vœux qui me rappelaient, certain
aussi de partager le bonheur que pouvait causer mon
retour.
Ainsi que je l'ai dit, je retrouvai dans cette ville la
magnifique inconnue dont j'avais suivi la voiture en cou-
rant depuis les Champs-Elysées jusqu'à la rue de Ven-
dôme au Marais. Elle se trouvait être la femme du
frère d'un M. Yosgien, mélomane et poète, qui à ces
deux titres, mais au premier surtout, était presque de
suite devenu mon ami. Quant à cette dame, elle ne m'in-
spira plus que l'admiration qu'elle commandait; elle ne
fit môme qu'attiser mon amour pour Chonchon, qui
avait sur elle l'incontestable avantage que la plus jolie
femme du monde aura toujours sur la plus belle.
Ce que j'ai dit de l'exaltation de ma tendresse pour
mon père, pour ma mère, rend inutile sans doute tout
ce que je pourrais dire de la douleur extrême que me
causa notre séparation, lorsqu'après deux mois U fallut
rentrer à Paris. Quitter Chonchon fut une désolation,
quitter ma famille fut un désespoir.
Malgré le mouvement du voyage, rien ne m'arrachait
SÉPARATION. — TRISTESSE. — MALADIE. 293
à ma tristesse, qui bientôt se compliqua d'un violent mal
de tête. L'espoir qu'un peu d'exercice dissiperait ce ma-
laise me décida à prendre un cheval de poste, afin de
faire à franc étrier les trois lieues qui précédaient Bar-
le-Duc. La diligence était partie avant moi; j'avais pris
le galop pour la rejoindre et je la suivais, prêt à la dé-
passer, lorsqu'une dame qui se trouvait dans cette voi-
ture eut la fatale pensée de m'adresser la parole; je
m'approchai pour la mieux entendre, et trop sans
doute, car le moyeu de la grande roue de droite ac-
crocha mon cheval et le renversa cul par-dessus la
tête. Un cri échappa à tous les voyageurs, la voiture
s'arrêta; déjà j'étais relevé; on voulut me faire prendre
une place; mais, remonté sur ma bête, j'avais repris le
galop que je ne quittai qu'au relais.
L'ébranlement cependant avait été si violent qu'en
arrivant à Paris j'étais encore moulu. Cette espèce de
courbature n'aurait pourtant été que l'affaire de peu de
jours si mon affliction avait été moindre. En effet, malgré
la consolation de loger avec le frère cadet de Salafou,
jeune homme charmant, nommé de Vigearde; malgré
nos relations si nombreuses et en partie si agréables et
si intimes, malgré mes fonctions comme sous-liquida-
teur des pensions, et qui me mettaient en relations jour-
nalières avec quelques hommes aimables et fort distin-
gués, tels que le comte de Martigny, le chagrin de ma
séparation d'avec tous les miens me plongea dans une
mélancolie profonde. Mon médecin, ce même M. Galland
que Deslon nous avait donné à notre arrivée à Paris,
attribuant à un agacement nerveux et mes souffrances
et la prostration de mes forces, commença par me sai-
gner et me flt prendre ensuite, chaque matin, un bain
chaud de trois heures, chaque soir un bain froid de
deux. Enfin deux lavements par jour et de l'orgeat pour
!29i MEMOIRES DU GENERAL BARON THIÉBADLT.
toute nourriture complétèrent ce traitement, grâce au-
quel je fus bientôt hors d'état de me tenir debout et qui
fit dire qu'il fallait que mon médecin fût devenu fou et
moi imbécile. Ma confiance fit raison de toutes les excla-
mations de cette nature. Un jour cependant, je demandai
à M. Galland où il voulait en venir. « Je veux, me répon-
dit-il, rendre vos nerfs aussi souples que de la peau
mouillée. — Et que faut-il pour cela? — Vous amener à
quelques degrés de la mort... — Et vous ne vous trom-
perez pas? > Il se mit à rire et se trompa si peu que, du
moment où il me rendit quelques aliments, mes forces
revinrent, que mon entier rétablissement fut TafTaire de
huit ou dix jours, et que jamais je ne me suis mieux
porté qu'à la suite de ce régime.
C'est pendant cette crise qu'eut lieu la seconde fédé-
ration; je ne perdis pas grand'chose en n'y assistant pas,
de même que j'étais heureux de ne pas m'ôtre trouvé à
Paris au 20 juin, jour où la salle de l'Assemblée nationale,
où les Tuileries furent prostituées par des scènes infâmes.
Je ne sais plus à quelle occasion, en dépit de la saison
et de la gravité des circonstances, les filles d'une dame
de notre connaissance obtinrent encore de leur mère de
les faire danser; bref, un petit bal s'arrangea. Comme
peu de jeunes gens y furent invités, tous ceux invités
étaient indispensables; les demoiselles eurent grand soin
de nous recommander de ne pas nous faire attendre.
Vigearde et moi, nous étions convenus de n'avoir qu'une
bourse (i), mais aussi de ne faire que les mêmes dépenses
et par conséquent d'être exactement mis l'un comme
l'autre, d'avoir les mêmes ouvriers, le même coiffeur, etc.
Or, pour ce bal, où nous devions être peu nombreux,
(1) L'argent que nous avions et celui que nous reçûmes étaient
mis sans compter dans un même tiroir ; chacun y puisait, et jamais
il ne fut question de compte entre nous.
L'HORIZON POLITIQUE. 295
nous Youlions être d'autant plus remarqués; nous nous
fîmes habiller à neuf, et le malheur voulut que notre
tailleur, ayant à livrer deux habits en même temps, fût
en retard; ensuite, pour que nos chaussures, pour que
nos coiffures à trente-six boules, poudrées à la maré-
chale, fussent parfaitement semblables, nous fûmes forcés
d'essayer je ne sais combien de paires de souliers, de
noas faire recoiffer sept ou huit fois. Tout cela fut inter-
minable, et lorsque, mis dans la perfection, parfumés
des pieds à la tête, nous parûmes dans le salon, où l'on
nous attendait depuis huit heures du soir, onze heures
sonnaient. Une exclamation générale nous servit d'ac-
cueil; la contredanse commencée fut interrompue, on
nous entoura et nous reçûmes sur notre toilette des
compliments qui, n'ayant pour causes que le dépit
et la colère, ne nous laissèrent d'alternative qu'entre
l'humilité ou la fatuité, et ne rendirent pas ce choix
douteux (i).
Cependant l'horizon politique se chargeait de nuages
toujours plus épais. La guerre, déclarée pendant mon
voyage dans les Vosges, était commencée, et, sur tous
les points, des échecs avaient été notre partage. L'inté-
rieur n'était pas plus rassurant.
Le 26 juillet, une nouvelle attaque du château dut
même avoir lieu à la suite d'une fête donnée à des fédé-
rés; le but était d'enlever le Roi et de l'enfermer à
Yincennes; mais la garde nationale répondit encore aux
appels et rendit l'exécution de ce projet impossible; les
(i) Vers le même temps, Gasaicourt nous donna un déjeuner
ayant pour objet spécial de boire à la santé de Salafou, alors en
Provence, et c'est en sortant de table que nous eûmes l'idée d'une
facétie qu'en presque totalité Gassicourt et moi nous rédigeâmes
sous le titre de Commémoration du vivant, ou le Déjeuner inter'
rompu,., et contenant les derniers vers que j'aie faits avec Gassi-
court.
296 MEMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBACLT.
anarchistes durent se résoudre à attendre les Marseil-
lais.
Ce fut le 30 juillet que ces hideux fédérés, vomis
par Marseille, arrivèrent à Paris. Cette irruption de
brigands que, en mars 1845 et pour son compte, la
cour de Louis XVIII renouvela sous le nom de Ven-
déens, acheva d'émanciper la canaille et le crime. Je ne
crois pas qu'il soit possible d'imaginer rien de plus
affreux que ces cinq cents enragés, aux trois quarts
ivres, presque tous en bonnets rouges, les bras nus et
débraillés, suivis par la lie du peuple, renforcés sans cesse
par les débordements des faubourgs Saint-Antoine et
Saint-Marceau, et fraternisant de cabarets en cabarets
avec des bandes aussi redoutées que celle qu'ils for-
maient. C'est de cette sorte qu'ils parcoururent en
farandoles les principales rues, une partie des bou-
levards, où Vigearde et moi nous les vîmes passer;
nous eûmes môme l'idée de nous joindre aux badauds
qui les suivaient, mais l'indignation et le dégoût nous
arrêtèrent bientôt, et nous les laissâmes se dirigeant vers
les Champs-Elysées, où des danses sataniques précé-
dèrent l'orgie à laquelle Santerre les avait conviés.
Cependant le malheur voulut que, ce jour-là même, le
bataillon des Filles Saint-Thomas, le plus royaliste de
tous ceux de la garde nationale de Paris, fût réuni pour
un pique-nique dans cette même promenade; ce fut une
raison pour que ces Marseillais et les brigands qui les
accompagnaient vinssent se camper à côté de ce batail-
lon, pour que des injures fussent de suite proférées
et que, dans la bagarre qui eut immédiatement lieu,
quelques centaines d'hommes n'ayant que leurs sabres et
assaillis par des milliers de frénétiques, en partie armés
et mieux armes, fussent bouleversés. Il y eut des morts
et des blessés. C'est ainsi que ces Marseillais préludèrent;
MARSEILLAIS ET MARSEILLAISE. 297
et si chaque jour, depuis le 20 juin, Paris devenait plus
triste, il fut lugubre à dater de l'apparition de cette infer-
nale séquelle, qui poursuivait son œuvre d'assassinats
en hurlant le Ça ira et la Marseillaise, chants faits, le
premier pour le plaisir du bal, et le second dans un but
plus digne (1).
Sur ces entrefaites, un nouveau plan de fuite fut offert
à Louis XVI, q^i, le lendemain du jour où il avait accepté
ce dernier moyen de salut, le rejeta. La Fayette, l'auteur
du projet, n'y gagna que d'être de nouveau accusé
(1) Rouget de Lisle, jeune ofGcier du génie attaché à la place de
Strasbourg, s'y trouvait au moment où Tarmée de Lûckner s'y
organisait, où l'Assemblée nationale venait de déclarer la guerre
à l'Autriche et où les jactances et les menaces des émigrés, réunis &
Kebl, faisaient quelque impression sur les citoyens et sur les troupes.
Un jour qu'on parlait de cette situation chez le maréchal de Lûck-
ner, le maire de Strasbourg, Dietrich, ce fougueux révolutionnaire,
après avoir répété qu'il fallait trouver le moyen de rehausser le
zèle et l'ardeur des soldats et des habitants, s'adressa à Rouget de
Lisle et lui dit : « Mais toi, jeune patriote, poète et musicien, fais-
nous donc un chant qui puisse être répété dans les marches et
dans les casernes, dans les villes et dans les campagnes... » Une
telle demande était un ordre. Rouget de Lisle rentra chez lui, prit
son violon, et chantant et jouant à la fois, composant l'air, les
paroles et les accompagnements, il fit la Marseillaise, qu'il voulait
appeler : Marche de l'armée de Lûckner. Le succès lut prodigieux;
ce chant fut gravé et joint au Journal de Slrasbourg ; un des
abonnés le reçut à Marseille, où de suite il fut réimprimé et chanté
avec fureur par tout le peuple, et c'est parce que ces effroyables
Marseillais l'apportèrent et le chantèrent à Paris, qu'on l'appela la
Marseillaise.
Cette anecdote m'a été contée par M. Rouget de Lisle lui-même,
lorsqu'il me donna un exemplaire de la collection de ses Chants
français.
Ce Rouget, doué d*un beau et noble physique, était un homme
de cœur, d'imagination et d'esprit. L'Empire lui déplut, la Restau-
ration l'exaspéra. N'ayant fait sa cour à personne, personne ne fit
rien pour lui. Il tomba dans une situation plus que précaire, sans
rien perdre do son énergie et de ses inspirations. Le rencontrer
était pour moi une bonne fortune. La dernière fois que je l'ai vu, il
était presque perclus. Peu après, j'appris sa mort.
298 MÉMOIRES DU GENERAL BARON THIÉBAULT.
devant rAssemblée comme traître, comme scélérat, par
ce peuple qui l'avait déifié et qui, n'ayant pu le pendre
ou l'assassiner, l'adora de nouveau trente-huit ans après.
Enfin, l'Assemblée, ayant fixé au 9 août la discussion
sur une pétition de toutes les sections de Paris deman-
dant la déchéance, les anarchistes, par une bizarre coïn-
cidence, fixèrent au même jour leurs derniers prépa-
ratifs; cela suffit pour qu'à Paris l'effroi fût général.
De moment en moment on s'attendait à une explosion,
dont on n'osait pressentir ni le but ni les phases. Le
moindre bruit en paraissait le signal, et lorsque le jour
baissa, la terreur devint telle que Mme Barré (i), par
exemple, chez qui j'avais dîné avec Gassicourt, sa femme
et Vigearde, en était toute tremblante. Elle parlait de
ne pas se coucher; voulant la rassurer, Vigearde et moi,
nous partîmes pour aller aux nouvelles, moi à l'ouest
de la rue Poissonnière, lui à l'est. Je suivis donc les
boulevards, la rue dclaMichodière,la rue d'Antin, et j'en-
trai par la place Vendôme aux Feuillants, d'où je revins
par la place Louis XV, les Tuileries, le Carrousel, le
Palais -Royal, la place des Victoires, la rue Neuve
Saint-Eustache et la rue Poissonnière, pendant que
Vigearde avait exploré la rue Mauconseil, la Halle, le
pont Neuf, le Palais de justice, la place de la Grève,
la rue des Lombards et la rue Saint-Denis; mais aucun
de nous deux n'approcha du repaire où se formaient
les grands rassemblements ; d'ailleurs, nous n'eûmes
pas la pensée que nous aurions eu le temps de faire
davantage.
(1) Mme Barré occupait, rue du Faubourg-Poissonnière, un peUt
hôtel que, sur sa demande, son mari avait bâti pour elle. Son jar-
din, alors assez grand, servit & former une partie de la rue des
PeUtes-Écuries. C'est dans celte maison que Gassicourt, M. Roy et
Feuillant (époux des trois filles de Mme Barré) ont été mariés.
LA NUIT DU 9 AU 10 AOUT. 29D
Et cependant Vigearde et moi, nous jugeâmes que la
situation de Paris était alarmante. Partout des attroupe-
ments, dont la masse, il est vrai, n'était pas compacte»
mais au milieu desquels des énergumènes prêchaient
l'insurrection et transformaient en vertus civiques tous
les crimes qu'ils semblaient commander. De plus, les
marchands de vin ne désemplissaient pas; une foule de
gens en haillons assiégeaient leurs portes, vidaient leurs
caves et payaient, argent comptant, tout ce qu'ils
buvaient ou faisaient boire. Si nous n'avions rencontré
aucun signe d'explosion soudaine, nous ne pouvions
nous dissimuler qu'il ne fallait qu'une étincelle pour tout
embraser. Toutefois j'observai, en rentrant vers dix
heures du soir, que les rues, qui lors de ma sortie
étaient pleines de monde, commençaient à se vider,
et, comme il fallait rassurer les dames, je promis une
nuit tranquille à celles qui m'attendaient; Vigearde,
qui revint peu après, en ât autant, quoiqu'il fût aussi
peu sûr que moi de ne pas se tromper.
Rentré chez nous, nous causâmes, et fort sérieusement,
comme on peut le penser; nous nous couchâmes enfm,
et vers minuit je m'endormis.
Depuis le 14 juillet 1789, jamais la générale n'avait
été battue à Paris sans que j'eusse pris les armes.
Quoique j'eusse quitté la section des Feuillants depuis
1790, j'avais continué à faire partie de la compagnie de
grenadiers, un peu mon ouvrage et composée d'un
grand nombre de mes amis. J'y faisais donc exactement
mon service, que je payais outre eela à la section sur
laquelle je logeais; Vigearde, depuis que nous vivions
ensemble, avait â cet égard suivi mon exemple.
Une heure sonnait, lorsque les tambours de la section
des Menus-Plaisirs, battant la générale, me réveillèrent.
Ce quartier était un des plus tranquilles de Paris; le
30a MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIKBAULT.
signal ne pouvait manquer d'annoncer une alarme sé-
rieuse; dès lors les tambours que j'entendais ne pou-
vaient être que les échos de ceux de toutes les autres
sections de la capitale, et d'autant plus certainement de
ceux des Feuillants que cette section était à la fois
celle du château et de l'Assemblée; d'ailleurs, quand
j'aurais pu conserver quelques doutes, le tocsin qui son-
nait de tous côtés aurait suffi pour les lever. Je me jetai
donc à bas du lit et je m'habillai, mais avec le moins de
bruit possible, afin que Vigearde ne m'entendît pas.
J'avais pour cela de graves motifs. Tout annonçait
une journée digne des journées sinistres qui l'avaient
précédée, et c'était une raison pour rejoindre des cama-
rades auxquels, depuis trois ans, j'étais lié par une sorte
de confraternité d'armes; quanta Vigearde, c'était un
motif pour désirer qu'il n'y prit aucune part ; il débutait
dans ma compagnie, il y était à peine connu et n'avait
de devoirs, même de position, à remplir vis-à-vis de
personne; il pouvait donc rester sans conséquence, et
c'est pourquoi je cherchai à partir sans qu'il s'en aper-
çût; mais j'étais forcé de traverser sa chambre pour
prendre mes armes; il s'éveilla, entendit la générale que
les tambours battaient encore, sauta à bas du lit, et,
quelque chose que je pusse faire et dire, il voulut
m'accompagner, et nous partîmes ensemble.
En arrivant aux Feuillants, nous trouvâmes en séance
la section qui, depuis le il juillet, jour auquel la patrie
avait été déclarée en danger, était en permanence.
Presque tous ceux qui composaient le bataillon étaient
également arrivés; mais, déjà divisés d'opinion, ils for-
maient deux partis.
Vers trois heures du matin des patrouilles, envoyées
de tous côtés, ramenèrent plusieurs prisonniers, les uns
arrêtés aux Champs-Elysées, les autres au moment où
MATINEE DU 10 AOUT. 301
ils cherchaient à entrer au château, ou bien comme ils
eu sortaient. De ce nombre était, en habit de grenadier
de la garde nationale, un rédacteur ou l'un des rédac-
teurs du journal intitulé l'Ami du Roi, et fort opposé à
VAmi du Peuple, que rédigeait Marat.
A peine Teut-on reconnu qu'on le fouilla, et le malheur
Toulut que l'on trouvât sur lui des papiers qui l'incrimi-
naient fortement aux yeux des seuls juges qu'il pût
avoir dans cette déplorable circonstance. Aussitôt on
décida que les épaulettes lui seraient arrachées, et que
c'était par un grenadier qu'elles devaient l'être. Enfin
un des enragés de la section eut, vu ma qualité de ser-
gent, la hardiesse de m'intimer l'ordre d'exécuter cette
dégradation. Je répondis que je n'étais ni juge ni exécu-
teur; que d'ailleurs le coupable n'était justiciable que
de sa compagnie ou d'un tribunal, et que, comme en ce
moment il ne pouvait être jugé ni par l'une ni par l'autre,
il ne serait dégradé ni par moi ni par personne. Je crus
que j'allais être étranglé : une douzaine de forcenés se
précipitèrent sur moi. Yigearde et quelques autres de
mes camarades m'aidèrent à refouler leur rage; mais
l'un des braillards ayant dit qu'il fallait m'arracher mes
épaulettes, je le pris par le collet pour avoir raison de
son insolence. Le tumulte fut à son comble, et, comme
nous avions mis le sabre à la main, le président de la
section se jeta entre nous. Au nom de la patrie et dans une
situation aussi grave , il nous supplia de nous modérer.
Je reçus sans grande peine les excuses que je demandai ;
le rédacteur garda ses épaulettes et fut réuni aux autres
prisonniers, dont on avait commencé par le séparer, et
tout ce que cette scène eut de révoltant fut la nécessité
de trinquer avec des goujats, en signe de réconciliation,
et de boire à la santé de la nation et de la liberté, ce qui
signifiait alors de la canaille et de l'anarchie.
302 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
Vers six heures du matin, tout parut assez calme;
mais, pour rappeler quelques-unes des expressions d'un
Prussien, nommé Anacharsis Cloots, — espèce de fou, se
prétendant plus noble que son roi, plus patriote que
Marat, le même qui avait conduite l'Assemblée nationale
une députation d aventuriers et de gueux sous le titre
de députation du genre humain, — le calme de cette
matinée était celui de « l'airain prêt à tonner, de la mine
prête à sauter », et, pour citer un autre mot de lui, t les
partis temporisaient comme le Vésuve > . Ce calme avait
paru réel; il pouvait aussi servir de prétexte, et presque
tout le monde, vers sept heures, se trouva avoir quitté
la section, soit par fatigue, soit par prudence ou par
calcul. Cette circonstance favorisa nos énergumènes,
qui allèrent chercher des auxiliaires; bientôt, dans la
cour des Feuillants, se formèrent des groupes pour
demander la tête des prisonniers.
C'est à ce moment que nous nous comptâmes. Indépen-
damment du poste de la section, réduit à sept hommes
et un caporal, employés à la garde des sept hommes
arrêtés dans la nuit et enfermés dans une des chambres
du grenier, nous étions douze grenadiers (i), cinq chas-
seurs et moi; hors cela personne, pas même un offi-
cier, pas même un membre de la section...
Dans cette position, qui devenait grave, j'allai visi-
ter les prisonniers; leur vue me navra; je me rappelle
notamment un Irlandais, homme superbe, contre lequel,
ainsi que contre plusieurs autres, aucun fait n'avait été
articulé, et qui ne cessait de me demander pourquoi
on l'avait arrêté; puis un monsieur que je connaissais,
dont je connaissais davantage la femme, personne char-
Ci) De ce nombre étaient deux des MM. Doazan, de Vismes,
La Far^e, Le Coq, de Vigearde*
LE 10 AOUT AUX FEUILLANTS. 303
mante, avec laquelle j'avais daosé plusieurs fois; s'ap-
prochant de moi, il me dit: «De grâce, monsieur Thiébault,
faites dire à ma femme (il logeait place Vendôme) d'être
tranquille; faites-lui dire que je suis avec vous (i). » Je lui
promis tout ce qu'il voulait; déjà je lui avais prouvé mon
zèle; mais je commençais à douter de mon efficacité. Je
parlai aux hommes commis à la garde des prisonniers;
je m'efforçai de leur faire sentir que leur devoir, leur
honneur commandaient qu'ils les défendissent à tout
prix; hélas! ces hommes avaient été choisis de telle
manière que les malheureux prisonniers semblaient
perdus, si vraiment leur sort dépendait de tels gar-
diens.
La cour des Feuillants se remplissait de plus en plus,
et les vociférations devenaient effrayantes. Je me déter-
minai alors à envoyer La Fargue au commandant du
bataillon de la Butte-des-Moulins, réuni sur la place Yen-
dôme, pour lui demander renfort et secours. Ce bataillon
était de quatorze cents hommes sous les armes. Il n'avait
que la rue Saint-Honoré à traverser; deux cents hommes
suffisaient pour vider la cour des Feuillants, nous mettre
à même d'en fermer les portes et disperser la canaille qui
nous assaillait ; mais ce commandant, dont je n'ai pu
retrouver le nom, répondit que, sans ordres, il ne déta-
cherait pas un homme en dehors de la limite de sa
section ; à quoi La Fargue répliqua : « Eh bien ! monsieur,
si Ton nous égorge et si l'on assassine des prisonniers,
(4) Il s'agitici, suivant quelque vraisemblance, du pamphlétaire
François-Louis Suleau, qui demeurait effecUvement place Vendôme ;
mais les Souvenirs de la marquise de Créquy, qui font allusion &
cette mort« ajoutent que Suleau avait pris la précaution d'en-
voyer depuis quelques jours sa jeune femme près de son frère, au
prieuré d'Oncy, non loin d'Étampes. Le récit de Paul Thiébault, qui
constaterait la présence de Mme Suleau à Paris, serait donc en con-
tradiction avec l'affirmation de Mme de Créquy. (Éd.)
304 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT,
VOUS aurez eu un avantage, celui de vous trouver aux
premières loges. »
Aucun de nos camarades ni personne des compagnies
du centre ne revint. N'ayant pas même un tambour
pour faire battre la générale, je tentai un dernier moyen.
Je me jetai au milieu de la cohue; je montai sur une des
deux pièces de canon qui étaient dans la cour des
Feuillants, et, de cette espèce de tribune, employant le
seul langage que je jugeai pouvoir me faire espérer
quelques succès : < Hommes égarés par les fauteurs de
nos plus cruels ennemis, qui étes-vous et que voulez-
vous ? Étes-vous des Français? — Nous le sommes autant
que vous ! — Êtes-vous des patriotes? — Nous le sommes
autant que vous ! — Mais vous cesseriez d'être dignes
de l'un et de l'autre de ces titres, si vous vous arrêtiez
à l'exécrable idée de substituer des assassinats au cours
de la justice. Vous seriez même des rebelles, car l'As-
semblée nationale vient de mettre (et cela était vrai)
les prisonniers que vous menacez sous notre sauve-
garde... Que pouvez-vous donc demander? A moins de
vous rendre doublement criminels et de vouloir faire de
nous des complices, vous ne pouvez demander qu'une
chose, c'est que ces prisonniers, sur la presque totalité
desquels d'ailleurs il n'existe aucun fait à charge, ne
s'évadent pas. Eh bien! je vous en réponds sur mon
honneur, je vous en réponds sur ma tôte, et, si ce n'est
assez de ces garanties, choisissez trois d'entre vous
pour vous représenter, et je vais les adjoindre à la
garde de ces prisonniers. >
Quelques-uns de ces misérables voulurent me répon-
dre; mais mes répliques furent assez heureuses, assez
véhémentes pour les réduire au silence. Certain qu'en
pareil cas gagner du temps, c'est tout gagner, je me
félicitais déjà du résultat de mes efforts, lorsqu'une
TMÉROIGNE DE MÉRICOURT. 305
femme coiffée d'un chapeau de feutre noir, relevé à la
Henri IV, surmonté de plumes de la môme couleur, vêtue
d'une amazone de drap bleu et ayant une paire de pisto-
lets et un poignard à la ceinture; du reste brune de
vingt ans, et je le dis avec une sorte d'horreur, jolie,
très jolie, que son exaltation embellissait encore et qui,
en proie à un éréthisme révolutionnaire impossible à
décrire, préludait avec rage à la folie, dont elle ne tarda
pas à être atteinte et à mourir; lorsque, dis-je, cette
femme, précédée et suivie par quelques forcenés, arrive
dans la cour des Feuillants, fend la foule en jetant
les cris de « Place... place >, va droit à la seconde des
deux pièces de canon et s* élance dessus. Cette femme
était, ainsi que je l'appris, Mlle Théroigne de Méricourt.
Prévenue de ce qui se passait, elle accourait de chez
Robespierre, et, certaine de son influence populaire, elle
venait rendre à cette multitude toute sa férocité Tant
que je vivrai, cette créature sera présente à ma vue; le
son de voix dont elle débita la première phrase de son
discours retentira à mon oreille : c Jusqu'à quand >,
s'écria«t-elle, « vous laisserez-vous abuser par de vaines
paroles? > Je voulus répliquer, mais je ne pus plus me
faire entendre; mille applaudissements accueillaient
chacun des mots qui échappaient à sa bouche; mille
huées s'élevaient du moment où je voulais parler. N'ayant
plus et ne pouvant plus avoir aucun espoir, le gosier
déchiré à force d'avoir crié, n'en pouvant plus, je des-
cendis de mon canon et, aidé par quelques-uns de mes
camarades, je rentrai dans le corps de garde où étaient
les autres; alors, rejetant la porte vitrée sur les misé-
rables qui nous suivaient, je la fermai à clef.
A l'instant, les plus furieux se précipitèrent contre
cette porte et nous firent voler à la figure tous les car-
reaux des vitres; mais, derrière cette faible porte qui ter-
I. 23
30G MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
minait un couloir étroit, étaient des pointes de baïon-
nette et dix-huit canons de fusil chargés à balle. Pour
forcer ce passage ou une fenêtre grillée en fer, il fallait
perdre beaucoup de monde, et ce n'était pas du goût de
ces forcenés ; ils trouvèrent plus digne d'eux de me
mettre en jugement et de me faire, à l'unanimité et par
acclamation, condamner à mort, sous la présidence de
leur jolie furie, Mlle de Méricourt, qu'à dater de ce
moment je n'ai plus revue. Peu d'hommes ont reçu à
l'égard des femmes des impressions plus fortes que moi;
mais certes il n'est aucune autre femme à qui une demi-
heure ait suffi pour me laisser un souvenir que mille
ans d'existence n'affaibliraient pas.
Cette scène se prolongeait et devenait à chaque instant
plus critique, lorsque ce cri : « Nous sommes dans le
bâtiment. . . > se fit entendre. Aussitôt les plus acharnés de
nos agresseurs se précipitèrent dans le passage, qui con-
duisait de la cour des Feuillants à la salle de l'Assemblée
et aux Tuileries, passage dans lequel une petite porte
donnant sur le jardin du couvent avait été forcée... Un
grand bruit se fit alors dans le vaste bâtiment des Feuil-
lants. Laissant six hommes pour la garde ou la défense
de notre porte, je courus avec les onze autres pour sau-
ver les prisonniers; mais déjà, du bas en haut, les esca-
liers et corridors étaient encombrés. Toute communi-
cation avec les prisonniers était désormais impossible,
et les cris des victimes révélaient qu'ils succombaient
aux poignards des assassins. 11 n'y avait plus rien à faire;
mes amis me ramenèrent dans le corps de garde et de
là dans la cour, où ne se trouvaient plus que cent ou
cent cinquante badauds, pour ainsi dire étrangers au
mouvement auquel ils venaient de contribuer.
Pendant ce temps, les cris des malheureux que l'on
égorgeait expiraient avec eux. Au lugubre silence qui se
MASSACRES AUX FEUILLANTS. 307
fit, nous quittâmes la cour des Feuillants, révoltés, con-
sternés; mes camarades rentrèrent chez eux, et je me
retirai seul avec Vigearde. J'étais dans une rage qui
tenait de la stupeur. Ne pouvant plus parler, j'avalai, au
milieu de la rue Saint-Honoré, un verre de bière que
Vigearde me fit apporter d'un café qui était alors au coin
sud-est de la place Vendôme. Il insistait, et cent fois
avec raison, pour que je m'en allasse; je restais immo-
bile et sans répondre, quoique j'entendisse le bruit que
faisait la chute des cadavres de nos prisonniers, que,
d'une des fenêtres du grenier, on précipitait sur le pavé
de la cour des Feuillants. Enfin, lorsque Vigearde me dit :
« Ivres et altérés de sang, ces brigands vont revenir sur
nous, et, si vous périssez ici, je périrai avec vous >,
nous traversâmes la place Vendôme; mes yeux s'arrê-
tèrent douloureusement sur les fenêtres de la charmante
femme dont je n'avais pu sauver le mari et nous
rentrâmes chez nous, où je quittai mon uniforme de la
garde nationale pour ne jamais le remettre. A cet égard,
du reste, je n'avais pas le choix. Reparaître avec un
uniforme qui avait tant contribué à abattre l'aristocratie
eût semblé une aristocratie qu'on eût payée de sa vie.
Ainsi c'est aux Feuillants que, dans cette trop célèbre
journée, le premier sang a été versé, grâce à ce massa-
cre d'hommes presque tous innocents et sans influence
sur les résultats. Cet épisode â peu près ignoré m'a paru
d'autant plus digne d'être rappelé qu'à l'exception du
combat des Tuileries et de la mort de Mandat, les Feuil-
lants furent le seul endroit qui ait servi de théâtre à des
scènes de sang.
