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ŒUVRES DE HENRI HYMANS
L'ART
AU
XVII e ET AU XIX e SIÈCLE
DANS LES PAYS-BAS
NOTES SUR DES PRIMITIFS
VOLUME IV
ÉDITEUR
M. HAYEZ, IMPRIMEUR DE L’ACADÉMIE ROYALE DE BELGIQUE
BRUXELLES, RUE DE LOUVAIN, 112
1921
ŒUVRES
DE HENRI HYMANS
CET OUVRAGE
EST IMPRIMÉ A QUATRE CENTS EXEMPLAIRES
NUMÉROTÉS DE I A 400
ŒUVRES DE HENRI HYMANS
L'ART
AU
XVII e ET AU XIX e SIÈCLE
DANS LES PAYS-BAS
NOTES SUR DES PRIMITIFS
VOLUME IV
ÉDITEUR
M. HAYEZ, IMPRIMEUR DE L’ACADÉMIE ROYALE DE BELGIQUE
BRUXELLES, RUE DE LOUVAIN, 112
1921
L’ART AU XVII e ET AU XIX e SIÈCLE
DANS LES PAYS-BAS
II
L’ART AU XVII e ET AU XIX e SIÈCLE
DANS LES PAYS-BAS
II
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Getty Research Institute
https://archive.org/details/uvresdehenrihyma04hyma
Chapitre sur l’Art flamand et hollandais
au XVII e siècle.
(Lübke-Semran. Grundriss des Kunstgeschichte, chap. III. Stultgart.)
Quand, en 1609, l’armistice conclu entre l’Autriche et
l’Espagne d’une part et les Etats généraux d’autre part,
mit fin à cette longue lutte pour la liberté et la religion,
la séparation entre les provinces du nord des Pays-Bas et
celle du sud, tant au point de vue politique qu’au point de
vue de la vie intellectuelle, était devenue un fait accompli.
Les Hollandais étaient du côté de la liberté et du pro-
testantisme ; ils avaient fondé leur Etat sur une base bour-
geoise et démocratique, et commençaient à s’emparer
du commerce mondial ; leurs Universités, nouvellement
créées, donnaient de l’essor aux sciences et notoirement
aux études classiques; des écrivains, des prosateurs ou
poètes, tels que Hooft, Huygens, Jost Van Vondel,
créaient une langue littéraire nationale. Les provinces
méridionales, celles de la Belgique actuelle, avec leur
mélange de wallon et de flamand, restaient fidèles an
catholicisme et à la domination espagnole; les Jésuites
y dominaient, et la puissance d’une vieille civilisation
éclose, née sur le sol roman, rattacha étroitement le pays
au mouvement artistique de l’époque. Ce contraste entre
les deux contrées trouve son expression dans ce fait que
— 4
l’architecture hollandaise, d’une tendance nationale carac-
térisée, évolua vers le classicisme, alors que la Belgique
devint un théâtre important du développement du style
baroque septentrional. Le germe de ce développement se
trouve à la vérité en Italie.
Nous en trouvons la preuve dans les œuvres de
Sébastien (1523-1557) et de Jacques Van Noyen (1533-
1600) qui construisirent à Bruxelles le palais du car-
dinal Granvelle tout à fait d’après les idées de la
dernière période de la renaissance romaine, et, par leur
publication, témoignèrent de leur étude de la ville éter-
nelle ; la même preuve se trouve également dans l’intérêt
que le plus illustre des maîtres flamands témoigne aux
créations de l’architecture italienne contemporaine ('),
tant dans ses propres conceptions que dans ses études à la
fois artistiques et littéraires. Néanmoins le style baroque
belge reste autre chose qu’un rameau importé de l’étranger;
il est gonflé de la sève nationale d’un peuple habitué
à sentir par lui-même et qui se base sur un riche héritage
artistique, et ainsi la robuste fraîcheur et l’opulente joie
de vivre du caractère flamand se firent valoir également
dans l’architecture; le plaisir du détail fouillé prit le
dessus sur la tendance vers l'effet total imposant, et dès le
début le style baroque belge montra une trame pitto-
resque. Un exemple typique de ce fait se trouve dans les
spennschen deurkaus, ces encadrements de portes fantai-
sistes dans le goût espagnol, c’est-à-dire méridional, tels
que le protagoniste du style baroque flamand, Jacques
Francquart (1577-1651), les a dessinés dans son Livre
d’ architecture publié en 1619 et qui servirent beaucoup
de modèles. L’église des Jésuites à Bruxelles, bâtie par le
même maître, a été malheureusement démolie en 1812, il
(>) P. -P. Rubens, Palazzi di Genova. Anvers, 1622.
— 5
n’en reste plus que des reproductions graphiques, et c’est
ainsi que le temple des Augustins (') constitue pour nous
le premier échantillon conservé du style baroque pleine-
ment formé. Comme il en est d’autres églises belges, les
proportions de la coupe sont déterminées en partie par le
fait que le tout n’est manifestement que la nouvelle forme
donnée à un édifice gothique plus ancien, mais son effet
repose principalement sur l’importance donnée au détail,
comme le montrent les encadrements du pignon, des
portes et des fenêtres. L’intérieur de l’église des Jésuites
(1614-1621) à Anvers, œuvre des architectes Pierre
Huyssens et Pierre Aguilar, eux-mêmes membres du
célèbre ordre, jadis orné de trente-six tableaux de Rubens,
a été ravagé, en 1718, par un incendie; la façade que des
tourelles latérales ont postérieurement élargie, porte une
riche décoration, mais n’égale pas la netteté et la vigueur
du temple des Augustins de Bruxelles. Liège et Ypres
possèdent également dans leurs églises des Jésuites de
remarquables monuments du style baroque belge.
Rubens, dont on ne peut méconnaître l’influence sur le
système décoratif de l’église des Jésuites à Anvers, a
montré sa conception entièrement pittoresque, mais origi-
nale, pleine d’effets du baroque dans le somptueux hôtel
qu’il s’est fait construire, notamment dans un portail de
jardin qui affecte la forme d’un arc de triomphe et dans un
pavillon de jardin qui nous est parvenu intact. Son
disciple, Lucas Faid’ herbe (1617-1697), primitivement
sculpteur, développe davantage le mouvement. Son église
des Jésuites à Louvain, sur la base d’un édifice roman, est
une œuvre brillante ; mais plus puissante encore est l’église
du Béguinage à Bruxelles (1657-1676), tant par la richesse
(') On sait que cette église, après avoir eu les affectations les plus diverses,
a été démolie et réédifièe comme église de la Trinité au quartier Louise.
6
déployée que par la façade qui ne masque pas la division
tripartite par les nefs, mais la marque au contraire dans
une composition vivante et animée. De même Faid’herbe
s’est montré artiste original et fécond dans plusieurs plans
qui cherchent à réunir dans un ensemble le transept et la
nef principale, alors qu’une construction plus ancienne
avait prétendu arriver au même but par simple juxta-
position ; ces plans sont ceux de l’église abbatiale de
Saint-Pierre à Gand, de l’église de Notre-Dame d’Hans-
wyck (1663-1678) à Malines et de l’église abbatiale d’Aver-
bode (1664-1670).
Partout à côté de l’enthousiasme pour le nouvel art, ses
œuvres montrent en même temps une tendance à sauve-
garder les vieilles bases nationales de l’architecture du
Nord. Et ce caractère national resta inhérent au style
baroque belge, malgré sa tendance purement italianisante
qui est notamment propre aux constructions de Wenceslas
Coebcrger (1560-1630), à savoir Notre-Dame à Montaigu,
et de Jean Van Xante n (Giovanni Vasanzio ) . L’archi-
tecture profane de l’époque s’en tient également à la
traditionnelle maison gothique étancée à pignon qui est
transposé dans le style formes baroques, avec ses effets
pittoresques très riches. Les maisons des corporations,
notamment celles qui entourent la Grand’Place de
Bruxelles, offrent des exemples instructifs de la vigueur et
de l’élégance avec lesquelles les architectes belges, dans
cet ordre d’idées, noyaient les formes du baroque.
A priori tout autres et bien plus restreintes étaient les
tâches que l’architecture hollandaise trouvait à réaliser, et
tout autre était le sentiment avec lequel elle abordait leur
réalisation. L’austère simplicité du service divin excluait
la tendance vers l’impression artistique au moyen de la
pompe et de l’imagination, et le besoin de construire des
monuments imposants se faisait peu sentir. Et dans l’archi-
tecture profane une grande partie du XVII e siècle restait
— 7
dominée par cette renaissance hollandaise créée par Hen-
drik de Keyser et ses successeurs, pleine de charme, dans
ses combinaisons de briques et de grès, mais sans une
vigueur architecturale qui impose ( 1 ). Un revirement ne
s’opère qu’avec la construction de l'Hôtel de ville
d’Amsterdam (depuis 1648, par Jacques Van Kampen,
mort en 1657); d’une main sûre, ce maître dirigea l’archi-
tecture hollandaise vers le classicisme de Palladio. Dans
une œuvre antérieure, la maison de Balthazar Kaymann,
Kampen avait déjà prouvé son goût pour cette noble sim-
plicité dédaigneuse de tout accessoire simplement orne-
mental, assignée par les œuvres du grand architecte de
Vicence.
Dans l’Hôtel de ville, déjà imposant par ses dimensions,
la tranquillité des formes de l’architecture se présente
avec une perfection qui valut à cette construction de
servir de modèle pendant des siècles. Des pilastres d’une
grande simplicité commandent la division tant à l’intérieur
qu’à l’extérieur. Les ornements et la sculpture — exécutés
avec une grande finesse par le sculpteur Artus Quel-
linus — se subordonnent strictement à la construction
architecturale. La disposition de l’intérieur, notamment
dans la grande salle des bourgeois qui occupe deux étages,
est aussi simple que grandiose. La façade, comprenant
deux rangées de pilastres au-dessous d’un étage formant
embasement, n’est peut-être pas dépourvue d’une certaine
monotonie, et l’emploi du fronton surmontant le ressaut
médian reste un moyen factice et gêné, mais la destination
de l’Hôtel de ville, centre d’une vaste administration com-
munale démocratique, y est inscrite avec cette simple
confiance que donne la création issue tout entière de
C) A. Galland, Geschichte den hôllàndischen Bauhunst und Bildnerei. Frank-
furt, 1897.
— 8 —
l’esprit national. A côté de Kampen, Pierre Post (1608-
1669) se montre vaillant artiste dans son Hôtel de ville de
Maestricht (1652), dans le Mauritshuis et le Huis ten
Bosch à La Hâve. Dans l’architecture privée de l’époque,
nous trouvons surtout le nom de Philippe Vingboons
(1608-1675), connu par ses productions littéraires et dont
la construction la plus importante est le Trippenhuis à
Amsterdam. Cette maison offre les mêmes qualités et les
mêmes défauts que l’Hôtel de ville d’Amsterdam; la subor-
dination toute simple de la décoration et la division archi-
tecturale, et aussi un certain prosaïsme et nudité outrée,
ici encore une fois, la construction se caractérise par
l’absence d’une entrée principale qui n’était pas dans le
schéma du système de pilastres adopté par le classicisme
rigoureux de l’époque.
Seuls les bâtiments publics principaux s’offrent d’ailleurs
pareil luxe; la plupart d’entre eux, tout comme les mai-
sons privées des familles opulentes, se contentent de
l’opposition entre les tons clairs de la pierre de grès, dans
lequel parfois on sculpte la frise, l’architrave et le soubas-
sement sont sculptés, et les briques d’un brun foncé qui
constituent les uns. Et cette simple architecture des mai-
sons bourgeoises au bord de ces canaux en grachten
encadrés d’allées verdoyantes , donne en première ligne
leur charme artistique aux villes hollandaises de l’époque.
*
* *
— 9 —
Ce que fut dans l’histoire des arts ('), la Renaissance
pour l’Italie, le XVII e siècle le représente pour les
Pays-Bas. Envisagé dans l’ensemble, il a, à la faveur de
circonstances très spéciales, vu le flambeau de l’art
projeter un éclat dont le rayonnement persiste à ce jour.
Deux noms illustres entre tous caractérisent sa splen-
deur, Rubens et Rembrandt.
A moins de trente ans d’intervalle dans l’étroit espace
d’un petit nombre de provinces, ils brillent presque simul-
tanément et se complètent en quelque sorte l’un l’autre.
Rameaux d’un même tronc, ils étendent au loin leurs
pousses vigoureuses et de leurs semences naîtront des
générations nouvelles, proclamant à leur tour, avec une
moindre puissance peut-être, avec une constante volonté
toujours, cet article de foi : pittoresque pour la vérité.
Nous allons voir comment il la traduit sous l’influence
d’événements qui devaient si profondément agir sur les
destinées de deux peuples unis par le sang, désunis par la
politique.
Au XVII e siècle, avant l’honneur d’avoir donné à la
peinture flamande sa première signification aux yeux de
la postérité, et, en fait, il en résume les caractères :
Au sortir d’une crise longue et douloureuse, une ère
réparatrice semblait luire pour les Pays-Bas, imposée à
l’Espagne. Philippe II, fatigué d'être oppresseur, avait, par
un acte du 6 mai 1598, donné à sa fille, Isabelle-Claire-
Eugénie, la souveraineté des Provinces belgiques. L’Infante
en prendrait le gouvernement avec l’archiduc Albert, son
O H ymans, Le Livre des peintres. Van Mander, Paris, 1845. — Van den
Branden, Gcschiedcnis der Antwerpsche Schilderschool. Anvers, 1883. — Max
Rooses, Geschichte der Malerschule Antwerpen. F. Reber, Munich, 1881.
Paul Rubens. Par soi-même, ce phénomène, si, en vérité,
il était possible de croire qu’il puisse appartenir à l’ensei-
gnement de former ou de déformer ceux à qui il est donné
en partage, le génie. François Pacheco ne devait-il point
devenir le maître de Vélasquez.
Cependant, parmi les milieux qui concourent à la forma-
tion de Rubens, une part très sérieuse doit être attribuée
à Otto Venius, lequel était d’abord l’élève d’Isaac
Van Sweinenburg, à Leyde, et s’attacha plus tard à la per-
sonne de Dominique Lampsonius, secrétaire du prince-
évêque, excellent humaniste en même temps que peintre
amateur. Otto Venius, né à Leyde en 1559, était issu de
famille noble et catholique; son père avait de bonne heure
quitté sa ville natale et résidé successivement dans les Etats
du prince-évêque de Liège, et, plus tard, en Italie, son fils
devint l’élève de Frédéric Zuccaro. Rentré dans les Pays-
Bas, il en fut, disent les auteurs de l’époque, le plus
florissant des maîtres, pour emprunter les termes d’une
histoire du temps. Homme de bonne compagnie, passionné
pour les lettres latines et lui-même poète, il résumait en
sa personne comme en ses œuvres les principes puisés
à l’école des maîtres transalpins. Successivement le peintre
du duc Rodolphe II, duc de Bavière et prince-évêque de
Liège, électeur de Cologne, il se trouva, en 1584, à Leyde,
où il peignit l’intéressant portrait de famille qui se trouve
^au Louvre (n° 2191). Il fut aussi le peintre d’Alexandre
Farnèse ('), de l’archiduc Ernest et d’Albert et Isabelle,
il devint l’ordonnateur et le fournisseur attitré de tout ce
qui relevait de l’art dans leur zèle religieux. On lui doit, en
outre, des portraits nombreux de personnages princiers,
des compositions religieuses et profanes.
Comme les parents de Van Veen, ceux de Rubens
(‘) Voir le portrait de ce prince par Venius, indiqué anonyme, sous le n° 162
de la Galerie de Stuttgart.
12
avaient fui leur lieu natal, mais pour des motifs opposés.
Le père de Rubens, homme de loi, échevin d’Anvers, avait
pris le chemin de l’Allemagne pour fuire la tyrannie du
duc d’Albe. Fixé à Cologne et devenu le conseiller légal
d’Anne de Saxe, princesse d’Orangej- épouse de Guillaume
le Taciturne, il avait commis le grave oubli de ses devoirs
et noué avec sa cliente des relations coupables. L’intrigue
ayant été découverte, la sentence atteignit pour lui les
rigueurs extrêmes de la loi. Après avoir langui de longs
mois en captivité, l’époux infidèle, gracié aux démarches
de sa magnanime épouse, Marie Pypelincx, put enfin jouir
d’une liberté relative. Interné à Siegen, en Westphalie,
il y vit sa famille, composée jusqu’alors de quatre enfants,
s’accroître de deux fils, dont le second, Pierre-Paul, vit
le jour le 28 juin 1577. L’enfance de cet élu du destin
s’écoula à Cologne, où son père finit ses jours en 1587.
Deux ans plus tard, donc en 158g, sa mère, Marie Pype-
lincx, s’établissait à Anvers. C’est là que successivement
élève de Tobie Verhaecht ou Van Haecht (1561-1631),
ail ié à la famille d’Adam Van Noort et d’Otto Venius, le
jeune homme débuta dans la carrière artistique. Admis
à la faveur de la Gilde de Saint-Luc en 1598, il prenait,
en 1600, le chemin de l’Italie.
Il avait sans doute laissé à Anvers plusieurs peintures,
elles restent à découvrir.
Quelles cpie fussent d’ailleurs les aptitudes du jeune
maître, c’est aux influences de ce séjour en Italie qu’est
due la puissance d’expression de son art. Attaché, presque
dès l’origine, à la Cour du prince de Gonzague, duc de
Mantoue, le jeune Flamand se voyait transporté dans un
milieu singulièrement propice au développement de ses
facultés. Vincent de Gonzague, continuant les traditions
paternelles, avait fait de sa Cour un centre intellectuel
vivace. Les palais de Mantoue, splendidement décorés par
Mantegna, et celui du Té, par Jules Romain, contenaient
une collection de peintures d’exceptionnelle importance,
parmi lesquelles se signalaient tout particulièrement des
Titiens. L’étude de ces trésors d’art, et surtout de l’œuvre
du grand coloriste vénitien, a imprimé de profondes traces
dans l’art de Rubens, et si dans toute sa carrière d’artiste
sa préférence pour le Titien se fait remarquer, on sent en
même temps combien il a étudié à tond l’antiquité, autant
que les grands maîtres de la Renaissance. Michel-Ange (‘)
et Raphaël, au Vatican, Mantegna et Jules Romain, à
Mantoue, Léonard de Vinci dont, à Milan, il a copié au
dessin la Cène, et à Florence la Bataille d’ Anghiari, et
enfin Caravoggio et Domenichino, à Naples et à Rome.
11 visita d’ailleurs ces deux villes, sur le désir de son
prince, pour participer à un concours de travaux artis-
tique, ensuite, en 1603, il fut envoyé sur ordre supérieur
en Espagne. Il s’agissait simplement d’aller présenter à
Philippe III et à son premier ministre, le comte Lerme,
des cadeaux de la part du duc de Mantoue ( 2 ). Ainsi l’art
de Rubens fut de bonne heure fécondé par des influences
diverses.
Si, à beaucoup d’égards, on peut sentir dans sa façon
l’influence de Giulio Romano, et si le souvenir du
Triomphe de César, de Mantegna, laisse visiblement des
traces sur son travail de jeunesse (dans la National Gallery,
à Londres, n° 233, un fragment de cette fresque en copie
fidèle), c’est pourtant chez le Titien surtout qu’il apprend
à atteindre le résultat cherché.
Plusieurs tableaux nous sont restés de la période de
Mantoue et de Rome. D’abord à Mantoue, dans le Musée
(‘) La galerie de Dresde possède une copie de la Lcda (n° 7) de ce maître,
que, d accord avec le catalogue, nous n’hésitons pas à attribuer à Rubens. D’après
la technique, on doit conclure qu’elle appartient à la période italienne.
( 2 ) A. Boschet, Pierre-Paul Rubens, peintre de Vincent I er de Gonzague, duc de
Mantoue, 1600-1608 {Son séjour en Italie et Gazette des Beaux- Arts. Paris, 1 866-
1868).
H
de la ville, un fragment d’un triptyque avec les portraits de
Frederigo de Gonzague et son épouse, agenouillés devant
la sainte Trinité; au Musée d’Anvers, un Baptême du
Christ; au Musée de Nancy, une Transfiguration ; dans
l’église de Santa -Maria in Vallicella, à Rome, une
Madone avec l’ Enfant et les figures de saint Nérée et de
saint Achille, et enfin au Musée de Grenoble, le magni-
fique tableau représentant Saint Grégoire avec d’autres
saints et saintes réunis devant l’image de la m'ere de
Dieu et de V enfant fésus. Ce vaste tableau fut, à son ori-
gine, destiné pour orner l’eglise délia Valliccela, mais la
couleur d’huile miroitait tellement qu’on dut le remplacer
par les fresques mentionnées plus haut. Pour finir, citons
encore une des plus belles œuvres de cette époque, même
une des plus belles du maître : Romulus et Remus allaités
par la Louve, et qui se trouve au Capitole à Rome.
Nous avons ainsi de nombreux échantillons du style de
Rubens de l’époque à laquelle, loin de son pays, il devait
attirer l’attention du monde entier. La grandeur de sa
conception est déjà étonnante, et s’il n’a pas encore trouvé
sur sa palette les tons imprégnés de lumière qui caracté-
risent le coloris de ses tableaux dans une période plus
mûre, il sait pourtant déjà obtenir des effets remarquables.
Dans ces premières œuvres de sa main, deux choses nous
frappent : l’aridité relative des contours et le ton rou-
geâtre des ombres, par contre l’ensemble des compositions
se distingue par la noblesse et l’abondance.
Il était évident que Rubens n’avait pas l’intention de
limiter son séjour en Italie pour un temps déterminé. Au
contraire, tout indiquait que ce séjour répondait complè-
tement à ses tendances, et il l’aurait prolongé jusqu’à
un temps indéfini, si, d’Anvers, la nouvelle ne lui était
parvenue, que sa mère était mourante.
A la fin de l’année 1608, il retourne à Anvers, où une
certaine renommée l’avait déjà précédé. Bientôt il lui sera
— i5 —
donné de diriger l’art de son pays dans un sens, qui,
sans être au fond véritablement national, ouvrira pour-
tant de nouveaux horizons à l’art néerlandais. Depuis le
23 septembre 1609, on lui avait décerné le titre de peintre
attaché à la Cour de l’archiduc Albert et de sa femme
Isabelle, ce qui lui permettait de suite des travaux d’une
grandeur encore inconnue jusqu’alors aux Flamands. Il ne
demeurait pas à Bruxelles, résidence de la Cour, mais à
Anvers, ce qui lui assurait plus de tranquillité, plus de
liberté, et ainsi on peut bien dire que pour réaliser son
idéal d’artiste, c’étaient là les conditions les plus favo-
rables. N’oublions pas qu’il trouvait aussi dans son cercle
de famille un appui précieux et nécessaire. Son frère
Philippe était secrétaire de la ville; Rockokx, le
bourgmestre, était de ses amis intimes. Depuis son retour,
on voit se produire une quantité fabuleuse de créations,
qui allaient donner à son nom une renommée mondiale.
Bientôt l’Europe apprenait à le connaître, tout autant que
sa patrie, et même sa personne physique sera bientôt
connue de chacun. Peu de physionomies ont été répan-
dues partout, comme la sienne, par le pinceau comme par
le burin.
Un précieux portrait, de la Pinacothèque de Munich,
nous représente sa personne avec celle de son aimable
épouse, Isabelle Brandt, qu’il avait déjà installée chez lui
en octobre 1609.
Abstraction faite de la valeur purement artistique, ce
portrait est spécialement intéressant, parce qu’il nous
montre l’aspect du jeune maître dans cette période si
importante de son évolution artistique, ensuite parce qu’il
nous fait voir la femme qui, dès lors, occupera si souvent
son pinceau, et, enfin, parce qu’il nous renseigne sur sa
manière dans les premiers temps après son retour dans sa
patrie. Si la forme est pleine de force et de justesse, si
le coloris est brillant, l’expression cependant n’est pas
i6 —
exempte de sécheresse et d’une certaine aridité. Le por-
trait compte pourtant parmi les plus choisis de sont art et
suffirait, à lui seul, à préserver le nom du maître de
l’oubli.
Aux premières grandes compositions de cette période
de Rubens, appartient un vaste tableau : L’ Adoration des
Mages, au Musée du Prado à Madrid (n° 1559).
Le tableau fut déjà, en 1609, commandé à l’artiste par
l’autorité municipale d’Anvers et, au commencement, il
ornait son Hôtel de ville. Cette grande composition, pleine
de mouvement, est, dans son coloris, que le maître a encore
rendu plus intense par d’habiles effets de lumière, très
riche et pleine de force. Hommes et chevaux de l’épisode
représenté sont réunis là, et l’artiste n’a pas craint de
donner libre cours à ses idées acquises en Italie en
mettant au premier plan des figures d’esclaves presque
nus. Plus tard, il revient plusieurs fois sur le même sujet.
Incontestablement, on voit dans cette grande conception
un maître bien plus pénétré par l’art italien que par celui
de sa patrie, et ceci est vrai, surtout pour une des plus
grandes et des plus magnifiques créations de Rubens, de la
même époque : jfiinon plaçant les yeux d’ Argus dans la
queue du paon (Musée de Cologne, n° 604), sans doute
la première composition mvthologique de l’artiste après
son retour d’Italie.
De cette œuvre, on peut facilement comprendre quelles
seront les transformations que subira l’école d’Anvers
sous l’influence d’un chef si richement doué. Ce n’est que
lentement que la puissance des impressions de l’art italien
s’affaiblissait chez Rubens. Elle saute encore aux yeux,
avec évidence, dans l 'Erection de la Croix, peinte en 1610
pour l’église Sainte-Walburge. Si la représentation dans
certaines parties trahit encore par la puissance de l’expres-
sion et de la forme le souvenir de Michel-Ange, d’autres
parties rappellent le Titien et Caravaggio. Mais, contrai-
17 —
renient à de Vos, Otto Venins et aux romanistes en
général, Rubens ne fait qu’emprunter pour transformer,
en un mot, il est Rubens.
La Descente de la Croix ( 1 6 1 1 ), manifestement inspirée
de la fresque de Daniel de Valtesse dans l’église de la
Trinité-du-Mont à Rome, se trouve dans la cathédrale
d’Anvers comme pendant de X Erection de la Croix , et,
unanimement, elle est reconnue comme le chef-d’œuvre
de Rubens. En réalité, l’effet est incomparable, le tout est
d’une rare puissance poétique, le coloris et la ligne se
combinant, produisent un effet saisissant. Jamais encore
un peintre de l’école flamande, et peut-être d’aucune autre
école, ne s’était élevé en traitant ce sujet à ces hauteurs
épiques. Les grandes masses de lumière et d’ombre: l’op-
position de la vive clarté rayonnant du corps du crucifié
avec les tons sombres d’un ciel assombri par une obscurité
presque nocturne, le superbe accord du rouge dans le
manteau de saint Jean, du vert dans le vêtement de
Madeleine et du bleu dans celui de la Vierge, se combinent
avec la clarté des carnations.
La douleur contenue de la Vierge, la componction de
tous ceux qui assistent à ce grand acte qui s’achève sous
leurs yeux, tout cela est un ensemble exceptionnellement
impressionnant.
Mais, abstraction faite de la splendeur de cette presta-
tion d’art, c’est l’apparition touchante du Christ mort qui
se détache d’une manière si saisissante du linceul blanc
et la puissance d’expression — - qui devait plus tard
provoquer l’enthousiasme de Rembrandt — qui feront
de cette œuvre le point de départ d’une transformation
complète du sentiment artistique dans la peinture fla-
mande.
Cet art était religieux, sans doute, il parlait à l’âme mais
aussi aux sens. Pour celui qui se souvient de l’imagerie
pieuse, répandue en abondance jusqu’alors, il suffit d’un
II
2
coup d’œil pour voir la différence de portée que le nou-
veau chef d’école lui imprime.
Aucun artiste n’avait encore pu donner une telle richesse
d’effets psychiques et de peinture que Rubens dans ses
grandes toiles d’autel, conçues avant tout au point de vue
décoratif. Pendant les années de 1610 à 1620, on voit qu’il
exécute Les Femmes pleurant sur le corps du Christ (1614,
maintenant dans la Galerie de Vienne), l’ Adoration des
Bergers (1615, dans l’église Sain-Jean à Malines), le
Dernier jfugement, commandé la même année par le
comte palatin Guillaume pour l’église des Jésuites de
Marbourg (se trouve maintenant dans la Pinacothèque de
Munich), auquel s’ajoutent la Chute des Anges (1619),
grand tableau destiné à Neubourg, et plus tard A Précipita-
tion des damnés aux enfers, tous les deux aussi à Munich.
En étudiant ces toiles gigantesques, on ne doit pas
oublier que, sans aucun doute, leur création doit être prise
en étroite connexion avec la grande révolution que la
Réforme a produite dans la décoration des églises belges.
Le plus lourd ornement du style baroque fit son entrée
dans ces églises, d’énormes autels furent construits, faits
de marbre multicolore et ornés d’une dorure étincelante,
ils forment le fond et le cadre requis pour les tableaux de
Rubens ( r ) et, dans un autre milieu, ils doivent nécessaire-
ment produire une impression que leur auteur n’a pas
visée.
Malheureusement l’intérieur de l’église des Jésuites à
Anvers, a été détruit par le feu; c’était l’œuvre qui aurait
pu nous renseigner le mieux sur l’effet d’ensemble voulu
par le maître. Mais si importante que soit la place que
Rubens a conquise dans l’art religieux, elle ne 1 empêchait
pas d’exercer tous les genres du métier avec une égale
maîtrise, et d’obtenir sur chaque terrain, avec la même
(’) Les esquisses de ces tableaux appartiennent à la Pinacothèque à Munich.
— i9 —
exactitude et la même vivacité, l’expression la plus saisis-
sante et fidèle de son sujet. Lui-même, dans une de ses
lettres (1621), déclare que les vastes compositions étaient
plus conformes à son tempérament que les productions
d’un format restreint. En effet, en même temps, son pin-
ceau nous donne des sujets de l’allégorie chrétienne et
païenne, les épisodes de X histoire et de la m ythologie ;
il nous peint des combats et des chasses, les variant avec
des portraits, des paysages et des scènes de la vie ordi-
naire.
Appelé à Paris, en 1621, pour y décorer le nouveau
palais du Luxembourg, créé par la reine mère, Marie de
Médicis, il donne libre cours à son imagination féconde.
Les vingt-trois peintures ayant formé le décor de la galerie
de ce château, sont aujourd’hui au Louvre. Ils repré-
sentent allégoriquement la vie de la reine, depuis sa
naissance jusqu’à sa réconciliation avec son fils, Louis XI II.
Comme enfant, jeune fille, mère régente et comme veuve,
Marie de Médicis nous apparaît dans tous les moments
décisifs de sa destinée, conduite et inspirée par les divi-
nités qui, d’après la mythologie païenne, déterminent la
vie humaine.
Les Parques filent sa destinée, Héra préside à sa nais-
sance et remet l’enfant à la garde de la ville de Florence,
où elle passera son enfance. Eros la fait remarquer par
Henri IV et Poséidon la prend sous sa protection pour la
transporter sur les flots vers la France sa nouvelle patrie.
Aphrodite se montre favorable à son union avec le roi,
Fortuna lui sourit, etc. On peut dire que jusqu’alors, et
particulièrement dans les Pays-Bas, nul maître n’avait
élargi à ce point le rôle de la peinture.
Doué d’une puissante imagination poétique, formé dans
l'école des Humanistes du XVII e siècle, ce fils obéissant
de l’Eglise, fidèle sujet espagnol, fait pourtant du monde
des dieux antiques son domaine d’étude préféré. A cette
20
source, il puise à pleines mains et adopte leurs représen-
tations à des sujets sacrés. Bien que, sans doute, il aborde
des matières traitées par d’autres avant lui, il les transporte
dans un autre monde et les transforme par sa surprenante
conception des exigences picturales. A ce point de vue,
tout en tenant compte de la différence du milieu, du tem-
pérament et de l’éducation, seul Rembrandt peut se
mesurer avec lui.
Rubens résume dorénavant toute l’école d’Anvers, des
artistes reconnus se placent sous sa conduite, principale-
ment pour exécuter les œuvres conçues par lui que sou-
vent son pinceau a à peine effleuré.
De là cette innombrable quantité d’œuvres de mérite
secondaire à côté d’une quantité presque égale de chefs-
d’œuvre. Les peintres de tous les genres lui prêtent leur
concours : paysagistes comme Jan Wildens et Lukas van
Uden, peintres d’animaux tels que Frans Snyders et Paul
de Vos.
Sans cette légion de collaborateurs, il ne serait jamais
parvenu à satisfaire au nombre toujours croissant de com-
mandes. Dès 1 6 1 1 , dans une de ses lettres, il affirme que
plus de cent jeunes peintres aspirent à entrer dans son
atelier.
Comme les tableaux de Rubens ne sont généralement
ni signés ni datés (*), il n’y a que les sources écrites et les
dates des nombreuses estampes exécutées d’après ses
œuvres sous sa direction personnelle par Lucas Vor-
sterman, Paul Pontius, son élève, les frères Baëtius et
Childéric (Schelte) van Bolswert et autres graveurs de
moindre importance, qui permettent d’établir une classi-
( l ) Le Musée de Cassel possède un tableau, Jupiter et Callixto, signé et por-
tant la date de 1613, ainsi qu’une Fuite en Égypte, de 1614. Le Christ mort, au
Musée de Vienne, porte la même année. D’après Rooses (Rubens ’s Levens en
Werken ), il n’a signé depuis lors que deux tableaux.
21
fication chronologique. Sous son influence, la gravure en
taille-douce subit aussi une transformation presque aussi
importante que celle de la peinture ('). On estime le
nombre des tableaux attribués à Rubens à environ seize
cents. Evidemment ce nombre est exagéré, mais si même
on n’admet que la moitié, il est encore énorme et ne s’ex-
plique que par la remarquable division du travail adoptée
par le maître.
Dans une de ses lettres ( 2 ), il donne lui-même le pro-
gramme de cette division de travail. Il composera lui-
même tous ses tableaux et fera lui-même les études
nécessaires, les travaux préparatoires et les esquisses. Des
élèves, ou plutôt des collaborateurs qui se trouvent sous
ses ordres, mettront ensuite sur toile la composition
d’après la grandeur requise. Ils en feront la première
peinture et même l’exécuteront tout à fait, à moins que
la commande ne stipule expressément l’exécution person-
nelle de la main du maître. Sans cette condition, le prix
est moindre; il est plus élevé si Rubens lui-même y met
la dernière main, et si le maître fait seul tout le tableau,
ce qui arrive naturellement aussi, le prix monte en pro-
portion.
Si Rubens, comme c’est tout naturel, a différentes
manières, il en a aussi qui se suivent. La critique d’aujour-
d’hui a réussi à les déterminer assez exactement.
Environ depuis 1620, un changement assez prononcé se
montre dans sa manière de peindre. A cette période appar-
tiennent plusieurs des plus remarquables productions du
grand coloriste. On compte parmi elles la Communion
de saint François, aujourd’hui au Musée d’Anvers, une
des œuvres les plus parfaites et les plus saisissantes que le
(') H. Hymans, Histoire de la gravure dans l' École de Rubens. Bruxelles, 1879.
( 2 ) W.-N. Sainsbury, Original utipublished Papers illustrative of the Life of
Sir P.-P. Rubens. London, 1859.
grand artiste nous ait laissées. Sans doute, la composition
a été influencée par la Communion de saint Jérôme, de
Domenichino, au Vatican, mais comme dans la Des-
cente de la Croix, et comme partout, Rubens fait tellement
valoir sa personnalité, comme s’il eût voulu montrer ce
que les maîtres, auxquels il emprunte l’idée et l’arrange-
ment, auraient pu et auraient dû atteindre. De la même
période sont le célèbre De Christ entre les larrons, De
Coup de lance, du Musée d’Anvers, et les grandioses
tableaux du Musée de Vienne : les Miracles de saint
Ignace de D.oyola et de Saint François Xavier , apparte-
nant originairement aux trente-neuf tableaux peints pour
l’église des Jésuites à Anvers. De cette époque date aussi
la merveilleuse série de compositions représentant l’his-
toire de Decius Mus, aujourd’hui une partie de cette série
se trouve dans la Galerie de Liechtenstein, une autre
partie dans la Pinacothèque à Munich, dont l’exécution,
d’après les sources littéraires, est certainement de Van
Dyck (').
Le jeune artiste, qui se faisait déjà remarquer bril-
lamment, travaillait, en effet, à cette époque, dans l’atelier
de Rubens comme un de ses plus dignes et de ses plus
remarquables collaborateurs.
Dans l’art de l'histoire, Rubens se dresse comme le
maître de toute maturité, qui travaille avec de grandes
masses de lumière, et dont la ligne douce se résout en
une splendeur de coloris dont les effets de lumière
s’étendent jusqu’aux recoins les plus éloignés de la
composition. Rien de plus lumineux par exemple qu’une
Assomption de Marie, dans la cathédrale d’Anvers, dans
la Galerie de Liechtenstein ou celles de Dusseldorf et de
C) Van den Branden, Geschiedenis der Antwerpsche Schilderschool. Anvers,
1883.
2 3 —
Bruxelles. Au Louvre, on voit de lui un petit tableau, La
Vierge entourée d’un groiLpe d’anges, qui, au point de
vue d’effet de lumière, est un véritable chef-d’œuvre.
C’est le même cas pour Castor et Polliix enlevant les
filles de Leucippe, à la Pinacothèque de Munich ; cette
œuvre du maître est merveilleuse pour le coloris et le
mouvement.
Depuis 1620, le XVII e siècle considérait Rubens comme
le plus grand peintre d’Europe, et toute l’Europe fut le
théâtre de son activité. S’il ne devait plus retourner en
Italie, par contre il visita tour à tour la France, la Hol-
lande, l’Espagne et l’Angleterre, mettant sa gloire d’artiste
au service de missions politiques, dont le chargèrent
l’infante Isabelle, veuve depuis 1621, et le roi Philippe IV.
En 1628, appelé par le roi, il séjourna longtemps en
Espagne et quitta le pays avec la mission d’ouvrir des
pourparlers de paix avec Charles I er , qui devaient amener
la conclusion de la paix entre l’Angleterre et l’Espagne.
Honoré du titre de secrétaire des conseils privés par son
roi, Rubens fut aussi comblé de grands honneurs par le roi
d’Angleterre. Lorsqu’après un séjour de plusieurs mois il
quitta le sol britannique, il fut créé chevalier. Le roi
l’honora de l’épée ciselée, qui avait servi à la cérémonie,
et ajouta à ses armoiries un Léopard, tiré des armoiries
britanniques.
Les longs voyages du maître ne furent pas perdus pour
l’art. Il laissa des œuvres importantes à Londres et à
Madrid, et continua, dans sa patrie, à travailler pour les
rois de ces deux pays. Le Musée du Prado ne contient pas
moins de soixante-six tableaux de son pinceau, parmi
lesquels plusieurs de ses plus importants portraits, qui ne
perdent rien de leur effet à côté du Titien et de Vélasquez.
Parmi ces œuvres, surtout le Jardin d’ Amour, où sont
réunies les ravissantes filles de la famille Fourment
d’Anvers, parmi lesquelles Rubens, qui, en 1621, avait
— 24 —
perdu sa première femme, Isabelle Brandt, se choisit
Hélène comme épouse.
La sœur d’Hélène, Suzanne, est le modèle du tableau
renommé, Zc Chapeau de paille, à la Galerie Nationale de
Londres. Ensuite, à Madrid encore, brille dans toute sa
splendeur, le portrait, Marie de Mêdicis en vêtement de
deuil, un chef-d’œuvre dans une collection si riche en ce
que toutes les écoles ont produit de meilleur.
A la Cour espagnole, Rubens vint en contact personnel
avec Vélasquez : les deux artistes se servaient d’un atelier
commun, et la critique attribue au maître anversois une
certaine part dans la formation de son jeune collègue.
Madrid est très riche en œuvres des dernières années de
la vie de Rubens. Car le roi d’Espagne ne cessa pas de
lui donner des commandes pour la décoration de ses châ-
teaux : pour ces travaux, il choisit ordinairement des sujets
mythologiques. Parmi ceux-ci, le jpugement de Paris se
fait remarquer, où Aphrodite est représentée sous la figure
de la jeune femme de Rubens, qui passait pour une des
plus belles femmes du pays.
En décembre 1630, Rubens avait épousé, en secondes
noces, Hélène Fourment, à peine âgée de 17 ans. Son
portrait resplendissant, apparaît dès lors dans les plus
admirables créations de l’épouse. Il a fait des portraits
nombreux d’elle, tantôt il la représente seule, comme
dans les portraits de Munich, de Saint-Pétersbourg, de
La Haye, de la collection privée du baron Alfred de
Rothschild à Paris, de Dresde et de Vienne, le portrait
renommé En Fourrure, tantôt il la donne en compagnie
de son mari comme dans un autre magnifique portrait de
la collection Rothschild, ou, enfin, avec ses enfants, comme
à Munich encore, ou au Louvre. Outre cela, elle a encore
servi d’innombrables fois comme modèle à son mari, qui
semble avoir trouvé en elle son idéal de la femme pour
sa carnation fraîche et claire, ses formes exubérantes et
— 25 —
son sourire gracieux. On peut dire qu’elle a embelli les
dernières années de sa vie. La Belgique elle-même a con-
servé du plus glorieux de ses peintres une quantité de
tableaux remarquables, en grande partie des sujets reli-
gieux, qui servaient ou servent encore à décorer les
églises. Les Musées d’Anvers et de Bruxelles lui doivent
principalement leur valeur, mais si l’on veut étudier Rubens
dans sa variété, il faut aller au Louvre à Paris, à Madrid,
à l’Ermitage de Saint-Pétersbourg, à la Pinacothèque de
Munich, au Musée royal et impérial, aux Galeries de
Liechtenstein à Vienne, à Dresde, à Berlin, à Cassel, à la
Galerie Nationale de Londres, dans les collections royales
et enfin au Palazzo Pitti à Florence. Munich nous offre la
Chasse au lion et le Combat d’ Amazones ; Florence, Y Apo-
théose de Henri TV et les Horreurs de la guerre, tableau
incomparable; il n’y a que le Bonheur de la paix, de la
Galerie Nationale de Londres, qu’on puisse lui comparer.
A Vienne, nous voyonsau Palais de Liechtenstein le double
portrait des deux fils de l’artiste, dont la Galerie de Dresde
possède un double; au Louvre, la Reine des Scythes
Tomyris, Y Adoration des mages, certainement la plus
importante interprétation de ce sujet par Rubens, et avant
tout la Grande Kermesse, œuvre magnifique et en même
temps l’origine'de toutes les « kermesses » de Teniers.
Rubens s’est souvent peint lui-même, depuis son premier
portrait qui se trouve à Florence, connu sous la dénomi-
nation : Tes Quatre Philosophes , et où le peintre s’est
représenté avec son frère Philippe et Lipsius, ainsi que
Woverius, leur ami anversois.
Ce grandiose portrait, placé dans la collection impé-
riale à Vienne, porte déjà les traces d’une décadence
imminente. Il mourut le 30 mai 1640, à peine âgé de
63 ans. Sur son tombeau, dans l’église Saint-Jacques,
brille un de ses plus remarquables tableaux, La Glorifica-
tion de la sainte Vierge, où, comme on prétend, sont
— 2Ô
réunis les portraits de tous les siens; le saint Georges est
son propre portrait.
Le célèbre critique anglais W. Buchanan résume ainsi
dans ses Memoirs of Painting (Londres, 1824) son juge-
ment sur Rubens : « Nous n’avons qu’à considérer sa
grande capacité, embrassant tout, et nous voyons que tout
ce que son esprit a créé, avec cette facilité si heureuse,
porte le sceau du vrai et du naturel, que ce soit dans les
grandes scènes historiques, ou dans les paysages, ou dans
les sujets allégoriques, ou dans les portraits, ou bien encore
dans la représentation d’animaux sauvages ou domestiques
en repos ou en mouvement. L’ensemble de son art reflète
une intelligence lumineuse, qui comprend et n’admet pas
d’entrave. L’universalité de son talent, de saisir facilement
et clairement son objet, va de pair avec le brillant de son
coloris. Le splendide ensemble de ses couleurs, l’exacti-
tude qu’il mettait dans l’achèvement de ses œuvres, le
mettent au-dessus des maîtres de la même école et le
rendent l’émule des grands Vénitiens. »
Quoique en même temps que Rubens, d’autres artistes
flamands, par exemple Gérard Zegers (1591-1651) et
Abraham Janssens (1575-1682), ont encore créé des œuvres
importantes, surtout sur le terrain religieux {Lî Adoration
des rois, de Zegers, à Notre-Dame de Bruges) et allégo-
rique; ce n’est pourtant que dans l’entourage du maître
et sous sa conduite que se forment les représentants prin-
cipaux de l’art flamand au XVII e siècle. Ils se forment
non seulement par lui, mais en certaine mesure pour lui,
et de là une rapide décadence dès que le maître disparaît.
Pourtant, ce qui est rare, il y en a un parmi ses élèves
immédiats qui, pour la technique, s’élève plus d’une fois
à sa hauteur, sans cependant avoir cette merveilleuse uni-
versalité de talent, par laquelle Rubens est un être unique
de son espèce. Cet artiste, dont la gloire mondiale est si
bien méritée, était Antoine Van Dyck.
VAN DYCK. — LE COMTE DE CROY.
(Musée de Munich.)
— 27
Né en 1599 de parents fortunés, il commence déjà
comme enfant sa carrière d’artiste. Son premier maître
fut Henri Van Balen, ancien condisciple de Rubens chez
Adam Van Noort, peintre de petits objets, qui, pour
quelques œuvres plus petites, exigeant une exécution plus
subtile, devint aussi collaborateur de son ancien élève.
Déjà à partir de 1618, le jeune Van Dvck était maître de
la corporation de Saint-Luc et l’on a des tableaux de sa
main : à Dresde, les portraits d’un vieillard et d’une vieille
dame (n os 1022-1023); à Bruxelles, un portrait d’homme,
daté de 1619, tous d’abord attribués à Rubens et pro-
venant de cette époque.
Van Dyck doit dans une large mesure et avant tout la
formation de son talent à Rubens, qui influençait aussi sa
direction. Habitant dans la maison de Rubens, il retraçait
en dessin ou en grisaille les compositions destinées comme
modèles aux graveurs et particulièrement à Lucas Vor-
sterman ('); ces dessins se trouvent maintenant au Louvre.
On comprend avec quel talent il fit ses débuts quand on
sait que quelques-uns de ces travaux passèrent longtemps
comme les meilleurs de Rubens. Après les recherches de
Bode, ils sont de nouveau attribués et à bon droit à Van
Dyck, tels surtout pour le beau portrait du Gentilhomme
enlevant son gant (n° 1023 é) et de la Dame et son
enfant (n° 1023 b ), de la Galerie de Dresde, de la Vierge
sur le trône entourée de saints, de la Galerie de Cassel, et
beaucoup d’autres. Van Dyck, artiste déjà très recherché,
fut appelé en 1620 à la Cour d’Angleterre et nommé
peintre de la Cour de Jacques I er , situation que d’autres
peintres flamands avaient déjà eue avant lui et qu’occupait
à son arrivée Daniel Mytens. Quoique cet artiste eût une
certaine ampleur, il est sûr que sa manière froide et raide
( x ) H. H ym an s, L. Vorsterman. Catalogue raisonné de son œuvre. Bruxelles,
1893.
— 28
contrastait fortement avec la souplesse et la richesse de
Van Dvck. Beaucoup de portraits peints par Van Dyck,
datant du règne de Jacques I er , sont éparpillés dans les
châteaux d’Angleterre.
Parmi les tableaux de la jeunesse de Van Dvck, on peut
nommer le Couronnement d’épines, au Musée de Berlin,
le Baiser de Judas, au Prado à Madrid, et le Crucifiement
de saint Pierre, à Bruxelles. Ces créations se distinguent,
comme les figures des Apôtres des Musées de Hanovre et
de Dresde, par leur tonalité chaude et leur exécution
large, ainsi que par leurs tvpes qui font songer au Titien
et à Paul Véronèse. Et pourtant elles sont nées avant que
leur créateur n’eût appris à connaître l’Italie, et ce trait
caractéristique s’explique, en quelque mesure, par le grand
nombre de tableaux vénitiens qu’il a étudiés chez Rubens.
Bientôt d'ailleurs il se prépare à aller en Italie; il débarque
à Gènes, où les frères Lucas et Corneille de Wael,
d’Anvers, se sont établis, — qu’on se rappelle leurs portraits
au Capitole à Rome, — et où il s’arrête longtemps. Van
Dvck devint bientôt le peintre préféré de la fière noblesse
de Gênes, où son talent aussi bien que sa personnalité dis-
tinguée et gracieuse trouvèrent bon accueil. La Pinaco-
thèque de Munich possède son portrait de cette époque,
peint par lui-même, qui nous permet de juger l’élégance
de son apparition et la valeur de son talent. Partout où il
s’arrête, à Rome, à Gênes, à Naples, à Païenne, à Mantoue
et à Turin, partout il créa des portraits, qui, d’après l’avis
unanime de la critique, soutiennent la comparaison avec le
Titien, qui ne l’influençait pas moins que Rubens. Le
portrait du cardinal Bentivoglio, de la Galerie Pitti à
Florence, ainsi que les magnifiques portraits des familles
Durazzo, Balbi, etc., longtemps conservés dans les palais
de la ville de marbre, transportés depuis dans les Galeries
de l’étranger, en Angleterre, au Musée de Berlin, à
Strasbourg, — où l’on trouve aussi son portrait peint par lui
29 —
(n° 86), — tous ces portraits nous apprennent à estimer
la puissance extraordinaire et l’habileté de l’artiste encore
si jeune. Pendant son séjour en Italie, il crée quelques
pages religieuses, un Christ sur la Croix, pour l’église de
Rupallo, non loin de Gênes, une Apothéose de la sainte
Vierge, pour l’église de la Trinité à Païenne et d’autres.
Si le Titien est, pour Van Dyck, l'objet d’étude sans
relâche, ce qui ressort assez de son album d’esquisses appar-
tenant au duc de Devonshire, il s’est pourtant occupé
aussi, comme tous les peintres néerlandais, de l’étude de
Caravaggio, dont les effets puissants ne furent pas sans
influence sur sa manière. A Païenne, il eut l’occasion de
peindre le portrait de Sophonisbe Anguisciola, alors très
âgée et aveugle et dont il fait remarquer pourtant dans
une note très intéressante dans son album d’esquisses la
clarté d’esprit et la connaissance d’art.
Van Dyck retourna dans sa patrie en traversant la
France; il s’arrêta en route à Paris, où il fait le portrait
de François Lallemand, connu comme éditeur d’estampes
sous le nom de Ciartres. A son retour à Anvers, peut-être
en 1628, — on ne peut exactement fixer l’année, — il trouva
Rubens dans toute sa gloire, et s'il obtint quelques com-
mandes de tableaux d’église comme la Tentation de saint
Augustin, pour l’église de ce nom à Anvers, le Christ
sur la Croix, pour l’église collégiale de Termonde,
X Erection de la Croix, pour Notre-Dame de Courtrai,
il ne pouvait cependant obtenir qu’une place subordonnée
à côté du maître qui personnifiait à lui seul toute l’école
flamande.
Van Dyck se consacra donc surtout au portrait, et cela
d’une manière remarquable, sans que pour cette période
les influences italiennes se fissent sentir. Les œuvres qu’il
créa alors et dont quelques-unes des plus belles se trouvent
au Louvre, à la Pinacothèque de Munich (n° 224), à la
Galerie de Dresde et de Cassel, sont tant pour la manière
3 °
que pour le coloris et aussi bien pour la lumière que pour
le caractère, essentiellement flamandes. Sous ce rapport,
Van Dyck peut servir d’exemple aux artistes de toutes les
époques. S’il reste admirateur passionné des maîtres,
auxquels il consacre ses études, si le Titien reste pour son
développement aussi important que Rubens, Van Dyck
cependant, dans ce qu’il produit sur la toile, ne se laisse
conduire que par la nature. Les œuvres nées sur le sol
flamand sont flamandes aussi ; et bientôt nous le verrons
en Angleterre faire un changement complet, nous le
verrons créer pour l’école anglaise le type achevé de l’art
du portrait qui sera continué si brillamment par sir Joshua
Reynolds, Gainsborough, Hoppur, Romney et Lawrence.
Pendant le long séjour de Marie de Médicis à la Cour
de l’infante Isabelle, Van Dyck fut comblé d’honneurs
par la reine mère.
L’influence de la venue de Flenri II fut pour beaucoup
dans le voyage à Londres que l’artiste, tant fêté, entreprit
une deuxième fois, et le roi Charles I er lui fit une réception
très flatteuse. Van Dyck s’arrêta longtemps en Hollande
avant d’aller en Angleterre; il fit les portraits du prince
Frédéric-Henri d’Orange et de son épouse, la gracieuse
Amalie de Solms; il visita plusieurs artistes, parmi lesquels
Frans Hais, qu’il aurait vivement sollicité d’aller avec lui
en Angleterre. Le séjour de Van Dyck à la Cour de Saint-
james, devait avoir une importance décisive. Van Dvck
semble avoir été, auparavant, au moins pour quelques
mois, au service de Charles I er , sans qu’il eût réussi à
supplanter les artistes employés jusqu’alors par le roi.
Cette fois, son arrivée avait été bien préparée. D’après le
désir du roi, il avait envoyé plusieurs œuvres importantes,
parmi lesquelles, peut-être, le merveilleux Portrait de
Van der Gheest, actuellement à la Galerie Nationale de
Londres, et le splendide tableau, Renaud et Ar mi de, qui
est devenu la possession du duc de Newcastle. Ces
— 3i —
preuves suffisaient largement pour lui assurer le succès,
et dès son arrivée en mai 1632, sa fortune était incontesta-
blement faite. Le roi et la haute noblesse lui accordèrent
leur faveur, et il nous a peint le roi et les hautes person-
nalités de la Cour, d'une manière ravissante. Il a peint le
roi, la reine et leur famille, de fiers chevaliers, de belles
dames, de ravissants enfants, et, pour la postérité, il a
représenté la société de la Cour de Charles Stuart, de
la même manière éloquente que celle qu’il a montrée
en immortalisant autrefois la noblesse de Gênes. Tout le
monde connaît, au moins par la gravure, les portraits du
Louvre, de la Galerie Nationale de Londres, de la Galerie
de Dresde, ces magnifiques portraits de Charles I er , et
ceux d’une expression si merveilleusement douce de la
reine Henriette et des enfants royaux. Le portrait de
Charles I er à la chasse, au Louvre, est une des œuvres
les plus populaires de l’art et, on peut ajouter, une des
figures les plus nobles qu’ait jamais produites le pinceau
d’un artiste. Sa carrière en Angleterre ne fut qu’un
triomphe. Surchargé de commandes, entouré d’une pléiade
d’élèves, ou mieux de collaborateurs, il laissa à ceux-ci
une partie considérable du travail, tandis que lui-même
n’accordait ordinairement qu’une seule séance au modèle.
Aussi une grande partie de ses portaits de cette époque,
porte-t-elle les traces de cette exécution précipitée, beau-
coup d’autres, au contraire, manifestent la rare finesse que
possédait leur créateur. On peut dire même que, dans sa
manière anglaise, Van Dyck reste un portraitiste remar-
quable. Ses portraits de la famille royale, réunis au
château de Windsor, et surtout celui des enfants royaux,
à Turin, sont des chefs-d’œuvre achevés. Il réunit la
grâce, la noblesse, la douceur de l’extérieur, le charme
du coloris et l’exactitude du dessin à une grande liberté,
propre au génie seul. Sur son lit de mort, Gainsborough
parla à son ami Reynolds de se revoir dans les régions des
— 32
bienheureux et du bonheur qu’ils goûteraient tous deux à
y rencontrer Van Dyck.
De courtes apparitions dans son pays natal, lui
permirent de moissonner, en passant, la commande de
quelques portraits et de quelques toiles religieuses.
Parmi celles-ci il y a un Crucifiement, à la cathédrale
de Malines, un Christ au tombeau , dont le Musée de
Berlin possède une exécution moins belle, mais Anvers
en a une qui est peut-être le premier chef-d’œuvre du
maître pour les sujets religieux. Les innombrables madones
avec l'enfant Jésus, qu’il a peintes, sont directement
imprégnées de l’esprit du Titien, et quelques-unes de ces
toiles, comme celle du Musée de Parme, celle du palais de
Buckingham, sont des œuvres de premier choix. Le pre-
mier rang parmi ses portraits de cette époque, revient au
portrait de la comtesse Oxford, à Madrid.
Les dernières années du maître appartiennent à l’Angle-
terre. Deux ans à peine avant sa mort, il avait épousé dans
ce pays, une noble et belle jeune fille, Marie Ruthven,
comtesse de Govvrie. Un splendide portrait de la Pinaco-
thèque de Munich, la représente habillée en satin blanc
et jouant du violoncelle. La mort de Rubens semblait
ouvrir à l’artiste tant estimé un avenir brillant dans sa
patrie. On lui fit de vives instances pour y revenir, et il
ressort d’une lettre de Ferdinand d’Autriche à Philippe IV,
datée le io novembre 1640, que Van Dyck avait l’idée
d’y retourner et de se fixer à Anvers pour exécuter les
travaux dont le roi avait chargé Rubens, mais la mort l’en
empêcha. Le 9 décembre 1641 il mourut à Londres, lais-
sant une petite fille, qui semble s’être consacrée plus tard
à la peinture (*). Van Dyck a créé quelques portraits,
parmi lesquels le sien, qui comptent parmi les plus parfaits
et les plus admirables du genre.
(*) Van den Branden, p. 744.
33 —
Il fit aussi graver, d’après ses dessins et ses magnifiques
études, une série de portraits des personnalités les plus
marquantes du XVIPsiècle, parmi lesquelles on trouve les
plus grands peintres parmi ses contemporains en Flandre
et en Hollande. Cette collection est connue sous le nom
de l ’ Iconographie de Van Dyck; on en possède dix-sept
éditions. Outre cela, nous avons de la main du maître une
suite de gravures à l'eau-forte. La plus grande partie sont
des portraits exécutés magistralement, dont le plus beau
est un portrait de lui-même. La valeur de ces portraits
réside moins dans l'habileté de l’exécution que la noblesse
de la conception. Les exemplaires imprimés d’après la
planche non encore retouchée, sont devenus très rares.
Si Van Dyck n’est ni par le génie ni par l’éducation
l’égal de Rubens, il a pourtant puissamment contribué à
l’éclat et à la gloire de l’école flamande. Malgré le grand
nombre d’imitateurs comme portraitiste qu'il eut dans sa
patrie, c’est pourtant à l’étranger en général que son
influence fut plus grande, surtout en Angleterre. On peut,
en toute sûreté, ramener à Van Dvck toute la brillante
école anglaise du portrait. Cependant l’histoire de l’art
ne connaît que l’école de Rubens, et pas une école de
Van Dvck, car, il est vrai que celui qui imitait l’élève,
suivait la route indiquée par le maître. Les élèves de
Rubens n’avaient ni la force ni l’indépendance pour sou-
tenir l’éclat dont l’école flamande avait brillé sur l'Europe
entière pendant un quart de siècle. Théodore Van Thul-
den (1606-1667), Abraham Van Diepenbeek (1596-1675)
et d’autres occupaient une place honorable dans l’école
anversoise, mais leurs noms ne rappellent aucune œuvre
digne de mention. Pierre Soutman (1580-1657) transporta
en Hollande quelques principes du maître, comme ou peut
s’en convaincre par ses peintures à la Maison du Bois, près
de La Haye. Mais si l’école flamande reflétait encore long-
temps l’esprit de Rubens, elle le devait en grande partie
II
3
— 34 —
au renom de Jacques Jordaens, son ancien collaborateur,
dont le talent ajoutait encore quelques pierres au gran-
diose édifice construit par le génie du maître ; en lui
nous voyons une personnalité assez indépendante; pour-
tant, au fond, il procède de Rubens.
Jacques Jordaens (‘) naquit à Anvers en 1593, et reçut,
à la différence de Rubens et Van Dyck, toute son édu-
cation dans sa patrie. Lui aussi fut disciple d’Adam
Van Noorts; il fut empêché de faire le voyage d’usage
en Italie, par son mariage avec la fille de son maître.
L’influence de Rubens contribua, selon toute apparence,
énormément à son développement, mais la semence tomba
en terre fertile, car Jordaens était richement doué par la
nature. Ses rapports avec Rubens étaient d’un autre genre
que ceux de Van Dvck : il était plus âgé que celui-ci, et
11e fut qu'occasionnellement entre les mains du grand
maître. Il créa dans la peinture religieuse et profane, en
toute indépendance, des œuvres plus remarquables que
n’importe quel autre contemporain de Rubens n’ait pro-
duites. Jordaens et Van Dyck diffèrent l’un de l’autre
jusqu’au contraste : car la grâce et la noblesse manquent
à Jordaens, tandis que sa manière robuste et franche
montre le praticien sûr de lui-même. Peignant tour à tour
des pages religieuses ou allégoriques, des bacchanales ou
des portraits, il trouva son domaine à lui dans les scènes
de la vie domestique et des figures de grandeur naturelle,
et sur ce terrain, il est resté incomparable ( 2 ).
Pour ce qui regarde l’effet et le mouvement, ses grandes
toiles le disputent à celles de Rubens. Comme Van Dyck,
il est brillant coloriste et montre clairement, dans ses
( r ) Max Rooses, Jacques Jordaens et ses œuvres. Anvers, 1888. — Van den
Brandkn, Jacques Jordaens (L’Art, XXXI et XXXII. Paris, 1882-1883). —
Henri Hymans, Jordaens (Biographie nationale de Belgique).
( 2 ) Ch.-E. v. Vkrreyt, J an Roelofszoon en Abraham Van Diepenbecck ■.
— 35 —
débuts, l’influence des nombreux tableaux du Titien, de
Paul Véronèse et du Tintoret, que Rubens avait réunis
chez lui. C’est à eux, sans doute, qu’on doit ce rouge
flamboyant, ce bleu profond et fort et le jaune de
safran que jordaens aime tant, de même ses carnations
jaune d’ocre n’ont pas d’autre origine. Ses compositions
bibliques, et surtout ses compositions profanes, ne sont pas
flamandes par le sentiment. L’accumulation de matières
et de toutes sortes d’ajoutes forme un contraste frappant
avec la sobriété et la réserve mesurée des peintres anver-
sois avant Rubens, jordaens est, peut-être, le plus grand
talent décorateur de l’école d’Anvers. Il était en relation
ininterrompue avec les fabricants de tapis de la Flandre et
du Brabant, et peut-être a-t-il été stimulé ainsi pour
chercher l’effet de plus grandes masses coloriées. Les
collections impériales à Vienne possèdent de sa main de
larges et grandioses scènes de cavaliers, où sa manière
large et habile dans la composition d’un tableau d’en-
semble, se fait fortement remarquer. Les Galeries de
Dresde et de Cassel, le Musée du Prado à Madrid, le
Louvre à Paris possèdent, outre la Belgique, la plupart
des œuvres de cet artiste, que le voisinage d’un Rubens et
d’un Van Dvck a mis à l'ombre, bien plus qu’il n’est juste.
Car jordaens est un peintre de haute valeur, et l’on doit
reconnaître comme des créations tvpiques et admirables,
Le Negre avec le Cheval blanc (Cassel, n°273) ; Les Baccha-
nales, de la collection Wallace de Londres; de même les
plus belles scènes de famille, par exemple, Tel pere, tel
fils, à Anvers et à Berlin, ou le four des Rois, à Paris, à
Dresde, à Munich, à Bruxelles, etc.
Dans ces représentations, Jordaens se rencontre avec
Frans Hais et Jean Steen, peut-être les a-t-il influencés,
car il y a vraiment des traits communs chez ces artistes
possédant pourtant pour le reste des dons si différents.
Les scènes de famille de Jordaens nous transportent
— 3 6 —
dans son propre intérieur. A Cassel, nous le voyons encore
tout jeune homme faisant de la musique auprès des deux
sœurs. Plus tard, le cercle s’élargit; une jeune et belle
femme, l’épouse du peintre, préside la fête, elle est
entourée de ses enfants florissants, le vieux Van Noort
et sa femme, et, jusqu’en 1655, la mère de Jordaens,
lui-même et ses sœurs, tous sont là. Rien de plus rayon-
nant que ces honnêtes et joyeuses réunions, respirant la
concorde, la gaieté, qui nous montrent l’aisance d’un inté-
rieur où la femme règne par le pouvoir de sa beauté et de
sa bonté, et par cet esprit d’ordre qui permet aux jours de
fête ce train de vie plus coûteux, parce que demain, en
intelligente ménagère, elle trouvera moyen de rattraper
la dépense par une plus grande économie.
Jordaens fut aussi un portraitiste de grande valeur. Le
Musée de Madrid possède de lui un excellent portrait de
famille (n° 1410 reproduisant le peintre, sa femme et sa
petite-fille, tout près d’une source, dans un jardin; cette
œuvre place le maître à côté des plus grands artistes de
son temps. Un portrait en groupe, propriété du duc de
Devonshire, n’est pas moins remarquable. A la mort de
Rubens, ce fut à Jordaens qu’échut la tâche de finir les
travaux inachevés du grand coloriste.
La disparition presque simultanée de Rubens et de
Van Dyck lui laissa la place du premier peintre dans son
pays. Cependant la gloire de son nom était répandue dans
toute l’Europe et même du vivant de Van Dyck; il obtint
des commandes de Charles-Gustave de Suède, de la Cour
d’Angleterre, du prince d’Orange, de la veuve de Frédéric-
Henri de Nassau. A La Haye, à la Maison du Bois, on
trouve de lui une grande œuvre allégorique, Le Triomphe
de Frédéric- Henri ; et un de ses derniers travaux, Jésus an
milieu des docteurs,, daté de 1663, se trouve au Musée de
Mayence; c’est une œuvre d’une puissance extraordinaire,
et surtout remarquable, lorsqu’on se rappelle que l’artiste
— 37 —
avait à cette époque 70 ans. Jordaens vécut encore plu-
sieurs années après, mais tomba en enfance. Un portrait
peint par lui-même est au Musée de Budapest et le montre
dans son grand âge.
Gaspard de Graver, né à Anvers en 1584, mort à Gand
en 1669, et Corneille Schut, né aussi à Anvers et mort en
cette ville en 1655, sont d es peintres d’un mérite incon-
testable; ils se consacrèrent surtout aux œuvres religieuses
qu’ils concevaient d’après la formule créée par Rubens.
Ils dotèrent les églises des villes et villages flamands de
compositions nombreuses et firent ainsi, de ce qui fut
d’abord l’expression d’une personnalité, un véritable art
national. La même chose se voit dans l’art du portrait par
imitation de Van Dyck, mais dans ce genre le sentiment
profond de la réalité et l’adreâse technique des maîtres
flamands atteignent parfois à des résultats d’une remar-
quable puissance.
Corneille De Vos, né à Hulst en 1585, formé à Anvers
par un maître obscur, David Remeeus, rivalisait pour le
portrait avec Van Dvck même.
Dans son portrait de famille, à Bruxelles, et le portrait
d’ABRAHAM Graphaeus, au Musée d’Anvers, l’éclat du
coloris et la fermeté du dessin se joignent à l’élégance du
mouvement la noblesse de la forme. Simon De Vos
(1603-1676), élève de Corneille, mais non son parent, mon-
tre les mêmes qualités dans son propre portrait au Musée
d’Anvers. Parmi les portraitistes moins influencés par
Van Dvck, on compte Gérard Douffet, de Liège (1599-
1660), qu’on apprend à connaître surtout à la Pinacothèque
de Munich, et Justus Suttermans (1597-1681), qui tra-
vailla comme artiste, surtout en Italie, à Florence. Van
Dyck nous a laissé un splendide portrait, à l’eau-forte, de
son brillant collègue Suttermans, dont les rares œuvres
existant de ce côté-ci des Alpes, réunissent la grandezza
italienne avec le sentiment naturaliste des Flamands.
- 38 -
Suttermans est incontestablement un des meilleurs por-
traitistes du XVII e siècle.
L’influence de Rubens ne fut pas du tout restreinte
aux sujets historiques et religieux; presque tous les autres
genres de l’art subirent sa loi et, l’on peut dire, reçurent
de lui une vie nouvelle ('). S’il fixa l’art décoratif en
Flandre, il changea aussi le paysage, et créa surtout un
nouveau genre très important dans la peinture des chasses
aux fauves. La chasse aux lions, aux loups, à l’hippopo-
tame, et la chasse aux crocodiles même, furent le thème
auquel des artistes comme Franz Snyders (1579-165 7),
condisciple de Van Dvck chez Henri Van Balen, Paul
De Vos, son beau-frère, et Jean Fyt (1609-1661) se con-
sacrèrent exclusivement.
La représentation de la nature par le pinceau des
Flamands au XVII e siècle, est pénétrée d’une certaine
tendance de style, où se trahit le désir d’intéresser aux
œuvres de l’art non le peuple, les grandes masses,
auxquelles s’était adressé l’art religieux, mais la bonne
société, ceux qu’on nommerait aujourd’hui les gens du
monde.
Jean Breughel ( 2 ) (1568-1625), appelé « Bréughel de
Velours », — - surnom qui peut se rapporter tout autant à
la douceur de son pinceau qu’à l'habitude qu’il avait,
dit-011, de porter toujours du velours, — fils du grand
Pierre Breughel, appelé « Breughel le Paysan », ne par-
vient pas, dans les œuvres de petite dimension, à se libérer
de certaines poses et certains essais héroïques, ce qui
explique peut-être, autant que son génie, l’admiration
qu’ont obtenue ses œuvres et que même Rubens prodi-
guait à ce peintre consciencieux.
(’) G. G lu ch, A us Rubens, Zeit und S chu le.
( a ) G. Crivelli, Breughel, pittore flamingo. Milano, 1878.
— 39
Jean Breughel était l’élève de sa grand’mère, Marie
Bessemers, célèbre miniaturiste, et apprit d’elle à peindre
de ravissants petits paysages, qu’on trouve dans l’Àmbroi-
sienne à Milan, et où la fantaisie se combine gracieu-
sement avec la réalité. Ses œuvres comptent parmi les plus
charmantes de son temps. Qu’il traite les matières allégo-
riques ou religieuses, des scènes de genre, des paysages,
des fleurs ou des animaux, tout ce qu’il crée est exquis.
Collaborant avec Rubens, il crée avec lui le Paradis
terrestre (Musée de La Haye), un véritable joyaux de la
peinture, où Rubens exécuta les figures d’Adam et d’Eve;
rivalise avec lui dans le paysage, où Breughel lui donna
comme cadre les animaux les plus divers, les fleurs les
plus rares. Le Musée du Prado à Madrid possède plus
de cinquante toiles de sa main, pour la plupart des œuvres
de premier rang, provenant de la collection des archiducs
Albert et Isabelle, dont il fut le peintre attitré. Dans la
série de Cinq Sens, il a réuni tous les sujets qui puissent
avoir quelque rapport à chaque sens, et les a coordonnés
d’une manière parfaite comme peinture et avec le goût le
plus délicat. Jean Breughel est, à tous les points de vue,
un artiste qui contribua d’une manière importante à la
gloire de l’école flamande, et de plus il est le prédécesseur
immédiat de Teniers. Il n’y a que peu de Musées, comme
celui de Madrid et de la Galerie de Dresde, qui permettent
de l’estimer dans sa grande variété.
A la différence de la Hollande, où une légion de
peintres nous introduit dans la vie populaire, les peintres
de mœurs populaires sont rares en Flandre, et même
ceux-ci ont plutôt représenté la vie campagnarde que la
vie bourgeoise. De là le rôle important du paysage dans
leurs œuvres, et comme Jean Breughel avait donné le
paysage brabançon avec une délicatesse extraordinaire et
un profond sentiment de réalité, ses successeurs, Adrien
Brouwer et David Teniers, seront aussi des paysagistes
— 4 o —
distingués. Adrien Brouwer ( r ), qu’on peut nommer le
« Michel-Ange des cabarets », naquit en 1606 à Aude-
narde en Flandre, et mourut à Anvers en 1638. Malgré
sa courte vie, cet artiste a donné des œuvres que les
connaisseurs rangent, à bon droit, parmi les premières du
genre. A lui seul, Rubens ne possédait pas moins de dix-
sept tableaux de sa main. Van Dyck nous a fait de lui un
portrait plein de noblesse. Mais si Brouwer représentait
magistralement la vie de cabaret, il est vrai qu’il était un
client assidu des tavernes, et quoique son art eut beaucoup
d’amateurs, il semble pourtant que sa bourse n’y ait pas
gagné beaucoup. Si c’est pour dettes ou pour menées poli-
tiques qu’il a été en prison, on n’a pu l’éclaircir, mais il
est sûr qu’il passa un certain temps à la citadelle d’Anvers.
La place que nous lui accordons parmi les représentants
de l’art flamand, est parfois réclamée par les peintres
hollandais comme étant à eux. Il semble, en effet, que
Frans Hais a pris part à sa formation, car on a trouvé le
nom de Brouwer sur une lite de membres d’une « chambre
de rhétorique » à Haarlem, de l’an 1626. Mais depuis 1631,
il est à Anvers, et dans cette ville, en 1633, il est en prison.
Cet emprisonnement ne fut pas sans suites pour l’art, car
Brouwer gagne à l’art la personne de Joost Van Craes-
beeck, le boulanger de la forteresse, un jeune homme
extraordinairement doué. Brouwer n’est pas seulement
un des meilleurs coloristes de l’école flamande, mais aussi
pour la forme : ses buveurs et ses fumeurs sont rendus de
façon magistrale. A certain point de vue, il forme la transi-
tion entre Teniers et Ostade. Bode, qui fait fortement
ressortir la beauté du paysage chez Brouwer, démontre de
façon décisive son influence sur le premier des deux, dont
les œuvres de jeunesse montrent souvent même les traces
de cette influence.
(>) W. Bode, Graphische Künste. Wien, 1884.
— 4 i
La Pinacothèque de Munich est l’endroit où il faut
étudier Brouwer, car elle possède dix-huit tableaux de sa
meilleure période, parmi ceux-ci Le Joueur de violon, que,
déjà au commencement du XVII e siècle, en Hollande,
Visscher a gravé, et aussi Le Charlatan ou Le Barbier de
village. Au Louvre est son magnifique Tailleur de plumes
et la tête d’étude d’un Fumeur (collection Lacaze),
dans laquelle nous possédons certainement le portrait
de l’artiste par lui-même. A Dulwich College, près de
Londres, se trouve un intérieur avec huit figures, traité
avec autant de maîtrise que la composition analogue de la
collection d’Arenberg à Bruxelles. Un cabaret, enfin, dans
la collection Steengracht à La Haye, peut être considéré
comme la prestation la plus haute des peintres flamands
de petit format. Malgré la vulgarité de ses motifs, Brouwer
a cependant sa place parmi les peintres les plus estimés
des Pays-Bas; aussi ses œuvres sont-elles très recherchées.
Déjà, de son vivant, on a pris en considération son art,
sans cela les graveurs les plus renommés comme Vorster-
man, J. Snyderhof, j. Visscher, Marinus et d’autres
n’auraient pas reproduit ses tableaux.
David Teniers le jeune (1610-1690), fils d’un peintre
de ce nom, n’est pas pour l’esprit l’égal de Brouwer,
mais est le plus fêté de tous les peintres de la vie cam-
pagnarde, et sa gloire était aussi grande que celle de
Rubens et Van Dyck. Ce peintre, dont Louis XIV refusa
pour son palais les Rustoods, fut néanmoins le favori des
princes et devint chambellan du Stadhouder général des
Pays-Bas, Léopold-Guillaume d’Autriche.