C'est à peu près au moment où cette terrible journée
avait fini pour Vigearde et pour moi, que Louis XVI se
rendit à l'Assemblée. On ne sait vraiment ce qui lui res-
tait à faire après ce qu'il avait fait pour se désarmer et
308 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
se mettre à discrétion. La duplicité de sa conduite lai
avait aliéné trop d'esprits, pour qu'il n'e&t pas besoin
d'une force à lui ou pour qu'il négligeât un moyen de
fuite. Or son refus de reprendre les gardes du corps fut
une première faute; quand sa garde constitutionnelle lui
fut supprimée, pour le punir de l'avoir portée à plus de
six mille hommes alors qu'elle ne devait être que de dix-
huit cents, il fit une seconde faute en ne la reformant
pas de suite; il en fit une troisième en ne s'opposant pas
au départ des deux bataillons suisses, dont on le priva,
lorsqu'on avait déjà éloigné de lui toutes les troupes
de ligne. En pareille occurrence la force appelle la force,
et, s'il eût été entouré par quelques milliers d'hommes
de plus, dix mille gardes nationaux, sentant là un point
de résistance, seraient venus s'y réunir.
Mais encore et dans cet état d'abandon et d'incrimi-
nation, est-ce croyable qu'il ait refusé trois fois et jus-
qu'au dernier moment les moyens de fuite préparés par
M. de La Fayette, c'est-à-dire qu'il ait porté l'orgueil ou
la faiblesse au point de ne vouloir pas avoir une obli-
gation à ce général, ou qu'il ait porté la démence au
point de croire que le duc de Brunswick le trouverait
encore sur son trône ou seulement vivant? Ensuite,
peut-on comprendre qu'au milieu de la crise. Mandat,
chargé de la défense du château, ait été avec ou sans
l'autorisation de ce Roi se faire assassiner à l'Hôtel de
ville, et cela sans s'informer des noms de ceux qui l'y
appelaient? Enfin, et à défaut de ce Mandat, comment
ne se trouva-t-il au château aucun homme ayant assez
de cœur et de tète pour rendre décisif le moment
d'avantage que l'on dut à la valeur de quelques Suisses?
Si Louis XVI était susceptible d'impassibilité et de quel-
ques pensées, il ne Tétait ni de capacité véritable, ni de
résolution, ni d'énergie, ni d'élan. Il paralysa donc ce
LOUIS XVI ET LE 10 AOUT. 3:9
qu'il devait exalter; il attendit l'attaque, qu'il pouvait
prévenir s'il eût commencé l'action avant que les trois
corps des anarchistes (Saint-Antoine, Saint-Marceau et
les Cordeliers) fussent seulement réunis, puis, lorsqu'il
devait l'exemple du courage auquel la Reine l'avait
vainement provoqué en lui remettant un pistolet, il se
saura pour se jeter dans la gueule du lion. Encore il
annula la défense, qui se changeait en offensive heu-
reuse, présage et garant d'une victoire son dernier
espoir de salut. En défendant de tirer ou de continuer à
tirer, il fit exterminer les derniers hommes qui se
dévouaient pour lui... L'imagination s'y perd... Jamais
sans doute un sort ne fut plus déplorable que celui de
Louis XVI; mais aussi jamais celui qui le subit ne dut
à plus de titres se l'imputer à lui-même. Quoi qu'il en
soit, cette journée de mort pour tant de braves et pour
la royauté elle-même se termina par la suspension du
Roi et par la convocation de cette Convention^ qui, à
force de meurtres et de victoires, devait arriver à l'hé-
roïsme.
CHAPITRE X
Après le 10 août et le triomphe définitif des crimes et
de l'assassinat, la Révolution n'était plus celle que j'avais
entendu servir, à laquelle j'avais été fier de sacrifier de
si grands intérêts. Il ne restait plus rien d'elle; aussi ma
première résolution fut-elle de ne plus prendre aucune
part au service des districts armés, qu'on substituait à
la garde nationale. Le parti que nous avions vaincu en
formant nos compagnies de grenadiers triomphait à
présent. Nous avions à expier le magnifique service
que nous avions rendu par notre zèle, et moi person-
nellement ma conduite aux 5 et 6 octobre et ma nuit
du 10 août. Il fallut donc, pour nous faire pardonner
notre passé, avoir au moins l'air de nous rallier au
nouvel ordre de choses; il fallut retourner aux Feuil-
lants, mais dans quelle tenue I Une carmagnole et un
pantalon de coutil (les mêmes que j'avais fait faire
pour les travaux du Champ de Mars) remplacèrent l'uni-
forme; de guêtres il n'en était plus question, de col
encore moins; car être débraillé était de rigueur. Quant
à nos bonnets à poil, un mauvais chapeau rond à large
cocarde et sur lequel, de gré ou de force, on nous écri-
vait à la craie : < Vive Pétion f > lui succéda, en attendant
qu'il ftt place au bonnet rouge. Et c'est ainsi que je mon-
tai encore quelques gardes, mais en m'esquivant de tout
ce qui n'était pas service de poste.
LA CONVENTION. 311
Plus le présent était affreux, plus on avait besoin de
croire à un avenir réparateur. Cette Convention, dont
on allait élire les membres, était devenue une espérance;
mais tout dépendait du cboix de ses membres; dan^
cette prévision, j'écrivais à mon père : < Comment le dé-
partement des Vosges ne s'honorerait-il pas d'envoyer
à la Convention des hommes de votre vertu et de votre
mérite? > Mon père me répondit: c On avait pensé à moi
dans plusieurs districts; mais tout ce que j'ai de parents
et d'amis dans ce pays ont été immédiatement chargés
de faire ôter mon nom de toutes les listes. Quant à toi,
comment as-tu pu t'arrôter à un tel vœu? S'il ne s'agis-
sait que de raison, de conscience et de zèle, je pourrais
sans doute être utile, mais la nouvelle Révolution que
la France vient de subir ne peut manquer de mettre aux
prises les partis les plus violents. Or, comme je suis
incapable d'appartenir à aucun, je les aurais tous pour
ennemis, et, comme je ne reculerais devant aucun d'eux,
ma députation ne me laisserait pas trois mois à vivre. »
Je fus très ému par cette lettre de mon père; elle affai-
blit mon espoir, et mon horreur s'accrut; je dois toute-
fois rapporter quelques faits, qui montreront comment
la Révolution pouvait être jugée alors avec plus de
sérénité que par moi.
Alarmé de la véhémence avec laquelle je lui avais
parlé de je ne sais plus quel crime, que des crimes plus
épouvantables allaient suivre, mon père m'écrivit : < A
Dieu ne plaise que j'excuse ce qui n'est pas de nature à
l'être. Cependant considère qu'il faut se garder, en
matière d'État, de juger les actions de ceux qui gou-
vernent d'après les règles de la morale des individus.
Tout est loi et loi sacrée pour ces derniers, alors qu'il
arrive souvent que pour les autres tout est forcément
exception! >
312 MÉMOIRES DV GÉNÉRAL RARON THIÉRAULT.
J'étais tous les jeudis d'un dtner qui réunissait chez
M. Bitaubé des personnes intéressantes (1); au nombre
des convives les plus assidus, se trouvait Chamfort, si
brillant quand il était en verve, si froid quand il n'y
était pas!... Sur ces entrefaites était arrivée à Paris une
demoiselle Williams, auteur d'un ouvrage qui faisait
quelque bruit. Elle paraissait marcher à une célébrité
qu'elle n'a pas eue, à ma connaissance du moins. Cham-
fort désira la connaître, et, comme elle avait été recom-
mandée à M. et Mme Bitaubé, ils donnèrent un dtner
auquel il n'y eut en étrangers que Mlle Williams, Cham-
fort et moi ! Je ne sais s'il y avait simple désir de plaire,
ou quel motif Chamfort pouvait avoir pour désirer éton-
ner; mais chacun de ses mots était une sentence, cha-
cune de ses répliques une saillie; jamais il ne fut aussi
brillant, et, s'il confondit M. et Mme Bitaubé, il enchanta
Mlle Williams! Je me rappelle que, à propos d'un mot
dit par Mlle Williams sur les sentiments qui devaient
animer nos bataillons de garde nationale, déjà prêts à
rejoindre nos armées, il fit à l'instant un couplet de
cette pensée et termina ce couplet par :
Troupes guerrières,
Sur vos drapeaux
(1) De ce nombre était la bru du grand Racine, femme grande,
maigre, et dont les traits avaient conservé de la dignité : elle
avait alors quatre-vingt-onze ou quatre-vingt-douze ans ; sa mémoire
ne suffisait plus aux faits contemporains, mais avait conservé la
fraîcheur pour ce qui tenait aux temps passés, c'est-à-dire à tout
le dix-huitième siècle, avec lequel elle était née, et par tradition
à tout le règne de Louis XIV, règne dont elle avait conservé le
costume! Devenant sourde, elle aimait & conter, et, comme elle
contait à merveille, on aimait à l'entendre. De combien d'anec-
dotes je pourrais enrichir ces Mémoires, auxquels j'étais si loin de
penser alors, si j'avais écrit une partie des choses piquantes que
je lui ai entendu si bien dire, ou si j'étais né avec plus de mé-
moire! Elle et la marquise de l'Aubépin (de 1815 à 1830) sont les
deux personnes qui, à cet égard, m'ont laissé le plus de regrets.
M"* WILLIAMS ET CHAMFORT. 313
Placez ces mots :
Paix aux chaumières,
Guerre aux châteaux (i).
Au reste, de tout l'esprit qui fut dépensé, prodigué
pendant ce dîner, je n'ai plus qu'un mot à sauver de
Téternel oubli, dans lequel le surplus fut perdu; encore
ne me suis-je rappelé ce mot que parce qu'il concer-
nait TabbéDelille : < Qu'est-il, à vos yeux, comme poète? »
demanda Mlle Williams à Chamfort... c Un moulin à
vers > , repartit celui-ci. Mais ce qui en dépit de tout me
frappa le plus, ce fut l'exagération politique de Mlle Wil-
liams, qui se montra enthousiaste de notre Révolution
et même des excès qui selon moi la condamnaient.
Que Chamfort se fût évertué à renchérir sur tout ce
que cette demoiselle disait; qu'il se fût emparé d'une de
ses pensées pour en faire un joli couplet (il était encore
jeune, elle était jolie, il était poète et Français), certes
il n'y aurait pas eu de quoi me scandaliser, loin de
là; mais que M. et Mme Bitaubé qui avaient passé la
soixantaine, qui étaient ce qu'il y avait de meilleur sur
la terre, qui se distinguaient, lui par son mérite, elle
par l'esprit le plus ingénieux, le plus (in, le plus doux,
se montrassent plus révolutionnaires que leurs deux
convives, que par exemple ils devinssent les apolo-
gistes du 10 août, cela me confondit I Ce n'est pas, au
reste, le seul exemple que je pusse citer de ces sortes
d'aberrations ! Et combien ai-je vu d'êtres bons par excel-
lence paraître par vertu capables de tous les crimes et
à force de philanthropie ne pas conserver trace d'huma-
(1) Lorsque, le 15 décembre 4792, Cambon termina un de ses
discours par cette phrase : « Paix et fraternilé à tous les amis de
la liberté; guerre aux lâches partisans du despotisme; guerre aux
ch&teaux, paix aux chaumières », il se servait d'une formule dont
il n'était pas l'auteur.
1
3U MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
Dite i II semblait d'ailleurs que, dans ces crises effroya-
bles, OD eût chaogé d'atmosphère, que l'air qu'oo res-
pirait enivrât au point de familiariser avec les horreurs
ambiantes; voilà pourquoi la morale publique de M. et
Mme Bitaubé, qui comme gens privés étaient des anges,
voilà comment cette morale se trouvait être si délétère.
C'est dans le courant de ce terrible mois d'août que
Louis XVI et sa malheureuse famille furent transférés
des cellules des Feuillants, non au Luxembourg où l'im-
pitoyable Commune de Paris déclara ne pas pouvoir
répondre d'eux, mais au Temple. Les derniers signes de
la féodalité, les emblèmes de la royauté disparurent de
partout; à Paris, toutes les statues des rois tombèrent!
Je dus au hasard de voir tomber, place Vendôme, la
statue équestre de Louis XIV . Deux de ses points d'appui
avaient déjà été coupés ou brisés lorsque j'arrivai ; elle
ne tenait plus que par un point, et c'est à l'aide de je ne
sais combien de cordes, à chacune desquelles une ving-
taine d'hommes s'attelaient, au milieu des impréca-
tions et des rires les plus grossiers, que l'on parvint à
l'ébranler, puis à* la faire balancer, enfin à déterminer
sa chute. Jamais bombe ne fit une telle excavation.
Tous les pavés sur lesquels elle tomba furent broyés, et
plusieurs des héros de cet acte de vandalisme furent
blessés par des éclats de pierres. C'était un fort triste
spectacle; la statue fut bientôt brisée et les morceaux
emmenés pour servir, disait-on, à fondre des canons.
A quelques jours de là, vers dix heures du soir, on
prévint Gassicourt qu'il venait d'être dénoncé à la sec-
tion, et qu'il serait arrêté dans la nuit. L'heure ne lui
permettant aucune démarche, il se borna à découcher
et vint avec sa femme occuper ma chambre et mon lit,
pendant que je partageais ceux de Yigearde. Malgré ce
que cette situation avait de sérieux, nous nous trouvâmes
LES SUSPECTS. 315
tellement en gaieté qae nos rires ne nous permirent de
nous coucher qu'à deux heures du matin. Mais à cette
époque leâ rires duraient peu; les places s'encombraient
de plus en plus de créatures de Danton ; on savait que
dans le conseil, ce ministre de la justice était seul pour
les mesures atroces; mais on savait aussi que ses cinq
collègues subissaient sa loi; que, si la Commune était
plus satanique que lui, elle ne le dépassait ni en énergie
ni en violence, et que, quant à la populace de Paris,
il en disposait entièrement.
La nouvelle de la prise de Longwy, parvenue le 26,
ne laissa pas de bornas à l'exaspération et acheva de
mettre Danton à même de faire ordonner, par le comité
de surveillance de la municipalité, l'armement et la solde
de tous les indigents et le désarmement et l'arrestation
de tous les suspects. C'est à cette occasion que l'on ima-
gina les visites domiciliaires, que jamais on ne fit d'une
manière plus effrayante et qui durèrent quatre jours et
demi, au lieu des deux jours qui d'abord avaient été
fixés. Pendant que les demeures des citoyens étaient
livrées, ainsi qu'eux, à l'investigation et à l'arbitraire
des plus exécrables brigands, la rivière était barrée,
toutes les barrières étaient fermées, et, pour en sortir
même avec un passeport délivré au comité de Marat, il
fallait que les deux témoins qui l'avaient signé fussent
présents et déclarassent leur identité. Dans la banlieue
les communes avaient l'ordre d'arrêter tout individu
étranger, notamment ceux qui seraient aperçus dans la
campagne ou sur les routes. On proclamait d'avance,
au bruit du tambour, le nom des rues où les visites
allaient se faire et l'heure à laquelle elles commence-
raient. On était suspect si on ne se trouvait pas chez
soi ou si l'on se trouvait chez un autre, si l'on mentait
dans une des déclarations, ou si l'on avait été dénoncé,
316 MEMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIEBAULT.
à plus forte raison accusé. Dès dix heures du soir les voi-
tures ne circulaient plus et la ville était illuminée. Deux
délégués de la Commune» assistés de la force armée,
procédaient à chacune de ces visites qui, du 27 août au
soir au 1*' septembre au matin, continuèrent de nuit
comme de jour, pendant que les assemblées de sections
et le tribunal extraordinaire étaient en permanence.
C'est le 30 août, vers midi, qu'après trois jours d'an-
goisses, Vigearde et moi, nous subîmes notre visite, et
certes on ne nous trouva pas dans la tenue de ce bal où
nous nous fîmes si bien attendre. Notre costume con-
sistait en un pantalon de coutil, une chemise de nuit de
Tavant-veille et un bonnet de police. J'ignore même si
on ne nous surprit pas jouant sur nos violons des airs
patriotiques. Le coup de sonnette parti, j'ouvris la porte,
et le f Bonjour, citoyens >, dont je les saluai, nous mit
de suite à deux de jeu, en fait de familiarité républi-
caine, avec les deux misérables, maîtres en ce moment de
nos existences. L'interrogatoire sur la famille, l'état, la
conduite, n'eut rien d'embarrassant, même pour Vi-
gearde, qui sur son père put répondre : c Mort depuis
vingt ans. >
De nous, on passa à la visite des lieux; nos briquets
bien ciselés et dorés offusquèrent : c Ah çà ! me dit
l'un des deux émissaires, voilà des briquets de la garde
de Veto. Est-ce que vous seriez des suppôts du tyran?
— Les briquets dont vous parlez, repartit Vigearde,
étaient surmontés d'une tête d'aigle; oeux^ci le sont
d'une tête de coq. — Considérez donc, repris-je à mon
tour, que s'ils étaient ce qu'ils vous ont paru, vous ne
les auriez pas trouvée ici. > Son collègue se mit à rire,
et un de leurs alguazils attesta que Vigearde avait dit la
vérité. L'affaire des briquets vidée, vint celle des bonnets
à poil. Les nôtres réveillèrent la méfiance; ils étaient
VISITE DOMICILIAIRE. 317
superbes, et, comme j'étais sergent, le mien avait de l'or
aux ganses; ils donnèrent lieu au colloque suivant :
« Ainsi, vous étiez grenadiers? — Et nous sommes
encore prêts à l'être pour le service de la patrie, repartit
Vigearde. — Toujours étiez- vous pour les services pri-
vilégiés? — Oui, répondis-je, mais nos privilèges se bor-
naient à monter deux gardes au lieu d'une. >
Heureusement nos briquets et nos.bonnets eurent des
palliatifs en l'éloquence de nos carmagnoles ; nos cha-
peaux, sur lesquels on lisait encore : < Vive Pétion I » ou
c Vive Santerre I » devenu chef de la force armée, nous
sauvèrent.
f Allons, allons I nous dit alors le moins enragé des
deux visiteurs en entraînant son tenace collègue, main-
tenez-vous dans de bons sentiments, et vive la nation !
— £t vive la nation f > répétâmes-nous ; mais à peine
notre porte fut-elle refermée que Vigearde fit des sauts
et des gambades superbes, pendant que je maudissais
et les auteurs et les exécuteurs de ces mesures infernales,
qui causaient dans Paris tant d'alarmes.
Gassicourt, qui avait profité d*une sotte dénonciation
pour se rendre la section favorable, se tira également
des pattes de ces démoniaques visiteurs. Salafou, direc-
teur des rôles, je ne sais plus où, avait heureusement
quitté Paris. Rivierre s'était sauvé vers le 15 août, et
il avait bien fait. Bref, des personnes de nos relations
intimes, presque toutes échappèrent aux douze à quinze
mille arrestations qui se firent dans ces horribles jour-
nées; nous respirâmes, mais le répit fut court; car, le
1*' septembre, peu d'heures après que la libre circulation
fut rétablie, on répandit la nouvelle de la prise de
Verdun, qui ne se rendit que le 2, mais dont on se servit
pour se hâter de tirer parti des arrestations faites, c'est-
à-dire pour accomplir l'effroyable projet qui avait déter-
318 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAOLT.
miné à les faire faire! Et en effet, cette nouvelle à
l'instant répandue devint roccasion d'une rameur
sinistre : < Il faut venger nos frères, s'écriait-on de toute
part; il faut sauver la patrie. > Et pour n'avoir plus à
combattre que les ennemis du dehors, on allait frapper
de terreur ceux du dedans. Alors, comme mesure prévi-
sionnelle, on annonce que le lendemain 2, le tocsin et la
générale se feront entendre dès le matin, et que tous les
citoyens disponibles devront se rendre en armes au
Champ de Mars, pour y camper)... De quel secours
cette agglomération d'hommes au Champ de Mars pou-
vait-elle être à nos armées? N'a-t-elle pas plutôt pour
objet de laisser Paris à la discrétion des chefs de la plus
vile canaille et de leurs satellites? Cette question, que
chacun se faisait, à laquelle personne ne voyait de
réponse et que l'Assemblée elle-même n'osait aborder,
fut trop tôt résolue I Le tintement des cloches, le tam-
bour d'alarme et le canon, que dans cette occasion
Danton appelait < la grande charge sur les ennemis de
la Patrie >, retentirent dès le lendemain matin I J'ignore
si l'afDuence au Champ de Mars fut considérable; j'en
doute, personne n'ayant pris le change sur cette jon-
glerie. Yigearde et moi, nous restâmes chez nous jusque
vers quatre heures et demie, heure à laquelle nous nous
rendîmes au Palais-Royal, chez Robert, le traiteur à
la mode, où nous mangions quand nous n'avions pas
d'invitations. Nous y achevions notre repas, lorsqu'un
homme à la figure décomposée alla dr«it à une per-
sonne qui dînait à côté de nous et lui parla à l'oreille.
Aussitôt cette dernière se leva en paraissant répéter ces
mots, mais d'une voix interrogative : c On massacre les
prisonniers ? » puis elle alla payer ce qu'elle devait et
partit. Une foule de personnes imitèrent son exemple ;
nous fûmes du nombre et laissâmes la salle presque vide.
MASSACRES DE SEPTEMBRE. 310
Cette épouvantable nouvelle n'était que trop vraie, et,
l'ayant vérifiée, nous rentrâmes chez nous, ou plutôt chez
Mme Barré, en face de qui nous logions et où nous ache-
vâmes cette triste journée ! Par moi-même je n'ai donc
rien vu des horreurs que cette journée commença et qui
pendant quatre jours ne laissèrent de sécurité que pour
les cannibales, qui cent fois méritaient le genre de mort
que de la manière la plus barbare ils firent subir à près
de douze mille victimes.
A ce moment je reculai devant les particularités que
j'aurais pu apprendre, plus que je ne cherchai à les con-
naître. Mais j*ai su quelques détails par M. de La Roserie,
qui, achevant alors à Paris les études les plus brillantes,
avait été chargé par le supérieur de son collège d'une
lettre pour un des professeurs ecclésiastiques, arrêté lors
des visites domiciliaires et enfermé aux Carmes avec
deux mille autres prêtres. Sans une rencontre fortuite,
qui le retarda, M. de LaRoserie serait entré dans ce cou-
vent, et il y aurait péri; mais, arrivé comme les massa-
cres commençaient, il en eut Thorrible spectacle sans
en courir les dangers. Deux faits, au surplus, le frappèrent
pendant qu'il s'arrêta devant l'entrée de ce lieu d'hor-
reurs. Le premier, c'est que la moitié des assassins
employés là étaient (par une prostitution infâme) en
uniforme de gardes nationaux, qu'ils commencèrent leurs
exécutions à coups de baïonnette, et qu'ils venaient
essuyer leurs armes dégouttantes de sang aux feuilles de
quelques arbustes qui se trouvaient près de la porte; le
deuxième fut d'un autre genre! Un homme de quarante-
cinq à cinquante ans, ayant la figure, l'air et le ton les
plus propres à faire croire à la bonté, revenant de la pro-
menade, précédé par deux jeunes filles à lui et donnant
le bras à sa femme, passa près de M. de La Roserie. Ils
venaient sans doute d'apprendre à quelles horreurs les
820 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
Carmes servaient de théâtre, ce que da reste des cris
affreux ne révélaient que trop; ils en avaient la figure
bouleversée, et cependant le chef de cette famille dit à sa
femme avec une conviction entière : « C'est très sûre-
ment on ne peut plus triste; mais ce sont d'implacables
ennemis, et ceux qui en délivrent la patrie te sauvent
la vie à toi et la sauvent à nos pauvres enfants! > Et cet
homme, qui pouvait être aussi candide que M. et Mme Bi-
taubé, était pour ainsi dire leur écho.
Des Carmes, M. de La Roserie se rendit à l'Abbaye, et
arriva au moment où le corps de M. de Montmorin,
chargé de huit ou dix cadavres empilés sur lui, était
traîné par les pieds vers le lieu où leur nombre était déjà
effrayant; c'est là que périrent M. Thierri de Ville-d'Avray ,
les malheureux Suisses qui avaient défendu le château
au 10 août, et que fut sauvé M. Jourgniac de Saint-Méard,
non comme l'ont rapporté certains historiens, d'après
des récits imprimés plus ou moins amplifiés, mais tout
simplement et d'après lui-même, qui vingt fois a conté
sa délivrance à M. de La Roserie, parce que son accent
l'ayant fait reconnaître comme c pays > par un jeune Pro-
vençal, qui à ce moment faisait les fonctions de juge,
ce dernier qui voulut le sauver lui dit moitié en patois,
moitié en français : t Eh bien, qu'avez- vous fait? Vous
vous serez montré un Périgou aristocrate... Mais vous
n'êtes pas l'ennemi de la Nation !... Allons, allons, je me
charge de celui-là ! »... Et il le conduisit au delà du groupe
des égorgeurs. Tout cela se fit sans un de ces interro-
gatoires dont on n'avait ni l'idée ni le temps, mais en
peu de paroles et surtout en l'absence de l'inflexible
Maillard comme de l'horrible Billaud-Yarenne.
L'avidité curieuse, si active, si puissante à dix-sept ou
dix-huit ans, entraîna M. de La Roserie jusqu'à la Force.
Sur ce point la foule était immense et le nombre des
MASSACRES DE SEPTEMBRE. 321
septembriseurs d'une vingtaine seulement, savoir : dix
en dedans, pour passer les victimes à la mort, et dix en
dehors, pour en faire raison, mais non justice. £t ce qu'il
y a d'éternellement honteux, hideux à consigner, c'est
qu'au milieu d'une telle foule ces brigands opéraient
aussi paisiblement que s'ils avaient été dix mille. Il
parait, du reste, qu'ils faisaient partie de l'élite des trois
cents hommes de la bande de Maillard. Armés ou plutôt
munis de longues bûches, équarries de manière à former
des massues, c'étaient véritablement des c tape dru >,
comme on les appelait. Cinq étaient de chaque côté de la
porte de sortie, cachés par le mur; dès qu'un bruit
annonçait qu'elle allait s'ouvrir, ils élevaient leurs assom-
moirs, et du moment où un des malheureux qui leur
étaient dévolus avait dépassé cette formidable porte, il
tombait sous leurs coups, avait aussitôt la tête écrasée et
était de suite entraîné par les déblayeurs; quant à la
mort, elle était d'autant plus inévitable que, mis dehors
après ce mot c Va-t'en... >, ces prisonniers, à la vue de la
foule, sortaient assez doucement. M. de La Roserie eut
pourtant la consolation d'en voir échapper un. Plus
malin que la plupart, très agile, à peine eut-on entr'ou-
vert la porte qu'il aida à accélérer son ouverture, et, dès
qu'il put passer, ayant môme fait de sa pression contre
la porte un point d'appui, et avant que le mot c Va-t'en >
fût proféré, avant que les assommoirs fussent levés, il
partit comme un éclair; les coups d'assommoir tom-
bèrent donc derrière lui; les déblayeurs n'eurent pas le
temps d'empêcher qu'il n'arrivât à la foule; favorisé par
elle, il disparut.
Les premiers auteurs de ces visites domiciliaires, qui
remplirent ou mieux encombrèrent les neuf endroits
ser\'antde prisons à Paris (1)^ et cela pour les vider par
(1) Les prisons étaient : 1* Abbaye Saint-Germain, les Cannes, la
I. 21
322 MEMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
des égorgements, furent Danton et Marat; mais le héros
de ces atrocités, dont l'horreur des nations perpétuera le
flétrissant souvenir, fut Billaud-Varenne. Ce monstre,
courant d'une des prisons à une autre, barbotant dans
le sang, dit dans l'une d'elles : < Peuple, tu immoles tes
ennemis, tu fais ton devoir I > Dans une autre : « Du
vin pour les braves travailleurs qui délivrent la nation
de ses ennemis ) > Enfin, il fit payer vingt-quatre livres
à chacun des trois cents < tape dru > de Maillard.
Je ne parle pas des hommes qui, dépassés en fait de
barbarie, finirent par avoir quelque apparence d'huma-
nité, du rôle de l'Assemblée qui se borna à envoyer d'inu-
tiles péroreurs là où elle aurait dû se porter en masse,
et où vingt-cinq mille hommes armés l'auraient encore
rejointe ou suivie; je ne parle pas de l'argent des quinze
mille personnes arrêtées, de la valeur de leur mobilier, ni
des immenses richesses existant au Garde-Meuble, qui
furent enlevés dans la nuit du 16 au 17 septembre, vols
tous commis par laCommune, et dont elle ne rendit jamais
compte; mais ce qui mit le cynisme du crime de pair
avec la férocité, c'est que ce Marat, pétri de boue empoi-
sonnée et de sang, fit et signa, lui septième, une adresse
à toutes les communes de France, pour les provoquer à
répéter dans leurs murs les arrestations des suspects
(qui inspirèrent à Merlin de Douai une loi qui ût arrêter
en France quatre cent soixante mille personnes). Comme
le mensonge est l'auxiliaire obligé des scélérats, cet
infâme document, qui d'époque en époque devrait se
placarder partout, commençait par : c Frères et amis
(premier emploi de cette formule, qui bientôt devint
obligatoire, et dont l'opposé aurait du moins été véri-
CoDCÎergerie, le Châtelet, la Force, les Bernardios, Saiot-Finnio,
la Salpôtrière et Bicêtre, où les prisonniers se défendirent jusqu'à
la dernière extrémité.
LA CIRCULAIRE DE LA COMMUNE. 323
dique), un affreux projet tramé par la Cour, pour égorger
tous les patriotes... ayant réduit la commune de Paris à
la cruelle nécessité d'user de la puissance du peuple
pour sauver la nation, elle n'a rien négligé pour bien
mériter de la patrie. £ût-on pensé que de nouveaux com-
plots se tramaient?... Placée au foyer de toutes les con-
spirations, elle ne se glorifiera d'avoir fait son devoir que
quand elle aura obtenu votre approbation... Prévenue
que des hordes barbares s'avançaient contre elle, la
commune de Paris se hâte d'informer ces frères qu'une
partie des conspirateurs, détenus dans les prisons, a été
mise à mort par le peuple, acte de justice... Sans doute,
la Nation s^empressera d'adopter ce moyen si utile et si
nécessaire, et tous les Français se diront comme les Pari-
siens... : Nous marchons à l'ennemi, et nous ne laissons
pas derrière nous des brigands pour égorger nos femmes
et nos enfants... » Cette circulaire n'inspira que l'hor-
reur, à d'autant plus de titres que les prisons, à peine
si atrocement vidées, se remplirent de nouveau!
Ces journées, les plus hideuses de la Révolution, me
firent une impression indicible, qui dépassait tout ce
que j'avais pu craindre.
J'étais révolté, humilié, anéanti. Ne sachant que faire, je
sortis, le lundi 3, de chez moi, sansbut déterminé et seule-
ment pour me déplacer. Je marchais, absorbe dans les plus
douloureuses pensées; ayant traversé le Palais-Royal sans
savoir que j'y passais et ayant machinalement pris la
rue Saint-Honoré,je me dirigeais vers la place Vendôme,
lorsque, peu avant le portail de Saint-Roch, je me
sentis violemment pris par le bras gauche et tiré par
quelqu'un qui aussitôt me cria : c Prenez donc garde à
vous... > C'était Grasset, qui, arrivant à moi et prêt à
me dépasser, venait de m'empêcher de me casser la tète
contre la roue d'une énorme charrette de foin que je ne
324 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIEBAULT.
voyais pas. Quelques mots d'étonnement et de remer-
ciement échangés, je ne sais plus ce qui amena de sa
part la question de savoir où j'allais. « Ma foi, lui
répondis-je, je n'en sais rien. Je marche pour marcher,
ou plutôt pour diminuer l'horreur à laquelle je suis en
proie. > Et comme il paraissait rentrer chez lui (Petite
rue Dauphin): < Et vous, lui demandai-je, d'où venez-
vous? — Je viens, me répondit-il, du cirque du Palais-
Royal (1), où je me suis enrôlé comme grenadier dans
un bataillon qui s'y forme sous le nom de 1*' bataillon
de la Butte des Moulins, et qui part pour l'armée. —
Vous avez bien fait, répliquai-je, Paris n'est plus tena-
ble : la Patrie est en danger, et je vais contracter le
môme engagement. > Cinq minutes après, mon engage-
ment était signé.
De retour chez moi, je prévins Vigearde du parti que
je venais de prendre, et de ce que, sous peu de jours, je
lui ferais mes adieux; mais il me déclara que ce départ
ne nous séparerait pas. Je lui représentai que son âge,
sa situation de famille lui imposaient d'autres devoirs, et
que c'était cette conviction qui m'avait déterminé à agir
sans en conférer avec lui; qu'en effet, et alors même
qu'il penserait devoir faire cette campagne, il devait
ajourner toute détermination jusqu'à ce qu'il eût consulté
son frère et surtout sa mère; que j'étais même person-
nellement intéressé à ce qu'il en agît ainsi, afin que l'on
ne pensât pas que j'avais cherché à l'influencer dans
une circonstance aussi grave. Mais j'eus beau faire,
avant la nuit il fut enrôlé. Il était impossible, au reste,
(1) On appelait cirque du Palais-Royal une construction de
40 à 50 pieds de large, de 300 pieds de long, dont la voûte en
glaces s'élevait de iO à 42 pieds au-dessus de terre, et qui, à
10 pieds au-dessous, formait une magnifique salle de promenade
ou de bal. Cette construction partait de la statue sud des par-
terres et se dirigeait vers le nord.
ENROLEMENT VOLONTAIRE. 325
de partir comme soldat en meilleure compagnie; le
bataillon était superbe, et cent trente jeunes gens de
vingt et un à vingt-buit ans, dont le plus petit avait au
moins cinq pieds cinq pouces, formaient une des plus
belles compagnies de grenadiers de France. Ce bataillon
était rélite des sections des Feuillants et de Saint-Roch,
quartiers également bien habités.
CHAPITRE XI
Il était impossible d'être né dans une école militaire
célèbre, d'avoir vécu dans un pays où l'épaulette était
le premier honneur, au milieu d'une armée que le monde
admirait, sans avoir considéré la carrière des armes
comme la plus noble des carrières. Mais s'ensuivait-il
que, pour mon compte, je me fusse enthousiasmé pour
elle? Non sans doute. J'étais susceptible de zèle et de
dévouement; j'ai toujoursdépassé la ligne de mes devoirs
comme simple garde national; mais ce qui prouve com-
bien j'avais évité de prendre du goût pour la carrière des
armes, c'est qu'en 1791, lorsque M. de Narbonne disposa
d'une sous-lieutenance en ma faveur (1), je ne l'acceptai
pas, et lorsque, en 1702, je me décidai à marcher à l'en-
nemi, je ne voulus pas de grade; je partis comme gre-
nadier et pour une seule campagne; enfin, je fis la
guerre après avoir refusé de servir comme officier de
cavalerie! Bizarrerie de la destinée qui, trompant nos
calculs et nos projets, nous arrache à l'existence que
nous préférions, nous jette dans une route que nous
(1) Paul Thiébault avait eu roccasioa de diner en même temps
que son pèro chez le marquis d'Aoust avec le comte de Narboune,
ministre de la guerre, et celui-ci s'était étonné qu'une sous-lieute-
nance n*eût pas encore été demandée par le jeune Paul ; dès le sur-
lendemain il envoya un brevet de sous-lieutenant de chasseurs à
cheval. Hésitant à s'engager définitivement dans la carrière des
armes, Paul Thiébault remercia de l'envoi, mais ne l'utilisa pas. (Éo.)
BATAILLON DE LA BUTTE-DES-MOULINS. 327
refusions de suivre et que nous nous glorifions plus
tard d'avoir été forcés de parcourir. Notre bataillon, en
trente-six heures, se trouva fort de plus de i ,200 hommes ;
il fallut l'organiser.
Un certain M. Le Brun, de la section de Saint-Roch, réu-
nissant en aptitude, en qualités militaires et en bonnes
manières tout ce qu'il fallait pour bien conduire un tel
bataillon, devint notre chef et, ainsi que l'adjudant-major,
l'adjudant sous-officier et l'officier payeur faisant fonction
de quartier-maître, fut nommé je n'ai pas su par qui.
Chaque compagnie fut réunie ensuite pour choisir ses
officiers; de cette sorte la nôtre eut :
Pour capitaine, Bertaux (i), qui, comme capitaine de
grenadier, avait succédé, aux Feuillants, à M. Doazan, et
qui à une figure et à une tournure très militaires, à un
organe et à une articulation rares, joignait l'avantage
d'être un des hommes du monde qui commandaient le
mieux l'exercice et les manœuvres.
Pour lieutenant, Odiot (2), de la section de Saint-Roch,
fort joli homme, zélé, ardent, brave et ayant servi, ce
qui nous convenait.
Pour sous-lieutenant, Grasset (3), des Feuillants, actif,
ferme, et réunissant, au plus haut degré, les qualités
propres au commandement et à la guerre.
(1) Daplessis-Bertaux, né en 1747, et qui grava dans la maaièro
de CoUot des scènes de la Révolution et des épisodes militaires
très recherchés aujourd'hui. (Éd.)
(2) Odiot, en partant, avait fait mettre sur sa boutique d'orfè-
vrerie, alors rue Saint-Honoré, cette affiche : « Placée sous la sau-
vegarde publique, le chef de cette maison combattant aux armées
les ennemis de la patrie. »
(3) Jean-Jacques Grasset, né vers 1769, fut un violoniste dis-
tingué; obligé de répondre aux lois de réquisition, il proûta de
son service pendant les guerres d'Italie pour se livrer à Tétude
de la musique italienne, et, rentré à Paris, il tint à partir de 1801
la place de directeur de musique à l'Opéra italien. (Éd.)
328 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
Ainsi cent trente jeunes gens, presque tous dans des
positions sociales plus élevées, se donnèrent pour offi-
ciers un graveur, un orfèvre et un musicien, non pas
sans doute parce que dans leur profession c'étaient des
hommes distingués, mais parce qu'ils semblaient faits
pour bien commander et surtout parce que l'idée d'ac-
cepter un grade effrayait le plus grand nombre. Pendant
quelques mois il semblait plus simple et plus commode
d'être soldat, l'épaulette pouvant devenir un lien gênant,
faire contracter une plus grande obligation et impliquer
une responsabilité inutile. Il n'y eut pourtant qu'avan-
tage à être ofQcier; les nôtres, aussi bien que les simples
soldats, se dégagèrent quand ils voulurent. Odiot rentra
à Paris quatre mois après l'avoir quitté; Grasset partit
un peu plus tard; quanta ce pauvre Bertaux, il quitta
immédiatement après les premières affaires. La nature
ne l'avait pas fait pour les dangers de la guerre;
l'état dans lequel le mit la première attaque dont l'en-
nemi nous régala, et qui fut une attaque de nuit, fut
pour ses hommes un long sujet de risée, pour lui la
preuve que, s'il pouvait buriner de hauts faits, il ne
pouvait en fournir, c Ah! mon Dieu »,s'écria-t-il, au mo-
ment où le feu le réveilla, c nous y voilà, mes amis, nous
y voilà f... Mais où est donc ma botte gauche et ma
boucle de col? > Il s'était mis à son aise au bivouac
comme chez lui. < Miséricorde! quel feu! Ah! ma foi,
nous y sommes... > De sorte qu'il ne lui restait plus
qu'à ajouter, à l'instar de ce consent : < ... Mais sont-
ils fous de tirer comme cela!... Ne voient-ils pas qu'il y a
du monde ici?... > Enfin, quand il arriva à la tète de la
compagnie, ce fut une autre comédie. Il avait son épée
à droite, un seul gant, un chapeau non à plumes, mais
à paille, la figure décomposée, et se trouvait dans l'im-
possibilité de se rappeler un commandement.
DÉFILK DEVANT LWSSEMBLÉE. 320
Je reviens à notre départ. Le 5 septembre, le i*' bataillon
de la Butte-des-Moulins reçut l'ordre d'aller caserner aux
Carmes, dans le local que les égorgements des 2 et
3 septembre avaient rendu disponible. Il n'y avait pour
effets de casernement que des bottes de paille, et certes
nous nous en serions contentés; mais, comme la Commune
de Paris était plus occupée à se vanter de ses crimes
qu'à en effacer les traces, les murs étaient pleins de
taches de sang, et les planches en étaient également
couvertes. Ceci nous fit horreur! On peut dormir sur un
champ de bataille que la victoire a trempé du sang des
ennemis de son pays, mais on ne dort pas sur le sang
de si déplorables victimes. Vigearde et moi, nous fûmes
donc du très grand nombre de ceux qui déclarèrent
qu'ils se trouveraient aux Carmes aux heures des appels
et pour le service, mais qu'ils n'y coucheraient pas.
Ce rassemblement du bataillon précéda de peu son
départ, et, la veille au soir du jour fixé, nous défilâmes
par le flanc et sur trois de hauteur à travers l'Assemblée,
aux cris des tribunes et aux applaudissements des
députés. Je ne crois pas qu'en ce genre on puisse voir
rien de plus imposant. Notre tenue, notre armement
étaient magnifiques; notre précision, notre maintien et
l'air rébarbatif que nous avions décidé d'affecter n'étaient
pas moins remarquables. Nous marquions le pas plus
que nous ne l'accélérions; le bruit de ces centaines
de pieds, frappant en même temps et avec force le
plancher de la salle, la faisait trembler; les tambours
battant la charge s'étaient arrêtés à la porte de sortie
jusqu'à ce que le dernier homme fût passé. On dut
croire, à cette vue, au salut de la patrie. Soldats de la
veille, nous valions les meilleures troupes du monde,
et il en sera toujours ainsi, quand, dans des gardes
nationales exercées depuis des années et sans répit, on
330 MEMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
pourra recruter des batailloDS exclusivement composés
déjeunes gens s'électrisant les uns les autres.
Sans doute il y avait bien peu de bataillons que l'on
pût comparer au i*' bataillon de la Butte- des-Mou-
lins ; mais, grâce à l'impulsion donnée, il n'y avait plus
d'espoir pour les ennemis extérieurs de la France. Une
pensée pénible occupait néanmoins un grand nombre
d'entre nous. En partant pourchasser Tennemi de notre
territoire, nous allions en même temps sortir de Paris,
c'est-à-dire affranchir les brigands de l'intérieur d'un
châtiment que de grand cœur nous nous serions chargés
de leur faire subir; nous allions laisser le champ libre à
leurs atrocités. Toutefois, subissant la loi du destin,
nous partîmes le lendemain à la pointe du jour, ayant
deux pièces de quatre en tète et dans le meilleur ordre.
Nos canons étaient attelés de huit chevaux noirs, fort
beaux, provenant la plupart des écuries de M. le comte
de Montmorin, assassiné il y avait si peu de jours. Ceux-
là, du moins, la Commune ne les avait pas volés.
Notre marche depuis les Carmes jusqu'à la barrière
Saint-Denis fut féconde en émotions et en exclamations.
A très peu d'exceptions près^ chacun des hommes com-
posant ce bataillon avait une famille ; tous avaient des
amis. Les rues n'étaient pas assez larges pour ceux qui
nous suivaient ou nous accompagnaient. Cependant,
personne ne quitta son rang, et personne ne se mêla aux
suivants; mais, la barrière dépassée, nous partîmes
comme une volée d'étourneaux; les uns grimpèrent
dans des calèches ou des voitures oijI leurs familles les
attendaient, d'autres dans des cabriolets ou sur des
chevaux de selle; d'autres, le fusil à volonté, prirent les
bras de leurs mères, sœurs, cousines, pères, frères ou
amis, chacun marchantà sa guise; toutefois, àla dernière
halte que devait faire le bataillon, halte ordonnée à
SUR LE CHEMIN DE LA GLOIRE. 331
cinq cents pas de la couchée et où se firent encore bien
des derniers adieux, il ne resta aucune trace du dés-
ordre.
Loin de Paris et de ses horreurs, ne pensant plus
désormais qu'à l'honneur de nous dévouer pour notre
pays, nous reprîmes la gaieté de notre âge. Nous chan-
tions, et souvent l'hymne des Marseillais, qu'avec beau-
coup de talent Grasset nous avait mis en partition et
que, à trente ou quarante voix, nous ne tardâmes pas à
exécuter avec un tel ensemble et des modulations si
bien rendues que, lorsqu'il terminait nos repas, on se
rassemblait sous nos fenêtres pour nous entendre.
Ce n'est pas pourtant le seul hommage que nous re-
cevions dans les villes situées sur notre passage. Nous
défilions presque toujours aux applaudissements de la
population entière. Cette masse de jeunes gens dans la
plus belle tenue, manœuvrant comme *une troupe
d'élite, se dévouant pour le salut de tous, pour le salut
notamment des provinces que nous traversions, c'était
un spectacle qui ne pouvait manquer d'exciter un en-
thousiasme général; ce qui nous flattait encore, c'est
que les plus jolies femmes faisaient éclater leur appro-
bation à l'envi l'une de l'autre, et nous excitaient à la
justifier davantage.
Mais si les habitants nous traitaient à merveille, les
aubergistes s'évertuaient à nous faire payer la manière
dont on nous recevait. A Villers-Cotterets, nous fûmes
tellement rançonnés pendant une halte que, traversant
la belle forêt par une route qui équivalait à une allée
de jardin, Yigearde ne put s'empêcher de nous dire :
« Convenez, messieurs, qu'il fait meilleur marché ici
que dans l'auberge. > Calembour que notre arrivée à
Laon fit suivre de beaucoup d'autres, dont le nom de
la ville fit les frais.
332 MÉMOIRES DU GÉMERAL BARON TMIEBAULT.
A Soissons, nous avions coaru une espèce de danger.
i5,000 de ces fédérés, révolutionnairement levés par
quelques départements et sur lesquels on avait spéculé
à Paris pour d'horribles scènes, étaient campés aux
portes de la ville et répartis en bataillons, qui plus
tard ne se firent remarquer à l'armée que par leur in-
discipline, leurs pillages et même par leur lâcheté (i).
Ces misérables, qui préludaient a Soissons par mille
désordres, présage de leur conduite future, étaient sans
solde et en partie sans vêtements, attendu que, incapables
de rendre aucun service, on avait autre chose à faire
qu'à s'occuper d'eux en un tel moment. Ils trouvèrent
mauvais que nous fussions habillés, armés et équipés,
quoiqu'il n'en eût pas coûté un sou à TÉtat. Ils con-
çurent le projet, très digne d'eux, de nous surprendre
pendant la nuit et, à la faveur du nombre, de nous
dévaliser, au besoin de nous égorger. Vers dix heures
du soir ils commencèrent à se réunir. Les autorités,
habituées à les surveiller sans cesse, découvrirent leur
projet et de suite firent prévenir le chef de notre ba-
taillon, qui, à l'instant même, sans bruit, fit prendre les
armes à tout ce qui était au quartier et envoya des
hommes choisis, suivis par des patrouilles, pour faire
rentrer tous ceux qui manquaient.
Onze de mes camarades et moi, nous achevions de
souper dans la meilleure auberge de Soissons, mais
dans la plus éloignée du quartier, lorsque cet avis nous
fut donné. Nous étions en vestes blanches à manches et
en bonnet à poil; nous n'avions que nos sabres; mais
treize jeunes gens, y compris le sergent que le comman-
dant nous avait envoyé, renforcés d'ailleurs par une
(1) Grâce & eux, Tépithëte de fédéré devint une ii^ure qu'aucun
soldat ne pardonnait.
RENCONTRE DE FÉDÉRÉS. 333
patrouille de sept hommes, pouvaient encore se dé-
fendre. Suivis par la patrouille, nous partîmes donc,
marchant en silence par trois, en bon ordre et le sabre
à la main ; nous rencontrâmes deux bandes de ces bri-
gands : ils n'osèrent nous attaquer. Peu après onze
heures, nous rentrâmes au quartier, où notre arrivée
compléta le bataillon qui était sous les armes, les ca-
nonniers aux pièces et la mèche allumée. A minuit et
demi, et sur la réquisition écrite du maire, motivée sur
les dangers que notre présence ferait courir à la ville,
nous partîmes, les canons à la prolonge, toutes les
armes chargées et par pelotons. Cet ordre en imposa à
cette canaille, qui déjà se groupait autour du quartier et
qui se hâta d'évacuer notre route. Rien ne s'opposa
donc à un passage que, par suite de notre légitime
colère, nous n'aurions pas été fâchés de forcer.
En exécution d'un contre-ordre qui nous attendait
à Laon, nous marchâmes sur Reims, d'où nous nous
rendîmes à Châlons. Vers la moitié de ce dernier
trajet, nous reçûmes d'un ofïicier d'état-major en-
voyé à cet effet, l'avis que l'ennemi s'avançait vers
Suippes (je crois), pour se diriger de là sur la route que
nous suivions, pour couper les communications entre
Reims et Châlons, et pour manœuvrer entre ces deux
villes et Paris. C'était la première nouvelle de cette
nature que nous recevions. Elle ût d'autant plus de sen-
sation qu'avant d'avoir fait la guerre l'imagination,
qui naturellement grossit tout, commence par faire
supposer à l'ennemi des moyens et des forces extraor-
dinaires.
A cette nouvelle, le commandant Le Brun ût ce qu'il
devait faire. Il arrêta le bataillon, le ût mettre en ba-
taille, ordonna d'arranger les armes, fit rompre par
pelotons et, dans cet ordre, nous remit en marche.
334 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON' THIÉBAULT.
Mais pendant cette halte, ayant considéré dans notre
sagesse que nos bonnets à poil ne pouvaient plus être
pour nous qu'un embarras et une surcharge fort inutile,
nous les jetâmes tous dans les fossés qui bordent cette
route. J'ignore qui aura profité de cette aubaine; cent
trente bonnets en peau d'ours, magnifiques, abandonnés
au premier occupant, valaient la peine d'être ramassés.
Quant à notre route, elle s'acheva sans événements,
quoique chacun de nous ait cru voir, à plus de dix
reprises, l'ennemi qui ne parut pas.
Arrivés à Chàlons, on nous envoya au camp de l'Épine,
placé à peu de distance de la ville, camp dans lequel
nous passâmes quelques jours. Dès la première nuit nous
eûmes une idée assez exacte du plaisir de camper pen-
dant un automne pluvieux. La nuit entière, l'eau tomba
par torrents; le mauvais coutil qui seul nous séparait
des nuages fut bientôt traversé; commençant par tamiser
l'eau, il ne tarda pas à en former de grosses gouttes,
qui, se succédant sans interruption, équivalaient pour
chacun de nous à je ne sais combien de gouttières. Par
bénéfice d'âge aussitôt endormis que tombés sur notre
paille, nous fûmes réveillés par de froides rigoles, qui
nous sillonnaient de tous côtés et nous trempaient de
part en part. C'était â n'y pas tenir; il fallut établir un
tour de rôle pour aller battre la tente.
Mon apprentissage ne se borna pas là; dès le lende-
main, je fus au régime de la gamelle et du pain de muni-
tion, et je commençai, comme disent les soldats, par
empoigner les corvées : aller à l'eau, faire la soupe.
Ma première soupe fut la dernière; elle était exécrable,
et on décida que cette corvée serait réservée aux plus
gourmands, qui n'en feraient pas d'autres; celui qui
trouvait tout bon et rien mauvais était jugé indigne de
cuisiner. J'y gagnai de manger la soupe bonne etd'échap-
L'APPRENTISSAGE MILITAIRE. 335
per au dégoût de la faire. Toutefois, au premier de ces
repas terriblement champêtres, je perdis un bon
tiers de la portion qui me revenait légitimement. J'ai
toujours détesté de manger trop chaud, et il y a des
hommes qui, comme disent les soldats, ont la < gueule
pavée ». Or, chacun ayant des cuillers égales, prenant
sa cuillerée de soupe à tour de rôle et par un mouve-
ment qui s'établit comme celui des batteurs en grange,
pendant que je soufQais encore sur ma première cuil-
lerée, mes voraces camarades avalaient la seconde, de
sorte que je n'évitais de perdre quelques tours qu'en me
brûlant le palais, l'estomac et les entrailles. Dès le len-
demain j'eus une grande soucoupe dans laquelle je
déposais mes cuillers de soupe, pour les manger ensuite
à mon aise (i).
Au reste, les corvées ne durèrent pour nous que quel-
ques jours. De concert avec les autres grenadiers qui
composaient avec moi la tente que l'on appelait la c tente
dorée i,nous eûmes presque de suite un homme à nous,
qui fut chargé de nos approvisionnements, notamment
de nous pourvoir de pain blanc et de vin, et surtout de
faire notre cuisine. Chacun de nous avait emporté un
couvert d'argent et un couteau; nous eûmes bientôt des
assiettes d'étain, des verres, et tout fut pour le mieux.
J'ai dit que j'avais des cheveux magnifiques; ils allaient
presque à mes chevilles, et je les avais conservés. Ils
étaient d'une couleur et d'une finesse remarquables;
ils bouclaient d'eux-mêmes, et les coiffures d'alors
(1) Tai toujours eu la plus grande indifférence pour ce que je
mangeais, et une telle impatience de m'en occuper que, quand j'étais
seul & dîner chez Robert, je commandais éternellement les mêmes
choses : riz à la purée, bifteck aux pommes de terre, saumon
aux c&pres, omelette soufflée, biscuit à la crème. Le garçon qui
dTiabitude me servait, riait. Cette prédisposition me servit &
l'armée, où on n'a pas le loisir de varier les menus.
336 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON TMIEDAULT.
en laissaient paraître tout le luxe. Ils m'avaient valu de
jolis succès; mais, au camp, je les sacrifiai à Tordonnance
ou plutôt à ma commodité; il ne m'en resta qu'une
queue de huit pouces, qui bientôt même fit place à la
Titus, qui a survécu à tout ce qui a pu la suivre. Dieu
sait quelle jolie femme s'est embellie de ma chevelure ;
mais la joie du perruquier, emportant plus de trois
pieds et demi de cheveux fort épais et de la plus belle
espèce, était si grande qu'il ne voulut rien pour la peine
de les avoir coupés.
Tout à coup la générale battit dans le camp, et, les
troupes ayant pris les armes, on vit apparaître, escortés
par une foule de généraux, par un état-major considé-
rable et par de nombreux cavaliers, des membres de la
Convention qui, sous le nom de représentants du peuple,
venaient proclamer la République, décrétée par accla-
mation et sans discussion préalable le 22 septembre,
troisième jour de la session de cette mémorable assem-
blée. Au nombre des généraux qui accompagnaient
ces représentants, se trouvait le duc de Chartres, devenu
le général Égalité! Le revoir même un instant fut un
bonheur pour moi, qu'il daigna reconnaître, bonheur
cependant un peu diminué par la perte de César
Ducrest, qui faisait partie de la compagnie de chasseurs
de mon bataillon, que j^aimais beaucoup, avec qui j'étais
sans cesse, et que le prince emmena et attacha à son
état-major.
Pendant que nous étions entrés en ligne au camp de
Suippes, Dumouriez et son chef d'état-major Thou-
venot(i) avaient conçu, développé et exécuté une pensée
(1) Le digne et honorable général Thouvenot, frôre de celui dont
^ il s'agit ici, et qui s*est trouvé sous mes ordres, les deux fois que
par intérim j'ai commandé à l'armée du nord de l'Espagne à
Vitoria, où il était gouverneur, savait par son frère que cette grande
L
CAMPAGNE DE 1792. 331
qui, malgré les ordres du gouvernement et l'avis de tous
les autres généraux de l'armée, sauva la France; elle
donnait le temps de former une armée avec des lam-
beaux épars, qui, lors du départ de La Fayette, étaient
tout l'espoir de la France et attestaient au plus haut
degré l'incapacité des généraux que Dumouriez remplaça.
De plus, les hésitations du duc de Brunswick, peu
docile à la volonté d'un roi qui dans cette campagne
nous aurait anéantis s'il avait exercé sa puissance au
lieu de la déléguer; la bataille de Valmy, qui apprit aux
coalisés à quels hommes et à quelles troupes ils avaient
affaire; l'approche de l'hiver; le pays exécrable où
Dumouriez avait eu l'habileté de forcer l'ennemi à se
jeter; ce que la saison eut de terrible et ce que la disette
ne tarda pas à avoir d'intolérable; bref, les maladies
qui se mirent dans l'armée prussienne et la forcèrent à
la retraite; tout concourut à rendre vain cet effort tenté
contre nous et qui devait être décisif; tout se réunit pour
nous laisser l'honneur de la campagne et l'initiative des
opérations ultérieures.
Je n'écris pas plus l'histoire de la guerre que celle de
la Révolution; je ne m'arrêterai donc pas au reproche
que dès cette époque on fit à Dumouriez de ne pas s'être
acharné à détruire l'armée prussienne, à la rejeter au
delà du Rhin et à conquérir la Belgique en la prenant à
revers ; ce qu'il pouvait faire au moment de la retraite
pensée était de lui. Je partage cette opinion : !• parce qu'elle allait
mieux à sa nature forte et réfléchie qu'A celle de Dumouriez, de
même que l'audace de l'exécution appartenait au génie de Dumou-
riez plus qu'au caractère de Thouvenot; S» parce qu'il fallut bien
que la haute réputation que Thouvenot eut de cette campagne de
1792, et que Dumouriez ne chercha jamais à atténuer, reposât sur
un grand service. Au reste, n'est-ce pas presque aussi glorieux
d'avoir exécuté cette pensée, comme le fit Dumouriez, et de se l'être
appropriée sans en avoir dépossédé celui qui l'avait imaginée?
I. 22
338 MÉMOIRES DU GENERAL BARON THIÉBAULT.
d^i duc de Brunswick, avec le coDCOurs de Kellermano
et eu côtoyant le Rhin; ce que plus tard il aurait pu faire,
sans ce concours, en suivant la Meuse jusqu'à Clèves. Il
préféra la devoir à une seconde campagne qu'à la con-
tinuation de celle de la Champagne. Peut-èlre ne voulut-il
plus du concours de Kellermann, général plus entêté
que capable et plus occupé de vanité que du succès dont
il ne devait pas avoir la gloire, et qui par là même ne
rendait pas le commandement d'un chef facile en garan-
tissant mal l'exécution de ses ordres. Quoi qu'i) en soit,
pendant que quelques corps suivaient les Prussiens plus
qu'ils ne les combattaient, Kellermann retournaità Metz,
et Dumouriez se reporta sur la Flandre et la Belgique,
^ où il devait gagner la bataille de Jemmapes et, pour la
troisième fois en trois. mois, ne pas tirer de sa victoire
ou de sa position le parti qu'elles pouvaient lui garantir.
Par suite de la bataille de Valmy, nous quittâmes le
camp de Suippes et nous nous rendîmes à Girancourt.
L'armée de Kellermann l'occupait encore. Sur le point
de paraître devant des troupes qui faisaient la guerre
depuis six mois, ce qui nOus semblait énorme, nous
redoublâmes de soins pour arriver à ce camp dans une
tenue d'autant plus militaire qu'elle serait plus belle;
mais nous fûmes fort mal récompensés de nos efforts.
Ce mot dit par un de ces grenadiers qui couchaient
dans la boue depuis un mois^ à un autre aussi sale que
lui : c Viens donc voir des grenadiers qui sortent d'une
boîte de coton... » ce mot ût une telle impression sur
nous, que le lendemain on ne nous distinguait plus du
reste des troupes.
C'est de ce camp que nous partîmes pour Valenciennes.
Malgré tout ce qu'on a pu dire des boues de la Cham-
pagne, il est difficile de se faire une idée de ce qu'elles
furent pendant cet automne. Les terres étaient devenues
SUR LES ROUTES DE LA CHAMPAGNE. 339
entièrement impraticables; les routes, délayées par des
pluies continuelles et défoncées par le mouvement de
tant d armées, étaient couvertes de cinq à six pouces de
bouillie crayeuse, dans laquelle il m'est arrivé de mar-
cher des heures entières sans voir mes pieds; au reste,
cette boue, cette atmosphère, ces journées de déluge,
jointes à la disette et aux raisins de nos vignes ven-
dangées, nous avaient donné un auxiliaire terrible
contre les Prussiens, que le fléau de la dysenterie avait
décimé^ Tous les villages étaient encombrés, empoi-
sonnés de leurs malades, qu'ils avaient été forcés d aban-
donner; les cadavres, entassés dans les cimetières.
Tétaient à ce point que la terre ne les recouvrait plus;
les routes et les bois en étaient jonchés ; on pouvait
suivre leurs colonnes à la trace de leurs morts. De telles
pertes équivalaient à des défaites, qu'une retraite hon-
teuse complétait. Mais la putréfaction de tant de corps
infectant l'air, jointe aux influences atmosphériques,
ne tarda pas malheureusement à rendre la dysenterie
épidémique. L'armée ne souffrit pas moins que les habi-
tants; mais en ce temps-là encore et dans cette posi-
tion, qui eût empêché les soldats français de chanter?
Nous ne tardâmes donc pas à égayer notre route par
une chanson dans laquelle, et sur l'air des Fraises, se
trouvait entre autres ce couplet :
Quand Brunswick dit aux soldats :
Volons À la victoire !
On répond : Culotte en bas,
Monseigneur, n'avons-nous pas
La foire, la foire, la foire!
Le 3 octobre, j'arrivai à Sainte-Menehould avec la
fièvre et je fus obligé d'y séjourner jusqu'au 12 au
matin; mais, fatigué des mauvais chemins et voulant
rejoindre plus vite mes camarades, je pris depuis Sainte-
3i9 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIEBAULT.
Menehould des chaises ou carrioles de poste, partout où
j'en trouvai; de cette sorte je rattrapai le bataillon à
Landrecies. Vigearde, que le barbotage n'amusait pas
plus que moi, me proposa de continuer les étapes de
cette manière, et, jusqu'à Valenciennes, nous ne parûmes
plus dans les rangs que pour entrer aux couchées et en
sortir. Cette ville dépassée, il ne fut plus question de
ces facilités; c'est donc très militairement que nous noas
rendîmes de cette ville à Condé, que le général Chance!
venait de rendre célèbre par une glorieuse défense; nous
ne fîmes, au reste, que la traverser, pour aller bivouaquer
dans la forêt de Bonsecours.
Nous occupâmes notre place de bataille dans la divi-
sion du général O'Moran, en prenant part aux petits
combats qui se renouvelaient chaque matin, et pour ma
part je me vis élever au grade de caporal, ce qui me
sauvait des factions et des corvées, puis trois jours après
au grade de sergent, ce qui m'affranchissait des poses.
Quant à l'accroissement de solde auquel ce grade me
donnait droit, je n'en parle pas, attendu que la plupart
des grenadiers de ma compagnie avaient considéré que
le prêt pouvait les engager au delà de leur volonté; de
cette sorte, je fus du nombre de ceux qui ne touchèrent pas
un sol pendant cette campagne; ce qui depuis m'a fait
penser que notre officier payeur avait dû faire avec nous
un fort profitable métier.