Teniers était en vérité un artiste admirable, et son art
était fort au-dessus des sujets qu'il traitait. On ne peut en
indiquer l’influence, car Teniers 11e fut directement élève
ni de Rubens ni de Brouwer, dont il était pourtant parent.
Le plus probable, c’est que son père, un excellent artiste
(1582-1642), a été son guide. Celui-ci avait été à Rome
— 42
élève d’Elsheimer, un homme qui a exercé tant d’influence
sur les plus grands artistes de son temps, sans en excepter
Rubens et Rembrandt; plus tard, son père fut élève de
Rubens à Anvers. Le jeune Teniers pouvait ainsi se
former dans la manière qui répondait le mieux à ses dispo-
sitions. A 20 ans, il était un maître achevé, comme le
montrent V Enfant prodigue, au Louvre, le Groupe de
Seigneurs et de Dames, à Berlin, et les Cinq Sens, de
Bruxelles. Ainsi, tout jeune, il fut déjà sur le bon chemin.
Sans pénétrer très profondément dans la vie intime du
peuple flamand, Teniers nous émerveille par son adresse
de peintre et son admirable conception. Un des quarante
tableaux que possède de lui l’Ermitage de Saint-Péters-
bourg, et qu’il exécuta à l'âge de 33 ans, passe pour une
des perles de cette Galerie : c’est le Serment de Saint
Georges à Anvers, sous les armes sur la Grand’Place de
cette ville pour honorer son vieux, commandant Snyers.
Cette version flamande et contemporaine de la Ronde de
nuit, de Rembrandt, représente une foule de petites
figures. Elle est également un document historique,
comme cet autre épisode dans la Galerie impériale de
Vienne, où Léopold-Guillaume d’Autriche préside le
Tir à l’oiseau, près de l’église du Sablon à Bruxelles.
La Galerie Nationale possède parmi les quinze chefs-
d’œuvre qu elle compte, un pèlerinage aux environs d’An-
vers, daté de 1643. Plus de cent cinquante personnages
sont rassemblés dans un paysage dont l’horizon est baigné
d’air et de lumière. De telles œuvres sont les meilleures
preuves du talent et du zèle de leur créateur. Teniers, du
reste, n’a pas l’habitude de faire des œuvres d’imagination.
En général, il reproduit ce qu’il voit.
Le pittoresque, la franchise d’expression, la liberté
d’allures décident avant tout ses préférences dans le choix
d’une donnée. Celle-ci trouvée, il nous la rend d’une
touche prestigieuse, avec une aisance d’opération qu’on
— 43 —
peut dire incomparable; mais Teniers, s’il se complaît à
peindre les danses des kermesses rustiques, les joies
débridées, les beuveries des paysans flamands, ne néglige
pourtant pas de nous prouver que, personnellement, il n’a
rien de commun avec tout cela. Quantité de fois il nous
montre la tourelle de son château de Perck, et lui-même
et sa famille reçus au milieu d’une fête de village comme
le seigneur de l’endroit, descendant de son carrosse (Musée
de Bruxelles). En 1644, Teniers est appelé aux fonctions
de doyen de la Gilde de Saint-Luc à Anvers. Bientôt
après, Léopold d’Autriche, amateur d’art passionné, le
nomme inspecteur de la riche galerie de tableaux qu’il
réunit avec tant de zèle dans son château à Bruxelles.
Nommé chambellan « Aynda de Camara », le peintre vient
se fixer à Bruxelles. Teniers fut envoyé à Londres par
son maître pour y acquérir des tableaux lors de la vente
des Galeries de Charles I er . Les collections de Madrid, de
Vienne, de Bruxelles et de Munich nous donnent, par
différentes toiles de Teniers, une vue sur ces Galeries de
l’archiduc ('). Dans une de ces peintures de la Pinaco-
thèque de* Munich, nous voyons Teniers dans une salle du
château qui lui sert d’atelier, assis au chevalet, un vieux
campagnard lui sert de modèle, des cavaliers de la Cour le
regardent travaillant. Malgré ses relations avec la Cour,
Teniers essaya, en vain, de se faire élever à la noblesse
comme Ru'bens. Le roi lui opposa qu'il vendait ses tableaux
et que « le commerce avilissait la noblesse ». Teniers
résolut, en 1663, de fonder l’Académie d’Anvers, où, désor-
mais, ne seraient admis que les artistes séparés des corps
de métiers manuels. L'art flamand était à ce moment déjà
en pleine décadence et la nouvelle institution ne parvint
pas à le relever.
( T ) Th. von Frhmmel, Gcmalte Galérien. Berlin, 1896.
<?
44
Teniers vécut encore jusqu’en 1690. Un tableau de la
Pinacothèque de Munich, daté de 1680, le représente
sous les traits d’un alchimiste, comme un homme vieux et
tout cassé. Le catalogue raisonné de Smith évalue à plus
de sept cents le nombre des peintures de Teniers; il est
en réalité plus grand peut-être. Mais les critiques sont
d’accord pour dire que ses meilleures œuvres datent de
1641 à 1650. La valeur des toiles de ce peintre si fertile,
sans parler de la fraîcheur de l’exécution, consiste surtout
dans l’effet piquant et le coloris argenté d’un charme irré-
sistible. Teniers est avant tout un peintre de « plein air »,
et l’on peut dire que l’étude de sa technique est un ensei-
gnement complet de la peinture. Il n’y a que Menzel et
Meissonnier qui, parmi les modernes, puissent lui être
comparés pour avoir réuni dans leur manière l’exactitude
sévère à la liberté. Il a eu beaucoup d’imitateurs, mais pas
de rivaux, et la longue durée de sa vie empêcha d’ailleurs
ceux-ci de se mettre en avant, du moins dans son voi-
sinage.
David Ryckaert, le troisième de ce nom (1612-1661),
est, parmi les peintres de la vie campagnarde, le seul qui,
à côté de lui, occupe une place prépondérante dans l’école
flamande.
Emmanuel Biset, de Malines, fut, comme peintre de
scènes d’un genre un peu plus élevé, le représentant le
plus marquant de cette tendance. ,
Le Musée de Bruxelles possède de lui une création
remarquable, qu’il exécuta en 1672 pour la Corporation de
Saint-Sébastien à Anvers. La toile représente la scène de
Guillaume Tell en présence de cette corporation d’archers.
Biset vécut jusqu'au commencement duXVIIPsiècle. Nous
voyons en liaison avec lui un autre peintre, François
Duchastel, né à Bruxelles en 1625, dont l’œuvre princi-
pale, de 1668, se trouve au Musée de Gand et qui représente
la joyeuse entrée de Charles II, roi d’Espagne, dans cette
— 45
ville. Ce tableau est vraiment une œuvre remarquable qui,
par le caractère du sujet autant que par la fraîcheur du
travail, rappelle Adam-François Van der Meulen, lequel
déploya son activité d’artiste en France ; il naquit à
Bruxelles en 1632, fut élève de Pierre Snavers ( 1592-1667).
Attaché à la Cour de Bruxelles, il était peintre d’histoire
et de batailles de grand mérite. Van der Meulen fut reçu
comme maître dans la corporation des peintres de sa ville
natale, le 5 mars 1651. Sa renommée avait déjà pénétré
jusqu’à Paris, lorsque Colbert trouva l’occasion d’attirer
l’attention de Louis XIV sur les œuvres du jeune artiste
flamand. Il fut appelé dans la capitale française et obtint
des commandes pour les ateliers de Gobelins ; il dut
accompagner le roi dans toutes ses campagnes et devint
par son pinceau le chroniqueur de sa vie de guerrier. La
nature des œuvres qu’on lui imposait, et qu’on appelle-
raient aujourd’hui des illustrations, est peut-être la cause
de l’oubli où Van der Meulen est tombé comme peintre.
Néanmoins, c’est un artiste de valeur, qu’aucun autre n’a
peut-être surpassé dans son genre. Etonnant comme colo-
riste, il traite tous les sujets de l'art avec un talent égal;
le paysage, les animaux, surtout les chevaux, souvent ces
figures sont à elles seules des tableaux.
Au Louvre et à Versailles, on garde un grand nombre de
ses tableaux qui se font remarquer par leur effet piquant
et un arrangement des sujets d’une habileté rare. Evi-
demment réunis ainsi, leur effet est un peu monotone.
Mais, prise seule, l’une ou l’autre feuille de cette chro-
nique peinte est attirante, retient l'attention et donne de
plus des renseignements sur la mode et l’armée de ce
temps. Depuis quelques années, la Galerie Nationale de
Londres possède un petit tableau de Van der Meulen
(n° 1447), une Scène de chasse de la Cour, qn’on peut
qualifier à bon droit comme une œuvre de valeur. Van der
Meulen était membre de l’Académie française. Il mourut
- 46
le 15 octobre au Palais des Gobelins, sans être retourné
dans sa patrie. Même au spectateur superficiel, il saute
aux yeux que l'école flamande avait rempli ses destinées
au XVII e siècle. Tous les genres de l’art avaient trouvé
chez elle des représentants de première valeur. Sur le
terrain religieux aussi bien que sur le terrain profane, les
progrès n’étaient plus possibles. Pour le portrait, il n’y
avait plus que des répétitions. Van Dyck avait laissé pour
ce genre une formule immuable. En outre, la situation du
pays avait subi une modification fondamentale. Comme
Albert et Isabelle n’avaient pas laissé d’enfants, l’Espagne
avait repris la domination directe des Pays-Bas. Si Ferdi-
nand et Léopold-Guillaume d’Autriche étaient des amis
de l’art, ils n’y cherchaient pourtant que des curiosités
facilement transportables : ainsi en était-il, par exemple,
pour les œuvres de Teniers.
Le grand art est mort. La même année que Van Dyck
disparut de la scène, un autre jeune artiste se montra,
appelé à devenir son plus brillant successeur, Gonzales
Coques : Coex), malgré la défiguration espagnole de son
nom, un véritable enfant d’Anvers. On pourrait l’appeler
« le petit Van Dyck », petit notamment pour la grandeur
de ses portraits, qui sont devenus de véritables toiles de
cabinet. Le Jeune savant dans son cabinet de travail et sa
jeune femme à l’épinette, signé de 1640, est une des toiles
les plus choisies de la Galerie de Cassel, de même un
Portrait de famille, du Musée National de Budapest, et un
autre au palais de Buckingham, sont des chefs-d’œuvre,
grands et larges par le travail, malgré_ leurs proportions
limitées. Mais c’est un art au service de la bourgeoisie,
son rôle se limite à l’accomplissement de certains devoirs
sociaux, et le peintre s’y soumettait par l’étroite propor-
tion de sa toile.
Le traité de Munster — ne l’oublions pas — avait mis
fin à la guerre, qui durait près d’un siècle, entre l’Espagne
47 —
et la Hollande. La Hollande, grâce à des efforts héroïques,
avait triomphé de son ennemi héréditaire : l’humiliation
de la Belgique fut consacrée par la paix. La fermeture de
l’Escaut devant Anvers amenait la ruine économique des
provinces du Sud; la réunion à l’Espagne, gouvernée par
les faibles successeurs de Charles V, déchaîna sur la
Belgique tous les malheurs que le sort réservait à la mère
patrie.
Par contre, les influences politiques et intellectuelles si
visibles, agissant sur l’art flamand au commencement du
XVII e siècle, n’existaient pas pour les provinces du nord
des Pays-Bas. Quand on eut secoué le joug espagnol, tout
ce qui rappelait cette domination haïe fut mis au ban.
Jusque dans les détails du costume on semble proscrire
toute influence espagnole, et les exigences du luxe public
et social, qui influent encore toujours sur la vie sociale en
Belgique , sont éloignées depuis longtemps chez leurs
frères du Nord. De cet esprit d’indépendance allait naître
un art nouveau, imprégné de la nature même de la nation
également affranchie des influences du trône et de l’autel.
Cefte séparation privait les artistes d’une riche source
de stimulants et enlevait à l’art un grand nombre de sujets
à traiter. En Hollande, les églises ne furent pas décorées
avec éclat et magnificence, les orgues en furent bannies
et même le besoin de l’imagerie religieuse, si abondam-
ment répandue par les ordres religieux dans les provinces
restées fidèles à l’Espagne, cesse. Les sujets religieux
n’étaient naturellement pas proscrits du domaine de l’art,
mais ils devaient revêtir une forme nouvelle, on pourrait
dire plus humaine. En effet, l’art en Hollande se tourne
vers le côté humain des choses et toute sa force créatrice
y tend. Pas d’art monumental, peu de plastique, mais en
revanche abondance de portraits, de tableaux de genre,
de paysages, de natures mortes, de marines. Sur tous ces
terrains les Hollandais devinrent peut-être les plus grands
— 4 § —
peintres du Nord. Le monde de la tradition du passé les
attire peu, la réalité avec ses exigences impérieuses est là,
l’artiste ne sépare pas sa pensée de celle de ses conci-
toyens. Comme eux, il saura employer les armes pour la
défense du foyer familial, et il contribuera à la gloire de
sa patrie en immortalisant les traits de ses citoyens
illustres; il communiquera aux autres son amour pour sa
patrie, en pénétrant dans la vie de famille, les mœurs et
les coutumes, en transportant sur la toile ses campagnes,
ses prairies vertes coupées de cours d’eau pittoresques, en
nous donnant la mer et ses puissants voiliers qui portent
dans leurs flancs les richesses de la nation (').
Rubens fut le peintre épique. Il est plus grand que la
nature, il est plus vivant qu’elle. Ses pages religieuses, si
puissantes, doivent être vues à distance, entourées de ia
fumée d’encens, à la lueur des cierges ; ce sont des visions.
Le peintre hollandais applique toute sa force créatrice à la
Adèle observation de la réalité, et, à ce point de vue, tout
est digne de son pinceau. Les peintres flamands ne nous
ont laissé, sans compter quelques intérieurs d’églises et de
palais peints occasionnellement, qu’un nombre restreint
de vues de places publiques avec leurs monuments, rare-
ment une cour de ferme; leurs collègues du Nord, au
contraire, ont -souvent peint ces sujets avec beauté et
amour. Evidemment l’art hollandais n’a pas pris d’un bond
et tout à coup cette direction qu’on peut appeler celle de
la nature sans phrases. Elle aussi a eu ses « Romanistes »,
et nous avons vu un de ceux-là, Otto Venius, de Leyde,
occupant une place très élevée à Anvers, devenir le maître
( J ) Ce sentiment est exprimé souvent dans les livres d’images pour enfants.
Un des plus signilicatifs et des plus récents parmi ces livres c’est : Vaderlandsch
A. B. C. Boek voor de Nedcrlandschc Jcugd. 1781.
Schip met Nêerlands fiere Vlag, hoede Strand en Zee
En geleid de koopmans-vloot, vrij en vrank door Zee.
49 —
du plus illustre des peintres. L’influence italienne se fait
de même très fortement et même extraordinairement
sentir dans l’école hollandaise. Carel Van Mander, par
exemple, avec son ami Henri Goltzius, le célèbre peintre
et graveur, et Corneille Cornelisz, créa vers la fin du
XVI e siècle une direction académique à Haarlem, impré-
gnée complètement de la conception italienne. Beaucoup
d’autres s’efforcent à la faire valoir dans d’autres centres
d’art. Le nom des « Provinces-Unies » n’avait pas seule-
ment en politique mais aussi dans l’art sa signification.
Alors qu’en fait, la majeure partie du XVII e siècle, le
mouvement artistique des provinces méridionales se con-
centre à Anvers, le mouvement se disperse au nord.
Utrecht, Leyde, Haarlem, Amsterdam, Delft, La Haye,
devinrent à la même époque des centres d’une vie artistique
pleine d’animation et très caractéristique, chacun avait
son ou ses maîtres remarquables, indépendants, en certain
sens, l’un de l’autre, même si leurs tendances en général
s’accordaient. De cette manière, la tradition devait peu
à peu perdre son empire.
Utrecht, longtemps un siège épiscopal très important,
— un de ses évêques ceignit la tiare pontificale sous le nom
d’Adrien VI, — possédait au XVI e siècle plusieurs
maîtres renommés. Jean Scosel (1495-1562) et son élève
le célèbre Antonio Moro (J- 1578) comptaient, surtout le
dernier, parmi les artistes les plus cités de leur temps.
Utrecht formait alors pour ainsi dire le trait d’union entre
l’art du nord et celui du sud des Pays-Bas.
En 1626, Rubens visite là-bas ses collègues, surtout
Abraham Bloemaert (1564-165 i), qui, plus âgé que lui
de près de quatorze ans, lui survivra encore onze ans.
Bloemaert n’a jamais passé les Alpes, mais il est devenu
en Hollande le représentant principal de la Renaissance
italienne. Il s’était formé sous la direction d’un élève de
Franz Floris, Joost de Beer, et à Paris sous celle de
I
4
— 5 ° —
Jérôme Francken, peintre de la Cour de Henri III.
De conception plus large qu’Otto Venins, il travaille
dans tous les domaines de l’art, et l’étude assidue de la
nature tempère les rigueurs de son éducation classique.
Il peint tour à tour des portraits, des paysages, des natures
mortes. Ses tableaux religieux, une Adoration des Mages,
à Utrecht et à Grenoble, le Christ à Emmaüs (Bruxelles),
rappellent Caravaggio ; en traitant les sujets mytholo-
giques : Mercure et Argus (Galerie de Liechtenstein),
Le Mariage de Tétis (La Haye), il ressemble à Guido Reni.
Son art figure avec honneur à Dresde (une Tête d’ apôtre,
de 1639), à Brunswick, au Louvre, à Munich. Son portrait
par lui-même se trouve dans la collection des portraits
d'artistes à Florence. Outre ses fils, les peintres Adrien,
Henri, Frédéric, et Corneille, un graveur de premier rang,
Abraham forma une foule d’élèves dont quelques-uns sont
parvenus à la célébrité. Son école rivalise en importance
avec celle de Rubens.
Parmi les meilleurs élèves de ce maître doué, nous
voyons Gérard Houthorst (1590-1654), émule de Cara-
vaggio; sa préférence pour les scènes nocturnes lui valut,
en Italie, le surnom de « dalle Notti ». C’est un excellent
portraitiste; il fut peintre de la Cour de Charles I er d’Angle-
terre en 1627-1628, où ses portraits remarquables ne
furent pas totalement éclipsés par l’arrivée de Van Dyck.
D’autres élèves de Bloemaert sont Jacques Cuyp (1594-
1652), portraitiste très estimé, Wybrandt de Geest l’aîné
(1590-1659), beau-frère de Rembrandt, excellent portrai-
tiste, dont le chef-d’œuvre, un portrait de la famille
Wigeri, à Leeuwarde : les parents, trois enfants et la
grand’mère (1621), appartient à la Galerie de Stuttgart.
Dans le paysage, Corneille Van Paelenburgh (1586-1667)
et Jean Both (jusqu’en 1652) témoignent de la valeur de
son école. Jacques Gerritz Cuyp n’était pas seulement un
portraitiste remarquable, comme le montre entre autres
— 5 ! —
oeuvres le portrait 1624 que nous reproduisons et qui se
trouve au Musée de Berlin. Les Galeries d’ Amsterdam,
de Bruxelles et de Budapest nous font reconnaître chez
lui une largeur d’exécution et un sentiment sûr de l’effet,
et cela sur un terrain où Rembrandt allait éclipser tous les
concurrents. Son adresse extraordinaire se montre princi-
palement dans les portraits de groupes de proportions
restreintes, surtout dans un portrait du Musée d’Amster-
dam (n° 755). Il nous montre là toute une famille, le père,
la mère, les serviteurs arrivant par une belle matinée de
printemps à la campagne; on voit le cheval qui les a
amenés, et l’on devine que jeunes et vieux vont jouir d’un
jour de repos et de joie.
Si Jacques Gerritz Cuyp a donné au monde dans la per-
sonne de son fils un des plus célèbres paysagistes, il
mérite lui aussi qu’on le place parmi les peintres du genre
ayant une valeur sérieuse.
Nommer tous ceux qui sortirent de l’atelier renommé
de Bloemaert, donnerait une longue liste. Presque tous,
sans exception, restèrent fidèles à ses principes, et ils
répandirent le stvle classique en Hollande, dont on peut
dire qu’Utrecht a été le rempart.
Certainement l’art se trouvait là sous la surveillance
d’une corporation d’artistes, fondée en 1402, et qui ne fut
dissoute qu’en 1815 (‘). En grande partie, c’est grâce à
l’influence de cette corporation que tout ce qui sortit de
l’école d’Utrecht est dominé par un système commun. En
opposition avec la liberté, bientôt admise à Haarlem, à
Amsterdam et ailleurs, elle allait apporter une froide
raideur.
Les noms de ces villes ne peuvent être cités sans que les
noms des deux artistes ne viennent à l’esprit, et qui furent
(') S. MüLLER, Schilders vet eenigingen te Utrccht. Utrecht, 1880.
— 52
les plus marquants pour la Hollande à l’apogée de son
évolution : ce sont Frans Hals et Rembrandt. Haarlem
est, dans l’histoire des Pays-Bas, entourée d'une auréole
de gloire. Au XVP siècle, la ville était un centre politique
très important, ses habitants héroïques étaient à la tête de
tous les autres dans la résistance contre l’Espagne. Un
grand nombre des fugitifs, chassés des provinces du Sud à
cause de leur croyance, cherchèrent protection et refuge
dans ses murs. L’industrie et l’art étaient de bonne heure
très florissants à Haarlem. Ici s’établit Carel Van Mander,
le peintre et biographe des artistes flamands et hollan-
dais ; les troubles politiques l’avaient chassé de sa patrie.
D’accord avec Cornélis Cornelisz (1562-1 638) et Heinrich
Goltzius, mort en 1617, il prête une grande importance
aux sujets mythologiques et allégoriques, qui furent com-
plètement conçus dans le sens de la décadence italienne.
Heinrich Goltzius, graveur génial, n’était pas sans
mérite comme peintre, et ses grandes figures allégoriques,
au Musée de La Haye, montrent une véritable noblesse (‘).
Toutefois l’art de ces trois artistes est tellement manié-
riste que rien n’indique l’éclosion prochaine d’une école
destinée à donner à l’art quelques-uns des plus grands et
des plus libres naturalistes. L’histoire de l’art ne méconnut
pas d’événement plus remarquable que le fait, que le
plus audacieux et le plus libre représentant du réalisme,
Frans Hals, qui, même à côté de Rubens, fut un des plus
grands artistes de .la Hollande, est sorti de l’école d’un
Van Mander.
Ce merveilleux peintre, au fond, est exclusivement por-
traitiste, sa fantaisie n’est fécondée que par l’observation
de la nature, par la réalité. Mais, dans l’art hollandais, le
portrait, et surtout le groupe, est une manifestation où se
( r ) Nous sommes enclin à lui attribuer le remarquable tableau (n° 37) du
Musée de Brunswick Une Fête vénitienne t
— 53 —
reflète clairement la vie publique (‘). Il suffit de parcourir
les hôtels de ville, les écoles, les musées pour trouver des
portraits de valeur artistique variable, mais de même
contenu : les doyens des corporations d’archers ou des
arquebusiers, les régents des bureaux de bienfaisance, les
collèges des corps de métiers, ou encore les corporations
médicales. Des générations entières consacrent leurs
talents à ces sujets, et l’uniformité du sujet ne diminue pas
la valeur de leurs productions. Nous voyons les personnes
représentées tour à tour dans l’apparat de leurs armes, ou
bien réunies paisiblement dans les agapes fraternelles;
chez beaucoup l’expression grave est en contradiction avec
le but inoffensif de leur société, parce que dans ces por-
traits, dont les auteurs se disputent le premier rang pendant
un siècle, est observé, non seulement la personnalité exté-
rieure des membres d’une société, mais aussi l’esprit dont
celle-ci est née. Les Musées d’Amsterdam et de Haarlem
contiennent une sélection de ces toiles « d’archers et de
régents », et les œuvres de Corneille Ketel (1538), Cor-
neille Cornelisz (1583), Pierre Izaaks (1596), Corneille
Van der Voort (1648) et surtout Werner Van der Valcke
(1624-1625) occupent le premier rang dans ce Panthéon,
jusqu’à ce que Frans Hais et Rembrandt portent le genre
à son plus haut degré.
Frans Hals, né à Anvers en 1580, de parents origi-
naires de Haarlem, semble s’être assimilé bien peu de l’art
de sa ville natale. Comme Vosmaer le fait ressortir, pour
avoir été l’élève de Carel Van Mander, il a dû séjourner à
Haarlem dès 1600. Dans tous les cas, il trouva en Hol-
lande ses prédécesseurs immédiats pour le genre auquel il
devra sa renommée. Il apporte une vivacité de style, une
(') H. Riegel, Beitràge zur Niederlàtidischen Kiinstgeschichte . Zur Geschichte
der Schützen uiid Rcgentcnstïicke. Berlin, 1882. — A. Riegkl, Das Holldndische
Gruppenportràts. — W. Delcourt en J. Six, Oud Holland, 1903.
— 54
liberté et une facilité de conception et d’exécution capables
de renouveler et de rajeunir les productions de cet art, car,
malgré le talent de beaucoup de ceux qui l’avaient perfec-
tionné, il était resté un peu banal et manuel.
L’influence de Frans Hais sur la direction d’ensemble
de l’art hollandais ne peut être assez estimée; elle est
encore sensible de nos jours sur l’art moderne. Ce ne fut
qu’au XIX e siècle que le grand coloriste hollandais fut
réellement en honneur, grâce à Thoré-Burger. Ses por-
traits qui, jusqu’alors, furent marqués dans les catalogues
de ventes de prix dérisoires de 20 à 30 florins, montent
tout à coup en valeur, et aujourd’hui ils comptent parmi
les toiles les plus précieuses des collections.
C’est à Haarlem qu’on peut le mieux admirer le maître
dans la plénitude de sa force.
Huit Portraits de groupes, de 1616-1664, nous permettent
de suivre presque complètement sa carrière. Des officiers
de la garde bourgeoise, des régents et régentes d’un
hospice pour vieillards sont représentés sur la toile avec
une telle abondance de force et une telle compréhension
d’harmonie, comme d’après le mot de Fromentin, seuls
un Frans Hais et un Vélasquez sont capables de le faire.
Si le critique français ne veut voir en lui que le « techni-
cien habile », il n’hésite pourtant pas à déclarer que Frans
Hais est un des plus habiles maîtres et des plus experts
qui aient jamais existé nulle part, même en Flandre,
malgré Rubens et Van Dvck, même en Espagne, malgré
Vélasqtiez. Mais si Frans Hais a montré un grand soin
dans la technique, il est pourtant bien autre chose encore
qu’un « technicien habile ». Plus que n’importe quel autre
peintre hollandais de son époque, il nous transporte dans
la sphère où vivent ses sujets, et ses grandes toiles de
groupes deviennent des pages d’histoire. On peut repro-
cher à Van Dyck de trop idéaliser ses modèles; sous son
pinceau, tout homme devient un chevalier, et l’on pourrait
=■ 55 “
dire qu’il a voulu, prouver que tout homme peut être
« idéalisé ». Chez Frans Hais rien de tout cela, son but
est seulement de concevoir tout modèle avec autant
d’expression et de vie que possible; la laideur ou, du moins,
la vulgarité ne l’effraient pas. Tandis que Van Dyck
nivelle les inégalités quand elles lui semblent désavanta-
geuses, et omet des traits accidentels souvent très caracté-
ristiques pour la personnalité. Frans Hais, au contraire,
s’en saisit et les fait même ressortir avec exagération.
Son ébauche est simple, quelques larges touches qui
simulent le plissement de la peau, les luisants de la chair
provoqués par un sourire ou un clignement d’yeux. De là
l’étonnante fraîcheur et l’apparente légèreté du travail
qu’on ne trouve chez aucun autre maître. Nul n’a su
comme lui résoudre le difficile problème de cacher le côté
laborieux de l’art. Toujours préoccupé de concevoir son
modèle aussi caractéristiquement que possible, il nous
montre, par exemple, un homme la figure animée d’un
rire aimable prêt à lever son verre à la santé du spectateur.
Ou bien, comme dans le petit portrait de Guillaume Van
Heythuyzen (Musée de Bruxelles), il met son personnage
sur une chaise renversée en arrière, les jambes croisées,
ployant de ses deux mains sa cravache. Sous son pinceau
tout devient vivant. Quoi de plus exquis, par exemple,
que le tableau du Musée de Berlin représentant une jeune
bonne avec l'enfant à qui elle tend une pomme, avec un
aimable sourire? Considérons maintenant comment cet
artiste sait réunir dans une même toile dix, quinze person-
nages de grandeur naturelle, dînant ensemble, buvant et
choquant leurs verres en causant. Chacun dans son beau
costume à la mode de l’époque, de soie ou de velours,
ayant son écharpe nuancée de blanc, de bleu, et de rouge
et d’orange, son épée à la poignée brillante, le chapeau
aux plumes flottantes : une fête des officiers de la garde
bourgeoise ou une délibération en conseil. Le portrait,
- 56 -
une des œuvres les plus difficiles à réaliser par le peintre,
est devenu par lui un tableau, et ici triomphe Frans Hais.
Au XVI e et au XVII e siècle, il fut aussi d’usage en Bra-
bant que les doyens de corporations et de confréries fissent
faire leurs portraits; on trouve de ces portraits à Malines,
à Anvers, à Bruxelles. Ces hommes, graves tètes d’ascètes,
y apparaissent à genoux devant l’image de la Madone, leur
patronne tutélaire ; ce n’est pas du tout le moment de
sourire : de plus, on est Espagnol et l'on ne badine pas avec
les choses sacrées. En Hollande, on voit les compagnons
se réunir pour boire en festoyant. Frans Hais, joyeux
compagnon lui-même, a su mettre une animation extra-
ordinaire dans ces scènes-là. La première en date des
toiles de ce genre, au Musée de Haarlem, est de l’an 1 6 1 6,
le maître avait environ 30 ans. Déjà il a dompté victo-
rieusement toutes les difficultés techniques de l’art, et si de
nouveaux succès l’attendent, sa personnalité artistique se
montre déjà comme achevée. En 1627, il prend le pinceau
pour illustrer la fête d’adieu des officiers de la Corpora-
tion de Saint-André, ainsi que ceux-ci l’avaient célébrée
en 1622 lorsqu’ils partirent de Haarlem pour prendre part
aux sièges de Hasselt et de Mons. Ici le peintre se fait
connaître non seulement comme virtuose, mais même
comme un artiste par la grâce de Dieu. La composition et
l’exécution portent le sceau du maître qui réunit toutes
les qualités et tous les talents, qui signalent le chef dans
l’art. Certes, il a eu des exemples et des prédécesseurs :
au Musée même de Haarlem se trouvent des dîners de
corporations datant de 1583 et 1599 de Corneille Cornelisz,
dont le caractère artistique a plusieurs ressemblances avec
celui de Frans Hais; il a eu aussi des successeurs, mais
aucun n’a pu lui disputer la palme, sinon Rembrandt.
Qu’on ne le perde point de vue, du reste, Frans Hais
était un maître fait, déjà au moment où débutaient
Van Dyck et Rembrandt, c’est pourquoi il mérite la plus
— 57 ”
grande attention de la part de tous ceux qui s’intéressent
à l’évolution de l’art en Hollande. Jugeant par la qualité
et la situation sociale de ses modèles, il doit avoir joui
d’une grande considération, mais le portrait masculin sied
mieux à sa manière que le portrait féminin. Certes, il a
peint aussi des portraits de femmes, très beaux et de
premier choix, comme le portrait d’une Dame , de la Galerie
Nationale de Londres, mais sa maîtrise se montre sans
contredit dans les physionomies dont l’expression morale
se traduit par des traits fortement accusés. C’est pourquoi
le portrait de Hille Bobbe de Haarlem (c’est sans doute
Malle Bobbe, La Folle Bobbe) ) au Musée de Berlin, ou
encore les vieilles femmes, Les Régentes de l’hospice de
vieilles femmes à Haarlem, — une des dernières œuvres de
Frans Hais (1664), — sont des chefs-d’œuvre achevés;
dans ces toiles, il ne s’agit plus de ce qui a pu intéresser
le maître pour les femmes. Houbraken affirme que
Van Dyck aurait visité incognito son collègue à Haarlem,
et qu’ils auraient fait mutuellement leurs portraits. Cela
doit être arrivé en 1630, avant le voyage en Angleterre.
Le jeune Anversois aurait fait toutes les offres possibles
pour décider le grand portraitiste de Haarlem à aller avec
lui à Londres. Toutefois, on pourrait difficilement s’ima-
giner que Frans Hais aurait pu jouer un certain rôle à la
Cour, car l’art de ce libre citoyen des libres Pays-Bas est
lui-même un cri de liberté. Il mourut âgé de plus de
80 ans, en 1666, et pendant les dernières années de sa vie,
il fut secouru par la municipalité : ses biographes l’accusent
d’avoir mené trop joyeuse vie. Il s’est marié deux fois et
eut dix enfants dont sept fils. Jusqu’à la fin de sa vie, il fit
honneur à sa carrière d’artiste. Au Musée d’Amsterdam,
on voit un portrait daté de 1657 qui a passé longtemps
pour le sien et celui de sa deuxième femme. Dans l'histoire
de l’évolution vers le Réalisme de l’art hollandais, Frans
Hais occupe la première place : il en est, pour ainsi dire,
l’individualité la plus marquante, la plus prononcée. C’est
pourquoi, c’est de lui d’abord que provient une école de
peintres réalistes. Avec plus ou moins de succès, ses fils
Hermann (de son premier mariage vers 1617), Jean (vers
164g), Nicolas, Frans (vers 1669), Renier (vers 1671) con-
tinuent la carrière du père. D’après Bode, « Frans Hais
le jeune » serait l’auteur d’un certain nombre de tableaux,
reproductions plus ou moins libres des œuvres de l’illustre
chet de famille. Parmi ceux-là serait Hille Bobbe, du
Musée de New-York, et quelques portraits de la collection
de Schwerin. La Galerie de Dresde marque de son nom
une très belle nature morte dont les figures représentent
d’un côté Hille Bobbe, du Musée de Berlin, de l’autre
côté le Fumeur , de Brouwer, de la collection Lacaze du
Louvre. Hais le jeune se servait du même monogramme
que son père. En dehors du grand Frans, il n’y a toutefois
que son frère Dirk qui ait illustré le nom de Hais. Celui-ci
est né en 1591, après le retour des parents à Haarlem; il
mourut dans cette ville en 1656. Dirk Hais fit des tableaux
de genre, connus sous le nom « d’intérieurs galants », et
a exercé dans ce genre une influence sur ses successeurs
qui peut rivaliser en grande partie avec celle de son frère
aîné. Leurs imitateurs Palamedes Palamedesz (1607-1638),
Jan Miense Molenaer (mort en 1668), Pieter Codde,
leurs œuvres sont difficiles à distinguer de ses œuvres à lui.
Le Rvksmuseum d’Amsterdam possède de Dirk Hals
un tableau, le n° 1082, la peinture d’une fête villageoise,
qu’en toute sûreté on peut qualifier de chef-d’œuvre. 11
précéda son frère de dix ans dans la tombe.
Pieter Codde (né vers 1600, mort à Amsterdam en 1678)
se chargea de terminer le grand tableau de corporation
connu en Hollande sous le nom de La Compagnie maigre,
celle du capitaine Reael (au Musée d’Amsterdam). On a
de lui des Intérieurs galants d’un art plein de charme.
Jean Mieuse Molenaer se consacra aussi avec succès à
— 59 ™
ce genre; ses tableaux, dont les figures sont en grande
partie des portraits, caractérisent d’une manière frappante
lasociété de son époque. Un excellent tableau de sa main,
Une Fête de famille, daté de 1637, appartenant à une collec-
tion privée d’Amsterdam ( : ), se trouvait à l’Exposition de
La Haye en 1903. La femme de l’artiste, Judith Leyster,
mania aussi le pinceau et le fit avec une audace qui est
loin de trahir une main féminine. Une toile, au Musée
d’Amsterdam, représentant Un Joyeux Buveur, est d’une
largeur d’exécution extraordinaire comme rarement les
femmes réussissent à l’avoir.
Adrien Brouwer nous est déjà connu comme un des
plus célèbres élèves du grand maître. Quoique né en
Flandre, ce remarquable représentant de l’art du genre
parait avoir passé plusieurs années à Haarlem avant qu’il
se fît connaître à Anvers.
Nous avons déjà rappelé que Louis XIV sentit ses
regards blessés par Teniers « le Rustaud » et qu’il fit enle-
ver de ses châteaux les tableaux de cet artiste. La postérité
a su mieux estimer ces scènes de la vie populaire, qui ont
rendu célèbres quelques-uns des meilleurs peintres du
XVII e siècle. Les musées et les collections privées ont
ouvert largement leurs portes à ces œuvres, dans lesquelles
se manifeste, énergique et convaincant, l’amour de la vérité
qui inspirait ces maîtres, nommés, il est vrai, « les petits
maîtres », mais qui, dans les œuvres de moindre dimen-
sion, furent vraiment de grands maîtres. Aucun ne peut se
mesurer avec Adrien Van Ostade ( 3 ), que le critique fran-
çais Charles Blanc signale comme « un des plus profonds,
des plus savants et des plus originaux qui aient existé ».
(*) Haagsche Kunstkring : Catalogus van Tentoonsielling van Oude Portrettcn,
n 1 * ' 90.
( 3 ) J.-H.-W. UNGER, Adriaen Ilrouwtr te Haarlem (Oud Holland, p. 161).
( 3 ) W. Bode , Adriaen Van Ostade als Zeichner und Mater . Vienne, 1880.
6o —
Comme Brouwer, il fut élève de Frans Hais et contem-
porain de Teniers le jeune; il naquit à Haarlem en 1610
et mourut en cette ville en 1685. Comme peintre et aqua-
fortiste également habile, il n’a pas laissé moins de quatre
cents créations de premier rang, qui se distinguent surtout
par leur charme. Ostade 11’a pas la touche magistrale
de Brouwer, non plus le faire pétillant de Teniers; en
revanche, il pénètre plus profondément dans l’intimité de
ses sujets. S’il choisit parfois le cabaret comme sujet, il est
pourtant aussi l’interprète des scènes familiales et il sait
montrer ses modèles sous des dehors infiniment plus avan-
tageux que ses confrères. Qu’il prenne chez lui l’homme
de son temps, le petit bourgeois de Haarlem dans ses
quatre murs, ou qu’il aille le chercher ailleurs, il nous
le donne d’une manière expressive presque incroyable.
Teniers est-il plus vrai qu’Ostade? Nous n’oserions tran-
cher la question, car l’un peint le paysan flamand, l’autre
le paysan hollandais, et ceux-ci diffèrent plus qu’on ne
pense. S’il fallait étudier les deux dans leurs particularités
et leurs bizarreries, Teniers et Ostade nous en fourniraient
la preuve la plus sûre.
Teniers nous mène dans les cabarets, les tabagies où
les hommes se rencontrent pour causer d’affaires et aussi
s’enivrer à l’occasion. Ce sont les Toeback Drinkers, les
« buveurs de tabac », dont parlent les auteurs de l’époque
par rapport à Brouwer. Ostade nous mène dans la famille
du paysan, au milieu des siens, où ne règne pas l’abon-
dance, mais la prospérité et le bien-être, et, si le peintre
nous invite à le suivre sur la place du village, où l’on
danse au son du violon, nous remarquons le même esprit
(d'indépendance, le même sentiment de joie tempérée par
l’importance de soi-même qui éclatent dans les réunions
d’arquebusiers et de régents. Ces fêtes champêtres n’ont
pas d’autres témoins cpie ceux qui y participent. Ostade
est le Molière de l’école hollandaise. Tout ce qui peut
— 6i —
concourir pour nous rendre ses sujets familiers y est
consciencieusement et scrupuleusement apporté. Dans les
intérieurs il fait pénétrer la lumière avec parcimonie; les
effets de lumière sont limités à quelques points où se
trouvent quelques objets lumineux dont l’éclat donne le
relief et la force à d’autres ('); au fond ordinairement
s’ouvre une autre chambre réservée à la famille. C’est là
le petit monde où l’artiste cherche son inspiration. Que
par hasard le musicien ambulant passe par là et entre au
cabaret, il ne jouera pas seulement pour accompagner les
chants des buveurs, mais une petite fête pour la famille
s’organise; les enfants sautillent en mesure sur les genoux
de la mère et le chien même fera de petits tours d’adresse
au son du violon, du luth ou de la musette.
En somme, Ostade n’a point de secrets pour nous, il
nous accorde volontiers d’entrer dans l’atelier où il crée
ses œuvres (Galerie de Dresde). C’est une pièce bien
rustique où devant l’étroite fenêtre le peintre est assis à
son chevalet, et exécute dans le calme et le recueillement
ses petits chefs-d’œuvre. Ici encore, dans l'atelier, la
lumière est donnée avec parcimonie, ce qui augmente
l’éclat des figures. Ostade se soucie bien moins que Teniers
d’avoir des « sujets intéressants », il ne fait pas de grands
efforts d’imagination, ce qu’il nous donne est ordinaire-
ment très simple, c’est la manière dont il le traite qui
montre sa maîtrise. Au Louvre, sous la date de 1654, se
trouve un Portrait de famille d'Ostade, supposé long-
temps comme étant le portrait de sa propre famille. C’est
d’un charme saisissant, et respire une bonhomie bienfai-
sante et paisible. Le Maître d’école n° 2496) comme le
Marché aux poissons (n° 2497), de la même galerie, sont
des tableaux célèbres. Munich aussi possède quelques-unes
(>) Exemple de cela : L’ Alchimiste, à la Galerie Nationale de Londres. .
de ses toiles les plus estimées, parmi lesquelles surtout
La Danse au cabaret (n°37o). Une autre Scène de cabaret,
de la Galerie de Dresde (n° 1400), datée de 1679, et sur-
tout Les Deux Paysans mangeant (n° 1398), de 1663, sont
de remarquables créations, d’une tonalité splendide et
d’une disposition habile fondée sur l’observation péné-
trante de la réalité. Le Tailleur de plumes, de la collection
Stockholm (n° 551), est également parfaite pour la tech-
nique et pour la finesse d’observation. Ostade, pas plus
que Teniers, ne put se soustraire complètement à l’in-
fluence de Brouwer, de telle sorte même que sa Scène de
cabaret, de Dresde (n° 1395), une œuvre de jeunesse,
plutôt dans la manière de son frère Isaac que dans la
sienne, a été attribuée longtemps à Brouwer. La carrière
de ce frère Isaac a été courte; né en 1621, il disparaît de
cette terre déjà en 1640; malgré cela, il a laissé des
œuvres si remarquables qu’elles peuvent être confondues
avec celles de son frère. Pour lui, c’est le paysage qui est
plus important que pour Adrien, un paysage profond et
ombreux. Avec une certaine préférence, il a répété sous
diverses formes la Halte devant la ferme; il est ainsi
représenté avec cette composition à Berlin, à Saint-
Pétersbourg et à Bruxelles. Un tableau de cette dernière
collection porte la date de 1660, nécessairement fausse,
car on sait que le peintre est mort vingt ans avant.
Amsterdam était à cette époque le principal centre
d'art en Hollande. Dans cette ville, qui, grâce à son com-
merce, est devenue la capitale, se rencontraient les forces
dirigeantes de la nation, et la vie intellectuelle prenait
aussi un grand essor. L’Hôtel de ville et le Ryksmuseum
à Amsterdam gardent les traces d’une activité d’art
intense ('). Pour ne citer que le XVII e siècle, nous
(') A. Beedius, Die Meislerwerke des Ryksmuscums zu Amsterdam , München,
j 887.
KM BRANDI'.
6 3 —
voyons un maître de la plus grande valeur donner à son
école l’éclat de son nom illustre : Thomas de Keyser, de
1596 ou 1597 à 1667, dont la Leçon ci’ anatomie du docteur
Eybertz de Vry, de 1619 (à Amsterdam), se distingue déjà
tellement par le style grandiose et la profondeur d’expres-
sion qu’on voit clairement que la route était déjà indiquée
où Rembrandt, qui passait sa jeunesse ailleurs, avancerait
avec tant de fierté et de décision vers son but.
Rembrandt Harmensz Van Ryn, le grand peintre et
aussi grand poète, vit le jour à Leyde le 15 juillet 1606 (').
D’origine humble, — son père était meunier, — il demeura
en contact permanent avec la nature, et s’il ne fut, pas plus
que d’autres maîtres, exempté des influences du temps et
du milieu, il affirma néanmoins de fort bonne heure une
individualité qui presque, dès l’origine, le classe à part
parmi ses contemporains. En effet, si la Hollande connut
dès le XVI e siècle d’admirables interprètes de la nature,
Rembrandt, lui, a pour la rendre des accents nouveaux,
des expressions nouvelles. Si parfois il évoque le souvenir
de peintres d’autrefois, c’est plutôt parmi les merveilleux
coloristes de l’école vénitienne qu’on songe à chercher ses
émules. Chez son maître Jacob Van Swanenburgh (mort
à Leyde en 1638), et surtout chez Pierre Lastman (i 583-
1 633) à Amsterdam, il trouva des prédilections évidentes
pour le romanisme. Lui-même ne devait jamais voir l’Italie
et pourtant elle ne lui resta pas étrangère : elle peut
prétendre à la part la plus large dans sa formation pour le
choix de ses sujets et la manière de les envisager.
Lastman comme Nicolas Moeyaert et tant d’autres
Hollandais du temps, ont ressenti fortement l’influence
de Caravaggio et d’Adam Elsheimer, comme l’a établi
Bode. Beaucoup d’artistes de valeur sortirent de l’école
(') W. Bode, HofsteJe de Groot-Rembrandt, etc. — Émile-Michel Rembrandt,
1893. — C. Vosmaer, 1877, — K. Neumann, 1902. — H. KnackfuBB.
— 64
d’Elsheimer, et Rembrandt lui-même a cueilli bien des
fleurs dans ce jardin. Malgré cela — comme Rubens dont
l’influence aussi dans sa formation est d’ailleurs perceptible
— il parvient à changer et à renouveler tellement l’en-
semble des principes de l’art de son pays, qu’on est enclin
à envisager tout ce qui le précède comme superficiel et
conventionnel, même les chefs-d’œuvre, même les créa-
tions de Frans Hais.
La marche ascendante de Rembrandt fut extrêmement
rapide. Jusqu’en 1631, il vécut à Leyde. C’est la période
de sa formation, marquée par un ensemble d’études d’après
lui-même, des portraits de ses parents et aussi de quelques
pages religieuses de moindre format, Le Changeur , du
Musée de Berlin, L’Apôtre saint Paul en prison, du Musée
de Stuttgart (n° 265), tous deux datés de 1627. Dans ce
dernier tableau la profondeur d’expression triomphe des
souvenirs de Lastman : ici déjà 011 trouve ce contact intime
de l’âme qui donne à ce tableau sa valeur.
Samson et Dalila, appartenant à S. M. l’empereur
d’Allemagne, au château de Sans-Souci, est datée de 1628.
Dans cette toile, de très petit format, se révèlent déjà les
plus hautes visées de l’artiste, et bientôt il aura l’occasion
de les réaliser. De cette période datent un certain nombre
de gravures à l’eau-forte, pour la plupart des têtes d’étude,
pour lesquelles il prend pour modèles son père, sa mère
et sa personne, car Rembrandt ne cesse pas d’étudier sur
sa propre figure les effets de lumière et les expressions de
la personnalité qui devaient prendre tant d’importance
dans son art. Fixé à Amsterdam dès avant l’expiration de
l’année 1631, il y commence cette carrière de trente-huit
années dont chacune voit éclore quelque nouveau chef-
d’œuvre.
A peine fixé dans sa nouvelle résidence, le jeune maître
se voyait invité à l’honneur de créer une œuvre destinée
par son importance substantielle e et sa portée artistique à
- 65 -
lui conquérir le premier rang parmi les maîtres de son
pays. Il s’agissait de joindre une toile à la série des
maîtres jurés de la corporation des chirurgiens de la ville
d’Amsterdam.
Cette toile, devenue célèbre sous le nom de la Leçon
d’ anatomie du docteur Tulp, appartient aujourd’hui au
Musée de La Haye; elle est datée de 1632. Le peintre nous
fait assister à une démonstration chirurgicale faite sur un
sujet du sexe masculin par le professeur Nicolas Pieters-
zoon Tulp, en présence de sept auditeurs, ses élèves, tous
adultes. Le professeur explique le fonctionnement des
muscles de l'avant-bras gauche. Dans la longue série de
toiles, de portée similaire, antérieures ou postérieures,
réunies dans les musées, les galeries, les hôtels de ville
et les locaux de corporation de la Hollande, l’œuvre de
ce peintre, âgé de 26 ans, fait oublier toutes les autres,
quelque grand nom qu’elles portent ou quelle que soit la
valeur indiscutable de leur technique. C’est qu’en effet il
s’écarte de toute formule traditionnelle; il donne une
nouvelle vie au sujet, et s’est élevé à une hauteur d’art
jusqu’alors insoupçonnée. Egalement admirable est le
groupement des personnages, tous à mi-corps; la distribu-
tion de la lumière, la force du coloris, la profondeur
d’expression des têtes, tout est également admirable. Le
professeur, le chapeau sur la tête, est là parlant avec l’auto-
rité persuasive de la science à des auditeurs attentifs à sa
parole autant qu’à sa démonstration. Et si nous joignons à
ces qualités maîtresses du style, l’excellence technique du
détail, on comprendra que, du premier bond, Rembrandt
a pris rang parmi les plus grands maîtres que nous révèle
l’histoire de l’art. Et cette conquête, il a osé la faire sans
nul sacrifice aux exigences conventionnelles et toujours
tvranniques des foules.
Aussi fut-il dès ce jour le peintre le plus acclamé de la
Hollande. A l’envi, l’on se dispute la faveur de poser
II
5
— 66 —
devant son pinceau et à juste titre, car les modèles qui y
sont parvenus ont, par le fait même, conquis l’immorta-
lité. Parmi les plus beaux portraits de cette période, on
compte celui de Jean Pellicornes et son fils, et celui de la
femme de Pellicornes et sa fille, au Musée de Wallace à
Londres, n os 70 et 80. Tous deux sont exécutés en 1632.
Parmi les gravures de la même époque, se distingue le
portrait de sa mère (Bartsch, 343), une merveille de clair-
obscur et de pureté de stvle.
En 1633, Rembrandt se marie. Il épouse une jeune fille
de considérable famille de la Frise, Saskia Van Uilen-
burg, laquelle, dans son art, tient la place qu’ Hélène
Fourment a tenue dans l’œuvre de Rubens et la Fornarina
dans l’œuvre de Raphaël. Dans un délicieux dessin du
Cabinet de Berlin, daté du 8 juin 1633, son époux nous la
montre coiffée d’un chapeau de paille, et tenant une fleur
à la main. Sous le portrait il a écrit ces mots : D’apres la
figure de mon épouse , lorsqu’elle eut 21 ans, trois jours
apres notre mariage ('). Rembrandt ne se lasse pas de
dire au monde sa félicité conjugale. Dans les rôles les
plus divers, la jeune femme nous apparaît dans les tableaux
ou dans les gravures toujours richement habillée et parée.
Elle est la Fiancée juive, de la Galerie Lichtenstein,
X Artémis, de Madrid, et, dans le célèbre portrait de la
Galerie de Cassel, sa toilette nous rappelle le costume des
femmes allemandes au XVI e siècle.
Enfin, dans le grand portrait de la Galerie de Dresde,
daté de 1636, le peintre se représente en costume d’officier,
assis à la table de festin ; il lève en riant le verre qu’il
semble prêt à vider à la santé de sa jeune femme assise
sur ses genoux. Une gravure exquise (B. 347) donne le
portrait de Saskia, les cheveux entremêlés de perles.
(■) « Dit îs naer mijn huysvrou gheconterfei. do sy 21 jaer oud was. den
derden dach als wij getroudt waeren. »
— 67
Dans d’autres œuvres encore la félicité du maître ravonne ;
elles respirent la joie de vivre et le bonheur. Rien de plus
beau et de plus achevé comme exécution et comme con-
ception que l’ Architecte de marine et sa femme, de la
collection rovale du Palais de Buckingham ; c’est un
portrait datant de 1633. Les années qui vont suivre sont
au nombre des plus fécondes du maître, sinon comme por-
traitiste, car si l’on excepte les gravures dans lesquelles
nous possédons de 1635 un portrait de Jean Uytenbo-
gaert, pasteur de la secte des Remontrants (B. 279)
de 1636, Manassah Ben Israël (B. 269) et Rembrandt
dessinant à la fenêtre à côté de sa femme, il faut dire que
les portraits de ces années sont bien rares. En revanche,
le maître crée des œuvres de différents sujets et qui
comptent parmi ses meilleures. Le' stadhouder Frédéric-
Henri de Nassau lui avait commandé, en 1633, une série
de sujets de la Passion, terminée seulement en 1639, qui
se trouvent réunis maintenant à la Pinacothèque de
Munich.
Dans cette suite où, en format réduit, il a représenté
X Erection de la Croix et la Descente de Croix ('), le
Christ au tombeau, la Résurrection et X Assomption, la
Descente de Croix rappelle au moins, pour l’inspiration, le
tableau de Rubens, dont Vorsterman avait fait la gravure,
et qui était connu partout. Comme son célèbre collègue,
Rembrandt a concentré toute la lumière sur le corps du
Christ et, comme lui, il a ainsi augmenté puissamment
l'effet saisissant de la scène. Rappelons aussi les œuvres
capitales de cette époque : Les Noces de Samson, de la
Galerie de Dresde; Le Christ en jardinier, du Palais de
Buckingham, tous les deux de 1638; le double portrait du
pasteur Ansloo et sa femme (16 41), du Musée de Berlin;
(■) Existe aussi en gravure (B. 82). Une première Descente de Croix, de
Saint-Pétersbourg, est datée de 1634.
— 68 —
{
le portrait de l’artiste (1634), du Louvre, et le précieux
petit tableau de la même collection, La Sainte Famille
(1640), connu sous le nom de X Atelier de menuisier , et qui
est une des œuvres les plus charmantes du maître. Un
portrait d’homme, à Bruxelles, et son pendant du Palais de
Buckingham, connu sous le nom de la Femme à l’éventail ,
sont tous les deux de 1641, et à cette date appartient,
paraît-il, aussi le portrait d’Élisabeth Bas, œuvre splendide
et d’une célébrité mondiale (Ryksmuseum à Amsterdam,
n° 1249). Rembrandt était à l’apogée de sa gloire et de ses
succès. Il avait acquis une maison située, chose non point
indifférente, vu sa préférence pour les tvpes caracté-
ristiques, en plein quartier juif, dans la rue Saint-Antoine ;
il avait paré luxueusement sa demeure de tout l’ensemble
des objets d’art et de curiosité qu’il aime tant à accumuler
dans ses œuvres. Il était environné de nombreux jeunes
gens avides de profiter de ses leçons et dont plusieurs
arrivèrent à la célébrité. Un tableau de la Pinacothèque
de Munich, Le Sacrifice d’ Abraham, de 1636, porte la
remarque : « Rembrandt verandert en overschildert (') »,
est bien le travail d’un disciple corrigé par le maître.
En 1642, la Corporation des Arquebusiers (Cloveniers) ,
commandée par le capitaine Franz Banning Cocq, un des
hommes les plus en vue de la ville, lui demandait pour
décorer leur local de tir (doel) , un de ces tableaux de cor-
poration, qui font la gloire des grands maîtres hollandais.
Ce fut l’origine de la plus importante des œuvres du
peintre : la toile, célèbre dans le monde entier, connue
sous le nom de Ronde de nuit , quoiqu'il s’agisse, en réalité,
d’un plein effet de lumière du soleil. Sur une toile d’une
longueur de 5 mètres et d’une largeur de 4, et qui,
originairement, a été encore plus grande, le peintre jeta
p) Changé et retouché par Rembrandt.
— 6q
une scène mouvementée, composée d'une vingtaine de
personnes, et totalement différente par ses dispositions et
son effet de la formule que ses prédécesseurs avaient créée
dans leurs œuvres de portée analogue. A l’appel du tam-
bour, il semble que les confrères courent aux armes
pour venir se grouper autour de Banning Cocq, leur capi-
taine, et de son lieutenant W. Van Ruvtenburg, dont l’un
est vêtu de noir, l’autre de jaune, et qui s’entretenant
vivement, se trouvent à l’avant-plan. Les autres personnes
sont accessoires. Malgré sa splendeur de tonalité, le
tableau, dans sa libre interprétation, ne satisfit que partiel-
lement la vanité de ceux qui l’avaient commandé et pavé.
Il ne contribua en tout cas pas à élever son auteur dans
l’admiration de ses contemporains, la postérité plus juste
le classe comme un chef-d’œuvre, et le Ryksmuseum
d’Amsterdam comme un de ses plus grands trésors, auquel
vraiment tout le reste de cette Galerie ne semble servir
que de cadre. Il paraît qu’en 1715 on a coupé le tableau
d’une manière barbare, des quatre côtés, pour l’adapter à
la salle de l'Hôtel de ville, où il fut placé pendant long-
temps.
L’année même où le peintre signait ce panneau de si
haute portée artistique, la mort lui enleva la gracieuse
compagne de sa vie. L’investigation historique moderne
a relevé dans l’art du malheureux maître les traces pro-
fondes de cette perte cruelle. Ayant du reste à lutter
contre de grosses difficultés financières, harcelé par des
créanciers impitoyables, il s’absorbe complètement dans
son œuvre picturale. Sa manière devient plus ample, son
coloris plus profond, son coloris clair-obscur gagne en
beauté magique. C’est de l’année 1654 que datent dans
l’œuvre du maître les productions les plus parfaites à ces
divers points de vue, non seulement dans la peinture mais
aussi dans l’eau-forte. Parmi ces productions, on voit la
Bethsabée, du Louvre, en grandeur naturelle ; les petits
70
Baigneurs, de la Galerie Nationale de Londres; le portrait
du Vieillard à la barbe, de la Galerie de Dresde; le
Portrait d’une vieille femme , de l’Ermitage de Saint-
Pétersbourg; le Bourgmestre Six, de la maison Six à
Amsterdam. En 1655, il créa un de ses chefs-d’œuvre,
foseph accusé devant Putiphar par la femme de celui-ci,
du Musée de Berlin, et le portrait de son fils Titus, de la
collection Kan à Paris, ainsi que facob bénissant les fils
de foseph, de la Galerie de Cassel, une toile étonnante
par son caractère presque « moderne ». Rembrandt avant
revêtu un nombre considérable de ses œuvres de sa signa-
ture et même de la date, on peut suivre en quelque sorte
année par année l'évolution de son art.
On constate que depuis la mort de sa femme, se retrem-
pant dans la contemplation de la nature, il rapporte de ses
promenades solitaires les plus magnifiques impressions et
tableaux de paysage. Pour la poésie et de même que pour
la grandeur, aucune de ces œuvres 11e surpasse le célèbre
Moulin appartenant au marquis de Landsdown et qui se
trouve au château de Bowood. C’est avec raison que
Woermann affirme que c’est le plus beau paysage du
monde. Tandis que l’avoir du maître est saisi par ses cré-
anciers et est dispersé au hasard des enchères publiques,
le malheureux artiste crée œuvre sur œuvre, dont la
moindre, au prix actuel des toiles de Rembrandt, aurait
amplement suffi à lui rendre l’aisance. Le jour de la vente
de son mobilier, il peint une nouvelle leçon d’anatomie,
connue sous le nom d’ Anatomie du docteur Deyman. U11
morceau seul fut sauvé d’un incendie dont le tableau fut
victime en 1723; conservé à Amsterdam, il est d une
exécution grandiose. Le peintre a brutalement déposé
devant le spectateur le cadavre en raccourci, les pieds à
l’avant-plan, le ventre ouvert et le cerveau mis à nu.
Jusqu’en 1669, il continua à produire des œuvres où
s’affirme de plus en plus la poésie de son clair-obscur et sa
7i —
maîtrise de la technique. Parmi les meilleures toiles de
ces années on compte les Syndics des Drapiers (de Staal-
meesters), de 1661, au Musée d’Amsterdam, où l'artiste
donne la mesure de son talent extraordinaire pour obtenir
les plus grands effets dans les sujets les plus simples. Les
trente années qui se sont écoulées entre la première ana-
tomie et ce tableau, ont libéré son art de toutes les traces
de difficulté et de travail.
Ensuite viennent la Fiancée juive (Ruth et Booz?), de
la même Galerie; la Conjuration de Claudius Civilis, au
Musée de Stockholm; un magnifique Portrait de femme,
de 1666, de la Galerie Nationale à Londres; un Profil de
vieillard, avec grand chapeau, de la Galerie de Dresde,
n" 1570, et un merveilleux Portrait de famille, une mère
avec ses trois enfants, de la Galerie de Brunswick, sans
date, mais qui nous montre à tous les points de vue l’art
resplendissant du maître vieillissant. La collection grand-
ducale de Darmstadt possède la dernière œuvre de Rem-
brandt, La Flagellation, de 1668. C’est sans défaillance
dans son art et sans diminuer de valeur que le grand maître
approche de la mort, et qu’il apparaît à la postérité qui le
salue non seulement comme le plus grand artiste de la
Hollande, mais comme un des plus grands de toutes les
nations. <
Plus on pénètre dans l’art de Rembrandt, plus on com-
prend son talent à tirer de la chose la plus simple l’expres-
sion la plus intime et la plus pénétrante. Un trait de son
crayon, de son burin ou de son pinceau suffit pour pro-
duire tout une scène, jamais un peintre n’est entré plus
profondément dans l’intimité spirituelle, dans l’âme de ses
sujets, et ce fut là le but qu’il mettait bien au-dessus de
toutes les considérations que ses prédécesseurs avaient
prises comme ligne de conduite. Et son clair-obscur est
plein d’effets merveilleux; il est pourtant vrai que l’expres-
sion intime de l’âme de ses sujets lui tenait bien plus au
cœur. Il est permis d’affirmer qu’en cela pas un seul ne
peut lui être comparé.
Si l'on étudie Rembrandt comme graveur, on voit que
non seulement il a créé en technique cet art tel que les
temps modernes l’ont compris, en lui donnant les plus
grands effets de l’art pictural même, mais il nous montre
dans ses gravures aussi le meilleur moven pour comprendre
sa personnalité. L’ensemble de ses gravures contient trois
cent soixante-neuf numéros, de valeur variante, représentant
les sujets les plus divers de l’histoire biblique, de la mytho-
logie, des motifs allégoriques et du genre, des portraits et
des paysages. Sur chaque domaine, — on peut le dire sans
exagération, — il créa des chefs-d’œuvre. Si pour d’autres
artistes l’art de la gravure n’est généralement qu’une indi-
cation de valeur, un signe d’un talent s’adonnant à une
autre technique, pour Rembrandt c’est l’occasion de créer
des chefs-d’œuvre achevés qui n’ont rien d’occasionnel ou
d’accessoire. Prises dans l’ordre chronologique, les gra-
vures nous montrent, avec une clarté étonnante, l’évolu-
tion de l’esprit et la disposition d’âme du maître. Elles
nous donnent, jour par jour, un coup d’œil dans sa vie
intime. Nous vovons comment dans sa jeunesse il s’exerce
à épier, sur sa propre figure et sur les visages de ses
proches, les traces les plus légères des sentiments, les
émotions d’âme, la joie, la douleur, l’aversion, pour les
fixer ensuite dans ses gravures. Nous le suivons dans ses
promenades, quand il observe les phénomènes de la nature,
du ciel et des nuages, l’horizon lointain, le contour
des arbres et des rochers. Qui ne connaît la gravure de
Rembrandt, Le Paysage des trois arbres { 1643), non seule-
ment la plus belle de ses feuilles, mais certes la plus belle
œuvre de Ce genre? Le Domaine du Trcbuchet (1651), avec
son horizon à perte de vue, est une des représentations les
plus fidèles de la nature en Hollande, illustrée par le sen-
timent et la poésie d’un artiste de génie.
/ 0
Dans cette interprétation de la nature du sol natal,
Rembrandt a eu un prédécesseur, Hercule Segers (‘),
dont le Musée de Berlin possède des paysages avec horizon
lointain remarquables et dont les travaux de gravure
comptent parmi les meilleurs du genre.
Ce maître, né vers 1589 et mort dans la plus grande
misère en 1630, trouva un procédé pour imprimer la gra-
vure en couleurs sur la toile. On raconte qu'il a sacrifié
tout le linge de sa maison pour essaver son invention. Un
splendide pavsage au déclin du jour se trouve aux Offices
de Florence. Sa grandiose interprétation de la nature est
tout à fait semblable à celle de Rembrandt, qui a gravé sa
grande Fuite en Egypte (1653) sur une plaque que Segers
avait utilisée pour un pavsage d’après Elsheimer, Tobie et
l’Ange; la plaque, partiellement polie pour le nouveau
travail, a gardé de l’ancien le ciel et l’horizon lointain.
Il est remarquable de constater avec quel soin ce grand
artiste exécute ses gravures. Nous en avons dont il a fait
jusqu’à dix plaques différentes, comme la Résurrection de
Lazare, car, malgré sa connaissance de la technique et
de ses effets, Rembrandt ne laisse rien au hasard. Ses
plaques sont travaillées, changées, il les rend plus pré-
cises, et cela non seulement pour en augmenter l'effet,
mais par amour pour le sujet représenté. Ainsi c'est le cas
pour les Trois Croix (1658), dont la quatrième plaque
montre une composition qui diffère complètement de la
première.
Cette gravure est d’un effet magique et rivalise de
charme, même comme peinture, avec les toiles du grand
artiste. La gravure Le Christ guérissant le malade (1649) >
est célèbre sous le nom de La Feuille de cent florins. On
raconte que Rembrandt en a vendu un exemplaire imprimé
(’) H. Hymans, L’Art. Paris, 1884, vol. II, p. 53. — A. Bredius, Hercule
Segers. — W. Bode, Der Maler Segers.
pour ce prix; actuellement, le grand collectionneur fran-
çais Samuel Dutuit a payé presque 30,000 francs pour le
sien. Il n’existe que neuf exemplaires imprimés de cette
première plaque, dont deux sont à Amsterdam, deux à
Londres, un à Berlin, à Paris et à Vienne, et les deux
derniers dans la collection du baron Edmond de Roth-
schild à Paris. Il faut dire aussi que cette feuille, pour
l’effet et pour le sentiment humain et religieux, n’est pas
seulement une des plus rares, mais aussi une des plus
belles créations de Rembrandt. Deux gravures, les por-
traits d 'Arnold Tholinx (,1656) et le vieux Haaring (1655),
ont atteint en vente publique la première le prix de
20.000 francs, la seconde celui de 4,750 francs. Enfin, le
portrait d ' Éphraim Bonus, nommé « le Juif à la rampe »
(parce cpie la personne s’appuie sur une rampe d’escalier),
fut acheté aux enchères par le baron de Rothschild poul-
ie prix de 39,000 francs. Nous citons ces prix pour mon-
trer dans quelle haute estime on tient aujourd’hui les
œuvres du grand artiste. Inutile d’ajouter que les produits
de son pinceau ont acquis une valeur dans la même pro-
portion. Le Musée de Berlin, en 1894, a payé pour la toile
n° 828, le portrait du prédicateur Anslo, la somme de
600.000 marks, et si certaines toiles célèbres du maître
étaient mises en vente, il est sûr qu’elles atteindraient des
prix bien plus élevés, dont les sommes payées pour les
toiles de Raphaël peuvent donner une idée.
Les nombreux élèves de Rembrandt ne comptent que
comme praticiens de premier ordre : Bernard Fabritius,
de Delft ( 1 6i20 ?- 1 654), Govaert Flinck, de Clèves (1615-
1660), Ferdinand Bon, de Dordrecht (1616-1680), Ger-
brand vanden Eeckhout, d’Amsterdam (1621-1674),
Gerrit Dou, de Levde (1613-1675), Nicolas Maes, de
Dordrecht (1632-1693), Aert de Gei.der, de la même
ville (1645-1727), sont les plus remarquables. Ils purent,
et c’est un titre de gloire pour le maître, créer des œuvres
75 —
où leur personnalité triomphe des réminiscences de leur
illustre initiateur. Gerrit Dou, par exemple, est une per-
sonnalité complètement différente de son célèbre maître et
concitoyen. Nicolas Maes a produit des pages admirables,
telles les Jeunes Joueurs de cartes, de la Galerie Nationale
de Londres, la Vieille Femme absorbée dans ses rêveries,
du Musée de Bruxelles, et surtout la Jeune Fille à la
fenêtre, du Musée d’Amsterdam, une toile de haute valeur.
Malheureusement, le succès, largement mérité, ne vint
pas, ce qui poussa l’artiste à se plier tellement aux exi-
gences de l’époque, que des connaisseurs nient encore la
possibilité que les œuvres de sa première et celles de sa
deuxième manière soient de la même main. Dans ses deux
manières, il est tout à fait homme du monde. Ses hommes
charmants, affublés de l’immense perruque du temps de
Louis XIV et vêtus de la « Rhingrave », ses femmes
coiffées en « Fontanges », noyées dans des flots de den-
telles et de soies chatoyantes, annoncent nettement l’évo-
lution du goût que seul le génie de Rembrandt avait pu
retarder pour quelque temps.
En fait, du vivant même de Rembrandt, la société hol-
landaise n’accueillait point sans effort les franches allures
de l’illustre coloriste. C’est de lui que Houbraken rap-
porte cette parole ironique mais juste : « La peinture n’est
point faite pour être flairée, l’odeur de la couleur est mal-
saine ».
La critique moderne a fait justice de toutes les réti-
cences qu’on fit pour reconnaître l’art de Rembrandt, au
temps où la mesure de toute beauté était donnée par
l’œuvre de Raphaël.
De peu d’années plus jeune que Rembrandt, Barthé-
lemy Van der Helst, né à Haarlem en 1 6 1 1 , mort à
Amsterdam en 1670, fut le représentant presque génial de
ce qu'on peut appeler l’art conservateur « petit bourgeois »
de ce temps-là. S’il lui manque ce qui fit la grandeur du
— 76 —
üls du meunier de Levde : puissance de conception,
magie du clair-obscur, en revanche, formé à bonne école,
il fut l’élève de Nicolas Eliasz Pickenoy (environ 1590-
1646), voisin de Rembrandt et excellent portraitiste; il sut
donner à ses personnages la distinction et la noblesse
voulue des lignes, et le célèbre Festin des gardes bourgeois
(1648), aujourd’hui au Musée d’Amsterdam, rencontra à
bon droit les suffrages et un bon accueil chez le public et
chez les connaisseurs.
Qu’on ne se trompe pas, Van der Helst est un peintre
de grand mérite, la gloire attachée à son nom lui est due.
Les Quatre Régents de l’orphelinat wallon , à Amsterdam
(1637), et son Portrait du bourgmestre Andrea Bicker
(1642), au Ryksmuseum, comme le pendant le Portrait de
la femme de ce bourgmestre, de la Galerie de Dresde,
sont d’une vivacité de physionomie digne de Rubens et
portent le sceau d’une personnalité d’artiste supérieur. Le
hasard qui a rapproché sou Festin des gardes bourgeois de
la Ronde de nuit, de Rembrandt, a provoqué dans le cours
du temps une certaine rivalité entre ces deux œuvres, qui
pourtant, comme le remarque très bien Fromentin, dif-
fèrent l’une de l’autre comme le jour de la nuit, l'une
imitation littérale, l’autre illustration de la réalité. La
toile gigantesque de Van der Helst, mesurant 5 1 / 2 mètres
de long, contraste par son calme avec l’impétuosité de
Frans Hais et par sa précision dans les détails avec la
liberté de Rembrandt.
Au surplus, ce désagréable souvenir de sa gloire aux
dépens de Rembrandt, écarté, Van der Helst se signale
comme un peintre probe, consciencieux et savant qui fait
honneur à sa patrie. Le hasard qui rapproche son œuvre
de celle de Rembrandt a, par le contraste même, tracé la
limite entre le talent et le génie. Van der Helst ne sur-
vécut que d’une année à Rembrandt. Les peintres du
genre de Van der Helst ne font pas école; leur art ne pro-
— 77 —
duit pas l’enthousiasme de la jeunesse venant après eux.
La nature même de cette coutume invétérée de se faire
peindre seul ou en groupe, fait que bientôt les lacunes se
comblent par de nouvelles forces qui s’adonnent à ce
genre dans lequel le caractère national se fait bien mieux
encore connaître que dans n’importe quel autre.
Le cadre de notre travail sur l’ensemble ne nous permet
pas des analyses de détail. Le portrait était tellement
entré dans les habitudes des Hollandais, que même des
artistes, travaillant sur un tout autre terrain, comme
quelques-uns des plus célèbres paysagistes et peintres
d’animaux, s’y sont adonnés eux aussi.
Adrien Van de Velde (1636-1672), par exemple,
peintre d’animaux et artiste de premier rang, a laissé
d’excellents portraits, — le sien ou celui de sa famille au
Ryksmuseum (n° 1467), — et cette collection possède
également de Charles Du Jardin (1622-1678) tout autant
de portraits que de paysages et de tableaux d’animaux.
Nicolas Berchem (1620-1683), enfin, a peint de grands
portraits en même temps que de magnifiques paysages
dont le décor est formé par des animaux exécutés d’une
manière supérieure. En Hollande, on donne au portrait un
caractère plus positif et plus intime, qui contraste forte-
ment avec la conception d’un Van Dvck, par exemple,
qui ne rend pas l’homme comme il est mais comme il
paraît ou pourrait être.
Ce trait particulier de l’intimité convient bien à un
pavs dont le portrait rend si bien les mœurs, les habitudes
et les physionomies. Les scènes de la vie bourgeoise sont
en abondance dans cette école; elles nous ravissent par
leur ton cordial, leur joie saine, le charme du coloris et
leur véracité. Nous ne citons ainsi que quelques-uns des
précieux et appréciables avantages qui, réunis ordinaire-
ment dans le même travail, en expliquent assez la force
d'attraction. Comme pour les scènes de ce genre, le format
réduit est nécessaire, leur représentation exige une exécu-
tion pleine d’ornements qui leur donnent tant de charme.
C’est un élève de Rembrandt qui, sur ce terrain, l’a
emporté sur tous les autres. Né à Levde, comme Rem-
brandt, en 1613, donc de plusieurs années plus jeune que
lui, Gerrit Dou est l’antipode de Rembrandt. Les œuvres
dont son plus récent biographe (') a fixé le nombre à
trois cent quatre-vingt-deux, sont, à peu d’exceptions près,
toutes assez petites; elles sont exécutées en peinture
minuscule, les scènes sont, sinon élégantes, toutes très
décentes. Il est avec cela peintre de mérite qui sait rendre
les figures et les objets avec une égale perfection et tenir
la juste mesure dans l’exécution de ses sujets.
Il jouissait d’une considération inouïe, plaisait au public,
et les artistes étaient ravis de ses œuvres.
On peut dire que des toiles comme la Femme hydro-
pique, de 1663 (au Louvre, n° 2348), comptent parmi les
plus célèbres productions de la peinture. U Ecole du soir,
du Ryksmuseum d’Amsterdam (n° 276), en effet de lumière,
n’est pas moins célèbre. Il faut ajouter que Dou, dans la
miniature, est un pionnier et ouvre la voie à d’autres
moins doués comme, par exemple, Guillaume et Adrien Van
der Werff, et que si, par hasard, il entreprend une œuvre
de plus d’envergure, il donne encore un travail remar-
quable. La Tête d’une négresse, du Musée de Hanovre,
le fait connaître comme un artiste capable de voir et de
travailler en grand. Le Louvre possède de lui douze
tableaux, dont un Portrait de l’artiste (n° 2359), Dresde,
dix-huit, dont encore un portrait de lui-même (ri 0 1704)
et peut-être un deuxième (n° 1707). A Dresde, se trouve aussi
la scène Chez le Médecin (n° 1715), qu’on peut placer parmi
les meilleurs tableaux du peintre, dont le petit format
f ! ) W. Martin. Het levcn en de vaerken van Gerrit Dou. Levden, 1901.
— 79 —
explique en certain sens la perfection. A Munich, parmi
dix-huit tableaux, encore un portrait de Dou lui-même
(n° 397), de même à Londres, et encore à l’Ermitage, à
Saint-Pétersbourg, où se trouvent douze de ses œuvres.
Vienne, moins riche en œuvres' de Gerrit Dou, peut se
vanter pourtant de posséder Le Médecin , cette perle au
milieu de tous ces bijoux que le patient artiste est parvenu
à réunir. Ce qui est intéressant et même étonnant, c’est de
rencontrer plusieurs fois les parents de Rembrandt parmi
les modèles de Dou. En 1675, mort ferma les yeux du
laborieux artiste.
Gabriel Metzu, originaire également de Leyde où il
naquit en 1630, mourut à Amsterdam en 1667. S’il n’a pas
été, comme beaucoup le supposent, l’élève de Dou, il a
pourtant suivi ses pas, et le surpasse même en grandeur
pour la manière et pour la conception. Quelques-unes des
toiles de Metzu sont considérées comme des perles dans
les plus belles collections. Parmi ses œuvres, L^e Marché
aux légumes, à Amsterdam (n° 2458), La Leçon de musique
et La Visite du soldat, du Louvre, Les Fumeurs, de
Dresde, La Cuisinière, de Munich (n° 425), les trois
tableaux de la Galerie Nationale de Londres, surtout la
Leçon de musique, de La Hâve, et enfin La Femme ver-
sant la bière, de Brunswick, sont des toiles où se mani-
feste un véritable talent de grande valeur. Plus large que
Dou dans l’exécution, Metzu fait connaître dans ces petits
tableaux un peintre qui 11e se sent pas lié par les limites
d’un genre où la finesse d’exécution l’emporte sur l’inspi-
ration du sujet traité. On a de lui aussi de grands tableaux
et même des tableaux allégoriques où les figures sont de
grandeur naturelle. On ne peut pas exiger que ceux-ci
aient le charme des petits tableaux, mais ils donnent
pourtant une idée sur le talent multiple de leur auteur.
Un autre élève de Dou, comme lui né à Leyde (1635-
1681), Frans Mieris l’aîné, est aussi compté parmi les
— 8o
chefs de l’école, ce qui est très compréhensible. Les inté-
rieurs élégants avaient obtenu une vogue inouïe, à cause
de leur finesse et à cause de plusieurs autres qualités
réelles. Il y a même des œuvres de Mieris qui ont été
pavées de nos jours comme des œuvres de première valeur.
Smith n’attribue pas moins de cent cinquante-six toiles à
cet artiste, ce qui est un chiffre étonnant, vu sa courte
carrière et l’exécution minutieuse de ses peintures. Très
estimé par les grands de son époque, Frans Mieris a peint
pour Guillaume d’Autriche (le protecteur de Teniers) et
pour le grand-duc de Toscane. La collection des Offices à
Florence ne possède pas moins de dix de ses œuvres;
celles de Dresde et de Munich, trente tableaux de son
pinceau. Peintre probe et consciencieux, il n’a jamais
négligé l'effet général en faveur de l’exécution élégante
des particularités. Ses intérieurs distingués, ornés d’ac-
cessoires les plus divers, comme ses figures richement
habillées, donnent l’idéal d’une société élégante, comme
la bourgeoisie hollandaise d’alors l’avait produite. Comme
portraitiste, Frans Mieris n’atteint pas la hauteur d’un
Gonzales Coques et d’un Ter Borch. Parmi ses élèves, on
compte à côté de ses fils Guillaume et jean, encore Arie
de Voys et surtout Carel de Moor.
Si l’on voulait énumérer tous les artistes qui ont utilisé
leur talent à rendre dans des scènes de famille ou de
genre, les mœurs et les coutumes de la Hollande au
XVII e siècle, la liste aurait une longueur fabuleuse. Cette
matière est inépuisable pour eux, et on peut les appeler
les créateurs du genre. Chez Gérard Ter Borch, né à
Zwolle en 1617, mort en 1681, le tableau du genre et le
portrait alternent en mesure égale. Ter Borch, qui a été, à
Haarlem, élève de Frans Hais, séjourna successivement
en Angleterre, en Italie et même en Espagne, où l'in-
fluence du grand Vélasqnez l'a au moins effleuré. Les
petits tableaux, avec les figures entières, rappellent par la
— 8i —
retenue froide du coloris et aussi un peu par le costume,
la peinture espagnole.
Quelques œuvres de Ter Borch ont acquis une grande
célébrité, surtout la Signature de la paix de Munster, de
la Galerie de Londres. Cet étonnant portrait collectif
consiste exclusivement en portraits que l’artiste, témoin de
la cérémonie, a peints à l’endroit même ( J ). Son tableau,
Admonestation paternelle, de la Galerie de Bridgewater à
Londres (le même sujet est traité dans un autre tableau du
Rijksmusemn), a été répandu par le burin, est des plus
connus; le Musée de Berlin en possède une copie. Parmi
ses œuvres les plus célèbres, et à bon droit, on compte
le Message, de la Pinacothèque de Munich, et une Jeune
Dame, habillée en rouge, jouant de la guitare, appartenant
à la Galerie de Dresde. La Leçon de musique, du Louvre,
est aussi une toile de valeur. Ter Borch a une préférence
pour une tonalité tamisée dans le gris-blanc, surtout pour
le portrait, qui obtient ainsi sous sa main une note sévère
et sérieuse. Les petites figures sont ordinairement habillées
de noir, relevé à peine dans les accessoires par quelques
traits plus clairs, et les personnages ont ainsi un sérieux
quasi puritain, ce qui, d’ailleurs, ne manque pas de charme.
Si Frans Hais peut prétendre à sa part dans la formation
d’un maître si correct et si « vaporeux » que Ter Borch,
Rembrandt, en revanche, pourra considérer comme son
élève un Pieter de Hooch, maître excellent dans la com-
position. Pi naquit en 1630 à Utrecht et mourut à Amster-
dam en 1677. Qu’il prenne ses scènes dans les cercles bour-
geois ou dans le grand monde, il reste toujours le peintre
de la vie intime. Surtout ses sujets, pris dans la haute
société, sont d’une simplicité qui rappelle les commence-
( J ) Au Louvre, il y a une esquisse, Réuiiion de' dignitaires ecclésiastiques , qui
a été faite, prétend-on, à la même occasion, d’après les personnes mêmes.
11 6
/
— 82 —
ments de Nicolas Maes, seulement son travail est plus
profond. Quelques toiles de de Hooch, avec effets de
lumière libres, n’ont pour ainsi dire pas de sujets matériels.
Dans la Galerie Nationale et au Palais de Buckingham à
Londres, on voit des tableaux de lui dont le sujet est un
lambeau de ciel, une petite cour de derrière où une
femme fait un travail de ménage, l’enfant est à côté d’elle :
la line observation de l’artiste, son talent pour les effets
de lumière ont fait de ces scènes ordinaires de vrais chefs-
d’œuvre, et, sans aucun doute, la Salle à manger, du
Musée d’Amsterdam, la Liseuse, de la Pinacothèque de
Munich, Y Intérieur, du Musée de Berlin, donnent aux
connaisseurs la plus pure jouissance artistique par le senti-
ment profond dont ces sujets sont pénétrés.
Cet art a réellement influencé celui de nos jours. Les
sujets de la vie de société sont traités par lui avec la
même fidélité, mais on ne peut pas dire que dans ceux-là
il force notre admiration avec la même puissance. Le
Rijksmuseum et le Louvre possèdent deux tableaux de
grande valeur de ce genre ; plus tard le peintre fait des
concessions au goût de son époque, ce qui ne lui porte
guère bonheur; sa touche devient plus lourde et sa cou-
leur diminue de force lumineuse et de transparence.
Jean Vermeer, de Delft (1632-1675), son contempo-
rain, est si près de de Hooch, que souvent on a pris les
toiles de l’un pour celles de l’autre. Élève de Charles
Fabritius, il appartient à la deuxième génération de l’école
de Rembrandt. Peut-être plus encore que de Hooch, qui
travaillait dans son voisinage à Delft, Vermeer a été pris
et étudié par le XIX e siècle. Burger Thoré (‘), avec le
grand sens critique que cet auteur possède, l’a mis avant
tous les autres dans son véritable jour, et maintenant ses
P) Gazette des Beaux-Arts (1866) et dans ses Musées de la Hollande (1860).
- §3
tableaux ont obtenu l’admiration qu’ils méritent. « Comme
Rembrandt », dit le catalogue de La Haye, « quoique
d’un autre genre, Vermeer est un magicien dans les effets
de lumière, dans les intérieurs et dans les paysages; de
plus, c’est un coloriste incomparable. Ses meilleures
œuvres se distinguent toujours de celles qui les envi-
ronnent : la lumière qu’il sait mettre sur la toile nous
éblouit encore aujourd’hui. Ses tableaux, peu nombreux,
sont comptés parmi les meilleurs de l’école hollandaise
par tous les amateurs d’art ».
Son merveilleux tableau Vue de Delft, au Musée de
La Haye, une des plus belles créations de ce genre, fut
vendu, en 1696, avec vingt autres tableaux du maître, pour
la somme de 200 florins! Son siècle ne semble donc
pas l’avoir mis parmi les maîtres estimés, ou du moins ne
l’a pas placé parmi ceux que le succès favorisait. Peut-être
ses sujets étaient-ils trop simples pour le public; certes sa
Ruelle à Delft , de la collection de Six à Amsterdam, 11’a
rien qui en impose à la foule, pour cela l’impression de
véracité est trop saisissante, l’harmonie des lignes et de la
couleur donne, d’une manière si étonnante, un morceau de
la nature, qu’un spectateur impartial placerait ce maître
parmi les réalistes modernes. En effet, le Musée de Berlin
a exposé un certain temps comme œuvre de Vermeer un
précieux paysage, passant pour une perle de la collection
de Suermondt, jusqu’à ce que l’on découvrit que cette toile
était d’un peintre de Zwolle, D.-J. Van der La an, mort
en 1828. Pour les figures, Vermeer se distingue moins des
autres peintres du genre; il n’est remarquable que comme
coloriste qui s’entend à fondre merveilleusement toutes
les nuances du rouge, du safran et du bleu de turquoise.
Son grand tableau de la Galerie de Dresde, V Entremet-
teuse (n° 1335), avec figures de grandeur naturelle, par la
largeur d’exécution et la chaleur du ton, rappelle tout à
fait Vélasquez. Ce n’est peut-être que par une de ces
- 8 4
réactions caractéristiques du goût artistique que Vermeer,
comme Vélasquez lui-même, est actuellement mis au pre-
mier rang. Nous croyons, cependant, qu’il est au-dessus
des courants de la mode, qui, à toutes les époques, se font
valoir dans l’art. Par leur couleur de nacre, leur légèreté,
la sûreté de la touche et le choix heureux des sujets, ainsi
que par l’absence de tout ce qui est conventionnel, ses
petites œuvres sont hautement estimées par tous les
connaisseurs. La Jeune Fille au verre à vin (Brunswick),
la Dentellière, au corsage jaune-citron (Louvre, n° 2456),
la Laitière, de la collection Six, la Jeune Fille avec la
lettre (Dresde, n° 1336), la Jeune Femme au collier de
perles (n° 912 b), et surtout (n° 912 c) l ’ Intérieur où une
dame boit pendant qu’un cavalier tient la cruche, à Berlin,
ensuite X Atelier du maître lui-même, de la collection
Czernin à Vienne, indiquent avec évidence un œil d’ar-
tiste et une main de maître comme il y en a peu, même
dans l’école hollandaise, pourtant bien riche en interprètes
consciencieux de la nature.
Notre but est de ne nommer que les maîtres qui ont
conduit les autres, ceux qui, outre le talent, qui semble un
bien commun dans l’école hollandaise, ont de plus une
conception originale de la nature, une perception person-
nelle de la réalité et une caractéristique plus pénétrante.
A tous ces points de vue, Jean Steen (') mérite une pre-
mière place, « c’est un humoriste incomparable parmi les
artistes de tous les temps, ce grand peintre de carac-
tères », dit le catalogue de La Haye, où surtout il est
brillamment représenté. Jean Steen, que nous pouvons
comparer à son contemporain Jordaens, sinon pour
l’étendue de ses œuvres, au moins pour le côté grandiose
et large de l’exécution, est originaire de Leyde, où il
(9 T. Van Westrheene, Jan Steen ( Études sur l'art hollandais, 1856).
8 5 -
naquit en 1626 et fut enterré le 3 février 1679. Il séjourna
à La Haye et à Haarlem où, certainement, il étudia avec
zèle l’œuvre de Frans Hais. C’était un homme de bonne
éducation, car il a étudié à l’Université de sa ville natale,-
mais mourut comme patron aubergiste. Ce changement
dans sa situation sociale ne l’a pas empêché d’être non
seulement un peintre très fertile, — on estime le nombre
de ses tableaux à cinq cents, — - mais aussi un artiste de
haute valeur.
Si les autres artistes hollandais n’ont fait que peindre
fidèlement les mœurs de leur patrie, chez jean Steen on
voit des campagnards et des habitants de ville, des artisans
et des bourgeois comme figures dans les scènes les plus
diverses, dans lesquelles le peintre montre la plus pro-
fonde connaissance des hommes, ce qui est remarquable,
vu son tempérament, et ce qui est pour ainsi dire hors du
domaine de la peinture. La technique de Jean Steen
s’appuie en grande partie sur l’étude de Frans Hais; pour-
tant il avait encore un autre maître et même un maître de
mérite, l’artiste Nicolas Knupfer. Celui-ci, Allemand de
naissance (à Leipzig en 1603), appartient comme peintre à
l’école de Bloemaert.
La Galerie de Dresde possède, avec d’autres œuvres de
sa main, un tableau de lui, Le Concert en famille (n° 1258);
cette toile a fortement influencé jean Steen, qui a repris
ce sujet plus souvent.
Si on veut citer les œuvres principales de Jean Steen,
il est bien difficile de faire un choix tant leur abondance
est grande.
Dans la plupart des collections d’Europe, il est ample-
ment représenté, et presque chacune peut se vanter de
posséder un chef-d’œuvre de sa main. Tantôt il est
peintre de sujets religieux, et on a de lui, dans le Musée
de Francfort-sur-Mein , Moïse frappant le rocher; à
Dresde, La Répudiation d’ Hagar et Les Noces de Cana,
— 86 —
sujet dont on trouve encore une représentation dans la
Galerie d’Arenberg à Bruxelles; à Cologne, Samson lié
par les Philistins. Tantôt il est paysagiste de grande
valeur, et comme peintre de genre, par son irrésistible
humour, il parvient à s’approprier les sujets les plus divers
et nous saisit par l’honnêteté de l’expression.
En charme, il le cède à peine à Ostade dans les scènes
de famille. « Souvent il se laisse aller et peint et dessine
avec une négligence d’élève, froid et vide, mais quand il
se ressaisit, il crée des chefs-d’œuvre de peinture et de
coloris qui, par leur travail consciencieux uni à une
exécution facile et légère, par l’accord vivant des couleurs
locales particulièrement bien choisies et en même temps
par la profondeur et la richesse du clair-obscur, l’emportent
sur les œuvres de presque tous les autres peintres de
mœurs hollandais ».
Cette louange de Woermann ne contient aucune exagé-
ration. Le Musée de Rouen possède un de ses derniers
tableaux, Le Vendeur d’ oublies, daté de 1678, et l’un de
ses premiers, I^a Kermesse au village (appartenant aupa-
ravant au D r Bredius), se trouve au Musée de La Haye.
Le Musée d’Amsterdam possède dix-sept toiles de sa main;
à La Haye, il y en a sept. Son Contrat de mariage, du
Musée de Brunswick, est une œuvre précieuse; Y Alchi-
miste, du Musée de Stadel (n° 216), n’est pas seulement
une œuvre d’art, mais aussi une peinture intéressante des
mœurs. On y voit une femme qui, tout en larmes, doit
donner à son mari ses dernières économies, qui vont au
creuset, où a déjà disparu tout l’avoir de la maison. Au
Musée de Berlin aussi se trouve une scène richement
exécutée, La Fête de baptême (n° 795 d ), qui est une
prestation magnifique. La salle de la fête est ornée de
deux tableaux de Frans Hais, représentés en raccourci;
le n° ni de la Galerie de Wallace à Londres donne une
scène analogue. Mentionnons encore, parmi les œuvres
- 8 7 -
principales du maître qu’on trouve en Angleterre, X Ecole
du village, de la Galerie Bridgewater de lord Ellesmere
à Londres, et la Leçon de musique, de la Galerie Natio-
nale, d’une exécution ravissante. L’œuvre principale de
Jean Steen, cependant, est et reste un Joyeux Repas, avec
des figures de demi-grandeur, qui appartient au Cabinet de
Steengracht à La Hâve. Ici l’artiste a montré vraiment
une facilité supérieure et exemplaire dans l’exécution et
la composition, et prouve une compréhension réfléchie de
toutes les exigences de l’art pictural.
Si vraiment Jean Steen est inégal et de valeur variable
comme peintre, il est pourtant dans l’école hollandaise un
représentant merveilleux de son époque, remarquable tout
autant par la richesse d’invention que par l.’ardeur dans
l’exécution. Par son humour, il se sépare de tous les autres
peintres de mœurs hollandais et se rapproche plutôt de
Cats, son contemporain, parmi les poètes. Steen est fré-
quemment lui-même représenté dans ses scènes de famille,
et son rire cordial semble en traduire le côté philoso-
phique. Un travail charmant de ce genre est, par exemple,
son illustration du proverbe si cher à Jordaens : Soo
d’ouden songen, so pypen de jongen (comme chantaient les
vieux, ainsi sifflent les jeunes), du Musée à La Hâve
(n° 169). La scène se joue dans la maison du maître
lui-même, sous ses veux. Steen regarde en riant son fils
qui, avec un sérieux imperturbable, accompagne sur la
flûte le chant du grand-père.
jean Steen est surtout un artiste qui nous saisit ordi-
nairement et qui n’est pas trivial. S’il aime le rire et la
raillerie, jamais il ne blesse et ne tombe pas dans la
caricature. On ne peut pas parler de son influence sur
l’art de son pays; il n’a pas fait école, et cela pour
plusieurs raisons. La principale, sans doute, c’est le chan-
gement rapide du goût, qui eut lieu dans la seconde
moitié du XVII e siècle en Hollande Déjà Rembrandt
88 —
avait dû souffrir, dans une large mesure, de cette évolution.
Le luxe, introduit dans les milieux bourgeois, la situation
économiquement florissante de l’Etat, amenaient dans
la toilette, le ménage et le genre de vie des finesses
exigeant du peintre qui voulait les rendre des qualités
d’un genre spécial. Nous avons montré comment un
Nicolas Maes, qui se pliait aux exigences de l’élégance,
est tombé de, la hauteur qu’il avait atteinte comme artiste.
On peut affirmer que ce peintre est mort, en 1693; il a
donc vu la fin du siècle.
Vers cette époque, la faveur du public se tourna avec
enthousiasme vers Gérard Lairesse, né à Liège le
il septembre 1640, et qui vécut depuis 1667 à Amster-
dam ( r ). « Le Poussin néerlandais », dont Jean Glauber
(né à Utrecht en 1646), le paysagiste arcadien et son hôte
habituel, fut souvent le collaborateur, semble en effet
avoir été un admirateur enthousiaste du classique français.
Il a du talent pour la composition, ne manque pas de
mérite dans la peinture et personnifie tout à fait l’esprit
affecté de son temps. Son art proclame éloquemment la
disparition de tout ce qui a fait le charme de l’art pictural
de sa nouvelle patrie. Ayant perdu la vue longtemps avant
sa mort (1711), il a dû déposer assez tôt son pinceau.
Longtemps il semblait que la puissance formidable d’un
Frans Hais et d’un Rembrandt et de tant d’autres artistes,
qui voulaient inculquer à leur peuple le sentiment de la
réalité et de la nature, devait rester totalement stérile.
C’est la gloire dn XIX e siècle d’avoir ressuscité cette
dévotion pour la nature et d’avoir arraché à l’oubli les
croyants fervents d’autrefois. Différant en cela de l’art
italien, et aussi en partie de l’art flamand, l’art hollandais
ne connut jamais les démarcations bien nettes entre les
différents genres de peinture.
P) Jules Helbig, Biographie nationale de Belgique, vol. XI, 1890-1891.
- 8 9 -
Beaucoup de maîtres, grands et profonds paysagistes,
furent tantôt grands portraitistes, tantôt excellents peintres
de mœurs, peintres d’animaux, de marine ou de vues
d’ensemble. Ils réalisent ainsi un haut idéal artistique, en
appliquant le même talent de perception et de compré-
hension sur tout et en s’attachant à rendre d'une manière
aussi expressive que possible le milieu où ils vivent et où
ils puisent leurs sujets.
Là gît aussi la différence entre leur création et celle des
écoles italiennes qui délimitent sévèrement tous les genres.
De plus, la peinture du paysage fut considérée long-
temps en Italie comme un art secondaire, tandis qu’en
Hollande la représentation exclusive du paysage trouva
assez tôt des représentants d’une personnalité remar-
quable.
La ville de Haarlem est à ce point de vue encore au
premier rang. Dans cette ville surgit un maître qu’on
peut considérer comme le pionnier du paysage : Esaias
Van de Velde, né à Amsterdam vers 1590, mort à
La Haye en 1630. C’est un styliste de valeur; il subit
l’influence d’Adam Elsheimer, mais se range pourtant du
côté des anciens maîtres flamands, c’est surtout de Pierre
Breughel qu’il se rapproche. Avec Pierre Molyn, son
contemporain, et Raphaël Camphuysen, dont les Musées
de Brunswick (n° 341) et de Magdebourg possèdent des
œuvres remarquables, il appartient aux pionniers de l’art
du paysage, mais ce n’est qu’avec Jean Van Goyen ('),
né à Leyde le 13 janvier 1596, mort à La Haye en 1656,
que cet art gagne une indépendance distincte et définitive.
Influencé d’abord par Van de Velde, Van Goyen se libère
de plus en plus de cette influence, et dans un âge plus
( 1 ) F. L(ucht), Catalogue des œuvres de Jan Van Goyen, réunies par MM. Fré-
déric Müller et C ie au Musée communal d’Amsterdam (15 juiJlet-i er septem-
bre 1503).
9 o —
avancé, ses toiles, comme la Vue de Dordrecht, de 1644,
au Musée de Bruxelles, il compte parmi les plus grands
paysagistes de la Hollande.
Une Vue sur La Haye, que la magistrature de cette
ville lui commanda en 1651, est bien une de ses créations
les plus mûres; ce tableau se trouve maintenant au Musée
communal de La Haye. Presque toutes les grandes collec-
tions possèdent l’un ou l’autre tableau de ce maître, dont
l’influence se fait sentir dans toute l’école paysagiste hol-
landaise après lui. Il était, soit dit en passant, le beau-père
de Jean Steen. Son influence médiate ou immédiate, on
11e sait, se montre avec évidence dans les œuvres de
Albert Cuyp et .Salomon Van Ruysdael, qui vécut au
commencement du XVII e siècle à Haarlem, et fut un
excellent paysagiste, — voyez son Passage du bac, de 1647,
au Musée de Bruxelles, — mais fut éclipsé par son neveu
le célèbre Jacob Ruysdael, qu’on peut compter parmi les
plus grands paysagistes du XVII e siècle et peut-être de
tous les temps (‘).
Jacob Van Ruysdael vit le jour à Haarlem en 1628
ou 1629, et avant qu’il eût atteint sa vingtième année, le
maître se dévoile en lui. On a de lui des eaux-fortes de
grande valeur datant de 1646, comme le Ruisseau traver-
sant le village (Bartsch 7). Durant toute sa carrière
d’artiste, qui finit en 1682, on le voit promener sa mélan-
colie dans les forêts et les prairies ; s’arrêter ci et là au
tournant d’un chemin, au bord de la mer; étudier le ciel
et l’horizon lointain et s’absorber complètement dans la
poésie des choses, et là où le vulgaire passe inattentif, il
sait puiser un trésor de beauté dans le sujet le plus
inattendu, et s’approprier tout ce qui est grand et surtout
( T ) E. Michel, Jacob Ruysdael et les paysagistes de l’ École de Haarlem. Paris.
( 2 ) G. Duplessis, Eaux-fortes de J. Ruysdael. Paris, 1878.
— 9 I —
la splendeur de la ligne que personne ne sut comprendre
comme lui.
Il ne recule pas devant le plus grand éclat de lumière,
ni devant les plus forts contrastes, et pourtant tout ce
qu’il crée est imprégné d’un souffle de mélancolie, et l’on
sent que l’homme ayant une telle conception du monde
n’était pas un être heureux. « Il a fait naître ses paysages
dans la chambre obcure de son âme », a dit de lui un émi-
nent critique français. Si le peintre courait les champs de
la campagne, par un contact familier, il sait aussi illustrer
et comme transfigurer ce qu’il rend sur la toile. Au Musée
de La Haye on a de lui quatre pages de la nature, elles
sont parfaites et pourtant différentes entre elles : une Vue
de Haarlem, une Plage, une Vue du Vyverberg à La
Haye et une Chute d'eau. Le Bocage, du Louvre (n" 2559),
le Château de Bentheim, de la Galerie de Dresde, la Triage
de Scheveningen, de la Galerie Nationale de Londres, la
Mer orageuse sur la côte hollandaise, du Louvre (n° 2558),
et enfin le Moulin de Wyck, du Musée d’Amsterdam, nous
montrent l’artiste dans les domaines les plus différents et
où il nous donne un travail prodigieux par la conception
incomparable de la nature. On raconte qu’il a eu l’inten-
tion, comme Allart Van Everdingen (1621-1675) et
Pierre Molyn (1595-1661), d’aller aux pays Scandinaves
pour chercher des motifs dans les montagnes, dans le but
de gagner ainsi une faveur que le public refusait au paysage
du sol natal.
On ne sait pas s’il a exécuté ce projet; beaucoup d’écri-
vains sont d’avis qu’il s’est contenté d’emprunter les sujets
de ce genre aux tableaux de ses collègues, ce qui est
presque incroyable. Il s’était fixé à Amsterdam; là le
public resta indifférent à son travail, et il mourut dans la
plus grande misère dans sa ville natale, où la charité des
Sœurs mennonites donna l’hospitalité au mourant.
La méconnaissance d’un tel génie est surprenante, même
si l’on sait comme l’intérêt pour les choses d’art pénètre
lentement dans l’esprit des masses, surtout si cet art est
la pure expression d’un sentiment qui s’exprime dans la
représentation du milieu ordinaire. Un élève de Ruysdael
en allait encore faire l’expérience personnelle de cette
vérité : Meindert Hobbema, né à Amsterdam en 1638,
mort en cette ville en 1709 ('). Aussi peu estimé de son
vivant que Ruysdael, il fut oublié plus tard, et il n’y a
pas trois quarts de siècle que son nom surgit tout à coup
de l’obscurité qui l avait englouti. Comme on avait effacé
son nom de ses toiles pour le remplacer par celui de
Ruysdael rentré en grâce, on changeait maintenant les
œuvres du maître en celles de l’élève; celles-ci, d’ailleurs,
ne sont pas nombreuses, ce qui s’explique aisément,
puisque Hobbema, depuis son mariage en 1668, fut maître
étalonneur dans sa ville natale. Si, depuis cette date, il ne
semble avoir fait de la peinture qu’en passant, il lui a
donné tout son cœur et son âme, car elle lui procurait
une jouissance qu’il ne put trouver en mesurant les ton-
neaux de vin.
Hobbema n’a rien ajouté à l’expression des paysages
telle que l’avait créée Ruysdael et ne peut se mesurer
avec lui pour la technique, mais il a un sentiment particu-
lier et chaud pour le charme uni des sites rustiques, et à
ce point de vue son Chemin de Middelharn is, de la
Galerie Nationale de Londres, est et reste un modèle pour
tout l’art du paysage : une route de campagne avec des
ornières profondément creusées, quelques arbres dépouil-
lés de leurs feuilles, vus en passant des deux côtés des
champs, c’est presque tout pour la matière. Cette œuvre
magnifique, créée en 1689, fait une impression profonde
et inoubliable sur le spectateur. La Galerie Nationale de
(■) E. Michel, Hobbe7jia. — De Roever, Oud Holland.
— 93 —
Londres ne possède pas moins de dix toiles de ce maître
extraordinaire, parmi lesquelles le célèbre tableau Les
Ruines du château de Bréderode, encore un chef-d’œuvre.
Dans la Galerie Wallace, l’artiste est encore représenté par
d’autres œuvres. Chez le duc de Westminster, à Grosvenor
House, se trouvent deux paysages de Hobbema qui rendent
le même sujet à différents points de vue; dans la Galerie
de Bridgewater, deux autres, dont un Moulin à eau, sujet
qui se répète le plus souvent chez le maître. A Saint-
Pétersbourg, à l’Ermitage, on voit un tableau, Foret tra-
versée par une route, portant la date de 1663 qui se trouve
aussi sur un tableau du Musée de Bruxelles. Depuis cette
date, on ne peut plus trouver d’œuvre de Hobbema.
Si Ruysdael et Hobbema donnent le plus grand éclat à
l’école paysagiste de la Hollande, on ne peut pourtant pas
passer sous silence Aert Van der Neer (1603-1677),
dont les Patineurs et les paysages au clair de lune
comptent parmi les plus choisis du genre, ce qui n’a pas
empêché que lui aussi est mort dans la pauvreté et la
misère. A la vente publique du bourgmestre Six, en 1734,
trois paysages au clair de lune furent vendus 9, 13 et
16 florins. Heureux acquéreurs!
Le plus étroitement lié au nom de Ruysdael est celui
de Claes-Pieters Berchem (1620-1683), son ami et son
collaborateur. Il donne aussi des travaux historiques et
mythologiques, comme le prouvent la grande Allégorie du
développement de la ville, du Rijksmuseum à Amsterdam,
Laban, de Munich, Y Annonciation aux bergers et la
Réception d’un prince maure, de Dresde, mais sa gloire
c’est le paysage. On n’est pas certain s’il a visité l’Italie,
comme Pierre De Laer (1582-1642) et comme son élève
Charles Dujardin, qui est mort à Venise. Cependant
Berchem peint, outre les paysages de sa patrie, des
paysages méridionaux que, à notre avis, il a dû avoir vus
lui-même. Ses œuvres sont nombreuses et on les trouve
— 94
dans la plupart des collections, où elles nous ravissent
par la magie de leur clair-obscur harmonieux et nous
rappellent parfois Claude Lorrain par leur perfection
technique. Berchem a enrichi beaucoup de tableaux de
Ruysdael par des figures dont on ne peut assez admirer
les proportions justes et l’adaptation heureuse au paysage.
Un contemporain de Berchem, le fils de Jakob-Gerritz
Cuyp, né en 1620 à Dordrecht et mort en cette ville
en 1691, Albert Cuyp, est une des plus belles figures
d'art néerlandais. Ses tableaux, d’une puissance de lumière
extraordinaire, lui ont mérité le nom du Claude Lorrain
hollandais, et c’est l’Angleterre qui possède les meilleures
œuvres de l’artiste hollandais et du français. Quelques-
unes ont atteint des prix fabuleux; le Matin, d’Albert
Cuyp, a été payé en 1876 au delà de 125,000 francs. La
collection de Dulwich College en possède quinze, parmi
lesquelles quelques-unes des meilleures. Ce peintre riche
et considéré fut aussi peu favorisé de son vivant par la
mode que Ruysdael et Van der Neer; jusqu’en 1750, les
prix de ses toiles ne dépassent pas 30 florins. Beaucoup
d’elles ne portent pas l’empreinte hollandaise; l’artiste
semble plutôt s’être inspiré des contrées accidentées de la
vallée supérieure de la Meuse. Le fleuve s’étale au soleil
brillant et roule ses eaux dorées entre les rives acciden-
tées. Des cavaliers, souvent en costume polonais, des
chevaux, souvent gris pommelés, des négrillons comme
pages, forment le décor à beaucoup de ses tableaux et
leur donnent leur cachet particulier. Mais ce n’est pas par
les sujets qu’ils se distinguent des autres, c’est aussi par la
grandeur du style, la beauté du coloris et la puissance de
l’exécution. Tour à tour portraitiste, peintre d’animaux ou
paysagiste, il est un maître dans chaque genre. Il n’a pas
de rival, mais beaucoup d’imitateurs. Le plus remarquable
parmi ceux-ci est, sans aucun doute, Hermann Saftleven
(1609-1685).
— 95
On reconnaîtra, d’après ce qui a été dit, que chez les
peintres hollandais la perfection technique s’allie à la
diversité, et que, malgré le cercle réduit de leurs sujets,
que chacun d’eux traite, ils savent nous saisir par le
charme de l’exécution artistique.
Paul Potter (') en est un des exemples les plus frap-
pants. Cet artiste, né à Enkhuysen en 1629, fils du peintre
Peter qui passe pour avoir eu du talent, a créé durant sa
vie de vingt-neuf ans seulement, des œuvres qui le placent
parmi les peintres les plus admirés. Peintre d’animaux,
il traite aussi merveilleusement le paysage; il a créé,
à l’âge de 22 ans, un tableau qui est compté parmi les
merveilles de l’art, Le Jeitne Taureau, aujourd’hui au
Musée de La Haye, où se trouve aussi son portrait que
Van der Helst a peint l’année de la mort de Potter.
Le voisinage immédiat du portrait et du chef-d’œuvre de
ce jeune génie rehausse encore l’intérêt de cette toile
extraordinaire. Elle l’est encore par le format, qu’il n’a
choisi que pour déployer complètement sa bravoure.
Pourtant, quoique Potter se soit appliqué encore souvent
à peindre les animaux en grandeur naturelle, il ne se
distingue pas par la largeur, mais il se range plutôt parmi
les peintres « minutieux », et si ses toiles gigantesques de
La Haye et de Cassel et plusieurs autres plaisent, c’est
plutôt par le sentiment d’harmonie que possède leur créa-
teur.
Dans le même Musée de Cassel on trouve de lui un
genre de petite peinture, qu'il a peint à l’âge de 19 ans, et
qui prouve un talent hors ligne.
Si renommé que soit le Jeune Taureau, de La Haye, il
v a de meilleurs travaux de Potter, et quelques-unes de ses
scènes du genre, surtout la Vache qui se mire, de 1648,
( x ) T. Van Westrheenk, Paulus Potier, sa vie et ses œuvres. La Haye, 1867.
— 9 6 —
également à La Haye, le Pâturage, du Louvre, de 1652, le
Départ pour la chasse, à Berlin, lui font bien plus d’hon-
neur. « Malgré l’excellence du dessin de la figure princi-
pale, malgré la connaissance et la science que le peintre
montre en rendant fidèlement le tissu de la peau, les
formes et les fibres des plantes, et malgré le respect que
m’inspirent la hardiesse et le talent d’un si jeune maître, je
considère le jfeune Taureau comme une erreur au point
de vue de l’art ». (Van Westrheene.)
Adriaen Van de Vei.de, né en 1636 et mort en 1672 à
Amsterdam. Peintre de figures, mais surtout pour les
paysages et les animaux, il ne fut pas, comme on le pré-
tend parfois, l’élève de Paul Potter, quoique avec un rare
bonheur il suivit la même voie que lui ; il appartient plutôt
aux collaborateurs de Ruysdael et de Hobbema.
Dans sa peinture, dans la ligne et dans l’effet, on
remarque la tendance d’aller au-devant du goût d’un
public imprégné des idées conventionnelles de la mode,
que pour la simple expression de la vérité dans la repré-
sentation de la nature. S’il fallait des preuves de ce
goût général, on les trouverait dans la faveur qu’obtint
Philips Wouverman (Haarlem, 1619-1668). Ses chasses,
ses champs, ses scènes de guerre ou de la campagne
montrent beaucoup de talent, il est vrai, mais aussi beau-
coup de recherche et d’affectation.
On aura une idée de la facilité de travail de cet artiste,
qui n’a atteint que l’âge de 49 ans, si l’on se rappelle que
Dresde seul a environ cinquante tableaux de sa main, la
Pinacothèque de Munich vingt, le Louvre quatorze, le
Rijksmuseum d’Amsterdam douze, Madrid dix, Londres
neuf, etc., tous pour les figures et les paysages également
achevés et finis. Les anciens catalogues hollandais de
ventes publiques nous apprennent que les œuvres de
Wouverman étaient les plus recherchées et payées au plus
haut prix.
— 97 —
Comme nous l’avons déjà dit, la peinture de Veau est
un des traits caractéristiques de l’art hollandais, ce qui
tient naturellement au sol même où cet art se nourrit.
L’artiste qui ne se lasse pas de contempler les fleuves et
les cours d’eau coulant là tranquillement, se risque aussi
parfois sur la haute mer. On peut dire que la plupart des
tableaux de marine qui ornent les Galeries d’Europe,
proviennent exclusivement du pinceau hollandais, et des
connaisseurs d’art affirment que dans certaines maisons
hollandaises, on trouvait jusqu’à deux cents tableaux de ce
genre.
D’après l’ordre chronologique, c’est Simon De Vlieger,
né à Rotterdam en 1601, et que, malgré cela, l’école
d’Amsterdam réclame comme un des siens, qui a exercé
une influence prépondérante dans ce genre de peinture.
Hendrik Dübbels, Willem Van de Velde le jeune et
Jean Van de Capelle étaient ses élèves. Ses premiers
travaux, encore sévères et aigus dans les formes, rap-
pellent, comme les premières de Van Goyens, les maîtres
du XVI e siècle. Que ce soit l’effet du temps ou bien que
ce soit l’artiste qui a cherché cet effet, il est sûr que beau-
boup d’entre eux donnent l’impression de grisailles, et à
Delft, où l’artiste a demeuré longtemps, les porcelainiers
(plateel bakkers) s’emparaient de ses tableaux pour les
reproduire en céramique.
De Vlieger, pris dans l’ensemble de ses créations, est un
peintre et un graveur magnifique. Parmi ses tableaux, il
y en a d’une force lumineuse splendide et de la plus fine
observation de la nature. (Exemples : La Marine , du
Musée d’Amsterdam, n° 1265; un autre, au Musée de
Strasbourg, le tableau de la Galerie à Schwerin.) C’est
pourquoi son art s’est assuré toujours sa place parmi les
autres, abstraction faite de la préférence que le temps a
accordée au maître hautement estimé. 13 e Vlieger est avant
tout un peintre typique de bateaux, qui tient plus à l’exac-
II
7
9 8
titude qu’à l’effet. Les eaux sont baignées de lumière, ses
tableaux sont justes pour le mouvement; il nous fait aimer
la Hollande. Excellent paysagiste, surtout comme aqua-
fortiste, en même temps que peintre de genre, — Le Retour
du fauconnier, du Musée d’Amsterdam, — il sait toujours
faire naître un certain intérêt chez le spectateur et le
retenir.
Ce genre aussi a ses maîtres véritables, dont nous ne
mentionnons que les plus célèbres : leur série finit environ
le XVII e siècle. La peinture de marine a sa plus grande
valeur et trouve sa plus grande expression dans Jean
Van de Capelle (1625-1679), dont on trouve les œuvres
surtout dans les Galeries anglaises; elles ont aussi exercé
une influence très marquée sur l’art anglais. Cet artiste a
une préférence pour la mer calme, sur laquelle les navires
à hauts bords et les humbles bateaux de pêche stationnent
en paix et semblent attendre que le vent gonfle la voile
qui pend paresseusement aux cordages. Ce qui est admi-
rable chez lui, c’est la profondeur de l’horizon et l’étude
du ciel lumineux.
Les Van de Velde, père et fils, tous deux portant le
prénom de Willem, travaillèrent ensemble et en Angle-
terre plus qu’à Amsterdam. Le père est né en 1611 et mort
en 1693; le fils naquit en 1633 et mourut à Greenwich
en 1707. Depuis 1677 il était au service de Charles II
d’Angleterre. Walpole va jusqu’à l’estimer, dans son
domaine, l’égal de Raphaël, et certainement on voit des
traces de son influence chez Turner, qui, pour la représen-
tation des eaux calmes, se rattache immédiatement à l’école
hollandaise. Le Musée d’Amsterdam, où des grisailles
magistrales de Willem l’aîné sont exposées, possède de
Willem le jeune une de ses perles, c’est le Coup de
canon. La fumée de la poudre s’élève d’un navire à haut
bord, descend sur le fleuve calme et se dissout, légèrement
frisée par le vent, en petits nuages vaporeux qui entourent
- 99
les flancs du navire. Le tableau est d’un effet merveilleux.
Enfin vient Ludolf Bakhuysen, né à Emden en 1631,
qui continue la tradition et qu’on peut comparer à Wou-
verman pour -la fertilité et même pour le style. 11 était
aussi peintre de figures, et à Amsterdam se trouve son
portrait fait par lui-même. Il a aussi laissé de très belles
eaux-fortes dont les titres qu’il y a ajoutés de sa main sont
des chefs-d’œuvre de calligraphie. Il n’y a presque pas de
Galerie qui n’ait son Bakhuysen; plusieurs, comme celle
de Schwerin, en ont dix. Il aimait à mêler l’anecdote dans
ses tableaux, pour flatter le goût du public et pour
augmenter l’intérêt. Bakhuysen est mort à Amsterdam
en 1708.
La nature morte prend une place importante dans
l’école hollandaise. On ne peut pas dire qu’elle a créé
ce genre, — rappelons-nous les merveilleux tableaux de
Joachim Beuckelaer (1533-1573) et de Jean Breughee,
surnommé « Breughel de Velours » (ils se trouvent à
Madrid), ainsi que les natures mortes de Franz Snyders ; —
pourtant beaucoup d’artistes de l’école hollandaise ont
conduit cet art à la plus haute perfection. On peut consi-
dérer cette nature morte comme une spécialité hollandaise
qui fut placée comme ornementation dans les salles à
manger et aux encadrements des portes dans les salons
de la bourgeoisie riche et aimant le bien-être.
Pour ce but, l’artiste trouve l’occasion de montrer cette
virtuosité qui est absolument requise dans un genre qui
n’exige aucun sentiment de l’âme et ne peut en provoquer
aucun. Le peuple hollandais adorait les fleurs, les porce-
laines chinoise,, japonaise et indienne et pouvait se vanter
de posséder les orfèvres les plus habiles de l’Europe, et le
peintre de nature morte tâchait naturellement d’aller au-
devant de ce goût.
La nature morte demanderait pour être traitée tout un
volume. Quelques-uns des plus grands maîtres y trouve-
IOO
raient leur place et avant tous Velasquez et ses « bode-
gones ». Nous y verrions de nouveau les deux courants
séparés de l'art flamand et hollandais se réunir pour pro-
duire encore de nouveaux chefs-d’œuvre. Adriaen Van
Utrecht (1599-1652), Jean Fut (161 1-1661), Peter Boel
(1622-1674), Alexander Adriaenssens (1587-1661)., le
Michel-Ange pour les poissons, tous Anversois, occupent
parmi les maîtres de leur temps la première place.
J. -P. Gillemans (1618-1675), le jésuite Daniel
Seghers (1590-1661), les femmes Clara Peeters (voyez
ses travaux du commencement du XVII e siècle au Musée
de Madrid) et Marie Van Oosterwyck (1630-1693),
comme peintres de fleurs occupent une place remarquable-
chez les connaisseurs. On trouverait difficilement un
peintre hollandais qui surpasse en habileté technique un
Abraham Van Beyeren, de La Hâve (1620-1675), comme
Adriaenssens qui 11e peint presque exclusivement que des
poissons. Au commencement du XVII e siècle, Pieter-
Claes Berchem (1590-1661), père de Nicolas Berchem,
se produit. Son monogramme P. C. a souvent induit en
erreur, et l’on a souvent attribué ses œuvres à d’autres. Il
nous donne ses Déjeuners : on y voit des huîtres, des
pâtés, différents fruits et souvent des verres à vin de Rhin.
Ces travaux, qu’on trouve dans beaucoup de collections en
Hollande : à Amsterdam et à La Haye; en Allemagne :
à Dresde, à Munich, à Cassel, etc., se distinguent par la
science, la beauté du coloris et l’exactitude du dessin. Le
tableau de la Galerie de Dresde (n° 1368) est un véritable
chef-d’œuvre. Willem-Claesz Héda (1594-1678), aussi
de Haarlem, dont la même Galerie a un très beau tableau
daté de 1631, est un des représentants caractéristiques de
ce genre. Une certaine sécheresse dans la manière et une
certaine froideur de la tonalité sont compensées par la
justesse du dessin, et l’on peut dire par la correction du
stvle.
IOI
Il ne serait pas permis d’oublier en parlant de Haarlem
et de nature morte un Jean de Bray (mort en 1697), dont
la Glorification du hareng (Galerie de Dresde, n° 1406)
et les tableaux de la collection Suermondt à Aix-la-Cha-
pelle sont des œuvres de la plus grande virtuosité.
L’école d’Utrecht possède dans le groupe des Weenix,
père et fils, et des Hondecoeter, de brillants représen-
tants de ce genre. Ici encore nous retrouvons la postérité
artistique de Bloemaert.
Giov.-Battista Weenix, le père (1621-1660), a tra-
vaillé en Italie; son fils Jean (1640-1719) était exclusive-
ment peintre d’animaux et est l’auteur de merveilleux
décors, inoubliables pour tous ceux qui ont visité le
château de Schleissheim, où toute une salle a été ornée
par son pinceau. Les motifs sont surtout des trophées de
chasse, disposés avec beaucoup de distinction; c’est pour-
quoi on les a placés dans les salles de fêtes du château.
Dans le tableau si bien connu du Musée d’Amsterdam
(n° 2615) on voit le domaine de chasse formant le fond du
paysage, et là se trouve le produit d’une journée de travail.
On peut dire que ces tableaux sont pour l’art ce qu’est la
calligraphie à l’écriture.
A plusieurs points de vue cet éloge est applicable à
Meixhior Hondecoeter (1636-1695). Mais cet artiste, que
Burger nomme le « Raphaël des oiseaux », est un poète,
un poète épique de la basse-cour; sa volaille a une cer-
taine distinction : les paons majestueux, les perroquets au
plumage multicolore, les flamants sur leurs hautes jambes,
les pélicans de race, qui daignent à peine aller jusqu’à
frayer avec le petit peuple de la basse-cour. Les nom-
breux tableaux de Hondecoeter sont tous d'une exactitude
étonnante pour la représentation des animaux. Son chef-
d’œuvre, c’est la Plume flottante ( Het Drijvend Veertje ),
du Musée d’Amsterdam (n° 1224), où des splendides oiseaux
sont réunis autour d’un bassin plein d’eau. Hondecoeter,
102
comme son cousin Weenix, a toujours peint les oiseaux en
grandeur naturelle.
Il en est de même pour les extraordinaires tableaux de
Jacomo Victor, que l’on trouve dans les Musées de
Bruxelles, de Dresde et de Berlin. On sait qu’en 1663 il
séjournait à Venise, en 1670 à Amsterdam. Comme Hon-
decoeter, mais avec plus de liberté, il peint la volaille,
des oies, des canards. Favorisé et soutenu par la faveur
du temps, l’art de la nature morte a produit des artistes de
sérieuse valeur, et aucune collection ne passe pour com-
plète si elle ne contient quelques-unes des œuvres de ce
genre.
Jusque bien avant dans le XVIII e siècle l’art hollandais
tâchait, par une technique devenue routine et privée de
vie, de s’accrocher au passé glorieux et de le continuer.
Ces régents et régentes des institutions de bienfaisance,
ces anatomies, dont les personnages en grande perruque
et en toilette de Cour française devaient garder la sévère
dignité de ceux d’autrefois, font une impression tout à fait
bizarre. Toutefois, la Hollande a le bonheur de compter
encore à côté des nullités ridicules de Philippe Van Dyck
(1680-1753) un Cornelis Troost (1697-1750), un artiste de
grande valeur, qu’on a nommé « le Watteau hollandais ».
On peut mieux le comparer à Hogarth dont il possède
la hardiesse et le sens pour la forme.
Les portraits collectifs de collèges de médecins et des
directeurs d’orphelinats au Rijksmuseum, font oublier le
grotesque du costume par la justesse technique et le senti-
ment de la réalité. Il est certain que sur une scène plus
large, Cornelis Troost aurait pu devenir un des peintres les
plus remarquables de son temps. Pour la technique, il est
au moins l’égal de son contemporain Hyacinthe Rigaud.
Dans les provinces belges les troubles politiques furent
funestes an plus haut degré à l’art. Tantôt sous la
domination autrichienne, tantôt sous la domination fran-
10 3 —
çaise, tombant entre les mains dn vainqueur, d’après les
hasards de la guerre, l’idée de la patrie était, pour ceux qui
avaient le sentiment de leur nationalité, intimement liée
à l’asservissement et à l’humiliation. A Anvers, l’Acadé-
mie fondée par Teniers formait des artistes de talent dont
les meilleurs prenaient le chemin de l’étranger. Fiers de
leur passé, les peintres continuaient de glorifier la tradi-
tion rubénienne, qui trouvait encore un puissant représen-
tant dans Wilhelm Herreyns (1743-1827). Andreas-
Cornelis Lens (1739-1822), qui, par un long séjour à
Rome, était devenu un faible successeur de Pompeo
Battoni, allait bientôt provoquer une réaction; malgré
cela, il fut fêté comme « le restaurateur de la peinture
flamande » et jouit d’une renommée assez grande, mais
loin au delà des frontières de sa patrie.
Quoique moins exclusif que David dans sa dévotion à
l’antiquité, il prépara pourtant l’avènement des théories
de ce maître français et vécut assez pour assister au
triomphe de la tendance pour l’antiquité et à la fin de
l’école flamande.
Un seul peintre belge marque réellement dans la
seconde moitié du XVIII e siècle : Balthazar- Paul
Ommeganck, né à Anvers en 1755 et mort dans cette ville
en 1826. Il fut peintre d’animaux et paysagiste, et a une
certaine parenté avec Paul Potter. Son coloris doux et
fin, la finesse d’exécution et son choix vraiment heureux
des motifs firent donner à ses œuvres l’accès aux collec-
tions les plus remarquables. C’était, si l’on veut, de l’art
flamand de deuxième main, mais il ne faut pas oublier que
la Belgique n’existait pas comme nation. Le soleil de la
liberté allait ressusciter son art pour une vie nouvelle.
*
■
L'ART BELGE MODERNE AU XIX e SIÈCLE
L’Art belge moderne au XIX e siècle.
(Publié à Leipzig, par Art. Seemann, 1906.)
AVANT-PROPOS
Le XIX e siècle est, dans l’histoire de l’art flamand, une
période indépendante, ou peu s’en faut, des manifestations
antérieures. Sans doute serons-nous amenés, au cours de
cette étude, à faire la part de l’hérédité. Il est néan-
moins certain que des causes plus immédiates, à certains
moments aussi plus impérieuses, viendront renouveler
l’idéal, élargir l’horizon, modifier du tout au tout la phy-
sionomie de l’école.
Rien de moins surprenant. Par sa position géogra-
phique, davantage encore par les conditions politiques et
sociales, issues pour elle de la force des traités, la Bel-
gique ne pouvait être à l’abri d’influences qu’au surplus
elle ne devait pas être seule à subir. Son art porte visi-
blement la trace des préoccupations très voisines de celles
d’une bonne partie de l’Europe continentale.
Le compte fait, pourtant, des circonstances qui, pour
elle, présidèrent à l’enfantement du siècle écoulé, l’appari-
tion d’une école belge proprement dite, tient du prodige.
Pour juger équitablement ses étapes, il importe de faire
io8 —
taire ses préventions, comme ses préjugés, de faire abstrac-
tion de ses préférences.
Si l’art ne connaît point de frontières, il n’échappe
point non plus aux influences de temps et de milieu. Des
enthousiasmes nous surprennent aujourd’hui, dont la sincé-
rité fut pourtant réelle. Ils ne furent sans doute pas
étrangers aux réactions d’où naquit le progrès. Mieux vaut
encore l’éloge prodigué à tort que la détraction par
système. Le temps fait justice de l’un comme de l’autre.
En Belgique, chose à noter, les courants d’opinion, à
cause même de l’exiguïté du territoire, se répercutent
avec une remarquable puissance. La louange y paraît
sans réserve, comme le dénigrement sans mesure; moins
qu’ailleurs l’unité préside à la production. Comme l’Italie,
au temps de la Renaissance, comme la Hollande, au
XVIL siècle, chaque ville de quelque importance semble
constituer un centre artistique à part. La chose est à rete-
nir pour qui prétend juger l’école dans son intégrité. Nous
n’avons à considérer ici que ses représentants principaux,
ceux dont l’autorité, à défaut d’exemple, a influé sur sa
marche plutôt que sur les courants éphémères de l’opinion.
Quel que soit l’avenir réservé à l’école, incontestable-
ment elle a, au cours du siècle révolu, fait preuve non
seulement d’une productivité remarquable, mais assumé
en Europe une autorité établie par des noms familiers à
quiconque s’est tenu au courant du mouvement intel-
lectuel contemporain.
Ceux à qui reviendra la tâche d’écrire l’histoire de l’art
en Belgique au XX e siècle, auront à tenir compte de
l’effort accompli de notre temps, sous l’empire d’aspira-
tions assez vaguement définies au début.
A nous qui avions à établir la part de notre pays dans
le mouvement général des arts, au cours du siècle résolu,
le passé est apparu non sans grandeur, l’avenir non sans
promesses.
109 —
On verra de quelle importance a été pour le progrès la
libération de l’artiste des systèmes vieillis. Mal compris,
mal appliqué, mal jugé surtout, l’exercice des droits issus
de la conquête a été la source de multiples erreurs. Il a,
en revanche, manifestement aidé à la réalisation de tra-
vaux dignes de figurer avec honneur à la suite de ceux des
maîtres dont l’histoire a conservé le renom.
Si peu enclin fût-on d’ailleurs à tenir pour un progrès
l’évolution moderne, encore faudrait-il se rendre à l'évi-
dence que parmi les représentants les plus hautement
prisés de l’école belge contemporaine figurent, en bon
nombre et à bon droit, les initiateurs d’un mouvement
réputé à l’origine devoir sacrifier sur 1 autel du vrai toute
préoccupation du beau, toute aspiration au grand.
Ce nous est une joie véritable de constater la part sans
cesse plus grande de l’art dans les préoccupations du
peuple, comme dans les jouissances intellectuelles de la
nation.
*
Le présent ouvrage ne pouvait être qu’une esquisse.
Dans ses grandes lignes, il reconstitue la marche assez
flottante des arts en Belgique au cours du siècle révolu.
L’auteur a pensé qu’il lui appartenait, outre l’apprécia-
tion des œuvres, de s’attacher autant que possible aux
circonstances avant présidé à leur éclosion.
A ce point de vue, son travail, il aime à le croire, pourra
être une source plus spéciale d’intérêt, même pour le
lecteur déjà initié par d’autres lectures à une connaissance
plus ou moins parfaite des manifestations de l’école belge
moderne (’).
P) A signaler d’une manière toute spéciale, à ce titre, les pages remarqua-
bles consacrées à la Belgique dans la Kunstgesckickte der XIX e Jahrliunderts
(E.-A. Seemann, Leipzig, 1904), par le Prof 1 Max Schmidt, d’Aix-la-Chapelle.
I IO
Le mot souvent rappelé d’un ministre hollandais : « l’art
n’est point affaire d’administration », n’a point trouvé en
Belgique son écho. L’action gouvernementale, tout au
contraire, s’y affirme avec netteté, sinon toujours avec
bonheur. Elle n’a point suffi toutefois à paralyser l’essor
d’une production indépendante.
Il importait, dès lors, d’enregistrer tant pour sa valeur
propre que d’après ses conséquences, la lutte et le triomphe
ultime de beaucoup de ceux que nous avons le bonheur
de connaître personnellement, et dont nous avons pu
suivre le persistant effort dans la voie du progrès.
Nous ne déposerons point la plume sans exprimer toute
notre gratitude à l’éditeur de ce travail. A son obligeance
à nous seconder dans l’accomplissement de notre tâche,
également à celle de nombreux artistes et amateurs est due
l’abondante illustration qui, sans aucun doute, constitue le
principal attrait de cette œuvre.
Bruxelles, février 1906.
1 1 1
SOMMAIRES.
Pages.
La Belgique sous les dominations étrangères. — La Belgique sous
l’Autriche. — Un prince ami des arts : Charles de Lorraine. — Les
artistes affranchis de la tutelle des métiers. — L’invasion française. —
La Belgique dépossédée de ses œuvres d’art. — Création des Musées
municipaux. — Le premier consul et M me Bonaparte en Belgique. —
La Société des beaux-arts de Bruxelles 115
Réveil artistique. — Le régime impérial. — L’Académie d’Anvers, éta-
blissement de l’État (1804). — Influences des principes de David. —
Succès de ses élèves belges : Odevaere. grand prix de peinture à
Paris. — Gregorius peint le portrait de Napoléon. — P. Van Hanse-
laere, peintre du roi de Naples. — Les statuaires Robert Calloigne
et H. -J. Rutxhiel; l’architecte T. -J. Suys, prix de Rome de France;
Van Geel, deuxième grand prix. — Le Salon de 1811. — Glorification
de Napoléon à Gand. — Fin du régime français. — Le royaume des
Pays-Bas; protection du roi aux artistes. — David en Belgique. —
Navez. — L’Académie d’Anvers sous Van Brée. — Importantes créa-
tions architecturales. — Roeland : Université de Gand. — Ch. Van
der Straeten : Palais du prince d’Orange. — Nie. Rouget : Palais de
l’Industrie. — Rude : ses travaux à Bruges. — Damesme : Théâtre de
la Monnaie à Bruxelles. — Séjour de Rude en Belgique. — Mort de
David. — Ses anciens élèves. — Action de Navez. — L’Exposition de
1830 : « Les barricades de l’art ». — Le Bourgmestre de Leyde, de
Wappers 127
Les maîtres du romantisme. — Période romantique. — Vogue de
Wappers. — Guillaume Geefs. — Gallait : ses débuts. — Leys. —
Parcimonie de l’État. — Wiertz, lauréat de Rome. — Scène de la
Révolution de 1830, de Wappers. — De Keyser et la Bataille des
Éperons d'or. — Influences françaises. — Gallait. — Henri Decaisne :
La Belgique cotironnant ses enfants illustres. — De Braekeleer, peintre
d’histoire. — Madou . . . 139
La renaissance de l’école flamande. Les tableaux historiques. —
Wiertz et le Patrocle. — Gallait et Y Abdication de Char les- Quint. —
De Biefve et le Compromis des Nobles. — Slingeneyer et le Vengeur. 152
On croit pour le progrès de l’art que les Expositions sont trop
rapprochées. — L’accalmie. — Henri Leys et le Prêche de 1566. —
Institution du Musée de peinture et de sculpture de l’État. — La
Révolution de 1848. — Ses conséquences pour l’art belge, — Le
Cercle artistique et littéraire de Bruxelles. — L’Exposition nationale
des beaux-arts. — La nouvelle génération. — Édouard Hamman :
Vésale. — J. -B. Van Eycken : L’Abo?idance. — J. Portaels : La Sèche-
I I 2
Pages.
rcsse en Judée. — Alexandre Robert : Luca Signorelli peignant son
fils mort 163
Apparition du réalisme. — L’art humanitaire. — Eugène De Block :
Wat erne moeder lijden kan! — Ch. De Groux : Le Banc des pauvres. —
Le paysage : ses tendances. — Influences allemandes. — Jacob Jacobs.
— Marinus. — Roffiaen. — Kindermans. — Quinaux. — Fourmois. —
Le courant hollandais : Roelofs. — Les animaliers : Louis Robbe,
Verwée père, Joseph Stevens . ... 171
La sculpture et l’architecture. — La sculpture : Les Geefs, Guil-
laume : Monument des martyrs de la liberté ; Joseph : Statue de Vésale. —
Eugène Simonis : Statue de Godefroy de Bouillon. — Paul Bouré :
Promêthée enchaîné. — Charles Geerts : sculptures religieuses. —
Fraikin : L'Amour captif. — L’architecture : Salles de spectacles
d’Anvers et de Gand. — Les embellissements de Bruxelles. — Le
quartier Léopold : T. -J. Suys; l’église Saint-Joseph. — J. -P. Cluyse-
naar : les Galeries Saint-Hubert, le Marché de la Madeleine. — Fête
artistique de 1848 : Alphonse Balat 176
Création à l’Académie de Bruxelles d’un cours de peinture. — L’école
officielle et l’école libre. — L’Exposition de Bruxelles de 1851,
complément de celle de Londres. — Les Tètes coupées , de Gallait. —
Représentation brillante des écoles étrangères. — Premier pas vers
l’aftranchissement du paysage : Le Moulin à eau, de Fourmois. —
Une « sécession » : l’Académie Saint-Luc ........ 184
Peinture à fresque. — Le réalisme. — Les Casseurs de pierre, de Cour-
bet. — Le courant germanique. — La fresque. — Portaels et Van
Eycken. — La fête artistique de 1851; sa splendeur. — Cadre gran-
diose de la distribution des prix . ... 194
L’art naturaliste. — Le Salon d’Anvers (1852). — Artistes anglais en
Belgique. — Le Salon de Gand (1853). — Première apparition de l’art
naturaliste. — Rosa Bonheur et le Marché aux chevaux. — Jules
Breton : Le Retour des moissonneurs. — G. Brion : Les Batteurs en
gra?ige. — Israëls : Les Orphelines. — Rochussen : Les Amusements
de l'hiver. — Roelofs : Vues de Hollande. — Verlat : Loups dans la ?ieige
se disputant une proie ; Buffle surpris par un tigre. — Gustave Piéron
et F. Lamorimère, Belges retour de Barbizon. — J. -B. Van Moer,
peintre de vues de Bruxelles. — Délaissement de la peinture d’his-
toire. — Les Belges à l’Exposition universelle de 1855. — Triomphe
de Leys. — Charles De Groux, Alfred Stevens, Madou, Ad. Dillens,
Jos. lues, Alex. Thomas, Alex. Robert, « premier portraitiste de
l’Europe », Florent Willems, F. Bossuet, Louis Robbe; un sculpteur
naturaliste : Victor Van Hove. — La photographie; son influence . 202
L’intervention officielle fut stérile. — Un Etat marchand d’images :
Le Musée populaire de Belgique. — Les fêtes du XXV e anniversaire de
l’inauguration de Léopold I er ; leur éclat sous le rapport de l’art. —
L ’ Uylenspiegel. — Salon de 1857 : La note triste. — Lamentations de
Louis Alvin : « Le sauve-qui-peut général ». — Abjurations de Van
Soust. — Ferdinand Paurvels . 220
— 1 13 -
La peinture murale et l’art chrétien absolu. — La peinture
murale. — Swerts et Guffens. — Exposition de cartons de fresques
allemandes à Bruxelles et à Anvers (1859). — Le budget des
beaux-arts de 1860. — Congrès artistique d’Anvers (1862). — Courbet
aux prises avec les Idéalistes. — « L'art chrétien absolu ». — Le
« prérubénisme ». — L’école de Maltelrugge. — Leys et De Keyser,
peintres à fresque ....
Les Académies. — La Belgique à l’Exposition universelle de Londres
(1862). — Charles De Groux, peintre d’histoire. — Constantin Meunier,
peintre de sujets religieux et historiques. — Dernière exposition de
cartons de fresques (1864). — Tentative de réforme dans l’enseigne-
ment académique : indignation de Navez. — Van Soust proclame la
déchéance de l’école d’Anvers. — Opinion d’un artiste sur les Aca-
démies. — Eugène Simonis, directeur de l’Académie de Bruxelles.
— L’atelier Portaels
La modernité. — Exposition universelle de 1867. — Alfred Stevens
et la « Modernité ». — Dernier triomphe de Leys. — Sa mort
(le 28 août 1869). — Influence du maître sur les arts usuels. — Mort
de De Groux (1870)
L’art libre. — Mort de Navez — Mouvement en faveur de l’application,
sous les auspices de l’État, de l’art à l’industrie. — Congrès de l’ensei-
gnement des arts du dessin (1868). — La Société libre des beaux-arts.
— Son manifeste; son organe L’Art libre
La nature. — Les instructifs. — Henri De Braekeleer. — Alfred
Verwée. — Jean Stobbaerts. — Hippolyte Boulenger. — L’école de
Tervueren. — Joseph Coosemans : L’école de Genck. — Les Belges
de Paris
L’école belge renouvelée. — Le portrait. — Navez, Wiertz, Robert,
Liévin De Winne, Joseph Pauwels. — Le Salon de 1869. — Représen-
tation brillante des écoles étrangères : française, allemande, hollan-
daise. — L’école belge renouvelée : Alfred Cluysenaar. — Émile
Wauters. — Ed. Agneesens. — Charles Hermans. — Henri Van der
Hecht. — J. De Greef . .
Peindre son temps, c’est faire œuvre d’historien (Alfred Stevens).
— Rome familière. — Hennebicq. — Eugène Smits. — E De Jans.
— Verbrugge. — Renée Cogghe. — « Peindre son temps, c’est faire
œuvre d’histoire ». — Exposition historique de l’art belge : 1830-1880.
— Gallait fêté à Tournai . . ....
Archaïsants et mystiques. — En architecture : Beyaert, Émile
Janlet : Façades de l’Exposition universelle de 1878. — .Tos. Schadde :
Bourse d’Anvers. — J. -J. Van Ysendyck : Maison communale de
Cureghem. — En peinture : Victor Lagye. — Louis Hendrickx. —
Frans Vinck. — Cleynhens. — T. -J. Canneel. — T. Lybaert. — Les
frères De Vriendt. — Pierre Van der Ouderaa. — Ed. Van Hove. —
J. Anthony. — Willem Geets
Pages.
229
237
245
251
256
272
283
2S8
8
— ii 4 —
Pages.
Les peintres de la lumière sans plus. — Les séparistes. — Émile
Claus. — Frans Courtens. — F. Van Leemputten. — Jacques Rosseels.
— A. -J. Heymans. — Théodore Verstraeten. — Les isolés. —
Lévêque. — Eugène Laermans. — J. Leempoels 299
Les indépendants. — James Ensor. — Théo. Van Rysselbergh. — Alb.
Baertsoen. — Gust. Den Duyts. — Buysse. — Willaert. — A. Toe-
faert. — E. Horenbaut. — Alf. Bastien. — Maurice Wagemans. —
Victor Gilsoul. . ... 311
La sculpture. — Antoine Sopers. — Félix Bouré. — Paul De Vigne. —
Léon MignoD. — Guillaume de Groot. — Ch. Van der Stappen. —
Julien Dillens. — Constantin Meunier. — Jacques de Lalaing. —
Thomas Vinçotte. — Jef Lambeaux. — Isidore de Rudder. — Charles
Samuel. — Paül Dubois. — Victor Rousseau. — Godefroid De Vreese.
— La nouvelle génération : Guillaume Charlier. — Pierre Braecke.
— Jules Lagae. — Jules Van Biesbroeck. — Jules Gaspard. — Georges
Minne 319
(Ce chapitre doit seulement donner un aperçu ; un renseignement
complet sur le développement de la sculpture se trouve dans le
grand ouvrage d’OLiviER-GEORGES Destrée, La renaissance de la
sculpture en Belgique, Berlin et New-York, et E.-L. de Taye, Les
artistes belges contemporains .)
L’architecture. — Le courant de l’architecture conduit par l’habitude. —
Choix des matériaux. — Les premières innovations dans l’architecture
privée. — Le style Louis XVI. — Beyaert et Janssens : la Banque
Nationale à Bruxelles. — Poelaert : la place du Congrès. — Cluyse-
naar. — La renaissance flamande. — Beyaert : la Douane à
Tournai; la Banque Nationale à Anvers. — Le style Louis XIII de
Janssens. — Concours de façades ouvert par la ville de Bruxelles pour
le nouveau boulevard. — Beyaert et Émile Janlet. — Léon Suys :
la Bourse. — J. Poelaert : le Palais de Justice de Bruxelles (1866
à 1883). — E. Baekelmans : le Palais de Justice d’Anvers. — A. Balat :
le Palais des Beaux-Arts; l’Hôtel d’Assche (Palais du prince Albert
de Belgique). — L’architecture rurale . — L’architecture
archaïque. — Charles Albert : le Castel de Boitsfort. — Joseph
Schadde : la Bourse d’Anvers; la Station de Bruges. — Jules Van
Ysendyck : les documents classés; le square du Petit-Sablon ; restau-
ration des maisons de la Grand’Place de Bruxelles. — Victor Jamar :
la Nouvelle Maison du Roi (Grand’Place). — J. de la Censerie :
l’Hôtel de ville et la Grunthuyse de Bruges. — Joseph Dens : l’Hôtel
de ville d’Anvers. — Louis de Curte : le monument de Léopold I er
à Laeken. — Paul Saintenoy : le Pavillon de la ville de Bruxelles à
l’Exposition de 1897. — Le nouveau style : Henri Van de Velde.
— Paul Hankar. — Horta .
c
335
ii5 —
I
LA BELGIQUE SOUS LES DOMINATIONS
ÉTRANGÈRES
La Belgique sous l’Autriche. — Un prince ami des arts : Charles de Lorraine. —
Les artistes affranchis de la tutelle des métiers. — L’invasion française. —
La Belgique dépossédée de ses œuvres d’art. — Création des Musées muni,
cipaux. — Le premier consul et M me Bonaparte en Belgique. — La Société
des beaux-arts de Bruxelles.
Le début du XIX e siècle s’environne, pour la Belgique,
d’événements faits pour agir de la manière la plus pro-
fonde sur ses destinées. La veille encore autrichienne, elle
a vu les cohortes françaises balayer sur leur passage un
ensemble d’institutions plusieurs fois séculaires. Les pro-
vinces, tant flamandes que wallonnes, et avec elles
l’ancienne principauté de Liège, ont pour capitale Paris.
Dans les habitudes, dans toute l’organisation politique et
sociale, le changement est absolu.
Les Pays-Bas autrichiens n’avaient pas été sans con-
courir au lustre de la monarchie. Sous la longue et paci-
fique administration de Charles de Lorraine, beau-frère et
lieutenant de Marie-Thérèse, l activité des Belges avait
trouvé à se manifester dans nombre de domaines. Bruxelles,
en 1772, était devenue le siège d’une « Académie impé-
riale et royale des sciences et des belles-lettres », encore
existante, et, peu après, à l’initiative du lieutenant-gouver-
neur de Marie-Thérèse, avait été rendue l’ordonnance
impériale soustrayant les arts à la juridiction des métiers.
Aux termes de la même ordonnance, dans toute l’étendue
des Pays-Bas, l’exercice des arts cessait de déroger à la
noblesse. Mesure bien tardive à coup sûr, si l’on songe
que Louis XIV, dès 1650, avait rendu un édit d’égale
portée, l’édit de Saint- jean-de-Luz.
En Belgique pourtant la mesure devait rencontrer une
vigoureuse opposition. Elle heurtait d’anciennes habitudes,
froissait d’anciens préjugés. Dès le 19 décembre 1770,
Charles de Lorraine, par une lettre au Conseil de Brabant,
avait formulé son programme. « La peinture, la sculpture,
la gravure, l’architecture, ces arts intéressants dont per-
sonne n’ignore les avantages pour les pays où ils fleuris-
sent, étant considérablement déchus dans ces provinces »,
disait le lieutenant-gouverneur, « nous avons cru que ce
serait un objet digne de notre attention que de tâcher de
les y faire revivre. A cet effet, nous avons pris sous notre
protection particulière les Académies de ces pays et nous
avons porté tous nos soins à les relever par des arrange-
ments propres à faire revivre l’émulation parmi les élèves,
à leur former le goût, et à les porter, par degrés, à ce haut
point de perfection où autrefois on vit atteindre tant de
fameux maîtres qui sont sortis de l’école flamande. Déjà
l’Académie d’Anvers commence à sortir de cet état
d’engourdissement dans lequel elle avait langui pendant
tant d’années, etc. »
De si méritoires intentions devaient, nous l’avons dit, se
heurter à l’esprit de routine. Les métiers apportèrent à
les contrarier une énergie digne d’une meilleure cause.
Aucun artiste, à les entendre, 11’avait souffert de la con-
trainte imposée par les règlements de la corporation.
Affranchir les arts serait porter une grave atteinte aux
ressources des métiers et paralyser le progrès en ruinant
les maîtrises. Les noms illustres de Rubens, de Van Dyck,
de Teniers étant invoqués à l’appui de la thèse des défen-
seurs du privilège, toute tentative d’innovation était repré-
sentée comme un outrage à la mémoire glorieuse des chefs
illustres de l’école flamande.
Charles de Lorraine voyait, en somme, les choses de
plus haut et de plus loin que ses administrés. « L’engour-
dissement » de l’Académie d’Anvers était chose évidente
et d’ailleurs reconnue. Son enseignement, basé sur la rou-
tine, pouvait peut-être former des praticiens de quelque
adresse, non des artistes. André Lens avait beau passer
aux yeux de ses concitoyens pour le premier peintre de
l’Europe; Guill.-Jos. Herreyns, en qui s’éteignit le
dernier reflet de la tradition rubénienne, accompagner son
nom du titre de peintre du roi de Suède; P.-J. Verhaegen
mériter les faveurs de l’impératrice douairière, qu’impor-
terait à la postérité?
L’ordonnance impériale du mois de mars 1773 resta, en
somme, sans effet appréciable sur la marche des arts dans
les provinces belges. Elle eut simplement pour suite de
faire passer leur enseignement aux mains des pouvoirs
publics. Les encouragements de Charles de Lorraine aux
Académies, à ceux de leurs élèves sortis premiers aux
concours, créaient à frais modiques des aspirants à la
célébrité.
Au gré des artistes, la décadence de l’art tenait uni-
quement à la pénurie de commandes pour les églises
et les chapelles, surabondamment pourvues depuis le
XVII e siècle. Il ne restait dès lors qu’à se croiser les
bras. Et comme, d’autre part, les occasions de montrer
leurs œuvres faisaient défaut à ces représentants de l’art,
leur situation était précaire. Le paysage, les scènes de
mœurs, où des confrères de Hollande avaient trouvé
l’occasion de tant de chefs-d’œuvre, constituaient à leurs
yeux des genres inférieurs. Le portrait, où, de tout temps,
une technique habile se joignit à l’amour du vrai pour
enfanter des merveilles, les Belges en avaient dès long-
temps laissé à d’autres le monopole. Le sceptre échappé
des mains de Van Dyck avait été ramassé par les Anglais.
Le savait-on seulement en Belgique? Nul, dans tous
1 18 —
les cas, ne songeait à le leur disputer. Le portraitiste
P.-}. Lion (1729-1819), d’origine dinantaise, connut de
passagers succès au delà du détroit; plus tard, peintre en
titre de l’impératrice et de Joseph II, il vécut principale-
ment à Vienne et ne revint au pays natal que pour y
mourir presque ignoré.