Il y avait plusieurs jours que nous respirions ainsi le
frais sous ce qui restait de feuillée dans le département
du Nord au mois de novembre, lorsqu'après avoir
beaucoup marché je crus faire merveille en m'établis-
sant pour la nuit dans un petit fossé, dont le rebord me
servait d'oreiller et dans lequel je ne tardai pas à
m'endormir profondément. Je ne sais à quelle heure
recommença la pluie, qui depuis deux jours avait
PERCLUS DANS UN FOSSK. 3^1
cessé; toujours est-il que, lorsque je fus réveillé par la
diane, je n'avais plus hors de Teau que la tête, Tépaul^
droite et les deux bras croisés sur ma giberne, sur
laquelle j'avais appuyé ma tète. Vite je voulus sortir d'un
bain si peu de saison; mais cela me fut impossible.
J'appelai; mes camarades me traînèrent à un grand feu,
devant lequel ils me retournèrent comme un mouton à
la broche. La chaleur du brasier, après m'avoir séché,
me rendit quelques mouvements; mais la fièvre me
reprit; il fallut me charrier à Gondé, où, par les soins
d'un de mes amis, on me prépara de suite, à l'hôtel du
Lion d^ovy une chambre que je trouvai chaude et un lit
que, à mon arrivée, on n'eut plus qu'à bassiner.
Mes camarades me faisaient fidèle compagnie, et de ce
nombre, sans parler de Vigearde, je citerai Grasset, qui
à Paris m'avait donné des leçons de violon, que mon
bonheur était d'entendre jouer de cet instrument, et qui
avait l'amabilité de faire chaque jour et pendant des
heures entières de la musique dans ma chambre; La
Fargue, aimable et bon garçon dans toute la force du
terme, et un nommé Giraud, ancien écuyer de la Petite
Écurie et qui, à défaut de mieux, me faisait rire(l); il
partageait ce rôle avec un capitaine de hussards d'une
{{) II possédait, à, un degré incroyable, le talent d'assembler dans
de longues périodes des membres de phrases qui n'avaient entre
eux aucune espèce de rapports ; comme il parlait vite, bredouil-
lait à volonté et gardait un imperturbable sérieux, comme do
plus c'était presque toujours à, demi-voix et comme conOdentiel-
lement qu'il débitait ses folies, on était parfois très longtemps
avant de découvrir sa mystification. On comprend dès lors qu'aux
tables d'hôte nous le placions toujours vers le milieu et près de
quelque honnête bourgeois, dont il ne tardait pas à s'emparer.
Suivant l'espèce d'interlocuteur qu'il se trouvait avoir, il lui cher-
chait parfois querelle de ce que celui-ci s'obstinait à paraître le
comprendre, et, comme alors il répétait tout haut une partie de ce
qu'il avait dit tout bas, on comprend l'embarras du patient, l'éton-
nement des autres convives et nos rires.
342 MKMOIRËS DU GENERAL BARON THIKBAULT.
cinquantaine d'années, homme non moins facétieux
qu'original. Ce fou prétendait que par grâce spéciale
ses yeux ne distinguaient aucun vêtement de femme,
et que, de quelque manière qu'elles fussent couvertes,
il avait la faculté de ne les voir que comme Dieu les
avait créées (1). J'avais donc du monde toute la journée,
et le plus souvent agréable société. De plus, le hasard
m'ayant fait soigner par un médecin habile, je pus me
lever dès le troisième jour, et, le quatrième au matin,
j'étais à causer avec Vigearde, lorsqu'on vint le prévenir
que le bataillon allait marcher pour attaquer l'ennemi.
Je me rappelle combien me fut cruelle la première
impression que me fit ce mot; mais cette amertume fut
courte, carde suite je pris la résolution de rejoindre ma
compagnie, quoi que l'on pût me direct quoiqu'il en dût
arriver. Toutefois je n'avais ni la force de faire à pied
la bonne lieue qui séparait Condé de notre bivouac, ni
celle de porter mon fourniment, mon uniforme et mes
armes; je partis en veste à manches avec un fusil de
chasse, que me prêta mon hôte, et dans une carriole où
je montai avec Vigearde. Le feu commençait comme
nous arrivions au bois, et nous mimes pied à terre. Nous
n'avions pas fait deux cents pas que nous vîmes venir à
nous un pauvre diable blessé à la tête, tout couvert de
sang et gémissant comme une Madeleine... c Je donne-
rais dix louis pour ne pas avoir rencontré ce coquin-là >,
me dit ce pauvre Vigearde, qui ne tarda pas cepen-
dant à rire lui-même de son exclamation et à convenir
qu il aurait fait un fort mauvais marché. Le canon ne
(1) Si excentrique qu'il fût, ce capitaine n*en avait pas moins
fait un chant do guerre qui n'était pas sans mérite, et dans lequel,
sur cette pensée que l'hiver ne devait pas arrêter nos braves,
isait :
Tous les temps sont bons pour la gloire;
Les lauriers restent toujours verts I
LE COMBAT DE BLATON. 343
tarda pas à se faire entendre, et, comme il donne des
jambes quand il n'en ôte pas, nous forçâmes de marche
et fûmes bientôt dans nos rangs. Au moment où nous
arrivions, une légion de tirailleurs, soutenue par
quelques pelotons, chassait les tirailleurs ennemis des
buissons qui se trouvaient entre leur position et la
nôtre; elle s*y établit. L'ennemi ne pouvait nous laisser
maître de ses approches et rester dans sa position;
aussi forma-t-il trois colonnes, pour reprendre ces appro-
ches; mais le lieutenant général O'Moran, qui nous com-
mandait en personne, avait prévu ce retour, et, aussitôt
que le mouvement de l'ennemi fut assez avancé pour
qu'il ne s'arrêtât plus, nous fûmes rapidement formés
en colonnes d'attaque par bataillons et mis en mou-
vement au pas de charge, sous la protection du feu de
toutes nos pièces. Les colonnes de l'ennemi, canonnées et
peu après abordées à la baïonnette, furent bouleversées;
c'est pour ainsi dire pêle-mêle avec les fuyards de ces
colonnes que nous arrivâmes au village de Blaton,
que nous enlevâmes et où la division prit position. Ce
combat, qui ne nous coûta aucun de nos amis, nous
parut superbe, de même que le métier des armes fut à
nos yeux le premier du monde, et la guerre la plus
inspiratrice des conceptions de Thomme ; il eut pour objet
d'empêcher le corps que nous avions en tête de ren-
forcer les troupes que Dumouriez battait ce jour-là
même à Jemmapes, avec le restant de son armée dont
nous formions la gauche. Le combat terminé, le général
O'Moran passa devant le front de bandière de ses trou-
pes; surpris de voir dans un bataillon aussi bien tenu
que le nôtre un grenadier en veste, il en demanda le
motif, et ce que le chef de bataillon Le Brun lui répon-
dit à ce sujet contribua à me valoir les deux grades
qu'il me donna quatre ou cinq mois après.
314 MÉM01RKS DU GÉNÉRAL BARON TlilKBAULT.
Tant qu'avait duré le combat, l'ardeur que ne peut
manquer d'exciter une première action véritable contre
l'ennemi, m'avait tenu lieu de forces; mais sitôt après
je me sentis accablé de fatigue. La lièvre me reprit, et
force fut de retourner à Condé.
Gomme tout annonçait que l'armée suivrait ses avan-
tages et continuerait à se porter en avant, mes adieux
à mes camarades et surtout à Vigearde furent fort tristes.
Je repris donc ma carriole; le temps, assez beau
dans la journée, se refroidit vers le soir; ma veste qui
convenait à mes forces ne convenait plus à la tempéra-
ture; un rhume violent se joignit à ma première indis-
position, et je rentrai à mon auberge en assez mauvais
état. Après quelques jours de soins, je voulus cependant
encore rejoindre mes amis, et je me remis en route, che-
minant moitié à cheval; mais, surpris par le temps tou-
jours plus froid, je crachai le sang et je fus obligé de
m'arrêter. J'écrivis donc à Vigearde et lui transmis une
demande ayant pour objet d'obtenir l'autorisation de
rentrer chez moi.
Griffonnée sur une feuille de papier canaille, la seule
pourtant qu'il me fût possible de me procurer, cette
feuille pouvait être réputée imprésentable. Je n'avais
aucun moyen de la recopier; ma chambre se trouvait
de plain-pied avec la route encombrée de blessés et de
soldats ivres, parmi lesquels un dragon soûl furieux,
qui, le sabre à la main, provoquait quiconque voudrait
se battre avec lui. Au milieu de ce vacarme atroce
et du désordre que la nuit complétait, ma rédaction fut
passablement godiche; mais, à l'exemple de cet homme
qui disait : « Comment voulez-vous qu'on mette l'ortho-
graphe avec une plume de cuisine? t je pourrais dire :
c Comment voulez-vous qu'au milieu d'un tel charivari
on pût savoir ce que Ton écrivait avec une plume de
CONGE DE CONVALESCENCE. 345
cabaret? » Malgré cela, et quoique je Teusse adressée
à un général, afin que Vigearde pût la présenter à celui
qui se trouverait commander notre bataillon (ce qui
prouve que je n'avais pas encore une idée fort juste de
la hiérarchie des grades), cette demande n'en fut pas
moins visée et appuyée par les deux lieutenants (1) de
mon bataillon, par les trois ofliciers de ma compagnie,
et mon retour chez mon père fut autorisé par le général
Dampierre. Mais, pour quitter l'armée, je n'attendis
pas même cette espèce de congé illimité, et je partis
pour Épinal, où ce congé me parvint. Là m'attendaient
les soins d'une mère aussi tendre qu'adorée, et c'est là
que, pour la dernière fois, je devais me trouver entouré
de toute ma famille; enfin c'est là que j'allais retrouver
cette aimable et jolie Chonchon, c'est là enfin qu'en dé-
pit de ce surcroît de bonheur, de deux ou trois pieds de
neige et de quelques promenades et escalades nocturnes,
je me rétablis en moins d'un mois.
Les diligences n'étaient pas alors aussi confortables
qu'aujourd'hui (1837), où cependant on jure parfois
contre elles; on ne 8*en plaignait pas alors, et celle qui
de Valenciennes me conduisit dans les Vosges par les
Ardennes, la Meuse et la Meurthe, était une horrible
guimbarde.
La société que j'y dus subir eût été amusante pendant
quelques heures, mais ne tarda pas à me paraître beau-
coup trop digne du coche dans lequel nous cheminions.
De fait, je me trouvais, moi sixième, avec cinq femmes
de sous-officiers devenus officiers. De ces créatures la
plus jolie était laide, la plus jeune était vieille, la plus
modeste était trop fière pour se compromettre avec un
(1) M. Le Brun signait : lieutenant-colonel en chef; M. Le Ter-
rier : lieulenant-colonel en second; et ce n'étaient pourtant que
deux chefs de bataillon
346 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
soldat comme moi. Je ne sais qui venait de faire à Tune
d'elles des reproches de mauvaises manières et de mau-
vais ton, que toutes méritaient au même degré : mais
elles prirent fait et cause avec acharnement, en exhalant
leur indignation et leur colère; elles soutinrent que per-
sonne n'avait meilleur ton que les femmes de troupes.
Encore, si elles s'étaient bornées aux discours; mais
elles tinrent à justifier leur assertion par des preuves;
dès lors, la pantomime, les minauderies se joignirent
au caquetage. Leur tactique, car elles en montrèrent
plus que leurs maris n'en avaient sans doute, était
remarquable. Celle qui, la première, se comprenait dans
un compliment collectif, le faisait sous la forme du
doute, une seconde se récriait, une troisième affirmait,
et les deux autres sanctionnaient. « Ainsi... il me sem-
ble... comment donc... certainement... ah t je crois
bien... > Et tout se décidait à la plus grande gloire des
femmes de troupes, nom qu'avec orgueil elles se don-
naient à elles-mêmes.
A Dun, où nous soupâmes vers une heure du matin,
on nous servit un brochet refroidi dans du cuivre et qui
nous empoisonna tous. Je n'en étais pas fâché pour ces
dames, dont la vanité se trouvait soumise à de rudes
épreuves; mais pour ma part j'en fus très souffrant; une
bouteille de lait, que je faisais remplir à mesure qu'elle
se vidait, finit par calmer mes douleurs et par me
mettre en état de continuer ma route.
On sait tout le bonheur qui m'attendait à Épinal ; mais,
par suite des bouleversements de cette époque, ce bon-
heur ne tarda pas à être cruellement détruit. La place
que mon père avait dans les Vosges fut supprimée;
c'était depuis quatre ans la quatrième fois que son exis-
tence était changée ou brisée. Comptant sur une stabi-
lité définitive, il avait transporté dans les Vosges tout
COMMISSAIRES EN BELGIQUE. 347
son mobilier, y avait établi sa famille et venait d'y
acheter une petite propriété. Projets, espérances, pré-
sent, avenir, tout se trouvait anéanti ou remis en ques-
tion, et dans quel moment! Dans un moment où, en
demandant une place, on tremblait de celle qui pouvait
vous être ofTerte. Il en écrivit donc aux amis qui lui
restaient à Paris; mais, déjà informés de la suppression
qui venait de l'atteindre, ces amis s'étaient occupés de
lui, et Grouvelle,qui avait pour lui une sorte de vénéra-
tion et qui avait été vivement touché de la manière
dont j'étais parti pour l'armée, l'avait fait nommer l'un
des commissaires dans la Belgique, récemment soumise
à nos armes et qu'on voulait réunir à la France, tout en
ne paraissant que l'accepter d'elle-même. Cette partie
de la mission était un secret que l'avenir seul dévoila;
le but ostensible était l'administration des provinces
conquises. Quant à mon père, il ne vit que le bonheur
d'être employé hors de France; il accepta donc sans
hésiter et, le 28 décembre, partit avec moi pour Paris.
Je quittai avec un violent chagrin une jeune fille char-
mante que j'avais retrouvée aussi exaltée pour moi que
je l'étais resté pour elle; je me séparai avec une vive
douleur de ma sœur, mais avec désespoir de ma mère.
Je ne sais quel pressentiment nous disait que cet adieu
serait éternel.
Notre voyage fut fort triste, notre arrivée à Paris le
fut davantage. Le procès du Roi, qui se continuait avec
acharnement et dont on ne prévoyait que trop la Un,
achevait de rendre le séjour de cette ville menaçant et
lugubre. Si mon père avait pu la quitter de suite, il l'au-
rait fait; mais le choix seul des commissaires était
connu, leur répartition dans les principales villes de la
Belgique n'était pas arrêtée, il fallut l'attendre; elle fit
connaître qu'une commission serait placée dans cha-
34S MÉMOIRES DU GÉNKUAL BARON THIKBAULT.
cune des villes de Belgique, et que chacune de ces com-
missions serait composée de deux commissaires. Par
une nouvelle attention de M. Grouvelle, alors secrétaire
du Conseil exécutif provisoire, et qui eut l'horrible
mission de lire à Louis XVI le jugement qui le condam-
nait, la ville de Tournai reçut deux commissaires,
dont mon père, et un adjoint aux appointements de
300 francs par mois; cet adjoint, ce fut moi; de cette
sorte je ne rentrai pas à la liquidation, où, par dé-
cret et comme défenseur de la patrie, j'avais conservé
ma place et les émoluments qui y étaient attachés. Mon
père n'obtint ses instructions et nos passeports que le
19 janvier dans la journée; mais, comme il avait en
horreur de se trouver à Paris le jour où le Roi devait
être exécuté, nous partîmes en poste le 20, à huit heures
du soir.
Mon père s'attacha même à voyager le plus lentement
possible. Il voulait que la nouvelle de cette terrible
mort l'eût précédé de plusieurs jours à Tournai, afin
qu'il pût éviter de s'en expliquer; précaution d'autant
plus nécessaire qu'il était, en matière aussi grave, inca-
pable de cacher sa pensée, qu'il ne reconnaissait pas à
la Convention le droit de juger le Roi, et qu'en tout cas
un appel au peuple lui semblait un dernier recours né-
cessaire. Telle avait été l'opinion qu'il avait soutenue
dans une brochure publiée par lui à Épinal, et dont,
par un inconcevable bonheur, personne ne reparla. Il
eut, au reste, à se féliciter de ses prévisions et de ses
précautions. Interrogés en route, nous ne savions rien
et n'avions par conséquent rien à dire; puis, quand nous
arrivâmes à Tournai, on ne parlait presque plus du fu-
neste événement, ou du moins on n'y revenait que par
monosyllabes.
A Dieu ne plaise que je m'arrête à un tel sujet; mais
L'EXÉCUTION DE LOUIS XVI. 34D
plus cette mort fut déplorable, et plus ses moindres
circonstances acquièrent de valeur. Je commencerai
donc par une rectification.
On croit généralement et j'ai longtemps cru moi-
môme que Louis XVI avait été guillotiné au milieu de la
place Louis XV, c'est une erreur; on a guillotiné dans
toutes les parties de cette place (1) excepté là. Quant à
Louis XVI, il a été guillotiné entre le milieu de la com-
munication du centre de cette place avec le cours la
Reine et le côté nord du fossé qui, au-dessous du pont,
borde le quai, c'est-à-dire au nord de ce fossé et au sud
de cette communication. C'est là, en effet, que l'écha-
faud avait été dressé et que fut consommé le forfait. On
sait qu'un jeune homme eut le courage de se faire jour
jusqu'au pied de l'échafaud et de présenter au bourreau
un mouchoir blanc, en demandant de le tremper dans
le sang encore ruisselant de l'auguste victime; ce vœu
ayant été immédiatement exaucé, et sans parler de
quelques brigands qui trempèrent dans ce sang accusa-
teur des bouts de pique et des linges afin d'en faire
d'effroyables trophées, un assez grand nombre d'autres
spectateurs, enhardis par l'exemple du premier, se pré-
cipitèrent dans le même but et furent également servis.
De ce nombre était M. de La Roserie, sous la dictée
duquel j'écris ce passage. Quoiqu'il eût terminé ses
études, et certes d'une manière fort distinguée, il n'avait
pas quitté son collège, parce qu'il avait jugé qu'un
étudiant ne pouvait courir à Paris aucun risque;
entraîné par l'activité de son âge, par le besoin des
(1) Pendant les trois derniers mots de la Terreur, on ne guilloti-
nait même plus qu'au grand rond de la barrière du Trône, et,
comme chaque jour on guillotinait des malheureux par centaines,
on projeta un conduit destiné à porter les flots de sang des vic-
times à la rivière, qui de cette sorte serait devenue une source
digne de désaltérer tous les révolutionnaires de France.
350 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
impressions môme les plus pénibles, il avait été témoin
de l'atroce exécution et voulut aussi recueillir quelques
gouttes de sang du Roi martyr ; mais, n'ayant pas de
mouchoir blanc sur lui, il y suppléa par une lettre qu'il
venait de recevoir, et à défaut de laquelle il n'aurait pu
recourir qu'à une fraction de son dernier vêtement.
Cette lettre sufSt, elle lui fut rendue teinte de sang ;
il se hâta de l'envoyer à sa mère, qui la conserva comme
une relique.
CHAPITRE XII
En arrivant à Tournai, nous descendtmes à l'abbaye
Saint-Martin, où notre logement avait été fait.
Le lieutenant général O'Moran , commandant le Tour-
nésis et les deux Flandres, avait son quartier général
dans le même bâtiment, dont il occupait le premier
étage et dont nous occupâmes le rez-de-chaussée.
Ce général O'Moran était un digne et vénérable vieil-
lard, plein de bonnes manières, d'aménité même; il nous
reçut à merveille, et, apprenant par mon père que trois
mois plus tôt j'étais sous ses ordres comme sergent de
grenadiers au bataillon de la Butte des Moulins, il vou-
lut bien se rappeler ma conduite au combat de Blaton.
Mais si nous fûmes très contents de lui, il fut enchanté
de nous; il n'avait pu manquer de redouter le choix des
membres de cette commission de Tournai. Or mon
père dépassait par lui-même tout ce qu'on pouvait
espérer de mieux; de plus, il devint un frein pour son
collègue. Aussi, cédant aux sentiments que mon père
commandait à tant de titres, le général voulut que nous
n'eussions d'autre table que la sienne, dont le pays au
reste faisait les frais, et pour moi il poussa la bonté
au point de mettre à ma disposition pour mes prome-
nades ses quatre chevaux de selle qui provenaient de la
Petite-Écurie et étaient du nombre des plus beaux che-
vaux de chasse qu'ait eus Louis XVI. L'un d'eux surtout.
35-2 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON TIIIEBAULT
noir, nommé le Cygne, était l'un des plus beaux chevaux
et des plus ardents que j'eusse montés de ma vie.
Le général avait deux aides de camp, Pun insignifiant
dont le nom qui m'est échappé importe peu; l'autre,
trop loin de Tètre, que son nom de Jouy désigne assez
et avec lequel, pour mon malheur, je ne tardai pas à
me lier de la manière la plus intime. C'était en effet
un jeune homme d'une figure chiffonnée, vif, pétillant
d'esprit, d'une imagination au dernier point romanesque
et bruyante, qui au prestige de ses campagnes de l'Inde
joignait la célébrité de vingt roueries et qui, à ce mo-
ment, faisait encore retentir les échos de Tournai d'une
aventure dont l'héroïne était cette charmante et belle
Mme Lenormand d'Étiolles.
Enfin, pour terminer cette sorte de revue, je dirai un
mot du collègue de mon père, nommé Beaumé. Cet
homme d'une cinquantaine d'années, blond grisonnant,
au mufle de chat, au regard incertain, à la patte veloutée
comme au ton patelin, était familier au point d'en être
dégoûtant, lorsque de ses flasques mains il tripotait les
mains de ceux à qui il parlait. C'était un prêtre défroqué
et marié; cette découverte acheva de nous mettre sur
nos gardes. 11 était d'ailleurs fin, c'est-à-dire faux; il
avait de l'esprit, c'est-à-dire l'habitude de tous les rôles;
mais, sa constitution molle ou même lâche devenant un
palliatif, il n'avait ni l'activité ni le courage du mal dont
il était capable; mon père prit de suite sur lui l'ascen-
dant du caractère et du mérite, et s'empara du travail de
manière à ne lui laisser que la broutille, dont les trois
quarts encore étaient expédiés par moi. Nous évitâmes,
en outre, de donner sur nous aucune prise, et nous
n'eûmes pas à nous plaindre de ce collègue.
Il y avait à peine dix jours que nous étions à Tournai,
lorsque nous reçûmes, au nom des autres commissaires
LA BELGIQUE CONQUISE. 353
de la Belgique, rinvitation d'envoyer à Bruxelles un des
membres de la commission de Tournai, pour arrêter
quelques mesures urgentes concernant la Belgique en-
tière. Mon père proposa à Beaumé de s'y rendre, c Je
pense, mon collègue >, répondit ce dernier, c que [nous
ferons beaucoup mieux d'y envoyer Paul (ainsi qu'il se
permit presque de suite de me nommer) ; cette réunion
a un but caché; en n'y allant ni vous ni moi, nous
verrons venir. »
Cet avis, qui peignait l'homme, était cependant assez
bon pour être adopté. Je partis le 7 février pour
Bruxelles, où, par parenthèse, m'étant rendu au Parc
pour dîner en descendant de voiture, j'y fus encore une
fois empoisonné par je ne sais quel ragoût refroidi dans
du cuivre. Quant à ma mission, je me réunis, dès le
lendemain matin de mon arrivée, à la totalité des com-
missaires résidant ou convoqués à Bruxelles. C'étaient
tous des coryphées de la faction qui devenait domi-
nante, et ce fut 4 qui l'emporterait sur l'autre en fait
d'exaltation révolutionnaire. Ceux qui nous recevaient
étaient au nombre des plus exagérés; parmi eux se
trouvait Chaussard, qui avait substitué à son nom celui
de Publicola.
A titre de simple adjoint et comme le plus jeune, je
fus chargé des fonctions de secrétaire. Aux discours qui
furent prononcés dès la première des deux réunions que
nous eûmes, je m'aperçus que les rôles des meneurs
avaient été concertés, et que leurs thèmes et leurs plai-
doiries étaient convenus d'avance. Le but était de
prendre l'initiative sur la réunion de la Belgique à la
France, et de la faire voter par les populations des dif-
férentes provinces, mais de manière que la Conven-
tion n'eût plus qu'à exaucer le vœu des Belges ou, pour
être plus exact, qu'à accepter ce que de fait elle prenait.
I. 23
354 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON TUIÉBAl'LT.
Afin que la comédie fût complète, quelques objections
furent faites, mais aussitôt victoneusement combattues.
L'adoption du projet fut unanimement votée, acclamée
par tous les présents, excepté par moi, qui dus remplacer
mon vote par un petit discours. Je déclarai que, quoique
personne n'appréciât davantage l'utilité, l'importance et
l'à-propos de cette mesure, ainsi que les sentiments
patriotiques qui la dictaient, quoique les moyens d'exé-
cution proposés me semblassent de nature à concilier
tout ce qui pouvait l'être, et que je n'entendisse pas
mettre en doute l'adhésion des deux commissaires de
Tournai, encore qu'il ne m'appartenait ni de la garantir,
ni de la préjuger, je ne devais, moi simple adjoint,
n'ayant pu être muni d'aucun pouvoir suffisant, faire
autre chose que rendre compte de la réunion, et que je
le ferais en arrivant à Tournai, où je serais sous peu
d'heures. Je retournai donc à Tournai, et tellement
vite que le courrier ^e Paris, sur lequel je n'avais pas
deux heures d'avance, et qui portait à Paris le procès-
verbal de ces séances, y porta également un rapport que
mon père, M. Beaumé et moi, nous signâmes, et qui, ren-
dant compte de tout, demandait des ordres ou du moins
des instructions. Le ministre des affaires étrangères
ne fit pas attendre sa décision. A la terreur qu'avaient
causée les armées autrichiennes et prussiennes, avait
succédé la soif des conquêtes et de l'agrandissement.
Les propositions faites à Bruxelles furent approuvées, et
chacune des commissions de la Belgique reçut l'ordre
de prendre les mesures nécessaires pour que cette réu-
nion fût votée par le plus d'habitants notables que cela
serait possible.
Nous avions trouvé à Tournai Mme de Sillery (la com-
tesse de Genlis), et avec elle sa nièce, Mlle Henriette de
Sercey, puis Mlle d'Orléans ou la citoyenne Égalité,
M*'' DE GENLIS A TOURNAI. 355
comme on l'appelait alors (i). Ces dames revenant
d'Angleterre, il y avait quelques mois, n'avaient pu
obtenir la permission soit de rentrer, soit plutôt de
rester en France, où je crois qu'elles avaient débarqué.
D'autre part, repoussées par l'émigration, il leur était
à peu près impossible de quitter les pays occupés par
nos armées, et, dans cette situation, continuant à solli-
citer une rentrée que par bonheur pour elles elles
demandèrent en vain, elles arrêtèrent de s'établir dans
une des villes les plus voisines de nos frontières, et qui
fût en même temps occupée par Tarmée de Dumouriez,
dont le duc de Chartres commandait le centre. Là elles
attendraient que l'on prononçât sur leur sort.
La question de savoir si nous les verrions ou non,
cette question provoquée par un mot du lieutenant
général O'Moran, fut posée par Beaumé. Mon père dé-
clara que, loin d'y voir un inconvénient, il trouvait
qu'il y avait convenance à aller dans une maison que
fréquentait le général, où tous les fonctionnaires fran-
çais avaient été reçus, continuaient à l'être, et où il
paraîtrait extraordinaire que nous n'allassions pas.
Beaumé se rendit; mais, par une précaution, par une
infamie digne de lui, il écrivit, ainsi que nous le sûmes
plus tard, au ministre que le désir d'être au courant de
(1) Thiera. HUtoire de la Révolution françaiie, t. IV, p. 117,
3* édit., dit : « La sœur du duc d*Orléans et Mme de Sillery fuyant
les proscriptions... étaient à A th. » Ce n'était pas la sœur, mais la
fille du duc d'Orléans ; sœur, elle Tétait du duc de Chartres d'alors,
de Louis-Philippe régnant (1837), de même qu'elle est devenue la
Madame Adélaïde d'aujourd'hui. De plus, ces dames étaient à
Tournai et non à. Ath... Une autre erreur doit être signalée
page 112 du même volume : « Ses deux fils (au duc d'Orléans)...
occupaient le premier rang dans Tarmée de Belgique... » Le duc de
Chartres seul était à cette armée; le duc de Montpensier et le
comte de Beaujolais étaient à l'armée des Alpes.
356 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON TUIÉBAULT.
ce qui se passait dans cette maison nous avait décidés à
y aller.
Le lieutenant général O'Moran voulut bien se charger
de pressentir ces dames sur notre visite, et, le surlende-
main de notre arrivée, nous leur fûmes présentés par
lui. Elles recevaient presque tous les soirs à huit heures.
Mon père, malgré l'accueil le plus flatteur, ne leur fai-
sait guère la cour que deux fois par semaine. Beaumé.
à qui on cachait faiblement l'opinion qu'on avait de lui.
affectait une familiarité dont certes personne ne lai
donnait l'exemple, et que personne n'imita; il y venait
donc plus souvent. Quant à moi, je fus bientôt Tobjet
de bontés toutes particulières. J'étais non seulement
reçu tous les jours, mais je Tétais le matin comme le
soir. Mademoiselle, dont Mlle Henriette partageait Tap-
partement, me faisait la grâce de me recevoir dans la
seule pièce qu'elles eussent à elles deux. Parfois je fus
même admis à l'honneur de déjeuner avec elles, et alors
j'arrivais à neuf heures du matin. Quand elles avaient
des promenades à faire, j'étais leur cavalier unique ou,
comme elles m'appelaient, leur « fidèle chevalier ».
Lorsqu'elles se promenaient avant dtner, je restais pour
dîner avec elles et avec Mme de Sillery, qu'on ne voyait
jamais avant Kheure de ce repas. Lorsqu'elles ne se
promenaient pas le matin et que je n'avais pas dîné avec
elles, elles venaient me prendre en sortant de table
(trois heures et demie du soir) dans leur voiture; nous
nous promenions jusqu'à la nuit et habituellement dans
un vaste jardin fermé, dont je m'étais fait remettre la
clef. Lorsque Mme de Sillery ne recevait pas, elle nous
renvoyait vere sept heures du soir pour travailler; alors
je passais chez ces demoiselles, où je n'ai jamais vu
d*autre homme que moi, si ce n'est Jouy une ou deux
fois, et quoique nos entretiens ne fussent pas fort gais,
M"^ DE SERCEY ET M"* D'ORLÉANS. 357
attendu que les éyénements en étaient trop souvent
l'inévitable sujet, il était parfois une heure du matin
lorsque je quittais. Enfin je recevais, le plus souvent
avant neuf heures du matin, un billet de Mlle de Sercey,
billet de la plus jolie écriture, tourné avec une grâce
charmante, et qui contenait l'arrangement de notre
journée.
Mlle de Sercey peignait fort bien et voulut faire et fit
de moi un portrait, que j'ai encore avec la bonbonnière
d'écaillé blonde sur laquelle elle le fit mettre. Eh bien,
pendant une de ces séances, Mademoiselle, sachant ma
passion pour la musique et jouant admirablement de la
harpe (1), eut l'inconcevable bonté d'exécuter quelques
morceaux, « afin, disait-elle, que je ne m'ennuyasse pas »;
ce fait achève de révéler à quel point cette princesse
était faite sur le plus aimable modèle.
Je ne sais combien de petits ouvrages de dames, dans
lesquels elles excellaient, occupaient leurs soirées.
Ayant reçu de la paille d'Italie, elles se mirent à la tres-
ser pour en faire des chapeaux. Ce tressé à quatre brins
n'était pas facile; cependant, à force de les regarder faire,
je crus pouvoir essayer de les aider et j'y réussis. Enfin,
Mlle de Sercey, faisant jusqu'à des portefeuilles de
maroquin, m'en fit un vert, que j'ai également eu le
bonheur de conserver.
(1) Un jour que je vantais son talent À Mme de Sillery, celle-ci me
répondit : « N'ayant pu lui donner de l'esprit, je lui ai donné des
talents... » D'une part, on n'a pas de grands talents sans esprit;
de l'autre, pour punir Mme de Sillery de cette impertinence dont je
lus scandalisé, je voudrais qu'elle pût juger ce cpic cette princesse
est devenue sous le rapport de la capacité et de l'esprit. Que serait-
ce encore si elle assistait au règne de Louis-Philippe, dont elle
disait : « Il est plein de bonnes qualités, mais il n'aura jamais
aucune de celles qui sont nécessaires & un roi. » Se tromper plus
grossièrement est impossible, mais se tromper ainsi sur ses élèvrs
passe la permission.
358 MEMOIRES DU GENERAL BARON THIEBAULT.
On causait un soir de différents jeux : on cita le tric-
trac. < Il faut que ce jeu soit fort difficile >, dit Mme de
Sillery, c car j'ai voulu l'apprendre et je n'aipas pu par-
venir à en comprendre la marche, i Je voulus n'attribuer
l'inutilité de cette tentative qu'au peu d'intérêt qu'elle y
avait mis ou à l'insuffisance de celui à qui elle s'était
adressée, et j'ajoutai : < Je suis si certain de ce fait,
qu'en deux heures je parierais mettre Mlle Henriette à
même de faire six trous sans école. 9 On m'en défia :
Mlle Henriette s'y prêta avec toute son attention, comme
avec toutes ses grâces, et au bout d'une heure et demie
elle justifia tout ce que j'avais avancé.
n est impossible de rien imaginer de plus calme et
pourtant de plus enivrant que ces journées, qui pour
moi s'écoulèrent trop vite et dont le souvenir ne peut
pas plus s'effacer de ma mémoire, que la reconnais-
sance que j'en ai conservée ne peut s'affaiblir dans mon
cœur. Au reste, rien de plus pur que ces relations
n'exista sur la terre. Je ne parle pas de celle pour qui
tout se confondait dans le respect dû à son rang et à son
malheur présent; mais Mlle Henriette avait dix-huit
ans, j'en avais vingt-trois; elle était jolie entre toutes
et, pour me servir d'une expression employée par M. le
duc de Chartres, dans une lettre qu'elle me montra et qu'il
lui avait écrite, « fraîche comme la pêche vermeille ».
Avec ma prédisposition à l'enthousiasme et au roma-
nesque, on aurait pu voir des choses plus extraordi-
naires que l'amour qu'elle m'eût inspiré, à la suite de
relations si journalières et d'une intimité si réelle. Pen-
dant des entrevues de seize heures nous étions aban-
donnés à nous-mêmes. Ëh bien, je puis l'attester en
rappelant cet épisode de ma vie, je n'ai pas eu une inten-
tion à cacher, pas une pensée à taire, comme je n'eus
pas un désir à réprimer. L'idée, je ne dis guère du fruit
LA SOCIÉTÉ DE M*'' DE GENLIS. 859
défendu, mais de la plas insignifiante des fleurs à cueil-
lir, n'exista pas. J'ignore s'il m'est arrivé de lui baiser
la main, ou seulement de la lui prendre, cette familia-
rité sans objet ne peut guère venir à l'esprit; mais je
puis dire que, si Dieu dans son Éden avait obtenu cette
innocence dont on peut citer cet exemple et dont je
m'honorai alors pour la première et la dernière fois,
Adam et Eve auraient conservé l'immortalité. Une longue
vie du moins nous en a récompensés, puisque nous
vivons encore tous trois quarante-cinq ans après.
Mme deSiliery, qui mêlait des romans à tout, voulait
me marier avec une demoiselle, que ces dames appe-
laient Herminie, qui est devenue Mme Royer-Collard, que
je n'ai jamais vue, je crois, mais sur laquelle je n'ai pas
entendu un mot qui ne fût un hommage; abstraction
faite de tout ce qui n'était pas elle, j'aurais été fort heu-
reux de l'épouser. Quant à Mademoiselle, elle me promet-
tait un logement au Raincy, où ces dames projetaient
de passer les étés; enfin Mlle Henriette m'offrait en per-
spective les délices d'une amitié durable. Et que sais-je
de combien d'illusions, de projets s'enrichissait cette
félicité idéale, que de si terribles et si brusques événe-
ments devaient suivre! Mais, en attendant que le voile
qui nous cachait l'avenir se déchirât, le présent pour
être heureux ne manquait que de garanties; les récep-
tions de Mme de Sillery, dont elle, mon père et Jouy
faisaient presque tons les frais, étaient souvent très
remarquables et variaient nos soirées. «
Il arrivait cependant que par des inconséquences,
des inconvenances incroyables, Jouy causait parfois
d'étranges embarras. Un jour, entre autres, Mme de
Sillery venait de peindre avec beaucoup de pathétique
le malheur d'une fenmie qui avait cédé à un coupable
égarement, lorsque Jouy devant dix personnes, en
360 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBA13LT.
présence de Mlle Henriette, en présence de Mademoi-
selle, dit : c En vérité, madame, il est impossible de
donner à une situation de cette nature un plus puissant
intérêt que vous ne venez de le faire, mais aussi...
Qui ne sait compatir aux maux qu'on a soufferts ? *
Nous fûmes atterrés et un moment sans oser nous
regarder. .
La scène la plus complète que nous dûmes à Jouy fut
celle-ci : Il avait fait un voyage à Paris, et il en revint
peu de jours après que les journaux avaient parlé d'un
homme qui avait le pouvoir d'évoquer les morts.
La première chose que Mme de Sillery lui demanda,
à son retour, fut s'il avait entendu parler de cet homme.
« Sans doute, répondit Jouy avec gravité. — Auriez-
vous assisté à une de ses évocations? — J'ai fait plus,
madame, je suis parvenu à me faire initier à ses mys-
tères. — Vous? 9 Et tous les regards se fixant sur lui, il
confirma le fait par une seconde afiîrmation. c En ce
cas, reprit Mme de Sillery, je pense, monsieur de Jouy,
que vous ne me refuserez pas de me rendre témoin d'une
de ces expériences, et dès ce soir si cela est possible.
— Madame, répliqua-t-il d'un ton presque solennel, ces
évocations ne peuvent être improvisées. Trois jours,
au moins sont indispensables pour achever de tout
réunir, pour tout disposer et même pour se recueillir
et se préparer. Ensuite, qui subirait cette épreuve?
De graves accidents, madame, ont résulté de la témé-
rité de quelques personnes; le choix dont je vous parle
mérite une attention sérieuse. — Mais, continua Mme de
Sillery, ne pensez-vous pas qu'Henriette supporterait
répreuve? — Pour rien au monde, je ne commence-
rais par une dame. » A ce mot, les physionomies des
dames s'altérèrent; il ne fut plus question que de savoir
UNE SÉANCE CHEZ M»' DE GENLIS. 361
quel homme se déyouerait. J'étais le plus jeune, tous les
▼isages se portèrent sur moi; je m'offris et je fus agréé
par acclamation. Restait à fixer le jour; nous étions au
mercredi; le délai indispensable nous conduisait au
samedi. < Rien de mieux, observai-je, c'est le jour du
sabbat. ' Mais, sans relever cette plaisanterie, Jouy
prétendit que, pour des raisons sur lesquelles il était
impossible qu'il s'expliqu&t, le dimanche, autant qu'on
le pouvait, devait être préféré.
Au jour de l'évocation, nous nous rendîmes à huit
heures et demie du soir chez Mme de Sillery, le général
O'Moran, le commandant de la place, le commissaire
des guerres, Beaumé, mon père et moi. Quant à Jouy, il
nous avait précédés pour faire les préparatifs indispen-
sables. Une petite pièce y était entièrement tendue de
blanc; une seule lampe suspendue l'éclairait. L'ameu-
blement ne consistait qu'en un grand fauteuil, placé au
milieu et recouvert en entier par une espèce de linceul.
Tout se trouvant disposé, on prit place dans la chambre
de Mademoiselle, dont cette petite pièce formait le cabi-
net de toilette. Après m'avoir interrogé avec une véri-
table sollicitude, pour savoir si ma résolution était iné-
branlable, Jouy m'invita à entrer dans cette espèce de
sanctuaire et referma à clef la porte sur moi.
Aussitôt il plaça contre cette porte et au centre du
demi-cercle que formaient les spectateurs, une table, sur
laquelle se trouvaient quelques fioles, diversement colo-
rées par les liqueurs qu'elles contenaient, plusieurs
petites bottes renfermant des poudres, quelques feuilles
de papier et un crayon. Deux bougies et deux vases
de cristal vides furent mis sur la même table, que
recouvrait une serviette; enfin un livre arabe, une
épée nue et deux clefs complétèrent le mobilier caba-
listique.
362 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
Or Jouy, ayant fait toutes ces choses et vu que cela
était bien, comme dit la Genèse, s'assit gravement devant
la table, inclina la tête, qu'il appuya dans ses deux
mains, marmotta quelques paroles inintelligibles et
parut absorbé dans une méditation profonde. Quelques
moments après, il se releva et me demanda à haute
voix : « Étes-vous prêt? » Et sur ma réponse : « Je le
suis 9, il présenta à Mme de Sillery le crayon et une
feuille de papier, afin qu'elle écrivit le nom de la per-
sonne dont elle voulait faire évoquer Tombre. Elle écri-
vit : Louis XVI.
La cérémonie commença. Les fioles furent vidées
dans l'un des vases, puis transvasées dans Tautre; des
poudres furent mêlées aux liqueurs. Entre chacune de
ces opérations, faites avec lenteur, entremêlées de cli-
quetis de verres, de clefs ou d'épées, des mots sacra-
mentels furent proférés, et, après dix à douze minutes
consacrées à cet ofiice, Jouy s'écria : < Êtes-vous en
place ? » Sur ma réponse affirmative, il enleva la table
qui masquait la porte, prit le vase contenant la prépa-
ration, fit de la main droite et avec l'épée une grande
croix sur la porte et, de la main gauche, lança la liqueur
au-dessus d'elle. A l'instant je m'écriai : < Ouvrez...
ouvrez-moi... ouvrez ! > La terreur, à mon appel, s'em-
para des dames; mais Jouy tenant la clef demandait :
€ Qui voyez- vous? » Et du ton de l'épouvante je répé-
tais : c Ouvrez... je vois! — Qui voyez-vous? * Et en
frappant la porte à coups redoublés je m'écriai d'une
voix décomposée : c Je vois Louis XYIl > Le boulever-
sement fut général. La porte s'ouvrit; arrachant ma
cravate comme un homme quj étouffe, je me précipi-
tai hors de cet antre, dans le désordre et le trouble.
Après quelques moments passés à haleter sur une
chaise^ je me relevai, puis me calmai peu à peu; mais
EVOCATION DE LOUIS XVI. 36a
quelque violente que pût paraître ma crise, je n'étais
pas le plus agité.
Pendant le reste de eette soirée, où l'on ne parla plus
que d'évocations, de visions (i), d'apparitions, d'au-
ditions, aucune des dames ne porta les yeux sur moi
sans qu'ils se remplissent de larmes. Mme de Sillery
était confondue. Enfin, lorsque je me levai pour partir,
elle me suivit, et, m'ayant prié de passer dans une pièce
où nous étions seuls, elle me dit du ton de l'effroi : c Ne
me trompez pas et dites-moi, mon cher Paul, si vous
avez vu Louis XVI. — Eh f non, madame, je n'ai rien vu
du tout. — Comment! et vous avez été comédien à ce
point? — Eh! mon Dieu! répliquai-je en riant, que
seraient de telles plaisanteries, s'il n'en résultait un
instant d'illusion? — Ah çà, reprit-elle, assez décon-
certée, vous me direz ce secret. — Quand vous voudrez,
mais, de grâce, permettez que Mademoiselle et Mlle Hen-
riette ne soient pas encore désabusées. > Elle me promit
et tint parole. Ce badinage dura encore pour celles-là
tout le jour suivant, après lequel l'initiation fut générale,
mais amena de la part de Mademoiselle et de sa com-
pagne la même exclamation que celle qu'avait arra-
chée à Mme de Sillery la manière dont j'avais joué mon
rôle. On le voit, le succès fut entier. Je ne pense pas
cependant que Jouy ait recommencé cette sorte de mys-
tification, que pour mon compte je n'ai jamais répétée
qu'en la racontant, et dont, pour des raisons faciles à
(1) C*c8t à cette occasion que Mme de Sillery nous raconta,
comme je Ta! dit, que pendant la maladie dont mourut le seul
Ûls qu'elle eût eu, elle était elle-même fort souffrante déjà au
moment de la mort de cet enfant; elle le vit passer au-dessus de
sa tête sous la forme d'un ange et avec des ailes bleues. J'eus
assez de peine à garder mon sérieux en entendant Mme de Genlis
se donner pour la mère d'un ange.
364 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON TUIÉBÀULT.
comprendre, Mme de Sillery n'a pas jugé à propos de
parier dans ses Mémoires. En effet, le fait que Louis XVI
ait été mêlé à cette prétendue évocation, soit par
superstition, soit par quelque autre motif que ce puisse
être, et cela par Mme de Sillery, devant Mademoiselle,
en présence de dix autres témoins, six semaines après
la terrible mort de ce roi et alors que le duc d'Orléans
était déjà si gravement menacé, est une des choses qui
dans ma vie entière m'ont le plus scandalisé.
Quant au secret de cette facétie, qu'on avait bien voulu
prendre pour un mystère, il est d'autant plus puéril de
le révéler, qu il est plus facile de deviner que Jouy et
moi, nous étions convenus de signaux, les uns expressifs,
les autres nuls. Quant aux premiers, chaque bruit ou
chaque mot représentait un chiffre ou une des lettres
de l'alphabet. Ainsi par exemple : Abracahac signifiait
un L; le glouglou d'une fiole que l'on vidait, un 0; le
cliquetis d'une clef contre une autre, un U; Kerbossan,
un I; un coup frappé sur la table, un S; se moucher, le
n» 1 ; déchirer du papier, le n* 6; ainsi des autres mots.
On comprend également que cette question : c Étes-vous
prêt? » équivalait à : « Avez-vous l'oreille à la porte?
Entendez-vous assez? » et que celle : t Êtes-vous en
place? » était synonyme de : • Êtes-vous sûr du mot? »
Enfin il était entendu que j'écrirais à mesure chaque
lettre ou chiffre; que, du moment où je me croirais sûr
du nom, je remuerais mon fauteuil, afin de diminuer le
nombre des signaux et laisser plus de temps pour des
préparatifs qui pussent se faire en silence; que si Jouy
toutefois pouvait supposer que je me trompasse, il n'en
continuerait pas moins les signaux, et que, si j'éternuais
un peu fort, il les recommencerait tous. Il n'eut pas
cette peine, car nous avions déjà assez bien jugé Mme de
Sillery, moi, pour être sûr de mon fait, après le
LES « CHEVALIERS DU CYGNE ". 365
quatrième signal, et lui pour être certain que je ne
m'étais pas trompé.
J'ai dit que Mme de Sillery travaillait et nous quittait
souvent pour travailler. AQn d'en terminer à son sujet,
j'ajouterai qu'elle écrivait alors les Chevaliers du Cygne,
< M. de Buffon •, me dit-elle un jour, < m'a donné, non le
sujet, mais la pensée de cet ouvrage ; il prétendait que
personne plus que moi n'avait le talent de peindre
l'épouvante et la terreur, et c'est ainsi que j'ai cherché
un sujet qui pût mettre ce talent dans tout son jour...
Vous lirez un jour mes Chevaliers du Cygne et vous m'en
direz votre avis. Cet ouvrage >, continua- t-elle, < aura
d'ailleurs pour vous un intérêt particulier. Vous m'avez
servi de modèle pour un de mes personnages, et je veux
que vous vous reconnaissiez. > Or je suis un peu embar-
rassé d'avouer que j'ai entrepris la lecture de ce roman,
mais qu'il m'a été impossible de dépasser la quarantième
page; quoi que j'aie pu faire, ma curiosité a si complè-
tement échoué que j'ignorerai toute ma vie le rôle que
Mme de Genlis m'a fait jouer dans son ouvrage.
Pour revenir aux affaires de Belgique, on sait que le
gouvernement avait ordonné que les Belges voteraient
librement leur réunion à la France; mais, à propos de
cette pasquinade politique, je n'ai pas raconté qu'il
avait aussi chargé les commissaires de faire enlever
toute Targenterie des églises. Cette mesure et l'obliga-
tion d'y prendre part indignèrent profondément mon
père, qui crut trouver dans la prochaine réunion des
députés des bailliages un motif cent fois plausible d'en
différer l'exécution et le temps d'obtenir que d'autres
que nous y fussent employés, quand cela ne serait, ainsi
qu'il l'écrivit au ministre des relations extérieures, que
pour ne pas déconsidérer les commissions. Mais par
malheur et avant que le ministre eût pu répondre, deux
366 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
conventionnels, Treilhard et Merlin de Douai, arrivèrent
à Tournai; apprenant que l'enlèvement de cette argen-
terie n'avait pas eu lieu, ils firent appeler chez eux toute
la Commission, la tancèrent en énergumènes qu'ils
étaient, et ce Merlin, qui contre Louis XYI avait fait
décréter que la simple majorité des voix suffirait pour
l'application de la peine, ce Merlin, le régicide au pre-
mier chef et l'auteur de cette loi sur les suspects qui
fit emprisonner quatre cent soixante mille personnes et
gr&ce à laquelle toute la population de France aurait
pu subir le même sort, y compris les plus fougueux scé-
lérats des Jacobins, des Cordeliers et de la Commune,
et jusqu'à son auteur même, ce Merlin donc arrêta que,
si en vingt-quatre heures l'enlèvement n'était pas effec-
tué, nous serions tous appréhendés au corps et trans-
férés au Comité de sûreté générale; mon père ût re-
later cet arrêté dans des ordres qui chargeaient les
habitants du pays de l'exécution de cette vilaine opé-
ration, le tout sous l'inspection du commissaire des
guerres. L'effet fut ce qu'il devait être, abominable
comme la mesure elle-même et comme ceux qui si in-
tempestivement en forçaient l'exécution. Une insurrec-
tion éclata le lendemain de cet enlèvement, c'est-à-dire
le jour même qui avait été fixé pour les votes et à
l'heure prescrite pour les recueillir.
Mon père, entouré de plus de cinq cents députés,
était à pérorer du haut de la chaire de l'église Saint-
Martin, dépendant de l'abbaye où se trouvait notre
quartier général; tout à coup le beffroi sonne, et les
premiers coups de fusil se font entendre. Incontesta-
blement la plupart des députés étaient prévenus que
ce mouvement devait avoir lieu; ils voulurent en pro-
fiter pour dissoudre l'assemblée. Mais mon père, qui,
par sa belle et vénérable figure, par la force et l'entrai-
RÉUNION DE LA BELGIQUE A LA FRANCE. 867
nement de son éloquence, par l'opinion qu'il avait déjà
donnée de lui et par ce ton de franchise et de convic-
tion qui régnait dans tous ses discours, avait déjà
acquis de l'ascendant dans cette assemblée, mon père
s'écria, au moment où ces députés se levaient : < Arrê-
tez, citoyens, et restez où le devoir vous a conduits.
Quel rapport y a-t-il entre l'égarement de quelques
hommes, l'audace de quelques factieux et les grands
intérêts qui nous réunissent, entre les désordres d'un
moment et l'avenir de votre pays, entre ces coups de
fusil et ce qui me reste à vous dire ? > L'effet fut instan-
tané, et tous les députés se rassirent; alors mon père,
après m'avoir ordonné de fermer les portes de l'église,
profita de ce succès pour continuer sa péroraison, tout
en l'abrégeant, et pour faire voter la réunion de la
Belgique à la France, pour faire enfin signer le procès-
verbal par tous les assistants. Et ce qui acheva d'être
au dernier point caractéristique, c*est que, lorsque la
dernière signature fut donnée, on se battait encore dans
le rues de Tournai.
La place de Beaumé ainsi que la mienne étaient
auprès de mon père, et nous y étions lorsque la bagarre
commença; mais au premier bruit Beaumé décampa.
Quant à moi, j'avais réuni les factionnaires et je les
avais placés dans l'église pour protéger l'escalier de là
chaire, puis j'étais allé, sur l'ordre de mon père, fermer
les portes extérieures; mais, quand je vis que mon père
dominait l'assemblée, je courus à l'abbaye, c'est-à-dire
au quartier général, afin de rendre compte de ce qui se
passait au général O'Moran. Celui-ci, avec quelques
compagnies d'infanterie et le peu de cavalerie qu'il
avait à sa disposition, était déjà parti pour disperser les
rebelles, et si précipitamment que le quartier général
était resté sans ordres. J'en pris donc le commandement :
368 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
trente hommes d'infanterie y restaient, j'en plaçai cinq
à la principale grille que je fis fermer à clef; je fis fermer
et barricader les autres portes de l'abbaye; pour plus
de sûreté, j'envoyai cinq hommes de renfort dans l'église
et, les vingt hommes restant ayant été placés en réserve
par moi, j'allai continuellement de l'église à la grille
de l'abbaye et de cette grille à l'église, afin de tout sur-
veiller par moi-même et d'être prêt à tout événement.
Après le vote de la réunion et mon père une fois rentré
chez lui en sûreté, autant qu'il pouvait l'être au milieu
d'une telle bourrasque, je courus à travers les coups de
fusil chez Mme de Sillery; je la rassurai, ainsi que les
deux jeunes filles, autant que c'était en mon pouvoir; je
signalai au commandant du piquet, établi sur la grande
place, la maison qu'elles y occupaient; je la lui recom-
mandai, et en toute hâte je retournai auprès de mon
père. Ces dames furent vivement touchées de cette atten-
tion et voulurent bien en conserver le souvenir.
Sur ces entrefaites, le général O'Moran reçut l'ordre
de lever un régiment, sous le nom de premier régiment
de Tournai, et d'en organiser de suite le premier batail-
lon. C'était pour moi une occasion de rentrer au ser-
vice. J'en parlai à mon père et à Jouy, qui m'approu-
vèrent ; quant au général O'Moran, il basa son choix sur
mon service de 1792, sur ma conduite à l'affaire de
Blaton et sur mon grade de sergent des grenadiers; il
jugea ces titres d'autant plus dignes de considération
que les autres jeunes gens, nommés officiers, n'en avaient
aucun de cette nature, et il me nomma lieutenant le
22 février, puis peu après capitaine dans ce corps, dont
le commandement fut donné à un Gôttmann, homme
fort beau, mais plus propre à figurer dans un club qu'à
la tête d'un corps de troupes.
Tout à coup le digne général O'Moran fut appelé au
UN GENERAL FANTOCHE. 369
commandement d'un camp qui se formait à Cassel. Son
départ de Tournai fut un deuil, celui de Jouy une perte
d'un autre genre. La veille de son départ et après avoir
fait ses adieux à Mme de Sillery, Jouy fut reçu par
Mademoiselle, qui se trouvait dans son appartement avec
Mlle Henriette et moi. Sa visite fut courte et triste; il
allait se retirer, lorsque cette dernière lui demanda de
lui écrire quelque chose sur un livre de souvenirs. Il se
recueillit un moment, prit la plume et écrivit ces vers,
que les horreurs de cette époque et la situation de ces
dames achevaient de rendre très touchants, mais que
chez Jouy l'esprit déroba certainement au cœur :
L'amitié, je le sens, est trop ambitieuse,
Et ne peut en tous lieux occuper votre cœur.
Eh bien ! oubliez-moi quand vous serez heureuse,
Pensez à moi dans le malheur.
Si quelque chose put ajouter à nos regrets, ce fut la
manière dont le général O'Moran fut remplacé. Son suc-
cesseur fut le lieutenant général de Canolle, homme
de bonne maison, mais modèle accompli de sottise.
Informé qu'il allait être complimenté par les poissardes,
il composa et leur débita, avec une emphase digne du
reste, ce discours qui devint célèbre, que cependant
j'avais oublié, mais que le colonel de Forceville avait
écrit dans le temps, et qui est assez caractéristique pour
que je le copie ici :
c Liberté, égalité, fraternité ou la mort.
c Mesdames, citoyennes, sœurs et amies.
< La reconnaissance est un devoir prépondérant pour
tout cœur qui s'en est fait un besoin. Au reste, vous
n'en ignorez pas et je connaissais assez le physique de
la chose, pour croire que l'impulsion des accessoires
1. 24
370 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIEBAULT.
VOUS fera toujours chérir l'humanité dans la personne
de nos cœurs.
• Vive la République! »
C'est encore lui qui disait à un agent des vivres : c Je
prétends que le sol de ma division soit toujours couvert
de comestibles > ; et à des soldats : c Camarades, quand
vous n'aurez pas de pain, j'irai manger la soupe avec
vous. > A quoi un grenadier répliqua : < Belle manière
d'augmenter nos rations. » Commandant à Gand, je
crois, avant de venir à Tournai, il lui était arrivé, se
trouvant en habit bourgeois^ de vouloir mettre l'ordre
dans un cabaret où l'on se battait; il avait ameuté contre
lui les deux partis, et, en dépit de ses fortes épaules, il
reçut une volée superbe; mais ce qu'il y eut de comique,
c'est que, pendant qu'on le rossait, il criait : < A moi la
loi. > Un poste voisin du lieu de cette scène ne bougea
pas, et lorsque le général s'en plaignit, le chef du poste,
qui le connaissait assez pour être enchanté de l'aven-
ture, lui répondit : < Si j'avais pu me douter que ce fût
vous, nous aurions couru à votre secours et si seule-
ment vous aviez crié : A la garde 1 mais : A moi la loi!
nous avons cru que vous vous moquiez de nous. Quel
rapport il y a entre des soldats et une catin que tout
le monde viole? — C'est juste, reprit-il, je n'y avais pas
pensé. » Cet homme, qui n'était propre qu'à amoindrir
l'autorité qui lui était conûée, était journellement, pen-
dant l'heure des repas surtout, l'objet de risées intaris-
sables. Un jour cependant il s'aperçut qu'on se moquait
de lui, et, me prenant à partie, il me dit en pleine table :
c Sachez, monsieur, que j'ai toujours méprisé Tesprit. >
A deux lieues de Tournai, dans une campagne éloignée
de toute communication, se trouvait avec une de ses
amies une dame de Calonne, récemment accouchée et
EXPÉDITION RIDICULE. 371
fort malade, lorsque ce Canolle nous arriva. Nous la
savions tous là; mais comme elle ne donnait lieu à
aucune plainte, même à aucun propos, personne n'avait
songé à aggraver sa position malheureuse. Quant à de
Canolle, de suite en relation avec tous les énergumènes
du pays, informé par un de ses goujats de la présence
de cette dame dans l'étendue de son commandement et
assez inhumain pour chercher à se faire un mérite de la
persécution la plus gratuite, il résolut de s'emparer
d'elle. Certes quatre hommes et un caporal étaient
quatre fois plus qu'il n'en fallait pour arrêter et con-
duire où on le voulait trois femmes» dont une servante
et une malade. Mais, pour donner de l'importance à ce
qui n'en avait aucune» il fit marcher cinquante hommes
de cavalerie, deux cents hommes d'infanterie et une
pièce de canon, et prit en personne le commandement
de ces troupes. Le secret le plus profond fut observé» et
il fut tel, que lorsqu'un soir, à dix heures, le général
monta à cheval avec les officiers de son état-major et je
ne sais combien de gendarmes d'escorte, personne ne
comprenait où tout ce monde pouvait aller. Quant à lui,
arrivé vers une heure du matin à la modeste maison
occupée par ces dames, il la ât cerner de toute part, et,
lorsqu'il fut certain que personne ne pouvait plus lui
échapper, il fit enfoncer la porte, battre la charge, croi-
ser la baïonnette, puis, l'épée à la main, entra le pre-
mier dans la chambre à coucher de Mme de Galonné. Il
est impossible sans doute de rien citer de plus absurde,
de plus inutilement cruel. Au surplus, et pour ne pas
faire les choses à demi, la maison et jusqu'aux lits des
dames furent fouillés avec autant de grossièreté que
d'indécence ; les moindres papiers furent enlevés; procès'-
verbal du tout fut dressé, et ces dames écrouées par ledit
de Canolle dans les prisons de Tournai.
ZV2 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
Vingt et une heures après son départ et la nuit fermée,
ce Canolle rentra à Tournai, enchanté de la réussite de
son expédition, mais mourant de faim. Un souper l'at-
tendait; il mangea sans mesure, et, deux ou trois heures
après s'être couché, un jeune sous -lieutenant nommé
Machemin, ne le cédant en gaieté et en saillies à aucun
autre enfant de la Garonne, et qui comme son aide de
camp couchait près de lui, fut réveillé en sursaut par les
l£unentables cris de son général, appelant à tue-tète :
c Machemin ! Machemin I — Que voulez-vous, mon gé-
néral? — Ah! mon ami, je suis bien malade... J'ai une
maladie prépondérante. — Aurait-elle beaucoup d'ac-
cessoires? > Les vomissements tinrent lieu de réplique.
Canolle avait une indigestion; la nuit fut employée à le
noyer de thé, et la journée suivante à rire de cette fin
d'aventure, que contait de la manière la plus comique
Machemin, l'un des plus spirituels et des plus braves
ofQcîers que j'aie connus, qui eut ce double bonheur de
quitter ce Canolle et d'entrer comme lieutenant dans
le bataillon où j'étais capitaine, mais qui, un an après,
criblé de blessures et irrévocablement estropié pendant
la campagne de Pichegru en Hollande, n*est jamais par-
venu qu'au grade de capitaine, alors qu'il était fait pour
justifier le plus honorable avancement.
En 1792, le sort de la campagne avait été décidé par
une série d'opérations qui eussent été décisives même
pour la campagne de 1793, si l'armée prussienne avait
été détruite, ainsi qu'elle pouvait l'être; si Custine
n'avait trop sacrifié à ses rodomontades et si, réuni à
Beurnonville et descendant le Rhin, il avait mis à même
Dumouriez de passer la Meuse et de rejeter les coalisés
-au delà de ce fleuve; si même Dumouriez avait mieux
profité de sa victoire de Jemmapes. Mais l'ennemi étant
resté maître de La gauche du Rhin et même de Namur,
CAMPAGNE DE 1793. 373
de Luxembourg et de Trêves, il avait pu se retrancher
dans toutes ses positions, y recevoir des renforts,
refaire ses anciens corps, en former de nouveaux, les
pourvoir de tout ce qui lui était nécessaire et se trou-
ver au commencement de mars 1793 avec deux cent
soixante mille combattants prêts à entrer en campagne !