De tout temps, en Belgique, les suffrages de la foule
sont allés à la peinture. La sculpture pourtant y compte
un passé nullement dépourvu d’éclat. A défaut d’œuvres
monumentales dont le pavs n’offrait guère l’occasion, la
statuaire concourait avec zèle à la décoration des édifices
religieux. Des mausolées de prélats, dans les cathédrales,
sont fréquemment des œuvres remarquables. C’est principa-
lement à l’étranger pourtant que se signalent les sculpteurs
belges. En Italie, en Allemagne, en France, en Angleterre
se rencontrent les productions des P. Verschaffelt, des
Scheemaekers, des Nollekens, des Tassaert, des Van
Poucke. Ces œuvres sont, par le fait même, de portée
plus haute, et certes y aurait-il injustice à ne point classer
Van Poucke, de Dixmude, et Godecharle, de Bruxelles,
à un rang plus élevé que leurs contemporains maniant le
pinceau. Nous reverrons Godecharle à l’œuvre. Il eut
pour destinée, après avoir assisté à la chute du régime
autrichien, de survivre à toute la période française en
Belgique, d’y voir naître et finir le régime des Nassau,
d’assister, enfin, octogénaire, à l’avènement de la monar-
chie belge.
Les rares constructions monumentales élevées en Bel-
gique au cours du XVIII e siècle portent l’empreinte
exotique très prononcée. Un architecte français, Guimard,
est l’auteur des plans d’une partie notable des construc-
tions avoisinant le Parc de Bruxelles, dont un architecte
autrichien, Zinner, donna le tracé. D’autres artistes asso-
ciés par Charles de Lorraine à la construction de son
palais, dont une partie subsiste, étaient venus de Vienne.
Parmi les nationaux, deux hommes d’un talent sérieux
se mirent en relief : Louis -Joseph Montoyer, mort à
Vienne en 1800, et Laurent-Benoît Dewez, mort en 1812.
Celui-ci s’était formé à Naples sous Vanvitelli.
Que les conceptions de ces maîtres se distinguent par la
franchise de leur type national, nous ne songerons pas à le
soutenir. Avant tout elles portent l’impression de leur
temps et se ressentent de l’influence autrichienne : du
Louis XV sans grâce; du Louis XVI sans légèreté.
La mort de Charles de Lorraine fut suivie, à brève
échéance, de l’effondrement de ce qu’avait cherché, avec
un zèle louable, à édifier le prince.
La monarchie autrichienne, déchue en la personne de
Joseph II par la Révolution brabançonne, ne reprit pos-
session de ses anciens Etats qu’à la veille de la conquête
française. A peine, faut-il le dire, les préoccupations d’art
à ce moment étaient inexistantes.
Albert de Saxe-Teschen, l'éjDoux de Marie-Christine,
gouvernante générale des Pays-Bas, était un amateur
d’art éclairé. La précieuse collection « Albertine », for-
mée en grande partie en Belgique, le prouve à suffisance.
Divers artistes, dont Lens, furent appelés à concourir à la
décoration du château de Schoenenberg (château actuel de
Laeken). Le prince, assurait-on, en avait été l’architecte.
Le moment était des plus favorables. Chose digne d’être
notée, cependant, ce fut au cours des années 1789 et 1792
que, successivement et en dehors de toute intervention
officielle, eurent lieu les premières expositions. Elles
avaient eu pour promotrices, à Anvers, la « Société des
beaux-arts », encore florissante; à Gand, l’Académie.
A quelques expositions près, les noms des participants
sont obscurs. On peut se borner à citer, dans la première
ville, B. -P. Ommegank; dans la seconde, Ch. Van
Poucke, le statuaire, et J. -B. Suvée, peintre, originaire
de Bruges. Le Salon de Gand comprenait jusqu’à des
120
cadres de corsets! — Un sujet était mis au concours entre
les exposants. — Huit peintres, quatre sculpteurs, au-
jourd’hui bien oubliés, répondirent à l’appel des organisa-
teurs. Un appareil considérable environnait la distribution
des prix. Les carrosses du grand bailli, des échevins, de
l’évêque conduisaient les lauréats, précédés de timbaliers
et de trompettes à cheval, à travers les rues principales de
la ville; les cloches sonnaient à toute volée.
Moins de six mois après la première exposition, la
Journée de Jemappes venait de fond en comble boule-
verser l’ordre de choses établi. Une de ses premières
conséquences fut la réouverture de l’Escaut, fermé à la
navigation depuis le Traité de Munster. Un décret de la
Convention nationale suffit à la réalisation d’une mesure
devant laquelle avaient échoué les libérales intentions de
Joseph II.
Le régime français ne devait pas s’établir sans trouble
chez un peuple pour quî le mot liberté avait jusqu’alors
paru inséparable du mot privilège. La Révolution bra-
bançonne l’avait trop clairement prouvé. Henri Van der
Noot, son tribun réfugié à Londres, allait jusqu’à signaler
l’affranchissement de l’Escaut comme devant être néfaste
à la Belgique.
Inutile de parler des arts. Un seul artiste de quelque
valeur s’était fait connaître au cours de ces périodes
troublées : Andr.-Bern. de Quertenmont, auteur d’un
« Recueil des portraits de nos seigneurs les Etats de Bra-
bant », publié en 1790. Dessinateur adroit, Quertenmont
possédait l’art d’enguirlander ses modèles, si l’on en juge
par la dédicace de son travail : « La Postérité instruite de
ce que vous avez fait pour elle, en jouissant comme nous
du fruit de votre courage et de votre zèle pour le salut
public, Nous enviera l’avantage de vous avoir connus en
personne et Elle désirera jouir des traits dont le temps
destructeur le priverait, si l’Art n’en prévenait l’eftet ».
I 2 I
Il y a là évidemment un reflet de la grande éloquence très
en honneur à Paris.
L’ancienne principauté de Liège constituait un centre
artistique nullement indigne d’attention. Dès l’année 1779,
la « Société libre d’Emulation », encore existante, orga-
nisait dans ses locaux et sous le patronage des princes-
évêques des expositions annuelles. Les œuvres issues du
pinceau et du burin liégeois contrastent avantageusement
avec celles produites à la même époque par les artistes des
villes flamandes. Nie. -Henri Fassin (1728-1811), Léonard
Defrance (1735-1805), indépendamment de plusieurs
autres, sont essentiellement dignes de l’attention des
curieux. La Galerie grand-ducale de Gotha, sous la signa-
ture de Defrance et la date de 1782, nous montre une
œuvre de tous points remarquable : un épisode de la
suppression des couvents à Liège sous Joseph II (').
D’autres peintures du même artiste au Musée de sa ville
natale font connaître en leur auteur un peintre de très
sérieux mérite.
Ce fut pour les provinces nouvellement conquises chose
imprévue et douloureuse*de se voir dépouiller, au profit du
Louvre, de la fleur de leur patrimoine artistique. La riche
parure des hôtels de ville, des églises, des établissements
corporatifs et charitables, s’en aller grossir l’ensemble des
splendeurs accumulé à Paris par la conquête. Les artistes
avaient désormais la partie belle ; ils allaient pouvoir pro-
duire en abondance. Par malheur, les corporations étaient
dissoutes et le culte aboli.
Et cependant la disparition des chefs-d’œuvre « trop
longtemps souillés par l’aspect de la servitude », allait
donner naissance à un mouvement prononcé en faveur des
(') Cette page intéressante ne doit pas être confondue avec une autre du
même auteur, reproduite en gravure par Guttenberg. Nous ignorons où se
trouve cette dernière.
122
arts. Les commissaires de la République avaient accompli
leur tâche avec zèle et non sans compétence. On peut dire
que peu d’objets de valeur échappèrent à leur mainmise.
Le surplus, d’ordre secondaire, mais non toujours dénué
d’intérêt, devint, dans les chefs-lieux des départements, le
noyau des Musées, dus à l’initiative du pouvoir local, mus
par cette considération louable, mais étrange, après la
disparition des meilleurs éléments, qu’il importait de
« favoriser et de développer le goût et le génie des jeunes
artistes »; les municipalités firent appel aux hommes les
plus entendus pour réunir les éléments des nouvelles
collections départementales. L’Académie d’Anvers était
fermée. Un groupe d’artistes, dont le plus notoire était
B. -P. Ommeganck, multipliait les démarches pour arriver
à sa reconstruction. Le peintre était vaillamment secondé
par le Commissaire du Directoire, le citoyen Dargonne,
lui-même artiste et qu’un long séjour en Belgique avait
familiarisé avec les choses locales. « La nation française »,
écrivait Dargonne au ministre, « peut seule rétablir dans
tout son éclat une académie créatrice de quantité d’hommes
illustres, dont les ouvrages ont servi de modèles aux pre-
miers peintres de l’Europe. Par droit de conquête, elle a
enlevé leurs chefs-d’œuvre ; elle est trop juste et trop
généreuse pour ne pas faciliter à° leurs successeurs les
moyens de produire de nouveaux artistes qui, loin d’exciter
la basse jalousie, puissent entretenir entre les peintres des
deux nations qui, désormais, n’en font qu’une, ce sentiment
sublime, cette émulation précieuse qui, seuls, sont propres
à conduire l’artiste au degré de perfection auquel l'art peut
atteindre ». L’Académie rouvrit ses portes le 29 prairial
an IV (17 juin 1796).
De Liège, le préfet Demonsseaux écrivait au ministre
à peu près dans les mêmes termes : « L’aptitude des
Liégeois pour les arts », disait le haut fonctionnaire, « est
généralement reconnue. Sous un gouvernement qui négli-
— 123 —
geait entièrement l’instruction publique, incapable de
répandre le moindre encouragement, ils cultivaient la
musique et la peinture avec cette vive passion, présage
certain des grands succès. Aujourd’hui de jeunes artistes
se font remarquer, ils promettent d’atteindre les grands
maîtres qu’ils ont pris pour modèles ».
Bientôt s’ouvrait à Gand le deuxième Salon de peinture.
Les artistes étaient conviés, cette fois, à participer à un
concours dont, signe des temps, le sujet était un épisode
de « l’histoire héroïque de la Grèce », Œdipe à Colone.
Depuis le temps où Lens voyait l’Académie d’Anvers
s’insurger contre sa proposition de faire dans l’enseigne-
ment une part plus large à l’étude de l’antique, ces vues
avaient fait du chemin. Winkelmann et Raphaël Mengs
n’étaient pas ignorés en Belgique. Dès l’année 1776, Lens
lui-même avait fait paraître son livre sur les Costumes des
peuples de l’antiquité, source à laquelle Talma dut ses
plus sûres informations sur le costume des Latins. Avant
d’être effectivement conquise par la France, la Belgique
avait subi sa loi dans le domaine du goût. Nombre de
Belges, particulièrement des sculpteurs, recevaient dans
les ateliers parisiens un complément d’éducation.
Plusieurs connurent à Paris même le succès. Suvée fut de
l’Académie française dès l’année 1780; les jeunes Flamands
rêvaient de marcher sur sa trace. U11 d’eux, Mathieu Van
Brée, d’humble souche anversoise, encouragé par quelques
distinctions remportées à l’Académie de sa ville natale,
s’en fut, moins léger d’ambition que d’argent, poursuivre
ses études dans la capitale. Elève de Vincent, il tempéra
le rigorisme de David par une certaine recherche de grâce
et une certaine liberté dans le maniement du pinceau.
En 1797, il fut au nombre des aspirants au prix de Rome,
remporté par Guérin. Son nom eut quelque retentisse-
ment. On s’ingénia à signaler en ce nouveau citoyen fran-
çais, un descendant des coloristes de son pays. Médiocre
124 —
peintre, mais parfait courtisan, Van Brée, après le
r8 brumaire, consacra son pinceau à la glorification du
premier consul. Rêvant de continuer Rubens, il voulut
essayer ses jeunes forces en une page allégorique à la
gloire du régulateur de la France : Bonaparte au bord
de la mer, appuyé sur le globe, contemple l’horizon
où apparaît l’Angleterre environnée de sombres nuages.
Dans le ciel, les Parques; Atropos, la plus redoutable,
sommeille, tandis que Lachésis file des jours de gloire, etc.
Cette œuvre devint le point de départ de la fortune du
jeune Anversois. Offerte à Joséphine, elle valut à son
auteur de nombreuses commandes.
Au mois de juillet 1803, accompagné de son épouse,
celui que, dès lors, on s’accoutumait à nommer Napoléon
le Grand, visitait la Belgique. Les villes se disputèrent
l’honneur de l’acclamer.
L’accueil à Bruxelles fut à ce point chaleureux, que le
premier consul étendit son séjour au delà de la limite fixée
par le protocole. A Anvers, l’entrée par l’Escaut fut
importante; Van Brée fut chargé d’en consigner le
souvenir en une toile encore conservée à Versailles.
Les fêtes passées, les villes étaient retombées dans le
marasme. En quelque mesure pourtant les arts se ressen-
tirent de cette rencontre momentanée des populations et
du héros du jour. Anvers n’avait à lui montrer que les
épaves de sa splendeur artistique. Pourtant elle tint à faire
honneur à son renom. Bruxelles avait offert à la citoyenne
Bonaparte, une superbe robe en dentelle; Anvers lui fit
solennellement hommage d’une peinture de Balth.-P.
Ommeganck : c’était un site des environs de Spa. Le maire
parla de la protection éclairée dont le premier consul envi-
ronnait les arts, ce qui, à Anvers, n’était vrai qu’en partie,
le décret du 14 fructidor an VIII ayant exclu la ville du
bénéfice d’un Musée. Bruxelles, en revanche, l’unique cité
belge admise à cette faveur, crut devoir faire un effort
— 125 —
pour réveiller les arts de leur trop long sommeil. On
décida d’organiser, au Musée même, une exposition
d’œuvres contemporaines de peinture, de sculpture, d’ar-
chitecture et de gravure. « Cette exposition », dit la pré-
face du catalogue, « se renouvellera chaque année le
2 thermidor, époque immortelle de l’arrivée du premier
consul à Bruxelles. C’est à ses bienfaits que cette commune
est redevable d’un Musée. Puissent les modèles qu’il
présente à l’émulation des artistes justifier l’attente de
celui qui s’est occupé de leur gloire et de leurs succès ».
Le Salon organisé par la « Société de peinture et de
sculpture de Bruxelles » compta une vingtaine de partici-
pants, représentés par quarante-sept envois. Les dimen-
sions des œuvres ne sont pas indiquées; en revanche, les
commentaires dont s’accompagnent fréquemment leurs
titres sont de nature à inspirer des doutes sur la portée
de plusieurs d’entre elles. L'exposition ne se renouvela
point.
Parmi les exposants figuraient le peintre P.-J.-C. Fran-
çois et le sculpteur Godechari.e. François, né à Namur
en 1759, avait reçu sa première initiation à Charleroi, où
professait un certain De Bloco, d’Anvers. A l’Académie
de cette dernière ville, le jeune peintre devint l’élève
préféré de Lens, lui-même de souche namuroise. Succes-
sivement en France, en Allemagne, en Italie, il poursuivit
ses études. Les œuvres de François, répandues dans nombre
d’églises et de Musées, représentent leur auteur comme un
maître d’assez étroite surface. Son influence fut néanmoins
considérable. Au cours d’une carrière extraordinairement
longue, — elle prit fin en 1851, — il put voir ses anciens
élèves arriver au premier rang de l’école belge. Navez,
Madou et Decaisne passèrent par son atelier.
Godecharle mérite d’être envisagé comme une des
figures dominantes de l’art belge de la fin du XVI IL siècle
et du commencement du XIX e siècle. Pensionnaire de
126 —
Charles de Lorraine et de Frédéric le Grand, il porta
successivement le titre de sculpteur de Marie-Christine et
Albert de Saxe-Teschen, de Napoléon et de Guillaume P r
des Pays-Bas. Si ces abondantes protections ne le classent
pas au rang des maîtres, il eut certainement en partage
des qualités assez rares parmi les statuaires belges. La
vaste sculpture qu’il plaça au fronton du palais érigé durant
la période autrichienne, pour servir de siège aux séances
du Conseil de Brabant, demeure une œuvre de sérieux
mérite. Il était dans la destinée de son auteur de la répéter
à quarante ans d’intervalle. Détruite par le feu, elle vint
reprendre sa place primitive pour décorer, sous le Gou-
vernement néerlandais, le Palais des Etats généraux.
Des figures isolées, souvent remarquables; des bustes
d’interprétation grave et soutenue autorisent à compter
Godecharle parmi les bons maîtres de l’époque. Le buste
du premier consul est non seulement de facture remar-
quable, mais de grand style, chose rare chez les Flamands
d’abord, dont l’adresse manuelle ne rachète pas l’absence.
127 —
RÉVEIL ARTISTIQUE
Le régime impérial. — L’Académie d’Anvers, établissement de l’État (1804). —
Influences des principes de David. — Succès de ses élèves belges : Odevaere
grand prix de peinture à Paris. — Gregorius peint le portrait de Napoléon.
— P. Van Hanselaere, peintre du roi de Naples. — Les statuaires Robert,
Calloigne et H. -J. Rutxhiel ; l’architecte T.- J. Suys, prix de Rome de
France; Van Geel, deuxième grand prix. — Le Salon de 1811. — Glorifica-
tion de Napoléon à Gand. — Fin du règne français. — Le royaume des
Pays-Bas; protection du roi aux artistes. — David en Belgique. — Navez. —
L’Académie d’Anvers sous Van Brée. — Importantes créations architectu-
rales. — Roeland : Université de Gand. — Charles Van der Straeten : Palais du
prince d’Orange. — Nie. Rouget : Palais de l’Industrie. — Rude : ses travaux
à Bruges. — Damesme : Théâtre de la Monnaie à Bruxelles. — Séjour de
Rude en Belgique. — Mort de David. — Ses anciens élèves. — Action de
Navez. — L’Exposition de 1830 : « Les barricades de l’art ». — Le Bourg-
mestre de Leyde, de W appers.
Van Brée, dès son retour, s’était vu décerner les hon-
neurs du triomphe, quand, le 19 thermidor an XII
(7 août 1804), un décret pourvut à la réorganisation de
l’Académie d’Anvers; il fut, avec Herreyns, promu direc-
teur, chargé de cours, alors très important, de l’antique.
Ses aptitudes professorales étaient, paraît-il, remarquables,
à en juger par quelques pages louangeuses de Wiertz, son
ancien élève.
L’Académie, soutenue désormais par les pouvoirs
publics, allait s’affirmer comme puissance. A côfré de Her-
reyns et de Van Brée professaient B.- P. Ommeganck et
d’autres encore, de noms sans écho. Le fait toutefois d'une
subvention de l’Etat d’un logement accordé au directeur
sont choses à retenir. En suite de l’hommage rendu au passé
de l’école, il y avait là l’indice d’un souci de sa prospérité
fait pour surprendre de la part d’un régime centralisateur.
Au moment où Van Brée, comme sanction de succès, en
128 —
quelque sorte officielle, obtenait une chaire à l’Académie
de sa ville natale, un élève de David, le Brugeois Jos.-
Désiré Odevaere, était proclamé lauréat du grand con-
cours de peinture. Les Annales de Londres consacrent
des lignes élogieuses à sa toile, la Mort de Phocien,
inspirée directement de la Mort de Socrate, de David,
chose inévitable, en quelque sorte. A un autre Brugeois,
Aeb.-J.-F. Gregorius, élève de David en 1802, était
réservé l’honneur de peindre le Portrait de Napoléon.
Jos. Paelinck, né en 1781, à Oostacker, près de Gand, à
son tour disciple du peintre des Horaces, ne tardait pas
à devenir premier professeur de l’Académie de Gand, et le
jeune Cels, de Lierre, après avoir joui des leçons de
Suvée, se préparait, par un long séjour en Italie, à trouver
dans les Pays-Bas une réputation. Directeur de l’Aca-
démie de Tournai, il fut, comme tel, appelé à diriger les
premiers pas de Gageait dans la carrière artistique. Rap-
pelons, enfin, le Gantois P. Van Hanselaere, autre
élève de David en 1809, devenu peintre du roi de Naples.
On voit de lui au Musée de Gand un Port distingué. En
résumé, la Belgique flamande, comme la Belgique wallonne,
n’était en matière d’art qu’une succursale de la France.
Déshérité était le jeune homme dont l’éducation ne trou-
vait son complément dans l’atelier de quelque maître
parisien en renom. Aux moins favorisés du sort, les muni-
cipalités facilitaient le voyage. Elles en étaient récom-
pensées d’ailleurs.
Quatre fois en huit ans, de 1804 à 1812, le prix de
Rome échut à des Belges : Odevaere et R. Cagi.oigne,
de Bruges, celui-là peintre, celui-ci sculpteur; Henri-
Toseph Ruthiel, de Stavelot, sculpteur également, élève
de Houdon ; T. -J. Suys, d’Ostende, enfin, architecte.
Citons encore le Malinois j.-L. Geel (1787-1852), second
prix de Rome comme sculpteur en 1814.
Les Salons de Gand prenaient une importance considé-
rable. Bisannuels, ils étaient comme le point de rencontre
— 129 —
des artistes des diverses villes du pays. Le concours à
sujet imposé était accessible aux peintres, aux sculpteurs,
aux architectes de l’Empire. Le jugement était déféré « aux
artistes qui soutiennent par leur valeur la gloire de l’école
belgique ». La liste des lauréats démontre que, pour
plusieurs, l’obtention du prix fut le point de départ d’une
carrière féconde.
A Bruxelles, au mois de novembre 1 8 1 1 , s’ouvrit le
premier « Salon de concours », de la Société des beaux-
arts. La presse 'constate à son propos que « le goût pour
les productions des beaux-arts, surtout pour celles de la
peinture, est devenu si général, qu’il vient de produire,
comme par une espèce de prodige, une souscription pour
leur encouragement ». Toutefois, comme qualité, le Salon
était jugé médiocre. « Si l’on excepte M. le Prof r Her-
reyns, les principaux artistes flamands ont depuis long-
temps abandonné les traces de ces grands modèles,
Rubens, Van Dyck, Jordaens. Et tout occupés de la
partie idéale de l’art et de l’imitation des statues antiques,
ils ont substitué, pas à pas, des compositions froidement
composées, surtout les vases étrangers, et une couleur
fade, sans effet ni vérité, aux compositions pleines de feu
et de génie, au coloris vrai et vigoureux et au clair-obscur
magique qui distinguaient si éminemment les ouvrages des
hommes célèbres qui ont illustré l’école flamande ».
Ainsi s’exprimait un juge compétent, J. de Burtin. La
seule ambition des jeunes Belges était de suivre les traces
de David. La vaste toile de Van Brée, Les Jeunes Athé-
niens et Athéniennes désignés par le sort potir être dévorés
du Minotaure, était, avec l’élégance de la forme et la
correction du dessin en moins, une œuvre de Lethière. Et
le peintre, dans sa brochure explicative, n’oublie pas de
glisser quelques phrases à la louange de l’empereur :
« . . . devant les lauriers éclatants duquel tous ceux que
l’antiquité a décernés se flétrissent et s’oublient ». Le rôle
II
9
130
essentiel de l’art était, en apparence, de mériter les faveurs
du souverain. Le sujet du concours de la Société des arts
de Gand, pour 1810, est typique : « L’immortalité prenant
des mains de la sculpture le buste de S. M. l’empereur
Napoléon, pour le placer dans son temple parmi les héros
les plus illustres de l’antiquité et des temps modernes ».
En 1 8 1 1 , une entente s’établit, à la proposition de Van
Brée, entre Anvers, Bruxelles et Gand, pour l’alternance
des expositions dans chacune de ces trois villes. « C’est
ainsi qu’au milieu même de la guerre nous* jouissons, dans
nos heureuses contrées, des bienfaits de la paix », écrit à
ce propos un journal du temps.
Si les artistes belges se plaisaient à glorifier le régime
impérial, celui-ci, en retour, se montrait ménager pour
eux de ses faveurs. A ce point de vue, tout au moins, les
événements de 1815 n’influèrent que secondairement sur
leur situation. Le nouvel Etat, issu des délibérations du
Congrès de Vienne, avait pour capitales et pour sièges
alternatifs des pouvoirs, Bruxelles et La Haye. De même
que, durant les Cent- {ours, la Belgique avait servi d’asile
à Louis XVIII, elle devint bientôt le lieu de refuge des
proscrits de la Restauration. « Le Parc de Bruxelles, ce
vieux consolateur des proscrits », d’après un auteur,
« voyait affluer dans ses ombrages les grandeurs déchues ».
Sieyès, Cambocérès, David, M me Tallien en étaient des
assidus. Pour l’auteur des Sabines, la Belgique, lui-même
se plaisait à le dire, devenait une seconde patrie. Ses
anciens disciples, Odevaere, Paelinck, Van Hanse-
laere, Navez étaient devenus les apôtres de son évangile :
les jeunes artistes, à Denvi, couraient s’enrôler sous sa
bannière. Les Académies n’étaient que des succursales de
son atelier. Ce n’était pas uniquement en France que la
rotule des Atrides, selon la pittoresque expression de
Charlet, devait se faire sentir à travers la culotte des labou-
reurs. L’aspirant ‘ peintre était soumis à un long stage,
consacré à l’étude du dessin. Sauf à Anvers, l’enseigne-
ment de la peinture ne figurait au programme d’aucune
école publique.
A Bruxelles, l’administration communale mettait à la
disposition de David une salle de l’Hôtel de ville pour
l’exécution de la seconde toile du Sacre. Gand faisait
frapper une médaille d’or en l’honneur du peintre. Des
contemporains nous ont raconté qu’au Théâtre de la
Monnaie, sa stalle était jalousement respectée. De tout
point des protestations s’élevaient si quelqu’un de mal
renseigné en voulait prendre possession. Ecrivant de
Bruxelles à Gros, en 1817, le maître lui donne l’assurance
que jamais il n’a été plus heureux. « Je travaille comme si
je n’avais que trente ans ». Dans une autre lettre on relève
ce passage : « Ne me suis-je pas avisé de viser à la cou-
leur! Et moi aussi je veux m’en mêler, mais c’est trop
tard. Si j’avais eu le bonheur de venir plus tôt dans ce
pays, je crois que je serais devenu coloriste. Ce pays y
porte; tout ce qui vous entoure est d’un ton admirable et,
dans ce pays, ceux même qui exercent notre art, sans être
de grands peintres, ont un coloris que Messieurs les Fran-
çais sont bien éloignés de posséder ». L’aveu est à retenir.
Sous l’influence de son nouveau séjour, le maître arrivait,
dans une mesure relative, à modérer son exclusivisme.
Les Grecs et les Romains ne régnaient plus sans partage.
Depuis le rétablissement du culte, quantité de Belges
avaient trouvé à placer leurs oeuvres dans les églises, et
les fastes de l’histoire nationale étaient, pour plusieurs, un
sujet de fréquents travaux. Le roi, du reste, intervenait poiir
encourager à persévérer dans cette voie.
Il commandait à Odevaere l 'Union d’ Utrecht ; l’épisode
du Prince d’Orange blessé à Waterloo ; la Bataille de
Nieuport, où Maurice de Nassau avait triomphé des Espa-
gnols. A Van Brée, il demandait l’Acte de dévouement du
bourgmestre de Leyde pendant le siège de 1574, toile de
Ï32
20 pieds sur 15, où l’auteur donne une pauvre idée de
ses aptitudes. Pourtant son influence sur la marche de
l’école flamande fut sérieuse. Wiertz consigne dans une
page émue le souvenir de son enseignement : « C’était »,
dit-il, « une chose admirable que l’Académie d’Anvers
en 1822, quand le bon vieux Herreyns en était le directeur
et que Math. Van Brée, alors plein de vigueur et de
santé, en était l’âme tout entière. Si l’ancienne école
flamande tient une des plus belles palmes de la peinture,
elle peut aussi se vanter d’avoir eu à notre époque la
première Académie du monde... Cette grande et ingénieuse
boussole des beaux-arts, une seule tète l’avait rêvée, une
seule main l’avait réalisée. Van Brée était la lumière, le
rayon de soleil qui, à chacune de ces âmes pleines de sève
et d’avenir, distribuait sa part de feu sacré... Qui n’a
point vu l’Académie d’alors, ne sait pas ce que peut
l’intelligence d’un seul homme sur un millier d’intelli-
gences ».
Dans l’architecture et la sculpture, la Hollande ne son-
geait pas à disputer à la Belgique la prééminence. Le roi
se préoccupait de voir les arts concourir au lustre de son
règne. L’institution du concours de Rome, en 1817, allait
servir de stimulant aux efforts des jeunes artistes. Entre
ceux qu’on appelait les « maîtres » étaient réparties des
commandes de bustes de personnages fameux, des toiles
historiques. Les expositions annuelles permettaient à la
foule de mesurer le chemin parcouru, tout au moins de
constater la direction suivie. Les événements politiques,
on le voit, n’étaient pas restés sans influence sur la marche
des beaux-arts.
Les églises avaient en grande partie récupéré leurs
richesses. De leur contemplation allaient se dégager des
enseignements dont l’influence bientôt serait souveraine.
Si, au Salon de 1820, David put voir la plupart des distinc-
tions tomber en partage à ses élèves : Paelinck, M Ue Fré-
— i33 —
minet, bientôt M me Rude, et Henri Decaisnes, pour
l’histoire; Michel Stapleaux, pour le portrait, et jusque
dans la peinture de genre à Geirnaert et Dony, formés
sous Paelinck et Odevaere. Le maître vécut assez pour
voir la foule prodiguer ses éloges à des travaux qui, sans
doute, à Paris, n’eussent mérité que son dédain. Applau-
dissant au succès remporté au Salon de 1821 par le Marché
d’ Amsterdam, de Paul Noël, il donna publiquement
l’accolade au jeune peintre.
La Belgique, bien plus que la Hollande, bénéficiait en
matière d’art des conditions nouvelles d’existence nées de
sa réunion aux provinces septentrionales. Dès l’année 1818,
l’architecte Louis Roelandt, formé à l’Académie de
Gand, traçait les plans du Palais de l’Université, signalée
encore par Burckhaerdt, en 1842, comme le plus splendide
monument universitaire de l’Europe. Roelandt avait été
à Paris le collaborateur de Percier et Fontaine. Leur
influence se fait manifestement sentir dans son œuvre.
A la même époque, Ch. Vanderstraeten, architecte du
roi, élevait le pavillon de Tervueren donné au prince
d’Orange par la Nation. Rude, à ce moment, séjournait à
Bruxelles. Il orna la salle de bal d’admirables bas-reliefs
de Y Histoire d’ Achille, sans parler d’un ensemble d’autres
sculptures réparties entre les diverses pièces de la construc-
tion. En 1823, Vanderstraeten donnait les plans du Palais
du prince d’Orange, devenu le Palais des Académies,
édifice dont la froideur n’exclut point la majesté et à la
décoration intérieure duquel Rude encore prit part.
Suys, d’Ostende, ancien pensionnaire du Gouvernement
français à Rome, et comme Roelandt, élève de Percier,
concourait à l’embellissement de la capitale en élevant la
Porte Guillaume, arc de triomphe dont la démolition,
en 1838, fut un pur acte de vandalisme. Suys élevait les
Serres du jfardin botanique, ensemble monumental, connu
de quiconque a visité Bruxelles. Un mot, enfin, du Palais
r 34
de l’ Industrie, local actuel de la Bibliothèque royale,
inauguré par le souverain peu de mois avant sa chute.
Ce grand ensemble, légèrement modifié, est de l'archi-
tecte Nicolas Roget. Les galeries du Musée de peinture,
le Théâtre de la Monnaie, conception architectonique du
Irançais Damesme, inauguré en 1819, sans parler de
diverses constructions privées à Bruxelles et en province,
attestent la vitalité d’une période qui devait être les pré-
ludes d’une phase de l’école belge, très digne de l’attention
de l’historien.
Dans l’architecture, comme dans les autres arts, la vogue
était au style classique. Un retour aux traditions du moyen
âge ou à la Renaissance, possible sans doute, fut resté
sans écho. On sait à quelles absurdités donnait lieu l’inter-
prétation gothique, et quant aux sujets du XVII e siècle, il
suffit de mentionner la Mort de Rubens, par Van Brée
(Musée d’Anvers), pour évoquer le souvenir d’une des
pages les plus malencontreuses issues d’un pinceau belge.
Entre les interprètes du gothique, l’architecte brugeois,
j. -B. Rude, mérite un éloge particulier. Respectueux du
passé monumental de son admirable ville, il sut lui con-
server plus d’un monument fameux, à commencer par la
restitution de la précieuse cheminée du Franc, du Palais
de Justice à Bruges.
Bien au delà des peintres, les sculpteurs se signalèrent
sous le régime hollandais. Le Brugeois Robert Calloigne,
lauréat du grand concours à Paris, porta le titre de sculp-
teur du roi. Ancien élève de Chaudet, il fut l’auteur
d’une figure que le moulage a rendu populaire, Vénus à
la coquille. Le Malinois Jean-Louis Van Geel, élève de
David, fut l’auteur du Lion de Waterloo et porta le titre
de sculpteur du prince d’Orange. Il existe de lui des bustes
remarquables au Musée de Bruxelles. Avec Rude, il eut
en partage la plupart des travaux du jour. A Malines,
appartient, par la naissance et la première éducation,
*35 —
/
J. -B. De Bay, dont la carrière s’écoula presque entière-
ment en France, comme celle de Mathieu Kessels, de
Maestricht, s’écoula principalement à Rome. Kessels
mérite de compter parmi les sculpteurs distingués de son
temps. Ses oeuvres se signalent par leur conception élevée
autant que par la grandeur de style. Disciple et collabora-
teur de Thorwaldsen, ce fut lui, dit-on, qui exécuta les
bas-reliefs du Jour et de la Nuit. Le Discobole, de Kessels
appartenant au duc de Devonshire, mérite d’être envisagé
non seulement comme l’œuvre capitale de son auteur,
mais comme un des morceaux de sculpture les plus sérieux
du temps. Kessels mourut à Rome en 1836, à peine âgé
de 51 ans. Il venait d’être appelé aux fonctions de profes-
seur de sculpture à l’Académie de Bruxelles. Son œuvre
fut le noyau du Musée de sculpture de l’Etat.
La mort de David, arrivée aux derniers jours de 1825,
fut envisagée par les Belges comme un deuil national.
Une souscription s’organisa pour élever un tombeau à
l’illustre proscrit, et Odevaere, en des paroles d’une véri-
table éloquence, revendiqua pour les Belges l’honneur de
conserver la dépouille du grand peintre. « A la suite de
discordes civiles », dit son manifeste, « le Dante expira banni
de sa patrie et le siècle qui l’avait vu mourir n’était pas
écoulé que Florence réclama, mais en vain, ses dépouilles,
dont Ravenne, son dernier exil, s’enorgueillit encore
aujourd’hui. Que Bruxelles aussi s’honore de conserver
celles de David... Et si un jour un autre Médicis vient
redemander ses restes chéris, on lui répondra, comme le
Sénat de Spolète le fit à Laurent de Médicis qui réclamait
l’honneur d’élever un monument à Lippi dans Florence :
« Nous sommes fiers de montrer la tombe de David, qui
» passa au milieu de nous ses dernières années et guida nos
» artistes dans la carrière des talents ».
Pour haute et sincère que fut la vénération dont aimaient
à l’environner ses anciens élèves, le public et eux-mêmes
136 —
saluaient surtout en lui l’ancêtre, l’homme par qui la
France s’était élevée à des hauteurs jusqu’alors inconnues,
dont le pinceau avait immortalisé les fastes de l’Empire.
Pour la France, sa disparition, loin du sol natal, comme
celle de Napoléon lui-même, équivalait à une apothéose.
En Belgique, on l’a vu, la plupart des maîtres en évi-
dence avaient passé par son école; ils aimaient à le
proclamer, ce qui, du reste, ne les empêchait pas de
revenir avec une certaine complaisance au passé de la
nation illustrée par des maîtres à elle, dont il leur appar-
tenait de propager le culte parmi la jeunesse. André Lens,
qu’on se plaisait à surnommer le « Régénérateur de la
peinture en Belgique », avait dû son principal prestige à
l’illusion qu’en ses œuvres « le dessin noble et correct des
maîtres italiens s’unissait au coloris brillant et vigoureux
de Rubens ». Odevaere, un des fervents de David, ne se
montre point aveugle dans ses écrits sur le côté vicieux
de plus d’une des pratiques mises à la mode par le système
académique. L’habitude de faire des traits, « qui ne peut
qu’engendrer un dessin raide, sans vie et sans souplesse »,
est de sa part l’objet de sévères critiques. L’oubli ne devait
pas se faire d’une façon soudaine sur les préceptes servant
de base à l’enseignement du chef de l’école française.
Depuis plus de dix ans déjà, un ancien élève de David,
Fr. -J. Navez, de Charleroi, avait fixé l’attention par des
travaux empreints d’une sévérité de style aussi peu habi-
tuelle aux Flamands que l’absence de charme de ses colo-
rations. Navez, néanmoins, eut la vogue et, à certains
égards, la mérita. Sans rivaux parmi les Belges comme
portraitiste, il a laissé dans cette classe de productions
des pages empreintes d’un très grand caractère et qui
suffiront à sauver son nom de l’oubli. Le Portrait de la
famille de ddeuiptinne, peint à Bruxelles en 1816, au
lendemain du retour de son auteur de Paris, ne laisse
aucun doute sur la puissance avec laquelle avait agi sur le
137
jeune Belge l’enseignement du maître et son contact avec
Ingres, Léopold Robert, Schnetz, Léon Cogniet, etc.
Sous les inspirations de David, ayant dépassé la trentaine,
il n’hésita pas à entreprendre le voyage d’Italie, comme
pensionnaire de la Société des beaux-arts d’abord, du roi
ensuite.
Rentré au pays, il y rapportait un amour sans bornes,
et qui devait durer autant que lui, de tout ce qui apparte-
nait à l’art ultramontain. Rome était le pays de ses rêves.
Avec quelle émotion il en parle dans ses lettres, avec
quelle indiflérence, pour dire le moins, il parle de l’art de
son pays! « Je ne te parle pas de la peinture, qu’on fait
ici », écrit-il à un ami de France, au mois de juillet 1822.
« Excepté Paelinck, le reste est nul. Les anciens peintres
que l’on trouve dans les Musées ou les Cabinets ne me
plaisent pas davantage. Des Rubens, des Van Dyck, des
Hollandais, etc., j’en ai plein le... dos. Une tête gravée
d’après Raphaël me fait plus de plaisir que tout cela. Tu
vois, mon cher ami, que je jouis peu des arts dans ce
pays ».
Navez eut à Bruxelles un atelier d’études des deux
sexes, plus fréquenté qu’aucun autre de la Belgique.
Comblé d’honneurs, il se résigna à y fixer sa résidence
après avoir conçu le projet de vivre à Paris ou à Rome.
Bientôt le roi lui demandait son portrait en pied, destiné
à occuper une place dans la série des personnages déco-
rant la galerie dite de « Waterloo » à Windsor. Le mor-
ceau est absolument remarquable et, sans conteste possible,
la meilleure des effigies du roi Guillaume. Jugé dans ses
pages religieuses ou historiques, Navez cesse d’être une
personnalité de marque. Rebelle au sentiment de la cou-
leur, il ne possède ni la science de l’arrangement ni celle
de l’effet. Son art, tout de conscience, n’échappe même pas
à la critique, jugé au point de vue du style. Déjà en but
aux attaques d’une partie de la presse; représenté, non
sans raison d’ailleurs, comme systématiquement hostile à
toute tentative d’émancipation, Navez fut tout particuliè-
rement malheureux dans son exposition de 1830. Person-
nification de l’art officiel, membre de l’Institut des
Pays-Bas, il avait comme morceau principal de son con-
tingent une toile immense, Athalie interrogeant J- vas,
défectueuse au point de vue technique autant qu’insuffi-
sante par le style et l’effet; c’était l’effondrement du
système classique, d’autant qu’au même Salon, face à face,
en quelque sorte, à la toile de Navez, en apparaissait une
autre, signée d’un nom presque inconnu, celui d’un jeune
Anversois, Gustave Wappers. Le sujet, tiré de l’histoire
nationale, était le même abordé quelques années aupara-
vant par Van Brée, Le Dévoilement du bourgmestre de
Leyde. La composition théâtrale, par cela même, impres-
sionnante, faisait appel au sentiment des foules. A la
veille des luttes où allait se décider le sort de la Belgique,
elle semblait exhorter au civisme. Jusque par ses défauts,
elle reflétait le passé de l’école flamande et semblait pré-
dire le retour vers ses glorieuses traditions. On le dit à
l’origine pour le répéter bien des fois après, « l’art belge
eut ses barricades ».
— 139 —
II
LES MAITRES DU ROMANTISME
Période romantique. — Vogue de Wappers. — Guillaume G-eefs. — Gallait :
ses débuts. — Leys. — Parcimonie de l’État. — Wiertz, lauréat de Rome. —
Scène de la Révolution de 1830, de Wappers. — De Keyser et la Bataille des
Eperons d’or. — Influences françaises. — Gallait. — Henri Decaisne : La
Belgique couronnant ses enfants illustres. — De Braekeleer, peintre d’his-
toire. — Madou.
Le réveil artistique de la nation apparaissait ainsi comme
une des formes de son réveil national. Les années d’union
avec la Hollande n’avaient pas été infécondes. Avec une
puissance incontestable, elles avaient vu s’affranchir l’idée
de patrie, dont l’exaspération même avait conduit à une
rupture violente. Sous le rapport de l’art, la réunion des
deux peuples n’avait pu produire la fusion des deux écoles.
La Hollande pouvait opposer à la Belgique des peintres
de genre, des paysagistes, des peintres de marines infé-
rieurs, sans doute, à leurs glorieux ancêtres, moins soucieux
de la vérité sans fard, mais attrayants toujours par le
caractère aimable et jovial de leurs productions. Aux
Belges resterait, dans une forte mesure, et comme par
tradition, le monopole de la peinture historique, la pré-
éminence dans l’architecture et la statuaire. Chose à noter
en passant, ce fut sur le terrain de l’art, après la sépara-
tion des deux pays, que s’opéra d'abord le rapprochement.
Le succès de Wappers, au Salon de 1830, avait puis-
samment rehaussé l’éclat de l’école d’Anvers. Sans se
soucier de savoir si, en fait, le héros du jour n’avait pas
emprunté au romantisme français une partie de ses for-
140
mules, on vit de toute part accourir vers l’atelier du
brillant novateur et vers l’Académie d’Anvers, où la place
de professeur lui échut au lendemain de la Révolution, une
foule de jeunes gens avides de se former à ses enseigne-
ments. Des Allemands, des Anglais et des Hollandais
même étaient particulièrement nombreux. Tout semblait
sourire à la jeune nation. La fin du régime hollandais avait
coïncidé avec la chute de la monarchie de droit divin en
France. La présence sur le trône d’un souverain allié aux
principales maisons souveraines de l’Europe, d’une prin-
cesse de sang français, donnait à la Belgique un carac-
tère mondial singulièrement favorable à son expansion
artistique. L’heure était aux enthousiasmes. « C’est avec
un sentiment d’orgueil national », écrit Y Artiste au lende-
main de l’ouverture du Salon de 1833, « que nous compa-
rons cette exposition à celle qui eut lieu il y a trois ans ».
Faire le bilan de l’art contemporain c’était enregistrer de
brillantes promesses d’avenir. Autour de maîtres d’une
réputation établie se groupaient des débutants, nullement
indigne d’attention. A côté de Wappers, de Navez, de
Decaisne, de Verboeckhoven, parmi les peintres; de
Guillaume Geefs, parmi les sculpteurs, se faisait remar-
quer un jeune Tournaisien, l’année précédente couronné à
Gand pour un Denier de César, faisant encore partie
du Musée gantois. La nouvelle production du débutant :
Le Christ guérissant l’aveugle de jféricho, venait de
rendre populaire le nom de Louis Gallait, et répondit
victorieusement à ceux qui, l’année précédente, avaient
répandu le bruit que, non le peintre Gallait, mais son
maître Hennequin était l’auteur du tableau couronné.
Bien que de souche wallonne, le jeune peintre ne se mon-
trait pas moins coloriste que les Flamands — il avait passé
quelque temps à l’Académie d’Anvers — et l’emportait
sur eux par la correction de la forme.
A cette même exposition de 1833, tous les suffrages
I 4 I —
dans le portrait allèrent à Henri Decaisne, de Bruxelles,
ancien élève de David et de Gros, fixé à Paris. Tandis
que Ferdinand De BRAEKELEERet Eug. Verboeckhoven,
dans la peinture de genre et dans la peinture d’animaux,
moissonnaient des palmes méritées, on apprenait aussi à
connaître, par un épisode de la Furie espagnole à Anvers,
un jeune peintre d’Anvers, âgé de 18 ans, Henri Leys,
dont l’œuvre, aujourd’hui au Musée de Bruxelles, est
restée une page de premier ordre.
Dans la statuaire se distinguait, avant tous autres,
Guillaume Geefs, d’Anvers, dont la figure tombale du
Comte Frédéric de Mèrode, blessé mortellement pour la
patrie, et la statue du Général Belliard dotaient le pays
de deux morceaux de sculpture d’expression à la fois très
moderne et de haute portée monumentale.
Manier le pinceau et l’ébauchoir, c’était servir encore
le pays, c’était travailler à son prestige,' c’était proclamer
ses droits à vivre indépendant, à trouver dans le respect
de l’Europe une force plus grande encore que dans la foi
des traités. Comme le dit Pfau, dans ses Thèses sur l’art,
« le peintre devenait en quelque sorte l’apôtre de la natio-
nalité ».
En retour du lustre qu’ils continuaient à donner au nom
belge, les artistes ne trouvaient dans l’Etat qu’une libéra-
lité très relative. Une somme totale de 20,000 francs
devait suffire au budget des sciences, des lettres et des
arts. L’Etat, du reste, n’avait point de collection qu’il se
préoccupait d’enrichir, et les acquisitions de la ville de
Bruxelles eussent été jugées dérisoires de la part d’un
particulier de fortune moyenne.
L’institution des concours de Rome avait été maintenue.
La première épreuve, depuis la Révolution, s’ouvrit à
Anvers en 1832. La palme échut à un jeune Wallon,
Antoine Wiertz, de Dinant. Depuis plusieurs années
le lauréat avait remporté des distinctions à l’Académie
— 142 —
d’Anvers; on y relève son nom sur les matricules, entre
les années de 1825 et 182g.
On n’était pas unanime sur la valeur du concours de
Rome. L’exposition de 1833 venait certainement à l’appui
des critiques de ses adversaires. « Lors de la réunion de
la Belgique à la France », écrivait en 1833 M. Charles
de Brouckere, un des hommes publics les plus consi-
dérables de la Belgique, « les élèves de nos Académies
n’allaient pas directement de Bruges ou Anvers à Rome.
Ils faisaient séjour à Paris, et ce séjour était d’assez
longue durée. Depuis tantôt vingt ans nous marchons plus
lentement. A ceux qui croient que c’est un progrès, nous
prendrons la liberté de faire observer que Geefs, E. Ver-
boeckhoven et Wappers n’ont pas encore fait le voyage
de Rome. Avons-nous des lauréats à leur opposer? »
Conséquence normale de l’évolution romantique. Ces
vues étaient d’accord avec le sentiment populaire.
Incontestablement, tout effort pour imposer à la Bel-
gique un art où la recherche de l’effet et le souci de la
vérité pittoresque cessaient d’être revendiqués comme élé-
ments principaux, devait être envisagé comme nuisible au
progrès. Lens lui-même avait prétendu ressusciter Rubens;
David à son déclin, nous l’avons vu, rendait hommage au
sentiment coloriste des Flamands. N’empêche que pour
lui, comme pour Navez, son élève, la forme, la forme
conventionnelle surtout devait être la préoccupation pre-
mière, si pas exclusive, de l’artiste. Al vin, dans une
substantielle biographie de Navez publiée en 1870, assure
que dans ses premiers pas dans la carrière, le peintre
s’était senti attiré vers Rubens. Le biographe n’eut point
connaissance de lettres où, au contraire, Navez se faisait
le contemplateur des coloristes de son pays. Les succès du
romantisme, en France avec Scheffer, en Belgique avec
Wappers, « le nommé Wappers », le mettaient en fureur.
« Il éblouit, il égare les jeunes gens, tout le monde est sa
dupe », écrivait-il en 1832.
M3 —
En 1835, Wappers porte jusqu’au délire l’enthousiasme
par une vaste page aujourd’hui au Musée de Bruxelles,
représentant un épisode des journées révolutionnaires
de 1830. Cette toile, commandée par l’Etat, faisait directe-
ment appel au sentiment des masses. On était au lende-
main des événements d’où était sortie la Belgique régénérée.
L’épisode, pour être historique, restait ainsi très moderne.
Tout en le dramatisant, le peintre lui conservait l’aspect
de vérité nécessaire. Il y introduisait, en outre, des per-
sonnages connus, peints d’après nature.
C’était le succès presque assuré, question de talent à
part .
La scène a pour théâtre la Grand’Place de Bruxelles,
dont le décor vient puissamment en aide à l’effet de la
donnée. L’habile opération du pinceau, le coloris lumi-
neux, l’énergie des types firent le reste. On célébra
l’artiste en prôse et en vers; on frappa en son honneur
une médaille où son profil s’accolait à celui de Geefs, qui,
au Musée de Bruxelles, venait d’exposer la figure de la
Liberté, destinée à couronner le monument des martyrs de
la Révolution.
« Allez, voyez, jugez», écrivait le poète André Van Has-
selt. « Quand vous aurez regardé cette toile si pleine, si
riche, si palpitante; quand vous aurez senti des larmes
dans vos yeux et le frisson dans vos veines; quand vous
aurez eu froid et chaud en face de cette admirable créa-
tion ; quand votre tête vous fera mal devant ce splendide
et sublime poème, demandez-vous si l’on peut mieux
grouper, si l’on peut mieux dessiner, si l’on peut mieux
colorer, si, depuis Rubens, un peintre*a produit une chose
aussi belle, aussi grande, aussi complète ».
Aujourd’hui ce dithyrambe paraît déplacé. Il faut pour-
tant tenir compte de l’exaltation du moment, de ce qu’en-
traînait de conséquence le succès d’une œuvre si fran-
chement nationale. Le temps non plus que les courants
ï44
éphémères du goût n’ont enlevé à l’œuvre sa part légitime
d’intérêt. Bien au delà du Bourgmestre de Leyde, elle
contribua devant l’histoire à expliquer le renom de son
auteur. Pourtant si la foule se montra envers Wappers
prodigue de bravos, elle fit preuve, à son égard, aussi d’une
surprenante inconstance. L’écho des acclamations avait à
peine le temps de s’apaiser, que, dans le proche voisinage
du jeune chef d’école, le même public saluait en triom-
phateur un nouveau venu sur la scène artistique.
C’était d’ailleurs, il faut le dire, un fait prodigieux à si
bref intervalle, dans l’étroit milieu d’une province, mieux
encore d’une ville, de voir se renouveler, pour un artiste
de 20 ans, les transports d’enthousiasme soulevés la veille
par l’œuvre de Wappers.
Nicolas De Keyser était, l’élève de l’Académie d’An-
vers et de Van Brée. Il avait, disait-on, gardé les trou-
peaux dans son village natal, Santvliet. Comme Wappers,
aspirant malheureux au concours de Rome, attribué à
Wiertz, il s’en était allé comme Wappers poursuivre ses
études à Paris. Remarqué à des Salons précédents, il
exposait à Bruxelles, en 1836, une toile immense évoquant
un des faits d’armes les plus glorieux de l’histoire de
la Flandre au moyen âge, La Bataille des Éperons d’or
(11 juillet 1302). Dans les plaines de Groeninghe, les
milices flamandes avaient triomphé de la brillante cava-
lerie française. Le peintre rendait la sanglante mêlée avec
une énergie presque féroce. Il faisait puissamment appel
au sentiment de la foule. Si en France les ardeurs du
romantisme se modéraient, la Belgique, en revanche, leur
laissait libre carrière. On loua tout dans l’œuvre de
De Keyser, même ce qui méritait le moins d’être loué : la
valeur archéologique. « On allait jusqu’à prétendre que
les antiquaires les plus exigeants ne trouveraient pas une
observation critique à faire sur le costume, sur les armures
et sur les autres détails ». De Kevser fut le héros du
145 —
jour et, chose sans précédent, la ville de Courtrai alla
jusqu’à s’imposer le sacrifice de l’acquisition de sa toile
pour transmettre aux générations le souvenir de l’héroïsme
des Courtraisiens. Beau spectacle, en somme, celui d’une
population entraînée en état d’enthousiasme stimulé par
une œuvre d’art.
Chose faite pour montrer à quel point la balance de
l’opinion était influencée par les préoccupations du jour,
pas plus De Iveyser que Wappers ne devait retrouver par
la suite le succès des pages initiales de sa carrière.
« Bien souvent », dit Al vin, témoin de ces heures
d’enthousiasme, « c’était simplement à l’effet du contraste
qu’étaient dues les réputations. On vit des gens de bonne
foi s’engouer pour des productions de la dernière médio-
crité, par le seul motif qu’elles se distinguaient du reste
des peintures. On ne se demandait pas si l’originalité de
tel jeune artiste ne tenait pas uniquement aux incertitudes
de l’inexpérience... ». Bien plus encore en Belgique qu’en
France, « il semblait », comme dit Théophile Gautier,
« qu’on voulût retrouver le grand secret perdu, et cela était
vrai, on avait retrouvé la poésie ». C’était, parmi les artistes,
à qui mettrait sous les yeux de la foule les scènes les plus
pathétiques. Elisabeth d’ Angleterre, Marie Stuart, Ugo-
lin ; les héros de l’histoire nationale : Egmont, de Homes,
en fournissaient le thème préféré.
L’action de l’art français sur l’école belge se montrait
avec une entière évidence. Delaroche avait appris aux
peintres le chemin des bibliothèques et des collections
d’estampes, et les œuvres de Walter Scott, du bibliophile
Jacob, de Prosper Mérimée avaient, le théâtre aidant, mis
complètement à la mode le XVI e et le XVII e siècle.
C’était à qui ferait revivre quelque nom nouveau de l’his-
toire, mettrait en relief quelque action d’éclat, eût-elle
pour action des brigands calabrais, alors très en vogue.
Le chatoiement des étoffes, le resplendissement des cui-
II
10
— 146
rasses, l’éclat des épées, tout cela était en faveur. Les
victimes du duc d’Albe, les héroïsmes de l’histoire inté-
ressaient moins encore par l’étendue de leur malheur que
par la richesse de leur costume. Et comme il importait au
patriotisme belge de voir les faits de l’histoire nationale
revivre sous une forme impressionnante, les peintres y
allaient d’enthousiasme. L’intense production artistique
n’était pas sans nuire quelque peu au prestige de l’école.
Le nombre des appelés excédait de beaucoup celui des
élus. Les artistes se plaignaient de n’être pas appréciés,
de garder pour eux leurs œuvres; bien pis, ils se disaient
en butte au dénigrement systématique. Dès le Salon de
1836, d’ailleurs remarquable, très visiblement, s’était fait
jour l’antagonisme des groupes. « Il ne faut pas », écrivait
un journal, « que telle ou telle ville tienne avant tout à
produire des artistes qui aient pris naissance dans son
enceinte ; il faudrait que toutes applaudissent quand surgit
un artiste de mérite en Belgique, qu’elles ne recher-
chassent pas si l’homme qui se révèle par une composition
remarquable est Anversois, Liégeois, Gantois ou Tour-
naisien, mais qu’elles le considérassent comme Belge,
uniquement ».
Le mouvement séparatiste, en fait, se dessinait. L’écho
des acclamations, qui venait de saluer l'apparition de
De Iveyser, avait eu à peine le temps de s’apaiser que la
critique tressait des couronnes à Louis Gaulait.
Né à Tournai en 1810, De Paris, où il poursuivait
ses études, il envoyait au Salon de Bruxelles, avec le
portrait absolument remarquable de son ami le littérateur
Ed. Fétis, un tableau de dimensions restreintes, le Tasse
à Fer y are visité par Montaigne.
« Nous nous apprêtions à encourager l’élève, c’est le
maître qui se montre! » écrivait Alvin. On sut gré au
jeune artiste d’aspirer moins haut que la généralité
des débutants. Loin de vouloir, comme eux, s’imposer
— 147 —
à l’attention par l’immensité de sa toile, une discrétion
louable avait présidé à son effet. Ce mépris des artifices
vulgaires tranchait avec l’exubérance des jeunes gens
avides de notoriété, jaloux de conquérir les bravos par
l’audace d’entreprises au-dessus de leurs forces. C’était un
hommage au bon goût des connaisseurs. Pas n’était besoin
de solliciter leur attention par de vastes machines, par le
mouvement désordonné, par l’éclat des colorations, par des
artifices de palette. Tout au contraire, la gamme discrète
de l'œuvre la mettait d’accord avec la nature du sujet,
dont, en première ligne, l’expression devait avoir pour
effet de retenir le spectateur.
La scène évoquée par le peintre était d’ailleurs très
impressionnante. L’homme de génie, victime des rigueurs
du sort, victime peut-être de son génie même, Gallait
avait donné cette preuve de tact, qu’en choisissant sa
donnée il se savait capable de lui imprimer la forme
requise. Le peintre avait non seulement fait preuve d’une
sûreté remarquable, il avait, pour lui-même et pour
d’autres, résolu le délicat problème de faire jaillir d’une
scène la somme d’émotion voulue. L’art belge aurait à
compter avec lui.
Gallait, nature très fine, un peu narquoise, très pénétré
du caractère positif des choses, avait fait preuve d’une
singulière réceptivité. Tournaisien, il participait du carac-
tère français. S'il est impossible de ne pas tenir compte,
dans sa formation, de l’influence de son éducation première
sous un élève de David; de son passage par l’Académie
d’Anvers; de son séjour à Paris, où il étudia sous Ary
Scheffer, une part sérieuse doit être faite aussi à la persé-
vérance de son labeur. Non seulement il donnait à l’art de
son pays un nouveau relief : il lui ouvrait de nouveaux
horizons. On ne peut dire cependant que Gallait fut un
peintre de race. Si, pour ses coups d’essai, il voulut et
accomplit des coups de maître, il traverse l’école en isolé.
— 148 —
Par son bon goût, par la valeur de sa méthode, par le
choix souvent heureux de ses données, il réalise l’idéal
académique. La poésie de l’art lui fut étrangère, jugé dans
ses meilleures choses, il apparaît comme un esprit pon-
déré, un homme de bonne compagnie, sachant trouver pour
toute chose l’aspect le plus convenable, un artiste à l’abri
des élans qui furent l’origine de tout chef-d’œuvre et de
tant de mécomptes. On peut dire de Gallait qu’il n’eut
point de jeunesse. Il n’eut point le don d’entraîner la jeu-
nesse. On ne songerait à lui disputer la suprématie dans le
domaine où ses qualités faisaient son fort. Il devait réaliser
brillamment les promesses de ses débuts et ne connaître
que fort tard les défaillances inévitables d’une longue car-
rière.
Henri Decaisne, un Bruxellois, formé principalement
aux influences françaises, concourut à prouver pour l’artiste
le danger de trop bénévolement s’abandonner à des conve-
nances étrangères, au tempérament de sa race. La haute
culture intellectuelle du peintre semble avoir faussé ses
aspirations natives. Toute sa vie il gravita dans l’orbite de
Delaroche. Les succès qu’il fut à même de remporter sur
la scène parisienne, la faveur avec laquelle le jugea le
critique, les éloges de Lamartine et d’Alfred de Musset
ne donnent pas le change sur la secondaire valeur de sa
peinture. De bonne heure il s’était exilé de Belgique, où
les promesses sérieuses de ses débuts n’avaient été secondés
d’aucune manière par le pouvoir. Mis en relief par quelques
succès, il vit accueillir la proposition de créer, pour en
orner la salle des séances du Parlement, un vaste ensemble
décoratif représentant la Belgique couronnant ses enfants
illustres. Cette page d’agencement habile, mais d’excessive
froideur, ne reçut jamais la destination qu’avait rêvée pour
elle son auteur. Placée un certain temps au fond du local
où se faisaient les cérémonies officielles, — le Temple des
Augustins, — on pouvait, par le fait, lui reconnaître quelque
— M9
signifiance. Au Musée de Bruxelles, elle s’efface. Decaisne,
dont la carrière se prolongea jusqu’en 1858, appartient en
France aux fournisseurs attitrés des Galeries de Versailles.
Il mourut oublié de son pays. Oubliés bien d’autres
auxquels des œuvres prônées par la critique firent un pas-
sager relief !
A côté de De Kevser et de Gallait sur la valeur
J
desquels déjà se divisait la critique, le Salon de 1836
mit en relief des individualités destinées à laisser une
trace plus profonde dans les annales de l’art belge. Ferdi-
nand De Braekeleer et Henri Leys, le maître et l’élève,
faisaient appel au sentiment populaire par l’évocation
d’épisodes pas précisément glorieux de l’histoire natio-
nale : La Furie espagnole à Anvers et Le Massacre des
Magistrats de Louvain en 1378. D’aimables petites
scènes de la vie populaire avaient fait à De Braekeleer
une réputation méritée, quand aux approches de la cin-
quantaine il se souvint d’avoir été lauréat du concours de
Rome.
Pour Leys, il marchait avec conviction dans les voies
romantiques. Il moissonne presque autant de reproches
pour le désordre de sa composition que d’éloges pour la
richesse de son pinceau. A tout prendre, cet effort d’un
jeune homme de 20 ans donnait mieux que des pro-
messes. Le peintre avait fait sa trouée. La lithographie
répandit son image en même temps que celle de De Key-
ser et de Gallait; bref, il était en passe de devenir célèbre.
De Braekeleer, pour dépaysé qu’il fut dans son rôle
de peintre d’histoire, comptait parmi les représentants
estimés de l’art de son pays. Ancien élève de Van Brée,
il avait fait revivre, non sans succès, le genre humoristique
dont Jean Steen fut l’expression suprême. Parfois heureux
dans le choix de ses sujets, il trouvait dans l’Europe
entière des acheteurs empressés. De partout aussi accou-
raient les disciples attirés par sa vogue. Les premiers
tableaux de Leys se ressentent des leçons de cet artiste,
également son beau-frère; autant que les peintures de ce
dernier accusent l’influence de Van Brée, son initiateur,
De Braekeleer à qui l’on reprochait le peu de variété de
ses types et de ses effets, avait le pinceau habile, et les
mœurs du petit peuple anversois revivent dans son œuvre
avec fidélité. Même à ce point de vue, son exemple ne
demeura pas sans influence sur Henri de Braekeleer, son
fils, en qui nous aurons à saluer bientôt une des personna-
lités marquantes de l’école nationale.
« Toutes les médiocrités à part, il reste à la Belgique
quatre artistes dignes de rivaliser avec ceux de l’Europe »,
écrivait, en 1836, M. Victor Schoelcher, dans la Revue de
Paris, « M. Geefs a taillé de belles statues; M. Verboeck-
hoven est venu jusqu’au Louvre, et nous savons que per-
sonne entre nous ne le peut égaler dans sa belle manière
de faire les animaux; M. Wappers est connu partout où
l’on s’occupe de peinture, et pour n’être pas un génie
capable de succéder à Rubens, comme ses compatriotes
font semblant de le croire, ce n’est pas moins un homme
de grande distinction». « Mais », ajoute le critique français,
« un artiste vraiment supérieur et dont le nom résonnera
bientôt, c’est M. Madou ».
L’artiste dont il s’agit, Bruxellois de naissance, s’était
fait surtout connaître par ses dessins à l’aquarelle et des
lithographies.
Agé de 40 ans, il venait précisément de donner la
mesure de son talent par les premières planches d’un
grand ouvrage : Physionomie de la Société en Europe
depuis le XI V e siècle jusqu’à nos jours. Il ne devait
prendre le pinceau que fort tard. L’influence de sa tech-
nique, le bon goût dans le choix et l’agencement de ses
données permettaient de le comprendre parmi les notabi-
lités de l’école. La conception même de la Physionomie
de la Société en Europe, mettait en relief le caractère
sérieux du talent de son auteur. Faire revivre dans l’exacte
physionomie des périodes successives de l’histoire, depuis
le moyen âge; retracer à la fois leurs costumes, leurs armes
et jusqu’à leurs tvpes et leurs gestes, ce ne pouvait être là
que le fait d’un talent très sûr de soi, assuré aussi de
triompher de l’entreprise. Madou se tira d’affaire non
seulement en archéologue, mais en artiste. On peut dire
que chacune de ces scènes est un tableau complet, et, si
haute que soit la science du détail, répandue dans tout
l'ensemble, elle se subordonne aux nécessités de l’effet et
de l’expression.
Avec Wappers, Gallait, De Keyser et Verboeckhoven,
Madou remporta la médaille d’or au .Salon de 1836.
Disons que sous le titre : Les quatre derniers siècles,
M. Henri Havard a pu donner, en 1879, une édition nou-
velle de l’œuvre de Madou, d’après les dessins originaux
de ses planches, appartenant au Musée Fodor à Amster-
dam.
Le nom de Verboeckhoven avait son retentissement dans
l’Europe comme ses œuvres trouvaient accès aux collec-
tions des amateurs les plus opulents. A l’àge de 25 ans,
membre de l’Académie d’Amsterdam, le nombre de ses
succès égalait celui de ses œuvres. La précision du dessin,
une technique d’adresse surprenante faisaient de son Convoi
de chevaux attaqué par des loups, une œuvre de portée
considérable. Cette peinture, aujourd’hui au Musée d’Am-
sterdam, n’a point cessé d’être digne de l’attention des
connaisseurs.
— 152 —
III
LA RENAISSANCE DE L’ÉCOLE FLAMANDE
LES TABLEAUX HISTORIQUES
Wiertz et le Patrocle . — Gallait et Y Abdication de Char les- Quint. — De Biefve
et le Compromis des Nobles. — Slingeneyer et le Vengeur.
« L’amour de la patrie avait éveillé l’amour de l’art », a
écrit Wiertz. En effet, par le ciseau comme par le pinceau,
les Belges avaient rivalisé d’efforts pour affirmer devant
l’Europe la puissance de la liberté. L’apparition, en 1839,
de la première toile du peintre dont le nom vient de
passer sous notre plume, donnait un relief de plus à ce
qu’on aimait à désigner comme la « renaissance de l’école
flamande ».
Wiertz comme Gallait, Wallon d’origine, avait passé
par l’Académie d’Anvers. Il était devenu un fanatique de
Rubens. En cette grande figure se résumait pour lui l’art
national tout entier. « On criait Vive la Belgique! on
criait Vive Rubens! » dit-il en rappelant le mouvement
de 1830. Premier lauréat du concours de Rome de la
Belgique indépendante, il avait brossé dans la ville éter-
nelle une page immense : Les Grecs et les Troyens se
disputant le corps de Patrocle. Camuccini et Thorwaldsen
lui avaient prodigué leurs éloges, ratifiés par l’Académie
pontificale de Saint-Luc, laquelle, peu prodigue de pareil
honneur, ouvrit ses portes à ce qu’il est permis d’appeler
le débutant. D’abord exposée à Paris, la vaste page y
obtint à peine un succès d’estime. Ce fut pour Wiertz
une déception dont les effets ne furent atténués ni par
*53 —
l’enthousiasme de ses compatriotes ni par les hommages
de ses admirateurs. Si peu préparé qu’il fût pour la lutte,
sa vie ultérieure garde l’empreinte du mécompte initial.
Outre qu’il avait trop présumé de ses forces, l'artiste
avait bénévolement envisagé comme réalisable le retour
vers un passé artistique dont les mœurs et les institutions
de son temps interdisaient la possibilité, particulièrement
en Belgique.
Jusqu’aux exaltations fougueuses même de son tempé-
rament, tout devait concourir à laisser sans lendemain le
premier et généreux effort de son pinceau.
Le Patrocle le mieux pondéré des conceptions du maître
n’était pas sans se ressentir de l’étude de Michel-Ange.
« Il puise ses effets dans une imagination vagabonde »,
avait dit le Courrier français parlant du peintre. « Les
figures, grandes outre mesure, puissamment modelées,
étalent des nus que jamais la nature ne donne, mais qui,
dans leur grandeur barbare, ont quelque parenté bâtarde
avec les rudes créations de Michel-Ange ». La sévérité
du jugement était tempérée un peu par ces mots : « Les
artistes verront avec intérêt ce chaos qui n’est pas le néant
et ils applaudiront aux efforts aventureux d’un confrère,
qui, pour faire bien, devra faire autrement, mais sans se
dépouiller de ce qu’il y a en lui de véritable originalité ».
Mais Wiertz ne fit pas autrement. S’il mérita l’estime
par l’élévation de ses vues, il ne put donner le change sur
la faiblesse d’une technique dont les visées décoratives
donnent plus de relief à son insuffisance. La chose ne
ressortait pas seulement de sa vaste toile, mais d’autres
productions de grandeur moins inusitées : un Christ au
tombeau, triptyque ayant pour volets V Ange du mal et
Eve apres le péché. Entreprendre ainsi de continuer les
maîtres principaux de Flandre et d’Italie, c’était même en
cas de réussite se préparer à un échec. La hauteur des inten-
tions ne pouvait suffire à racheter la faiblesse des moyens.
— i54 ~
On prodigua l’éloge au Génie du mal, oubliant que
d’autres maîtres avant Wiertz avaient conçu ainsi l ’ Ange
déchu. En général, on s’accoutuma à voir dans le peintre
un excentrique. Opinion qui s’accrédita même tout à fait
quand on le vit mettre au concours entre littérateurs la
question : « L’influence pernicieuse du journalisme sur les
arts et sur les lettres. »
Il se trouva des gens pour prendre au sérieux la boutade.
Des mémoires furent soumis au jury d’artistes constitué
par Wiertz et qui, après le refus de Wappers, De Keyser,
Gallait, Decaisne, Verboeckhoven d’en faire partie, se
composa, finalement, de noms plus obscurs. La palme
échut à L. Labarre, journaliste lui-même, et le prix ne fut
autre que le Patrocle, devenu depuis la propriété du Musée
de Liège.
W iertz, on le voit, ne craignait pas de se singulariser.
Remarquablement doué comme écrivain, il eut l’occasion
de se signaler comme tel, en 1840, par un Eloge de
Rubens, couronné au concours ouvert à Anvers à l’occa-
sion du jubilé biséculaire de la mort du grand peintre. Ce
morceau littéraire, d’une belle envolée de style, fut publié
pour la première fois en 1858.
Le prix attribué à un artiste, à celui précisément qui
semblait s’être donné pour mission de remettre en honneur
les principes du maître, c’était un événement destiné à
donner au nom de Wiertz le plus honorable relief. Au
prix vint se joindre la Croix de l’Ordre de Léopold,
jusqu’alors rarement conférée aux artistes.
A la tête d’une académie, pourvu de moyens de faire
prévaloir ses. vues, Wiertz, par ses aptitudes variées, par
son entraînante éloquence, par la chaleur de ses convic-
tions, pouvait exercer une action féconde sur la marche des
arts en son pays. Il fut question de lui pour la direction de
l’Académie d’Anvers à la mort de Van Brée. La place
échut tout naturellement à Wappers, premier professeur,
que ses élèves suivaient avec enthousiasme.
L’école de Bruxelles, dirigée par Navez d’après les
principes classiques, occupait dans la hiérarchie un rang
secondaire. Sa dotation était moindre; on n’y enseignait
pas la peinture. Les élèves de Navez, comme ceux de
Wappers, étaient nombreux, et tandis que l’atelier d’Anvers
formait d’habiles ouvriers du pinceau, celui de Bruxelles
était la pépinière de quelques-uns des représentants les
plus distingués de l’art belge.
L'action gouvernementale s’exercait principalement par
voie de commandes. Elle fit éclore plus d'une page impor-
tante, non pas seulement dans l’ordre des données histo-
riques, — ce qui aboutissait à créer un art officiel, — mais
aussi dans les genres où s’était manifesté avec le plus de
bonheur le talent des artistes.
Bien qu’à certains égards les vues de Wiertz n’étaient
pas adverses à l’application de ce système, le Gouverne-
ment tenait surtout à faire en sorte que les travaux issus
de ses commandes eussent une portée nationale. Après
tout ce n’était pas un spectacle sans grandeur que celui
d’un Etat, à peine sorti d’une crise redoutable, se préoccu-
pant de faire concourir les beaux-arts à l’expression de la
vérité de l’esprit public.
L’exemple était parti de France. Par la création des.
Galeries de Versailles, la monarchie de juillet avait
donné l’essor à une forme de production artistique assez
clairement définie par le titre de « peinture d’histoire ».
Il fallait, pour y réussir, des aptitudes variées ; un pinceau
adroit, assez d’entente de l’effet décoratif; au fond, le
genre était purement artificiel. Il aboutissait à créer un
art de circonstance. L’artiste bornait son rôle à une mise
en scène ingénieuse, à une précision relative du costume
et des accessoires, se dépensait en efforts pour ne donner
jamais à la foule qu’une représentation faussée, tout au
moins conventionnelle, des faits de l’histoire.
Nous avons vu le roi des Pays-Bas faire appel à divers
— 156 ~
artistes pour retracer des faits glorieux de l’histoire de la
maison d’Orange. Odevaere, Van Brée, Paelinck trou-
vèrent ainsi l’occasion des plus vastes et des plus insuffi-
santes créations de leur pinceau. L’Etat belge fut mieux
servi. Le temps n’a pas respecté toujours les jugements
portés à l’origine sur plus d’une œuvre éclose aux rayons
du soleil budgétaire; le genre officiel pourtant, comme les
autres, permit à la Belgique de se signaler aux nations
comme un foyer de production artistique d’importance
considérable.
Wappers ne connut par la suite aucun succès compa-
rable à celui de Y Épisode des Journées de Septembre ;
De Iveyser ne vit pas le retour des explosions d’enthou-
siasme provoquées par l’apparition de la Bataille des
Eperons d'or. Ils jouissaient toutefois l’un et l’autre d’un
prestige considérable, aussi bien à l’étranger que dans leur
pays. Le roi Guillaume lui-même favorisait de ses com-
mandes les artistes de ses anciennes provinces. De Keyser
ayant exposé à La Haye, en 1839, sa Bataille des Éperons,
eut à peindre pour le roi la Bataille de Nieuport. L’œu-
vre ayant été présentée au monarque, celui-ci y attacha la
Croix de son ordre, avec les mots : « j’aime à décorer sur
le champ de bataille ! »
A Anvers, la reine Victoria, accompagnée du prince
Albert, ayant rendu officiellement visite au roi des Belges
en 1843, le couple royal se rendit chez Wappers, dans sa
propre demeure, renouvelant ainsi, à deux siècles d’inter-
valle, l’honneur fait à Rubens par Marie de Médicis.
Le relief de l’école belge s’accrut encore par l’appari-
tion, en 1841, de deux vastes toiles retraçant des faits
mémorables de l’histoire nationale, pages commandées
par l’Etat : Y Abdication de Charles-Quint et le Compro-
mis des Nobles ; la première émanait de Louis Gallait, la
seconde d’Edouard de Biefve. Il plaisait à la foule de voir
évoquer, sous des couleurs séduisantes, les actes de ses
157 —
ancêtres. Si dans les œuvres il n’y avait point égalité de
mérite, il y avait communauté d’intentions; souvent cela
suffisait. Le passé revivait avec la solennité voulue pour
impressionner le public des expositions. A ce premier et
incontestable attrait se joignait en l’espèce la valeur des
productions elles-mêmes.
Créées à Paris, l’une et l’autre, elles accusent d’une ma-
nière très précise l’influence du courant français. L’œuvre
de Gallait, par son arrangement habile, par le choix de ses
tonalités, par son caractère pompeux, par la disposition
heureuse des groupes, s’imposait à l’admiration du public.
Elle méritait les suffrages des artistes par son élégance,
par le choix heureux des types, par l’habile distribution
des rôles, si l’on peut ainsi s’exprimer.
La critique a pu faire observer depuis le côté artificiel
de cette accumulation de costumes d’apparat, nullement
conforme à l’esprit de l’histoire et certainement contraire
à la gravité de la scène qui s’accomplit sous ses yeux.
Mais la Belgique s’était souvent contentée, dans les
œuvres similaires, d’un à peu près plus ou moins honorable.
L’œuvre de Gallait se présentait à elle comme l’accom-
plissement de ce dont elle n’avait eu que l’apparence.