Pendant que ces formidables préparatifs se faisaient et
s'achevaient, l'armée de Dumouriez avait continué à
manquer, le matériel d'attelages, les hommes de chaus-
sures, d'habillement, souvent de solde, parfois de
vivres ; plus de cent mille hommes des gardes nationales
avaient quitté leurs drapeaux et étaient rentrés chez
eux. Lors de la reprise des hostilités, Dumouriez n'avait
pas, malgré les efforts de la Convention, cent mille
hommes sous ses ordres. Encore, s'il avait pu les tenir
réunis! Mais, le 1*' février, la Convention avait déclaré
la guerre à TAngieterre et à la Hollande, et ordonné la
conquête de ce dernier pays. Une telle opération, en
elle-même infiniment chanceuse, ne pouvait outre cela
se faire qu'après qu'on aurait franchi l'embouchure des
trois grands fleuves; elle devait porter notre gauche à
Amsterdam, quand nous étions si gravement menacés
sur notre centre et sur notre droite; enfin la nouvelle
déclaration de guerre allait ajouter aux forces de
l'ennemi et faire marcher contre notre gauche une
armée anglo-batave de quarante mille hommes. Je n'ai
jamais compris que la Convention, qui, des cinq cent
mille hommes avec lesquels elle voulait entrer en cam-
pagne en 1793, n'avait pu en réunir la moitié, ait
songé à une semblable entreprise; comment Dumouriez,
qui n'avait que les deux tiers de forces qui lui avaient
été promises, osa l'entreprendre; comment l'ennemi n'a
pas attendu que nous fussions sous les murs d'Amster-
dam pour forcer la gauche des soixante mille hommes
374 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
restés en Belgique, livrer une bataille dont le succès ne
pouvait être douteux, dont les suites n'auraient pas
manqué d'être terribles; comment dans cette situation
et profitant de ses avantages avec vigueur, chargeant
l'armée anglo-batave de couper la retraite à Dumouriez,
À qui, ses garnisons défalquées, il ne pouvait rester
quinze mille hommes en ligne, le prince de Cobourg n'a
pas rallié à ses soixante mille hommes les trente mille
occupant le Luxembourg et, se portant en avant, sans
s'inquiéter de ses derrières, n'a pas marché sur Paris
où rien ne pouvait l'empêcher d'arriver. Mais alors la
grande guerre était inconnue; on prenait des places au
lieu d'envahir des pays; on usait ses armées en donnant
à un ennemi battu le temps de refaire les siennes, et on
éternisait les guerres au lieu de les illustrer par des faits
d'armes immortels.
C'est aux premiers jours du mois de mars et au
moment où le général Dumouriez allait passer le Mœrdyck,
que nous fûmes attaqués à Aix-la-Chapelle, où ce pauvre
bataillon de la Butte-des-Moulins fut abtmé et d'où nous
fûmes chassés, ainsi que de Liège et de Tongres. On
parvint cependant, mais en perdant une partie du maté-
riel, à rallier l'armée sur Saint-Trond d'abord, ensuite
sur Tirlemont, où Dumouriez la rejoignit, et enOn en
avant deLouvain.
Homme d'audace, il jugea que, pour rendre la con-
fiance à ses troupes qu'il trouva tellement ébranlées, il
fallait reprendre au plus tôt l'offensive ; homme d'inspi-
ration , il conçut le moyen d'exécuter cette pensée. En
conséquence, il fait attaquer, le 15 mars, Tirlemont, l'en-
lève aux Autrichiens, s'empare de la position domi-
nante de Gussenhoven et la conserve le 16, malgré
les efforts de l'ennemi pour la reprendre; mais ce n'é-
taient laque des préliminaires; la question restait indé-
BATAILLE DE NEERWINDE. 37à
cise, et une grande bataille pouvait seule la trancher.
Dumouriez résolut donc de la livrer, et tel fut le motif de
la bataille de Neerwinde. Je n'en rappellerai pas les
phases. Belle et très belle par son plan et son début,
elle fut perdue par quelques faux mouvements, en
partie réparés par Thabileté et la vigueur de Dumouriez,
par l'intrépidité et la sagesse du duc de Chartres, par
la vaillance chevaleresque et les succès du comte de
Valence. Toutefois, d'une part, Valence venait d'être
blessé de manière à ne pouvoir rester sur le champ de
bataille (i); d'autre part, Miranda, qui contre les forces
qui l'assaillirent aurait dû conserver ses positions, joi-
gnit au tort de ne pas rester maître de ses troupes et de
se laisser entraîner dans leur fuite précipitée jusqu'à
Tirlemont, la faute immense de ne pas faire prévenir le
général en chef que sa gauche était forcée et tournée.
Cette faute, la perte de l'armée aurait pu en être la
malheureuse conséquence si l'ennemi avait profité de
son bonheur, si Dumouriez, ne recevant plus de nou-
velles et pressentant un désastre, n'était allé vérifier le
fait lui-même et n'avait pas gagné de cette sorte le
temps d'assurer la retraite du centre et de la droite,
qui par suite de la blessure du comte de Valence se
trouvaient réunis sous le commandement du duc de
Chartres... Jemmapes nous avait livré la Belgique,
(1) En battant an des deux corps de cavalerie ennemie qui nous
chargèrent pendant cette bataille, le comte de Valence se trouva
tout & coup seul, en arrière d*une des lignes de cette cavalerie. Il
fallait se rendre ou se faire jour. AssaUli de toutes parts, en retra-
▼ersant cette ligne, il reçut sur la tète un coup de sabre qui lui
rabattit sur les yeux toute la peau du front. Il avait à ce moment
son sabre d*une main et un pistolet de Tautre; mais, ainsi qu'il me
l'a dit souvent, il eût été perdu si son pistolet avait été armé; car
ce pistolet, qu'on croyait toujours prêt & partir, écarta ou contint
dix hommes, alors qu'il n'aurait pu en tuer qu'un.
376 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIEBâULT.
Neerwinde nous l'arracha; il ne resta plus qu*à se
retirer sur nos frontières, à faire revenir en toute hâte
les troupes réunies au Mœrdyck et qui y étaient restées
par ordre du gouvernement, tandis que leur présence à
Neerwinde aurait assuré une victoire qui nous eût
portés jusqu'au Rhin. Il y avait donc eu rage et folie à
hâter la guerre avec TAngleterre et la Hollande, avant
d'avoir remporté une victoire, avant d'être arrivés sur
le Rhin, de même qu'il y avait eu ivresse ou démence
à ordonner la conquête de la Hollande avant de savoir
si l'on conserverait la Belgique.
Nous étions au milieu du brouhaha de ces terribles
nouvelles lorsque le comte de Valence arriva à Tournai,
où il descendit chez sa belle-mère, Mme de Sillery. J'y
étais à peine que déjà ces dames lui avaient parlé de
moi, et avec tout l'intérêt dont elles m'honoraient. II
me reçut donc à merveille, prenant lui-même l'initiative
relativement à un vœu que je n'aurais pas osé émettre :
« J'ai perdu », me dit-il, la seconde fois que je le vis,
c deux aides de camp à Neerwinde : l'un d'eux, de Rilly ,
a été tué; l'autre, Château-Regnault, a été blessé de ma-
nière à ne plus servir. J'ai remplacé le premier, mais le
second laisse à la fois deux places vacantes, celle d'aide
de camp auprès de moi et celle de capitaine dans les
hussards de Chamborant. Je vous offre donc de vous
faire passer avec votre grade dans ce corps et de vous
attacher a moi comme aide de camp. »
Je ne sais ce que je répondis, mais certainement mes
paroles furent ce qu'il y eut de moins significatif dans
mes actions de grâces. En effet, à vingt-trois ans et
capitaine non confirmé d'un corps que les événements
pouvaient dissoudre avant qu'il fût reconnu, me trou-
ver brusquement capitaine dans un régiment de hus-
sards dont la réputation était immense, être choisi
L.
LE COMTE DE VALENCE. 377
comme aide de camp par un général en chef d'une belle
réputation et d'un beau nom, gendre de Mme de Sillery
et appartenant à la maison d'Orléans auprès de laquelle
je me trouvais avoir tant de garanties de bonté, tout
cela dépassait tellement mes espérances que je croyais
rêver. Encore ce bonheur s'augmentait-il de la perspec-
tive de passer avec Mademoiselle.. Mme de Sillery et
Mlle de Sercey, une grande partie de l'été i Saint-
Amand, où le quartier général du comte de Valence
devait être placé et où l'on croyait que l'on stationne-
rait longtemps.
Dumouriez, ainsi que M. le duc de Chartres, étant
attendu à Tournai, Beaumé demanda à mon père quel
parti il pensait que nous avions à prendre, et mon père,
notre arbitre à tous deux dans toutes les occurrences dif-
ficiles, répondit : c Quelle que soit la manière dont le
général Dumouriez a désapprouvé nos missions et la
sévérité avec laquelle il vient de traiter quelques-uns de
nos collègues, nous ne pouvons rien avoir à craindre de
lui; notre conduite a été irréprochable, et si quelques
actes odieux ont été commis même ici, il n'est personne
qui nous les impute. Mais est-ce une raison pour afficher,
en attendant, la confiance que doit nous inspirer sa jus-
tice et les témoignages que nous pourrions invoquer?...
Non, sans doute... Plus il semble devoir mettre de dif-
férence entre nous et les membres de quelques autres
commissions, moins nous devons le mettre dans le cas
de la manifester. Ses hostilités vis-à-vis du gouverne-
ment sont à cet égard une considération déterminante.
Enfin nos missions sont terminées par les revers de nos
armées, de même qu'elles avaient résulté de nos vic-
toires. Dès demain nous devons nous retirer devant Du-
mouriez, comme deux jours plus tard nous serions forcés
de le faire devant l'ennemi. »
378 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
La commission quitta doDc Tournai la veille du jour
où Dumouriez devait y arriver; mais il fut arrêté que,
après avoir signé à Lille la dépèche destinée à rendre
compte au ministre des affaires étrangères que nous
avions quitté Tournai et cessé nos fonctions, je revien-
drais dans cette dernière ville afin d'y régulariser ma
position nouvelle. Vingt-quatre heures après mon départ
je fus de retour. M. le duc de Chartres, que je trouvai
chez Mme de Sillery, parut me revoir avec plaisir et
apprendre de même ce que le comte de Valence faisait
pour moi. Quant à Dumouriez, auquel M. de Valence me
présenta, il signa de la manière la plus gracieuse ma
nomination provisoire dans Chamborant et ma nomina-
tion d'aide de camp du général Valence, qui garda les
deux pièces afin de les envoyer au ministre de la guerre
(Beurnonville), tout cela ayant pour but de hâter l'ex-
pédition de mon brevet et de ma commission.
Tout paraissait fini en ce qui me concernait; le comte
de Valence me dit, comme nous sortions de table, chez
Mme de Sillery, où j'avais fini par avoir mon couvert :
ff II ne vous reste plus qu'à faire vos équipages; mais
vous ne trouverez qu'à Lille ce qu'il vous faut; voici
une autorisation pour y passer quatre jours, après les-
quels vous me rejoindrez à Saint- Amand, où vous retrou-
verez ces dames. >
C'est ainsi que nous nous quittâmes pour une sépara-
tion qui devait mettre entre nous de longues années et
de terribles événements.
CHAPITRE XIII
Trois jours s'étaient écoulés depuis mon second retour
à Lille: déjà mes uniformes s'achevaient; j'fitvais acheté
de fort helles armes et à peu près conclu l'achat de deux
chevaux, dont un de cent louis par parenthèse, lorsque
dans la ville retentit la nouvelle que les commissaires
de la Convention, Bancal, Quinette, Camus, Lamarque
et le ministre de la guerre Beumonville étaient arrêtés;
que Dumouriez passait à l'ennemi ; qu'une partie des
troupes de ligne de son armée, en hostilité avec les
volontaires, le suivait dans sa défection ; qu'il préparait
un mouvement pour s'emparer de Lille et de Yalep-
ciennes, et préalablement pour faire tourner ces places
par des partis.
C'en était fait de tous mes rêves de prospérité, qui
s'évanouirent en même temps que l'armée dans laquelle
je devais entrer; mais les regrets que mon père et moi
nous pûmes éprouver de tout ce que je perdais, cédèrent
bientôt à de plus puissantes considérations. Je lui de-
mandai de s'éloigner à l'instant de Lille, et il me fit
la même demande, lui à cause de ma position vis-à-vis
du comte de Valence et de Dumouriez, et moi à cause de
ce que me semblait requérir sa sûreté. J'obtins en effet
de lui qu'il partit immédiatement, et il n'eut pas besoin
de me dire de l'accompagner, attendu que pour rien au
380 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
monde je ne l'aurais qaitté, avant qu'il fût hors de la
portée dé toute troupe belligérante.
On conçoit dans quelle agitation nous trouvâmes tous
les esprits; à chaque poste, nous étions entourés par la
population presque entière; mon père démontrait dans
des péroraisons véhémentes que démasquer un traître
était le perdre et se sauver : il exaltait ainsi les braves,
rendait le courage aux timides. A Amiens, nous fûmes
conduits à la municipalité, où se trouvaient les repré-
sentants du peuple Saladin et Pocholle^ tous deux for-
tement inquiets de l'avenir et fort empressés de nous
entendre. Là mon père fut à ce point éloquent que Sala-
din lui dit : < Allons, citoyen, puisque vous ne désespé-
rez pas du salut de la patrie, nous ne devons pas en
désespérer non plus. >
Avant de rentrer à Paris, mon père résolut d'aller
passer quelques jours à Pont-Sainte-Maxence, où résidait
une famille de notre connaissance. Le prétexte de cette
halte était le repos; le motif véritable était d'attendre,
pour achever son voyage, que le premier effet de cette
grande défection fût passé. Nous quittâmes donc la
route directe et nous nous rendîmes à Montdidier, où je
me séparai de mon père pour retourner à. Lille et tâcher
de découvrir où était mon bataillon et le rejoindre.
Arrivé à Bapaume, je montai à la municipalité pour
faire viser le passeport que l'on m'avait délivré à
Amiens; mais à peine l'examina-t-on, sur un mot dit à
voix basse par un des officiers municipaux à ses coi*
lègues, tous les yeux se fixèrent sur moi; après des ques-
tions auxquelles je ne comprenais rien, on me signifia
que j'étais en arrestation et que j'allais être conduit à
Amiens, où les représentants du peuple décideraient de
mon sort. Sans autre explication ni commentaire, deux
cavaliers du premier régiment (la colonelle -générale.
ARRESTATION ERRONÉE. 381
je crois) arrivèrent avec un cheval de main, sur lequel
on me fit monter, et m'emmenèrent.
C'était un dimanche; le temps était superbe, les rues
d'Amiens pleines de monde, lorsque j'arrivai vers trois
heures après midi, de sorte que Taffluence qui se fit
autour de moi fut considérable. Je dois le dire cepen-
dant, loin d'être l'objet d'aucune insulte, de provoquer
aucun signe de malveillance, je reçus uniquement des
marques d'intérêt, que quelques dames exprimèrent par
ces mots : c Pauvre jeune homme L »
Lorsqu'avec mes deux hommes d'escorte j'entrai dans
la grande salle de la municipalité, on y délibérait je ne
sais sur quoi; mais la séance était nombreuse, et les
deux représentants y assistaient : c Comment, citoyen,
me dit Pocholle, c'est vous qui êtes arrêté? — Comme
vous voyez, répondîs-je en souriant. — Mais par quel
motif? — Il me serait difficile de vous le dire, car je n'ai
obtenu de réponse à aucune de mes questions; toutefois
ce brigadier est porteur d'une lettre qui sans doute vous
instruira. » Saladin prit la lettre, partit d'un éclat de
rire en la parcourant et la passa à son collègue, qui,
après l'avoir lue, me dit : < On vous a pris pour le duc
de Chartres déguisé, et il ne faut voir dans ce petit évé-
nement que la preuve du zèle du maire de Bapaume.
Vous partirez quand vous voudrez. » Cette explication
avait égayé l'assemblée, et, malgré la gravité que Pocholle
y avait mise, nous plaisantions encore de mon aventure
lorsque les bulletins de la Convention (1) arrivèrent.
Dans ce temps où l'on était avide de nouvelles, ces
(1) Ces bulletins destinés à répandre dans les départements,
vingt-quatre heures plus tôt que les journaux, les nouvelles et les
faits les plus importants, s'imprimaient, séance tenante, sur des
grandes feuilles de papier bleu et d'un seul côté, afin de pouvoir
être affichés.
382 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
bulletins étaient attendus avec impatience, et Richard,
qui en fit la lecture tout haut, arriva bientôt à ce qui
suit :
Pièces interceptées à Lille (1).
N^" 3. — A Paul Thiébault, aide de camp, chez M. Hamil*
ton, à Lille.
Arrivez bien vite, mon cher Paul ! nous avons bien
besoin de vous pour une affaire importante et précise.
Ces dames vous disent mille choses et vous prient de ne
pas perdre de temps.
N<» 4. — Il est ordonné à tous les maîtres de poste
de la route de Lille de fournir sur-le-champ leschevaux
nécessaires au porteur du présent, chargé de dépèches
importantes.
Saint-AmaDd, 3 avril, A 1 heure et demie du matin.
Signé : le général de division
Philippe Égalité.
Ici Saladin, interrompant la lecture, me dit : t Mais,
citoyen, il me semble que ceci vous concerne. — Si j'en
juge par ce que je viens d'entendre, répondis-je, je le
crois comme vous; cependant, si vous vouliez me remet-
tre ce bulletin, je vous le dirai avec plus de certitude.» Il
me le remit, et, après un simple regard, je le rendis en
disant : c C'est moi-même. >
Ce fut un coup de théâtre... Tous les yeux se détour-
nèrent de moi, on se parla à Toreille... Quelqu'un sortit...
Douze grenadiers arrivèrent, l'on m'empoigna et Ton me
conduisit à la Conciergerie, où m'attendait tout ce qui
peut rendre la position d'un prisonnier cruelle. De jour
je me trouvais pêle-mêle avec des voleurs, dps assassins,
(1) Ces pièces, au nombre de cinq, se trouvent dans le Moniteur
du 8 avril 1793.
ARRESTATION MOTIVÉE. 383
des gueux couverts de haiiloi&a et de vermine^ et qui
n'ouvraient la bouche que pour proférer, au milieu des
propos les plus infâmes, les plus obscènes des jurements,
des imprécations et des blasphèmes; de nuit j'étais reclus
sous triple serrure et sous verrous, dans une cellule de
six pieds carrés, sale et infecte; j'étais visité par des
concierges accompagnés de dogues énormes; je dus
payer au poids de l'or les moindres objets, surtout un
grabat et quelques aliments mangeables; et, pour com-
pléter cette situation, j'entendais le beuglement de la
populace, qui, depuis l'aurore jusqu'au crépuscule,
demandait qu'on lui livrât les traîtres afin d'en faire
justice.
Mon père, dans le peu d'instants qu'il avait passés à la
municipalité d'Amiens, y avait retrouvé un nommé Caron-
Berquier, imprimeur, auquel il avait rendu un service
notable pendant qu'il était directeur de la Librairie, et
qui avait paru en garder le souvenir. J'eus l'idée de
m'adresser à lui, et je lui écrivis que, quelque prévention
qu'un fait qui m'était étranger pouvait avoir fait naître
sur mon compte, quel que dût être même mon sort, il
n'y avait pas de motif pour me confondre avec la plus
vile canaille, et je le priais d'interposer ses bons offices
pour faire changer ma position. Ce brave homme, au
reçu de ma lettre, accourut pour me voir, fut révolté de
la compagnie dans laquelle il me trouva, ordonna au
geôlier d'avoir pour moi les plus grands égards, et, si
même il ne put me tirer de cette hideuse Conciergerie,
il obtint du moins, pour le jour d'après, ma translation
dans une prison située hors de la ville et nommée Bicê-
tre; même il fit plus, il répondit de moi pendant le trajet
et me conduisit lui-même et sans garde. Établi au
premier étage dans une chambre, grande, fort saine,
commode, très proprement meublée, recommandé au
384 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBÂITLT.
concierge de cette prison, j'y fus aussi bien qu'il est
possible de l'être. Ne manquant de rien, je pus écrire à
mon père, à mes camarades, à quelques amis, et rédiger,
sous la forme d'Exposé, une espèce de mémoire justi-
ficatif dont voici quelques extraits :
c Jamais l'homme n'est et ne peut être responsable
que de son fait. Personne ne peut me rendre coupable
sans ma participation. Ces principes font partie des
bases judiciaires de tous les gouvernements; mais ils
doivent surtout être sacrés chez les peuples à qui la
raison et la vertu font chérir la liberté et par conséquent
la justice.
c Le 3 avril, le général Égalité m'a écrit une lettre.
Cette lettre a paru me compromettre, et on m'a arrêté.
Je dois donc rendre compte dé ma conduite. >
Ici le tableau de ma conduite depuis 1789, quelques
mots sur nos relations à Tournai; puis, après avoir rap*
pelé ma conduite depuis la trahison de Dumouriez, j'en
venais à la lettre du général Égalité, à cette lettre que je
ne comprenais pas et que rien ne devait me faire
adresser; je disais en résumé :
« La preuve que je ne savais rien et que je n'étais dans
aucune confidence, c'est que le général Égalité m'écrit
en vue d'une affaire importante et précise.
c La preuve que, depuis l'arrestation des commis-
saires de la Convention, je ne voulais plus rien avoir de
commun avec Dumouriez, c'est que je quittai Lille au
moment où je l'appris; c'est que je m'éloignai du géné-
ral Valence, qu'en toute autre hypothèse, j'aurais dû
rejoindre; c'est que je partis sans même le prévenir.
c La preuve que je n'attendais rien du général Égalité,
est que je m'éloignais avant même qu'il eût songé à
m'écrire. La preuve que nous étions sans relations est
qu'il ne savait pas même que j'étais parti. La preuve
ASSAILLI PAR DES CITOYENNES. 8S5
que nous ne devions avoir aucun rapportes! qu'il n'était
même pas en possession de mon adresse et qu'il m'écrit
chez le citoyen Hamilton, où jamais je n'avais dû loger;
la preuve que je ne savais rien de ses projets est qu'il
avait à me les apprendre, et la preuve qu'il doutait de
la manière dont je les accueillerais, c'est qu'il ne voulait
me les apprendre que lorsque je serais rendu au camp,
où l'on pouvait espérer que je serais à discrétion. >
Tout cela eût été rassurant dans les temps ordinaires;
mais il ne faut pas oublier que, sans même parler des
exécutions expiatoires, on en était déjà à condamner
sans entendre et à plus forte raison sans lire.
J'avais rédigé cet exposé en hâte» et j'avais eu raison
de ne pas perdre de temps; car, le surlendemain matin
de ma translation (i2 avril)» d'après l'ordre formel de
Saladin et de Pocholle, je partis sous l'escorte de deux
gendarmes pour être conduit au Comité de sûreté géné-
rale à Paris, et, comme ce voyage devait se faire à mes
frais, on me le fit faire en poste et en un jour.
Arrivés jusqu'à Roye sans nous être arrêtés, nous
descendîmes à la poste pour dîner, et nous achevions à
peine notre repas, lorsque cette maison se trouva assail-
lie par deux ou trois cents femmes, qui, mises en cam-
pagne par ce mot: f Aide de camp de Dumouriez >, avaient
décidé dans leur sagesse qu'il était indispensable de me
tordre le cou sans autre façon ni remise. Heureusement
les deux gendarmes auxquels j'avais été confié étaient
les plus braves gens du monde. Au moment où cette
rumeur avait commencé, ils s'étaient hâtés de faire fermer
les portes et les volets du rez-de-chaussée; immédiatement
après» ils avaient fait atteler la chaise^ ils m'avaient fait
asseoir dans le fond et s'étaient placés sur la banquette
de devant; enfin le postillon à cheval et les chevaux
animés par lui, ils avaient fait brusquement ouvrir la
I. 25
3S6 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉRAULT.
porte; mais comme, à rinstant où ces furies voularent
se précipiter sur moi, nous arrivions sur elles au galop,
comme les gendarmes, le sabre à la main, étaient prêts à
frapper, et comme le postillon fouettait les chevaux à
tour de bras, elle furent contraintes de se jeter de côté.
En un instant nous eûmes traversé leur infernale troupe,
qui de cette sorte se trouva réduite à exhaler par
d'horribles vociférations son impuissante rage. Je venais
d'échapper à un grand danger; mais prolonger ma vie
n'était pas la sauver. Quelque effrayant que m'eût paru
mon départ de Roye, mon arrivée à Paris paraissait plus
effrayante encore .
Toutefois mes deux gendarmes me jugeaient plus
malheureux que coupable, suivant leur expression; ils
prenaient un véritable intérêt à moi et continuèrent à
m'en donner des preuves vraiment extraordinaires. Ainsi»
Roye dépassé, ils ralentirent la marche afin de n'arriver
à Paris qu'au jour tombant et au Comité qu'à la nuit,
afin, disaient-ils, de ne pas être suivis par une foule qui
pût donner une apparence plus grave aux affaires.
Prêts à entrer à Paris, ils mirent leurs redingotes afin de
cacher leurs habits de gendarmes. Suivant la rue du
Faubourg-Poissonnière, je vis mon domestique à ma
porte (n° 149) (1); je le leur dis, et l'un d'eux me con-
seilla aussitôt de remettre mes armes (pièces, selon lui,
inutiles au procès) et ce que je voudrais de mes bijoux,
de mon argent, de mes papiers.
Arrivés au Comité de sûreté générale alors placé dans
les bâtiments des Feuillants, déjà pour moi si féconds en
souvenirs, nous ne trouvâmes personne. Nous atten-
dîmes longtemps dans une antichambre où se trouvait
(1) Vigearde et moi, nous avions conservô notre logement à
Paris ; nous y avions laissé comme gardien et pour servir celui de
nous qui arriverait, un domestique que nous avions pris en 1792.
BONS GENDARMES. 387
affichée la liste des membres qui composaient ce
redoutable aréopage, liste dans laquelle je ne lus pas
sans quelque terreur les noms de Rovère, Ingrand,
Basire, Chabot, Alquier, Drouet, Garnier, etc., dont
deux me rappelèrent des vers applicables à tous :
Existe-t-il rien de plus sot
Que Merlin, Basire et Chabot?
Où peut-on trouver rien de pire
Que Merlin, Chabot et Basire?
Et surtout rien de plus coquin
Que Chabot, Basire et Merlin?
Ënûn, vers dix heures du soir parut Alquier, prési-
dent du Comité : < Citoyen >,lui dit un de mes gen-
darmes en l'arrêtant, < voilà un prisonnier que nous
avons eu ordre de conduire d'Amiens au Comité de
sûreté générale, et avec lequel nous sommes arrivés il
y a deux heures. — Et que diable voulez-vous que j'en
fasse à l'heure qu'il est? » répondit-il, sans me faire
l'honneur de me regarder, c Déposez-le à l'Abbaye, et
demain matin, à onze heures, vous me le représenterez. »
Quand on n'a rien à se reprocher, on se fait difficile-
ment au rôle de criminel; j'eus la bonhomie d'être
fort scandalisé de tant de légèreté et de dureté. Je me
tus cependant et me laissai emmener.
Arrivé à la porte de la cour des Feuillants donnant
rue Saint-Honor.é, en face du milieu de la place Yen-
dôme, l'un de mes gendarmes s'arrêta et me dit :
€ Citoyen, vous ne voudriez pas perdre deux pères de
famille? — Moi », répondis-je, t j'en suis incapable. —
Nous le pensons », continua- t-il , c et si vous nous
donnez votre parole d'honneur d'être demain matin &
onze heures dans ce café (1), nous vous laisserons libre,
(1) Ce même café dont j*ai parlé à propos du 10 août, et qui est
remplacé par une pharmacie (1837).
388 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
et VOUS pourrez profiter de cette nuit pour voir vos amis
et tâcher d'arranger votre affaire. » Je fus ému jusqu'aux
larmes; je pris la main de ce gendarme et, la serrant for-
tement, je lui dis : < Quand mille morts m'y attendraient,
je serai demain dans ce café à onze heures du matin. >
Je courus chez madame Pinon, amie de ma mère, dont
le mari, ancien valet de chambre du Roi, se trouvait déjà
général de brigade. Mon père venait d'y arriver de Pont-
Sainte-Maxence , où mes lettres lui avaient appris mon
arrestation. On comprend tout ce que cette scène eut de
touchant et combien l'explication de ma présence diminua
la joie qu'elle avait causée. Les premiers moments
donnés à une vive effusion, nous songeâmes à tirer le
meilleur parti possible des douze heures qui nous res-
taient. Dans ce but, les nombreux amis que nous avions
alors furent partagés en deux classes : ceux qu'en nous
divisant nous aurions le temps de voir le lendemain
depuis sept à dix heures et demie du matin, et ceux
auxquels nous résolûmes d'écrire. Nous passâmes la nuit
à faire les lettres destinées à ces derniers, et avant sept
heures elles furent mises à leurs adresses.
Le zèle de nos amis fut extrême. Avant de sortir de
chez lui, chaque membre du Comité avait déjà reçu
d'eux plusieurs lettres ou visites. En fait de lettres, celle
adressée à Alquier par M. Loyseau et déposée par lui au
Comité, fut une des plus influentes. Quant aux courses,
Gassicourt se dévoua tellement qu'il fut forcé de changer
trois fois de linge et qu'il manqua avoir une fluxion de
poitrine. MM. Joly, Bâcher, Bitaubé, Dusaulx et tant
d'autres dépassèrent également ce que nous avions cru
pouvoir attendre d'eux. Quant à moi, ayant terminé les
visites que je m'étais réservées, j'entrai à onze heures
sonnant au café, où je retrouvai mes gendarmes et d'où
je me rendis avec eux au Comité de sûreté générale.
A13 COMITE DE SÛRETÉ GÉNÉRALE. 389
Pendant que j'attendais que Ton daignât s'occuper de
moi, plusieurs personnes de ma connaissance, se ren-
dant à ce Comité, traversèrent l'espèce d'antichambre
où je me trouvais et, stupéfaites de me voir gardé par
des gendarmes, contribuèrent encore à disposer en ma
faveur les hommes dont le sort avait fait les arbitres
de ma destinée. Enfin je comparus, et, comme en subis-
sant mon interrogatoire je m'animais un peu trop peut-
être, un homme que je ne connaissais pas m'inter-
rompit de la manière la plus dure, et cela par ces mots :
c Baissez le ton!... > C'était un conventionnel, l'ami
d'un des amis de mon père, qui craignait que je nui-
sisse à ma cause par trop de véhémence et qui, ayant
jugé qu'il me serait d'autant plus utile s'il dissimulait
mieux ses dispositions, cachait sous des formes presque
grossières l'intérêt qu'il prenait à moi.
Il est peu de situations graves où les circonstances
les plus imprévues, parfois les plus insignifiantes,
n'aient une influence décisive sur la marche et le résul-
tat d'une affaire. On a vu combien jusque-là j'avais été
servi par elles; mais je leur dus davantage : par un nou-
veau bonheur, le paquet renfermant le rapport des
représentants et le procès-verbal de mon arrestation
n'était pas arrivé au Comité; il n'y arriva jamais. Ce
fait résulte de ce que ce bon Caron-Berquier, à qui je
devais déjà tant et particulièrement le choix de mes
gendarmes et leur conduite avec moi, avait trouvé les
tournures et les expressions de ces pièces trop accusa-
trices; il était parvenu à s'emparer du paquet et le brûla
au lieu de le mettre à la poste. Ainsi dans mon dossier
il n'y avait que des pièces à décharge, en même temps
que, grâce au zèle de nos amis, il ne se trouva au
Comité, ses membres exceptés, que des personnes qui
m'étaient favorables.
390 MEMOIRES DU GENERAL BARON THIEBAULT.
Mon interrogatoire terminé, on me fit sortir pour
délibérer. Ce même homme qui m'avait si durement
apostrophé et dont je regrette d'avoir oublié le nom,
voyant le Comité hésiter sur le parti qu'il prendrait à
mon égard, ouvrit un avis qui me sauva : « En atten-
dant les pièces de cette affaire et de plus amples rensei-
gnements >, dit-il à ses collègues, c quel inconvénient
verriez-vous à mettre ce jeune homme en arrestation
chez lui, si un ou deux hommes bien connus voulaient
répondre de sa personne? » Rien ne s'adopte plus facile-
ment qu'une proposition à laquelle personne n'est prit
à en opposer une autre, et, dans l'indécision où l'on
était, on me fit deniander la liste des personnes qui
selon moi pourraient prendre cette responsabilité.
J'écrivis une trentaine de noms, et de ce nombre se trou-
vèrent heureusement ceux de deux personnes que j'ai
déjà citées : M. Dusaulx, auteur d'ouvrages fort estimés,
mais de plus membre de la Convention et ami d'Alquier;
ensuite M. Loyseau, jurisconsulte profond, dont j'ai
déterminé le rôle dans l'insurrection des gardes fran-
çaises, et que, à ce moment, les partis se disputaient.