Tandis que les uns — et c’était le grand nombre — se
plaisaient à y signaler la splendeur du coloris « flamand »,
les autres, avec complaisance, identifiaient, parmi les
acteurs de la scène, autant de portraits fidèles des notabi-
lités qu’avait réunies à Bruxelles l’acte mémorable accom-
pli par le vieil empereur. De même que les exigences de
l’art, l’amour-propre national recevait satisfaction.
Qu’à un titre quelconque y apparût ici la traditibn
flamande, on ne pouvait le prétendre. L’influence des
maîtres vénitiens, combinée avec la méthode des représen-
tants en vogue de l’école française, donnait à l’ensemble
une physionomie plutôt exotique. L’œuvre de de Grevedon
et d’Achille Deveria n’offre rien de plus aimable que la
partie féminine de la vaste scène ordonnée avec l’adresse
d’un Jacquand.
La Belgique pourtant était en droit de revendiquer -le
peintre avec orgueil, mieux encore, de le proposer en
exemple à ses nationaux pour la distinction de ses types,
la correction de son dessin, la supérieure entente de
l’effet. Et Gallait fut glorifié de toutes les manières. Les
poètes accordèrent leur lyre en son honneur (*) ; on le
couronna d’or ; le Gouvernement lui décerna la Croix de
l’Ordre de Léopold, — il portait déjà la Légion d’hon-
neur; — la ville de Gand lui fit frapper une médaille d’or;
Tournai, sa ville natale, lui offrit une caisse d’argenterie.
On peut dire qu’aucune forme d’hommage ne lui fut épar-
gnée et, sachons le reconnaître, il les mérita.
L’apparition simultanée de X Abdication de Charles-
Quint et le Compromis des Nobles concourait, en quelque
mesure encore, à rehausser la valeur de l’œuvre de Gallait.
De Biefve, comme son confrère tournaisien, comme
Decaisne, son concitoven, s’était, par un long séjour à
Paris, imprégné du goût régnant en France en matière
d'art officiel. Par sa distribution générale, l’épisode du
Compromis des Nobles devient une simple scène de
théâtre. L’ordonnance ne manque point de tenue, ni le
groupement de quelque fierté. Le coloris, par sa sobriété,
concourt au sérieux de l’épisode. Ces qualités n’empêchent
l’impression générale d’être fort bien traduite par l’expres-
sion de Pfau : « un cabinet de figures de cire ». Le con-
traste était en somme tout à l'avantage de Gallait.
Si l’œuvre de De Biefve n’alla pas aux nues, elle parla
p) Voici un échantillon d’un de ces épigrammes :
Jeune encor, d’un vol sûr il s’élève à la gloire,
Montaigne et Charles-Quint à l’envi l’ont porté,
Plus heureux que celui dont il peignit l’histoire,
11 n’abdiquera pas son immortalité.
— i59 —
néanmoins avec éloquence aux masses et concourut au
relief de l’art belge. On assistait par elle au prologue des
luttes héroïques soutenues pour la liberté de conscience
inscrites dans la constitution, et la valeur subjective de
l’œuvre concourait à rehausser son mérite intrinsèque.
De Biefve eut sa part de la glorification de Gallait; une
médaille fut frappée à son effigie par le Conseil provincial,
tandis que Bruxelles commémorait le souvenir du reten-
tissant succès d’un de ses fils par un vase en vermeil revêtu
d’une inscription appropriée.
L’Europe, à son tour, acclama les deux peintres belges.
Dans les principales villes d’Allemagne X Abdication et le
Compromis, exhibés de compagnie, valurent à leurs auteurs
de rententissants triomphes. Dans l’histoire de l’art alle-
mand leur apparition marque le point de départ d’un
mouvement très accentué en faveur d'une technique plus
conforme aux exigences de l’effet et à plus de précision
dans le rendu des choses. A Berlin, la Galerie Nationale;
à Francfort, la Galerie Stadel, montrent, en réduction,
les fameuses toiles, et d’Allemagne vinrent à leurs auteurs
des commandes importantes.
Tout cela sans doute procurait à l'art belge le plus
honorable relief, mais on perdait de vue qu’en somme il
le devait à deux peintres formés, pour une bonne part, à
l’exemple de leurs confrères parisiens. De Biefve songeait
si peu à le nier qu'il faisait suivre sa signature d’un gigan-
tesque « Paris » au bas de la page qui, pour son pays et
lui-même, devait rester sans lendemain.
Aux jeunes rêvant de se signaler, l’exemple de Gallait
et de De Biefve, davantage encore celui de Wiertz, étaient
d’un stimulant médiocre. Seule l’action gouvernementale
semblait pouvoir ouvrir à l’artiste les voies de la célé-
brité. Il n’était donné qu’au petit nombre d’entreprendre,
sans autres ressources que les siennes propres, les vastes
pages seules réputées dignes du talent. Sauf peut-être
— i6o —
l’épisode du Vaisseau « Le Vengeur », exposé en 1842 par
Slingeneyer, un élève de Wappers, nulle page saillante ne
mit en relief une tendance ou une personnalité nouvelle.
Un critique belge du temps, M. Eug. Robin, constate le
fait. Il en attribue la cause aux éloges prodigués sans
mesure. « Cette vérité reconnue par tout le monde », dit-il,
« est une des principales causes sinon de la décadence de
l’art en Belgique, du moins de son peu de progrès depuis
quelques années ».
Le Vengeur, aujourd’hui au Musée de Cologne, tran-
chait par son énergie sur l’ensemble des choses banales
étalées aux yeux du public. On fit au peintre le reproche
de s’être inspiré du Radeau de la Méduse, de Géricault.
C’était véritable. Pourtant, si l’on songe que l’auteur
n’avait pas 20 ans, de légitimes espérances pouvaient se
fonder sur son avenir.
Cramponnés à un tronçon de mât, les survivants du
vaisseau français lancent à l’ennemi, avec emphase, mais
non sans grandeur, un suprême défi. Ils descendent dans
l’abîme en brandissant le drapeau de la République.
Wiertz, méconnaissant ses. théories sur l’influence
funeste de la critique, faisait lui-même paraître une revue
de salon où figuraient ses propres œuvres. De justes éloges
étaient attribués à son jeune confrère dont, semble-t-il,
l’œuvre 11’est pas sans se ressentir de l’influence du
Patrocle.
La Révolte des enfers 'contre le ciel, la plus vaste des
pages de Wiertz, avait été exposée par son auteur comme
une dépendance de l’exposition. L’artiste y ajoutait
d’autres toiles dont une immense carotte où fourmillent
les insectes. C’était selon l’auteur un produit de « patien-
tiotype ».
L’instrument permettait au plus médiocre des artistes
de donner à ses œuvres le plus précieux fini. Tout cela
n’était pas bien sérieux, d’autant que, selon Wiertz, « bien
1 6 r —
faire n’est qu’une question de temps ». En exposant peu
après l 'Age d’or et le Rideau d’alcove, l’artiste faisait
suivre leurs titres de la mention que « ne s’occupant point
de l’art dans un but matériel, ses ouvrages ne sont pas à
vendre ».
Wiertz était sans fortune. Il disposait, à titre gratuit, de
vastes locaux mis à sa disposition soit par la municipalité,
soit par leurs propriétaires. Ses seules œuvres rétribuées
étaient des portraits, interprétés le plus bourgeoisement
du monde.
Sa popularité auprès des artistes le cédait à son prestige
auprès des lettrés et de la foule. Il ne pouvait donner le
change aux hommes du métier sur la pauvreté de sa
technique.
L’opiniâtreté de ses efforts ne parvint jamais à le
mettre en possession des moyens nécessaires à une réali-
sation complète de son idéal. Des peintres de sa géné-
ration, Vieillevoye, notamment, wallon, fortuné, comme
lui à l’école d’Anvers, se montrèrent grandement ses
supérieurs sous ce rapport. Le Musée de Liège possède de
Vieillevoye des morceaux de peinture remarquablement
venus.
Wiertz relit son Patrocle en 1845; il repeignit de même
sa Révolte des enfers contre le ciel, après 1847. Le Musée
de Liège, à qui cette toile appartenait, en fut ainsi frustré.
Le peintre se faisait l'illusion de dire que : « A chaque
reprise l’œuvre devient meilleure. Recommencer cent
fois, c’est faire cent fois mieux; faire bien n’est qu’une
question de temps ».
L’œuvre de Wiertz se ressent d’une manière visible de
ces tâtonnements. Peu coloriste, au fond, peu adroit aussi
de son pinceau, il ne pouvait que perdre à vouloir se
mesurer au plus illustre des coloristes, au plus habile opé-
rateur de l’art flamand, à Rubens. Malgré tout le mal qu’il
put dire de la critique, Wiertz lui fut très grandement
I
1 62 —
redevable. « Quand on a crié aux oreilles d’un artiste et
sur tous les tons connus, voire inconnus : Votre œuvre
est belle, votre œuvre est sublime ! Quand vous avez
couronné son front et orné sa poitrine; quand chacun s’est
incliné devant lui, il doit naturellement se dire : Déci-
dément je suis un bien grand homme! Et avouez qu’il a le
droit de tenir ce langage. »
Ainsi s’exprimait M. Eug. Robin. Ce qui ne l’empêchait
pas d’écrire ces lignes : « Que votre courage et votre
stoïcisme ne se démentent pas M. Wiertz et peut-être
votre pays vous devra un jour la résurrection d’un genre
de peinture qui a quitté la terre avec l’âme de Michel-
Ange ! »
ON CROIT POUR LE PROGRES DE L’ART
OUE LES EXPOSITIONS SONT TROP RAPPROCHÉES
L’accalmie. — Henri Levs et le Prêche de 1566. — Institution du Musée de
peinture et de sculpture de l’État. — La Révolution de 1848. — Ses consé-
quences pour l’art belge. — Le Cercle artistique et littéraire de Bruxelles. —
L’Exposition nationale des beaux-arts. — La nouvelle génération. —
Édouard Hamman : Vêsale. — J. -B. Van Evcken : L’ Abondance, — J. Por-
taels : La Sécheresse en Judée. — Alexandre Robert : Luca Signore/li
peignant son fils mort.
L’art belge, par malheur, ne donnait aucun signe de
progrès. La chose était à ce point manifeste qu’on chercha
à pénétrer la cause du mal, que même il fut question au
Parlement des moyens d’v porter remède. On trouva les
expositions trop nombreuses, trop rapprochées. Leur fré-
quence encourageait la production hâtive. Naturellement
les expositions entraînaient à les peupler de façon quel-
conque ; le public était avide du nouveau; les sociétés
« pour l’encouragement des beaux-arts » travaillaient au
mieux à le satisfaire. L’artiste qu’un succès avait mis en
relief était tenu de reparaître avec une œuvre également
attrayante, également habile. S’abstenait-il, on le lui impu-
tait à grief. « Succès oblige », c’était la formule en usage
auprès des critiques. Et puisque la foule réclamait du
neuf, on s’ingéniait à la satisfaire en lui livrant des travaux
sommaires, de médiocres redites. L’œuvre d’art s’abattait
au niveau du produit mercantile. Pour remédier à cet
état de choses, on proposa de porter de trois à cinq ans
l’intervalle entre les expositions officielles. Le système ne
fut pas appliqué. Etant donné d’ailleurs que les pouvoirs
travaillaient de tontes leurs forces à accroître le nombre
des artistes par la multiplicité des écoles que par la gra-
tuité de l’enseignement, le remède devait fatalement
l'emporter sur le mérite. Il fallait de l’art à la portée de
tous les goûts comme de toutes les bourses. En fait, les
expositions étaient et ne pouvaient être que des foires.
*
* *
L’année 1845 vit le patrimoine artistique de la nation
s’enrichir d’une création d’importance considérable. Elle
avait pour auteur Henri Leys, et pour sujet : Le Rétablis-
sement du culte à Notre-Dame d’ Anvers en 1566. L’œuvre
n’était pas grande et, nonobstant l’importance historique
de la donnée, ne prétendait pas s’imposer à l’attention.
Cela même constituait un progrès. Progrès pour l’artiste,
progrès pour le public.
Très préoccupé du pittoresque, le peintre avait appelé
à son aide les puissantes ressources d’une palette extra-
ordinairement riche, et sans viser à l’archaïsme s’était
large ment pénétré de l’esprit de l’époque évoquée par son
œuvre. Les puristes allaient colportant qu’il ne savait pas
dessiner ; que ses études à l’Académie avaient été
médiocres. En attendant, son œuvre dévoilait à l’art
national de nouveaux horizons. Leys donnait surtout
l’exemple rare et salutaire de ne point forcer son talent.
Sans outrer l’effet, sans heurter les vues courantes, il allait
nettement à l’encontre des théories d’école, donnait le pas
à son individualité sur les exigences du dogmatisme. On
eût dit que, soudainement, l’école belge acquît conscience
d’elle-même.
La chose devenait plus frappante par le voisinage d’un
contingent fourni de peintures de Navez. C’était la grande
toile de l’église de la ville basse de Charleroi, Notre-Dame
des affligés. C’était, en plus, la meilleure œuvre du maître,
I^es Fileuses de Lundi (à la nouvelle Pinacothèque de
Munich), page gracieuse et vivante jugée digne d’éloge
même par les adversaires du peintre. Pour combien inter-
venait ici le souvenir de Schnetz et de Léopold Robert?
A Bruxelles, la jeunesse artistique, sans se désintéresser
d’ailleurs du mouvement, avait laissé aux ateliers anversois
le monopole du romantisme. Navez, fidèle inébranlable-
ment aux théories de son maître, en faisait la base de son
enseignement.
L'opposition de Wiertz, celle même de Gallait avaient
été pour ses élèves à peine mieux que des incidents.
Faire abandon, pour suivre le premier, de ce qui constitue
la joie de vivre, et cela en faveur d’une renommée problé-
matique; il n’y avait pas là de quoi stimuler la jeunesse.
Gallait, lui, se signalait surtout par les qualités de la
technique. Les œuvres brillantes, issues de son pinceau,
dissimulaient mal un labeur opiniâtre. L’art de Leys, très
simple, très écrit outre cela, très directement fondé sur
l’observation de la nature, devait être bientôt en grande
faveur, non pas seulement auprès du public^ mais dans les
ateliers. L’esprit national s’v affirmait sans détour.
A peu de mois près l’apparition du Prêche, — c’était le
titre courant de l’œuvre de Levs, — concordait avec la
fondation par l’Etat, du Musée de peinture et de sculpture.
Les ouvrages nés de commandes officielles, trouvèrent
un emplacement normal et, sans cesse accessible au public,
allaient lui permettre de suivre de plus près la marche
des arts.
L’Etat belge avait assumé la direction des beaux-arts.
Disposant des ressources des budgets, il était par voie de
conséquence l’inspirateur de l’artiste, devenu ainsi le servi-
teur de ses volontés, pour ne pas dire le courtisan de ses
finances. « Grâce à vous, hommes du pouvoir », écrivait,
en 1848, un organe important, la Revue de Belgique , « tout
homme à qui le ciel accorde le feu sacré se retire dans
quelque retraite solitaire, ou va porter son talent à
l’étranger. L’obscurité, l’exil même lui paraissant préfé-
rable à une place à côté des médiocrités jalouses auxquelles
le savoir faire et l’intrigue tiennent lieu de mérite. »
1 66
En fait, les œuvres les plus marquantes du Salon qui
venait de s’ouvrir n’étaient point de celles que son inten-
tion eût fait éclore.
L’heure était solennelle. La Belgique avait vaillamment
résisté à la tourmente qui, jusque dans ses bases, avait
ébranlé une partie de l’Europe. La sagesse du roi, l’atta-
chement du peuple au régime issu de la Révolution avaient
conjuré le péril. « La liberté, pour faire le tour du monde,
n’a pas besoin de passer par la Belgique », avait pu dire un
député aux applaudissements de la Chambre.
L’exposition s’ouvrait dans la galerie du Musée de
peinture. Le Cercle artistique et littéraire de Bruxelles, de
constitution récente, avait fait entendre contre ce système
suranné une énergique et légitime protestation. Les toiles
du Musée étaient, durant plusieurs mois, soustraites à
l’étude des artistes et à l’attention des foules. La démarche
n’eut point de suite. En revanche, la « Direction des beaux-
arts », pour donner un gage des vues libérales du Gouver-
nement, conviait les exposants à élire leur jury d’admission,
de placement et des récompenses. C’était le système inau-
guré à Paris.
Si les œuvres marquantes furent en petit nombre, la
tendance générale fut jugée meilleure. « Le culte de la
matière compte moins de fidèles », disait la Revue de Bel-
gique. « On comprend qu’il ne suffit pas d'être coloriste,
qu’il faut être penseur, avoir des idées. Puisque tout le
monde reconnaît que l’école d’Anvers fait fausse route, —
nous adorions le veau d’or, — nos yeux se dessillent et
nous nous décidons, un peu tard il est vrai, à renier nos
erreurs ».
Tout cela était assez vaguement indiqué ; on constatait
toutefois, à défaut de plus d’adresse, plus de sincérité
dans le rendu de la nature. Au reste, l’étranger était en
force. L’école française, comme l’école hollandaise, com-
prenait, dans tous les genres, des morceaux de sérieuse
portée artistique. La Jane Shore, de Robert Fleury,
contrastait, par sa discrétion, avec l’emphase des sujets
analogues issus du pinceau des peintres belges. La sensa-
tion produite fut suffisante pour amener un commencement
de réaction.
Gallait, par les Derniers moments du comte d’ Egmont,
à la Galerie Nationale de Berlin, la Tentation, au roi
des Belges, enfin le Portrait de la femme et de l’enfant
du peintre, au Musée de Bruxelles, parlait à son pays un
langage absolument inconnu. La correction du dessin, la
noblesse des attitudes, la richesse des colorations s'unis-
saient pour faire de ces œuvres des productions frappantes
et remarquablement supérieures à celles parues jusqu’alors.
Très influencé toujours par Paul de la Roche, le régis-
seur attitré de la scène artistique du temps, le peintre
tournaisien ne se bornait pas à endosser un vêtement
d’emprunt. Son long séjour à Paris l’avait largement
pénétré sans doute de l’esprit français. Mais Wappers,
De Keyser, Navez surtout auraient été mal venus à se
dire plus indépendants.
Parmi les œuvres exposées par Navez, plusieurs se
rangent au nombre des plus considérables de sa carrière.
L’immense Assomption de la Vierge, pour Sainte-Gudule
à Bruxelles, la Sainte Famille, au Musée d’Anvers,
l’ Enfant malade, à la Galerie Nationale à Berlin, sont
des morceaux de haute conscience. On est surpris, toute-
fois, de rétrograder par eux à une période devenue
presque historique au moment de leur apparition. Il était
beau, sans doute, de trouver le peintre toujours fidèle à
ses principes. Malheureusement il manquait à ce peintre
l’adresse et le bon goût pour les remettre en faveur,
La scène artistique, toujours occupée par les anciens
premiers rôles, ne voyait surgir que de loin en loin quelque
figure d’originalité suffisante pour laisser un souvenir. Un
1 68 —
ancien élève de De Keyser, Édouard Hamman, d’Ostende,
né en 1820, put donner un honorable relief à son nom par
une toile à la fois conçue et habilement exécutée. Il s’agit
de Vésale, appartenant aujourd’hui au Musée de Marseille.
Comme bien d’autres, Hamman s’était fixé à Paris. L’in-
fluence de Robert Fleury était plus apparente encore dans
son œuvre que celle de son maître. Son sujet était du
reste impressionnant. Le jour était lointain où les peintres
de la Hollande pourraient montrer, opérant devant un
nombreux auditoire, les anatomistes en renom. Dans
l’ingénieuse conception de Hamman, Vésale, âgé de
28 ans à peine, brave les rigueurs de l’Inquisition. Il veut
sonder le mystère de la conception du corps humain,
porter le scalpel dans les chairs du cadavre étendu sur la
table de dissection. A ce moment ses yeux s’arrêtent sur
le crucifix. Il prend à témoin le divin martyr de la pureté
de ses intentions. Par les volets mal clos un jour mysté-
rieux, à peine une lueur, éclaire cette scène d’un puissant
intérêt dramatique.
Vésale, un moment, fit de son auteur le plus populaire
des peintres. Enfant de Bruxelles, le fameux médecin
appartenait aux grandes figures de l’histoire nationale.
Depuis peu d’années, sa statue, œuvre de Joseph Geefs,
se dressait sur une des places de Bruxelles.
Tandis que le succès de son ancien élève faisait hon-
neur à De Keyser, Navez, pour sa part, trouvait en
J. -B. Van Eycken et en Alexandre Robert de très hono-
rables représentants de son école.
Van Eycken était de Bruxelles. Il y avait vu le jour
en 1809. Sa toile intitulée l 'Abondance de 1847 , aujourd’hui
dans la Galerie royale d’Angleterre, à défaut d’une haute
puissance d’exécution, avait des qualités d’arrangement et
de bon goût. Une femme des champs, gracieuse et sou-
riante, contemple ses jumeaux endormis dans une corbeille,
parée à la mode italienne, de pampres, de roses et d’épis
169 —
mûrs. Dans le lointain, les tours de Bruxelles. On n’en
était pas encore à distinguer la beauté rustique de la
beauté conventionnelle. Millet et Bastien Le Page étaient
à venir.
Pour le quart d’heure c’est Winterhalter qui régit le
type de beauté féminine. Avant tout autre c’est de lui
que paraît s’être inspiré Van Eycken. Sa nature le portait
vers l’élégie : La Chute des feuilles, Le Dernier Chant
de sainte Cécile, La Femme .du prisonnier lui valurent
d’honorables succès.
Il était, au moment de sa mort, professeur à l’Académie
de Bruxelles. Ses funérailles furent impressionnantes.
Une neige épaisse couvrait la terre. Un des plus jeunes
condisciples du défunt, Charles De Groux, lui-même voué
à une lin précoce, en devait faire le sujet d’une de ses
peintures les plus profondément émues.
Alexandre Robert, comme son maître, vit le jour au
pays de Charleroi. De Rome, il datait un tableau apparte-
nant au Musée de Bruxelles : Signorelli peignant son fis
mort. C’était se mettre en parallèle avec Léon Cogniet
dont une page de conception similaire, le Tintoret pei-
gnant sa fille morte, avait été exposée en Belgique peu
d’années auparavant. Un dessin correct et appuyé par un
coloris sobre mettait, à vrai dire, en relief, plus de
volonté que de tempérament. Mais le peintre était homme
de goût et d’éducation; il dut à ces deux qualités de
sérieux succès comme portraitiste. Une œuvre de lui,
datée de 1849, ^Jn Regret (Musée de Gand), fut rangée
parmi les pages marquantes de l’école belge.
Aux succès de Van Eycken et de Robert vinrent s’ajou-
ter ceux de Portaels, originaire de Vilvorde, petite
ville du Brabant. Portaels l’emportait sur ses condisciples
par les dons d’une intelligence vive et prompte, en même
temps que par un esprit d’indépendance dont, par la suite,
son pays devait recueillir les bénéfices. Portaels avait été
i70_—
à Paris l’élève de Paul de la Roche. Grand prix de pein-
ture en 1842, il s’était acheminé vers l’Italie, ayant pour
compagnon de voyage Alexandre Robert. Plus tard, il
entreprit un vovage en Orient. A peine de retour, il se
voyait appeler, par la ville de Gand, à prendre la direction
de son Académie. C'était en 1847. Le Salon de Bruxelles
lui valut une réputation de bon aloi, conservée jusqu’à la
fin de sa carrière.
Portaels, à vrai dire, se présentait comme un novateur.
Le Simoun, Fathma la Bohémienne, sujets orientaux dans
le goût de Vernet; la Sécheresse en Judée, maintenant au
Musée de Philadelphie, et que l’on vit longtemps au
Musée de Bruxelles, se présentaient comme des œuvres
à la fois très libres et suffisamment sérieuses pour rallier
les suffrages du public et des artistes. Praticien de valeur
plutôt secondaire, coloriste assez effacé; Portaels avait
parmi les Belges une qualité rare : la distinction. En
même temps il avait l’esprit chercheur. Des premiers il
se lança dans le mouvement très marqué déjà en faveur
de la peinture murale. Si grande que pût être sa vénération
pour Navez, dont il avait épousé la fille, on pouvait voir
plutôt en lui le représentant de la jeune école. On le
louait d’avoir, à l’exemple d’Hamman et de Jos. Lies,
marché dans des voies indépendantes, et vraiment sa part
dans l’évolution de l’école fut considérable.
APPARITION DU REALISME
L’art humanitaire. — Eugène De Block : Wat eene mocdcr Lijden kan! — Ch. De
Groux : Le Banc des pauvres. — Le paysage : ses tendances. — Influences
allemandes. — Jacob Jacobs. — Marinus. — Roffian. — Kindermans. —
Ouinaux. — Fourmois. — Le courant hollandais : Roelofs. — Les anima-
liers : Louis Robbe, Vervvée père, Joseph Stevens.
Rien, à ce moment, ne faisait prévoir l'intervention
prochaine d’un facteur de puissance encore ignorée, dont
l’influence semblait devoir frapper d'inertie tout l'effort
antérieur. Le réalisme; chose* plus imprévue encore, il
allait appartenir à un élève de Navez de frayer les voies
à un système d'interprétation de la nature plein de menaces
pour l’orthodoxie académique.
Cependant Charles De Groux n’était pas un révolu-
tionnaire. A l’atelier de son maître comme à l’Académie
de Bruxelles, il s'était signalé par un remarquable talent
de compositeur. Dès l’année 1846, le jury chargé d’appré-
cier ses études de concours renseignait le jeune peintre —
il avait alors 21 ans — comme promettant un grand artiste
à son pays. E11 1849, encore, il était signalé comme un
« excellent élève, ayant un goût tout particulier pour les
compositions de l’ordre le plus élevé ». Et la même année,
au Salon d’Anvers, on voyait de lui une émouvante scène
de mœurs : Le Banc des pauvres. La presse en fit l’éloge,
et le peintre, peu d’années plus tard, reprenant le thème,
lui donna une importance plus grande. Dès ses premiers
pas dans la carrière artistique, De Groux, on le voit,
s’était senti attiré vers les épisodes de la vie populaire.
Il y trouvait l’occasion de succès considérables. Soit
manque de confiance en soi-même, soit pour mieux se pré-
172
parer au concours de Rome, où, en 1850, il remportait la
seconde place, De Groux s’en alla chercher à Dusseldorf
un complément d’éducation.
En Belgique, il fallait, pour répondre aux exigences du
temps, se vouer au grand art. Navez professait pour ce
« genre » une horreur profonde. En quelque mesure, elle
se justifiait par la banalité vraiment lamentable de scènes
où se complaisaient les représentants d’un ordre de pro-
ductions de facile placement. Que le passage de De Groux
par l’Académie de Dusseldorf ait été sans influence sur la
marche ultérieure de son talent, nous ne voudrions pas le
soutenir. S’il trouva dans la vie des classes laborieuses
l’occasion de ses meilleures peintures, jamais De Groux ne
tomba dans la trivialité. Même ses œuvres se distinguent
par une tenue, un sentiment de la grandeur pittoresque
fait pour l’élever beaucoup au-dessus des représentants du
genre bourgeois et anecdotique où les amateurs se plai-
saient bénévolement à chercher la continuation des Jean
Steen et des Pieter de Hooch. Cette illusion fit le succès
de Jos. Dyckmans (né à Lierre en 1811), dont le fini méti-
culeux constitue un étrange paradoxe rapproché de sa
qualité d’élève de Wappers. Ce qui n’empêcha pas l’Aca-
démie d’Anvers de s’attacher comme professeur de pein-
ture cet émule de Mieris.
Eugène De Block, élève de Ferdinand de Braekeleer,
s’inspirant peut-être d’Antigna, de Zassaert et d’Aug.
de Bay, avait eu le courage, en 1842, d’aborder le poignant
épisode tiré de la nouvelle de Conscience : Ce qu’une mère
peut souffrir ! (Wat eene rnoeder lijden kan !) . Ce tableau,
où l’on voyait une mère en pleurs entre un foyer éteint et
le berceau de son enfant à l’agonie, eut un succès énorme,
non seulement en Belgique, mais en France,. A vrai dire,
De Block n’instaurait pas un genre. L’inspiration dans son
œuvre intervenait pour une part minime. Son rôle était
plutôt celui d’un illustrateur. Sa scène étant par elle-même
173 —
émouvante, le peintre fut émouvant. Il devait même se
faire que beaucoup plus tard, sous l’influence de De Groux,
il adapterait sa technique, point malhabile, à des sujets
puisés à la vie populaire, tel notamment le tableau : J’ai
eu soif et vous m’avez donné à boive.
Le Salon de 1848 vint mettre en relief de jeunes artistes
dont la personnalité irait grandissant : Joseph Lies,
d’Anvers, né en 1821; Charles Verlat, jeune élève
de De Keyser, qu’une précocité rare ne devait pas arrêter
dans sa recherche, souvent heureuse, de style et d’effet;
Florent Willems, enfin, né à Liège en 1823, déjà fixé à
Paris où son art, fait d’élégance, trouvait non moins de
faveur que dans son pays d’origine.
Le paysage suivait timidement les autres genres dans
leur évolution.
L’Italie, la Suisse, l’Orient, à leur défaut les bords du
Rhin devaient servir de source d’inspiration aux peintres.
Le pittoresque devait se chercher au loin ; les choses
directes étaient réputées de nature vulgaire. Jacob Jacobs
allait chercher sur les rives du Bosphore des sujets de
tableaux d’ailleurs présentés avec une science de l’arran-
gement très voulue, digne des professeurs de paysage à
l’Académie d’Anvers. On peut voir dans la Galerie royale
d’Angleterre une de ses meilleures productions du genre.
Plus tard, ce fut à la Norvège qu’il demanda ses inspira-
tions. Roffiaen, lui, prenait les siennes en Suisse. Il fut
même l’élève de Calame.
F. Fourmois, né en 1814, J. Quinaux, J. Kindermans,
nés l’un et l’autre en 1822, furent des premiers à mettre
en honneur les sites de leur pays. Seulement, par la nais-
sance ou l’éducation, tous trois appartenaient aux parties
accidentées de la Belgique. A Namur, l’Académie avait
pour directeur un paysagiste, F. Marinus.
A Namur était né Ouinaux, avait grandi Kindermans.
Fourmois était de Presles dans le Hainaut. L’influence de
174 —
ces pittoresques milieux contribua à mettre en honneur
des sites également délaissés des artistes et du public.
Notons-le en passant, la tradition du paysage faisait
défaut. Ruysdael et Hobbema n’étaient connus que du petit
nombre; et, quand un jeune Hollandais, Roelofs, exposa
d'abord ses impressions de la Gueldre, des aristarques
vinrent soutenir qu’il avait copié les maîtres de son pays.
Prétendre faire jaillir la poésie de si humbles données,
des pavs plats, des bruyères de la Campine, c’était l’effon-
drement du système échafaudé depuis un demi-siècle.
Et la chose ne se ht pas admettre sans lutte ni sans pro-
testation.
Verboeckhoven restait le chef incontesté de la peinture
d’animaux. Au prix d’un incessant labeur, servi par une
facilité prodigieuse, par une adresse de composition rare,
c'était le plus fécond des peintres belges. Les grands
fauves jusqu’aux plus humbles volatiles peuplaient son
domaine.
Peintre, sculpteur, graveur-lithographe, illustrait les
Fables de La Fontaine, les Scènes populaires d’Henri
Monnier.
A la Galerie Nationale à Berlin, au Musée de Bruxelles,
il s’inspire des sites de la campagne romaine. Personnalité
intéressante, en somme, dont l’étrange faculté d’assimi-
lation se traduisit en œuvres, sinon de grand style, du
moins très variées de sujets. Au seul Salon de 1848, on
put voir sous sa signature, outre les portraits d’Horace
Vernet et de Soliman Pacha, une statue, La Méditation,
une Vue du Mont-Dore, des animaux en prairie, etc.
On ne peut voir en Verboeckhoven un chef d’école;
néanmoins son exemple servit de stimulant à la plupart
de ceux qui, après lui, songèrent à aborder la peinture
des animaux. Sans lui emprunter leurs formules, encore
que Louis Robbe, Verwée père, les Wanter Maertens,
les De Pratere — tous de Courtrai — se soient au début
ï 75 —
passablement imprégnés de son style, ils lui durent, plus
qu’on ne pense, de subir l’attrait des milieux champêtres,
de s’imprégner de la poésie des lointains horizons, d’abor-
der enfin l'étude de la nature avec ce sentiment qu’on
pourrait appeler la dévotion nécessaire pour répandre
autour d’eux la salutaire influence d’un souvenir vécu.
Ce sentiment-là, Joseph Stevens y faisait appel avec
une particulière éloquence. Enfant de Bruxelles, ce
remarquable artiste s'était fait ce qu’on pourrait appeler
le chroniqueur de la vie publique du chien. A cette source
première d’intérêt se joignait l’avantage de trouver des
modèles à la fois très beaux et très intéressants parmi les
chiens emplovés à la traction dans cette ville de Bruxelles,
où leur effort est rendu plus pénible par les accidents de
terrain sans cesse renaissants.
De magistrale facture, les œuvres de Joseph Stevens
s’imposèrent d’abord à l’attention du public. Par elles, la
peinture des animaux se révéla comme susceptible d'une
expression nouvelle et sans rien de forcé, prit une place
plus haute dans la hiérarchie des genres. Sous la date de
1848, le Musée de Bruxelles nous montre une page,
Bruxelles le matin, où s’affirme avec netteté cette évo-
lution. Elle n’est point spéciale au genre. On la verra
avant longtemps se manifester avec plus d’énergie encore
sous d’autres formes. Il importait toutefois de la sur-
prendre avant de pousser plus loin notre étude.
— 176 —
LA SCULPTURE. — L’ARCHITECTURE
La sculpture : Les Geefs, Guillaume : Monument des martyrs de la liberté ;
Joseph : Statue de Vésalc. — Eugène Simonis : Statue de Godefroy de
Bouillon. — Paul Bouré : Prométhée enchaîné. — Charles Geerts : sculptures
religieuses. — Fraikin : L'Amour captif. — L’architecture : Salles de
spectacles d’Anvers et de Gand. — Les embellissements de Bruxelles. —
Le quartier Léopold : T. -J. Suys; l’église Saint-Joseph. — J. -P. Cluysenaar :
les Galeries Saint-Hubert, le Marché de la Madeleine. — Fête artistique
de 1848 : Alphonse Balat.
Nous avons indiqué sommairement le rôle considérable
de la sculpture aux Pays-Bas au cours du XVIII e siècle.
La vogue du principe classique ne contraria point son
essor. Les théories basées sur le cours antique s’adaptaient
mieux à son rôle qu’à celui de la peinture. L’église procu-
rait à ses représentants l’occasion de travaux : autels,
statues, tabernacles, tombeaux, etc., devenus la source
d’œuvres parfois très remarquables. Il peut se faire ainsi que
là où manquaient des peintures surgirent des sculptures de
véritable autorité. Verboeckhoven était fils d’un sculpteur
de la YVest-Flandre, province où, chose remarquable,
naquirent quelques-uns des représentants les plus distin-
gués du ciseau. Bruges, Fûmes, Dixmude donnèrent le
jour à des sculpteurs de sérieux mérite, comparés surtout
aux peintres que pouvaient produire les cités.
Après 1830, le renom de Guillaume Geefs balança
presque celui de Wappers. La statue du général Belliard,
plénipotentiaire français an lendemain de la Révolution;
une œuvre de grand style, l’émouvante figure tombale du
comte Frédéric de Mérode, à Sainte-Gudule ; la statue
de Rubens, à Anvers (1840); l’idéale image de Maria
Malibran, érigée par souscription sur le tombeau de la
cantatrice et que Lamartine décora de ses beaux vers
177 —
(1842), constituaient des titres légitimes à la réputation
dont jouissait l’artiste. Chargé de l’exécution d’un monu-
ment consacré aux mânes des victimes de la Révolution,
il la compromit en faisant de la figure de la Patrie un
travestissement de la Vénus de Milo. Quoi qu’il en soit,
Geefs devait à ses œuvres une réputation européenne. On
peut dire que par son atelier de la rue des Palais, à
Schaerbeek, défilèrent les principales notabilités étran-
gères et belges associées d’une manière quelconque à
l'œuvre de 1830. L’ensemble des bustes de sa Galerie
formait un véritable Panthéon. Des six frères Geefs, tous
sculpteurs, les deux aînés, Guillaume et Joseph, furent
seuls à conquérir une réputation plus que locale. Joseph,
de trois ans plus jeune que Guillaume, avait vu comme
lui le jour à Anvers. A Paris et à Rome, il poursuivit les
études commencées dans sa ville natale. Au Salon pari-
sien de 1841, la médaille d’or était attribuée à son Orphelin
de pêcheur. Couronné l’année suivante au concours ouvert
par le Gouvernement pour la statue d’André Vésale, il
rehaussait l’éclat de la sculpture belge par ce bronze déco-
rant aujourd’hui une des places publiques de Bruxelles. *
Mais encore que l’art statuaire valût à la Belgique des
succès certainement égaux à ceux moissonnés pour les
expositions de peinture, il était, plus encore que cette
dernière, pénétré d’influences françaises. L’éducation des
jeunes sculpteurs comportait un séjour plus ou moins
prolongé dans l’atelier d’un maître parisien en renom.
Faire la part dans l’œuvre des Geefs de ce qui appartenait
en propre à la Belgique eût été chose passablement déli-
cate. Il n’y avait rien là qui pût fournir l’indice d’une
origine, non plus dans la forme que dans le motif même.
Le sculpteur, moins entendu que le peintre, avait souci de
se soustraire aux prescriptions de ce qu’il faut bien appeler
la mode. Cette mode, il ne la créait point, il l’enregistrait
et, non sans succès parfois, travaillait à s’y conformer.
Ce fut un événement quand apparut, en 1848, le modèle
I
2
— 178
de la statue équestre de Godefroy de Bouillon, com-
mandée par l’Etat pour décorer la place Royale de
Bruxelles. Œuvre d’un statuaire liégeois, élève de Kessels,
Eug. Simonis, né en 1810, ce bronze, par l’ampleur de sa
ligne, la portée patriotique de son sujet, parlait aux masses
une langue nouvelle et éloquente. Le cavalier, par sa puis-
sante stature, la mâle énergie de son geste; le cheval aux
formes trapues, pourtant nerveuses et belles, étaient bien
l’évocation de la race ardennaise. L’œuvre de Simonis
répondait à ce besoin de la nation belge de sentir dans son
art quelque chose qui lui fût propre, dût ce quelque chose
ne point plaire aux raffinés, mais où respirât l’âme
flamande. Cette aspiration, un sculpteur de souche wal-
lonne venait d’y satisfaire d’une manière marquante et cela
au moment même où le pays sortait victorieux d’une crise
où sa nationalité avait couru le plus grand péril.
L’année 1848 avait vu s’éteindre à Bruxelles, âgé de
25 ans à peine, le jeune Paul Bouré, élève de Simonis,
auteur de morceaux de sculpture pleins de promesses.
A 22 ans, il modelait la remarquable figure de Prométhée
enchaîné, appartenant au Musée de Bruxelles. Au moment
de sa mort, avec d’autres artistes, dont Lraikin, de qui
nous aurons à parler tout à l’heure, il concourait à la
décoration sculpturale de l’Hôtel de ville de Bruxelles.
Cette application première, et encore modérée, de la
sculpture ogivale en Belgique, trouva son principal repré-
sentant en Charles Geerts, né à Anvers en 1807, mort à
Louvain en 1855. U s’était appliqué avec succès â faire
revivre la sculpture sur bois. Les Stalles de Notre-Dame
d’Anvers, dessinées par Durlet ; la reconstitution de la
cheminée du Lranc à Bruges suffisent à donner la somme
de son sérieux talent. Charles Geerts se fit à l’étranger, en
Angleterre surtout, une réputation justifiée. L’archaïsme
n’avait pas étouffé en lui le génie de l’invention, pas plus
que les exigences religieuses, la liberté des mouvements
— i79 —
et la grande physionomie. Par malheur, le délicat ouvrier,
surchargé de commandes, finit par faire descendre son art
au niveau de l’industrie. On peut voir en lui le précurseur
du mouvement d’art liturgique dont les comptoirs établis
dans l’Europe entière ont imprimé à l’ensemble de leur
production un défavorable caractère d’uniformité.
Fraikin fut un exemple remarquable de la puissance
de la vocation. Fils d’un notaire de petite localité de la
province d’Anvers, Hérenthals, il débuta comme aide-
pharmacien.
Poussé par l’exemple de Geefs, après quelque temps
passé à l’Académie d’Anvers, il se sentit bientôt de force
suffisante pour renoncer au pilon en faveur du ciseau. Son
talent gracieux lui valut de retentissants succès dans les
expositions. F 'Amour captif, d’abord exposé en plâtre,
en 1845, et dont le marbre est au Musée de l’Etat, fit
compter le jeune statuaire — il avait alors 28 ans — parmi
les notabilités artistiques de son pays. L’ensemble de
l’œuvre de Fraikin, presque intégralement reconstitué par
l’artiste au profit de son lieu natal, comprend des mor-
ceaux très divers, intéressants, aimables, plutôt que pro-
fondément sentis.
« Une imagination riante », dit en parlant de lui M. Ca-
mille Lemonnier ('), « entraîna l’artiste dans ce monde de
la grâce antique renouvelée dont il exprime la métamor-
phose par de molles attitudes et des coquetteries toutes
chaudes d’une pensée d’amour. La volupté s’échappe ici
des marbres, créés expressément, dirait-on, pour la glori-
fier ». Fraikin, pourtant, savait à l’occasion être sérieux.
Son monument élevé à la reine Louise, à Ostende, ou
même son groupe d’Egmont et de Hornes allant au sup-
plice, à Bruxelles, ne sont pas dénués de grandeur. Ce
(') Histoire des beaux-arts en Belgique , 1887, p. 169.
— i8o —
fut dans son atelier qu’eut lieu le premier contact de
Constantin Meunier avec la vie artistique. Ce qui ne peut
pas dire qu’une part quelconque puisse être faite à son
influence dans l’essor des facultés du noble statuaire.
*
* *
L’architecture devait être extrêmement lente à se mettre
au niveau du progrès accompli par les autres arts. Son
rôle resta subordonné tant qu’il y eut à pourvoir en Bel-
gique à la création de halles, d’entrepôts, de casernes, de
gares de chemins de fer, d’hôpitaux, de prisons. C’étaient
là objets de première nécessité; les dépenses de luxe ne
pouvaient être portées au programme que dans une mesure
assez restreinte pour ne pas effaroucher les contribuables.
Songer qu’il importait à la nation de rehausser son prestige
par des édifices imposants, eût été en complet désaccord
avec l’esprit pratique du Belge.
L’emploi du fer en se vulgarisant eut pour effet d’appau-
vrir davantage la part des architectes dans les construc-
tions d’utilité publique. Dans l’architecture privée, lourde
et prétentieuse, la fonte contribua à enlaidir les façades en
mêlant son déplorable système ornemental à une ligne
sans élégance ni agrément.
A bon droit on peut signaler comme d’heureuses
exceptions les salles de spectacle d’Anvers (1834) et de
Gand (1848). Bien qu’à ce moment le classique régnât
sans partage dans les écoles, les architectes Bourra et
Roelandt avaient donné de l’ampleur à leur ligne, du jeu
à leurs effets, relevés d’accents plus pittoresques la mai-
greur du principe architectural en vogue. L’extrême de
l’audace n’allait pas au delà des combinaisons de Kleuze,
le dieu du jour dans l’art de bâtir.
Suys, à qui son âge eût permis l’immobilisme, fit preuve
à la fois de goût et d’initiative dans la construction de
1 8 1 —
l’église Saint-Joseph à Bruxelles (1849), centre futur d’un
quartier de luxe; ce bel édifice fut conçu en style italien
du XVII e siècle. Visiblement inspiré de l’église de la
Trinité des Monts, comme elle à deux tours, la nouvelle
église a conservé tout son attrait, et, complètement en
pierre de taille, s’adapte heureusement au milieu où elle
s’élève.
Le quartier Léopold, peuplé d’opulentes constructions
privées, devint comme une école d’application architec-
turale. Luttant d’ingéniosité et même de richesse, des
générations d’architectes s’y sont formés à la science des
effets, et, l’on peut dire aussi, 'ont trouvé leur chemin de
« Damas ». La ligne des boulevards extérieurs se peupla
rapidement d’hôtels aristocratiques, véritables palais sou-
vent, dont la Belgique n’avait connu les pareils qu’au
XVIII e siècle. Peu à peu il devint de bon ton d’émigrer
vers les faubourgs. Les quartiers suburbains se peuplèrent
d’artistes. Schaerbeek, sur le chemin de Laeken, était
comme le rendez-vous des notabilités artistiques de la
capitale. Gallait, renonçant au séjour de Paris, s’y était
fait construire une somptueuse villa par l’architecte Cluv-
senaar ; Geefs, Fraikin, Verboeckhoven y étaient princière-
ment installés. La rue Royale, dite « extérieure », la rue
des Palais, son prolongement, formaient la partie la plus
riante de l’agglomération. A leur point de jonction s’élève
la nouvelle église Sainte- Marie, monument de style
romano-byzantin, par Louis Van Overstraeten, encore
en cours au moment de la mort de son auteur (1849).
L’ensemble est des plus heureux effets et les belles
proportions du dôme contribuent à rehausser la perspective
de la rue Royale.
Le 6 mai 1846 avaient été inaugurées en grande pompe,
par le roi Léopold I er , les Galeries Saint-Hubert. Cette voie
de communication, longue de 213 mètres, s’ouvrait en plein
cœur du vieux Bruxelles. L’architecte J. -P. Cluysenaar
( 1 8 1 1 - 1 880), élève de Snys, avait adopté le style classique
à peine relevé de quelques sculptures. Les Galeries
s’étaient sans retard peuplées de belles boutiques, de
cafés, d’une salle de comédie, etc. Par leur situation
même, elles devenaient un centre important de plaisirs et
d’affaires. Une médaille à l’effigie de l’architecte fut faite
par le graveur Hart et frappée en or, en argent et en
bronze pour être offerte à l’artiste que le roi décora de
son ordre. Et presque simultanément, à front même de la
rue de la Madeleine, la plus fréquentée de la ville, s’était
élevé un vaste marché couvert, dénommé Marché de la
Madeleine, œuvre également de Cluysenaar. Rompant
cette fois avec ses habitudes classiques, l’architecte avait
fait d’une des façades de son marché une combinaison
ingénieuse du roman et de l’ogival tertiaire, évoquant
quelque peu l'aspect de certains palais de V enise.
Le centre de la capitale acquérait ainsi un mouvement
tout moderne, sans rien perdre de la physionomie braban-
çonne résultant de ses maisons du XVIII e siècle.
Dans les spacieux salons, à l’étage des Galeries Saint-
Hubert, était venue, au mois de janvier 1848, s’établir une
association appelée à devenir, sous le titre de « Cercle
artistique et littéraire », le foyer intellectuel le plus vivace
du pavs. Présidé par Quetelet, savant, de notoriété euro-
péenne, directeur de l’Observatoire, avec pour vice-
présidents son beau-frère Madou et Verboeckhoven, le
cercle recrutait ses membres, par voie de cooptation,
parmi les représentants les plus autorisés des sciences,
des arts et des lettres. Le hasard vint comme à point
nommé lui permettre de réaliser brillamment son pro-
gramme.
L’Exposition nationale ouvrait ses portes. La situation
troublée de l’Europe avait fait de la Belgique le point de
ralliement d’une foule cosmopolite de notabilités de tout
genre dans laquelle les artistes tenaient une place impor-
tante. Le Cercle, désireux à la fois d’affirmer devant le
inonde sa confiance en l’avenir et de faire accueil aux
participants an premier Salon belge depuis la Révolution
de 1848, conçut le projet d’une fête dont toutes les res-
sources seraient fournies par ses propres membres. Parmi
les architectes, les sculpteurs, les peintres, l’élan fut
prodigieux. Tous se faisaient une joie de concourir à
l’éclat de la manifestation. Ce fut un triomphe quand, le
26 septembre, sous les voûtes sonores du Marché ' de la
Madeleine, transformé en un palais féerique par les soins
de l’architecte Alph. Balat, avec le concours d’une légion
d’artistes tant belges qu’étrangers, retentirent les acclama-
tions et les fanfares saluant l’entrée de la famille royale.
L’union de tant de bonnes volontés avait non seulement
réalisé des merveilles, la fête du Cercle équivalait à une
revue des forces artistiques de la nation à la veille d’nne
bataille. La liste de ceux dont le talent avait permis de
réaliser ce magnifique projet comprenait les noms les plus
distingués de la Belgique, de la France et de la Hollande.
— 184 —
Création à l’Académie de Bruxelles d’un cours de peinture. — L’école officielle
et l’école libre. — L’Exposition de Bruxelles de 1851, complément de
celle de Londres. — Les Têtes coupées, de Gallait. — Représentation biillante
des écoles étrangères. — Premier pas vers l’affranchissement du paysage :
Le Moulin à eau, de Fourmois. — Une « sécession » : l’Académie Saint-Luc.
Le Salon venait de mettre en relief un groupe de talents
jeunes, pleins de sève, artisans futurs d'une rénovation à
peine esquissée, mais dont les signes précurseurs se mon-
traient de toutes parts.
Fallait-il enrayer le mouvement? On eût dit, en vérité,
que telle était l’intention des pouvoirs. Bruxelles instituait
enfin un cours de peinture, et pour le diriger c’est à Navez
qu’on faisait appel! C’était, pour rappeler un mot fameux,
un anachronisme ou un défi.
On voyait donc en présence, au début de 1850, d’une
part les principes non seulement demandés, mais faux, de
l’école de David, auxquels le hasard avait permis de sur-
vivre en la personne de Navez; de l’autre, le courant
réputé national incarné en Gallait. De l’art indépendant,
il ne doit être question que plus tard. Pour l’heure, on ne
pouvait que lire encore dans une des principales feuilles
bruxelloises, L’ Observateur , et sous la signature d’un des
critiques les plus réputés, proche parent de Stevens,
Charles Deleuter : « Le « vrai », comme le comprennent
ces peintres qui se croient des artistes, le vrai, c’est la
perte de l’art ! »
Ce qui devait arriver, arriva. Un jour, brusquant les
choses, on vit, sans bruyante profession de principes, se
constituer à Bruxelles un atelier libre où, à frais communs,
un groupe de jeunes artistes se mit à dessiner et à pein-
dre d’après nature. Ce fut l’Académie Saint-Luc. Jean
Rousseau, qui la connaissait bien et en fut quelque peu,
l’appelait « une Académie où l’on ne trouvait que des
élèves », par opposition à celle où l’on ne trouvait que
des maîtres. Il désignait ainsi l’Académie Van der Haert,
— du nom de son fondateur, — artiste de grand talent, le
beau-frère de Rude par son mariage avec M lle Fréminet,
où dessinaient d’après le modèle des artistes connus et
arrivés.
Quant à l’autre, le brillant critique alors à ses débuts,
en traçait d’une plume alerte et colorée une image qu’il
espérait de croire fidèle.
« L’Académie Saint-Luc ne va pas se loger dans un
vaste et magnifique local éclairé au gaz. Elle ne travaille
qu’à la lueur économique d’un généreux soleil; elle gîte
dans quelque large grenier perché sur deux ou trois étages.
Quelques chaises dépareillées et boiteuses composent tout
son ameublement. Les académiciens eux-mêmes les y ont
voiturées, un beau jour, en compagnie d’une douzaine de
chevalets, de trois portefeuilles contenant des gravures,
des dessins et des études peintes, d’une cinquantaine de
plâtres et d’un baril de tabac... Le lendemain le travail
commence. Travail bizarre, irrégulier, interrompu, qu’on
prend, qu’on laisse, qu’on reprend par boutades, mais
parfois patient, acharné et approfondi jusqu’au tuf... Vent,
pluie, hiver, misère, tout cela leur est comme un coup de
sabre dans l’eau. Si le vent fait tapage sur leurs vitres, ils
s’amuseront à noter ses cris et ses gémissements, à
l’écouter s’il chante juste ou s’il ne joue pas faux ; ils
discuteront gravement le mérite musical de cet orchestre
du bon Dieu. Si la pluie se faufile dans leur atelier
à travers les tuiles du toit, ils remercieront le ciel de laver
leur parquet gratis, arboreront en riant un parapluie sur
leur chevalet et continueront à travailler sans se déranger
davantage... Gageons que vous regardez ces bohèmes de
Saint-Luc comme n’étant pas autre chose que de préten-
— 1 86 —
tieux et détestables postiches des bohèmes de Miirger...
Pardon, tout ce que j’ai dit est vrai... Tout... Qu’ils vivent
dans un grenier, comme un type de Béranger, — qu’ils
soient pauvres comme un type de Champfleury, et incon-
sciants comme un type de Miirger, — qu’ils soient Français
à ce point, à ces trois points, c’est peut-être regret-
table, etc. Et de fait la Vie de Bohême, l’évangile d’une
bonne partie de la jeunesse belge artistique et lettrée,
n’était pas sans exercer son influence sur la valeur de ses
productions.
» A quoi tient, disait Rousseau, ce vagabondage labo-
rieux des ouvriers bohèmes?
» A ceci, qu'une seule école leur est ouverte, et que
si l’enseignement de cette école heurte leurs goûts et
leurs idées, ils doivent bien aviser à se tirer tout seuls
d’affaire. »
C’était vrai pourtant. L’enseignement officiel avait tué
toute institution. Pas un artiste en vogue n’avait ouvert un
atelier d’élèves. Vouloir être artiste sans passer par l’Aca-
démie aboutissait à se créer une existence besogneuse, à
se voir interdire l’accès de toute position dans l’enseigne-
ment, voire le droit aux subsides. On se résignait à passer
par l’école publique faute de mieux. C’était le primo
vivere, chose essentielle surtout dans un pays où l’ordre
et la régularité sont parmi les caractéristiques de l’esprit
national.
L’année 1851 vit s’accomplir un événement considé-
rable. Le I er mai s’ouvrait à Londres la première exposition
universelle.
Le 15 août devait s’ouvrir à Bruxelles l’exposition
triennale des beaux-arts.
Dans un rapport au roi, le ministre de l’Intérieur,
M. Charles Rogier, fit ressortir l’importance qu’il y aurait
pour la Belgique à élargir le cercle de son exposition.
« Au lieu d’être conçue, comme celles qui l’ont précédée,
i«7 -
au point de vue exclusif de l’art belge, notre exposition »,
disait le rapport, « ouvrirait un vaste champ où se rencon-
treraient les artistes de toutes les écoles, et qui permettrait
de constater le degré de perfection auquel les différentes
branches d’art sont parvenues en Europe. Les deux expo-
sitions de Londres et de Bruxelles se compléteraient l’une
par l’autre. »
Le plan reçut son exécution, et la Belgique fut le point
de rencontre des représentants des principales écoles et
des principales tendances du jour. D’Allemagne, aussi
bien que de France, étaient venus des envois d’importance
première. C’était chose peu prévue de voir les conceptions
idéales de Steinle, de Führich et de Bendemann voisiner
avec les Casseurs de pierre et le Joueur de contrebasse,
de Courbet, qu’avaient précédés à Bruxelles les clameurs
de presque toute la presse parisienne. Chose bizarre, après
s’être jetés avec tant d’ardeur dans le mouvement roman-
tique, les Belges s’étaient tenus presque totalement à
l’écart de l’esprit novateur dont l’influence se faisait visi-
blement sentir dans l’art français. Chez eux, la vieille
routine continuait à régir l’enseignement. Wappers, De
Keyser, De Braekeleer gardaient à Anvers toute leur
autorité. Celle de Navez, on l’a vu, s’était renforcée
encore à Bruxelles. Bien mieux, le maître passait en tête
de la liste dans la formation du jury de placement et des
récompenses. Pourtant Gallait, fixé à Bruxelles, était, de
l’accord unanime, la personnalité dominante de l’école
belge.
L’exposition de 1851 vint mettre le sceau à sa renom-
mée et, par contre-coup, consommer sa rupture avec le
pouvoir.
Persévérant dans les sujets où jusqu’alors s’étaient
affirmées avec le plus de succès çes aptitudes, le maître
tournaisien exposait une vaste toile représentant les Der-
niers honneurs rendus aux comtes d’ Egtnont et de Homes
par le Grand Serment de Bruxelles .
1 88 —
Il y donnait la pleine mesure de ses qualités, outre que
ce tableau, vulgairement connu comme les Têtes coupées,
était, par la donnée même, des plus impressionnants.
Deux têtes exsangues, mises en pleine lumière, se déta-
chant sur un drap funèbre de velours noir, où repose un
grand crucifix d’argent, constitue le motif principal de la
toile. Le surplus n’est qu’accessoire.
A force de recherche dans les moyens de donner de
l’évidence à ce qui faisait son fort, l’œuvre de Gallait
souligne avec trop de complaisance l’habileté technique
de son auteur. Ainsi le peintre soulève un peu la draperie
de velours noir pour montrer la main d’un des suppliciés.
Pfau (‘) l’appelle tout uniment « un tableau manqué; un
exemple frappant de la faiblesse de l’imagination de son
auteur ».
Sans doute Gallait n’avait à révéler à ses compatriotes
ni sa valeur ni sa manière de concevoir l’art. On avait beau
n’être pas unanime sur la portée de sa toile considérée au
point de vue philosophique ou historique, l’accord existait
sur sa valeur matérielle. On y sentait une volonté, quelque
chose de supérieur à l’entreprise des peintres à qui leur
culture même interdisait d’aller au delà de l’adresse du
pinceau. Il était dans les vœux de tous de voir le pays
entrer en possession de la grande page du peintre tour-
naisien. Le Gouvernement tergiversa. Il y avait eu, entre
Gallait et le ministre, des froissements antérieurs; de part
et d’autre on s’aigrit. Les Têtes coupées devinrent la pro-
priété de la ville de Tournai. On reprocha amèrement au
ministre d’avoir ainsi privé la nation de l’œuvre capitale
du meilleur peintre belge.
L’intervention officielle, une fois de plus, fut proclamée
funeste aux intérêts des artistes d’abord, au progrès des
arts ensuite.
(') Études sur l'art. Bruxelles, 1862, p. 21.
— 189 —
A se placer à ce dernier point de vue seulement, le
désarroi était manifeste. Wappers, dont l’étoile avait pâli,
ne participait pas au Salon. On avait vu la veille, à Anvers,
sous sa signature, Boccace chez Jeanne de Naples, mor-
ceau dénué de style, sans coloris, à peine mieux qu’une
grande image. Une Sainte Élisabeth de Hongrie, exposée
par De Keyser, ne donnait pas mieux une idée plus avan-
tageuse des courants anversois jugés dans leurs représen-
tants principaux. C’était l’art à la portée des bourgeois
enrichis, sans plus.
Navez, que son âge, à défaut de ses convictions arrêtées
détournaient de toute recherche nouvelle, s’attardait dans
la redite d’anciens souvenirs. Le Retour du Jubilé, à côté
de l’œuvre nouvelle de Gallait, choquait par un ensemble
de maladresses que ne laissaient pas de relever les anta-
gonistes du système académique.
Et cependant l’esprit belge, en matière d’art, étai
empreint de modérantisme. La critique pouvait manquer
d’éloges pour certaines personnalités dont le temps n’avait
pas soutenu le renom ; elle était sobre d’attaques. Le
public, pris en masse, avait les notions les plus vagues sur
ce que pouvaient être les courants artistiques à l’étranger.
Sans parler de l’école anglaise, réputée inexistante, ce
qu’on savait de l’art en Allemagne et même en France, se
limitait aux reproductions en gravure et en lithographie
aperçues aux étalages de quelques marchands. Pour
l’immense majorité c’était l’unique critérium.
L’apparition, au Salon bruxellois, de quelques artistes
de noms fameux fut donc une révélation; encore que les
œuvres ne fussent pas d’importance exceptionnelle, que
beaucoup eussent été faites par des marchands, ils donnaient
à la foule de nouveaux aperçus. En s’adressant au roi,
à la clôture du Salon, le bourgmestre de Bruxelles,
M. de Brouckere, intercalait dans son discours ce passage :
« Ce que je demande, ce que je désire, c’est que nous faci-
litions encore le progrès par le contact des œuvres, par la
réunion des diverses écoles, par le frottement des maîtres
de l’art... Bruxelles deviendra le foyer des amis du beau,
le centre des affaires artistiques ».
Il se faisait que précisément, à cette époque, les meil-
leurs artistes belges, Leys, Madou, F. Willems, les
Stevens étaient entrepris par des spéculateurs. Le cata-
logue du Salon de 1851 atteste que toutes les œuvres fran-
çaises, celles signées Decamp, Rousseau, Troyon, Diaz,
Messonnier, Isabey appartenaient à des marchands.
Un des plus notables était Arthur Stevens, frère cadet
de Joseph et d’Alfred Stevens, comme eux établi à Paris.
Un courant nouveau du goût se dessinait, courant parisien
entretenu et stimulé par la mode et que d’adroits mar-
chands s’entendaient à activer.
Leys venait de mettre le comble à sa réputation en
inaugurant sa manière dorée. Deux pages charmantes de
son œuvre, le Bourgmestre Six chez Rembrandt, et
l’ Atelier de Pierre de Hooch, allèrent aux nues. Si, à
certains égards, le peintre faisait songer à Isabey, il était
visible que l’étude des effets de Rembrandt l’avait surtout
préoccupé. L’ Aumône, par exemple, était presque iden-
tique, par la composition, à une des eaux-fortes du maître.
Mais il y avait dans tout cela une ingéniosité de recherche,
un sens si raffiné du pittoresque dans la ligne comme dans
l’effet, qu’en vérité on oubliait de faire la part de
l’archaïsme dans ces charmantes évocations du passé.
Leys « affermé » au banquier Coûteaux voyait ses œuvres
et son renom se répandre en Europe et en Amérique.
De même Florent Willems, dont la Vente de tableaux
en 1650 avait été exposée par M. Arthur Stevens; Alfred
Stevens, dont Y Amour de l'or, les Regrets de la patrie,
le Soldat huguenot, d’autres œuvres encore, de format
modeste, mais expressives et approfondies, Alfred Stevens
fut, dès l’abord, admis par la critique dans la catégorie
des « peintres d’histoire », honneur peu prodigué en ce
temps-la.
Le Métier de chien, de Joseph Stevens, qu’il ne faut
pas confondre avec une toile du même titre, appartenant
au Musée de Rouen, par une technique supérieure autant
que par l’expression du sujet, s’imposait aux suffrages de la
foule. Le spectacle de ces chiens efflanqués, s’épuisant en
effort pour enlever leur lourde charge de sable, tableaux
familiers atout Bruxellois, était non seulement un plaidoyer
en faveur des chiens, mais en faveur de l’initiative des
artistes. D’eux seuls dépendait la poursuite du nouveau;
il appartenait au public de les seconder dans leur
recherche.
Il va de soi qu’on ne se mit pas sans plus à déserter les
vieux sentiers. Dyckmans ne perdit rien de sa vogue
auprès des bourgeois; Paul et Virginie, de Van Lerius,
professeur de peinture à l’Académie d’Anvers, fut un des
grands succès du Salon, particulièrement auprès des dames.
Comme toute éducation, celle du public était toute
à faire.
« Pour le paysage », comme le dit un critique du temps,
« on pataugeait entre le vieux Van Assche, le verdoyant
De Jonghe et le jaunâtre Ducarron, sans trop savoir s’il
valait mieux copier la nature que les paysagistes anato-
mistes de l’école hollandaise ou de l’école allemande (’) ».
Calame, Ivalckreuth, Diday, Achenbach n’étaient pas loin
de paraître des audacieux. Nous avons dit l’impression
produite par les premiers paysages de Roelofs. Son compa-
triote Kuytenbrouwer, né à Amersfoort en 1 8 1 6 , concou-
rut à le renforcer. Leur exemple ne fut pas sans influence
sur le mouvement de rénovation perceptible à dater
de 1851. On apprenait à simplifier.
(■) Revue de l’Exposition générale des beaux-arts, 1851. Lattereau.
— 192
Parmi les Belges, le signal de l’affranchissement partit
d’un wallon, Théod. Fourmois; il n’était jeune ni d’ans
ni de pratique, ayant vu le jour à Presles, dans le Hainaut,
en 1814. Dessinateur précis, il avait, comme lithographe,
retracé d’un crayon brillant plus d’une œuvre de la
Galerie d’Arenberg. Revu même aujourd’hui au Musée
de Bruxelles, le Moulin à eau demeure une page absolu-
ment remarquable. La superbe contrée d’où il était origi-
naire avait fourni au peintre un site digne d’inspirer
Ruysdael ou Hobbema. C’en était fait des lointains
voyages à la poursuite du pittoresque. « On ne peut plus
accuser le site d’agir sur les sens ou l’esprit », dit un cri-
tique du jour, « car rien n’est moins pittoresque (!) que le
sujet choisi par M. Fourmois... Jamais coin de terre ne
fut plus calme, plus inhabité... L’harmonie qui règne dans
ce tableau est sa qualité principale, et l’espèce de dédain
que M. Fourmois affecte aujourd’hui pour les détails, nous
prouve qu’il comprend le paysage à la manière des grands
maîtres ».
On voit que s’il y avait chez le peintre progrès mani-
feste dans la manière de voir, il y avait progrès aussi
chez la critique dans la manière d’apprécier.
L’harmonie, la simplicité n’étaient pas précisément la
note dominante de la peinture en Belgique. C’est quelque
chose déjà de pouvoir cueillir ces lignes dans une critique
du temps’ : « Il n’y a pas au Salon vingt tableaux harmo-
nieux dans le sens absolu du mot ». Prétendre au titre de
coloriste, — et qui n’y prétendait? — c’était charger sa
palette des tons les plus criards. On était petits-fils de
Rubens, sans doute? Dans le costume historique, les plus
épouvantables discordances étaient admises. Nous nous
souvenons d’une Jeanne tï Arc interrogée dans sa prison,
tableau de |os. Lies, dont la tonalité était aveuglante à
force de glacis de laque de garance dans la robe d’un
prince de l’Eglise. Gallait lui-même n’échappait pas au
193
reproche. Et si les turbulences de la palette s’apaisaient
quelque peu chez Leys, c’était à grands renforts de
« sauces » extrêmement préjudiciables à la bonne conser-
vation des œuvres du maître. Il y a longtemps que, au
Musée d’Anvers comme au Musée de Bruxelles, plusieurs
de ses toiles ont passé par les mains des restaurateurs.
i *
IQ4 —
PEINTURE A FRESQUE.
Le réalisme. — Les Casseurs de pierre, de Courbet. — Le courant germanique. —
La fresque. — Portaels et Van Eycken. — La fête artistique de 1851; ra
splendeur. — Cadre grandiose de la distribution des prix.
Les premières œuvres de Courbet, Les Casseurs de
pierre, Le Joueur de contrebasse, sur la scène artistique
belge, ne tirent point scandale. La critique parisienne avait
mis le public en garde contre le prophète d’une religion
destinée à ruiner le culte du beau. Au bout du compte,
c’était le retour des colères provoquées dans les milieux
classiques par l’apparition de Delacroix.
A Bruxelles, les Casseurs de pierre ne soulevèrent pas
d’indignation, quelques-uns jugèrent même de bon ton
d’insister sur les mérites du tableau envisagé sous le rap-
port technique. La tendance, elle, n’avait rien de choquant,
où des maîtres notables du passé n’avaient pas été toujours
des modèles, envisagés au point de vue de la noblesse. La
Belgique, du reste, ne possédait pas alors l’équivalent de
la « jeune école » française. Les « jeunes » étaient divisés
sur Wiertz — ou Gallait — des mécontents, c’est-à-dire
adversaire de l’administration.
Anvers et Bruxelles représentaient des tendances qu'on
savait opposées; l’autorité de leurs académies n’avait
rien de blessant. L’art en Belgique, c’était chose entendue,
devait être un rouage gouvernemental. Pas un maître en
renom 11e songeait à ouvrir un atelier. Se vouer aux arts,
c’était l’obligation de- passer par l’école publique. Les
vocations les plus décidées ne pouvaient prévaloir contre
elle. Quand s’ouvrit à Bruxelles l’école de peinture, Navez
licencia son atelier. D’ailleurs les enseignements du
195 —
maître ne liaient pas l’élève — Alfred Stevens passa par
l’atelier de Navez; il ne s’en défend pas. Portaels, le
gendre du maître, peignait des Arabes et visait au coloris.
De Groux, qui, dans peu, allait se signaler comme un
novateur, envoyait de Dusseldorf au Salon une toile reli-
gieuse, Ruth et Noémi, où l’influence de Navez se confon-
dait avec celle de Schadow.
Courbet, la chose ne pouvait faire question, était un
•révolutionnaire. Ses toiles pourtant n’étaient pas envi-
/ sagées comme un manifeste. On les critiquait sous le
rapport technique. On en jugeait le coloris terne, et cela
était — la forme incorrecte, et cela était encore. De là
à proclamer qu’il ne savait ni dessiner ni peindre, il n’y
aŸait qu’un pas. On le franchit.
En sens inverse, de très graves journaux portaient les
Casseurs de pierre aux nues. C’était, d’après l’ Observateur ,
« une œuvre faite pour rapprocher de Dieu les humbles et
ceux qui souffrent ».
« Une église qui achèterait ce tableau pour en orner
une de ses chapelles ferait mieux que d’acheter une de ces
images mal peintes comme on en voit tant, qui nous
représentent des vierges vêtues d’une draperie rouge et
d’une robe bleue. »
En somme, Courbet n’eut pas trop à se plaindre des
Belges. Il leur fit connaître, plus tard seulement, le
Retour de la Conférence et pas du tout X Enterrement à
Ormans , dont la vue aurait suffi à renier tout d’abord sa
réputation comme tendance. Il fît bon ménage avec ses
confrères bruxellois; dégusta le faro, fuma des pipes en
leur compagnie, mais dit du mal de Rubens. Cela ne fut
pas pour aider à son prestige.
On a vu qu’avant même de connaître les œuvres de
Courbet, un groupe d’indépendants s’était constitué à
Bruxelles sous le nom d’Académie Saint-Luc. Rousseau,
dans l'article rappelé, assure que la plupart des grands
— 196 —
artistes belges sont les amis de ceux qui la composent.
« Ils sont venus voir ce grenier une fois par curiosité; ils
ont pris un intérêt véritable à ces bohèmes et sont souvent
revenus. » Donc l’Académie de Saint-Luc devança l’appa-
rition de Courbet en Belgique. Nous verrons plusieurs de
ses anciens concourir à la fondation de la « Société libre
des beaux-arts ». Comme autorité dirigeante, on ne lui
connut que Slingeneyer, prime-sautier enthousiaste et très
populaire auprès de l’élément jeune.
Sans être une pépinière d’artistes notables, l’Académie *
de Saint-Luc fit sentir son influence et lentement, grâce à
elle, artiste^ et public arrivèrent à se familiariser à la.
longue avec une conception d’art plus libre, une recherche
plus émue de la vérité, une expression moins banale des
effets.
C’était là néanmoins promesses différées. Confusément
et timidement aussi se manifeste la nouvelle tendance.
Peu soutenue par la critique, elle ne trouvait d’encourage-
ment chez aucun de ceux dont l’autorité eût été à même
de lui donner crédit et n’avait pas eu elle-même de quoi
suppléer à leur absence.
L’exposition de 1851 procura à une partie du public
l’occasion de faire fête à certains représentants de l’école
allemande. Bendemans, Julius et Cari Hiibner, Begas,
Kœller, Philippe Viet, Steinle, Steffeck, d’autres encore
avaient répondu à l’appel du Gouvernement par l’envoi de
peintures et de cartons dessinés. Inutile d’insister sur le
contraste de ces œuvres austères avec ce qui, dans ses
défauts comme dans ses qualités, caractérisait l’école
flamande. C’était en quelque sorte le bataillon sacré de
l’art préposé à la défense des principes dont Courbet
travaillait à battre en brèche l’autorité. L’art allemand ne
passionne sûrement pas la foule, ce qui ne l’empêche pas
de recueillir les plus honorables suffrages.
La Belgique savante et lettrée n’avait pas suivi d’un œil
197
indifférent l’évolution de l’art en Allemagne sous les
auspices du roi de Bavière. L’Université entretenait chez
les classes dirigeantes le culte de la philosophie, de la
musique, de la poésie allemande. Les grandes figures de
Goethe, de Schiller, mises en relief par la poésie roman-
tique, semblent avoir acquis une nouvelle autorité par les
événements de 1848.
Un voyage en Allemagne appartenait à l’éducation de
tout jeune homme débutant dans la carrière des sciences
et des lettres.
La gravure, la lithographie avaient rendu familier à
tous les sites pittoresques des bords du Rhin, comme
naguère les romans de Walter Scott avaient mis en faveur
les lacs et les montagnes d’Ecosse. Avec le Rhin de
Victor Hugo, les bourgs en ruine, les légendes étaient
choses familières à tout artiste. On n’était consacré artiste
ou lettré qu’à la condition d’avoir gravi, le sac sur le dos,
le bâton à la main, le Drakenfels ou la Lorlai. Paysagistes
et peintres de vues de villes mettaient largement à contri-
bution les études recueillies au cours de leurs excursions
dans les pittoresques villages rhénans. Aux yeux de bien
des gens, le mouvement inauguré par Carstens constituait
une renaissance et, le courant religieux aidant, les produc-
tions de l'école de Dusseldorf trouvaient en Belgique une
faveur considérable. Les images de la maison Buddaens
étaient dans toutes les mains. Pour la jeunesse artiste, elles
constituaient une source d’étude et d’inspiration; les noms
d’Overbeck, de Cornélis, de Kaulbach, de Schnorr étaient
dans toutes les bouches. Des esthètes allaient jusqu’à
vouloir remplacer le prix de Rome par un « prix de
Munich ». Les murailles de nos édifices publics doivent
être le véritable grand livre de l’éducation nationale. C’est
là que le peuple doit apprendre avec d’autant plus de
facilité les hauts faits de son histoire qu’il les aura con-
stamment sous les yeux. C’est là qu’il ira étudier la vie
— 198 —
de ses grands hommes ou législateurs, capitaines, savants
ou artistes; c’est là, en un mot, qu’est le mot de cette
grande énigme dont on cherche tous les jours avec tant
d’ardeur la solution : l’enseignement public. A force
d’avoir sous les yeux de grandes et belles choses, le goût
se forme, l’esprit s’épure, l’éducation se complète, et l’on
aura bientôt un peuple de citoyens instruits qui 'compren-
dra mieux ses devoirs et dont les idées s’élargiront au lieu
de s’amoindrir. « Couvrons donc nos murailles de sujets
nationaux, comme autrefois Athènes ou Rome, et faisons
que le règne du roi Léopold soit aussi l’ère (‘) de l’inaugu-
ration de la peinture monumentale en Belgique! »
Ce langage n’était pas très différent de celui de Wiertz.
Pourtant le peintre ne se dissimulait pas les difficultés de
l’introduction en Belgique de la fresque. « La peinture de
style demande de la part de l’artiste de l’instruction »,
écrivait-il. « La peinture ordinaire demande de la patience.
L’introduction de la grande peinture est donc un mal pour
notre école moderne : l’enthousiasme, le désir de produire
des œuvres immortelles vont brûler comme un feu dévo-
rant le cerveau de nos peintres, les faire bondir du
tabouret moelleux où ils siègent avec tant d’assiduité et
de succès. » A son gré l’invasion de la peinture à fresque
en Belgique équivalait à l’apparition du choléra! C’était
en dernière analyse l'effondrement de tout le système
établi depuis 1830; la ruine de ce qui avait caractérisé,
aux veux du monde, la supériorité de l’école belge : la
belle brosse, l’éclat de la couleur.