On a vu tout à l'heure qu'il m'avait déjà servi par
une première recommandation. Le président me fit
donc dire que si les citoyens Dusaulx et Loyseau se
portaient mes garants, le Comité consentirait à me
mettre en arrestation chez moi. J'écrivis en hâte à ces
messieurs; ils firent des réponses qui, malgré la gravité
des circonstances, ne laissèrent rien à désirer et provo-
quèrent l'arrêté le plus favorable (1).
(1) CONVENTION NATIONALE.
Comité de sûreté générale et de surveillance de ta Convention nationale.
Du 13 avril 1793, Tan second de la République française une et
indivisible.
Le Comité arrête que le citoyen Thiébaud demeurera jusqu'à
AU COMITE DE SÛRETÉ GÉKÉRÂLE. 391
Cette pièce & peine arrachée plus que reçue des
mains de l'iiuissier du Comité, je partis. Mes gendarmes
reçurent et mes adieux et mes remerciements, mais
refusèrent ce que j'aurais été heureux de leur faire
accepter. En peu de minutes je fus dans les bras de
mon père et presque étouffé dans les bras de je ne sais
combien d'amis, réunis chez lui pour apprendre plus
tôt quel serait mon sort. Le succès avait passé notre
espérance à tous. En effet, quoique je ne fusse pas en-
tièrement libéré, je n'en étais pas moins libre; il ne fal-
lait plus qu'une circonstance favorable pour l'être défi-
nitivement, et, en évitant les lieux trop publics, il n'en
est pas moins vrai que j'allais partout.
Le commandant de mon bataillon, Gôttmann, arriva à
Paris peu après moi. Ce voyage avait plusieurs buts :
le premier, d'obtenir que son corps fût légalement re-
connu et constitué par le gouvernement; le second, de
le faire considérer comme corps français; le troisième,
de faire délivrer à chacun des officiers, en remplace-
ment des nominations provisoires du général O'Moran,
des brevets qui leur garantissent leurs grades. Actif,
hardi, grand parleur, bientôt reçu aux Jacobins et
appuyé par eux comme président du club de Tournai,
frappant à toutes les portes, employant tous les moyens,
il réussit complètement. Pour ne rien compromettre, il
commença par se faire délivrer des brevets et pour lui
et pour ses officiers, et ce ne fut qu'après avoir assuré
de cette sorte notre position et la sienne, qu'il sollicita
nouvelle ordre en état d'arrestation dans sa maison, sous la soumis-
sion que feront au Comité de sûreté générale, les citoyens Loiseau,
rue Guenegaut, et Dussault, député, de répondre de sa personne.
Les membres du Comité de sûreté générale
de la Convention nationale ,
Garnier, Inorano, Drouet, Alquier.
392 MÉMOIRES DU GEMEHAL BARON THIÉBAULT.
avec un égal succès que le premier bataillon de Tour-
nai devînt corps français et vingt- quatrième bataillon
d'infanterie légère. Ajouterai-je que, quant à moi, cet
homme se conduisit fort bien? Il m'avait apporté tous
les certificats que j'avais demandés; il y joignit sa
propre déclaration écrite et m'offrit tout ce qui dépen-
dait de lui.
Quarante-quatre jours s'écoulèrent sans rien changer
à ma position. Encore que je ne sentisse pas trop le
poids de mes fers, ils n'étaient pas brisés. On ne pou-
vait pas même se dissimuler que, à mesure que l'action
du gouvernement devenait plus violente, ma position
empirait. Nous marchions & la Terreur. On ne guilloti-
nait pas encore par centaines, mais peu de jours se pas-
saient sans exécution. Tout ce qui avait été compromis
dans la trahison de Dumouriez était l'objet spécial des
plus grandes rigueurs. L'adjudant général Devaux(l),
quoique faiblement inculpé, avait porté sa tète sur Técha-
faud, car entre l'absolution ou la mort il n'y avait plus
d'intermédiaire. Je me rappelle même que, trompé par
l'analogie du dernier son, M. Cadet père, entendant
crier la sentence de ce Devaux, crut que c'était la mienne
et arriva hors de lui chez son fils, qui le désabusa.
On ne savait, au reste, que faire dans ces formidables
circonstances. Les uns disaient : t Quelle folie de ne pas
terminer une position aussi fausse et qui s'aggrave sans
cesse I » Les autres soutenaient que les affaires qui ne
s'arrangent pas d'elles-mêmes s'arrangent toujours mal;
(i) Fils naturel de Charles de Lorraine, le frère de l'empereur
d'Autriche François I*', Pierre Devaux entra très jeune encore au
service de la France, devint l'ami et le conûdent de Dumouriez et
cependant ne suivit pas ce générai à sa sortie de France. Arrêté
à Lille, le 6 avril 1793. amené à Paris, traduit devant le tribunal
révolutionnaire, et moins heureux que Paul Thiébault, il fut con-
damné à mort le 27 mai. (£o.)
LIBERATION. 393
enfin le plus grand nombre s'écriait : c Gardez-vous de
faire des démarches ; tâchez que Ton vous oublie; laissez
le temps faire justice des préventions qui se sont élevées
sur votre compte. » Mon père était de cet avis, tandis
que moi, qui comme capitaine avais à remplir des
devoirs, je voulais en finir. Enfin, au milieu de ces
craintes, de ces incertitudes, la destinée se chargea de
mon sort et mit fin à ma position de la manière la plus
heureuse.
Un jour, ruminant tout cela et d'autant plus mécon-
tent de mon inaction que, dans le Nord, la guerre rede-
venait plus active, je cheminais assez tristement dans
Paris; brusquement, au détour d'une rue, je me trouvai
face à face avec M. Grouvelle. Dire pourquoi nous ne
nous étions pas adressés à lui au moment de mon arres-
tation, comment nous ne l'avions pas revu depuis, serait
difQcile. Bref, il ignorait mon aventure et ma position ;
il les apprit avec étonnement et voulut bien se contenter
d'une excuse banale.
Tout en causant, je l'avais accompagné jusque chez
lui, et là, ayant écouté à fond tout ce qui me concernait :
c Parbleu >,me dit-il tout à coup, « il me vient une idée.
Je suis nommé envoyé plénipotentiaire de la République
à Copenhague. Je n'ai point encore de secrétaire de
légation, ou plutôt celui qu'on me propose n'a ni le ton, ni
les manières, ni la capacité qui conviennent à cette
place. Sous ces rapports, comme sous tous les autres,
je serais enchanté de vous avoir. Vous savez d'ailleurs
l'allemand, et c'est encore un avantage. Si donc cela
peut vous convenir, dites-le-moi; je suis certain de vous
faire agréer par le Comité diplomatique et, en plus, d'ob-
tenir de lui qu'il fasse terminer votre affaire au Comité
de sûreté générale. > De telles propositions n'étaient pas
de nature à être refusées, et ce fut avec reconnaissance
894 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL- BARON THIÉBAULT.
que j'acceptai. Plus d'une heure fut encore consacrée à
parler de notre future mission; enfin, quand je fus prêt
à le quitter : t Tenez, ajouta-t-il, sortir de France en ce
moment et pour n'y rentrer que dans quelques années,
est peut-être un bonheur beaucoup plus grand qu'on ne
pense. »
C'est le 24 mai 1793 que le Ciel me fit rencontrer
M. Grouvelle, et le 27 au soir je trouvai chez moi l'ar-
rêté (1) qui termina mon arrestation. Mais de combien de
bonheurs successifs cette libération et mon salut ne
furent-ils pas le résultat I Quand je les récapitule dans
ma pensée, je suis effrayé de reconnaître qu'une seule
de ces circonstances venant à manquer, j'étais perdu.
Il les fallait toutes dans leur succession rigoureuse
pour me soustraire à l'échafaud, au pied ou sur les
marches duquel la lettre de M. le duc de Chartres
m'avait placé... Destinée ou miracle!
MaiS; pendant que le Comité de sûreté générale me
libérait, le Comité diplomatique m'agréait, de sorte que,
(1) CONTENTIOX NATIONALE.
Comité de sûreté générale et de surveillance de la Conveniian
nationale.
Du vingt-sept mai 1793, Tan second de la République une et
indivisible.
Le Comité de sûreté générale de la Convention nationale, après
avoir discuté les préventions qui se sont élevées sur le compte du
citoyen Thiébaut au sujet de la lettre qui lui a été adressée par le
citoyen Égalité, quelques jours avant la défection de ce dernier,
et après s'être assuré que ces préventions portant sur un bUlet
insignifiant ne se trouvent appuyées par aucune autre considé-
ration tirée de la conduite du citoyen Thiébaut ou de Texamen de
ses papiers qui a été très scrupuleusement fait, arrête que ce
citoyen aura sa pleine et entière liberté.
Les membres du Comité de sûreté générale
de la Convention nationale :
Alquier, président; C. Basire, Ingrand, François Cbabot ;
J.-S. RovÈRE, secrétaire.
SECRETAIRE DE LEGATION. 395
le 28 au matin, lorsque j'arrivai chez Grouvelle, j'avais
un double remerciement à lui faire. Il ne restait pas un
moment à perdre; notre départ devant être très pro-
chain, notre passage était arrêté sur un bâtiment améri-
cain, en chargement au Havre, et dont Copenhague était
la destination. Comme trois mille francs m'étaient
alloués pour les frais de l'espèce de garde-robe qui me
devenait nécessaire, M. Grouvelle me remit neuf cents
francs, en avances, pour faire de suite face aux pre-
mières dépenses.
Or, le surlendemain, encouragé par mon père, qui ne
voyait pas avec plaisir mon départ pour le Danemark,
et qui dans la conservation de mon grade à l'armée
apercevait un moyen de revenir quand je voudrais (1),
je demandai à M. Grouvelle si, en me rendant à Copen-
hague comme secrétaire de légation, je ne pourrais pas
conserver mon grade militaire, auquel j'avouais tenir
extrêmement. Il me promit de s'en informer, et sa ré-
ponse fut que c'était impossible. Il vit la peine que j'en
éprouvais, et avec ses manières parfaites, avec cette
franchise, cette loyauté tout à fait dignes de son hono-
rable caractère : c Monsieur Thiébault >, me dit-il, « mon
premier but, en faisant pour vous ce que j'ai fait, a été de
vous tirer d'une position fâcheuse et qui pouvait devenir
menaçante; le second, de vous associer à des travaux
que vous contribueriez à me rendre plus agréables;
mais, avant tout, il faut que cela vous convienne entiè-
rement. » Je lui déclarai que rien au monde ne pouvait
me convenir davantage que de me dévouer à lui et de
lui prouver mon attachement et ma reconnaissance, f Je
suis convaincu de l'un et de l'autre, > continua-t-il; « mais
(i) Mon père appuyait son diro sur quelques précédents, tels
que celui du chevalier de Gaussen, qui était capitaine de cava-
lerie et secrétaire d'ambassade.
396 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBÂULT.
qui dit carrière dit existence^ et, comme rien au monde
n'est plus important que d'avoir la vocation de la carrière
que l'on embrasse, expression qui d'ailleurs ne laisse
rien à ajouter, vous voyez que vous feriez une faute
grave ou plutôt une double faute en renonçant à une
carrière qui vous plaît et en prenant, d'après des consi-
dérations d'un moment, celle qui vous présagerait des
regrets. Et puis, qu'y a-t-il de plus méritoire que la car-
rière des armes, en ce moment surtout où nous avons
des revers à réparer et où la France lutte seule contre
l'Europe entière? Enfin, la manière dont vous vous êtes
enrôlé au moment où la patrie a été déclarée en dan-
ger, ce dévouement qui m'a vivement touché et qui a
fondé chez moi l'estime que j'ai pour vous et celle de
tous ceux qui vous connaissent, est, ainsi que l'hono-
rable récompense que vous avez déjà reçue de votre
conduite, un antécédent auquel chaque jour vous devez
tenir davantage. » Ne voulant peint lui céder en fait de
procédés, je revins avec insistance à mon désir de lui
rester attaché par devoir, comme je l'étais par senti-
ment; mais il prétendait que, pour être conséquent avec
lui-même, il fallait qu'il fortifiât ma raison contre les
mouvements de ma délicatesse, et il termina cet entre-
tien par ces mots : « C'est donc au capitaine Thiébault
que je voue désormais une amitié aussi sincère que du-
rable, et à lui que j'offre tous mes vœux. > Nous nous
embrassâmes, et six jours après j'avais quitté Paris et
mon père pour retourner à l'armée.
CHAPITRE XIV
Avoir rencontré Jouy, s'être lié intimement avec lui, et
que la vie entière ne s'en ressentît pas, était impossible;
qu'elle ne s'en ressentît d'une manière fatale, était un
quine à gagner. Doué d'une imagination déréglée, mais
entraînante, à laquelle sans cesse il fallait un aliment
nouveau; ayant assez d'esprit pour trouver des raisons
à tout, mais pas assez de jugement pour faire en toute
chose la part du bien et du mal ; n'ayant d'abord rien
qui ressemblât à de la^conscience, à de la sensibilité du
cœur, à de la moralité, tous les rôles lui étaient faciles,
et, comme un rôle l'exaltait d'autant plus que ce rôle
donnait lieu à plus d'intrigues, cet homme charmant,
mais dangereux, était prêt à jouer tous ceux dont l'oc-
casion lui était offerte. Il ne lui fallait donc qu'un
sujet et un but; par malheur, je lui fournis l'un et
l'autre, et il s'attacha d'autant plus à faire réussir ses pro-
jets qu'un calcul personnel lui en fit regarder la réussite
comme ne pouvant manquer de lui devenir utile à lui-
même.
Les circonstances auxquelles Paul Thiébault fait allusion
dans les lignes précédentes, et qu'il raconte en des pages sui-
vantes, sont d'ordre intime et n'offrent historiquement aucun
intérêt spécial ; elles n'ont pas paru devoir être publiées. Toute-
fois, pour l'intelligence de certains passages, qui viendront
en leur temps, le lecteur doit savoir que Paul Thiébault, alors
qu'il résidait avec son père à Tournai, avait été introduit
398 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉDAULT.
par le général O'Moran et son ami Jouy dans la société d'un
M. Hamilton, d'origine anglaise, et qui vivait à Lille en très
grand seigneur. Au moment où reprend le récit, Paul Thié-
bault, sur le point d'épouser l'aînée des belles -filles de ce
M. Hamilton, va devenir par ce mariage le beau-frère de Jouj,
qui épousera la cadette.
Si les premières lettres que j'avais reçues de Jouy
depuis mon arrestation n'avaient exprimé que Téton-
nement, l'inquiétude et la peine, la tournure favorable
que ma mésaventure avait prise dès le début l'avait
rassuré. Il n'avait donc pas tardé à revenir à ses projets,
et ses dernières lettres avaient toutes porté sur l'urgence
de nous revoir et sur la nécessité que je ne reparusse à
Lille avant de nous être revus.
Or le lieutenant général O'Moran commandant en chef
Dunkerque et Bergues, ainsi que les camps |de Cassel et
de Ghyvelde, et résidant dans cette première place, je
résolus de faire ce grand détour pour me rendre à Lan-
drecies, où était mon bataillon; mais, par ce temps où la
police se faisait déjà à Paris d'une manière si révolu-
tionnaire, où tout s'incriminait, où j'étais intéressé à ne
donner sur moi aucune prise nouvelle, j'avais été forcé
de demander de suite mon passeport, et cette pièce
me fut délivrée le 2 juin, au milieu des effroyables scènes
auxquelles Paris servait de théâtre.
Ce passeport, au surplus, était signé par Xavier
Audouin, adjoint au ministre de la guerre, mais portait
ces mots : f Valable pour six jours > , ce qui me forçait
d'être avant l'expiration de ce délai sur le territoire
occupé par l'armée du Nord. En conséquence, je partis
le 6 au soir, et, pour aller plus vite, à franc étrier. A
quelques lieues de Chantilly, je fus rejoint par un cour-
rier porteur d'un journal du soir, intitulé VÉclair, Ce
journal devait sa vogue à la circonstance de donner les
LE JOURNAL « L'ÉCLAIU ». 39D
nouvelles du jour avant même l'arrivée des autres
journaux, qui n'apportaient que les nouvelles de la
veille. Ce courrier se mit à causer avec moi. Il avait à
chaque relais ses chevaux et son postillon prêts; il me
proposa donc, et par suite d'un arrangement fait entre
lui et les maitres de poste de sa route, de prendre en le
payant le cheval de son postillon, tout en continuant à
payer le mien. Grâce à cet arrangement, les maîtres de
poste gagnaient de recevoir le prix de trois chevaux et
de n'en faire marcher que deux; le postillon du courrier
gagnait le prix de sa course sans courir; le courrier
gagnait le prix d'un cheval par poste, et moi, je gagnais
d'aller plus vite. Jusqu'à Amiens, je cheminai ainsi avec
la plus grande rapidité; mais là je m'arrêtai pour
remercier encore ce Caron-Berquier qui m'avait rendu
de si grands services, et pour revoir les deux gendarmes
auxquels j'avais d'éternelles obligations. Je comptais
rester une heure dans cette ville; il fallut accepter un
repas, et tout ce que je pus faire fut de coucher à Abbe-
viile, d'où, le 8, je me rendis à Dunkerque.
Mes effets étaient directement envoyés à Lille; je me
trouvais par conséquent sans bagages; je mis pied à
terre à la porte de la maison occupée par le général
O'Moran. Je n'avais qu'une crainte, c'est que Jouy ne se
trouvât sorti. Quel fut donc mon désappointement en
apprenant que, le matin même, il était parti avec le
général pour Cassel et Ghyvelde, d'où ils devaient être
de retour le lendemain ! Ne pouvant les rejoindre faute
de connaître leur itinéraire, je fus forcé d'attendre;
mais du moins j'employai de mon mieux mon temps à
voir la ville, le port^ la grève et la tour des signaux. La
ville et le port ne m'ont laissé aucun souvenir, la tour
des signaux n'a rien de curieux; seulement, parvenu sur
la plate-forme, j'eus pour la première fois de ma vie le
40O MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
spectacle de la mer, et, à l'aide d*un télescope, je vis très
distinctement les côtes d'Angleterre et neuf voiles
entrant dans la Tamise. Quant à la grève, elle serait
depuis longtemps perdue dans les brouillards du passé,
si je n'y avais couru un des dangers de ma vie.
Dans mon enthousiasme pour la nouveauté du spec-
tacle, je m'étais aventuré & mer très basse aussi loin
que le sable m'offrait à marcher; je n'avais pas fait
attention aux signes de gens qui s'en revenaient en cou-
rant, et pris, à ce moment de pleine lune vers l'approche
du solstice, par une haute marée, je fus devancé par des
vagues énormes qui me tourbillonnèrent jusqu'au-des-
sus des genoux; pour n'être pas renversé par elles,
j'avais dû me soutenir sur mon sabre comme sur une
canne, tout en accélérant ma course par des efforts pro-
digieux vers le rivage où de nombreux spectateurs, atti-
rés par mes dangers, me trouvèrent fort heureux d'être
parvenu.
Le 6 au soir, le général O'Moran rentra à Dunkerque,
mais seul, Jouy s'étant rendu à Lille, et assez tard pour
qu'il me fût impossible de le voir. Or j'avais besoin de
lui, non seulement pour proroger le délai fixé sur mon
passeport, mais encore pour l'entente de nos affaires
communes, et je ne pus éviter avec le général un
déjeuner, auquel je dus encore un retard de plusieurs
heures I Cependant je quittai Dunkerque, j'arrivai à
Lille dans la soirée, et le séjour que j'y fis me rappelle
une scène d'un comique assez lugubre.
J'étais logé à l'hôtel de la Cloche, où je descendais
habituellement; Custine y arriva à l'improviste, avec
un assez grand nombre d'officiers de son état-major;
beaucoup de voyageurs furent obligés de céder leurs
chambres. De ce nombre fut un M. de Maraize, capi-
taine au 5* de chasseurs à cheval, fils de M. Ober-
PASS WINE. 401
kampf. Ce jeune homme que je connaissais depuis long-
temps, mais dont je connaissais surtout une des sœurs,
Mme de Boisgibaut, femme charmante, apprit que dans
ma chambre se trouvait un second lit, qui n'était occupé
par personne ; il vint me le demander, et ce fut avec
joie que je le mis à sa disposition.
Ce jour même, j'avais été invité à souper, et parmi
les convives se trouvait l'ancien collègue de mon père,
Beaumé; Jouy était absent. Or, les dames sitôt parties,
le maître de la maison nous proposa de boire, non
pour étancher notre soif, car pendant le souper nous
avions bu beaucoup plus qu'il ne fallait pour cela, mais
pour faire ce qu'en Angleterre on nomme le f pass wine » .
Ces orgies n'ont jamais été de mon goût; cependant,
ne restant que quatre pour y prendre part, je m'y rési-
gnai. C'est la première d'ailleurs et la dernière à laquelle
je me sois soumis. Le maître d'hôlel fut donc appelé et
reçut l'ordre d'apporter quatre verres égaux et quatre
bouteilles de vin de Bordeaux. Le mattre de maison se
versa le premier verre à plein bord, passa la bouteille à
son voisin de droite, avala son verre de vin, en versa la
dernière goutte sur l'ongle et la huma. Chacun de nous
procéda de la même manière, et les quatre bouteilles de
vin de Bordeaux, ayant fait et continué ainsi la ronde,
furent avalées. Alors furent apportées quatre bouteilles
de vin de Bourgogne, qui furent bues de même. Quatre
bouteilles de vin de Champagne non mousseux sui-
virent; enfin quatre bouteilles de vin de Champagne
mousseux terminèrent cette scène dégoûtante.
Il était minuit quand on se retira; le maître de la
maison, depuis plus d'un quart d'heure, n'était plus
soutenu que par les bras de son fauteuil. Il voulut se
relever et retomba ; trois domestiques vinrent et l'em-
portèrent. Beaumé était ivre; mais, tout en battant les
I. 26
402 MEMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
murailles, il arriva jusqu'à sa maison assez voisine.
Quant à moi, je marchais encore droit, mais j'avais la
tête envahie par mille idées plus folles les unes que les
autres; dans le trajet assez long que j'avais à faire pour
regagner mon gîte, tout ce qui me fut possible fut de ne
pas chanter à tue-tète. C'est dans cet état que je rentrai
dans ma chambre; je croyais trouver de Maraize couché;
il m'attendait. Une tristesse profonde était empreinte
sur son visage; mais plus sa physionomie exprimait la
douleur, plus elle me parut cocasse. Je me contins;
toutefois, lorsqu'il m'eut dit : « Vous me trouvez bien
malheureux; j'ai perdu celle de mes sœurs que j'aimais le
plus >; et lorsque, fondant en larmes et me présentant
un papier, il eut ajouté : « Tenez, [lisez la lettre qui
m'apporte cette affreuse nouvelle >, il ne fut plus en ma
puissance de me contenir... Un rire convulsif, inextin-
guible, s'empara de moi, et chaque fois que mes yeux se
reportaient sur ce pauvre de Maraize, dont la figure
exprima successivement Tétonnement, l'indignation et
la colère, ce rire se compliquait de cris et d'éclats. Cette
crise en arriva au point que bientôt je ne pus plus
me tenir debout, et je tombai dans un fauteuil, où je
continuai à rire à gorge déployée jusqu'à ce qu'enfin,
étant parvenu à articuler quelques mots, je pus dire :
c Je suis gris... je n'en peux plus... appelez du monde
et faites-moi faire du thé. > Il comprit qu'il s'agissait
d'une violente attaque de nerfs, et, faisant trêve à ses
chagrins, il me fit faire et boire du thé toute la nuit. Au
reste, cette nuit ne termina pas cette crise : car, pendant
deux jours, personne ne put me regarder en face ou me
parler sans que je partisse d'un éclat de rire.
Nous étions au 18 juin; j'avais obtenu du général La
Marlière l'autorisation de séjourner à Lille jusqu'au 24.
J'avais donc encore cinq grands jours à moi, et, assez
SAINT-HURUGE ET LE CHEVALIER DE BËAUJEU. 403
soucieux de causer encore une fois avec mon père des
intérêts qui m'avaient amené à Lille, je projetai de me
rendre pour vingt-quatre heures à Paris. Mon passe-
port ne pouvant me servir, j'obtins du commandant de
la place un laissez-passer, et cette course rapide, qui
d'ailleurs fut par ses résultats inutile, me rappelle deux
souvenirs.
Ce même jour, 18, me trouvant encore à Lille, vers le
soir, sur la place de la Comédie, je fus rencontré par un
ex-marquis, et j'ignore si ce n'est pas Saint-Huruge (i),
(i) Ce Saint-Huruge, qu'avec raison sa famille avait fait enfer-
mer, mais qui l'avait été par lettre de cachet, avait contracté
contre les actes arbitraires et ceux do qui ils émanaient, une
haine qui tenait de l'aliénation, de la rage. Il était l'ami d'un che-
yalier de Beaujeu dont je vois encore la grosse tête et les formes
athlétiques, et qui dans son genre n'était pas moins extraordinaire.
Voici deux anecdotes de nature à le faire connaître.
Une de ses passions consistait à se battre contre des bétes. Je
ne sais s'il n'avait pas figuré au combat du taureau : quoi qu'il
en soit, se trouvant à la campagne, je ne sais chez qui, il vit à la
chaîne un chien énorme, et, informé que cet animal était la terreur
du pays, il ordonna à l'homme qui le soignait de le lâcher. A
peine ce chien fut-il en liberté, il se mit à l'agacer et de suite lui
sauta à la gorge. Un combat furieux commença. Le chevalier de
Beaujeu, couvert de morsures, ne tarda pas à être en sang, mais il
ne l&cha prise que lorsque ce chien fut étranglé.
Comme il était impossible (fe se trouver avec lui sans que des
scènes abominables s'ensuivissent, ses amis l'évitaient autant
qu'ils pouvaient. Un jour qu'ils devaient se réunir pour déjeuner
ensemble, ils convinrent de lui en faire un mystère; mais une
indiscrétion fut commise, et il vint se plaindre de cette exclusion à
celui chez qui on devait déjeuner. « Ma foi, lui répondit ce dernier,
je vais te parler franchement : nous avons tous de l'amitié pour
toi; mais toujours des scènes, éternellement des scènes, c'est dia-
bolique. On veut parfois être tranquilles, et c'est pour l'être que
nous n'avons pas voulu de toi. — Eh bien, repartit Beaujeu, invite-
moi, et je te donne ma parole d'honneur que je ne dirai rien de
désagréable à personne. » On accède, il arrive de la meilleure
humeur du monde, et à table devient le plus aimable, le plus jovial
des convives. Près d^une heure se passe ainsi ; on était enchanté
de lui, lorsque tout à coup sa tête se baisse, ses yeux se fixent
404 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
terroriste forcené, vêtu d'une carmagnole, coiffé d'an
chapeau rond surmonté de plumes tricolores, la poitrine
débraillée, sans cravate, bien entendu, portant un grand
sabre tratnant et ayant comme décoration un petit bon-
net rouge et une guillotine en or à sa boutonnière, plus
une seconde gravée sur son cachet. En m'apercevant,
ce pourvoyeur d'échafaud vint à moi, et le colloque sui-
vant eut lieu : « On dit que tu vas à Paris. — On dit
vrai. — Tu te chargeras d'une lettre pour Robespierre ?
— Volontiers. — Et tu la lui remettras en mains propres.
— Je la porterai moi-même. » Cette commission était
loin de m'amuser. Mon père ne la jugea pas non plus de
bon augure; pourtant, cette lettre reçue, et moi devant
retourner à Lille, il fallait la remettre. Ce fut à trois
heures de l'après-midi que mon père, qui avait voulu
m'accompagner, et moi, nous nous présentâmes chez
Robespierre, logé rue Saint-Honoré, presque en face de
la rue Saint-Florentin, dans la maison d'un menuisier,
au rez-de-chaussée et au fond d'une petite cour, qui, de
même que l'entrée, était encombrée de planches. C'était
là l'antre du tigre. Ainsi que nous l'avions prévu, il était
à la Convention; deux heures après, j'avais quitté
Paris, et bien m'en avait pris.
Je n'avais passé à Paris qu'un seul jour entier, et, ce
jour, Gassicourt donnait à souper à Fourcroy; je me
trouvai au nombre de ses convives. Il venait de prendre
sur son assiette, des mouvements convulsifs sillonnent son visage;
de ses deux mains, et comme pour se contenir, il se cramponne k la
table; tous les regards s'arrêtent sur lui; un silence général se
fait, mais une minute ne s'est pas écoulée, qu'en s'écriant : « Non,
il est impossible de tenir davantage... », U se lève, renverse la
table sur ceux qui lui faisaient face, et, en proférant d'horribles
jurements, il se sauve, bouleversant tout ce qui se trouve devant
lui, mais, suivant sa parole, sans avoir dit rien de désagréable à
personne.
UN MOT DK FOURCROY. 405
possession de sa maison rue Le Peletier, n* 19. Il occu-
pait l'entresol, je crois, comme habitation, le premier
comme appartement de réception. Tout cela était neuf,
frais et meublé à merveille. Le souper avait été excel-
lent, et nous en étions au dessert, lorsque Fourcroy, se
balançant sur sa chaise et promenant ses regards des
corniches à la table couverte de cristaux et de bougies,
dit je ne sais plus à quel propos : c Rien n'est plus me-
naçant dans une République que ce qui peut donner
indépendance ou prépondérance; aussi j'espère bien
qu'avant un an il ne restera pas en France une seule
fortune de vingt mille livres de rente. » Personne ne
répliqua. Le lieu, l'air, le ton, l'occasion, tout concourait
à rendre ce mot atroce en lui-même comme dans ses
conséquences, car il est inutile de répéter comment
à ce moment on battait monnaie à coups de guil-
lotine.
De retour à Lille le 22, j'en partis le 24 pour Landre-
cies, où mon bataillon de Tournai, devenu, ainsi que je
Tai dit, vingt-quatrième bataillon d'infanterie légère, se
trouvait en garnison avec je ne sais quel bataillon de la
ligne; mais ce qu'il y avait de bizarre, c'est que les
commandants de ces corps, tous deux chefs de bataillon,
et le nôtre sous le titre de lieutenant-colonel, se trou-
vaient là sous les ordres d'un simple capitaine, comman-
dant la place. Ce capitaine, au surplus, homme de près
de six pieds, fort à proportion et de la plus belle figure,
était Hulin, sergent aux gardes françaises le 12 juil-
let 1789 et l'un des vainqueurs de la Bastille le 14,
nommé immédiatement après et par Louis XVI officier,
pour ce fait d'armes qui n'en fut pas un. Prédestiné à
servir toute sa vie, à ne jamais quitter les armées actives,
à prendre part à nos plus brillantes campagnes et
pourtant à ne jamais faire la guerre, il arriva sous Napo-
406 MÉMOIRES DU GENERAL BARON THIÉDAULT.
léon aux premiers grades, honneurs et dignités (I).
C*est qu'en effet les commandements de place ont
été son lot et l'ont conduit de capitaine commandant
de Landrecies au commandement de presque toutes les
grandes capitales de l'Europe, puis à celui de Paris et
successivement avec les grades de chef de bataillon,
colonel, général de brigade, général de division, avec le
titre de comte, le grand cordon de la Légion d'honneur,
et de riches dotations. Il est vrai qu'il était difQcile de
réunir, pour les fonctions qu'il occupa, plus de spécia-
lités et plus d'avantages physiques que lui; on n'avait ni
plus de représentation, ni plus d'entente de tels devoirs;
mais s'il imposait par sa prestance, par ses bonnes qua-
lités, il se faisait aimer. J'ajouterai cependant que, faute
d'énergie ou de ce respect que Ton se doit toujours à
soi-même, un dévouement plus lucratif qu'honorable le
rendit capable d'un rôle que l'histoire ne lui pardonnera
pas (2).