Il se trouva pourtant des artistes disposés à réconcilier,
dans la mesure du possible, les exigences de la peinture
murale avec un procédé plus libre, une recherche de l’effet
et du modelé que l’école allemande frappait de proscrip-
(') La Renaissance, 1X5 1, p. 59.
— i99
tion. Portaels et Van Evcken assumèrent ce rôle. Le
premier, entouré d'un petit groupe de collaborateurs
(Victor Lagye, Jos. Gérard et d’autres), entreprit de
décorer à la fresque la chapelle d'un couvent de Frères
de la Doctrine chrétienne, à Bruxelles. Sur les parois de
cette chapelle, de construction récente, conçue dans un
style néo-byzantin, le jeune artiste avait peint à la fresque
des figures de saints, d’apôtres, etc. ('). Lui-même avait
supporté tous les frais de l’entreprise. Dans son dilettan-
tisme, il n’avait point songé que le bon vouloir ne pouvait
triompher du manque d’aptitudes, qu’au fond il ne suffisait
pas de l’admiration pour ressusciter les peintres d’Assise,
de Sienne, de Padoue, de Pise ou d’Orvieto; que, même
réussie, la tentative aboutissait à un vrai simulacre.
Le Gouvernement, par une heureuse inspiration, chargea
Portaels d’orner d'une fresque le fronton de l’église Saint-
Jacques, sur la place Rovale de Bruxelles. Le peintre prit
pour sujet : Notre-Dame, consolatrice des affligés. Comme
le disait une feuille du temps, il n’avait ni devant ni à
côté de lui « la comparaison qui éclaire, le précédent
qui justifie. Il avait tout à créer : un genre de peinture
qu'on n’était pas habitué à voir, une sorte de travail qu’il
n’était pas habitué à exercer ». Le peintre n'avait songé
ni à faire abstraction de ses préférences, ni à forcer ses
aptitudes. Pour lui, tant valait l’artiste, tant vaudrait
l’œuvre. Il se trompait.
Une décoration de soixante-dix pieds, placée à l’exté-
rieur d’un édifice, exigeait, pour réaliser son but, une
correction de ligne, une sobriété de coloris dont l’artiste
ne s’était préoccupé que très secondairement. Notre cro-
quis, tracé par lui-même, permet au lecteur de se rensei-
(■) La chapelle a disparu dans les travaux du quartier de Notre-Dame aux
Neiges.
200
gner sur ce que fut à l’origine l’ensemble conçu pour le
fronton de Saint-Jacques. La ligne confuse, l’effet mal
calculé aboutirent à un échec total; une simplification,
entreprise ensuite, n’améliora rien. Le coup était porté et
Portaels ne sortit pas sans dommage d'une entreprise sur
laquelle s’étaient fondées de généreuses espérances.
Van Evcken avait restreint la sienne à de plus modestes
proportions. Quelques compositions mystiques dont il
avait revêtu les parois d’une annexe pour éclairer l’église
de la Chapelle, étaient consacrées à la mémoire de la
reine Louise. C’étaient des œuvres sans style, empreintes
d’une certaine langueur dont la disparition, presque totale,
éveille peu de regrets. On peut dire que ces premières
tentatives de la peinture murale en Belgique aboutirent à
un avortement. L’éducation de l’artiste non plus que les
antécédents de l’école nationale n’autorisaient à anticiper
le succès d’un genre où n’avaient que faire les aptitudes et
les habitudes de ceux qui prétendaient le pratiquer.
En revanche, avec un succès éclatant, les artistes des
divers genres renouvelèrent en beaucoup plus grand cette
fois la manifestation de 1848. Un vaste palais de fête,
édifié par Balat à front du boulevard du Régent, fut
comme l’affirmation de la volonté des Belges de se signa-
ler dans leurs propres domaines. Sauf Gallait et Wiertz,
qu’on eût pu appeler les perpétuels mécontents, les prin-
cipaux artistes du pays s’étaient associés dans la décora-
tion d’un local, où tous les genres trouvaient leur représen-
tation. De nombreux confrères de France et de Hollande
avaient voulu concourir à cette manifestation de frater-
nité. Courbet lui-même s’y rallia, non sans succès, ce
qui fut peut-être l’unique essai de peinture décorative de
son œuvre. Il peignit, d’après nature, une danseuse
espagnole, la Senora Guerrero, alors très acclamée à
Bruxelles. On y constate — car le morceau est au Musée
de Bruxelles — de remarquables affinités avec Goya.
201
Indépendamment d’une fête offerte à la famille r ovale,
le palais provisoire édifié par le Cercle artistique et litté-
raire vit s’accomplir, en grande pompe, la cérémonie de
la remise des récompenses de l’Exposition universelle de
Londres et du Salon de peinture de Bruxelles. En même
temps que Cogniet et Robert Fleury, Begas et Bendemann
reçurent, des mains du roi, les insignes de chevalier de
l’Ordre de Léopold; Messonnier, Roqueplan, Julien Httb-
ner, Flasenclever, la médaille d’or attribuée en outre à
Joseph Stevens. La cérémonie ne manqua point d’inci-
dents. Les artistes, accourus nombreux, se plurent à sou-
ligner de leurs applaudissements ou à marquer par des
murmures leur approbation ou leur déplaisir des distinc-
tions accordées par le jury.
Gallait, promu au rang d’officier de l’Ordre de Léopold,
ne répondit pas à l’appel de son nom. Un parti puissant
s’était formé à Bruxelles en faveur de la nomination du
peintre à la direction de l’Académie. Gallait venait d’être
acclamé comme le premier des maîtres belges. Sa présence
à la tête de l’enseignement des arts, dans la capitale,
aurait donné à l’Académie de Bruxelles un relief considé-
rable. Mais le maître posait ses conditions. Il voulait un
nouveau local, — les cours de l’Académie de Bruxelles se
donnaient dans les sous-sols des Musées, — d’autres
réformes. Le Gouvernement, lié par des considérations
politiques, eut peur de s’aliéner les Anversois, jaloux de
leur suprématie dans l'enseignement des arts. Gallait se
retira sous sa tente et les choses continuèrent comme
auparavant.
202
L'ART NATURALISTE.
Le Salon d’Anvers (1852). — Artistes anglais en Belgique. — Salon de Gand
(1853). — Première apparition de l’art naturaliste. — Rosa Bonheur et le
Marché aux chevaux. — Jules Breton : Le Retour des moissonneurs. —
G. Brion : Les Batteurs en grange. — Israëls : Les Orphelines. — Rochussen :
Les Amusements de l'hiver. — Roelofs : Vues de Hollande. — Verlat : Loups
dans la neige se disputant une proie ; Buffle surpris par un tigre. — Gustave
Piéron et F. Lamorinière, Belges retour de Barbizon. — J. -B. Van Moer,
peintre de vues de Bruxelles. — Délaissement de la peinture d’histoire. —
Les Belges à l’Exposition universelle de 1855. — Triomphe de Leys. —
Charles De Groux, Alfred Stevens, Madou, Ad. Dillens, Jos. Lies, Alex.
Thomas, Alex. Robert, « premier portraitiste de l’Europe », Florent
Willems, F. Bossuet, Louis Robbe; un sculpteur naturaliste: Victor Van
Hove. — La photographie; son influence.
Pouvait-il être question de réformes quand le bourg-
mestre de Bruxelles, au cours de sa harangue comme pré-
sident de l’Exposition, se croyait tenu d’exalter comme
président de l’exposition des peintres secondaires, dont à
l’en croire la présence avait contribué puissamment à
l’éclat du Salon ?
« La peinture historique serait en décadence », disait
M . de Brouckere, « et nous avons sous les veux les cartons
de Beudemann et de Hiibner, et nos artistes, s’inspirant
de Michel-Ange et de Raphaël, importent chez nous la
peinture murale, cherchant à rivaliser avec Schnetz (?),
Cornélius, Horace Vernet et Schadow. »
Le résultat le plus appréciable du Salon de 1851 fut
d’amener entre les Belges et leurs voisins un contact plus
intime. Au Salon d’Anvers, en 1852, les étrangers affluèrent.
Les Anglais avaient envoyé un contingent fourni par
}.-E. Millais, Ford Madox Brown, John Martin étaient
représentés, comme Eug. Delacroix, comme E. Magnus,
— 203
dont le portrait de M"' e Sonntag charma les artistes et le
public; comme Knaus, enfin, dont la Foire fut extraordi-
nairement goûtée.
Leys s’était abstenu. Le maître accomplissait à ce
moment le voyage de l’Allemagne, destiné à laisser une
si profonde empreinte dans les œuvres ultérieures de sa
carrière.
Le Salon de Gand fut exceptionnel encore. Le Marché
aux chevaux, de Rosa Bonheur, retrouva dans la rotonde
de l’Université tout son succès de Paris. L’éclat, le mou-
vement et jusqu’à la lourde charpente des percherons, que
leur type rapprochait des chevaux flamands, créèrent à
cette belle page une popularité en quelque sorte sans
précédent. L’impression de nature, le sentiment du vrai,
parlait plus haut que la science. Ajoutons que le Retour
des moissonneurs, de jules Breton, les Batteurs en
grange, de Brion, quantité d’autres pages achevaient de
gagner le public à une traduction de la réalité dont la
brutale expression, sous le pinceau de Courbet, revêtait
la forme d’un défi. C’était comme élève de Félix Devigne
que Breton se présentait aux Gantois. Son succès fut
énorme. Ce n’était pas de France uniquement que venait
le souffle vivifiant. Israël avec ses Orphelines , Roelofs
avec ses paysages empreints d’un sentiment si juste de
l’effet, d’un si heureux choix de motifs, Rochussen avec
les Amusements de l’hiver, autant de messages d’un art
jeune et libre. Leur voix serait-elle entendue? Il y avait
pour le prédire mieux que leurs symptômes. Verlat, d’un
pinceau robuste, brossait les Loups dans la neige se dispu-
tant une proie, le Buffle surpris par un tigre. Gustave
Piéron et François Lamorinière apportaient leurs impres-
sions de la forêt de Fontainebleau ou des Ardennes; [ean-
Baptiste Van Moer, l’ancien ouvrier tourneur, imprégnait
de poésie des motifs oubliés depuis Vermeer, de Delft;
les Stevens, Willems, poursuivant le cours de leurs succès,
ouvraient des voies nouvelles vers la perfection.
— 204 —
Les choses si bien vues, si excellemment traduites, ne
proclamaient peut-être pas avec une bien brutale franchise
le génie de la race, n’affirmaient pas d’une manière écla-
tante « l’âme belge », dont il devait être beaucoup question
plus tard. Mais, sans détour, Navez, Wappers, De Iveyser,
Gallait, Decaisne, E. Hamman, tant glorifiés à leur appa-
rition, avaient-ils fait preuve de plus de souci d’être
nationaux?
Remarquons-le d’ailleurs, d’autres devoirs s’imposaient
aux artistes. Alvin n’hésitait pas à le reconnaître, lui
qui, depuis 1830, suivait d'un œil attentif la marche de
l’école. « L’arène ouverte chez nous à nos artistes est trop
étroite », écrivait-il en 1854; « l’émulation s’y voit sans
cesse exposée à se changer en rivalité. Le peintre, le
statuaire n’ont que de rares occasions de produire des
œuvres importantes par leurs dimensions et leur carac-
tère.
» Parcourez nos expositions, où voit-on se montrer les
talents supérieurs? Dans les petits cadres dont le com-
merce est certain de trouver le placement, parce que leurs
dimensions peuvent s’accommoder de nos étroites habi-
tations bourgeoises. Quant aux grandes compositions histo-
riques, il n’y a plus que nos débutants qui vont encore s’y
engager : pauvres imprudents qui s’exposent à un labeur
ingrat, pour couvrir d’immenses toiles que bientôt il
faudra rouler et laisser pourrir dans un grenier. »
Déplorable aveu! L’intervention officielle avait fait de
l’art un rouage de l’administration. On avait, à coups de
règlements, établi des préséances où seule la mesure du
talent devait régler les hiérarchies. La multiplicité des
Académies, la gratuité absolue de leur enseignement
aboutissait à grossir la légion des déclassés. Il en coûtait
moins à l’artiste de faire de son fils un architecte qu’un
charpentier. Passer des cours élémentaires aux cours
moyens; des cours moyens aux cours supérieurs, simple
affaire de métier.
20S
Anch'io son pittore! Le concours de Rome faisait de
l’élève un maître consacré. Promené en triomphateur par
les rues de sa ville natale, le jour de la proclamation des
résultats, après quatre années de voyage aux frais de l'Etat,
le voici de retour. Sous peine de déchoir, il lui faut
aborder le grand art. Il lui faut un atelier spacieux, des
modèles. C’est, à brève échéance, le découragement, la
misère.
Longtemps le portrait même fut envisagé comme un
genre inférieur, un art au service des bourgeois, régi par
la seule ressemblance. Heureux qui, au bout de ce temps
d’épreuve, arrivera à décrocher une place de professeur
dans quelque académie de province! Par son exemple et
ses préceptes, il formera d'autres aspirants à la célébrité!
La situation constatée par Al vin était l’aboutissement
de tout un ensemble de causes accumulées. En conclure
que le niveau artistique fut en baise serait se méprendre.
L’Exposition universelle de Paris en 1855 devint au
contraire, pour l’école belge, l’occasion d’un véritable
triomphe : « Que les peintres français veillent » (j excepte
toutefois les pavsagistes), s’écriait Maxime Ducamp.
« L’Exposition universelle prouve que leur supériorité, si
longtemps incontestée, est loin d’être maintenant incon-
testable : l’école belge est déjà une réalité ; tâchons qu’elle
reste notre sœur, et qu elle ne puisse jamais devenir notre
souveraine. Il n’y aurait certes pas de quoi rougir, mais il
est toujours triste d’abdiquer. Caveant consules! » Sous la
plume d’un des principaux critiques de la France, l'hom-
mage vaut d’être rappelé.
Chose étrange, dans cette réunion, sans seconde, de
productions d’un demi-siècle, témoin d’une si prodigieuse
floraison d’art, la Belgique ne comptait parmi ses repré-
sentants aucun homme dont le nom, au cours des vingt-
cinq années révolues, avait retenti dans la presse euro-
péenne. On eût dit, non sans quelque raison d’ailleurs, que
200
l’école se composait de nouveaux venus. Où étaient les
vastes pages signées Wappers, De Kevser, 'Gallait, Navez,
W iertz ou Slingenever? Leur présence n 'importait-elle
pas à l’honneur du drapeau; ou bien, par une abstention
calculée, leurs auteurs voulaient-ils mieux établir la limite
entre leur art et celui de l’école rajeunie? Leur défection
servit mal leur dessein. Elle rendit plus éclatante la
victoire de ceux dont la bannière fit triompher l’école en
cette mémorable journée. Ils étaient là un groupe smon
de nouveaux arrivés, du moins d’inaperçus de la foule,
à qui, pour la première fois, à défaut de leur nom, se
révélait leur valeur.
La jeune école? Non pas. Levs, Madou, Willems, les
Stevens, Verlat, Lies, C. De Groux, Ad. Dillens, Louis
Robbe, Fourmois, Clays, Robie, Bossuet, Van Moer
étaient dans toute la maturité de l’àge et du talent. Leur
savoir, prix d’un labeur persévérant, mettait mieux en
relief leur remarquable individualité. « S'il est permis de
ressembler à quelqu’un, c’est sans doute à son père »,
disait, à propos de Levs, Théophile Gautier.
Bien d’autres encore caractérisaient leur race, sinon par
la facture, du moins par l’esprit de leurs conceptions.
D’ailleurs, nulle uniformité. S’il y avait quelque rapport
de physionomie entre les ouvrages de Lies et ceux de
Levs, c’était davantage encore par la nature des données
que par l’expression. Quant aux autres, ceux que nous
venons de citer, rien dans leurs œuvres n’accuse l’influence
d’un système imposé.
A force de confondre la Belgique et la Hollande, la
critique prétendait trouver le secret de la supériorité de
l’école belge dans l’influence de Netscher, de Terborch,
s’ingéniait à faire une part, dans son évolution, aux
influences parisiennes. Le comte Léon de Laborde, dans
son mémorable rapport sur l’Exposition de Londres
en 1851, paru seulement en 1856, fait justice de cette
207 —
méprise. « Nos grands critiques affirmaient que ces
peintres étaient les élèves de nos peintres, ces tableaux
des imitations de nos tableaux, et toute notre jeunesse,
avec ce contentement d’elle-même qui est la première de
ses qualités, puisqu’elle soutient les autres, s’en alla répé-
tant qu’on ne peignait pas mal k Bruxelles, près Paris.
Prenons-v garde ; la Belgique ne nous copie pas. Si même
en lui donnant des leçons, nous laissons les élèves devenir
plus habiles que les maîtres, ils pourraient bien, à leur
tour, dater nos tableaux de Paris près Bruxelles, de Paris
près Anvers. Ce n’est pas ainsi qu’on juge ses rivaux. »
Si, en effet, une partie de la presse parisienne articulait
contre l’école belge le reproche de manquer d’originalité,
si des critiques, se plaçant au point de vue des tendances,
appréciaient la direction nouvelle comme un appauvrisse-
ment de l’école artistique, il restait, de l’évolution accom-
plie, la mise en relief de personnalités qui, devant l’Europe,
donnaient à leur pays le plus honorable relief. Pour qui
reportait ses souvenirs à peu d’années seulement, tous
les genres trouvaient dans l’école belge une expression
imprévue.
Leys s’était mis en quête d’impressions nouvelles au
début de son pèlerinage. Au retour, son pays même parut
se révéler à lui. Il ne rapportait point de portefeuille
bourré d’études, des réminiscences d’Albert Diirer, de
Cranach,d’Holbein. Mieux que le souvenir de Nuremberg,
de Bâle, d'Augsbourg, c’était l’esprit de ceci qui s’éveillait
au cœur de l’artiste. Son archaïsme n’était point du pas-
tiche. Il sentait en lui une voix des temps évoqués par son
pinceau. Bien plus que les Allemands, le vieux Breughel
venait de se révéler à lui. La foule ne savait peut-être pas
combien était juste la remarque de Gautier : « Chez lui, il
n’y a pas imitation, mais similitude de tempérament et
de race; c’est un peintre du XVII e siècle venu deux cents
ans plus tard ».
— 208 —
11 avait trouvé dans les cités allemandes mieux que des
impressions, des souvenirs. Subitement lui était apparue la
splendeur du milieu natal; ce vieil Anvers, maintenant
disparu; son enceinte espagnole aux assises blanches et
rouges, rongées par la mousse et l’humidité des eaux sta-
gnantes où, comme au temps de Breughel, s’ébattaient les
patineurs. C’était l’antique Halle à la Viande que Dürer
vit debout déjà, comme d’ailleurs tout le quartier avoisi-
nant. Le sombre « Steen », la Maison hanséatique, l’ancien
« Vierschaas » où la justice se rendait à ciel ouvert. De là
à constater que, dans ce milieu si favorable à l’expression
du sentiment pittoresque, se mouvait une population à
peine différente de celle du XVI e siècle : bourgeoises en
faille, femmes du peuple en manteau, béguines à la coiffe
empesée, cabaretiers peu dissemblables de ces Jacob
Planckfeldt, l’illustre Nurembergeois, il n’y avait qu’un
pas. Et Leys, pour l’avoir franchi, fut cité comme un des
peintres le plus extraordinaires de son temps. Coup sur
coup se suivirent : Frans Floris allant à la fête du Ser-
ment de Saint- Luc, Les Femmes catholiques, Le Nouvel An
en Flandre, La Promenade hors des murs, Les Trentaines
de Berthal de LIaze. Il faut se reporter à ces temps pour
comprendre l’effet produit par l'apparition de pareilles
œuvres. Elle se mesure à l’enthousiasme de Gautier :
« M. Levs a envové trois tableaux, trois chefs-d’œuvre :
La LL'omenade hors des murs, Le Nouvel An en Flandre
et Les Trentaines de Berthal de Haze. Aucune réserve,
on le voit, chez le critique bronzé contre les émotions de
ce nouveau théâtre constitué par un salon de peinture ».
Le tableau des Trentaines fut rangé parmi les pages
capitales de l’Exposition universelle. On en loua tout
ensemble le grand style, l’harmonie à la fois riche et
sobre, par-dessus tout la pénétrante expression. Edmond
About concluait sa description par ces mots caracté-
ristiques : « Le tableau de M. Leys n’est pas seulement
— 209 —
une anecdote de 1512, c’est une belle page d’histoire ».
Si, à ce moment de son évolution, l’école n’avait, d’une
manière totale, rompu les liens qui l’enchaînaient au passé,
on n’aurait pu mieux nier sans injustice une accession de
force plus remarquable parce que moins prévue.
En fait, c’était un événement prodigieux la venue simul-
tanée, sur la scène artistique, d’un groupe d’hommes for-
mant une école par la communauté des origines, par
certains traits caractéristiques de race, tous, pourtant,
obéissant avec une liberté entière à l’impulsion du tempé-
rament. Quelle part revendiquait l’éducation, par exemple,
dans les œuvres qui venaient de révéler au monde le nom
jusqu’alors ignoré de Charles De Groux ?
Né en 1825 à Comines, localité de la Flandre, dont le
territoire se partage en quelque sorte également entre la
France et la Belgique, la France n’eut aucune part à son
éducation. Il fut, avons-nous dit, élève de Navez; dès
Académies de Bruxelles et de Dusseldorf. Nature impres-
sionnable et rêveuse; de complexion délicate, il inclina
de bonne heure vers un ordre de sujets nullement conforme
à ceux que devaient prédire ses débuts. Aspirant malheu-
reux au prix de Rome en 1850, il devait trouver bientôt
sa voie. L’apparition des œuvres de Courbet le stimula
peut-être, mais, en réalité, le modernisme de De Groux
n’avait pas attendu les Casseurs de pierre pour se faire
jour. Dès l’année 1849, ^ exposait à Anvers le Banc
des pauvres, repris et développé peu d’années plus tard.
L’ Ivrogne, paru (Musée de Bruxelles) à une petite expo-
sition de société, mit en relief des aspirations plus hautes,
notablement, que celles du maître peintre d’Orman. Un
être abruti par la boisson vient de regagner son galetas.
Ses jambes fléchissent. Les enfants se précipitent pour
demander aide et secours à cet être frappé d’inconscience.
Couverte de quelques pauvres haillons, leur mère est
étendue, morte sur le lit. Ce tout petit tableau montrait en
n
h
2 10
son auteur un homme résolu à s’arrêter à une face des
choses médiocrement riante, à la représenter aussi revê-
tue d’une expression, d’une forme, où n’avaient rien à voir
les conventions académiques. L’année suivante apparais-
sait le Banc des pauvres, sans doute revu. A plus d’un, ce
sujet eût procuré, sans doute, l’occasion de quelque scène
aimable et attendrissante. De Groux n’avait cure des
faveurs du public banal des expositions. Le spectacle des
déchus, des découragés, des souffrants, prenant refuge
dans la divinité, revêtait, sous son pinceau, quelque chose
de la physionomie des pauvres de Rembrandt. A l’écart,
dans un des bas côtés de la nef d’une église, où se
presse la foule des dimanches, ils sont groupés autour
de ce banc, le leur, celui des « pauvres ». Plusieurs
portent les stigmates de la dégradation intellectuelle
autant que physique. Pauvres, ils sont déclassés. D’autres,
en revanche, n’attendent qu’une main secourable pour
reprendre dans la société un rang d’où quelques revers,
quelque faute peut-être les a fait déchoir. LTn homme
jeune, venu de loin, succombant à la fatigue, s’est
laissé choir sur le gradin du prie-Dieu auquel il s’adosse ;
une jeune fille, quelque ouvrière à la tournure gracieuse,
le visage dérobé aux regards, semble mêler ses larmes à
ses prières. Plus loin c’est un aveugle à la face inerte,
conduit par un jeune garçon ; ce sont des mères serrant
entre leurs haillons de chétifs enfants. Et tous, tournés
vers l’autel, invisible, implorent le ciel, plus que des
hommes, non pas seulement le pain du corps, mais celui
de l’âme. Et ce n’est point sans intention que le peintre
inonde de clartés la nef pour laisser à l’écart ce qu’en
l’occurrence on dénommerait le coin des réprouvés.
De Groux, peu coloriste d’instinct, dessinateur pénible
et quelque peu raboteux, rachetait ces défauts par une
expression pénétrante, surtout par la profondeur du senti-
ment. Dire qu’il trouvait dans son pays des apprécia-
21 I
teurs bienveillants, serait mentir à la vérité. Les critiques
influents l’accusaient de pratiquer « l’esthétique du laid! »
Son action sur le courant artistique du jour fut considé-
rable. Constantin Meunier, Louis Dubois, Louis Artan,
Alfred Stevens, Gustave De Jonghe, à leurs débuts, et Féli-
cien Rops la trahissent à toute évidence. A l’Exposition
universelle, ses œuvres furent parmi les plus hautement
prisées du contingent belge. Edmond About n’hésitait
pas à le désigner comme « le plus distingué des peintres
travaillant à Bruxelles ».
« L 'Enfant malade », écrit l’auteur de Tolla, « est une
toile d’un aspect saisissant, d’une tristesse profonde. Le
rouet, la couchette de bois peint, le papier à dix sous le
rouleau, tout crie misère dans cette petite chambre. Pas
de draps dans le lit; les draps sont vendus ou engagés.
L’enfant est couché avec son pantalon; sa petite tête pâle
est enveloppée dans un méchant madras. Il mange son
brouet avec un appétit languissant et dégoûté. La mère,
assise au pied du lit, semble se demander en quel endroit
de la terre on pourrait trouver cinq francs. La lumière
même est misérable autour de ce grabat. Le soleil luit
pour tout le monde, mais les pauvres des villes n’en ont
pas tout leur soûl. »
A retenir surtout l’opinion de la critique française sur
le Dernier Adieu, inspiré, nous l’avons dit, des funérailles
impressionnantes de Van Evcken le 17 novembre 1853.
Les assistants écoutent, le front découvert, les paroles
d’adieu prononcées par l’un d’eux au moment de la suprême
séparation. « C’est froid, navrant, sinistre », dit Théo-
phile Gautier. La presse parisienne ne se faisait pas faute,
au reste, d’opposer l’émotion juste, le tact et la mesure
de De Groux à l’exhibition complaisante de choses drôles,
dont X Enterrement d’Ornans était le prétexte pour
Courbet. Mais en l’âme de De Groux, les choses tristes
avaient un retentissement profond. Modeste et silencieux,
2 12
il songeait moins à intéresser qn’à émouvoir. Les indiffé-
rents pouvaient passer à côté de ses œuvres sans les
apercevoir, tant étaient simples ses données, simpliste sa
technique.
Alfred Stevens, à ce moment, nageait dans les eaux de
Courbet. Le Bouquet effeuillé, les Fleurs d’ automne , au
Musée de Bruxelles, sont caractéristiques de cette période.
Ce qu’on appelle le vagabondage, la principale de ses
œuvres à l’Exposition universelle, le montre préoccupé
de faire chose humanitaire. Par la neige, une pauvre femme
est conduite au poste. Une dame élégante lui fait
l’aumône. La palette assombrie, les contours cernés,
comme chez nombre d’artistes d’alors, étaient une forme
de protestation contre l’abus du coloris aimable et la
forme maniérée. Courbet, en dépit de ses écarts, de ses
gaucheries fréquentes et soulignées, n’était donc pas sans
agir favorablement sur l’école de son pays, par contre-coup
sur les écoles voisines. Ce qui n’empêchait Maxime
Decamps de mettre le jeune Stevens en garde contre « ce
mauvais maître à suivre ».
L’apparition de Madou comme peintre concourut sensi-
blement au relief de l’école belge. On le savait de longue
date habile metteur en scène, d’observation juste et péné-
trante. La Fête au château, le Trouble fête n’avaient pas
la prétention de se signaler par la puissance du coloris
non plus que par la virtuosité de la touche; en revanche,
la composition abondante et facile, l’aisance des attitudes,
la remarquable justesse du type et des expressions met-
taient en relief le vieil esprit brabançon avec une surpre-
nante élégance. Madou, né en 1796, évoquait les souvenirs
d’une période dont son éducation avait subi l’influence.
Le Bruxelles où il avait grandi laissait en lui des impul-
sions non moins profondes que chez Leys l’Anvers du
XVI e siècle, dont il reconstituait avec tant de bonheur la
physionomie. Entre l’art de Madou et celui de Leys il y
— 213
avait un lien plus intime qu’on ne pense. D’autres avant
nous en ont fait la remarque. M. R. Mutter n’hésite pas à
écrire de Madou que le premier il a fait pénétrer la vie
dans l’école belge du XIX e siècle. Pour Edmond About,
la Fête au château était peinte avec autant d’esprit et de
recherche que les meilleurs tableaux de l’école anglaise;
lui-même, dans son Étude sur l’art, caractérise Madou
en disant qu’il a « su donner à ses sujets vieillis un intérêt
nouveau par une invention plus dramatique et un caractère
plus individuel ».
Pour avoir perdu de leur actualité, ces jugements
achèvent de prouver l’importance attachée par l’Europe
artiste à l’intervention de la Belgique dans le courant
général du goût.
Sans compter parmi les figures d’avant-plan, Adolphe
Dillens, né à Gand en 1821, vit ratifier par la critique
européenne le jugement favorable des connaisseurs de son
pays. Un voyage récent en Zélande, en compagnie de
Charles De Coster, avait vivement impressionné l’artiste.
Faisant trêve aux scènes historiques où il s’était jusqu’alors
attardé, il se mit avec un talent remarquable de peintre,
une bonne grâce charmante à retracer les épisodes et la
physionomie de la contrée qu’il venait de parcourir,
le Droit de passage, la Maniéré de faire la cour en
Zélande, la Noce zélandaise, les Scènes de patinage,
n’avaient pas pour intéresser que leur seul caractère ethno-
graphique. Dillens fut certainement un des peintres fla-
mands les plus heureusement doués sous le rapport de la
technique. Nul ne s’entendait comme lui à poser une figure
d’homme ou de femme avec l’aisance nécessaire, à préciser
d’un pinceau large et savoureux les implats et les saillies,
à environner de lumière les scènes animées, choisies, le
plus souvent, avec bonheur. Le souvenir de ses œuvres
survit en mainte reproduction, sans parler des croquis dont
il accompagna, dans le Tour du monde, le récit de voyage
de De Coster en Zélande.
— 214 —
Elles étaient tout ensemble neuves et riantes, ses évoca-
tions de la vie des insulaires de Walcheren. Rien de joli
comme la Digue de Westkappelle un jour de fête, où,
emporté à fond de train par des chevaux vigoureux, passe
le chariot tout plein d’aimables filles, de joyeux garçons
parés de leurs plus beaux atours.
Flamand jusqu’aux moelles, Dillens trahissait son ori-
gine par la désinvolture du pinceau. Ses préférences pour
la Zélande, sans être exclusives, lui fournirent évidemment
l’occasion des meilleures pages de son œuvre et de ses plus
retentissants succès.
Du même âge que Dillens et mort âgé de 44 ans à peine,
Joseph Lies, d’Anvers, ne fut pas sans mêler le souvenir
de Levs à des scènes plus directement inspirées de la
nature.
Il connut le succès non diminué par le voisinage de
l’illustre maître. Christophe Colomb exposant ses plans à
Ferdinand et Isabelle tut un des succès du Salon d’An-
vers en 184g. La jfeanne d’Arc, déjà mentionnée, lui
valut la médaille d’or au mémorable Salon de 1851. S’il
abuse des frottis et des « sauces » affectionnés des peintres
de l’époque romantique, il trouva néanmoins sur sa palette
des harmonies d’une véritable richesse. Transitoirement
peintre d’histoire, Lies ne s’élève pas jusqu’au grand
stvle. Son art, comme sa complexion, était sans force.
Il créa des portraits d’un grand charme, tel que celui de
l’enfant de Levs, au Musée d’Anvers. Des vues où les
figures se mêlent au paysage, où parfois la silhouette des
villes et des villages est profilée sur le couchant, constituent
des pages impressionnantes. Les Plaisirs de l’hiver, scène
de patinage sur les remparts d’une ville, exposée à Paris
en 1855; la Vesprée, où l’on voit les filles revenir des
champs ; le Mauvais Riche, avec un fond délicieux de
jardin, ont dû certainement impressionner Henri de Brae-
keleer. A ce titre déjà, l’œuvre de Lies s’impose à l’atten-
tion de l’histoire. L’école belge, en somme, avait fait un
pas décisif en avant.
La franche expression de l’esprit de nature rehaussait
dans l’œuvre de ses représentants d’une facture non seule-
ment personnelle, mais libre des conventions où s’attar-
daient comme à plaisir les maîtres de réputation consacrée.
Le retour attentif de quelques romantiques donnait plus
d’évidence à l’évolution. Une vaste toile de Thomas, — un
nom de retentissement médiocre, — Judas errant pendant
la nuit de la condamnation du Christ, imprégnait la pein-
ture religieuse d’un accent de vérité, dont la recherche
même constituait un progrès. La scène était impression-
nante. Il y avait là comme un reflet de Géricault, plus
encore de Prud’hon, dont la Justice divine poursuivant le
crime semblait avoir inspiré la peinture.
Par un ciel chargé de sombres nuages d’où émerge la
lune, Judas est errant. Sa main serre encore la bourse où
sonne encore le prix de sa trahison. Soudain il tombe en
arrêt devant un feu où veillent des bûcherons. Ils
façonnent la croix qui, à l’aube, va se dresser sur le Gol-
gotha. L’idée, jointe au contraste de l’effet, fit de cette
page une œuvre à sensation, encore qu’elle fut de médiocre
valeur picturale. Mais on n’était pas accoutumé à cette
forme d’interprétation biblique. C’était une trouvaille.
Elle suffit à la réputation de son auteur.
Chose peu prévue, l’éclat de la Section belge fut consi-
dérablement rehaussé par la présence d’un portrait sur la
scène parisienne. Se signaler comme portraitiste impli-
quait une somme de qualités dont la France, avec l’Angle-
terre, semblait détenir le monopole. L’honneur de le leur
signaler revint à un ancien élève de Navez, Alexandre
Robert. Le personnage représenté, M. Ad. Van Soust,
jeune attaché à la Direction des beaux-arts, était d’un
phvsique intéressant, avait des allures élégantes. Dans la
toile de Robert, il était représenté à mi-jambe, de face, se
2l6 —
détachant sur un fond très clair, en honneur parmi les
portraitistes depuis l’apparition de la photographie. Un
critique parisien, M. Alph. de Galonné, de passage à
Bruxelles en 1854, avait grandement loué ce portrait dans
la Revue contemporaine. Il le signalait comme « une véri-
table composition, du meilleur goût, d’une excellente
exécution, de t ordre le plus élevé ». Quand l’œuvre de
Robert se produisit à l’Exposition universelle, M. de
Galonné se plut à constater que chacun s’empressait à la
proclamer « la meilleure de toute l’école belge et de
découvrir en elle un chef-d’œuvre ».
Une lettre d’Arthur Stevens à son compatriote lui ht
connaître la manière chaleureuse dont son œuvre a été
appréciée par Eug. Delacroix et la certitude de trouver à
Paris le plus brillant accueil. L’impératrice, les journaux
du temps en font foi, avait beaucoup admiré la peinture
du jeune Belge. Robert, s’il eût exécuté les sollicitations
de ses amis, était en passe de rivaliser avec Winterhalter
sur la scène parisienne. Il s’abstint de courir l’aventure,
encore qu’il fut sans attaches en Belgique. Il se contenta
de faire le portrait du Comte de Morny, preuve évidente
de l’impression laissée par son œuvre dans les Salons de la
capitale.
Paris à ce moment foisonnait d’artistes belges. Ils for-
maient, dans le voisinage de l’Arc de Triomphe, une vraie
colonie. Plusieurs s’étaient élevés aux premiers rangs de
la hiérarchie artistique française : Florent Willems, dont
les scènes du XVII e siècle faisaient revivre Abraham Bosse
et Saint-Igny, et dont la Veuve (Musée de Bruxelles) avait
mérité non seulement les suffrages des mondains, mais
ceux des artistes; les deux Stevens : Joseph, non seu-
lement grand peintre, mais « le roi des peintres », et à qui
échut l’honneur d’initier l’impératrice à la pratique d’un
art qu’il contribua à mettre en faveur; Alfred, à qui sa
virtuosité réservait une place à part sur la scène parisienne;
— 217 —
Gustave de Jonghe, Alfred de Knyff, Piéron, mort
jeune, non sans, avoir donné, comme paysagiste, une
note originale; dans le grand art, Chari.es Verlat et
Édouard H amman.
Les influences françaises, très apparentes chez tous, leur
créent une place à part dans l’école de leur pays, encore
qu’en France leur exotisme se manifeste avec une certaine
netteté. Nous avons dit un mot de l’influence de Courbet
dans les premières œuvres d’Alfred SteVens. L’influence
de Delacroix, davantage encore celle de Thomas Couture,
se montre chez Verlat et Hamman. L'influence de la pho-
tographie n’est peut-être pas étrangère non plus à leurs
effets. Les contours estompés, les masses lumineuses élar-
gies, un certain apaisement de la vivacité des nuances
semblent traduire, non pas, sans doute, l’intervention
directe de la photographie, mais l’étude des effets rendus
par l'objectif. Stevens parle avec raison, dans ses Impres-
sions sur la peinture (*), des conséquences de l’apparition
de la photographie. Elle captivait les peintres par le vague
des contours et des effets. Sa première conséquence fut
de réduire à néant la peinture au « patientolvpe », dont
parlait Wiertz. La photographie devenait un moyen de
contrôle vigoureux, une source d’information trop facile
pour ne pas réduire le simple fini au rang de chose indiffé-
rente.
De toute manière, des œuvres telles que Y Assaut de
Jérusalem, par Verlat, Adrien Willaut faisant exécuter
devant le Doge la première messe en musique, caracté-
risent très nettement une direction nouvelle. C’était la
peinture d’histoire au dernier goût du jour, up to date; dans
le discours déjà mentionné du bourgmestre de Bruxelles,
prononcé en 1851, M. de Brouckere avait hasardé cette
(') Paris, 1886.
— 2 1 8 —
phrase : « le chevalet s’élève à la hauteur de l’histoire ».
Des œuvres de Verlat et Hamman tendaient à « abaisser
l’histoire au rang du chevalet». Diminuer aux proportions
d'une anecdote la prise de Jérusalem, l’histoire d’un
citoyen fameux équivalait à proclamer les déchéances de
la peinture d’histoire. Qu’allait devenir la « mission ensei-
gnante de l’art » proclamée à l’envi dans les rapports
officiels ? Que deviendrait l’intervention gouvernementale
elle-même ?
Et pour mieux accentuer la tendance subversive, voici,
sur une toile de 5 mètres de long, toujours exécutée
aux frais de l’Etat, une Vue de la Campine, par Louis
Eobbe; la Campine, c’est-à-dire une plaine à perte de
vue, quelque chose comme une prairie américaine, aux
eaux stagnantes, un troupeau de bœufs et de vaches au
pelage varié, en rompt la monotonie. La chose parut
étrange, sinon choquant. « Il est rare que l’on peigne
les animaux dans des toiles de si vastes dimensions », dit
T. Gautier, « un sujet d’histoire s’y développerait à l’aise! »
L’impression était d’ailleurs remarquable. Sous un ciel
aux nuées sombres et basses, la bouvière s’occupe de
rassembler sa troupe pesante. Déjà la pluie tombe à
l’horizon. L’ensemble quelque peu panoramique auquel
avait eu part Roelofs pour le paysage, et De Groux pour
la figure, était trop caractéristique du pays, mettait en
relief une personnalité artistique trop intéressante pour
ne pas conquérir les suffrages de la foule.
Louis Robbe, non content d’être un homme de loi
distingué, était peintre par tempérament et peintre d’ani-
maux surtout. Le pinceau dans les mains de cet homme
de haute stature, de robuste complexion, semblait con-
traint aux pages vigoureuses. Verboeckhoven, lui aussi,
avait fait de la peinture des animaux l’occasion d’ensem-
bles développés. Son pinceau précieux n’arrivait pas à
leur donner la puissance nécessaire. Le tempérament de
— 2 1 9 —
Robbe le sollicitait aux grandes machines. Dessinateur
moins précis que vigoureux, il faisait bon marché de la
forme en faveur de la puissance de l’effet. Sa Vue de la
Càmpine devait rester l’œuvre maîtresse de sa carrière.
Les paysagistes belges, lents à s’émanciper, connurent
à l’Exposition universelle de moindres succès que les
peintres de vues de ville. Les vues d’Espagne, de Bossuet
(1800-1889); l es vues de Belgique, de J. -B. Van Moer;
F. Stroobant, ce dernier principalement comme dessina-
teur habile et coloré, remportèrent d’enviables succès.
On compara Van Moer à Decamps, et la plume bril-
lante de l’auteur de Tra los montes fit bonne mesure
d’éloges à Bossuet, dont la vue de Grenade en était, du
reste, amplement digne.
Chose à ne point laisser inaperçue : la sculpture belge
eut sa part de succès à l’Exposition universelle de 1855.
Sous l’impression du fameux roman de mistress Harriett
Beecher-Stowe, un jeune statuaire, Victor Van Hove,
avait créé le Nègre après la bastonnade. Les suffrages du
jury international devaient venger l’artiste des dédains de
ses compatriotes. Non seulement la presse parisienne loua
fort son œuvre, proclamée par Rude le meilleur morceau
de la statuaire belge, mais Van Hove remporta la médaille
d’or. Bruxelles lui avait refusé même une mention !
En somme, les Belges revenaient de Paris les mains
chargées de palmes et de couronnes. Aux applaudissements
de l’Europe, la médaille d’honneur avait été accordée à
Levs. Plusieurs de ses confrères, la veille inconnus, avaient
conquis la plus honorable notoriété.
220
L’INTERVENTION OFFICIELLE FUT STÉRILE.
Un État marchand d’images : Le Musée populaire de Belgique. — Les fêtes
du XXV e anniversaire de l’inauguration de Léopold I er ; leur éclat sous le
rapport de l’art. — L ' Uylcnspiegel. — Salon de 1857 : La note triste. —
Lamentations de Louis Alym : « Le sauve-qui-peut général ». — Abjura-
tions de Van Soust. — Ferdinand Pauwels.
Histoire véridique, il nous incombe de dire qu’un peu
de contrainte se mêla aux applaudissements accordés en
Belgique à ceux auxquels l’Exposition mondiale venait de
donner le baptême de la célébrité. On ne s’était pas
préparé comme cela, sans plus, à la constatation que pour
avoir représenté avec succès le style classique, ou exploité
avec bonheur le courant romantique, les survivants de ces
périodes dussent cesser d’être les régulateurs des temps
nouveaux. L’avis implicite d’avoir à fermer boutique,
« selon l’expression d’Horace Vernet », ne devait pas être
enregistré sans protestations.
Avoir parcouru les Galeries belges et hollandaises, c’est
avoir constaté le pénible effort accompli dans un milieu de
vie restreinte et passablement ralentie pour affranchir l’art
des conventions qui encombraient sa marche. En Belgique,
Wiertz, Gallait, De Keyser, Verboeckhoven, Navez lui-
même, nonobstant son grand âge, n’étaient guère disposés
à baisser pavillon devant l’élément jeune (*). Pris en
( J ) « Us s’étaient partagé, en bons frères, le somptueux patrimoine de gloire
amassé par les siècles. W appers s’était attribué le génie de Rubens, et De Keyser,
celui de Van Dyck. Quant à Wiertz, jl croyait réunir dans sa peinture le dessin
puissant de Michel-Ange au splendide coloris de Rubens. » H. De Nimal,
Vingt-cinq lettres du peintre Navez. Malines, 1894.
221
bloc, bien que divisés en tendances, ils représentaient une
époque disparue.
Au souvenir de leurs succès d’antan se mêlait pour
leurs contemporains le charme d’un passé disparu, quelque
chose comme les romances de jeunesse tombées dans
l’oubli, qu’on écoute avec émotion, toujours. La vénérable
Académie d’Anvers était sous la direction de De Keyser,
régie d’après les principes de Van Brée. A Bruxelles,
d'autre part, la règle de David demeurait l’évangile de
Navez.
Pour bien des gens, les artistes acclamés la veille à
Paris étaient si pas des étrangers, tout au moins des nou-
veaux venus et, pourquoi ne pas dire, jusque des gêneurs.
Aspirer au succès en dehors des voies ofhcielles, équivalait
à manquer de patriotisme.
L’Etat ne procurait-il point aux humbles les moyens
d’aborder la carrière artistique? Ne devenait-il point, dès
lors., le dispensateur de la renommée ? Et les masses
d’êtres renseignées par les arts sur les faits marquants de
l’histoire nationale, sur la vie des hommes célèbres?
Toute initiative, en fait, partait de l’Etat. A ses frais, le
« Musée populaire de Belgique »vit, sous formes d’images,
apporter à la foule les portraits de la famille royale ; des
hommes illustres; la représentation des événements histo-
riques, les vues des principaux monuments, les types de
races d’animaux, les costumes populaires et jusqu’à des
sujets pieux; l’immaculée Conception, les Apôtres, d’après
Overbeeck, chose à retenir.
Cette imagerie officielle n’arriva pas à supplanter les
grossières images à un sou : l’histoire du « Petit Poucet», du
« Petit Chaperon rouge ». Les petits garçons et les petites
hiles se souciaient peu de dépenser leur petite épargne
pour s’initier au système métrique, à la nomenclature des
pièces d’un harnais ou d’une charrue. L’intervention offi-
cielle fut donc stérile; elle devait l’être.
Où, par exemple, elle était tout indiquée, où elle se
produisit avec éclat, ce fut dans la commémoration du
vingt-cinquième anniversaire de l’inauguration de Léo-
pold I er (juillet 1856). Evoquant le souvenir des « joyeuses
Entrées » des anciens souverains, de ces fêtes décrites avec
lyrisme par les auteurs des XVI e et XVII e siècles,
Bruxelles et la province concoururent avec ardeur à une
manifestation restée mémorable. Architectes, sculpteurs,
peintres rivalisèrent d’ingéniosité dans la composition
d’arcs de triomphe, de chars allégoriques, de locaux de
fête improvisés. Certains de ces éphémères ensembles
firent valoir des personnalités artistiques à peiue connues
de la foule. Les architectes Henri Beyaert (1823-1894),
Louis de Curte, Joseph Schadde (1818-1894), d’Anvers,
Léon Suys, Joseph Poelaert, le futur auteur du Palais de
justice, les peintres Hendrickx et Victor Lagye, sans
effacer le souvenir des fêtes auxquelles avait présidé
Rubens, firent preuve de goût et d’imagination dans la
composition d’estrades, d’arcs de triomphe, de chars, de
décors de fêtes de tout genre, dont se couvrit Bruxelles.
Nous renvoyons le lecteur aux divers ouvrages publiés à
cette occasion. Ils y trouveront retracés, par des dessi-
nateurs habiles, Stroobant, Hendrickx, Simonau, Lauters,
l’ensemble de la partie décorative des fêtes.
Au mois de septembre 1857 s’ouvrait à Bruxelles le
Salon triennal, toujours dans la salle du Musée. Il était
attendu avec impatience. Il importait aux Belges de
constater eux-mêmes le chemin parcouru depuis l’Expo-
sition universelle. A Bruxelles venait de se fonder, sous le
titre : Uylenspiegel, journal des ébats artistiques et litté-
raires, un organe où collaboraient, avec des littérateurs
de profession, quelques artistes dont De Groux, des
dilettanti, Félicien Rops; des fonctionnaires, avocats, etc.
Madou avait dessiné pour ce journal de jeunes gens, un
titre, un petit chef-d’œuvre. Chaque numéro était accom-
pagné de lithographies d'un tour humoristique. De Groux
et Rops signèrent les principales. D’un mérite remar-
quable, souvent, elles mettent en relief et de manière non
discutable, l’influence de De Groux sur son collaborateur;
Félicien Rops, sous le titre Uylenspiegel an Salon, traça
d’un crayon et d’une plume également déliée une revue
humoristique. Comme conclusion, il nous montre la Bel-
gique s’adressant à Uvlenspiegel en ces termes : « Tu as
beau rire, tu ne nous empêcheras pas d’inscrire ces noms-
là dans nos livres d’or ». Ces noms sont ceux de Madou,
— il venait d’exposer la Chasse an rat, — de De Groux,
dont on venait de voir des Pèlerinages , de Robbe, Cer-
mack, Portaels, Robert, Van Hove, Roelofs, Stevens,
Fourmois, Dillens, Stroobant et Quinaux.
A cette liste aurait, semble-t-il, dû s’ajouter un nom,
celui de Clavs, mais à cette époque le remarquable artiste
dont il s’agit était au début de la curieuse transformation
qui, sans trop de retard, devait le placer aux premiers
rangs de l’école.
Né à Bruges en 1 8 1 g , Paul-Jean Clavs s’était voué de
bonne heure à la traduction des scènes maritimes sous
l’inspiration de son maître Gudin. On le comptait donc
parmi les adeptes du romantisme. Subitement aux appro-
ches de la quarantaine, maître enfin de l’obsession des
formules surannées, on le vit revêtir ses œuvres de clartés
encore inaperçues et faire à la vérité sa part légitime.
Toute la partie antérieure de sa carrière devait par là
tomber dans l’oubli.
« La note pathétique de De Groux remua profondément
les ateliers », a pu dire avec raison Camille Lemonnier.
« Jamais on ne vit autant de scènes navrantes réunies,
autant de palettes endeuillées qu'au Salon de 1857. »
Constantin Meunier avait abandonné la sculpture pour
peindre une salle d’hôpital, où une vieille femme agonise
dans un fauteuil, secourue par deux religieuses. Le tout se
présentait de profil, anguleusement, comme un gothique.
C’était terrible. Beaucoup d’antres, oubliés depuis, sui-
vaient des voies parallèles.
Jamais le noir ne fut à la mode comme cette année-là :
l'influence de Courbet combinée avec celle de De Groux.
Alfred Stevens lui-même venait d’exposer à Paris une des
œuvres les plus émouvantes issues de son pinceau :
La Consolation, c’est-à-dire une visite de condoléance.
Cette belle page appartient à la collection Ravené. L’Aca-
démie de Saint-Luc faisait sa première apparition sous les
armes. Elle aussi se complaisait aux teintes cinéraires,
encore qu’elle aspirât au grand art. Louis Dubois exposait
des J-oueurs, une Embuscade, un Prêtre allant célébrer la
messe. Eugène Smits, une Suzanne; Léopold Speeckaert,
une Scène du Déluge. Tout cela, dans une gamme grise,
était de composition médiocre, de dessin flottant. Les
teintes neutres dominaient de même dans la première
peinture de Verwée : Animaux au pâturage, certainement
conçue sous l’influence de Robbe.
A signaler au même Salon les débuts d’un jeune peintre
alors fixé à Anvers : Alma Tadema. Bien visiblement
influencé par Leys, sa peinture : La Distraction de l’ abbaye
de Terdoest en 1571, ne manquait pas de jet. A signaler
aussi les débuts de M rae Ronner : Un Attelage de chiens.
Les tendances nouvelles trouvaient un défenseur en
Uylenspiegel. « Notre époque voit peu à peu l’art se
métamorphoser », écrivait cet organe. « Ce qu’on est
convenu d’appeler le classicisme, malgré les efforts de
tant d’hommes de talent, ne résistera plus longtemps
au torrent des idées modernes. Les splendeurs de la
nature, la profondeur du sentiment, les instincts mysté-
rieux cachés au cœur de l’homme, la lumière et la vie
remplaceront la majesté des lignes, etc. » La prédiction
devait se réaliser.
Alvin, cette année-là, présidait la Classe des beaux-arts
— 225 —
de l’Académie de Belgique. Analysant la situation, « il
semble », dit-il, « qu’un découragement universel s’est
emparé des intelligences. Un sauve-qui-peut général a
tout à coup vidé l’arène, et ceux qui y appelait le combat
des âmes fortement trempées se sont jetés avec une ardeur
fiévreuse sur l’art productif, sur celui qui assure des succès
rapides et faciles à escompter ». L’orateur concède volon-
tiers que la moyenne des bons ouvrages l’emporte sur
celle des années précédentes; pourtant il se demande,
avec ceux qui ne sont point disposés à confondre l’art et
l’industrie : Où allons-nous ?
Recherchant les causes d’une situation qu’il déplore,
Alvin les trouve dans l’exagération de l’individualisme
dans la société moderne et dans l’insuffisance dans les arts
de l'intervention de la puissance publique, dont l’action,
souvent troublée par les tiraillements des influences poli-
tiques, ou se traîne péniblement entre deux exigences
rivales, ou se révèle par soubresauts sans liaison et sans
unité. . .
Pendant vingt-cinq ans, l’école belge s’est développée
avec une énergie extraordinaire; elle a produit une foule
d’œuvres dignes d'attention; elle a révélé des talents qui
ne demandaient qu’üne occasion de tenir les promesses de
leurs débuts, en créant des œuvres vraiment nationales.
Où sont les joyaux que ces pieux enfants ont apportés
pour la parure de leur mère, la patrie? L’étranger qui par-
court la Belgique se demande avec surprise : Où est l’art
belge? « Il le cherche en vain dans ceux de la province...
Ce qui encourage chez nous à la Direction des beaux-arts,
c’est une volonté unique fortement retranchée dans une
position sereine et fortement supérieure aux influences
rivales qui se meuvent en bas... »
La Belgique avait donc failli à ses devoirs; elle avait
cessé de faire de l’art officiel!
La note pessimiste résonnait avec plus d’âpreté encore
II
15
chez M. Van Soust, attaché à la Direction des beaux-arts.
De Groux, que de récents succès à l’Exposition univer-
selle mettaient certainement au-dessus d’une pareille
méconnaissance, était accusé de poursuivre par son art
« une transformation mensongère de la vérité, en faveur
d’un idéal inférieur ». Le calcul de l’amour-propre, là
réside le secret de la fausse originalité de M. De Groux.
D’autres critiques voyaient dans l’œuvre du jeune pein-
tre le cri d’une conscience en révolte contre les inégalités
sociales! Rien de moins justifié. De Groux voyait les
hommes et les choses qui l’environnaient sous des dehors
peu riants. Mettons que la tristesse fût le fond de son
caractère. Dans la frêle enveloppe du peintre battait un
cœur plus accessible aux émotions que celui.de l’homme
vigoureusement charpenté. Il ne concevait pas ses succès
sans les acteurs qui leur fussent propres. Cela ne pouvait
répondre à l’idéal d’un public disposé à faire ses délices
d’intérieurs à la De Coene ou à la Dyckmans. La presse
parisienne n’avait-elle pas appris le Dernier Adieu du
peintre bruxellois à X Enterrement d’Ormansf La manière
de concevoir de De Groux était aux antipodes de celle de
Courbet. Expansif, bruyant; celui-ci était tout en dehors.
De Groux était un concentré. « La lutte du capital et du tra-
vail le laissa désintéressé, on le devine », écrit Lemonnier.
« Il n’intervenait pas à titre de médiateur dans le rapport
du patron et de l’ouvrier ; il n’a ni l’allure militante d’un
polémiste, ni la réflexion infaillible d’un philosophe. La
moralité qui se dégage de l’ensemble de ses peintures
résulte d’une impression instinctive, bien plus que d’une
pensée nettement formulée, et l’on est touché dans l’âme
avant d’être atteint dans le cerveau (‘). »
Rien de plus vrai.
(’) Histoire des beaux-arts en Belgique, 1830-1887, 2 e édition.
— 227 —
De Groux ne prétend pas au rôle de réformateur; il
constate Van Soust grand admirateur de Wiertz — béné-
volement assimilé à Michel-Ange et à Rubens — et
de Gallait, se montre impitoyable pour l’artiste qui se
hasarde à mettre sous nos yeux un pèlerinage au pays
wallon ou flamand, si bien décrit par Charles De Coster (‘).
« Ces disgraciés de la nature », dit Van Soust, parlant de
De Groux et du sort que son cravon se plaît à rassembler,
« auront la destinée des gueux et des monstres dans la vie
réelle. Des uns, on détourne le regard; des autres, on finit
par ne pas les entendre quand même il vous poursuivent
de leurs plaintes importunes. »
Question de tendance, on le voit, De Groux n’entendait
pas se détourner du spectacle des misères humaines.
« Après l’hôpital et le cimetière, une dernière source
d’inspiration : la morgue! » s’écrie Van Soust à la vue du
tableau de Meunier.
Et la Leçon d’ anatomie? et le Christ de Holbein, peint
d’après un noyé? Seulement on n’en était pas venu
encore à s’intéresser aux choses où s’exprimait la vérité
sans plus.
*
* *
La foi en l’art belge paraissait terriblement ébranlée.
Les partisans du système académique assistèrent avec joie
à l’apparition des œuvres de Ferdinand Pauwels. Elève
de l’Académie d’Anvers, lauréat du concours de Rome
(1852), le nouveau venu rapportait d’un séjour à l’étranger
un bagage sérieux d’aptitudes précieuses : coloris aimable,
technique adroite. Sans, du reste, prendre son vol bien
haut, le jeune Pauwels avait amplement de quoi plaire au
public. « Un beau nom paraît réservé dans l’art à l’auteur de
Ritspa », disait Van Soust. « Epris des beautés des maîtres
des écoles étrangères, de la grandeur de l’art antique,
(') Les Pèlerins d’ Hacchcndover .
M. Pauwels cherche le style sou§ l’empire de ses jeunes
admirations. »
S’il était dans la destine^ 1 de Paüwels de finir directeur
d’académie (‘), — pas en Be îgique toutefois, — on ne peut
méconnaître qu’il eut ample ment de quoi satisfaire aux
exigences du rôle. Très maître de soi, et sans du tout
brusquer les choses, il faisait preuve d’une volonté très
ferme de rester à l’écart des tendances signalées par le
critique officiel comme devant amener la perte de l’art.
A Anvers, où il s’était fixé, Pauwels apportait un
accroissement de force hautement désirable. Noir seu-
lement l’art traditionnel,, celui des Wappers et des
De Keyser, faisait en lui une précieuse recrue,, mais son
concours semblait d’avance acquis à une forme nouvelle
d’expression artistique en haute faveur auprès du pouvoir ::
la peinture murale.
( 5 ) Il le fut à Dresde.
— 229 —
LA PEINTURE MURALE. — L’ART CHRÉTIEN ABSOLU.
La peinture murale. — Swerts et Guffens. — Exposition de cartons-de fresques
allemandes à Bruxelles et à Anvers (1859). — Le budget des beaux-arts
de 1860. — Congrès ariistique d’Anvers (1862). — Courbet aux prises avec
les Idéalistes. — - « L’art chrétien absolu ». — Le « prèrubénisme ». —
L’école de Maltelrugge. — Leys et De Keyser, peintres à fresque.
« Ce qui manque à la Belgique », disait Pfau ('), « c’est
la peinture monumentale, la peinture historique propre-
ment dite, où l’élévation de la pensée s’exprime par la
grandeur du style ». Cette opinion d’un critique éminent
et allemand constituait tout un programme. L’Etat jugea
devoir le réaliser.
Le terrain était du reste préparé. A Saint-Nicolas
(Flandre orientale), deux artistes d’origine anversoise,
J. Swerts et Guffens, avaient décoré de fresques une église
de construction récente. Saint-Nicolas n’avait rien d’un
centre artistique, mais là résidait, en qualité de commis-
saire d’arrondissement, M. Adolphe Siret, critique d’art
et lettres bien connu, directeur du Journal des beaux-arts.
Passionné pour tout ce qui pouvait contribuer au prestige
de l'école belge, aussi par zèle religieux, Siret mit tout
en œuvre pour assurer le triomphe d’un mode de peinture
destiné, dans sa conviction, à donner un nouveau relief à
l’art flamand.
Swerts et Guffens, sortis de l’atelier de De Keyser,
avaient fait de compagnie, en 1850, un voyage en Italie
et en Allemagne. D’une nature douce et contemplative, (*)
(*) Études sur l’art. Bruxelles, 1862, p. 85.
230 —
épris de longue date d’une admiration profonde pour Ary
Scheffer, ils ne tardèrent pas à se passionner pour Over-
beeck, Cornélius, Philippe Veit, Andréas Müller. Il ne
s’agissait pas dans leur pensée de doter le pays d’une
application de l’art nullement en désaccord avec le génie
de la race, mais de lui imprimer une forme directement
empruntée aux sources allemandes. On oubliait qu’en
Cornélius, dans l’œuvre des maîtres venus à sa suite
aussi bien dans la forme que dans l’esprit, les traditions
germaniques intervenaient pour une part considérable.
Nous pourrions, s’il le fallait, reprendre ici des pro-
grammes tout préparés pour les différentes formes de
peinture murale, tant était grande l’illusion de certains
esthètes sur les moyens à mettre en œuvre pour assurer
l’éclat d'un genre qu’ils rêvaient de voir appliquer dans la
mesure la plus large.
Dans les sphères administratives, les vues de Swerts et
Gufïens trouvèrent un puissant écho. Délégués du Gou-
vernement à l’Exposition de Munich en 1858, ils se firent
les promoteurs d’une réunion, à Bruxelles, des cartons
des principaux représentants de la fresque en Allemagne.
On put voir ainsi dans la capitale, au mois de juin 1859,
un ensemble d’œuvres de Cornélius, de Kauibach, de
Lessing, de Steinle, de Schwindt, de Bendemann, sans
parler de bien d’autres de moindre valeur. Transportées
ensuite à Anvers, ces productions trouvèrent un regain de
succès. Quelque jugement que l’on émît sur leur principe,
quels que fussent les enseignements que d’aucuns en pré-
tendissent tirer pour le bien de l’art belge, on était d’accord
pour louer leur mérite et leur conscience.
Il ne s’agissait pas toutefois, dans la pensée de la Direc-
tion des beaux-arts, d’une pure satisfaction de curiosité.
L école belge, régénérée par la peinture à fresque, allait
par elle ajouter un nouveau fleuron à sa couronne.
Le budget de l’Intérieur comprit, dès l’année 1860, un
231 —
poste exclusivement consacré à l’exécution de la peinture
murale. A Gand, l'Université; à Anvers, le Musée, l’Hô-
tel de ville, l’église Saint-Georges; à Saint-Trond, à
Verviers, d’autres édifices du culte seraient gratifiés de
peintures murales. Il suffisait, eût-on dit, d'en faire la
commande pour trouver à point nommé les artistes
capables de donner aux travaux l’importance requise.
Fatalement, c’était aller au pastiche. C’était aussi, on peut
le constater, la mise en relief de praticiens de valeur
médiocre, aptes peut-être à manier la fresque avec entente,
mais non point de force à donner à leurs œuvres la valeur
d une conception. Les choses furent, en somme, maladroi-
tement introduites.
Au mois d’août 1862, un Congrès international des
beaux-arts tint ses assises à Anvers. Présidé par le Ministre
en personne, il mit aux prises les partisans des diverses
tendances. Courbet, notamment, y vint définir le réalisme :
« La négation de l’idéal à laquelle il avait été amené depuis
quinze ans par ses études et qu’aucun artiste n’avait jamais,
jusqu’à ce jour, osé affirmer catégoriquement ».
Dans cette cité toute rayonnante de la gloire de Rubens,
on put entendre des étrangers jeter l’anathème sur l'œuvre
de la Renaissance. Seul le style ogival avait pouvoir
d’enfanter des œuvres grandes et durables. A l’appui de
cette thèse, M. Weale invoquait l’exemple de l’Angleterre,
où Welbv Pugin avait remis en honneur le moyen âge.
Depuis un certain temps déjà, ces idées étaient en
Belgique l’objet d’une active propagande. Le livre de
Pugin, traduit par Th. Harper King, avait été accueilli
avec une faveur manifeste. Déjà Schaves, dans son
Histoire de V architecture en Belgique (1849), signale
comme un danger la réaction en faveur de l’architecture
ogivale, et, dès l’année 1860, un fervent catholique,
M. Théodore Van Lerius, protestait, au nom de l’école
flamande, contre l’art chrétien exclusif.
232 —
Mais l’impulsion était donnée; on travaillait à l’instau-
ration du « préraphaélisme » ou, plus justement, du « pré-
rubénisme ». Comptant des zélateurs parmi les hommes
d'action, dirigé par des archéologues convaincus, M. jean
Bétlnme notamment, ancien collaborateur de Welby
Pugin, le mouvement pris corps. Bientôt ce fut une puis-
sance. A signaler aux curieux un article de la Revue
générale du mois d’octobre 1874, dans lequel M. P. de
Haulleville fait connaître l’orphelinat-école, fondé, près
de Gand, par le comte Joseph de Hemptinne. L'enseigne-
ment de l’art, dirigé par les Frères de la Doctrine chré-
tienne, v est signalé comme « franchement, exclusivement,
fièrement, brutalement gothique ».
Ce fut l’origine de l’école dite de Saint-Luc, devenue
depuis une puissance.
Certes ces vues outrancières n’étaient pas de nature à
influer d’une manière bien puissante sur la situation de
l’art.
O11 ne pouvait attendre d’artistes sérieux, expérimentés,
convaincus, l’abandon de leur savoir au profit d’une néga-
tion. Tout le passé de l’école nationale était en cause et,
nonobstant les sacrifices considérables faits par l’Etat, le
mouvement ne fut ni bien profond ni bien décisif.
Le Ministre de l’Intérieur, Alphonse Van den Peere-
boom, comptait parmi les chaleureux partisans de la pein-
ture murale. « Au point de vue national, je soutiens »,
disait-il dans la séance de la Chambre des Représentants
du 25 février 1863, « qu’il est du devoir du Gouvernement
d’encourager la grande peinture et spécialement la pein-
ture murale... Quant à moi, je considère la peinture monu-
mentale comme un stimulant du patriotisme, comme un
bienfait pour tous, et je pense qu’il est du devoir du Gou-
vernement de l’encourager largement. »
Archéologue érudit, bourgmestre et historien d’Ypres,
sa ville natale, Van den Peereboom s’est conquis des titres
— 2 33
sérieux à la gratitude de ses concitoyens par la restaura-
tion de la fameuse Halle aux Draps, un des édifices les
plus importants du moyen âge en Europe. Une somme
de 723,000 francs était prévue au budget comme part
contributive de l’Etat dans l’exécution des divers travaux
de peinture murale. La discussion fut passionnée. Elle se
termina par le triomphe des partisans de la fresque, et l'on
vit, chose rare en Belgique, un cabinet libéral trouver
dans les rangs de l’opposition catholique ses plus chaleu-
reux appuis.
Le D r Herman Riegel s’est fait l’historien de la période
assez courte d’efflorescence de la peinture murale en Bel-
gique (*). En quelques pages enthousiastes, l’auteur oppose
ce courant, à son gré, national et flamand, représenté par
Swerts et Guffens, au courant étranger, français, hostile
par essence à la propagation d’un art réellement conforme
à l’esprit de la nation. Pour un peu, les adversaires de la
peinture à Iresque étaient les ennemis de leur pays!
Sans fonder un jugement sur l’opinion de personnalités
d’une compétence discutable, nous n’hésitons pas à cher-
cher dans l’application vicieuse du principe, dans la valeur
insuffisante de beaucoup de ceux qu’on jugea devoir asso-
cier au mouvement, les causes essentielles de son échec.
Quelle influence pouvait exercer, sur le courant artistique,
la production, par des hommes d’une notoriété fort rela-
tive, de peinture à fresque dans une église, dans un édifice
communal d’une localité à l’écart? C’était du cœur de la
nation que devait partir le mouvement, comme il importait
d’y intéresser des maîtres en renom. Seuls, ils étaient en
mesure de donner au public l’évidence de ce que pouvait
produire la fresque entre les mains d’un homme de génie.
Il devait appartenir à Leys de faire cette démonstration.
Le maître s’était fait construire à Anvers une vaste
( 1 ) Gcschichte der Wandmaterie in Belgien sint 1856. Berlin.
— 234 —
demeure, disparue depuis dans les alignements nouveaux
de la place de Meir. Au-dessus d’un haut lambris de la
salle à manger régnait une frise décorée par le peintre
d’un ensemble de fresques comptées, à bon droit, parmi
ses œuvres les plus remarquables (').
Les sujets — à proprement parler, c’est un sujet unique
se déroulant sur les quatre faces de la pièce — nous font
pénétrer de la façon la plus charmante, la plus animée
dans la vie du XVI e siècle. C’est Noël. Par les rues
neigeuses, les invités se rendent à une fête. Nous les
suivons dans leur course, stationnant avec eux sur les
ponts pour assister aux ébats des patineurs comme, d’autre
part, nous assistons aux préparatifs du festin. L’amphvtrion
- le peintre entouré de sa famille — reçoit ses hôtes avec
la cordialité digne qui, dans les vieux tableaux, préside à
ce genre de cérémonie.
Sans aucune recherche de stvle poursuivie aux dépens
de la sincérité du sentiment, sans faire non plus aux
exigences du procédé nouveau l’abandon des harmonies
de sa riche palette, le maître arrive à constituer un
ensemble où, en pleine liberté, s’affirment ses dons de
coloriste. C’était, du coup, l’effondrement du système
adopté par les représentants de la fresque allemande. Les
esquisses poussées de la série des compositions de Levs
furent un des grands succès de l’Exposition universelle de
Londres en 1862. Elles montraient chez l’artiste le mépris
des cartons préalables, où, selon 4 e rapport de Swerts et
Guffens sur leur voyage en Allemagne, « tout ce que le
peintre a senti se trouve exprimé ».
La ville d’Anvers ayant restauré son palais municipal,
se mit d’accord avec l’Etat pour charger Leys de la déco-
(’) On peut voir au Musée d’Anvers une représentation de la salle à manger
de Leys, par Henri De Braekeleer.
— 235 —
ration de sa grande salle des fêtes, en même temps que
De Keyser entamait les peintures de l’escalier monumental
du Musée.
Riegel, dans les justes louanges données à Leys, aime à
glorifier en lui — avec Swerts et Guffens — - le champion
de la cause de l’art flamand en hostilité aux tendances
françaises. Il nous semble qu’ici, comme ailleurs, Leys est
allé d’instinct aux choses aimées. Peut-être en a-t-il outré
l’expression. Le peintre, dans les dernières années de sa
vie, avait notablement insisté sur certains caractères plutôt
défavorables à l’effet de ses peintures. La ligne appuyée à
outrance, l’absence de perspective aérienne donnent aux
œuvres de cette période quelque peu la phvsionomie de
tentures de Flandre.
L’ensemble des fresques de l’Hôtel de ville d’Anvers
participe de ce défaut. Plus que de raison, Leys s’y montre
archaïsant. L’effet d’ailleurs reste admirable, et certains
panneaux, comme le Jeune Charles d’ Autriche prêtant
serment, ou Marguerite d’ Autriche remettant aux magis-
trats les clefs de la ville, sont des morceaux accomplis,
tant sous le rapport du style et de l’effet que de l’heureux
choix des types. Le Musée de Bruxelles possède des réduc-
tions à l’huile de ces deux panneaux.
Grand artiste, comme toujours, Leys, tout en laissant à
sa ville natale la plus considérable de ses entreprises, à
son pavs une des plus hautes manifestations picturales du
XIX" siècle, ne se signale par aucune qualité imprévue.
En revanche, il s’est appliqué avec succès à rendre les
tvpes, les attitudes et jusqu’aux harmonies de coloration
du passé, comme soucieux de se voir, d’ores et déjà, compté
parmi les « anciens ». Ce faisant, il amoindrissait son rôle,
et Paul Mantz a pu dire, non sans justesse, « qu'à ce trop
souvenir du passé, on court risque de s’éprendre d’une
tendresse exagérée pour le bric-à-brac, qui n’est pas l’art,
et pour le costume, qui n’est pas l’homme ».
236 —
Il ne pouvait se faire que par les voies ouvertes par
Leys, d’autres n’entreprissent de s’acheminer vers le
succès. Alma Tadema, Georges Van Rosen, Henri De
Braekeleer ont puisé dans les enseignements du maître
le salutaire exemple d’une affirmation de personnalité.
D’autres, moins libres ou moins doués, ont trop manifeste-
ment vécu de sa dépouille. Ils ont, peut-on dire, appauvri
la portée expressive des œuvres du grand artiste. Etranger
à la formation de cette école, Leys, devant l’histoire,
n’encourt point la responsabilité de son insuffisance.
Lui excepté, le mouvement en faveur de la peinture
murale ne fit surgir aucune personnalité remarquable,
aucun talent nouveau.
De Keyser, pour sa décoration du Musée d’Anvers, eut
recours à un procédé de peinture mate, sur toile. Le
peintre nous a laissé un tableau de l’école d’Anvers
personnifiée dans ses principaux maîtres. L 'Apothéose
cl’ Homère, V Hémicycle, de Paul de la Roche, l’ont visi-
blement préoccupé dans la pensée génératrice comme
dans la disposition générale des groupes. Mais l’exécution
ne manque point de valeur. C’est une agréable préface à
la Galerie où vont se rencontrer les œuvres des maîtres
figurés dans la peinture.
Alfred Cluysenaar fut chargé de décorer à fresques le
grand escalier de l’Université de Gand. Il y fit de grands
panneaux qui lui demandèrent plusieurs années de travail.
237 —
LES ACADÉMIES.
La Belgique à l’Exposition universelle de Londres (1862). — Charles De Groux,
peintre d’histoire. — Constantin Meunier, peintre de sujets religieux et
historiques. — Dernière exposition de cartons de fresques (1864). — Ten-
tative de réforme dans l’enseignement académique : indignation deNavez. —
Van Soust proclame la déchéance de l’école d’Anvers. — Opinion d un
artiste sur les Académies. — Eugène Simonis, directeur de l’Académie de
Bruxelles. — L’atelier Portaels.
Au moment où, en Belgique, on mettait une certaine
coquetterie à proclamer la déchéance de l’école nationale,
celle-ci moissonnait de nouvelles palmes à l’Exposition
universelle de Londres. « Ce petit royaume, qui tient si
peu de place sur la carte d’Europe, semble vraiment
plein de sève; l’art y était tombé bien bas, il y a trente
ans, il y a eu là une véritable renaissance. » Ainsi s’exprime
un grand organe artistique français (‘), par la plume d’un
critique éprouvé, Paul Mantz.
Nouvelles, peut-être, pour la critique étrangère, les
pages formant le contingent belge ne l’étaient guère en
réalité. L’ensemble était plutôt rétrospectif. Gallait y avait
envoyé toute la série de ses toiles, depuis le Tasse visité
par Montaigne.
L’Angleterre lui fit fête. Elu membre étranger de la
Royal Academv, il fut de la part de ses confrères britan-
niques l’objet d’une manifestation grandiose à laquelle
présida lord Grandville.
Le contingent de Leys comprenait les Femmes catho-
liques ; Luther enfant, chantant des Noëls dans les rues
d’ Eisenach ; Marguerite d’ Autriche reçue par le Serment (*)
(*) Gazette des beaux-arts, 1862, t. XIII, p. 371.
— 238 —
des Archers , magnifique création appartenant à l’impéra-
trice de Russie. Madou avait envoyé la Chasse au rat , le
Trouble-fête.
Les peintres belges, à peine moins inconnus peut-être en
Angleterre que les peintres anglais chez nous, étaient
devenus à Londres, The Lions of the Way ; le Martyr chré-
tien, de Slingeneyer; le Judas, de Thomas, furent des
pages à retentissant succès. Le sujet de Slingeneyer était
fait pour émouvoir le public britannique. Baigné comme
d’une lumière surnaturelle, le jeune chrétien s’est endormi,
la croix dans ses mains jointes, alors que déjà s’élancent
vers lui les fauves prêts à se disputer son corps. Les
Proscrits du duc d’Albe, de Ferdinand Pauwels, compte
parmi les œuvres à succès de l’Exposition belge. Il y
avait comme une évocation des Pilgrim Father dans ces
hommes chassés de leur patrie par l’intolérance et qu’une
barque emporte, la bible serrée sur leur cœur, vers des
rives plus hospitalières. D’un tournant du fleuve, ils
adressent un dernier adieu à la terre natale.
Bien que, dans cette peinture, comme dans la Veuve de
Jacques Van Artevelde, l’influence de Leys ne fût pas
sans se traduire, Pauwels prenait légitimement place
parmi les représentants distingués de l’école. S’il était
dans sa destinée de finir un jour sur la terre étrangère, il
laissa du moins à son pays l’œuvre la plus considérable de
sa carrière : la décoration des Halles d’Ypres.
Ce splendide édifice, restauré sous l’administration de
M. Van den Peereboom, était naturellement désigné pour
recevoir une décoration faisant revivre les grands faits
auxquels, dans l’histoire du moyen âge, le nom d’Ypres
se trouve associé. Tandis que Swerts et Guffens étaient
chargés de la décoration de la salle échevinale, Charles
De Groux recevait la commande d’une série de peintures
destinées aux immenses galeries formant l’étage des
Halles.
— 239 —
Cette chose imprévue, de voir Charles De Groux associé
à des travaux de peinture monumentale, eût été invrai-
semblable quelques années auparavant. Traducteur de la
vie populaire, qu’un de ses biographes a pu nommer « un
passant ému », il s’était depuis peu et avec grand succès
adonné à la grande peinture. On eût dit un retour à ses
affections premières !
Dès l’année 1860, dans une page mesurant au delà de
3 mètres de large et haute en proportion, il avait voulu
aborder un sujet historique profondément émouvant :
François fumius prêchant secrètement la Réforme à
Anvers. D’après le catalogue du Musée de Bruxelles, où
figure aujourd’hui cette page remarquable, l’épisode est le
suivant : « Un jour dans une chambre ayant vue sur la
place du Marché, tandis qu’avait lieu sur cette place un
autodafé de plusieurs hérétiques, et alors que la lueur
des flammes, au milieu desquelles expiraient ses frères en
croyance, répandait une lueur sinistre sur le conventicule,
il prêcha, défendant avec son éloquence habituelle les
doctrines de la foi réformée ».
En quelque mesure, nous avons ici comme une réplique
de l’œuvre de Leys : Proclamation de l’Edit de Charles-
Quint introduisant en Belgique l inquisition. Les deux
œuvres figuraient à l’Exposition universelle, de Londres.
De Groux ne posséda ni la savante technique de Gai lait
ni la richesse de coloris de Leys. En revanche, il anima
ses personnages d’une vie profonde. Avec eux il nous fait
participer à l’assemblée où retentit la parole du prédica-
teur, comme auréolé de la lueur des flammes où périssent
ses frères dans la foi. Tout cela se traduit avec un grand
calme, avec une .dignité de bon goût. Une moindre émo-
tion se dégage de la Mort de Charles-Quint, page d’ail-
leurs conçue avec une austérité où, non sans éloquence,
s’exprime le contraste entre la haute puissance du mori-
bond et l’humilité de sa foi.
— 240 —
De Groux, dans l’école de peinture belge, occupe une
place entièrement à part parmi ces artistes qu’on pourrait
désigner comme les professionnels de la peinture d’his-
toire. Dans ce domaine, pas plus que dans les autres, il
n’entendait faire de son sujet un simple prétexte. Là
même gît sa supériorité.
Au rebours des acteurs de Y Abdication de Charles-
Quint, les témoins de l’agonie de l’empereur ne font pas
un instant songer aux vulgaires comparses d’une scène de
théâtre. Les gestes, les attitudes ont ici la noblesse impli-
cite, ét ce n’est pas sans raison que la critique parisienne
fit un rapprochement entre De Groux et Millet. A certains
égards même, la pénétrante expression des figures fait
songer à Rodin; le statuaire et le peintre se sont même
rencontrés dans l’émouvant épisode des Bouro-eois de
Calais devant Edouard II/. De Groux y puise le sujet
d’un tableau très remarqué à l’Exposition universelle
de 1867.
Il y avait certainement en lui un instinct de la grandeur
pittoresque qui le rendait apte aux créations de l’ordre le
plus élevé. Par malheur, la mort vint le surprendre dans
la pleine évolution de son remarquable talent. Des pein-
tures qu’il avait projetées pour les Halles d’Ypres, il ne
subsiste que quelques cartons empreints d’un grand carac-
tère. Ils se conservent au Musée des Arts décoratifs à
Bruxelles.
Tandis que l’Etat belge, jaloux plus que jamais de son
rôle dirigeant, s’appliquait à faire de la peinture murale la
plus haute expression du génie artistique de la nation,
l’Allemagne vint comme à point nommé lui donner la
réplique. Ferdinand Pauwels devenait professeur de pein-
ture à l’Académie grand-ducale de Weimar. Il y fit
grand honneur à son pays. Appelé, après la mort de De
Groux, à reprendre la tâche de cet artiste aux Halles
d’Ypres, ne cherchant d’aucune manière à refléter le style
— 241 —
des peintres récemment étudiés en Allemagne. Les com-
positions de Pauwels, très spontanées, d’une ligne élé-
gante, se rehaussent d’un coloris agréable. Mais, reléguées
dans une ville à l’écart, elles ne valurent pas à leur auteur
sa place légitime dans l’école de son pays. Dès l’année
1876, il reprenait le chemin de l’étranger comme profes-
seur à l’Académie de Dresde, cette fois. Il y a récemment
fini ses jours. L’intervention de De Groux dans la peinture
historique eut pour effet d’imprimer à ce genre une direc-
tion nouvelle et certainement nécessaire. Dans un ordre
de conceptions où la formule intervenait pour une part
en quelque sorte prépondérante, il entreprit de substituer
l’individu, l’être agissant et réel, au personnage imaginaire,
réputé seul digne d’affronter les regards du public. Sous
le pinceau de De Groux, le passé revit avec une rare
puissance. L’être, non la défroque, apparaît à nos yeux.
C’est un pas décisif dans la bonne voie, encore qu’au point
de vue technique l’œuvre puisse ne pas donner pleine
satisfaction.
L’influence de cette conception nouvelle ne devait
point tarder à se faire jour. En première ligne apparut
Constantin Meunier. D’un séjour dans les bruyères de la
Campine, non loin d’un couvent de Trappistes, le futur
grand statuaire devait retenir des impressions d’où allaient
naître plus d’une page émouvante. La toile des Funé-
railles d’un Trappiste, exposée à Bruxelles en 1860,
accusait une proche parenté avec la Mort de Charles-
Ouint. En réalité, le sujet de Meunier, bien que pris sur
le vif, pourrait être de tous les temps. Sculpteur par
éducation, il l’emporte sur son maître par l’harmonie de
la ligne. Son funèbre cortège a la simplicité d’un bas-
relief. On en peut dire autant du Martyre de saint Etienne
(1868), au Musée de Gand, morceau du plus grand style.
Réminiscence surtout impressionnante de l’abbaye de la
Trappe, Saint François en extase, église de Xhendelesse,
II
l6
— 242 —
toile exposée à Londres en 1862. Nous ne craignons pas
d’affirmer que, dans le domaine de la peinture religieuse,
l’école belge n’a point produit d’œuvre égale à celle-ci.
Ni chez Flandrin, ni chez Overbeck même, la ferveur de
la foi ne s’exprime en accents plus émus. Simplement le
peintre nous fait part de ce qu’il a éprouvé. Les cartons
venus d’Allemagne seront influencés sur sa manière de
voir et de rendre la nature.
Si la Belgique avait tenu une place considérable à
l’Exposition universelle, c’était dans un passé lointain
parfois qu’avaient été recrutés les éléments de sa repré-
sentation, attardée comme à plaisir, eût-on dit. Mais le
temps, malgré tout, avait marqué de son empreinte une
partie notable des toiles rassemblées par la Direction des
beaux-arts.
A Levs échut, cette fois encore, la plus haute des dis-
tinctions attribuées par le jury : une des trois médailles
d’honneur accordées aux écoles de l’Europe entière. Ce
lut à Anvers l’occasion d’une manifestation grandiose.
Fine couronne d’or fut posée sur le front de l’artiste à qui
le roi Léopold I er conféra des lettres de noblesse.
En 1864, on jugea devoir renouveler l’exposition des
cartons de fresques appelant cette fois à y concourir, non
senlement l’Allemagne, mais la France. Disons-le sans
détour, pas plus l’exemple de l’une que celui de l’autre 11e
servit de stimulant aux Belges à s’acheminer vers la gloire
par les voies que se préoccupait de leur ouvrir si géné-
reusement l’État. On s’était depuis trop longtemps pré-
occupé de l’éclat du coloris, de l’habile maniement du
pinceau, pour venir, repentant, abjurer ses erreurs. Pareil
revirement ne pouvait naître des préférences de quelques
unités. Pas plus que la Belgique du XIX e siècle n’a eu ses
peintres militaires, elle n’a eu ses peintres mystiques. De
toutes les formes d’encouragement que l’Etat se croit
tenu de donner aux artistes besogneux, il n’en est pas de
— 243 —
moins prisée que le « Chemin de la Croix » destiné à
quelque église de village. Par le fait même l’art religieux
devint le refuge de la médiocrité, vivant de formules
autant que de subventions du budget.
Les Académies, pour leur part, n’étaient pas sans subir
les conséquences du discrédit jeté sur leur enseignement.
Ce n’était pas au point de vue unique des tendances que
l’on jugeait sans faveur leur organisation. Le Gouverne-
ment lui-même s’était préoccupé d’apporter des réformes
au programme de l’enseignement de ses écoles. Ce fut en
vain qu’il sollicita, pour l’y aider, le concours des artistes
investis de la direction et tout spécialement de Navez.
Jusqu’en 1859, l’ancien disciple de David garda ses
fonctions à l’Académie de Bruxelles. On songea à Gallait
pour le remplacer. Le maître répondit par ce mot cinglant
aux ouvertures du bourgmestre : « Pour m’offrir la direc-
tion de l’Académie, il faudrait en avoir une », ce qui
s’appliquait au local autant qu’à l’enseignement.
Van Soust, dans une brochure parue vers la même
époque, proclamait la déchéance de l’école d’Anvers, et
l’on put voir, en 1861, un artiste réputé, plus que sexagé-
naire, M. Bossuet, affirmer que l’Académie et les écoles
en général avaient fait leur temps ( r ). Et, notons-le bien,
l’auteur appartenait lui-même au corps professoral de
l’Académie de Bruxelles!
L’administration 11’arrivait pas à se mettre d’accord sur
le choix d’un peintre. De guerre lasse, elle jugea devoir
appeler à la direction un sculpteur, M. Eug. Simonis. Celui-
ci, à son tour, s’adjoignit comme premier professeur le
peintre Jean Portaels. La présence de ces deux hommes
à la tête de l’enseignement des arts à Bruxelles devait
agir d’une manière bienfaisante sur la marche des choses.
(') Les Académies de dessin. Ce qu'elles étaient, ce qu’elles sont devenues, ce
qu' elles devraient être. Bruxelles, 1 86 1 .
— 244 —
La sculpture, envisagée jusqu’alors comme un art secon-
daire, passait à l’avant-plan. C’est à l’impulsion de Simonis
qu’est dû en bonne partie le remarquable essor de l’école
statuaire belge. Portaels, depuis plusieurs années, avait
rompu avec l’insouciance trop générale de ses confrères.
Il avait ouvert un atelier d’élèves. Là fréquentèrent non
seulement des Belges : Émile Wauters, Ed. Agneesens,
André Hennebicq, Isidore Verheyden, Léon Frédéric,
Ch. Van der Stappen, Jacques de Lalaing, à la fois peintre
et sculpteur, Licot, architecte, et bien d’autres, mais aussi
des étrangers. Les frères David et Pierre Oyens, les puis-
sants coloristes hollandais, Cormon, y sollicitèrent une
place. Ces noms suffisent à dire l’heureuse influence de
l’atelier Portaels.
L’enseignement, régi par des principes de large tolé-
rance, permit à quantité de jeunes artistes doués, de suivre
avec une indépendance entière la voie de leur tempéra-
ment. Portaels avait résolu le délicat problème de disci-
pliner les talents sans contrarier aucune des généreuses
aspirations de ceux en qui s’éveille l’instinct artistique.
LA MODERNITÉ.
Exposition universelle de 1867. — Alfred Stevens et la « Modernité ». —
Dernier triomphe de Leys. — Sa mort (le 28 août 1869). — Influence du
maître sur les arts usuels. — Mort de De Groux (1870).
L’Exposition universelle de 1867 affirma aux veux du
monde la voie très franchement personnelle suivie par les
Belges et l'influence de plusieurs d’entre eux sur la direc-
tion de l’art en général.
« Le dédain de la manière académique, l’horreur des
poncifs, la spontanéité, la franchise et l’originalité qui
font de l'école anglaise une école si intéressante », écrivait
M. Marius Chaumelin, « toutes ces qualités se retrouvent
chez la plupart des peintres belges et hollandais, jointes à
une exécution plus agréable, à un sentiment plus intime et
plus profond de la réalité ».
Au premier rang brillait Alfred Stevens, devenu sans
doute très parisien, comme Willems, Gustave de Jonghe,
Charles Baugniet, ses compatriotes, mais que la France,
c’est-à-dire le monde, acceptait pour arbitre en matière de
modes féminines, d’échantillonnages de couleurs dans
l’ameublement. Stevens a été certainement le créateur de
nuances inconnues avant lui, comme il a été, peut-on dire,
l’inventeur d’un type de beauté spécial, sans rapport avec
celui des Iveepsakes. Miss Fauvette, Tous les bonheurs,
La Preuve douloureuse étaient non seulement l’objet de
l’admiration des artistes, mais l’objet des convoitises des
plus opulents collectionneurs. Parisien surtout par la
nature de ses sujets, Stevens est resté très belge par
l’opération du pinceau, par l’instinct coloriste. D’excel-
— 246 —
lents peintres français ont suivi, non sans bonheur, une voie
parallèle à la sienne. Les élégances parisiennes ont eu des
interprètes distingués en Toulemouche, Compte, Calix,
Gaume et quantité d’autres. Ils ont en abondance l’esprit,
la grâce, la finesse. A tous Stevens oppose des qualités
intrinsèques picturales triomphant d’un ordre de sujets
nullement vulgaires, élégants plutôt mais uniquement
mondains. De là les critiques à l’adresse de la « Moder-
nité » dont les amis de Stevens, plus que lui-même, pré-
tendaient instaurer le culte. 11 ne suffisait point aux œuvres
d’être techniquement d’un ordre supérieur; elles devaient
à leur gré constituer un programme.
A11 fond, pure querelle de mots. La « Modernité », sous
le pinceau de son représentant le plus distingué, prenait
des formes attrayantes, faites pour rallier les appréciateurs
de bonne peinture. Cela devait suffire à l’imposer. Entre
les mains de purs imitateurs, elle pouvait descendre tous
les degrés du banal, pour finir à l’image de mode.
Jean Rousseau, critique belge en vue, après une attaque
en règle contre la « Modernité », n’hésite pas à dire
« qu’elle s’applique à satisfaire toutes les exigences de
l’art ». Voyez plutôt le dessin, comme on le carresse, ou
si vous l’aimez mieux, comme on le châtie ! Voyez cette
couleur, quelle pâte! N’est-ce pas que c’est ferme,
souple et d’aussi belle qualité que possible! etc. En fait,
la « Modernité » valut par le talent d’Alfred Stevens
d’être supérieur. Seul avec Willems, parmi les peintres
belges représentés à l’Exposition universelle de 1867, il
remportait une médaille de première classe, refusée cette
année-là à Menzel, à Tadema et à Vautier.
Bien qu’au fond la « Modernité » fut inséparable de son
origine parisienne, on prisait trop haut, en pays flamand,
le charme d’une belle technique, pour ne pas applaudir
aux succès de ce que nous serions tenté d’appeler son pro-
moteur. Les musées, et les cabinets des plus opulents
— 247 —
amateurs, le palais royal même s’ouvrirent à ses produc-
tions. Il fut question un moment de lui confier la décora-
tion de la grande salle de l’Hôtel de ville de Bruxelles. Au
Musée de l'Etat belge, la Darne en rose, exposée à
Bruxelles en 1866; Y Atelier, de l’ancienne collection
Kums ; Tous les bonheurs, de l’ancienne collection Hny-
brechts; au Musée d’Anvers, le Sphynx parisien, comptent
parmi les joyaux de l’école moderne. T Atelier, où, par
exception, Stevens a introduit une figure masculine, mérite
d’être envisagé comme l’œuvre maîtresse de l’éminent
coloriste et peut-être le morceau capital de l’école belge
moderne.
L’Exposition universelle avait été pour Leys l’occasion
d’un nouveau triomphe. On y avait vu, outre Y Installation
de la Toison d’or , commandée par le duc de Brabant,
œuvre détruite dans l’incendie du château royal de Laeken
le I er janvier i8go, Luther enfant chantant des Noëls
dans les rues d’ Eisenach (prince Rodocanachis) ; la Sortie
de l’ église ; le Conciliabule au temps de la Réforme. Les
jours du peintre étaient comptés. Le 26 août 1 86g , Anvers,
et avec elle la Belgique en deuil, voyait descendre dans la
tombe une des gloires de l’école nationale, un des maîtres
dont le renom aura contribué avec le plus de puissance au
relief de l’art belge au XIX e siècle. La ville natale du
peintre lui a érigé une statue; elle n’a point respecté la
demeure qu’il s’était fait construire, qu’il s’était plu à
orner de ses fresques, l’atelier où virent le jour tant
d’œuvres faites pour immortaliser son nom.
Leys disait, aux heures ultimes de sa vie : « Je com-
mence seulement à voir comment il faut peindre ». Sans
avoir de beaucoup dépassé la cinquantaine, il n’avait rien
à ajouter à sa gloire. Le chiffre de ses œuvres n’est pas
seulement extraordinairement vaste, l’ensemble en est à
ce point varié, qu’à moins d’une évolution nouvelle le
talent du peintre apparaît comme ayant été difficilement
248 —
susceptible de progrès ultérieurs. Sa recherche du pitto-
resque était fatalement bornée, si pénétrable que fût le
maître au charme de l'imprévu. Ses dernières productions
ne sont même pas exemptes de maniérisme. Après s’être
identifié avec le XVI' siècle, personnifié en Holbein, en
Morot, en Pierre Breughel le vieux, il parut vouer ses pré-
férences à Durer, puis à Cranach. Cette tendance nouvelle
n’était pas sans péril, encore que Leys se fût montré de
force à triompher sur tous les terrains, grâce à un sens,
extraordinaire des convenances pittoresques.
L’action de ce très remarquable artiste sur les représen-
tants de l’école venus à sa suite, s’exerça d’une manière
peu avantageuse. Plusieurs lui empruntèrent des formules
pour tomber dans le poncif. Son influence sur ce qu’on est
convenu d’appeler « la curiosité » fut considérable. Pour
une bonne part ses œuvres contribuèrent à mettre en hon-
neur un passé méconnu.
De là le courant très prononcé en faveur du retour au
style du XVP siècle dans la construction et dans les arts
actuels.
Moins d’un an après Leys, la Belgique voyait dispa-
raître De Groux. Il avait 45 ans à peine. L 'Hospitalité,
la Visite au médecin avaient été parmi les succès de
l’Exposition universelle, oû, en plus, avaient figuré la
Mort de Charles-Quint et les Bourgeois de Calais.
« L’Exposition entière », écrivait de Paris M. Marins Can-
nelin, « ne nous offre pas de scène plus touchante que
X Hospitalité ». Il s’agissait d’une paysanne accueillant
une femme et ses deux enfants mourant de faim et de
froid. « Il y a une sorte de gravité et de noblesse dans
l’action pourtant si simple de cette, humble paysanne »,
ajoutait le critique précité.
La Visite du médecin procède de la même pensée que
le populaire tableau de Luke Fildes, The Doctor. L’enfant
malade, une fillette, est couchée sur les genoux de sa mère.
— 249
Le médecin de campagne, appelé peut-être trop tard, lui
tâte le pouls. Les parents, honnêtes ouvriers de la cam-
pagne, épient avec angoisse, sur le visage du praticien, le
sort de leur enfant.
De ce qu’un certain pessimisme fut la note dominante
du caractère de De Groux, on a voulu conclure à la
révolte. Rien de moins conforme à la vérité. Comme Levs
allait d’instinct au pittoresque dans l’effet, De Groux
semblait aller d’instinct à l’expression. Il la trouvait dans
les milieux où nécessairement elle devait se traduire avec
le plus de puissance, c’est-à-dire les plus humbles. L’effet
d’ailleurs était inséparable de l’impression de la donnée.
Tel, par exemple, le Bénédicité, vu d’abord à Anvers,
en 1862, et que possède aujourd’hui le Musée de Bruxelles.
Morceau de grand stvle loué à juste titre par Louis Pfau
dans le livre déjà cité. La critique française, plus d’une fois,
rapprocha De Groux de Millet. L 'Angélus et le Béné-
dicité procèdent d’une source commune, encore que
celui-ci nous semble empreint d’un sentiment plus grave.
Mais De Groux n’a pas une préférence exclusive pour
l’homme des champs. Ses sujets, empruntés fréquemment
à la vie urbaine, n’ont pas la sereine grandeur de ceux de
Millet. Sa forme parfois sommaire subordonne toujours à
l’expression. Nous lui trouverions des liens plus directs
avec Israëls qu’avec aucun autre de ses contemporains.
Chez De Groux le sourire même semble empreint de
tristesse. Jusque dans ses aquarelles et jusque dans les
lithographies dont, au cours des années 1856 et 1857, il
enrichit X Uylenspiegel , la note mélancolique domine.
Exposant régulièrement à la Société des Aquarellistes, il
lui donnait souvent la primeur de certaines de ses composi-
tions. Le Viatique, où, pendant la nuit, un prêtre traverse
la lande à cheval pour porter au moribond le dernier
sacrement (1857), le Départ du Conscrit (1859), le Béné-
dicité, le Pèlerinage à Saint-Guidon (juillet 1861),
X Hospitalité (1867) furent autant d’aquarelles.
250
La Veuve, exposée en 1862, constitue certainement une
des plus émouvantes créations du maître. C’est comme la
vision de l’avenir réservé aux siens ! La voix du vieux
prêtre, c’est comme la parole de résignation, encore que
dans le regard angoissé de la jeune veuve se lise l’incerti-
tude du lendemain. L 'Ivrogne, une aquarelle encore, la
dernière œuvre de De Groux, au Musée de Bruxelles, est
d’impression non moins poignante.
— 25 1
L’ART LIBRE.
Mort de Navez. — Mouvement en faveur de l’application, sous les auspices de
l’État, de l’art à l’industrie. — Congrès de l’enseignement des arts du
dessin (1868). — La Société libre des beaux-arts. — Son manifeste; son
organe L' Art libre.
La disparition, en quelque sorte simultanée, de ces deux
grandes figures : Leys et De Groux, vient clore ce qu’on
pourrait appeler la période héroïque de l’art belge. Wiertz
est mort en 1865, fidèle à ses convictions, sans avoir
enrichi son œuvre d’aucune page de portée plus haute
que les précédentes. Navez, mort le 11 octobre 1869, put
assister à la déroute du romantisme détesté sans avoir la
joie de voir reverdir l’arbre aux branches duquel avaient
été cueillis ses lauriers. La préséance du grand art, fonde-
ment de toute grandeur artistique à ses veux, était de
longtemps méconnue, avec bien d’autres « vérités » qu’il
jugeait primordiales. Peut-être, sans le savoir, avait-il,
par. son exclusivisme même, préparé la réaction qui, de
plus en plus, entraînait l’école vers de nouvelles destinées.
On put faire à Navez le reproche, nullement immérité,
de s’orienter vers la France. Bien que de portée différente,
l’art de ses successeurs cède visiblement aussi au courant
des communications internationales, aussi au courant fran-
çais. L’activité sans cesse accrue des communications
internationales, le contact intellectuel plus intense deve-
naient, pour nombre de jeunes Belges, une incitation à fran-
chir la frontière. Dans toutes les branches, il était presque
de règle de chercher à Paris un complément d'éducation.
Les arts usuels, plus encore que l’art proprement dit,
allaient prendre à Paris le mot d’ordre. Si l’Angleterre, au
prix de sacrifices immenses, était parvenue à créer par
— 252 —
des artistes français un enseignement des arts industriels,
destiné à la faire sortir de son infériorité, la Belgique ne
laissait que trop paraître la sienne dans tous les produits
relevant du goût. Chose d'autant plus anormale qu’elle
avait, dans ce domaine, un passé plus glorieux.
On réclamait avec insistance une spécialisation de l’en-
seignement. Navez fut irréductible. L’alpha et l’oméga
de l’enseignement des arts, c’était l'étude de la figure
humaine. On eut beau invoquer l’exemple de l’Allemagne,
ses écoles, ses collections, signaler qu’il avait fallu faire
venir de France tout le personnel chargé de la partie
ornementale de la Colonne du Congrès, de la Banque
Nationale, rien n’v fit.
Le Gouvernement finit par s’émouvoir. Il envoya des
commissaires en Bavière, en Autriche, en France. On les
choisit parmi des hommes peu renseignés sur la question.
A Bruxelles, la décentralisation finit par s’accomplir, grâce
à l’initiative de quelques hommes de goût. Il y eut dans
certains faubourgs des écoles d’art industriel. Des modèles
furent demandés partout, un corps professoral, recruté
parmi les sculpteurs ornemanistes et les décorateurs
éprouvés, se mit à l’œuvre sous la direction d’architectes
et de peintres entendus. La Belgique, jusqu’alors tribu-
taire de la France pour la sculpture sur place de la pierre
blanche, ne tarda pas à trouver, dans cette partie, des
ouvriers habiles. La verrerie, la céramique, le travail des
métaux et même la dentelle gagnèrent en délicatesse par
l’intervention plus sérieuse de l’art.
Par le fait même, le goût des masses s’épura. L’art
cessait d’être une chose abstraite, accessible seulement à
quelques-uns; il descendait des hauteurs où il avait plané
jusqu’alors pour s’adresser à tous. Par la force des choses,
ce courant-là favorisait le réalisme, ou plus justement
un art fondé sur une observation plus attentive de la
réalité.
— 253 —
Triompher des obstacles qui jusqu’alors avaient paralysé
la libre initiative des artistes, ne pouvait résulter que d’un
effort collectif. Aux mois de septembre et d’octobre 1868
s’était réuni à Bruxelles, sous les auspices de l’État, un
Congrès de l’Enseignement des arts et du dessin. On y
entendit de nombreux orateurs venus de partout, on y vit
aux prises les partisans et les adversaires du monopole de
l’État. Ce fut sans conséquences. La Belgique était rebelle
aux innovations.
Ceux qu’on pouvait appeler les représentants de la
« jeune école » étaient d’âge fort mûr pour la plupart.
Leur organe L’Art libre, dont le premier numéro vit
le jour le 15 décembre 1871, disait avec éloquence
leurs aspirations, en regard de l’annonce de la Buveuse
d’absinthe, de Rops. Voici un extrait de ce manifeste :
« Il y a cinq ans, à Bruxelles, quelques jeunes gens se
sont réunis et ont formé le noyau de la « Société libre
des beaux-arts ».
» On ressentait l’impérieux besoin de suivre les ten-
dances nouvelles et de rompre une bonne fois avec tous
les préjugés dont on avait trop longtemps subi la tyrannie.
L’heure des vaines récriminations n’était plus; les sym-
ptômes d’un art nouveau devenaient par trop marqués; il
fallait agir.
» ... Il ne s’agit point, pour nous, ni de chercher un
succès, ni de prêcher un évangile au nom d’une coterie, ni
même de faire une propagande quelconque. Il s’agit sim-
plement de constater ceci :
» Nous représentons l’art nouveau, avec sa liberté
absolue d’ailleurs de tendances, avec ses caractères de
modernité.
» Nos idées sont celles qui triomphent fatalement et
qui s’imposent tôt ou tard, malgré les réactions coalisées.
» ... Nous voulons l’art libre, c’est pourquoi nous com-
battons à outrance ceux qui le veulent esclave.
— 254 —
» Si c’est là de l’intolérance, soit!
» Nous pouvons mourir demain ou faillir à la tâche,
notre association peut se dissoudre, notre journal s’en
aller, après une existence des plus éphémère, dans les
limbes spéciaux destinés aux feuilles qui tombent, feuilles
de laurier ou feuilles de chou.
» Qu’importe! L’idée restera : d’autres la reprendront
et la mèneront où nous aurons été incapables de la mener
nous-mêmes.
» Quoi qu’il arrive, nous pourrons toujours revendiquer
l’honneur d’avoir arboré les premiers, en ce pays, le dra-
peau de la liberté artistique ( : ). »
Ces citations servent à caractériser les tendances de ce
que nous pourrions appeler l’art renouvelé.
Une toile du Musée de Bruxelles, signée de M. Edmond
Lambrichs (1830-1887), en un ensemble habilement dis-
posé, groupe les membres du Comité de la Société libre
des beaux-arts. O11 y voit De Groux, Alfred Verwée,
Constantin Meunier, son frère aîné Jean-Baptiste, l’émi-
nent graveur, Félicien Rops, Louis Artan, E. Huberti,
Louis Dubois, Camille Van Camp; le sculpteur Félix
Bouré, quelques autres de notoriété moindre.
Bien que le rapprochement de ces hommes de marque
constitue par soi-même un exposé de principes, la Société
libre des beaux-arts ne devait mettre en relief aucune
personnalité nouvelle. Ses représentants, en outre même
de leur esprit d’indépendance, restaient forcément des
isolés.
Ailleurs qu’en Belgique, disposant de plus vastes res-
sources, d’un public plus considérable et plus varié, d’un
local enfin, ils eussent très probablement affirmé leurs
tendances en des expositions suivies. Leur propagande fit
(') Ce manifeste est l’œuvre de M. Léon Dumortier, homme de lettres belge <
estimé.
— 2 55
peu de recrues. On vit leurs rangs se grossir de quelques
amateurs, abriter leur insuffisance sous les plis du dra-
peau.
L’action de l’art indépendant fut lente à se faire jour.
Moins qu’ailleurs, la masse en Belgique n’est prompte
à s’écarter des sentiers battus. Elle se fait une loi de
l’habitude et surtout en art, se contente de théories toutes
faites. Pour tout dire, le juste milieu est son domaine.
C’est le bourgeois, dont parle Théophile Silvestre,
« comptant juste, ne regardant pas les images et ramas-
sant dans la bone ces sols tombés de la poche percée des
rêveurs ».
Plusieurs des membres de la Société libre des beaux-
arts n’avaient pas attendu sa constitution pour faire leur
trouée. Tel Louis Dubois, dont les Cigognes (Musée de
Bruxelles) avaient reçu de la presse un sympathique
accueil. Ce n’est plus l’éclatante fanfare d’un coloris tapa-
geur, l’étincellement des cuirasses, l’éclair des épées, le
chatoiement du velours et du satin. Peut-être y avait-il
alors du gris, mis en honneur par Courbet, dont Dubois
trahit l’influence, aussi bien dans ses figures que dans ses
pavsages.
Parmi ceux que nous avons cités plus haut, Verwée,
Constantin Meunier, Huberti s’étaient depuis longtemps
fait connaître et apprécier.
L’individualité allait trouver, enfin, sa libre expansion.
La vogue des représentants de la colonie belge parisienne;
la libératrice du portrait des banalités de la mode; une
appréciation plus équitable, par la critique, des genres
qualifiés inférieurs, autorisaient à escompter l’avenir.
256
LA NATURE.
Les instructifs. — Henri De Braekeleer. — Alfred Verwée. — Jean Stobbaerts.
— Hippolvte Boulenger. — L’école de Tervueren. — Joseph Coosemans :
L’école de Genck. — Les Belges de Paris.
Louis Pfau, peu enclin à prôner le nouveau, quand même
n’avait pas hésité à conclure par ces mots, presque un
programme, son étude sur l’art en Belgique tenu sous le
patronage de l’Etat : « Il est certain que le réalisme
exclusif n’aboutit qu’à prendre le moyen pour le but et
qu’à produire une peinture d’enseigne perfectionnée. Mais
il renferme deux grandes vérités, que l’on devrait écrire
sur les portes de toutes les écoles : C’est que le vrai
maître est le sentiment individuel, et que l’exemple des
exemples sera toujours la nature. »
Après de bruyantes professions de foi, ce fut modeste-
ment, timidement presque, par l’œuvre des plus jeunes
entre les jeunes, que se fit la démonstration de ce que
pouvait être la nature vue par l’œil d’un poète et traduite
avec la candeur d’un enfant. Ce fut le rôle d’ Henri
De Braekeleer.
Né en 1840, fils de Ferdinand De Braekeleer et neveu
de Leys, il devait comme d’instinct aller au pittoresque.
Son père, âgé de 70' ans au moment des débuts du cadet
de ses fils, 11’exerça qu’une influence indirecte sur la direc-
tion du talent d’Henri. Leys, en revanche, y eut plus de
part. Nature concentrée, ce dernier rejeton d’une lignée
d’artistes s’absorbait dans la contemplation muette de
choses et de leur intimité faisant jaillir la poésie. Il ne fut
pas extraordinairement précoce, jusqu’en 1861, élève à
l’Académie d’Anvers, il signait la même année des pages
où s’exprime avec éloquence la profondeur de son senti-
— 257 —
ment du vrai. A ce moment déjà sa maîtrise était complète.
Nous nous souvenons d’un Chaudronnier resté parmi ses
œuvres capitales. « A Camille Lemonnier, qui alors faisait
ses premières armes comme critique, l'œuvre paraissait
d une trivialité affligeante. » Pourtant, de sa critique même,
l’éloge jaillissait comme malgré lui. On ne pourrait, avec
plus de talent, définir l’intimité des œuvres du jeune
Braekeleer ('■). « Des intérieurs sales, ternes, effacés, où
ronfle dans une cheminée, ornée de deux chandeliers, le
rouge poêle de fonte, et qu’éclaire une fenêtre dont les
carreaux, à moitié couverts de lambeaux, laissent voir un
pot de réséda posé sur l’appui, et les affreuses tuiles
rouges des maisons qui font le vis-à-vis d’un sol incrusté
de carreaux noirâtres, des murs badigeonnés à la chaux,
où s’étalent, dans des cadres d’acajou, quelques exploits
napoléoniens, et, au milieu de cela, une silhouette de table
et les flâneries de trois chaises éclopées, voilà les tableaux
de M. De Braekeleer et les sujets qui l’inspirent éternelle-
ment. Parti-pris d’autant plus regrettable que le peintre a
du dessin et de la couleur. Malheureusement ces qualités
s’éparpillent sur des phvsionomies sans finesse, dont le
dessin frise la caricature et dont la couleur, uniformément
terne, n’admet aucune fantaisie de la palette. »
On le voit, en Belgique, vouloir s’écarter des chemins
battus n’était pas une entreprise sans péril en ce temps-là.
H enri avait eu un frère, de douze ans son aîné, Ferdi-
nand, « mon grand frère », le nommait-il, lequel, dans une
mesure très appréciable, influa sur la direction de son
esprit comme sur son éducation technique. Il mourut
en 1857; Henri avait alors 17 ans. A l’ascendant naturel
de Levs, leur oncle, se joignit pour les deux frères le
(') Salon de 1863, p. 20.
11
17
— 258
vif intérêt des ambiances tenu de leur père. Celui-ci, de
quelque façon qu’on l’apprécie, n’était pas un pédant.
Nous avons eu l’occasion de rappeler ailleurs sa large part
dans la formation de la jeunesse artistique au temps de ses
succès. « A dater de la période moyenne de sa vie »,
disions-nous, « l’œil semble chercher le repos, et l’ombre
peu à peu envahit le champ, départi jusqu’alors à la lumière,
avec une libéralité parfois excessive. » L’influence de ce
système avait agi sur son fils Ferdinand, on le constate
par une peinture du Musée d’Anvers, Le Jeune Artiste à
l’étude; Henri devait être avant tout un harmoniste. Ses
premières scènes en plein air, exposées à Anvers en 1861,
Blanchisserie, Jardin de fleuriste (Musée d’Anvers), fai-
saient songer à Pieter De Hooch. Elles faisaient jaillir la
poésie de ce qui, pour l'indifférent, n’eût été que banal.
A la foule distraite et mauvaise des expositions, ce débu-
tant venait apprendre ce qu’était, ce que devait être et,
sans détour, ajoutons-le, ce que n’eût cessé d’être l’autorité
de la nature en l’absence du bagage de conventions dont,
semble-t-il, depuis un demi-siècle, on s’était attaché à
troubler sa vision.
La place d’Henri De Braekeleer dans l’histoire de l’art
est proche de celle du pauvre Fred. Walker, le peintre
anglais, par une mystérieuse rencontre né la même année
que lui et mort à peine âgé de 35 ans en 1875. « Il a passé
rapidement et silencieusement », dit Robert de laSizeranne,
« à l’écart, jetant un éclair... Sa nature morale, taciturne,
renfermée, quelques-uns disent obtuse, y a contribué
aussi. » Il serait impossible de mieux caractériser De Brae-
keleer, sauf toutefois que sa robuste complexion contrastait
avec la faiblesse native de son confrère anglais.
Et pourtant le jeune Anversois fut brusquement ravi à
ses pinceaux par un trouble intellectuel. De là la rareté
de ses œuvres.
Camille Lemonnier, dans sa remarquable Histoire des
— 259 —
beaux-arts en Belgique, le caractérise en ces termes :
« L’accord des aspirations et de la réalisation, le beau
métier de l’artiste en conformité avec les instincts de
l’homme, lui-même lent, un peu lourd, porté aux songeries
plus qu’à l’action, et, en vertu des lois d’assimilation, se
complaisant parmi les créatures sommeillantes et les mai-
sons muettes. »
L’art d’Henri De Braekeleer, fait de simplicité, ne se
signale ni par l’adresse des moyens ni, le plus souvent, par
un effort même très borné d’imagination. La maîtrise de la
touche ou la. séduction d’un coloris aimable, louées à bon
droit chez d’autres, ne le préoccupent qu à titre accessoire.
Ce qu’a vu et ressuscité le peintre, il s’applique à le rendré
avec une naïveté à laquelle se subordonne pour lui toute
autre recherche. Pour lui la poésie se dégage des choses
intimes et directes. A un degré plus puissant encore que
sur Leys, l’influence du milieu natal agit sur son neveu.
L’être humain s’y détache à peine de ce qu’il faut bien se
résoudre à appeler habituel. Tl n’y apparaît pas toujours;
s’il y apparaît, c’est dans un rôle limité : la femme à sa
couture près de la fenêtre, ouvrant sur les toits du voisi-
nage une perspective que domine la haute flèche de l’église
(Le Carillon). C’est le Peintre, le Retoucheur (Musée
d’Anvers), le Graveur (Musée d’Anvers), sujets peut-être
inspirés à l’artiste par la vue de son vieux père au travail.
Des riens, si l’on veut, riens qui, à travers les siècles, ont
suffi au génie pour créer des chefs-d’œuvre.
La poésie n’étant pas dans les choses, mais en nom, le
cercle des données d’Henri De Braekeleer se restreint
forcément. Dans l’eau-forte, où il est resté sans rival
parmi les Belges, sa pointe s’exprime sous des formes des
plus variées. Il trouve parfois des effets remarquables.
Il affectionne les jours parcimonieux venant éclairer
quelque intérieur de petites gens ; quelque arrière-cour
avec pompe banale, où travaille la dentellière, ou encore
2ÔO
promène sa songerie siîr les remparts gazonnés de sa
vieille ville.
C’est là qu i 1 va s’asseoir solitaire, tandis qu’au loin
s’éteignent les bruits de la ville, ou bien encore dans les
prairies des polders, laisse son œil errer sur la nappe de
l’Escaut dans les lointains brumeux.
Un art comme le sien ne pouvait intéresser qu’une élite.
Il eut les suffrages des hommes de goût, se fit apprécier,
même au dehors, sans arriver pourtant à créer à son auteur
la popularité. Les novateurs, le plus souvent, sont des
incompris. L’art de De Braekeleer, comme celui de Millais,
ne se fit pas accepter sans effort. On le jugeait trop sim-
pliste. L’Exposition de Vienne (1873) vi ent pourtant le
mettre en relief. Le jeune De Braekeleer, honoré de la
médaille d’or, appartient désormais aux représentants
distingués de l’école nationale. Son Géographe, daté
de 1872, compte parmi les pages capitales du Musée de
Bruxelles. Le pauvre artiste, par malheur, bien des années
avant sa mort (20 juillet 1888) avait cessé de produire.
Si point immédiate, son influence est néanmoins irrécu-
sable dans la conception du pittoresque de la nouvelle
école belge. L’histoire impartiale comprendra Henri
De Braekeleer parmi ceux qui, par leur exemple, ont frayé
les voies à ceux qui, dans son pays, ont tenu à l’honneur de
faire de la vérité l’un des facteurs essentiels de toute
création artistique sérieuse. Qu’une telle préoccupation ait
pu être tenue pour préjudiciable au progrès, est vraiment
pour l’histoire une des plus imprévues constatations à faire
en un pays où, durant plusieurs siècles, elle régit l’art
presque avec la puissance d’un dogme.
Au premier rang des confesseurs de la vérité dont fut le
jeune De Braekeleer, figure Alfred Vervvée. Bien que
dès ses débuts peintre d’animaux, ce nouveau venu a plus
d’un rapport avec son confrère. Leur faculté de perception
est, peut-on dire, pareille.
— 2ÔI
Forcément, chez Verwée, la recherche des motifs
est moins bornée, comme, forcément aussi, celle des
efforts est soumise à d’autres règles. Mais, autant que
De Braekeleer, entant de la balle, Alfred Verwée, ainsi
que la plupart des animaliers belges, Verboeckhoven,
Robbe, furent témoins de ses premiers essais. La trace
des conseils de Robbe est même très apparente dans
ses œuvres de début. Il v avait entre les deux artistes
affinité manifeste de tempérament. L’un et l’autre ils
étaient de cette puissante race flamande où le moyen âge
recruta ses vaillants guerriers de Courtrai et de Roose-
beke.
Si tout destinait Alfred Verwée à la peinture, la peinture
des animaux devait le solliciter. Ses fréquentations — il
connut la plupart des maîtres en vogue — façonnèrent de
bonne heure son esprit à une conception d’art indépen-
dante, et ses premières œuvres, vues en 1 869 , le signalèrent
comme un fervent de Courbet; mais grande fut surtout
l’influence de W. Roelofs sur la direction de son talent.
Paysagiste admirable, Verwée apprit de Roelofs à sonder
l’espace, à synthétiser l'effet, à traduire les choses dans
leur lumière même. Ses premières impressions, cherchées
dans la campagne zélandaise, contribuèrent beaucoup à
ses succès.
Dès l’Exposition de Gand, en 1859, l ’ Uylenspiegel pou-
vait écrire : « Un jeune homme, M. Verwée, fait ses
premiers débuts à l’Exposition de Gand. Une vache
blanche sur un fond vert. Cette peinture est sincère jusqu’à
la naïveté. Nous n’entreprenons aucune critique de détail,
mais nous sommes heureux de dire que la place de
M. Verwée, parmi nos peintres d’animaux, est tout indi-
quée, et dans les premières. »
Promesse amplement réalisée. Quatre ans après, au
Salon de Bruxelles, le jeune Werwée — il avait 25 ans à
peine — recevait la médaille d’or, succès confirmé l’année
— 2Ô2 —
suivante au Salon parisien. La magistrale peinture qui fit
de son auteur un des maîtres en vue, appartient au Musée
de Courtrai.
Pas pins que De Braekeleer, Verwée n’était un impulsif.
Ses œuvres, profondément conçues et d’étude très poussée,
se signalent, en première ligne, par leur accent de vérité,
la justesse de l’elfet, l’heureux rapport des valeurs. Dans le
paysage, traité d’ordinaire avec maîtrise, les animaux n’ab-
sorbent pas la somme essentielle d’attention. Verwée ne
procède ni avec l’impeccable science de Verboeckhoven,
ni avec l’esprit de Joseph Stevens. Le pinceau lui sert à
rendre une impression. Aussi son œuvre, très abondant,
échappe à la redite. Quand, au lendemain de sa mort
(1895), une exposition réunit au Musée de Bruxelles ses
toiles principales, on put mesurer dans sa plénitude ce
qu’avait de profond, de sincère, d’opiniâtre, pour dire le
mot juste, la poursuite de la vérité chez ce peintre de
race.
Peu soucieux de l'adresse pratique, par nature, médio-
crement enclin à sacrifier à l’aspect gracieux des choses.,
sa touche est plutôt rude. Ses toiles, d’effet mordant,
apparaissent comme burinées. Rien n’y est laissé au
hasard, et le moindre des talents de l’artiste n’est pas
d’avoir su mettre sa précision d’accord avec une parfaite
harmonie d’ensemble. •
Fixé une partie de l’année à Knocke sur le littoral de la
mer du Nord, infatigablement il s’adonnait à l’étude des
effets changeants du soleil sur la dune ou sur les plaines
verdoyantes de la Flandre, auxquels il emprunte de si
heureux motifs.
Verwée, mort aux approches de la soixantaine, eut à la
fois le bonheur de rester dans l’entière possession de ses
moyens et d’assister au triomphe des principes pour
lesquels il avait combattu, en quelque sorte, dès son pre-
mier coup de pinceau. Un an à peine avant sa mort, il
— 263 —
avait été promu au rang de commandeur dans l’Ordre de
Léopold.
C’est aux environs de 1880 que se classent ses plus
beaux ouvrages : L’ Embouchure de l’ Escaut, Au Beau
Pays de Flandre (1884) (au Musée de Bruxelles), Les
Taureaux (1884) (au Musée de Liège).
Dans le voisinage d’Henri De Braekeleer et d’Alfred
Verwée, nous rangeons une artiste née en des milieux où,
d’ordinaire, le talent s’arrête au dilettantisme, à Marie
Collart, plus tard M me Henrotin.
Les circonstances, à vrai dire, lui vinrent en aide. Bien
que citadine, une part considérable de ses impressions
d’enfance et de jeunesse appartient à la vie champêtre.
Joignons-y le privilège qu’eut la débutante de trouver,
dans les fréquentations paternelles, des encouragements
précieux et des conseils éclairés. Tout particulièrement
ceux de Verwée laissent leur trace dans une conception de
l’art destinée à mettre leur auteur aux prises avec les diffi-
cultés ordinaires des débuts masculins.
Les paysages de M lle Collart, faits d’intimité, d’une pré-
cision de ligne rigoureuse, concèdent peu de chose à la
mode. Choisis dans les milieux brabançons, ils nous
montrent, à l’ombre des vieilles fermes, les arbres tordus,
rabougris, et, sans que peut-être l’auteur s’en soit mêlé,
jamais, évoquent le souvenir des paysages cueillis par
Rubens dans la province de son château de Steen. Ceci, du
reste, sous réserve du coloris et des procédés.
Parmi les peintures de M Ue Collart, dont les premières
remontent à près de quarante ans, plusieurs, dès l’origine,
eurent l’aspect de tableaux du XVII e siècle. Cela même
concourt à les rapprocher des œuvres d’Henri De Brae-
keleer.
Le sermon de « Levs du pavsage », attribué à Lamori-
nière, par Camille Lemonnier, nous semble devoir plus
légitimement revenir à M Ue Collart. M. Lamorinière serait
— 264 —
plutôt, à notre gré, le Dernier du paysage. D’une pré-
cision à peine moindre que le miniaturiste, il ne procure
au genre ni une conception nouvelle, ni plus élevée.
Artiste d’ailleurs remarquable, visiblement influencé, au
début, par Fourmois, — voir de lui un site ardennais, daté
de 1853, au Musée de Gand, — il a lentement rétréci sa
facture, au point de mettre en péril l'effet de ses ensembles.
Toutefois, pour pénible que paraisse l'enfantement de ces
pages, souvent de format considérable, on peut dire
qu’elles témoignent par l’expression de l’ensemble, de la
petitesse inusitée des moyens. Des œuvres comme Vile de
Walcheren (1875), au Musée d’Anvers, comme la Mare
(même année), au Musée de Bruxelles, sont des morceaux
de grand style, faits pour avoir raison des préférences
modernistes les plus décidées.
A l'Exposition universelle d’Anvers en 1885, la médaille
d’honneur échut à M. Lamorinière.
Né à Anvers l’année même de la naissance de Verwée,
comme Lamorinière élève de Noterman, Jean Stobbaerts
se range dans la catégorie d’artistes rares en Belgique,
relevant presque totalement d’eux-mêmes. Orphelin de
bonne heure, ancien ouvrier peintre, d’instinct, Stobbaerts
est une des figures intéressantes de l’école. En lui
semblent revivre ces maîtres du passé, hollandais encore
plus que flamands, dont l’ambition se limitait à la traduc-
tion des choses de l’ambiance immédiate et dans le rendu
desquelles a passé tant d’âme, parce qu’en elles résidait
tant d’affection. Etroitement apparenté à ces maîtres,
Stobbaerts a, comme eux, signé des toiles où la virtuosité
du pinceau n’affaiblit en rien la sincère expression de
l’intimité. Intérieurs, cuisines, étables et écuries, harmo-
nisés de manière supérieure, sont techniquement d’une
puissance remarquable. L’âme flamande s’y exprime dans
toute sa franchise. Détail curieux, le tableau du Musée
de Bruxelles, Intérieur d'étable, fut refusé à l’Exposition
d’Anvers en 1885! Et pourtant, à cette époque déjà, ce
peintre comptait à son actif de multiples succès. Stob-
baerts est parmi les meilleurs aquafortistes de l’école
belge.
Pauvreté empêche les bons esprits de parvenir !
Cette devise désespérante et désespérée de Bernard
Palissy est, grâce au ciel, contredite à chaque page de
la vie des hommes illustres. Nous venons de le voir dé-
mentir par Stobbaerts; elle l’est davantage encore par
Hippoeyte Boulenger. Nous saluons en lui une des som-
mités de l’art belge au XIX e siècle. Elle est de lui l’admi-
rable Vue de Dinant, devant laquelle s’arrête, émerveillé,
le visiteur du Musée de Bruxelles; de lui encore X Inon-
dation, à peine inférieure à Constable.
L’auteur de ces pages éminentes avait vu le jour à Tour-
nai en 1837. Fils d’un officier de l’armée belge et d’une
mère française, tout jeune encore il perdit son père. Les
circonstances voulurent qu’une partie de sa jeunesse se
passât à Paris. Ce séjour avait laissé profondément son
empreinte dans le caractère comme dans les souvenirs du
jeune artiste.
Il y avait en lui un fond d’aimable insouciance, auquel,
par la suite, il n’eut que trop fréquemment l’occasion de
puiser. Mais il avait gardé, au fond de sa mémoire, la vision
de quantité de choses belles ou simplement intéressantes,
entrevues au Luxembourg. Ses camarades de l’école de
peinture de Bruxelles, qu’il charmait par son entrain, se
doutaient peu qu'il y eut en lui l’étoffe d’un chef d’école.
L’ayant connu le plus pauvre des pauvres, nous le connû-
mes aussi résigné à son sort. Ceux qui alors s’intéressèrent
à lui en furent récompensés. Tous n’ont point disparu.
A eux revient, dans une ample mesure, l’éclosion des mer-
veilleuses facultés latentes au fond de cette âme d’artiste.
Chassé de la ville par le besoin, conséquemment de
force plus que d’instinct, il prit contact avec la nature.
— 266
On vit alors, chose prodigieuse, cette âme, en apparence
fermée au charme des choses rustiques, tout à coup s’éveil-
ler à des sensations qui, presque d’emblée, se traduisaient
en chefs-d’œuvre. Il se sentit comme l’élève ou, plus jus-
tement, le rejeton des maîtres dont les précieux ouvrages
hantaient son souvenir. Bonington, Troyon, Rousseau,
Daubigny surgissaient à sa mémoire, le dirigeaient, eût-on
dit, dans le choix de ses motifs. Que, en vérité, l’on
compare, au Musée de Bruxelles, sa Lisière de forêt,
superbe effet d’automne daté de 1865, à un motif analogue
abordé par Théodore Rousseau, on sera frappé du rapport
intime entre les deux maîtres. De courtes étapes avaient
placé le vaillant artiste aux premiers rangs des peintres de
son pays.
A dater de 1861 ses œuvres se suivent serrées. Elles se
signalent par l’heureux choix des données, par la fraîcheur
de leur coloris autant que par leur justesse d’accent, la
surprenante dextérité de leur facture. Variées d’impres-
sions diverses, tour à tour graves ou riantes, ces pages
diverses sont empreintes d’une sorte de bonne humeur, on
dirait la joie du peintre de se sentir maître de ses volontés,
d’arriver sans effort, sans fatigue à la réalisation de son
rêve. Boulenger est donc un poète doublé d’un virtuose.
Pas plus qu’on ne constate chez lui les hésitations du
début, il n’accuse dans son œuvre les traces du déclin.
Malheureusement, à 36 ans à peine, en pleine possession
de tous ses moyens, à l’apogée de sa réputation, il suc-
comba aux atteintes d’nn mal inexorable, sans nul doute
engendré par les épreuves cruelles de son adolescence.
L’œuvre de Boulenger compte des morceaux de tout
premier ordre, A jfosaphat (près de Bruxelles) et En Avril,
exposés à Paris en 1870, y obtinrent un succès éclatant.
« Ces deux toiles, d’une exécution légère et précise, toutes
rayonnantes d’une douce lumière, tout imprégnées de fraî-
cheur, tout embaumées de senteurs printanières », écrivait
— 2Ô7 —
M. Marius Chaumelin, « nous ont remis en mémoire ces
jolis vers de Charles d’Orléans :
Le temps a laissé son manteau
De vent, de froidure et de pluye
Et s’est vestu de broderye
Le Soleil royant, clair et beau.
Il n’y a beste ne oiseau
Ou’en son jargon 11e chante ou crye :
Le temps a laissé son manteau
De vent, de froidure et de pluye. »
La Vue de Dinant, de 1870 aussi, où la nappe éclatante
de la Meuse s’oppose à la ligne puissante et sombre de la
citadelle, rivalise d’accent et de saveur avec Bonington.
L 'Allée des Charmes, à Tervueren, le Ruisseau à Fal-
magne, exposés à Bruxelles en 1872 avec le Printemps,
valurent à leur auteur la médaille d’or.
Si Boulenger, parmi les paysagistes belges, se signale par
le choix heureux des sujets, la délicatesse de la vision,
nullement contrariée par le strabisme, enfin par la fierté
du rendu, son rôle ne fut point celui d’un simple virtuose.
Il fut en réalité chef d’école.
Fixé à Tervueren, non loin de Bruxelles, sur la lisière
de la forêt de Soignes, il fit de ce riant village ce qu’on
se plut à nommer le « Barbizon belge ». On vit quelques
impressionnistes enrôlés sous sa bannière s’intituler élèves
de 1 ’ « Ecole de Tervueren ». Boulenger leur avait montré
des voies nouvelles. Ces voies, il les avait trouvées par
instinct en quelque sorte; aucun de ceux venus à sa suite
n’y marcha avec un égal bonheur, n’excella comme lui
dans l’art de choisir et de présenter un site. On peut dire
de lui qu’il enseigna à voir. Son action, dès lors, devait
être durable. Elle s’exerça bien au delà du cercle des
intimes de l’artiste. « Presque tous les peintres modernes
de l’école belge qui se montrent personnels et sincères,
— 268
sans pourtant avoir épousé les théories récentes de lumi-
nisan, emboîtent le pas malgré eux dans le sillon creusé
par Boulenger. Nous citerons Joseph Coosemans, à
la fois robuste et consciencieux; Adolphe Asselbergs,
qui parfois rappelle Dubois; Théodore Baron, plutôt
buriniste que coloriste ; Adolphe Hamesse , précis ;
Van der Hecht, simple et fin; Courtens, personnel et fou-
gueux ('). »
A ces noms se joindraient ceux de bien d’autres :
Huberti, de l’aîné de vingt ans de son chef de file;
Art. Bouvies, superbe mariniste; Jules Montigny, auteur
de pages d’un sentiment distingué, où les attelages de
campagne tiennent une place considérable.
Toutefois, dans l’école belge, aucun artiste n’accuse avec
plus de netteté l’intervention d’Hipp. Boulenger que Jos.
Coosemans, non point qu’il y eut entre eux rapport d’âge,
de tempérament ou d’origine. Coosemans, bourgeois
notable de Tervueren, ancien clerc de notaire, receveur
communal, entrepreneur de diligences, à la réserve du
talent, serait plutôt aux antipodes de Boulenger. D’imi-
tateur presque servile au début, il s’émancipe par degré,
pour devenir, à son tour, chef d’école : chef de l’école de
Genck, — localité de la Campine limbourgeoise, — où se
réunissaient, plus encore qu’aujourd’hui, de nombreux
artistes à qui, pourrait-on dire, Coosemans a beaucoup
contribué à révéler la splendeur de ces sites bien délaissés
avant lui.
Que tant d’efforts unis pour mettre l’artiste en posses-
sion du droit de s’inspirer librement de la nature cessassent
de prévaloir où l’être humain serait en jeu, eût été con-
traire à toute vraisemblance. L’action gouvernementale,
( 1 ) E.-L. De Tacye, Les Artistes belges contemporains. Bruxelles, 1894-1897,
p. 43 i.
— 269
renforcée de l’étroite pratique des systèmes établis en
matière d’enseignement, était de nature à décourager les
tentatives d’émancipation. Par la force des choses, la
routine réglait presque souverainement ce qui relevait de
l’enseignement officiel, au reste celui du jeune homme
élevé dans le culte des maîtres classiques; outre que les
occasions de produire lui faisaient en quelque sorte défaut,
sa volonté même semblait d’avance paralysée. Aussi
voyait-on les jeunes artistes assez favorisés de la fortune
pour disposer de leurs mouvements, prendre à l’envi le
chemin de Paris. x
A côté de Stevens, de Willems, d’Ed. Hamman, de
Léon Dansaert, de Gustave de Jonghe, de Ch. Baugniet,
devenu français d’adoption, la colonie belge parisienne
compta dans ses rangs les paysagistes Alfred de Knyff et
Gustave Piéron, le mariniste Robert Mois, les animaliers
Xavier et César de Cock, ensuite les peintres de figures.
C. Verlat, qui vécut dix-huit ans à Paris, jules Pécher,
d’Anvers, Victor Van Hove, dont les œuvres produites
avec éclat dans les expositions servaient de stimulant à la
jeunesse belge.
Si aucun d’eux ne fut à l’abri d'influences françaises, si
dans les peintures de Verlat, notamment, se montre
l’étude de Courbet et de Couture, la Belgique est néan-
moins en droit de les revendiquer pour siens. Dans l’âme,
ils sont flamands. Verlat, comme peintre d’animaux, se
réclame de la tradition des maîtres de son pays. C’est
Snyders, c’est Paul de Vos, c’est Fyt, ou encore Jordaens.
Abordant, du reste, tous les genres : tour à tour peintre
de sujets religieux, de genre, de portraits, on put le voir
représenté par tous à l’Exposition universelle de 1867.
Une Madone appartenait à l’impératrice. Un vaste sujet
de la vie familière. Au Loup! une des toiles les plus remar-
quables de l’artiste, au roi des Belges. Du reproche que
faisait au jeune peintre la critique française de vouloir
270 —
singer Rubens, nous relevons qu’il procédait avec une
vigueur toute flamande.
Très pénétrable aux effets de la lumière, il ne semble
pas avoir, au même degré, subi l’empire des émotions.
Son art reste donc un art de surface. Praticien surprenant,
il professa durant plusieurs années à l’Académie grand-
ducale de Weimar, et dirigea l’Académie d’Anvers à partir
de 1885.
D’un long voyage en Terre sainte, Verlat a laissé un
ensemble d’une cinquantaine de grandes toiles retraçant
les principaux épisodes de la vie du Christ. On les vit
successivement à Anvers, à Bruxelles et à Londres. Son
chef-d’œuvre est au Musée d’Anvers. C’est un Lion attaqué
par des buffles. Le morceau, plein de fougue, est d’un
remarquable accent, de plus, d’un effet de lumière mer-
veilleux. Encore que le sujet soit de ceux dont nécessai-
rement le peintre n’a pu être témoin, rien n’v semble né
de la fantaisie. Cette page figura à l’Exposition de Paris
en 1878. Comme Verlat, subissant les mêmes influences,
Jui.es Pécher, d’Anvers, en qui le statuaire fit oublier le
peintre, obtint néanmoins en cette dernière qualité des
succès dus surtout à ses pages religieuses dont plusieurs
ornent les églises d’Anvers. Très nettement elles accusent
l’influence française.
Chose intéressante, alors qu’on voyait affluer vers Anvers
les jeunes peintres étrangers, particulièrement les Anglais,
désireux de se perfectionner dans le maniement de la
brosse, Paris irrésistiblement attirait les jeunes Belges.
Déjà l’Italie commençait à perdre de son prestige. L’Alle-
magne, l’Angleterre surtout étaient délaissées. On les
visitait à la faveur d’une pension de l’Etat, on ne songeait
point à y travailler.
Sans doute il ne pouvait être indifférent au jeune Belge
de connaître les beaux portraits, les magnifiques paysages
signés Gainsborough, Reynolds, Lawrence, Constable, à
)
— 271 —
peine aujourd’hui représentés dans les Musées continen-
taux. Mais il ne s’agissait point de cela : Paris avait la
vogue et la justifiait. Dans l’hommage qu’il va nous être
permis de rendre à quelques personnalités nouvelles et
marquantes, une partie doit revenir à son influence.
272
L’ÉCOLE BELGE RENOUVELÉE.
Le portrait. — Navez, Wiertz, Robert, Liévin De Winne, Joseph Pauwels. —
Le Salon de 1869. — Représentation brillante des écoles étrangères :
française, allemande, hollandaise. — L’école belge renouvelée : Alfred
Cluysenaar. — Émile Wauters. — Ed. Agneesens. — Charles Hermans. —
Henri Van der Hecht. — J. De Greef.
Ces nouveaux venus, chose notable, vont se signaler par
une réserve, par un sérieux d’ordinaire peu conforme à
l’esprit de la jeunesse. Cherchons-en la cause dans la
faveur toujours grandissante du portrait auprès du public
et des artistes.
Déjà, parmi les représentants de l’école belge, plus d’un
avait trouvé dans le portrait l’occasion de pages distin-
guées. Navez, portraitiste, l’emporte assurément de beau-
coup sur Navez, peintre d’histoire, n’empêche que le
venre convenu tel avait besoin d’être réhabilité. Wiertz
O
en parlait avec autant de dédain presque que Michel-Ange
de la peinture à l’huile. En fait, le professionnel du
portrait, tout au moins en Belgique, avait été longtemps
un déclassé. Alexandre Robert fut le premier à lui con-
quérir une place plus haute dans la hiérarchie des genres.
Les portraits de Liévin De Winne achevèrent de per-
suader que le mérite d’un portrait ne réside pas seulement
dans une parfaite ressemblance; que la grandeur du style,
la beauté du coloris, la valeur technique entrent en ligne
de compte ici au même titre que dans les autres genres.
Ces choses-là eussent dû être des vérités fondamentales
dans la patrie de Vian Dyck et de Corneille De Vos. Mais
on n’y connaissait pas leurs œuvres, pas plus qu’on n’y
soupçonnait l’existence du merveilleux portrait de Bona-
parte, par Ingres, appartenant à la ville de Liège, et dont
— 273 —
assurément la vue pouvait suffire à reléguer aux arrière-
plans plus d’un portrait de pinceau romantique très glorifié
à son apparition.
Liévin De Winne (1821-1880), Gantois de naissance
comme d’éducation, se forma sous Félix Devigne, dont
Jules Breton, son élève, a pu dire : « Talent très réel qui,
mieux servi par les circonstances, eût pu s’élever à la célé-
brité ». Avoir compté pour disciples Breton et De Winne
y crée bien aussi quelques titres.
L’apparition de De Winne fut tardive. En 1853, donc à
32 ans, une pension de sa ville natale lui permit de pour-
suivre ses études à l’étranger. Jules Breton, en des pages
émues, nous fait part de la marche ascendante de son
talent, sous la double influence d’un séjour à Paris et du
contact avec les maîtres de l’école italienne... L’exemple
de Breton lui-même, car les deux artistes avaient le même
atelier, y concourt aussi. Le premier tableau de Moisson-
neurs, de Breton, fut créé sous les yeux de De Winne.
Un Saint François en extase, toile vigoureuse inspirée
de Zurbaran, mit en relief le nom de De Winne au Salon
de 1854.
Rentré en Belgique, gagné par les théories alors très
en faveur, il s’égara à la suite des stylistes. Sans aucun
succès, il fit du Schadow et de l’Overbeck, puis, un beau
jour, est remarqué pour quelques portraits, dont celui de
son maître Félix Devigne; il put marcher d’un pas ferme
dans la voie du progrès. Chargé par la ville de Gand,
en 1863, de peindre le portrait de Léopold I er , il créa ce
que Jules Breton définit une « incomparable merveille ».
Admirablement servi du reste par son modèle, le
peintre avait créé une grisaille, dont Holbein — c’est lui,
Breton, qui parle — eût été jaloux. Toute la finesse du
diplomate, toute la pénétration de l’intelligence, toute la
majesté royale respirent dans cette tête que j’ai revue cent
fois avec un étonnement nouveau.
I
18
— 274 —
Si le monarque avait trouvé dans sa jeunesse, en Angle-
terre, de superbes interprètes de sa noble prestance, il lui
fut donné de rencontrer parmi ses sujets le traducteur le
plus éloquent de son impressionnante vieillesse. « Le roi
est là éternellement vivant », a pu dire Jules Breton.
Debout, assis, à mi-corps, en pied, De Winne a retracé
dix fois l’image du vieux souverain. Il y a trouvé l’occasion
de ses meilleurs ouvrages. Au Salon de 1866, le magni-
fique portrait, décorant aujourd’hui le Musée de l’État à
Bruxelles, fit sensation.
De Winne se distingue de la plupart de ses confrères
adonnés au portrait par l’absence de système. Il donne à
l’effigie la part d’attention que comporte son modèle et le
représente non comme celui qui s’observe et se sait
observé, mais dans sa pleine liberté d’allures. Au retour
d’un voyage en Italie en 1870, son enthousiasme pour
X Innocent X, de Vélasquez, était sans bornes. Des années
immédiatement postérieures à ce voyage datent, en effet,
quelques-unes de ses pages les plus amples : le portrait,
notamment, du Ministre des Etats-Unis à Bruxelles,
M. Sandford, exposé en 1872. L’œuvre de De Winne,
empreinte de naturel, de bonne foi et de simplicité, c’était
la proclamation des « droits de l’artiste ». Cette peinture,
exempte de recherche, où chaque coup de pinceau trahit
l’horreur du convenu, c’était bien en fait de l’art flamand
peu raffiné mais sincère, libre enfin de toute attache aux
maîtres du passé ou du présent.
De Winne, nullement chef d’école, occupe néanmoins
une place considérable dans l’art de son pays. Son éduca-
tion sous Félix Devigne, surtout sous Henri Van der Haert ,
excellent portraitiste, dont, avec Breton, il suivit les cours
à l’Académie de Gand, mérite d’entrer en ligne de compte.
L’influence de Van der Haert se fit de même sentir chez
un autre représentant de l’école gantoise, Joseph Pau-
wels (1818-1876), que de fort bons portraits mirent en
— 2 75
relief au moment où De Winne faisait ses premières armes
dans le genre où il devait s’élever si haut. La réputation
de Pauwels resta purement locale. Son portrait du
D r Burggrave, au Musée de Gand, est un morceau de
grande valeur (1857). Toutefois, et sans qu’il soit possible
d’en trouver la cause ailleurs que dans les mystérieuses
rencontres fréquentes dans tous les domaines, l’art de
Belgique, dont tout un groupe d’esprit morose criait
l’abaissement aux échos d’alentour, allait s’affirmer devant
le monde avec une fraîcheur et, on peut le dire, une
vitalité remarquables. Bien que les signes précurseurs du
mouvement se fussent montrés depuis quelques années
déjà, ce fut en 1869, au Salon de Bruxelles, que put se
mesurer dans toute son ampleur le mouvement d’où allait
résulter pour l’art belge le libre emploi des facultés frap-
pées de proscription par l’art officiel.
Le mouvement s’accomplissait en quelque sorte sous les
yeux de l’Europe artiste. Jamais, peut-être, tant d’étrangers
de marque ne s’étaient rencontrés en Belgique. Corot,
Diaz, les Rousseau, Tassaert, vingt autres représentants de
la France donnaient la réplique à Knaus, à Meyerheim,
Von Gebbaert, Benjamin Vautier, C. Becker, Schreyer,
Mesdag, N. Maris. Choix tout ensemble superbe et varié
et pas précisément fait pour modérer la soif d’émancipation
que possédait la jeune école.
La jeune école ! En vérité, pour cette fois la Belgique
en avait une. Et la chose, à peine prévue, se doublait de
cette constatation, à tout le moins surprenante, que les
nouveaux venus se montraient dignes déjà de réputation !
Ajoutons-le, car la chose importe, ils travaillaient, non par
leur fidélité à certaines conventions de forme ou de ten-
dance, mais par le sentiment du vrai, allié chez plusieurs au
souci sincère de la précision. Leur personnalité s’affirmait
non seulement avec franchise, mais même avec autorité.
Les œuvres d’Ai.FRED Cluysenaar trahissaient avec le
— 276
plus d’éclat les nouvelles aspirations. Le jeune artiste
apportait au public un art où l’étude n’excluait point la
spontanéité. En une page immense : Les Cavaliers de
V Apocalypse, éclataient tout ensemble une puissance de
réalisation et un souci de l’expression pittoresque servis
par un remarquable tempérament de peintre.
Fils de l’architecte qui, vingt années auparavant, avait
eu une part considérable à la rénovation de son art en
Belgique, celui qui venait donner au nom de Cluysenaar un
relief nouveau, avait dépassé la trentaine. N'é à Bruxelles
en 1837, élève de l’Académie de sa ville natale et, à Paris,
de Léon Cogniet, il acheva de se former par des séjours
en Allemagne, en Hollande et de plusieurs années en
Italie.
En 1867, au Salon de Paris, les Cavaliers de l’Apoca-
lypse avaient été mentionnés avec éloge. Paul Mantz, dans
la Gazette des beaux-arts , en déplorait le placement
défectueux et consacrait à la vaste toile une chaleureuse
appréciation. Le morceau, d’ailleurs plein d’élan, était, par
son désordre même, d’un très puissant effet. Manifeste-
ment peintre d’histoire, Cluvsenaar semblait lancer un défi
à l’art officiel. De là son grand effort d’approbation tant
dans les sphères administratives que parmi les artistes. On
ne revit plus les Cavaliers de l’ Apocalypse. La vaste toile
roulée se retrouva à l’état de ruine à la mort de son
auteur. Si quelques-uns seulement étaient en mesure
d’apprécier la valeur du peintre dans les œuvres d’imagi-
nation, comme portraitiste, dès le début, il rallia tous les
suffrages. Le portrait en pied d’une dame, œuvre détruite
par un incendie, il y a peu d’années ; le portrait du statuaire
De Groot ; celui du général baron Goethals ; celui de son
père l’architecte Cluysenaar; de professeurs de l’Univer-
sité, etc., concoururent puissamment à placer le portrait
au premier rang des manifestations artistiques dans l’école
belge. Le portrait d’enfant, le fils du peintre, intitulé : Une
277 ~
Vocation, un des grands succès du Salon de 1875, compte
aujourd’hui parmi les ornements du Musée moderne
de l’Etat. Chargé en 1874 du parachèvement de la cage
d’escalier de l’Université de Gand, où déjà De Taeye et
Victor Lagye avaient tracé diverses compositions décora-
tives, Cluvsenaar y ajouta cinq panneaux retraçant les
grandes phases de l’histoire (Reigel, Geschichte der
Wandmalerei in Belgien ), constata la richesse d’effet de
ces peintures, tout en leur reprochant de ressembler à des
tableaux à l’huile. « Par ces créations », conclut l’historien
de la peinture murale en Belgique, « les voies ouvertes par
Guffens et Swerts, où eux-mêmes avaient marché avec tant
de succès, se trouvèrent, de fait, désertées. »
Effectivement, c’était en un sens tout opposé que Cluy-
senaar avait dirigé sa marche. Que son système fût ou
non conforme aux traditions de la fresque, ce qu’il avait
rêvé, tout au moins, c’était l’impression par le grand effet
d’ensemble. La note générale de ses peintures est donc
franchement décorative. Avant tout il se préoccupait de
rester peintre, même en utilisant la fresque. Aussi lui
fut-il possible de tirer de ces vastes compositions des
toiles remarquées, notamment le Henri IV à Canossa,
qui figura avec succès à l’Exposition universelle de 1878
et appartient aujourd’hui au Musée royal de Bruxelles.
Tout jeune, il ht des plafonds et peintures pour la ville de
Hombourg, où son père avait construit les salles de jeu et
le théâtre. Après sa mort, la commune de Saint-Gilles
(Bruxelles) fit exécuter par son fils André, sous la direc-
tion du comte de Lalaing (élève de Cluysenaar), les pla-
fonds qu’il n’avait pu exécuter.
Au Salon de 186g voisinait avec Cluysenaar un jeune
peintre en qui la Belgique, avant peu, devait compter une
des personnalités marquantes de son école : Emile Wau-
ters. En 1866, à peine âgé de 20 ans, il avait exposé
une toile modeste de dimension : Ulysse dans l'ïle de
278
Calypso, où se traduisait plutôt l’influence de Gérôme, son
maître de Paris, que celle de Portaels, son maître à
Bruxelles. Le nouveau Salon triennal venait réaliser d’une
manière éclatante les promesses d’un début remarqué.
Tour à tour dans l’histoire, dans le portrait, dans des vues
de ville, Wauters mettait une dextérité remarquable au
service d’un esprit très accessible au sens du pittoresque,
enfin faisait preuve d’un vrai sentiment de coloriste.
Peintre d’histoire, il avait, d’un pinceau élégant, tracé,
dans un format d’ailleurs réduit, le Lxndemain de la
bataille d’ Hastings, où la gracieuse Edith retrouve le
corps d’Harold.
Portraitiste, il donnait, de l’architecte Samyn, son ami,,
une image que ses qualités de style et l’ampleur du pin-
ceau concouraient à apparier au beau portrait du sculpteur
De Groot, exposé par Cluysenaar. Des qualités non
moindres signalaient une étude de Vieille Femme d’Anti-
coli, tandis que, enfin, une vue du Baptistère de Saint-Marc
à Venise, empreinte d’une remarquable poésie, était immé-
diatement achetée par le roi.
Dès le Salon suivant, dans des proportions voisines de
la grandeur naturelle, Wauters abordait un sujet de
l’histoire nationale : Marie de Bourgogne implorant la
grâce de ses conseillers Hugonet et Imber court. Le jeune
peintre, très ostensiblement, avait tenu à écarter de son
chemin les préoccupations archéologiques. Visant surtout
au pittoresque, il avait, dans le cercle de ses amis, de ses
proches, recruté les modèles de ses personnages, nonobstant
quelques sacrifices au costume, évité dans l’attitude, dans
l’effet ou le type d’évoquer le moyen âge, où tant d’autres
avaient abusé de l’archéologie; la chose n’était point mau-
vaise à dire. L’élégance du coup de pinceau, tout cela se
résolut en un beau succès. Immédiatement acquise par
l’Etat, la toile, un moment au Musée de Bruxelles, appar-
tient aujourd’hui au Musée de Liège.