Je dois des éloges à la manière dont Gôttmann, impro-
visé militaire, chef de bataillon et commandant de corps,
avait réglé tout ce qui tenait à l'instruction et au ser-
vice, indépendamment du service de la place qui ne
le regardait pas. Ainsi, à cinq heures du matin manœu-
vres; après, exercice de détail, auquel un seul capi-
taine assistait. Dix heures, déjeuner des ofQciers qui man-
geaient tous à la même table; à midi, visite des quartiers
(1) On ne pourrait citer d'autre exemple d'une telle élévation,
conquise par des services sédentaires, que celui de M. de Gaox,
qui, sans quitter les bureaux de la guerre et, comme on le dit, do
siège en siège, devint lieutenant général, vicomte, grand cordon,
pair do France, ministre de la guerre.
(2) Il présida le conseil de guerre devant lequel, dans la nuit du
20 au 21 mars, le duc d'Enghien fut amené & onze heures du soir,
pour être condamné à mort à quatre heures du matin et fusille une
demi-heure après. (Éd.)
LE 2V D'INFANTERIE LÉGÈRE. 407
et des hommes du bataillon qui se trouvaient à Thôpitai;
après dtncr, théorie, et trois fois par semaine la théorie
terminée, promenade à cheval aux environs de la
place, pour étudier le terrain sur lequel on pouvait
avoir à combattre et pour bien connaître surtout la
forêt de Mormal, qui sépare Landrecies du Quesnoy.
Aussi ce bataillon ne tarda-t-il pas à être non moins
remarquable par sa tenue, sa discipline, son instruction,
que par sa composition. Quant aux soldats, ils étaient ce
que seront toujours des Belges bien commandés, c'est-
à-dire, des hommes ayant avec l'élan des Français une
ténacité, une énergie qu'en masse nous n'avons pas,
c'est-à-dire des soldats ne le cédant à aucun des soldats
du monde. Quant aux officiers, quatre surtout étaient
des hommes d'une trempe vraiment extraordinaire; ils
:sont morts tous de mort violente, sans avoir proféré
une plainte, sans avoir donné un signe de faiblesse.
L'un d'eux, nommé Dath, lieutenant alors, capitaine
depuis, et mon adjoint pendant les campagnes de Naples
(1798) et de Gênes (1800), employé ensuite à l'armée de
Saint-Domingue, eut, à bord du bâtiment qui le ramenait
de cette déplorable expédition, une querelle avec un
commissaire des guerres et lui donna un soufilet. £n
débarquant à la Rochelle, ils se battirent au pistolet.
Du premier coup Dath tomba mortellement blessé; mais,
rassemblant ses dernières forces, il se releva, en criant à
son adversaire qui croyait le combat terminé : • En
place 1 j'ai encore une minute à vivre, et c'est assez pour
me venger. » En effet, il tira, passa sa balle à travers le
corps de son adversaire et expira.
Le second, Etienne Gôttmann, frère de notre com-
mandant et qui par suite de l'amalgame des bataillons
d'origine belge avait été incorporé dans le premier des
cinq bataillons de tirailleurs belges, reçut au commence-
408 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
ment de la bataille du 3 prairial, pendant la campagne
de Pichegru, en 1794, un coup de biscaîen dans le
côté gauche. Malgré le sang qu'il perdait et les souf-
frances que chaque pas renouvelait, on ne put obtenir
de lui qu'il quittât le champ de bataille. Quand on le
pressait de se faire du moins panser, il répondait :
c L'ennemi en retraite suffit pour guérir ma blessure. >
Sept heures après quMl avait été blessé, on lui annonça
la mort d'un capitaine du même bataillon, auquel un
boulet venait d'emporter la tète : « Voilà comment je
voudrais mourir i, s'écria-t-il. £t son exclamation à
peine proférée, il se trouva avoir subi le même genre de
mort.
Le troisième, le capitaine Francœur, était un beau et
bon jeune homme, plein d'activité, de vaillance et de
gaieté. A Tune de nos sorties du camp de Maubeuge
(1793), il eut le coude gauche fracassé par une balle.
Portant son bras gauche avec sa main droite, il arriva
en chantant à l'hôpital de Maubeuge, où un jeune chi-
rurgien, croyant devoir nettoyer sa plaie, passa une
heure à lui arracher des esquilles. C'est à ce moment
que parut le chirurgien-major, qui, après avoir lavé la
tète à son apprenti, annonça à Francœur qu'il était indis-
pensable de couper sans retard le liras gauche et se dis-
posait à lui attacher le droit : « Vous ne me connaissez
pas I, lui répondit tranquillement Francœur, c ce bras
dont vous voulez m'ôter l'usage vous sera utile. > Ëten
effet il travailla lui-même à son amputation, sans se
plaindre, sans sourciller, causant comme s'il avait été
question d'un autre, et par exemple disant au chirur-
gien-major : f Changez ce bistouri; il déchire et ne
coupe pas. » En revenant du combat, nous courûmes
tous le voir, et, comme nous l'aimions beaucoup, nous
étions navrés de le trouver amputé. Quant à lui, assis à
BRAVES OFFICIERS. 409
son séant, ayant conservé ses couleurs et sa gaieté :
c Pourquoi donc vous affliger? nous dit-il en riant.
N'avoir qu'un bras n'est pas un si grand malheur! Quand
je ferai la cour à une femme, j'aurai l'air avec mon moi-
gnon d'un pigeon qui bat de l'aile. > Cette résignation,
cette sérénité, ce courage ne furent pas un moment
interrompus ; mais, au bout de huit jours, le tétanos se
déclara, et Francœur mourut!
Le quatrième, le capitaine ChafTaux, était un homme
modelé sur l'antique, fait comme une statue, et très for-
tement constitué. Sévère dans ses mœurs, dans ses prin-
cipes, dans ses habitudes, il était aussi sobre que conti-
nent. Sa ûgure blonde était calme, mais ferme, et même
il avait dans la figure quelque chose de chevaleresque
que ses moustaches à la royale accompagnaient à mer-
veille. Il dormait peu et ne se déshabillait que pour
changer de linge; car, même dans les cantonnements ou
les garnisons, il dormait avec ses vêtements et de préfé-
rence sur la paille. Studieux, il était fort instruit; réflé-
chi, méditatif, il y avait peu de sujets sur lesquels il
n'eût des pensées fortes et originales. Modeste et parlant
peu, il fallait le connaître pour l'apprécier. Recevait-il
des ordres, il les exécutait aveuglément; avait-il à en
donner, c'était toujours avec une haute sagesse; enfin on
ne pouvait avoir plus de soumission envers ses chefs, de
dévouement à ses camarades et à ses devoirs, de solli-
citude pour ses subordonnés. Aussi n'ai-je pas connu
d'ofïicier plus estimé et plus aimé. Pour connaître ses
facultés et ses forces, il avait fait sur lui-même des expé-
riences singulières, entre autres celle de savoir com-
bien de temps il pourrait vivre sans boire ni manger, et
il avait approché de la soixante-douzième heure. Il est
mort pendant la campagne de Pichegru, en Hollande,
des suites d'une blessure affreuse. Connaissant sa posi-
410 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
tîon, il ne témoignait que le regret de ne pas mourir sur
le champ de bataille; mais jusqu'au dernier moment il
étonna, confondant tout le monde par son impertur-
bable stoïcisme (i).
Cette digression me ramène à Landrecies, où je rentrai
en campagne, circonstance qui me conduit à dire quelle
était alors la position de l'armée du Nord, et de quels
événements cette position était la conséquence.
La défection de Dumouriez, la perte des généraux qui
le suivirent et du régiment de hussards de Bercheny qui
partit tout entier avec lui, laissèrent les débris de l'armée
française dans un tel état d'ébranlement et de désorga-
nisation, que, si le prince de Cobourg, pouvant disposer
alors de plus de cent mille hommes, avait à l'instant
dépassé la ligne de nos places fortes et s'était, à marches
forcées, dirigé sur Paris, les quarante mille hommes dont
on ordonna la levée pour couvrir cette ville, n'auraient
pas empêché qu'il ne dispersât la Convention et qu'il
ne mît fin à la Révolution.
Mais le Ciel en ordonna autrement. Embarrassés de
leurs succès autant que nous l'étions par nos revers, les
alliés s'arrêtèrent, quand tout devait contribuer à accé-
lérer leur mouvement, et, par une indécision injustifia-
ble, ils résolurent de se réunir en congrès à Anvers, afin
d'y concerter leurs opérations ultérieures. C'est là que
le duc d'York, le prince de Cobourg et le prince d'Orange
(1) Ce vingt-quatrième bataillon d'infanterie légère renfermait
encore denz officiers & citer : d*abord un jeune lieutenaut, Machemin,
que j'ai déjà nommé, brave et excellent officier, qui, criblé de bles-
sures au passage du Wahal et ayant combattu plusieurs heures,
avec deux blessures reçues, fut estropié par une dernière, de ma-
nière À ne plus pouvoir servir que dans les places ; ensuite uo
capitaine, Sacqueleu, qui, dans ce grade, se ût une réputation que,
comme adjudant général, et ainsi que j'aurai & le dire, il ne sou-
tint pas quant à la capacité, car on n'était pas plus brave.
FAUTES DES COALISÉS. 411
décidèrent de s'occuper sans retard des sièges de Mayence,
de Condé, de Valenciennes, de Dunkerque, et de ne se
porter en avant qu'après s'être rendus maîtres de ces
places. C'était la plus absurde des résolutions. Certes,
que Ton sacrifie tout à la nécessité de se faire des points
d'appui, lorsqu'on peut être assailli par des forces, ne
soient-elles qu'égales à celles dont on dispose, cela se
justifie par l'évidence; mais que plus de cent soixante
mille hommes victorieux aient songé à s'attarder autour
des places quand ils n'avaient devant eux que cinquante
mille soldats, battus, démoralisés et si faciles à forcer (1),
ce fait passe toute imagination. C'était, au reste, le seul
moyen de nous sauver d'une destruction aussi certaine
que rapide. Était-ce à l'ennemi â nous l'offrir?
Quant au pouvoir exécutif, il ne perdit pas un mo-
ment; Dampierre remplaça en toute hâte Dumouriez, et,
«'efforçant de rendre à l'armée la confiance qu'elle avait
perdue, secondé d'ailleurs par des commissaires de la
Convention qui, activant le zèle des autorités, arrêtè-
rent la désertion, il rallia l'armée au camp de Faraars,
où il acheva de la réorganiser.
C'est dans cette position centrale que s'était écoulé
le mois d'avril et que Dampierre aurait désiré atten-
dre les renforts que l'armée avait à recevoir, sur les
trois cent mille hommes dont la levée venait d'être
ordonnée et dont, en cavalerie surtout, elle avait grand
besoin. Mais l'impatience révolutionnaire ne s'accommo-
dait d'aucune raison de sagesse ou de prudence; d'ail-
leurs, il était admis, en dépit des antécédents, que les
satellites des tyrans ne pouvaient résister aux soldats
(1) Ces cinquante mille hommes se composaient pour les deux
tiers de fédérés ramassés plutôt que recrutés, et de gardes natio-
naux qui de toutes parts rentraient chez eux et auraient à peine
laissé de quoi former les garnisons de places.
412 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON TUIÉBAULT.
de la liberté; combattre, c'était vaincre, à moins de
trahison. Dampierre, ayant donc Tordre d'attaquer et
débouchant le i" mai du camp de Famars, marche
sur Saint-Amand contre l'armée alliée. Il faut le dire,
car l'opinion de l'armée fut à cet égard unanime, Dam-
pierre dans cette journée pouvait remporter la victoire;
il ne lui fallait pour cela que marcher et arriver en
fortes masses contre un ennemi qui, ne s'attendant pas
à combattre, avait reporté ses troupes sur une ligne
beaucoup trop étendue ; mais la faute que le prince de
Cobourg avait faite par trop de confiance dans sa posi-
tion, Dampierre la fit sans raison. Attaquant à la fois
tous les points que l'ennemi occupait, il fut faible par-
tout et partout laissa à son adversaire l'avantage du
nombre, joint à celui de la position. S'il avait forcé la
ligne sur un ou deux points, il manœuvrait aisément de
manière à ôter aux Autrichiens les moyens de se rallier.
Au lieu de cela, il échoua sur tous les points, et, malgré
la bravoure avec laquelle nos soldats combattirent, il
fut forcé à la retraite. Par bonheur, si nos généraux
étaient inhabiles, ceux de l'ennemi ne l'étaient pas
moins.
Les 7 et 8 mai, il revint à la charge d'après des dis-
positions qui, huit jours avant, lui auraient assuré la
victoire ; mais le prince de Cobourg avait eu le temps
de se pelotonner^ Un boulet, qui tua Dampierre, livra les
destinées de l'armée du Nord au général Lamarche, qui
évacua le camp de Famars, se replia sur Bouchain et
vint occuper le camp de César, laissant l'ennemi tourner
Valenciennes et bloquer Condé.
Condé, sauvé il y a un an par le général Chancel.
venait d'ouvrir ses portes, faute de vivres, lorsque j'arri-
vai à Landrecies. Custine, sur le refus de Lamarche qui
en résignait le périlleux honneur, avait pris le com-
FAUTES DES COALISÉS. 413
mandement de l'armée du Nord et faisait tous ses efforts
pour la réorganiser, tandis que les sièges de Yalen-
ciennes et du Quesnoy, qui devaient tomber à trois jours
de distance Tun de l'autre, étaient poussés avec la plus
grande vigueur.
Combien de fois, de vive voix comme par écrit, n'a-
t-on pas répété : Sans généraux, sans officiers, sans
soldats, nous avons battu toutes les armées du monde.
Rien n'est plus ridicule et plus faux. Sans les lenteurs
systématiques des Autrichiens surtout, nous étions per-
dus cent fois pour une. Eux seuls nous ont sauvés, en
nous donnant le temps de faire des soldats, des officiers
et des généraux; quant aux places, jamais un pays et
une cause n'ont été mieux servis que par celles que
nous avons perdues enl79d. C'est là unfait d'autant plus
essentiel à établir que de telles fautes ne se recommen-
ceront pas. A force de les battre, nous avons appris la
guerre aux peuples d'Allemagne et du Nord. Ils ont pris
notre organisation par corps d'armée, conception
magniûque, qui forme des échelons intermédiaires
entre le commandement d'une division et celui d'une
armée, et met à même de tirer tout le parti possible de
chaque degré de .capacité. Ils ont compris que la vic-
toire restait incomplète, quand on laissait à l'ennemi le
temps de réparer ses pertes et de refaire le moral de ses
troupes; ils ont compris que les seuls résultats déci-
sifs d'une victoire sont dans la possession des capitales,
et non dans celle de places qui, par les garnisons qu'elles '
requièrent, ne servent guère qu'à affaiblir les corps
d'armée. £t c'est ainsi qu'ils ont pu rendre au nombre
l'avantage que le génie de Napoléon lui avait enlevé,
et qu'ils ont fini par rétablir un équilibre qui n'a pu
manquer de nous être fatal.
CHAPITRE XV
A la fin de juin, Jouy se maria. Si l'on estimait ce qu'il
dut éprouver de bonheur par ce que celles de ses lettres
qui précédèrent son mariage avaient de passionné, de
brûlant, on serait convaincu que ce jour dut réaliser pour
lui la félicité céleste, et que la nuit qui le suivit fut
une nuit d'amour et de délire ! Et pourtant rien de
semblable n'arriva. Toujours emporté par une imagina-
tion exaltée ou par sa mauvaise tête, il ne pouvait trou-
ver dans un sentiment délicat le frein dont il aurait eu
besoin. Jamais il ne fut plus vrai et ne se peignit mieux
qu'en citant cette fin d'une chanson :
On veut avoir ce qu'on n'a pas,
Et ce qu'on a cesse de plaire.
Il affirmait que l'auteur avait écouté à la porte du cœur
humain I
De fait, à peine marié et ne voyant plus que les ennuis,
les embarras de ce dont il s'était exagéré les avantages
et les plaisirs, il eut de l'humeur de se trouver garrotté.
Le jour où devaient s'accomplir pour lui tant de vœux
fut marqué par une fouie de mots au dernier point
piquants, que le ton rendit plus cruels encore, et la pre-
mière nuit, toute d'illusion pour quiconque en est capable,
se passa pour les nouveaux époux dans une situation
LE MARIAGE DE JOUY. 415
dont la moins galante de nos figures de contredanse (le
cavalier seul) pourra donner l'idée (1).
Un autre fait laissa peut-être à sa femme une impres-
sion plus fâcheuse encore. Ce diable de Jouy avait sou-
tenu, je ne sais à quelle occasion, qu'il pleurait à volonté,
et, pour preuve, il avait ajouté que, quelque chose qu'on
pût lui donner à lire, il pleurerait avant d'en avoir achevé
la lecture, c Eh bien ! > lui dit sa femme passablement
effarouchée de cette tardive confidence, t voyons si vous
pleurerez en lisant les noms des douze mois de l'année. »
L'idée était burlesque et de nature à désarçonner tout
autre que lui; mais, imperturbable, il accepte le défi,
prend l'almanach qu'on lui présente, devient sérieux, se
recueille et commence sa lecture. A chacun des noms
qu'il dit à intervalles inégaux, il semble plus doulou-
reusement occupé. En prononçant > juin >, sa respira-
tion s'embarrasse; « juillet », il est visiblement ému;
c août >, sa voix se décompose; < septembre >, il san-
glote; et quand il articule f octobre >, tous ses traits
sont contractés; il pleure à chaudes larmes. ■ Ah 1 >
s'écria sa pauvre femme, non moins effrayée que révoltée
d'un succès à ce point révélateur, c vous êtes un
monstre. » Et il y avait dans ce jugement autant de pré-
vision que de souvenirs.
Jouy avait été fait adjudant général chef de bataillon
après la prise de Furnes, à laquelle il s'était distingué,
et, quoique cette nomination le rendit apte à remplir des
fonctions supérieures à celles de son grade, il avait
obtenu de continuer à servir comme aide de camp auprès
du lieutenant général O'Moran , qui de son côté l'avait
gardé par habitude, par bonté et sans doute aussi à
cause de la manière brillante dont il rédigeait la corres-
(i) Seule une fille, charmante d'ailleurs et pleine de bonnes
qualités, a attesté que ce mariage fat plus tard accompli.
416 MEMOIRES OU GENERAL BARON TUIEBAULT.
pondance; bref, grâce aux belles qualités qu'il manifestait
dès qu'il avait la plume ou l'épée à la main. Mais ce général
en était soucieux; il sentait que les inconséquences de
Jouy pouvaient retomber sur lui, et certainement elles
contribuèrent à sa mort; il en avait le pressentiment,
lorsque, recevant mes adieux à Dunkerque, il me
répéta : f Dites donc à votre ami d'être plus prudent. >
Jouy, qui, toutes les fois que l'occasion s'en est pré-
sentée, a passé du royalisme au libéralisme, de i'ultra-
cîsme au républicanisme, du bourbonisme au napoléo-
nisme et vice versa; qui, sous les noms de Jouy et de
de Jouy, quoique son nom fût Etienne, a chanté la
duchesse d'Angoulème et rédigé la Minerve; qui, deux
ou trois mois après l'époque que je rappelle, a été forcé
d'émigrer comme aristocrate, et qui sous la Restaura-
tion a été enfermé à Sainte-Pélagie comme patriote exalté;
Jouy, auquel le Dictionnaire des girouettes en a conféré
quatre, quoiqu'il eût droit à beaucoup plus, faisait alors
le royaliste, parce que les dangers de ce rôle avaient
monté sa tète sur ce diapason. Il jouait ce rôle comme
un fou; je ne sais ce que ses imprudences et ses indis-
crétions ne compromettaient pas. Bref, il poussa la chose
si loin qu'un mandat d'arrêt fut lancé contre lui. Informé
de ce fait, le digne O'Moran se hâta de le faire partir de
Dunkerque pour Lille, d'où un nouvel avis de la même
nature le décida à se rendre à Paris.
A peine arrivé, il se présente au ministère de la guerre ;
il y trouve comme chef de personnel un nommé Dupin,
je crois, àme damnée de Robespierre et de Marat, l'aborde
effrontément, se montre plus énergumène que lui, l'en-
chante et s'en empare au point de se faire promouvoir
au grade d'adjudant général, chef de brigade; puis,exé-
cutoirement à un arrêté du Comité de salut public en
date du 23 juillet 1793» il réussit à se faire nommer, le
LA MISSION DE JOUY. 417
âo, commissaire supérieur du Conseil exécutif, chargé
de tirer vingt et un mille hommes des armées des Ar-
dennes et de la Moselle, et de les conduire en poste au
secours de Valenciennes, près de tomber au pouvoir de
l'ennemi. Ce moyen, imaginé par Frédéric lé Grand, mais
que ce roi guerrier eut le double mérite de concevoir à
propos et d'exécuter à temps, nous l'imitions quand
il ne pouvait plus sauver la place.
Autorisé à s'adjoindre tous les agents secondaires qui
lui seraient nécessaires pour assurer le succès de ses opé-
rations, il me prit pour adjoint et m'expédia, ce même
jour 25 juillet, Tordre de le rejoindre sur-le-champ à
Mézières, où cependant je n'arrivai que le 2 août au
matin, les ordres de Jouy ne m'étant parvenus à Lan-
drecies que le 31 juillet au soir. Au reste, toute son opé-
ration était déjà organisée; il l'avait divisée en deux par-
ties, la première embrassant le mouvement des troupes
de l'armée des Ardennes, la seconde celui des troupes de
l'armée de la Moselle; ces dernières, comme les plus
éloignées, devaient se réunir et se rapprocher de Sedan
et de Mézières, pendant que les premières utiliseraient
tous les moyens de transport qu'il avait été possible de
préparer.
En outre, il avait fait partir de Paris même, dès le 25,
les ordres les plus impératifs aux autorités, pour que
les troupes susdites fussent mises en marche deux
heures après la réception des ordres et pour que , à
jour et heure fixes, les voitures en plus grand nombre
possible fussent prêtes d'étapes en étapes, de sorte
qu'il n'eût plus à son arrivée qu'à assurer, rectifier
et hâter l'exécution de ses ordres. Faire plus et faire
mieux était impossible ; cette opération marchait donc à
merveille, lorsque nous apprîmes que Valenciennes s'é-
tait rendu le 28 juillet. Le but était donc manqué; mais
I. 27
418 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
une grave question se présentait. Les troupes des-
tinées à secourir et à débloquer Valenciennes ne deve-
naient-elles pas indispensables pourarréter un ennemi vic-
torieux, dont toutes les forces se trouvaient disponibles,
pour l'empêcher de se porter sur Paris par la route
la plus courte? Jouy en référa à l'instant au Conseil
exécutif; mais il crut devoir en conférer en même
temps avec les représentants de la Convention qui se
trouvaient à Lille, ou plutôt prétexter de ce motif pour
satisfaire sa fantaisie d'y aller; en conséquence, il s'y
rendit en toute hâte.
Ce trajet donnera lieu à deux mentions. Courant à
perdre haleine, nous arrivâmes, vers une heure du
matin, aux portes d'Avesnes; un conscrit, en faction
à l'avancée, eut la bêtise de crier : « Qui vive? > sur une
voiture en poste. Le bruit des roues et des fers des che-
vaux sur le pavé, les claquements du fouet ayant empê-
ché le postillon et nous-mêmes d'entendre, il nous
campa un coup de fusil, dont la balle heureusement
n'atteignit ni bêtes ni gens, et ne frappa que le coffre
de la voiture. Le second fait est d'une autre nature.
Dans toutes les villes où nous passions, Jouy s'arrêtait,
demandait sur reçus des sommes d'argent qu*il pré-
tendait nécessaires pour la continuation de ses opéra-
tions; il rendait les autorités responsables et du refus,
qu'il n'éprouva nulle part, et de la livraison de la somme
totale qu'il requérait, et des moindres retards. Il me
confondait par sa hardiesse et par tout ce qu'avaient
d'impératif et d'habile les raisons au moyen desquelles
il justifiait ses demandes. Quant à moi, qui savais qu'il
avait reçu tous les fonds qui pouvaient lui être néces-
saires, et qu'il n'avait aucun besoin d'argent, je ne pus
m'empêcher de lui dire qu'il me paraissait se compro-
mettre d'autant plus que ce qu'il réunissait ainsi deve-
LA MISSION DE JOUY. 419
nait par trop considérable; mais il me répondit : « Tu
crois que Ton sait ce que l'on fait et ce qui se fait dans
ce gâchis de République...? Et puis c'est autant de pris
aux coquins qui nous gouvernent. »
Nous arrivâmes à Lille, où, pour mille motifs, il
devait éviter de se montrer. Aussi les représentants du
peuple Duhem, Duquesnoy et Treilhard furent-ils
avec raison étonnés et mécontents de le revoir et lui
observèrent-ils que c'était à Mézières qu'il aurait dâ
attendre les décisions ultérieures du Conseil exécutif. Il
fut donc écouté avec défiance, interrogé avec soupçon.
Il reçut l'ordre de repartir le lendemain 7 août, à la
pointe du jour, et, comme châtiment et précaution, il se
vit adjoindre une espèce de chef de bataillon nommé
Nivet, pilier de club, énergumène au service des repré-
sentants, espion du Comité de salut public, goujat dont
le rôle était écrit sur sa mauvaise figure et dans son
regard faux et louche. < Allons >, me dit Jouy en m'annon-
çant cette nouvelle, < il ne nous reste plus qu'à jouer la
comédie avec ce brigand-là et à être plus patriotes que
lui! »
Jouer la comédie, ou plutôt de telles comédies, n*a
jamais été compatible avec ma nature. Également éloi-
gné des extrêmes par caractère et par principes, je bor-
nai mon rôle à parler peu. Quant à Jouy, que toutes les
situations singulières électrisaient, qui ne manquait
jamais d'inspirations pour se montrer ce qu'il n'était
pas, qui feignait alors de la haine pour les tyrans, avec
l'amour qu'il avait pour la royauté, il joua son rôle
avec une telle supériorité, que ce Nivet, enchanté, se
passionna pour lui et ne tarda pas à me dire : < Comme
on connaît peu le citoyen Jouy! Mais, de retour à Lille,
je lui ferai rendre justice. »
A la faute, à l'imprudence de ce voyage de Lille, Jouy
420 MÉMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
en joignit une seconde comme il en aurait joint dix, si
l'occasion lui en avait été offerte. En quittant les repré-
sentants du peuple et presque sous leurs fenêtres, il ren-
contre un capitaine Dabo ville; il apprend que ce capi-
taine se trouve dans la position la plus menaçante, et, à
la barbe de Nivet, il le prend et l'emmène comme adjoint.
Nous étions à peine sortis de Lille, le 7 au matin, que
nous entendîmes le canon sur notre gauche et en avant
de nous. Peu après nous distinguâmes la fusillade. Le feu
se nourrit de plus en plus et se rapprocha à mesure que
nous approchions d'Orchies. Bientôt nous aperçûmes les
combattants; enfin, au moment où nous nous trouvâmes
à la hauteur de ce village, l'ennemi forçait nos troupes
à la retraite et les poursuivait Tépée dans les reins;
en avant et en arrière de nous, il coupait la route que
nous suivions. On comprend cette bagarre, qu'augmen-
taient encore les boulets, qui déjà arrivaient jusqu'à
nous; elle fut complétée tout à coup par les fuyards
accourant de toutes parts, les vivandières assommant de
coups leurs haridelles pour sauver leurs petites char-
rettes, les blessés, les chariots, les caissons et les
canons se jetant pêle-mêle à travers les champs! Au
milieu de ce désordre, il ne restait qu'à s'y mêler, et
c'est au galop de nos trois chevaux que, sans quitter
notre voiture, nous traversâmes des terres labourées et
des bois et des haies; ce fut en franchissant les fossés,
au risque de tout briser, que nous. parvînmes à échapper
à l'ennemi et à gagner Arras, où nous ne nous atten-
dions pas à passer; de là nous reprîmes, comme nous
pûmes, la route des Ardennes, que, dans la journée
du 8, l'ennemi intercepta par des partis qu'il poussa
jusqu'à Péronne, la plus laide des pucelles!
Ce jour fut celui où le duc d'York et le prince de
Cobourg, marchant avec soixante -dix mille hommes,
LA MISSION DE JOUY. 421
batt'rrent tous nos corps avancés, arrivèrent devant le
camp de César à peine défendu par trente-cinq mille
hommes démoralisés, qui n'échappèrent à un grand
désastre que parce que le général Kilmaine eut la
sagesse d'évacuer le camp dans la nuit et l'habileté
de se retirer sans pertes et en bon ordre au camp de
Gavrelle; ce mouvement, à la vérité, abandonnait à
leurs propres forces Bouchain et Cambrai, comme l'éva-
cuation du camp de César avait fait abandonner Valen-
ciennes; mais ce n'était pas moins le dernier moyen
existant de conserver à la France des débris de troupes
devenues le noyau de l'armée du Nord, qui seules cou-
vraient Paris et que la mission de Jouy avait pour objet
de renforcer de vingt et un mille hommes.
Un douloureux souvenir se rattache à ce moment.
Jouy imagina qu'il devait rendre compte aux représen-
tants du peuple, à Lille, de ce qui venait de nous arri-
ver, et du retard qui résulterait du détour auquel nous
avions été forcés; il exécuta cette idée dès que nous
fûmes hors de la portée de l'ennemi et sur la route directe
de Lille à Arras. Rien au monde n'était plus inutile,
attendu que tout cela se ferait aussi bien plus tard;
dans tous les cas, une lettre à la poste faisait l'afTaire.
Mais il en fit Tobjet d'un rapport sous forme de dépêche,
qu'il fit porter par Daboville : « Gomment! lui dis-je,
tu renvoies Daboville à Lille, d'où tu ne l'as fait partir
que parce qu'il était sur le point d'être arrêté, et c'est
aux représentants du peuple que tu renvoies! — Sans
doute, me répondit-il, un porteur de dépèches est
sacré, et c'est un moyen de servir celui-ci. » Or, ce mal-
heureux porteur de dépèches fut tellement sacré qu'à
peine arrivé, il fut arrêté, et sa mission le servit si bien
que, huit jours après, il était guillotiné.
Le mouvement des troupes de l'armée des Ardennes
422 MEMOIRES DU GÉNÉRAL BARON THIÉBAULT.
achevant de s'exécuter comme nous arrivions à Mézières,
le Comité de salut public ayant sagement ordonné l'a-
chèvement de l'opération confiée à Jouy, et la perte de
Valenciennes rendant même l'arrivée de ces renforts
plus urgente que jamais, nous allâmes à Sedan pour
achever d'organiser et pour accélérer le mouvement des
troupes de la Moselle.
Deux nouveaux commissaires de la Convention nous
attendaient à Sedan, savoir : Perrin des Vosges (1) et
Penières. J'étais connu du premier; il mitonnait encore
en moi un gendre. Malgré sa participation à toutes les
horreurs du temps et malgré la velléité qu'il manifesta
de faire guillotiner mon père, parce qu'il lui imputa
mon dédain pour la main de sa fille, il n'était pas mé-
chant. C'était un de ces hommes à impressions violentes
et à tète faible, susceptible d'enthousiasme et de colère,
et qui ne pouvait manquer d'être entraîné ni par les
circonstances terribles où se trouvait la France, ni par
les hommes qui la gouvernaient, ni par le rôle auquel
il se trouva appelé. En outre, il avait de l'amitié pour
moi, qui en avais pour lui et qui n'ai su ses projets que
quand il a fallu m'expliquer sa haine. Il n'était pas de
f