— 27 9 —
En effet, au Salon de 1872, Wauters envoyait sa Folie
de Hugues Van der Goes, devenue depuis une des pages
marquantes du Musée moderne de Bruxelles. Plus forte-
ment conçue, mieux charpentée, à certains égards, plus
conforme aux exigences de types et de costumes, la nou-
velle toile obtint et mérita son succès éclatant. Wauters,
avant tout, se montrait beau peintre.
En Belgique, plus que partout ailleurs, c’est la première
des conditions de succès. Du reste, le jeune artiste, d’une
excursion récente au Caire, rapportait une série d’études
dont l’aisance d’exécution donnait amplement la note de
son talent.
Simple autant que spontané, l’art de Wauters avait
raison de toutes les théories. Quelle plus éloquente réponse
aux lamentations sur le déclin de l’art national que l’appa-
rition de ce peintre, dont la précocité venait une fois de
plus mettre en relief cette vérité primordiale, qu’en art
l’enseignement par excellence est l’exemple d’un maître
doué ?
Donc, pas plus en Wauters qu’en Cluysenaar, l’art
officiel ne faisait une recrue. Surtout amoureux du pitto-
resque, le jeune et brillant artiste supprime, ou du moins
réduit dans une forte mesure, le facteur imagination. En
revanche, doué d’une vision des choses vraiment surpre-
nante, d’une habileté technique tenant du prodige, il
excelle dans la production du « morceau ». Ainsi sa Tête
d’amour, du Musée de Liège, peut être renseignée comme
une des réalisations les plus heureuses de l’art belge.
L’auteur y fait suivre sa signature des mots « à Londres ».
On y croit voir comme un reflet de Reynolds. Wauters
semble, du reste, appelé à tenir dans l’histoire la place
d’un portraitiste remarquable. Depuis une dizaine d’années,
ses productions ont été exclusivement dans ce genre, où se
déploie à l’aise sa virtuosité.
Contemporain de Wauters, son condisciple chez Por-
28 o
taels, Édouard Agneesens, de Bruxelles, se révéla
en 1866 comme portraitiste également. Rigoureux obser-
vateur de la nature, sacrifiant à la grâce, ce îe une peintre
a signé des pages d’unè précision passablement dédaignée
au temps de ses débuts. Revues aujourd’hui, ses oeuvres
font songer à Trutat, dont l’apparition à la Centrale fran-
çaise fut presque un événement.
Les premières productions d’ Agneesens, datées de 1867 :
Jeune Fille de Bruges, Java, créole au teint mat, à l’œil
profond et doux, à l’attitude nonchalante, placèrent leur
auteur très avant dans l’estime des appréciateurs de bonne
peinture. Il s’éleva d’ailleurs dans le portrait à une maî-
trise dont ses œuvres du Musée de Bruxelles et de Gand
ne donnent point la mesure. En plein succès, en 1869, les
circonstances l’amenèrent à faire un voyage en Russie.
Nous connaissons parles esquisses seulement les portraits
créés à Saint-Pétersbourg. Nous avons gardé le souvenir
d’un acteur en vogue dont le portrait en pied faisait songer
au Pablillos de Vélasquez, au Prado. Comme chez l’illus-
tre Espagnol, la dominante chez Agneesens est le gris.
Même il faut le comprendre parmi les artistes qui, vers
1870, concoururent à former le groupe des « pleinairistes »,
comme les désigne le critique allemand à l’Exposition de
Vienne.
Agneesens avait projeté un vaste ensemble où il aurait
montré des briquetiers au travail sous un ardent soleil.
L’entreprise, contrariée par la maladie, n’alla pas au delà
de quelques remarquables études. Comme pour Henri De
Rraekeleer, la mort pour Agneesens fut une délivrance.
Au Salon de 1875, °ù triomphaient Hermans avec Y Aube
et Cluvsenaar avec la Vocation, il avait remporté la
médaille d’or par un groupe d’enfants resté tout ensemble
une de ses meilleures toiles et l’une des meilleures du
genre produites en Belgique. Ses dernières œuvres parurent
en 1880. Il mourut le 25 août 1885.
28 i
L’enseignement de Portaels, la bienfaisante influence de
la direction imprimée par le maître aux facultés de ses
élèves, n’étaient pas sans provoquer la colère des rigo-
ristes. Avant tout un enseignement devait être soumis à
des règles strictes; point d’école sans homogénéité; le
tempérament de l’école ne pouvait en aucune sorte
avoir raison d’une discipline sévère, etc. Or à l’atelier
de Portaels se confondaient tous les genres, voire toutes
les tendances. En fait, c’était la négation des principes de
la discipline officielle.
Paysagistes, comme Henri Van der Hecht (1841-1901),
Jean Degreef (1851-1894), Isidore Verheyden, aussi por-
traitiste vigoureux; peintres de genre, comme les frères
David et Pierre Oyens, en qui la touche savoureuse et la
richesse de coloris révèlent des descendants deFransHals;
sculpteurs, comme Van der Stappen, concouraient singu-
lièrement par leurs succès multiples à prouver l’excellence
des principes de Portaels. L’atelier du maître fut, en
somme, une pépinière de talents variés et un facteur
sérieux de progrès pour l’école belge en général.
A noter, d’ailleurs, que plusieurs de ses représentants
se signalèrent avec succès aux grands concours du Gou-
vernement. S’ils partaient pour l’Italie, l’exemple de
Wauters en fournissait la preuve, ils n’avaient pas pour
devoir essentiel de s’imprégner du style des Cinque Centisti.
Le pays, ses sites, ses habitants et leurs mœurs attiraient
autant leur attention. Ainsi André Hennebico , un
Tournaisien, pensionnaire du Gouvernement en 1865,
créa presque une sensation en 1870 par ses Travailleurs
dans la campagne romaine (Musée de Bruxelles), effet de
plein air dont Portaels lui-même, de passage à Rome,
l’avait encouragé à faire un tableau.
Au delà même des sujets, Léopold Robert avait peint
des moissonneuses, des pêcheurs; le genre d’interprétation
que lui donnait le peintre équivalait à la proclamation
282
d’un principe nouveau. Ailleurs que dans les musées, dans
les églises, il serait loisible aux lauréats du concours de
Rome de se mettre en quête d’impressions. Souvenons-
nous de Navez se voilant la face en voyant Granet décoré
de la Légion d’honneur! C’était, à son gré, se mettre dans
le cas « de ne plus pouvoir faire de distinction entre la
peinture historique et le genre ! »
283
PEINDRE SON TEMPS C’EST FAIRE ŒUVRE
D’HISTORIEN (Alfred STEVENS).
Rome familière. — Hennebicq. — Eugène Smits. — E. De Jans. — Verbrugge. —
Renée Cogghe. — « Peindre son temps, c’est faire œuvre d’histoire ». —
Exposition historique de l’art belge : 1830-1880. — Gallait fêté à Tournai.
Rome, depuis vingt ans, avait perdu de son prestige. La
facilité du voyage en faisait à peine mieux qu’une excursion.
La photographie mettait à la portée de tous ses monu-
ments, ses œuvres d’art. Tout cela concourait à dépoétiser
ces lieux fortunés vers lesquels tant de générations
d’artistes s’étaient acheminées comme en pèlerinage.
Dès l’année 1866, Eugène Smits avait, sur une toile
immense, retracé une Promenade sur le Monte Pincio
l’ après-midi d’un jour de fête. Les jeunes gens s’appli-
quaient si peu, ou si mal, à l’épreuve du grand concours
que, successivement en 1873 et en 1876, on ne put trouver
à décerner le prix. Ceux qui le remportèrent ensuite, à
l’exemple de M. Hennebicq, puisèrent dans la vie popu-
laire les sujets de leurs envois de Rome : Le Repas
des ouvriers (M. Verbrugge), Le Médecin des pauvres
(M. De Jans).
Charles Hermans, né à Bruxelles en 183g, un moment
à Paris l’élève de Gleyre, poussa plus loin encore dans
cette voie. D’un œil observateur et quelque peu humo-
ristique, il avait voué son attention aux scènes de la vie
monacale. Elles lui fournit l’occasion de tableaux animés :
J 1 eux de boules, Entretiens apres le repas (il dopo pranzo)
et d’autres empreints d’une pointe de malice bonhomière,
heureusement servie par un pinceau délié.
L 'Aube, exposée en 1875 à Bruxelles, vint mettre en
relief, d’une manière remarquable, les brillantes facultés
de l’artiste. Tout le monde connaît cette page considérable,
284 —
devenue, non sans hésitation, la propriété de l’Etat belge.
Au point du jour, un groupe de jeunes viveurs descend,
d’un pas mal assuré, les marches d’un restaurant de nuit,
encadré de jeunes femmes à la toilette en désordre.
A ce moment précis passent des ouvriers se rendant à
leur travail. Un charpentier à la barbe grisonnante, sa fille
et son jeune fils, d’autres encore ont sous les yeux cette
scène peu édifiante.
Le contraste fut diversement interprété. Le vieux tra-
vailleur, au gré de quelques-uns, dans une des belles,
a reconnu sa fille. Encore qu’il n’en soit rien, selon le
peintre, la confusion du vieillard n’est pas sans écarter la
possibilité de la chose. L’œuvre prêtait à tous les com-
mentaires. De moindre dimension, comme le Pierrot, de
Gérôme, elle ne fut pas sortie du domaine de l’anecdote.
De grandeur naturelle, exécutée avec une vraie maîtrise,
elle acquérait la portée d’un programme.
C’était, d’une part, la lumière diffuse, le principe du gris,
du plein air, si l’on veut, affirmé avec éloquence. C’était,
en plus, sous une forme sobre, la revendication des droits
de la modernité.
Dans les milieux bourgeois, la chose pouvait effarou-
cher. Elle allait à l’encontre des idées reçues : on cria au
scandale. Même on imputa à l’auteur des idées subver-
sives. C’était « la corruption des classes bourgeoises »,
faisant contraste à la vie de labeur des bûcherons levés
avec le jour. Tout cela pouvait se soutenir.
Qu’Hermans y eût songé, c’est douteux. Il se posait
tout simplement en apôtre de la modernité, et sa page,
composée avec art, exécutée avec talent, a conservé un
intérêt durable, outre qu’elle fait époque parmi les mani-
festations de l’école belge moderne.
Hermans, un adepte de Manet, au fond, est néanmoins
un peintre très personnel, soucieux avant tout de la forme
correcte et de l'allure distinguée.
285
La page qu’il exposa en 1881, sous le titre Circè, reven-
dique sa place parmi les plus puissantes manifestations de
l’art belge. Circé, c’est la magicienne dont les sortilèges
arrivent à faire des hommes des pourceaux. Elle est la
dominatrice sûre de sa puissance, vue pleinement de face,
appuyée à la table du cabinet particulier où dort, du som-
meil de l’ivresse, son adorateur d’un jour. Morceau d’exé-
cution magistrale et d’impressionnante expression. Le
souvenir d’Alfred Stevens et de Mittis apparaît assez.
L’interprétation, la mise en scène, l’harmonieuse relation
des nuances, le chiffonnement des étoffes et jusqu’au type
de la fatale héroïne accusent le rapport. Hermans pour-
tant a sa modernité à lui. C’est d’ailleurs un isolé, et s’il a
jalonné sa route de quelques pages éminentes, après trente
ans, c’est encore sur Y Aube que se fonde sa principale
notoriété. 11 semble avoir voulu laisser à d’autres le béné-
fice de son principe.
Nous y rattachons les deux Verhas, Jean et François
(1832-1894), dont la modernité d’adapter aux préférences
d’une bourgeoisie cossue. Dans des intérieurs somptueux,
sur la plage, de jolies dames aux claires toilettes, de gra-
cieux enfants fournissent le thème de créations faites
pour charmer la clientèle de culture esthétique moyenne.
« Peindre son temps, c’est faire œuvre d’historien », Alfred
Stevens l’affirme, et jusqu’à un certain point la théorie
semble trouver confirmation par une vaste toile de Jean
Verhas, La Revue des écoles.
L’événement est du 28 août 1878. Ce jour-là, les enfants
des écoles de Bruxelles défilèrent devant le Roi et la Reine
dont on célébrait les noces d’argent. L’événement revêt,
en somme, une portée plus haute qu’un simple incident;
Verhas en a proportionné la représentation à la mesure de
son talent. Dans un cadre de plus de 4 mètres de large, il
a créé un aimable tableau de genre.
Grâce au soleil éclatant de midi, ce soleil dont le rayon-
— 286 —
nement — lui encore est de Stevens — décore les objets,
le peintre arrive à fondre, en un tout homogène, les
éléments disparates de sa donnée.
C’est jour de fête, la joie éclate sur les gracieux visages
des enfants parés de leurs plus beaux atours, comme aussi
l’allégresse se traduit par les fleurs amoncelées sur l’estrade
royale.
Le talent incontestable déployé par Verhas dans l’éla-
boration de sa vaste toile ne suffit pas à donner le change
sur les ressources restreintes du courant moderniste, où il
s’agit d’aller au delà de la peinture d’un simple fait.
L’apparition de l’œuvre coïncidant avec l’Exposition
historique de l’art belge en 1880, traçait comme la limite
de la période semi-séculaire écoulée. En présence de
l’évocation du romantisme, c’était la fin de l’art fondé
sur l’imagination. Encore que cette exposition rétros-
pective fît un moment revivre bien des noms oubliés,
bien des espérances déçues, elle remettait en mémoire
également des succès dont l’éclat même semblait n’avoir
pas été sans influence sur la marche ultérieure de l’école :
Nicolas De Keyser, Louis Gallait, Ed. De Biefve, Ernest
Slingeneyer, Ferdinand De Braekeleer, Eugène Ver-
boeckhoven, Guillaume Geefs, Eugène Simonis, qui, bien
que vivants, appartenaient au passé. Sans forfanterie,
ils pouvaient revendiquer une part dans les succès mois-
sonnés par des continuateurs stimulés par leur exemple,
sinon guidés par leurs préceptes. De Keyser avait, de la
veille seulement, abandonné la direction de l’Académie
d’Anvers; Gallait ne devait signer que dans deux ans la
plus vaste page issue de son pinceau, la plus vaste toile
aussi de l’école belge, La Peste de Tournai . Exposée
à Bruxelles, puis à Tournai en 1883, enfin acquise par
l’Etat au prix de 100,000 francs, elle figure au Musée
moderne de Bruxelles.
L’hommage du Gouvernement apparaissait surtout comme
— 287 —
la consécration d’un glorieux passé, car, il faut l’avouer,
non seulement la présence au Musée de Bruxelles de la
Peste de Tournai n’y devait point compenser pour l’Etat
l’absence des Têtes coupées, mais on ne peut dire qu’elle
rehausse la personnalité de son auteur. Pour les portraits
en pied du roi Léopold II et de la reine Marie-Henriette,
datés de 1875, leur inconsistance apparaît surtout dans le
voisinage du magistral Léopold I er de De Winne, de dix
années antérieur.
La ville natale de Gallait voulut célébrer en 1883 le
cinquantième anniversaire du premier succès du maître,
auquel, depuis, elle a érigé une statue. Avec beaucoup de
bonheur, mais non sans une pointe d'amertume, le peintre
tint à remémorer les principales étapes de sa carrière,
l’appui que de tout temps il avait rencontré chez ses con-
citoyens. « Les Tournaisiens étaient là! », put-il répéter
avec la populaire chanson du terroir. A la plupart des
auditeurs, le passé que venaient évoquer les paroles du
maître disparaissait comme une légende.
— 288 —
ARCHAÏSANTS ET MYSTIQUES.
En architecture : Beyaert, Émile Janlet : Façades de l’Exposition univer-
selle de 1878. — Jos. Schadde : Bourse d’Anvers. — J. -J. Van Ysendyck :
Maison communale de Cureghem. — En peinture : Victor Lagye. — Louis
Hendrickx. — Frans Vinck. — Cleynhens. — T. -J. Canneel. — T. Lybaert.
— Les frères De Vriendt. — Pierre Van der Ouderaa. — Ed. Van Hove. —
J. Anthony. — Willem Geets.
De toutes parts, entonnée par les influences novatrices,
l’école belge eût en vain cherché dans l’action officielle
de quoi leur faire obstacle. Le mouvement en faveur de
la peinture murale, comme tout le faisait prévoir, avait
abouti à un lamentable échec. En dehors de Leys, nul
peintre belge n’y trouva le moyen d’affirmer avec une
éloquence plus haute une individualité, l’occasion d’une
œuvre de portée supérieure à la peinture à l’huile. Il avait
été souvent question de Gallait pour décorer le Palais de
Justice de Gand; de confier à Leys et, après sa mort, à
Alfred Stevens la mission d’orner de leurs peintures la
grande salle de l’Hôtel de ville de Bruxelles. Ces projets
restèrent sans suite.
Tandis que dans les voies ouvertes par Leys s’enga-
gèrent, le plus souvent avec un bonheur contestable, un
certain nombre de peintres belges, la dernière manière du
maître eut pour conséquence de créer presque un style.
La mise en honneur de la phvsionomie du XVI e siècle
fit naître comme un courant nationaliste. On vit la mode
s’emparer du costume, de l’ameublement, des harmonies
de couleur affectionnées par Leys.
Dire que tout cela portât l’empreinte du bon goût serait
exagéré. Le meuble sculpté de Malines, le plat de cuivre
estampé d’Anvers exercèrent de terribles ravages.
289 —
Dans l’architecture, en dépit de fréquentes licences,
l’effet fut bienfaisant. L’appareil en briques rouges et
grises alternant avec la pierre bleue taillée, employé par
l’architecte Cluvsenaar dans les châteaux et stations du
J
pays de Waes, donne naissance à des ensembles pitto-
resques plus ou moins directement inspirés de Vredeman
de Vrise et des architectes du XVI e siècle. Henri
Beyaert, après avoir concouru à mettre en honneur le
Louis XVI à la Banque Nationale à Bruxelles, se fit cou-
ronner au concours ouvert par la ville pour la meilleure
façade de ses nouveaux boulevards (1885). Ce fut en style
de la Renaissance aussi que furent érigées, par le même
architecte, la Banque Nationale d’Anvers (1 875) et la gare
de Tournai (1879).
Le succès retentissant de la façade de la Belgique à
l'Exposition universelle de Paris, en 1878, œuvre d’ Emile
Janlet, vint donner une sanction éclatante à ce retour
vers un système si favorable à l’emploi d’éléments pitto-
resques, chose envisagée jusqu’alors comme inconciliable
avec le stvle en architecture.
A Anvers, où la Bourse du XVI e siècle avait été
anéantie par les flammes, la nouvelle construction, œuvre
de Jos. Schadde (1818-1894), avait, pour une bonne part,
aidé à la rénovation.
Peu après, à Bruxelles, Jules Van Ysendyck, élève de
Cluvsenaar, prenait pour type de la maison communale
d’Anderlecht les pittoresques constructions des villes
hollandaises, demandant à la brique, à la pierre blanche
des effets très heureux. Que cette adaptation d’éléments
anciens dût être féconde en œuvres puissamment origi-
nales, il n’était sans doute pas permis de l’anticiper. On
put néanmoins applaudir à cette remise en honneur des
traditions trop longtemps sacrifiées à la glorification du
style classique non seulement défiguré, mais appliqué sans
discernement.
u 1 9
2qO
Dans le domaine pictural, le mouvement inauguré par
Leys, poursuivi par ses anciens collaborateurs, Victor
Lagye, Frans Vinck, Louis Hendrickx, vint donner, en de
certains milieux, presque la force d’un principe à la reprise
des traditions du moyen âge. Sous une forme un peu
modérée, c’était l’adaptation des vues de Guffens et
Swerts. T. -J. Canneel, de Flandre; T. Lybaert, Gantois
aussi, et son fréquent collaborateur, dont l’archaïsme va
parfois jusqu'au fond d’or; les frères De Vriendt, Julien
et Albert, d’origine gantoise aussi; M. Pierre Van der
Ouderaa, J. Anthony, T. Cleynhens, de la même ville;
Edmond Van Hove, de Bruges; W. Geets, de Malines,
ont suivi le courant avec plus ou moins de succès. Inter-
prétant la légende de l’histoire, ils se montrent surtout
praticiens adroits. Leur préoccupation de la probité du
costume et de l’accessoire n’est pas de nature à imprimer
à leur conception une grande puissance expressive. Forcé-
ment un tel art ne peut subsister que d’emprunts. Geets
s’est fait une spécialité des cartons de tapisseries de la
fameuse maison Bracquenié, de Paris. Dans les locaux du
Sénat, au Palais de la Nation, à l’Hôtel de ville de
Bruxelles, on voit des tentures à personnages d’après les
dessins de cet artiste. Les annales anversoises ont fourni
à M. Van der Ouderaa l’occasion de peintures où le
souci du détail, poussé à l’extrême, a toutefois laissé
place dans les œuvres de format moyen, particulièrement
à l’expression d’une personnalité nullement banale. La
Réconciliation judiciaire, œuvre datée de 1879, au Musée
d’Anvers ; des peintures murales, exécutées en collaboration
de Julien De Vriendt et de C. Ooms au Palais de justice
de la même ville, font valoir un praticien habile, peu
enclin toutefois à la simplification, source première de la
grandeur; défaut du reste inséparable du système person-
nifiant les artistes prénommés. Dans l’art comme dans le
discours, trop dire nuit à l’éloquence.
— 29 i —
Albert De Vriendt, souvent bien servi par le choix
de ses sujets, s’est fait connaître, non seulement en Bel-
gique mais à l’étranger, notamment en Allemagne, par des
pages conçues un peu selon le système de Gallait, où
semble percer aussi le souvenir de Leys. Différent, sous
ce rapport, de son frère julien, de nature plus rêveuse,
il cherche l’éclat, prodigue les rouges, les riches tissus, les
dorures. Jacqueline de Bavière implorant la grâce de son
époux, au Musée de Liège; Philippe le Beau armant son
jemie fils chevalier de la Toison d'or (1880); Paul III
devant le portrait de Luther, au Musée d’Anvers (1883),
comptent parmi ses meilleurs ouvrages. Un triptyque de la
Vierge de saint Luc, à Notre-Dame d’Anvers, rivalise
presque de finesse avec Memling.
Chargé par Bruges de décorer la grande salle de l’Hôtel
de ville, le peintre y a retracé, d’un pinceau élégant mais
avec une conviction médiocre, divers épisodes de l’histoire
de la Flandre. Au moment de sa mort (1900), Albert
De Vriendt était directeur de l’Académie d’Anvers, fonc-
tions passées depuis à son frère Julien.
Celui-ci incline au mysticisme. Le Cantique de Noël
(1894), une de ses œuvres principales, au Musée de
Bruxelles, est conçu dans l’esprit de Van Uhde. Dans ses
plus récents travaux, le directeur de l’Académie d’Anvers
abandonne la peinture à l’huile pour l’encaustique. C’est
presque un symbole.
*
* *
Aussi bien l’art anversois, à l’heure actuelle, n’a pas
pour caractéristique la spontanéité. L’élan, la furia dont
Verlat, même aux confins de la vieillesse, savait donner
encore des preuves, a fait place à une atonie bizarre. On
abusait des éclats, des ragoûts de couleur; on est tombé
dans l’excès inverse; les palettes se décolorent. Le milieu
ambiant aurait-il cessé d’inspirer les artistes? Peut-être
292
Anvers se transforme. C’est dans une ville de carton,
édifiée à l’Exposition universelle de 1894, que pour un
moment revient aux yeux de la foule le vieil Anvers,
celui de Leys, dans la physionomie duquel le maître trouva
le secret des pages de si impressionnante poésie.
Et voyez la bizarrerie. Tandis que les courants ortho-
doxes de l’art à Anvers accusent avec netteté l’influence
germanique, ce sera pour avoir triomphé d’elle que, après
un séjour de plusieurs années en Allemagne, le peintre
A. Struys connaîtra ses retentissants succès. En Alexan-
dre Struys, l’Académie d’Anvers revendique avec fierté
l’un de ses anciens élèves, la Belgique un des représen-
tants les plus sérieux de son école.
Pourtant Struys garde les traces d’une éducation pre-
mière faite en Hollande. Né en 1852, il se fit connaître
de bonne heure. Sa notoriété ne date pourtant que de
l’apparition du singulier tableau intitulé : Le Testament,
exposé au Salon de Bruxelles en 1878. Le peintre y avait
représenté deux jésuites au lit de mort d’un vieillard,
guidant la main qui tracera sa signature au bas d’un acte
en faveur de l’ordre. C’était saisissant. Il paraît néan-
moins que, sur le vu de cette peinture, son auteur fut
appelé professeur à Weimar, en qualité de successeur de
Verlat, On voit de ses peintures à la Wartbourg. Revenu
en Belgique, il lui fallut un certain temps pour retrouver
les voies de la nature. Du moins eut-il le bon esprit de
les chercher. Comment s’accomplit l’évolution? Nous ne
saurions le dire. Elle fut, du reste, assez lente. Le calme
du séjour choisi par l’artiste y aida sans doute pour une
bonne part. Malines vint lui offrir en abondance, avec le
pittoresque des milieux, la simplicité des mœurs. En l’art
de Struys l’intimité de Henri De Braekeleer se mélange
d’une poésie faisant songer parfois à Israëls, d’une mélan-
colie particulière à De Groux.
Le Gagne-Pain (1887), au Musée d’Anvers; Mort!
— 2 93
X Enfant malade ; Désespéré! (1896), au Musée de Gand; la
Célébré Dentellière malinoise ; la Visite an malade (1893),
au Musée de Bruxelles, scènes dont les acteurs sont choisis
dans les classes laborieuses et émeuvent par leur expres-
sion. Supérieures aux œuvres de De Groux sous le rapport
de l’habileté technique, les peintures de Struys sont d’im-
pression moins profonde. La recherche du vrai en atténue
la poésie. Réaliste d’abord, le peintre n’adapte ni ses
effets ni son style à la valeur des données. Ce que perçoit
son œil, son pinceau excelle à le traduire. Vers ses pages,
toujours précises et de facture aisée, on se dirige avec
l’assurance d’une complète satisfaction, qu’on cherche le
pittoresque ou le sentiment. C’est honnête et loyal comme
un roman de Conscience.
Car, au fond, Struys n’est pas un méditatif. Il met une
certaine coquetterie à n’avoir point d’atelier. Il transporte
son chevalet dans les pittoresques intérieurs qu’il excelle
à découvrir et peint debout. De là des perspectives parfois
un peu faussées, mais non défavorables à l’effet voulu.
Ces intérieurs resserrés donnent l’impression d’une vie où
pénètre aussi peu de lumière que de joie. Tout cela, du
reste, indiqué avec tact et mesure, avec goût, souvent
produit un art de subtilité médiocre, mais où s’exprime
une personnalité de trempe nullement ordinaire.
Chez Léon Frédéric, un Bruxellois sorti de l’atelier de
Portaels, l’accent douloureux se tempère d’un rayon d’es-
pérance. Frédéric tout au moins ne fuit pas la lumière. Au
reste, n’est-ce point d’ordinaire dans les milieux urbains
qu’il se met en quête d’inspirations. La vie rustique le
charme et l’attire. Il lui doit des pages émouvantes. Moins
que Struys rompu aux difficultés de la pratique, peu colo-
riste d’instinct, il triomphe surtout par l’expression. Dans
la ligne, dans la tonalité même, c’est Millais à ses débuts,
le Millais des illustrations de Once Week. Le peintre les
connaît-il seulement? C’est douteux. L’histoire des arts,
— 2 94 ~
comme celle de la science, offre de ces affinités mysté-
rieuses.
Chez Frédéric, la subtilité des impressions, l’amour
fervent du vrai s’accusent en des pages faisant songer aux
gothiques. Mais en ceci, précisément, se révèle la haute
personnalité du maître. Ainsi la Légende de saint François
ne fait pas seulement songer à Giotto par un rapport
naturel du sujet. L’âme de l’artiste semble à l’unisson de
celle de l’extatique interprète de la légende du bien-
heureux. Il ne va pas se donner pour cela le facile plaisir
de ressusciter le style du peintre cl’ Assise. La langue qu’il
parle est sienne; elle est sincère. Frédéric confine au
préraphaélisme. Le Oualliocento guide son esthétique et
inspire ses effets. Nous apprenons sans surprise que, de
bonne heure, il fut à Florence.
A l’encontre de Struys dont la tristesse est sans
prise sur la facture toujours ample et souveraine, Fré-
déric ne sacrifie rien aux préférences du public fron-
deur des expositions. Il fut des premiers à remettre en
honneur le triptyque, l’adaptant à des sujets purement
modernes.
Le martyrologe d’une race presque éteinte, celle des
Marchands de craie (1882), au Musée de Bruxelles; le
triptyque du Paysan mort( 1885); Le Repas des funérailles,
scène de plein air (1885), au Musée de Gand; La Frise
des âges du paysan (1887); Le Peuple aussi verra le
soleil (1891); La Vieille Servante (1885); Les Ages de
l'ouvrier, au Luxembourg; Les Boechelles (1888), au
Musée d’Anvers, sont des pages de méditation profonde
et de patiente élaboration; quelque chose comme la pein-
ture d’Alphonse Le Gros.
Imbu de l’esprit des Florentins, Frédéric estime, avec
Léon-Baptiste Albuté, que l’art consiste à traduire la
nature et doit la rendre avec vérité. Ce qui ne l’empêche
de remontrer la grâce. Les enfants ont le charme de
— 295
l’abandon de leur âge. Exemple : Le Ruisseau, presque
exclusivement composé d’enfants.
Le paysage dans l’œuvre de Frédéric tient une place
importante. Traité avec le scrupule des maîtres primitifs,
il contribue tour à tour à accentuer l'impression des scènes
évoquées par le peintre où, même sans l’adjonction de
figures, déroulent de lointains horizons, des avant-plans
valonnés sous des ciels d’un beau stvle. On peut voir au
Musée de Bruxelles un Clair de lune datant de 1898,
d’une poésie pénétrante en même temps d’exécution mer-
veilleusement approfondie.
A la génération de Frédéric appartiennent quelques
peintres marchant sinon dans la même voie, du moins très
soucieux de l’expression par une forme châtiée. Gustave
Van aise, Gantois de naissance, en des genres divers, his-
toire, portrait, paysage, accessoires, a laissé des œuvres.
Saint Liévin en Flandre, notamment, peinture datée de
1882, au Musée de Gand, où l’effet de plein air et la
recherche du style évoquent le souvenir de Bastien
Lepage. Plus tard, préoccupé de l’effet, de couleur, ses
préférences iront à Vélasquez, voire à jordaens, avec un
succès parfois discutable. De vastes pages historiques au
Musée de Gand, Dieu le veut ! Pierre l’Ermite prêchant
la première croisade, Les Gantois avant la bataille de
Roosebeke, n’arrivèrent pas à remettre en faveur un genre
que le peintre semble lui-même avoir abordé sans convic-
tion, où, dans tous les cas, il a eu le tort de faire table rase
du facteur essentiel de l’imagination. Vanaise, en revanche,
a signé des portraits et des études de nu dont le brio con-
traste avec la complexion chétive de leur auteur. Enlevé
jeune ‘à ses pinceaux, il a laissé un œuvre considérable
dont l’exposition posthume ne fut pas sans faire valoir des
aptitudes nullement ordinaires.
A côté de Vanaise crut un moment se placer l’Anver-
sois Jean Van Beers, dont les vastes sujets tirés de
— 296
l’histoire nationale contrastent par leur ampleur avec
l’esprit et la facture de minutieuses petites pages ayant
pour seul objet de complaire à un public mondain. On en
vit la fleur à l’Exposition universelle de Paris en 1889.
Embarqués , La Sirène, Soir d’été, deux fois surprenantes
par leur petitesse d’exécution et de format à qui se souve-
nait des vastes et impressionnantes créations exposées à
Anvers en 1876 : Funérailles de Charles le Bon (Musée
d’Amsterdam), Reconnaissance dit peuple envers jfacqu.es
Fan Artevelde et de Charles-Ouint enfant (galerie du
comte de Flandre). Van Beers, depuis, a prodigué son
adresse dans le rendu des robes et des chapeaux sortis de
chez les meilleures faiseuses parisiennes. Le portrait de
miss Worth, fille du grand couturier, faisait partie de son
contingent à l’Exposition universelle. Il n’est que juste de
porter à l’actif de l’artiste de remarquables petits portraits,
ceux notamment du compositeur Benoît et d’Henri Roche-
fort, l’un et l’autre au Musée d’Anvers, et de M me Sarah
Bernhardt (1888), dans le rôle de la Tosca, au Musée de
Bruxelles. Le peintre y rivalise de précision avec la pho-
tographie.
Pierre Verhaert est de la génération de Van Beers et
comme lui Anversois. Lui a commencé par les petites
scènes d’intérieur spirituellement touchées, d’observation
très juste et d'effet lumineux. Presque sans transition,
comme sans effort apparent, on l’a vu, depuis, aborder
dans la porportion de la nature, des épisodes de la vie
populaire, celle des riverains de l’Escaut, notamment le
Sceau du marin (1888), au Musée d’Anvers, Uylenspiegel
chantant, épisode du roman de De Coster, exposé en 1903,
morceau de facture saine et précise, appartiennent bien
par l’effet comme par le type à « la mère Flandre ».
Sous la signature Henri Luyten (1886), on peut voir
au Musée d’Anvers une vaste toile représentant une
séance du Cercle Als ik kan, d’un peintre âgé de 27 ans,
— 297
ensemble de portraits remarquables par l’agencement et la
facture lumineuse et ferme, caractérise nettement la ten-
dance à renouveler l’expression de la peinture de grand
format au contact de la réalité. Elle s’accentue davantage
encore dans l’immense toile du même artiste : Struggle
for life, exposée en 1890, émouvant épisode de la vie des
ouvriers mineurs, se mettant en grève aux cris : Du pain!
Du pain !
Ainsi donc s’est réalisée la prophétie formulée dès
l’année 1867 touchant l’avenir de l’art belge. « Quelle
aura été l’action du réalisme en Belgique », demandait
dans son rapport sur l’Exposition universelle le brillant
critique.
La réponse prévoit l’évolution dont il nous reste à
constater les effets. « Il est venu sans violence », ainsi
s’exprime-t-elle, « réagir Contre deux conventions diffé-
rentes : l’une qui datait de Gallait et qui avait introduit
dans l’école un procédé de conventions traditionnel;
l’autre qui date de Leys et qui substitue le type pittoresque
des anciens maîtres au type individuel que chaque peintre
doit former à nouveau d’après les éléments fournis par la
nature. Dans cette double lutte, toute pacifique d’ailleurs,
et trop pacifique peut-être, les réalistes belges ont réussi
à mettre en évidence un principe important, celui de
l’ expression par la couleur. C’est une acquisition de plus
dont l’école leur est redevable. Ils ont posé une affirma-
tion dont les jeunes peintres de Bruxelles et d’Anvers
seront désormais forcés de leur tenir compte ( I ). »
En est-ce une conséquence? Depuis un quart de siècle,
le coloris va perdant sa franchise. Les effets crépusculaires
semblent en honneur chez les Belges comme chez les
Scandinaves. L’école du gris a trouvé des représentants (*)
(*) Rapport du jury international du groupe I. Paris, 1868, p. 33.
— 298 —
jusque parmi les coloristes décédés. Luyten lui-même,
dans des tableaux ultérieurs, comme au Musée d’Anvers,
Les Enfants de la nier , œuvre d’ailleurs remarquable
datée de 1898, et Rêverie, au Musée de Liège, noie ses
figures dans une pénombre faisant songer à Israëls. Ten-
dance analogue chez Charles Mertens, dont une scène
zélandaise, effet de plein air, au Musée de Bruxelles, ne se
dégage pas de la brume ; chez E. Larock, enlevé en 1901,
après des débuts remarqués. Dans une œuvre impression-
nante, L' Idiot, datée de 1892, au Musée d’Anvers, — il s’agit
d’un malheureux poursuivi par d’impitoyables gamins; —
les contours sont noyés de vagues comme par une matinée
d’automne. Recherche peut-être d’une harmonie factice.
Quoi qu’il en soit, le mouvement que nous venons d’indi-
quer a eu, pour l’école belge, l’indiscutable avantage de
proportionner les forces de l’artiste à ses visées, de faire
table rase d’entreprises ambitieuses conduisant à un échec
inévitable.
Se dire aujourd’hui « peintre d’histoire », c'est prêter à
rire. Comme au théâtre le drame, la peinture à sujets est
chose du passé. Les genres eux-mêmes se confondent. Des
paysagistes se révèlent à l’occasion peintres de figure
accomplis, voire portraitistes de mérite ; la sculpture, parmi
ses représentants, compte des peintres de valeur sérieuse.
Qu’il ait fallu au public un certain effort et quelque
résignation pour s’accommoder d’un ordre de choses peu
en rapport avec les longues habitudes, on le devine. Mais
que naguère un Salon de peinture apporte à la curiosité
des foules l’aliment attendu, les artistes eux-mêmes font
preuve d’un moindre empressement à briguer les suffrages
du public.
— 2 99
LES PEINTRES DE LA LUMIÈRE SANS PLUS.
Les séparistes. — Emile Claus. — Frans Courtens. — F. Van Leemputten. —
Jacques Rosseels. — A. -J. Heymans. — Théodore Verstraeten. — Les
isolés. — • Lévêque. — Eugène Laermans. — J. Leempoels.
A défaut d’une « sécession », comme en Allemagne, on
a vu se multiplier les expositions restreintes par invitations
ou dues à l’initiative de Cercles ayant nom L’ Essor , Le
Sillon, Les XX, Labeur, Pour l’ Art, La Libre Esthétique,
à Bruxelles; à Anvers, Les XIII, Als ik kan, sans parler
de l’exposition de certains artistes désireux de trouver
le relief dans un isolement calculé et non toujours favo-
rable.
Est-ce à dire que, dans la physionomie nouvelle, l’école
belge n’ait connu que des succès de moindre aloi ; que,
moins que l’ancienne, la nouvelle génération n’ait fait
preuve de vaillance? Erreur. Mais, contrariés dans le libre
emploi de leurs facultés natives, on a vu les représentants
de l’école belge triompher de haute lutte sur les plus
vastes scènes, conquérir leur place dans les Musées euro-
péens. En est-il une preuve plus manifeste que l’exemple
de Meunier?
Jugé avec une sévérité touchant à la malveillance, moins
pour la faiblesse que pour la tendance de ses premières
peintures, il a, sans dévier d’une ligne de ses convictions,
vu ses principes consacrés par le suffrage des juges les
plus sévères, comme par les témoignages officiels les plus
avidement convoités.
rr
M. Emile Claus, encore tour à tour peintre de figures,
de portraits, d’animaux, de paysages, s’est révélé tout
ensemble technicien accompli et traducteur ému des cam-
— 300
pagnes de la Flandre, au sein desquelles il a grandi et fixé
sa résidence.
Le Vieux Jardinier , au Musée de Liège; les Sur cleuses
de lin, au Musée d’Anvers, un des succès du Salon de Paris
en 1888; les Vaches traversant la Lys (1899), au Musée
de Bruxelles; le Chemin ensoleillé , ne sont pas seulement
des œuvres de grand style, mais imprégnées de vie, de
vérité et d’effet.
Clans, sans appartenir précisément au groupe des poin-
tillistes, ne redoute point, pour rendre la vibration de
l’atmosphère, d’adopter certains procédés- qui leur sont
propres. Tout cela, du reste, sans parti pris, avec un succès
manifeste.
Un autre fils de la Flandre, Frans Courtens, de Ter-
monde, né en 1854, a suivi des voies parallèles. Sans lui
être indifférentes, les beautés naturelles de son pays lui
inspirent une moindre prédilection que celles de la Hol-
lande, non que son programme soit de faire revivre les
maîtres du XVII e siècle, à l’instar de certains peintres de
genre. Sa facture est, au contraire, très libre; sa conception
de l’effet, ample et lumineuse. Mais, incontestablement,
les plages et les verdoyantes campagnes des environs
d’Harlem lui procurent des sources d’inspiration exploi-
tées souvent avec le plus rare bonheur.
Comptant les étapes par des succès, en quelque sorte,
médaillé successivement à Amsterdam (1883), à Paris (1884),
à Bruxelles (1884), à Munich (1888), à Berlin (1891), à
Budapest (1894), à Dresde (1897), à Barcelone (1898),
à Vienne (1899), ü s’est vu, conjointement avec Alfred
Stevens et Emile Wauters, attribuer le grand prix à
l’Exposition universelle de 1889. Ses fameux confrères
avaient pourtant mis en ligne quelques-unes de leurs pages
les plus appréciées. Wauters avait là les portraits de
M me Somzée et de son jeune fils, du général et de la
B ne Goffinet, etc.
— 3 01
Parmi les toiles exposées par Courtens figurait la Pluie
d’or, aujourd’hui au Musée de Budapest, avec la Dréve
(avenue) ensoleillée, du Musée de Bruxelles, page magis-
trale. Ce motif répété dans le Soleil de septembre, au
Musée de Liège, dans le Long Chemin, au Musée d’Anvers,
où le soleil perçant la voûte ombreuse des arbres sécu-
laires vient par places rehausser de ces ors l’herbe des
chemins, laisse rarement d’impressionner le spectateur.
Très varié dans le choix de ses sujets, Courtens aborde
avec bonheur la figure, les animaux, la marine, les vues
de ville, dans des proportions parfois inusitées plus encore
au point de vue de l’impression que de la donnée même.
La Sortie de l’office, au Musée de Bruxelles, œuvre vieille
déjà de vingt ans, et qui fut à l’Exposition universelle
de 1 88g, montre l’artiste en possession déjà d’une surpre-
nante aptitude à rendre dans toute sa magie l’irradiation
de la lumière.
Magicien, en effet, Courtens procède avec une surpre-
nante adresse. Ses toiles, confuses de près, à quelque
distance se précipitent et s’accentuent. De quelque façon
qu’on apprécie la méthode, on ne peut nier que le peintre
a très souvent des effets merveilleux. Aussi dut-il être
pour Wauters le plus précieux des collaborateurs dans
son Panorama du Caire, non peut-être sans bénéficier, en
retour, d’un voisinage si propre à influer sur sa conception
des effets.
Plus soucieux de précision, Van Leemputten n’est
homme à laisser aucune part à l’imprévu dans l’aspect de
ses toiles. Le Dimanche des Rameaux (1889) semble
conçu pour donner au Musée de Bruxelles la réplique au
Retour de l’office, de Courtens, d’autant que le proche
voisinage accuse le rapport et accentue le contraste. Mais
Van Leemputten, à aucun titre, n’appartient à la race des
impressionnistes.
On peut dire de son art qu’il est vécu. Hommes et
— 302
choses sont tels, ne pourraient être différents, sous peine
de cesser d’être conformes à la réalité un peu froide, un
peu matérielle, si l’on veut, où se complaît le peintre. Par
lui nous connaissons les Campinois, comme par Deffreger
les Tyroliens, Wallensline ses cuirassiers. Dans son
œuvre, on peut étudier la physionomie placide, la vie
terne de ces enfants de la bruyère parmi lesquels Meunier
choisit les héros de sa Guerre des paysans.
En fait, une part assez sérieuse revient, comme on l’a
vu, à l’influence de la Campine limbourgeoise et anversoise
dans l’évolution du paysage en Belgique. Point d’impres-
sionniste qui, à quelque moment, n’y ait transporté son
chevalet. Quoi de plus propre, au reste, à réagir contre le
paysage de convention, le paysage compliqué, si l’on veut,
que la simplicité, l’austérité même de ces plaines où
l’harmonie de l’effet se joint à la grandeur de la ligne? Les
amoureux du gris, du contour apaisé, comme Jacques
Rousseels, le doyen des paysagistes belges, longtemps
directeur de l 'Académie de Termonde et le premier
maître de Courtens ; Isidore Meyers; A. -J. Heymans, le
Corot belge; Edouard Huberti, né en 1 8 1 8 et très tardi-
vement venu parmi les peintres; Alphonse Asselbergs,
bien d’autres encore, ont certainement recueilli dans les
dunes de la Campine des motifs dont la simplicité et la
pâleur ressemblaient à un défi au temps où, dans le paysage
comme ailleurs, régnait la fantaisie du romantisme. Un
peu délaissée depuis la vogue des sous-bois, la Campine a,
depuis Meunier, fourni le thème de maint tableau de
genre émouvant.
Théodore Verstraeten est l’auteur de pages dont la
justesse d’impression se rehausse d’une facture absolument
remarquable.
Le Musée d’Anvers possède de ce peintre la Veillée
du mort, œuvre d’un sentiment profond, traduit par des
moyens extrêmement simples.
— 3°3 —
Vers une chaumière isolée, dont les volets mi-clos
laissent filtrer un mince filet de lumière, se dirigent, un
à un, recueillis et courbés, les amis du défunt.
Au Musée de Bruxelles, Apres l’ enterrement nous met
en présence non d’une fête comme dans le tableau de
Vautier, mais d’un vieillard brisé par la douleur, s’éloi-
gnant, au bras d’un ami, de la fosse où vient de descendre
un être, l’espoir de ses vieux ans.
Ces pages voilées de tristesse jusque dans la couleur,
impressionnent plus vivement à la pensée que l’artiste ravi
à ses pinceaux dans la pleine vigueur de l’âge, languit dans
l’inconscience.
Un des fondateurs des XX à Bruxelles, de la Société
nationale du Champ-de-Mars à Paris, Verstraeten, outre
des paysages qui lui méritèrent la médaille d’or à l’Expo-
sition universelle de 1889, a magistralement interprété les
effets de la mer agitée, non moins puissamment rendu les
ciels où passent, en tourbillon, les nuages emportés par
la tempête. Au total, personnalité de trempe peu ordi-
naire.
De Moll, dans la Campine anversoise, Jacob Smits a
daté des pages d’un coloris dont la puissance n’est pas sans
traduire l’origine hollandaise de son auteur. Parfois un
peu flottants en ce qui concerne la forme, ces morceaux,
fréquemment sur fond d’or, d’effet nécessairement un peu
factice, sont néanmoins de ceux où s’exprime une âme de
poète. Déjà les collections belges ont recueilli des œuvres
de Smits, d’un style à part, d’un coloris poussé au noir,
dont, aussi bien en Belgique qu’à l’étranger, plus d’un
artiste a cru pouvoir reprendre l’effet et le style. Le por-
trait intitulé : Le Pire du condamné, au Musée de
Bruxelles, fait songer à Lembach.
En Belgique plus fréquemment qu’ailleurs, l’artiste se
recrute dans les rangs populaires. Le jeune homme, livré
de bonne heure à lui-même, va, comme d’instinct, vers la
304 —
carrière que lui trace la vocation, stimulé peut-être parles
incertitudes du lendemain.
Peut-être en se désintéressant de la culture des arts, le
fils de famille obéit-il au préjugé qui, jusque fort avant
dans le XVIII e siècle, confondit les artistes avec les
ouvriers. C’est chose exceptionnelle, dans tous les cas, de
voir un jeune homme de la bourgeoisie s’occuper d’art
autrement qu’en dilettante.
Démentant la règle, le représentant d’une des grandes
familles belges, le comte Jacques de Lalaing, par le
ciseau comme par le pinceau, a rechaussé l’éclat du nom
qu’il porte. Fidèle à ses maîtres Portaels et Cluysenaar,
c’est au grand style qu’il a voué ses préférences. Voyant
grandement, il traduit de même. C’est la note caracté-
ristique de son art. On peut, sous ce rapport, le comparer
à Meunier. Chez l’un comme chez l’autre, sous le peintre
se devine le statuaire.
Le Chasseur primitif, vaste toile datée de 1885, au
Musée de Bruxelles, impressionne par la grandeur du
stvle. ‘Au fond de sa retraite, l’homme préhistorique, à
l’aide d’une branche d’arbre, se façonne un arc rudimen-
taire. Autour de lui se vautrent, en des attitudes superbes,
des molosses au profil assyrien, au pelage fauve, gigan-
tesques comme leur maître. Avec le style en plus, c’est
comme un rêve de Wiertz réalisé.
Indifférent aux attraits du coloris, de Lalaing, comme
portraitiste même, empreint ses œuvres d’une sobriété où
s’affirme le sculpteur.
Né et élevé en Angleterre, il 11’est pas sans trahir
quelque peu l'influence des Leighton et des Watts, surtout
perceptible dans la décoration murale de l’escalier d’hon-
neur de l’Hôtel de ville de Bruxelles.
En un rêve hardi, l’artiste fait du beffroi communal le
svmbole et la sauvegarde de la liberté des citoyens. Pla-
nant au-dessus de la flèche où s’étagent les défenseurs de
— 305
la cité, l’archange saint Michel la couvre de ses ailes pro-
tectrices. Dans la voûte de l’escalier d’honneur, cette
peinture est de caractère très impressionnant.
Voici donc, exemple rare dans l’école belge, une person-
nalité artistique grandie dans l’indépendance que donnent
le rang et la fortune, échappant aux influences qui, le plus
souvent, règlent le sort des artistes. Comme peintre,
de Lalaing provoque peu la comparaison. Sa touche est
sans saveur; en revanche il échappe à la banalité et, par
la sobriété des moyens, fait valoir un sens remarquable de
la grandeur pittoresque. Le Musée de Gand possède une
de ses premières peintures. Elle porte la date de 1883.
Un vieux commandant de lanciers chevauche entre les
groupes et les têtes de deux pelotons de cavaliers. Le
personnage, drapé dans son manteau, a quelque chose du
profil de l’empereur romain.
Moins que Jacques cfe Lalaing, Fernand Ivhnopff,
Flamand de race, en dépit d’un nom tudesque, accuse son
origine. Homme du monde et lettré, ses préférences vont
aux stylistes anglais, Burne jones et Leighton. Dans le
milieu belge, où règne l’amour des pâtes onctueuses, c’est
chose pour le moins imprévue qu’un art exclusivement
fait de formules exotiques « prêt à s’évanouir », disait
Lafenestre dans son rapport sur l’Exposition universelle
de 188g.
Le modèle féminin aux cheveux d'or, aux yeux verts,
par le type comme par l’attitude et le geste, offre quelque
chose de sibyllin, s’accommodant le mieux du monde
avec l’esthétique de ce peintre raffiné. L’œuvre intitulée :
Une Splainge, laquelle faisait partie de l’envoi de son
auteur à l’Exposition universelle de 188g, après avoir
figuré à Y Essor en 1871, caractérisait au mieux cette
tendance.
Khnopff fut des fidèles de la Rose-Croix. Ses person-
nages, jamais de grandeur naturelle, rarement du sexe
II
20
3°6 —
masculin, plus ordinairement en dessin qu’en peinture,
consistent en portraits, en fantaisies un peu énigmatiques,
à la façon de Gustave Moreau, en paysages décolorés, du
reste, empreints d’un grand charme.
Par l’allure comme par l’intention, cet art mondain,
ultra-select, échappe à la compréhension du grand nom-
bre. Sous des titres anglais peu explicites, tel Memories,
une œuvre de Khnopff, de dimensions inusitées (largeur
2 mètres), figure au Musée de Bruxelles. Il s’agit, dans ce
pastel, d’une simple partie de lawn-tennis.
Khnopff fut de V Essor et des XX. Il n’a pas laissé
d’agir sur un groupe de jeunes gens férus de svmbolisme.
Eux pas plus que lui, du reste, ne sont exempts de manié-
risme. Secondairement préoccupés du coloris, leurs préfé-
rences oscillent entre Pu vis de Chavanne et Boecklin.
Par V Essor, comme Khnopff, Jean Delville, né à Lou-
vain en 1867, ancien élève de l’Académie de Bruxelles,
s’est d’abord signalé. Les doctrines de Joséphin Peladan,
dont il a même exécuté le portrait, ont eu leur large part
dans la direction d’un talent où se mêle autant de philo-
sophie que d’art. Techniquement, Delville est loin de
Frédéric. L’immatérialité dont il se fait l’apôtre, est peu
faite pour renouveler l’idéal d’une école héréditairement
préoccupée du pittoresque, de la richesse des colorations,
de la pâte savoureuse. Dans son programme tout ceci
disparaît, jusques et y compris la couleur à l’huile rem-
placée par la couleur au blanc d’œuf.
Surtout préoccupé d’eurythmie, encore que sa ligne ne
suit pas d’impeccable correction, ses œuvres, pâles et de
pénible facture, ont la physionomie de mosaïques romaines.
Ainsi apparurent, en 1899, X Académie de Platon; en 1900,
X Amour des âmes, qu’on vit à l’Exposition universelle, et
dont la ligne, gracieusement ondoyante, était d’un charme
incontestable; enfin X Homme- Dieu (1903), carton en gri-
saille, vision d’êtres nus et décharnés précipités en un flot
— 3°7 —
tumultueux, que l’auteur rêve de placer « en une dimension
double dans un palais de justice, une basilique ou tout
autre lieu ayant une destination hautement sociale ».
Ce défaut d’être très caractéristique d’un pays, cet art
peint assez nettement une époque saturée de théories en
proie au pessimisme et dont les allégories compliquées
semblent d’autant plus profondes qu’elles défient l’ana-
lvse.
La fondation, en 1871, par l’avoué Godecharle, fils du
sculpteur de ce nom, de bourses de voyage attribuées aux
jeunes Belges pris entre les exposants au Salon de
Bruxelles, ne fait pas toujours la tâche facile aux membres
du jury. Se méprenant sur le rôle de la peinture, les
aspirants au prix, d’ailleurs fort ambitionnable, font à la
justesse de l’effet, comme à la précision de la forme, une
part secondaire. Ils ont pour principal souci de donner un
corps à des rêves où se mêle le souvenir d’auteurs du
« dernier bateau », aussi bien dans le domaine de la poésie
que dans celui de la musique : Villiers de l’Isle-Adam et
Wagner.
« L’art commence où finit la nature. » Cet aphorisme
wagnérien figure en tête du manifeste du « Cercle d’art
idéaliste », fondé par Delville, et dont la première expo-
sition — le premier geste — eut lieu à Bruxelles en
janvier 1896. En vertu du programme, sont exclues de
l’exposition : la peinture d’histoire, — à moins qu’elle ne soit
synthétique, — la peinture militaire, toute représentation
de la vie contemporaine, etc. Quelques artistes français se
joignirent à leurs confrères belges pour réaliser cet idéal.
Aux côtés de Delville figurèrent Léon Frédéric, Aug.
Lévêque, Gust.-Max Stevens, Edouard Van Offel, le
délicat illustrateur anversois, Xavier Mellery, Constant
Montald, Arth. Cracco, Emile Motte, Victor Rousseau,
statuaire, et d’autres moins connus.
C’était, sur une terre nouvelle, la réalisation du pro-
— 3°8 —
gramme de Sar Peladan, d’ailleurs rappelé dans l’avis
préliminaire du catalogue.
« Honnête visiteur, toi qui entres avec cette question à
l’esprit : En quoi ce Salon diffère-t-il des autres? Pro-
mène ton regard et constate d’abord l’absence de vulga-
rité. Ce Salon ne continue pas la rue ni la campagne,
et tu ne connais pas les ciels et tu ignores ces visages.
Les hommes que tu vois sont des héros, des aérophantes,
des demi-dieux, les femmes des fées, les princesses des
saintes... Comme tu as plus de lecture que de voyage sans
doute, tu te souviens qu’on recommande à l’artiste d’in-
carner l’âme de son lieu et de sa race, et cette parole t’a
satisfait.
» Apprends, au contraire, que l’estampille du terroir est
une sorte d’atroce péché originel dans l’œuvre d’art et que
l’artiste doit être le sans-patrie, puisqu’il possède un
moven de s’exprimer qui ne connaît pas de frontière :
la forme humaine. »
Dans la forme adoptée par Delville, plus d’un rapport
avec l’école anglaise serait à signaler. On s’étonna peu,
il v a quelques années, de voir le ieune peintre, revenu
d’un séjour en Pcalie comme lauréat du concours de Rome,
appelé à diriger un cours de peinture à l’Ecole des beaux-
arts de Glasgow. Le troisième « geste » du Cercle d’art
idéaliste s’accomplit en 1898. Il n’a été suivi d’aucun
autre. Delville, dans la préface très joliment rédigée du
catalogue, se plaint amèrement du public, de la presse et
des artistes idéalistes eux-mêmes.
Plusieurs, en fait, moins exclusifs, ou moins convaincus
que leur porte-bannière, ont tempéré son rigorisme d’une
vision des choses plus conforme à l’expression de leur indi-
vidualité. Dans cette voie nouvelle, Auguste Lévêque,
ancien élève de l’atelier Portaels, lauréat du concours
Godecharle en 1890, s’est signalé comme un styliste
remarquable. Le Combat de Centaures, au Musée de Liège,
— 3°9
le Triomphe de la mort, œuvres datées, l’une et l’autre,
de 1900, accusent un tempérament de trempe supérieure.
M. Lévêque s’est fait connaître depuis comme sculpteur.
Parmi les peintres apparus dans la dernière décade du
XIX e siècle, le plus original est, sans conteste, Eugène
Laermans. Né en 1864, à l’extrême limite de l’agglomé-
ration bruxelloise, à Molenbeek-Saint- Jean, élève de
l’école de dessin locale, il a ensuite passé par l’atelier
Portaels. Atteint de surdité, il possède, en retour, une
subtilité de vision remarquable. Ses tableaux de la vie
populaire confinent à ceux de De Groux par le sujet,
quelque peu aussi par la ligne. Remarquables par l’expres-
sion surtout, ils ne manquent pas de grandeur. Le pessi-
misme de Laermans s’épanche en des scènes d’observation
juste mais peu flatteuses pour ses modèles. Les fonds,
vastes campagnes découvertes, sous des ciels tourmentés,
contribuent à mettre en relief la silhouette impression-
nante des figures. Dans l’effet, comme dans la ligne, le
souvenir du vieux Breughel est assez apparent.
Le Chemin du repos (1898); le Soir (1892), au Musée
de Bruxelles, où pesamment et comme hébétés par le
labeur quotidien les bûcherons regagnent leur lointaine
demeure; Y Ivrogne,' V Aveugle, vues à l’Exposition uni-
verselle de 1900; Y Enterrement au village; les Incon-
solés; les Émigrants, vaste triptyque au Musée d’Anvers,
tout cela, en dépit d’une facture un peu gauche, retient et
fait penser.
Laermans est coloriste plutôt que virtuose. Ses teintes
heurtées, mises à plat, ne manquent pas de richesse. La
réputation du jeune artiste n’a point tardé à s’étendre hors
des limites du sol natal.
Déjà le Luxembourg et la Galerie de Dresde possèdent
de ses œuvres. Il y a là, en fait, une expression de per-
sonnalité intéressante. Plus soucieux de correction, d’ail-
leurs moins spontané, Jef Leempoels a, plus d’une fois,
— 3 IQ —
rencontré le succès par une certaine ingéniosité de
recherche.
On a vu de lui des figures étranges, d’expression parfois
un peu chargée, néanmoins d’observation consciencieuse.
Sous le titre : L’Amitié, le scrupuleux artiste rapproche
deux vieillards, deux frères peut-être, dont les mains unies,
le loyal et sincère regard surtout, affirment la cordiale
entente. Le peintre lui-même en paraît avoir voulu porter
témoignage par l’inflexible conscience de son travail.
Mais, il faut le dire, Leempoels fait preuve de moins
de tempérament que de culture. Sa touche précieuse, sa
ligne non exempte de froideur et presque autant la nature
de ses conceptions le rattachent plutôt aux hommes du
passé qu’à ceux du présent.
— 3 1 1
LES INDÉPENDANTS.
James Ensor. — Théo. Van Rysselberg. — Alb. Baertsoen. — Gust. Den Duyts.
— Buysse. — Willaert. — A. Toefaert. — J. Horenbaut — Alf. Bastien. —
Maurice Wagemans. — Victor Gilsoul.
Non que la Belgique soit au nombre des pays où s’est
affirmé avec le plus d’énergie le mouvement qui, dans la
peinture, a si profondément transformé la scission des
classes, fait surgir des procédés nouveaux pour les rendre,
l’ impressionnisme, à la façon de Vincent Van Gogh ou de
Breitner, par exemple, a trouvé de très rares adeptes. Le
plus extrême, James Ensor, né à Ostende en 1860, élève
de l'Académie de Bruxelles, fait parfois songer à Manet,
parfois aussi à Odilon Redon. O11 peut tenir pour la meil-
leure de ses œuvres une figure en pied de jeune garçon,
Le Lampiste, peint dans une gamme grise et adroitement
enlevée à grands coups de couteau à palette. Cette figure,
datée de 1889, parut cependant au Salon des XX en 1884,
où figura aussi la Coloriste, assez élégante figure de femme
revue en 1900 dans le compartiment belge à Paris. Ensor
ne redoute point le grotesque, des Masques, des Pochards,
tout cela, du reste, de précision médiocre. Pourtant, chose
curieuse, on a vu de lui des croquis excellents; des eaux
fortes, des paysages, notamment, tracées d’une pointe
légère et spirituelle.
Chez Henri Evenepoel (1892-1899) le souvenir de
Manet s’accuse avec une netteté plus absolue. De
Bruxelles, où il étudia sous Blanc Garin, peintre français
issu de l’atelier de Portaels, le jeune Belge ne tarda point
à prendre son vol vers Paris, où bientôt des sujets em-
pruntés au mouvement des rues attestèrent une vivacité
d’humeur remarquable. Servi à souhait par une pénétrante
— 3 12 . —
justesse de vision. En somme, l’art parisien faisait une
précieuse recrue. Durant sept années de séjour sur les
rives de la Seine, 'de 1892 à 1899, Evenepoel signa des
toiles louées à bon droit par la critique : Le Café d' Har-
court au Quartier latin, La Fête des Invalides sont des
morceaux où non seulement l’étude des physionomies,
mais la justesse des effets sont servis au mieux par l’apti-
tude du faire. C’est Manet doublé de Raffaëli. La grande
et hautaine ligure Iturino à la cape flottante, X Espagnol à
Paris (Musée de Gand), le portrait du peintre Milcen-
deau, tout en rouge (Musée de Bruxelles), le délicieux
portrait de fillette que nous reproduisons, œuvre datée de
1899, à la veille même de la mort du jeune artiste, légiti-
mant à tous égards des espérances que devait si brusque-
ment anéantir une fin prématurée. Le nom d’Evenepoel,
nous le croyons, échappera à l’oubli.
L’injustice du sort a brusquement enlevé à notre admi-
ration, l’hiver dernier, le jeune peintre Henri Evenepoel.
Il faut, hélas! se résoudre à ce que la mort revête d’un
caractère définitif des œuvres qui n’auraient été que
d’admirables promesses, si Evenepoel avait accompli jus-
qu’au bout la carrière de grand artiste qui devait être la
sienne. Mais, même comme définition, ses œuvres s’im-
posent, belles de vie et de mouvement, pleines de cette
animation qui, par une ironie navrante, se dégage surtout du
Dimanche au Bois de Boulogne, l’œuvre dernière et ina-
chevée. Dans la bousculade bavarde de petits bourgeois, de
soldats et d’ouvriers, les vides se sentent, laissant trop d’im-
portance à la couleur de la terre et au vert des jeunes feuilles :
des enfants devaient y prendre place complétant l’équilibre
des valeurs et des masses. Là comme dans le Café d’ Har-
court au Quartier latin et la Fête des Invalides où se
trouvent également de nombreux personnages, les clairs,
les étoffes, le sol, la verdure sont traités avec une certi-
tude spontanée qui en fait palper les matières différentes.
— 3i3 —
A côté se dresse l ’ Espagnol à Paris , portrait du peintre
Iturino, le jeune homme au visage triste, à la barbe noire,
apparaît seul, très grand et d’attitude simple dans un
paysage montmartrin dont le Moulin-Rouge fait le fond :
noir et gris, havane et rouge. Encore une fois, le nom de
Manet vient aux lèvres et non, comme on l’a trop écrit,
celui de Rafifaëlli : toute parenté avec le dessin papillo-
tant de ce dernier se devine devant ce portrait sobre et
forme le plus complet des Evenepoel exposé ici, et dont
le Trottoir et le portrait du peintre Baignères complètent
la liste. Ce portrait se trouve au Musée du Luxembourg
à Paris.
L’impressionnisme a fait encore un adepte en la per-
sonne de M. Théo. Van Rysselberg, né à Gand en 1862.
Sous la forme de la décomposition des tons en nuances
infinies, ceux qui connurent M. Van Rysselberg avant sa
conversion au pointillisme, sont d’avis que son art n’y a
point gagné en effet, ni fort heureusement perdu en style.
Aucun genre, moins que la figure, — il s’agit en l’espèce
d’un portraitiste, — ne s’accommode de la recherche de
procédés nouveaux de quelque nom qu’on les appelle. La
somme des difficultés à vaincre dans le seul domaine de la
technique suffit à l’effort de l’artiste ordinaire. On peut
peindre autrement que Stevens, on ne peindra pas mieux;
à la touche brillante et libre de Wauters, dans le portrait,
ne se substituera pas avec avantage le système de points
multicolores juxtaposés, si curieuse qu’en puisse être l’opé-
ration à distance.
Aussi bien, la préoccupation du sujet écartée, la gran-
deur par la forme, l’effet dramatique cessant de préoccu-
per l’artiste, ses préférences iront forcément aux effets de
la couleur, aux « symphonies » mises en honneur par
Whistler. De là, en très grande partie, la vogue du
paysage, de la marine, de la nature morte, genres où la
justesse de vision se combine avec l'adroite facture pour
— 3M —
assurer le succès de l’œuvre d’art. Dans les limites de ce
programme, quantité de représentants de l'école belge font
preuve d’une véritable maîtrise. On peut citer en première
ligne M. Alf. Verhaeren, peintre d’intérieurs pitto-
resques et de natures mortes; M lles De Bièvre et Alice
Ronner peignant les fleurs avec une énergie toute mascu-
line; MM. Frans Hens et Lemayeur, peintres de marines
remarquables.
De réputation consacrée, M. Victor Gilsoul reven-
dique toujours sa place parmi les jeunes; avec eux, il a fait
campagne, connu ses premiers succès bientôt suivis d’écla-
tantes victoires. Agé de 37 ans aujourd’hui, Gilsoul a
travaillé sous Artan et sous Courtens, s’imprégnant du style
de l’un et de l’autre. Surtout ingénieux dans le choix des
motifs, passé maître en l’art de varier les effets, il a pu
accomplir cet exploit de juxtaposer jusqu’à trente œuvres,
sans un instant paraître monotone ou lasser l’attention.
Ce fut au Cercle artistique et littéraire de Bruxelles
en 1900.
Gilsoul 11’est pas seulement un technicien supérieur. Sa
curiosité, toujours en éveil, lui permet d’aborder avec
succès des effets parfois ingrats, de réaliser des pro-
grammes où courrait grand risque de se perdre un moindre
virtuose.
A l’exposition prérappelée parut l’admirable page
inspirée au peintre par un site du littoral, non loin de
Nieuport, la résidence du peintre. Les grands arbres
couchés sous l’effort des vents du large font deviner le
voisinage de la mer, les avant-plans mouvementés sou-
tiennent l’effet d’ensemble de cette page puissante, une
des plus belles réalisations du paysage contemporain (').
De même au Salon de 1903, le Tournant du canal de (*)
(*) Cette œuvre appartient aujourd'hui à Léopold II, roi des Belges.
— 3 r 5 —
Bruges fut, pour l’artiste, l’occasion d’un nouveau et légi-
time succès.
Plus encore que les autres genres, le paysage réclame
le mépris des systèmes. Toute formule y est destructive
de l’impression de sincérité, source première de son
charme. On n’est paysagiste, au sens vrai du mot, qu’à la
condition de faire partager à autrui les sensations de sa
propre âme; Gilsoul a, dans une mesure remarquable, satis-
fait à cette exigence. Tour à tour en Hollande et en
Belgique, dans les terres basses ou sur les points acci-
dentés, jusqu’au sein des villes, à l’instar de Courtens, il a
trouvé l’occasion d’effets plus ou moins graves, toujours
marqués au coin d’une conception de la grandeur pitto-
resque remarquable.
De l’étranger comme de son propre pays lui sont venus
les suffrages. Le Musée du Luxembourg, d’importantes
collections princières de l’Allemagne ont ouvert leurs
portes à ses œuvres; le roi des Belges l’a chargé de la
décoration de son bateau de plaisance ; la ville de Bruxelles,
de conserver par le pinceau les aspects du canal de Wille-
broeck, disparu dans les travaux de creusement du port.
Pour la Belgique, l’art de Gilsoul peut être envisagé comme
d’expression nationale. Le pays n’a pas d’interprète plus
sincère, plus éloigné du convenu, plus soucieux d’être vrai
ni plus heureux souvent dans l’accomplissement de sa tâche.
Elle serait longue la liste des peintres en l’œuvre
desquels se font jour, avec bonheur, des aspirations simi-
laires. A les vouloir citer tous, nous nous exposerions à en
omettre. Sur la grève, commandant les bois; dans les
landes de la Campine ou dans les verdoyantes prairies
arrosées par l’Escaut; dans les sites sauvages de l’Ardenne,
comme dans le pittoresque milieu des villes à l’écart, on
le voit, en quête d’impression, trouver dans le milieu natal
l’occasion de pages souvent émues, de charme pénétrant.
Car ils ont appris à voir.
— 3*6 —
Tel M. Alfred Delaunois, dont les intérieurs d’églises
et les galeries de cloîtres sont de pénétrantes poésies. On
peut, sans encourir le reproche d’exagération, attribuer à
l'influence de M. Meunier, dont M. Delaunois fut l’élève
à Louvain, la grandeur de vision et la gravité de style de
ces remarquables ensembles.
Créateur d’un genre, aussi chef d’école, ou peut s’en
faut, M. Henri Cassiers a en quelque sorte découvert la
Hollande, son champ d’exploration préféré. Si, par sa légè-
reté de pinceau, l’aquarelliste paraît mieux s’adapter à sa
prestesse, ce peintre d’instinct est un des dessinateurs les
plus précis, les plus fins, les plus élégants qui soient. Ses
motifs, recueillis le long des canaux urbains, comme au
bord du Zuyderzée, auront valu à la Hollande un nombre
invraisemblable de touristes professionnels, amateurs de
tous pays, que M. Cassiers attire et désespère par l’élé-
gance de ses silhouettes et le charme de ses tonalités.
Si parfois la figure ou quelque intérieur tente leur pin-
ceau, l’intérêt de l’individu ou du motif tiendra, dans leurs
préoccupations, une place moindre que l’expression juste
des effets d’ombre et de lumière.
Impressionnistes au sens vrai du mot, ils aiment à pro-
mener leur rêverie dans les endroits abandonnés ; bégui-
nages aux rues tranquilles, centres urbains où, semble-t-il,
la vie s’arrête.
« Il neige beaucoup dans les tableaux belges », disait la
critique française il y a cinquante ans déjà.
Aux effets crépusculaires, très en faveur auprès des
peintres de figures, s’ajoute souvent, pour les paysagistes
comme pour les peintres d’intérieurs de ville, la neige
estompant les contours. Sans constituer une caractéris-
tique, on peut dire que ce genre d’aspect trouve, parmi les
Gantois, des représentants particulièrement distingués.
Gand, ville universitaire, centre intellectuel considé-
rable, occupe en outre, comme centre artistique, une place
importante. On dirait que, attachés davantage à leur vieille
cité à mesure qu’elle va s’émiettant, ses peintres, non sans
tristesse, s’attachent à en perpétuer les aspects pitto-
resques : canaux qui, peu à peu, se comblent; vénérables
constructions qui se rajeunissent; milieux agrestes lente-
ment transformés par la construction.
Après Gustave Dên Duyts (1850-1897), dont la mélan-
colie aimait à s’épancher en des scènes automnales, en
effets du soir souvent poétiques, voici Alb. Baertsoen,
vouant ses préférences au calme reposant des petites cités
du littoral flamand, à la nappe placide des canaux réflé-
chissant le pied noirci des vieilles constructions, ou encore
les bateaux d’intérieur enfouis sous la neige.
On retrouve, avec une autorité moindre, mais avec
une émotion également sincère, les mêmes accents chez
MM. G. Buysse, F. Willaert, Carolus Trémerie, Alb.
Toefaert, J. Horenbaut et d’autres plus récemment venus.
Ajoutons que la perception juste des effets, une main
experte à les traduire, sont monnaie courante dans les
groupes de constitution récente. Une part plus large
attribuée à l’instinct, dans l’éducation de l’artiste, a permis
à mainte personnalité de valeur de se faire jour.
Par le fait même, le programme des expositions s’est
élargi et comme refondu. La signification des œuvres s’est,
à ce point, renouvelée que le visiteur, le critique y vont à
la découverte, si pas de noms totalement nouveaux, — les
débuts se font invariablement dans les cercles, — tout au
moins d’impressions nouvelles.
Si des jeunes gens, préoccupés du « pas encore vu », se
drapent dans leur inexpérience, les dernières années ont
néanmoins vu se produire des talents vigoureux, de fran-
ches originalités. Déjà les collections publiques ont ouvert
leurs portes aux œuvres d’ Alfred Bastien et de Maurice
Wagemans, dont les débuts, au Sillon, ne remontent pas
à dix ans. On n’a pas oublié l’originale figure du sculpteur-
nain Kerfyzer, par Bastien, faisant, par le type et la
manière aussi, songer à Ribera, tandis que le Vieux Radar ,
de Wagemans, daté de 1898, évoque le souvenir de
Vélasquez.
Le Musée de Gand n’a pas hésité à faire l’acquisition de
la toile d’un artiste de 21 ans à peine; l’Etat lui-même, en
1903, a donné place au Violoniste dans les galeries du
Musée moderne. Bastien et Wagemans, liés d’une étroite
amitié, en ont voulu laisser pour témoignage un portrait
collectif où, réciproquement, les deux jeunes gens ont
retracé leur image. Sans oublier par l’unité, chose natu-
relle, ce morceau d’une fantaisie un peu « nouveau jeu »,
enlevé avec brio, fut très remarqué. Paysagistes aussi,
MM. Bastien et Wagemans ont participé à l’exposition
de la Société nationale française en 1904, le premier, avec
le Fardier embourbé, le second, avec le Foud-des-Vaux,
pages de très grand style.
L’avenir de l’école flamande, dans les voies qu’elle suit,
est, pour le moment, assez vaguement indiqué. Il semble
qu’elle ait tout dit. On se demande si la poursuite d’une
vérité, fatalement bornée à n’être qu’un moyen, sera la
source d’un progrès indéfini. Tant vaut l’ouvrier, tant
vaut l’œuvre, sans doute. La poursuite du nouveau quand
même, à tout prix, n’est pas de nature à faire surgir de
bien puissantes individualités. Pour le présent, bornons-
nous à enregistrer la part chaque jour plus large, plus
légitime, faite à la nature dans les préoccupations de
l’artiste. Nous avons pu constater déjà les bienfaisants
effets de l’évolution. Ses conséquences ultérieures sont le
secret de l’avenir.
— 3*9 —
LA SCULPTURE.
Antoine Sopers. — Félix Bouré. — Paul De Vigne. — Léon Mignon. — Guil-
laume de Groot. — Ch. Van der Stappen. — Julien Dillens. — Constantin
Meunier. — Jacques de Lalaing. — Thomas Vinçotte. — Jef Lambeaux. —
Isidore de Rudder. — Charles Samuel. — Paul Dubois. — Victor Rousseau.
— Godefroid De Vreese. — La nouvelle génération : Guillaume Charlier.
— Pierre Braecke. — Jules Lagae. — Jules Van Biesbroeck. — Jules
Gaspard. — Georges Minne (‘).
La statuaire belge a illuminé de sa splendeur la fin
du XIX e siècle. Non seulement elle compte des représen-
tants parmi les maîtres proclamés : son rôle apparaît d’au-
tant plus considérable que d’elle va naître, mieux que l’art
d’une période ou l’art d’un peuple, un art d’expression
universelle.
A l’origine d’une évolution de cette importance à peine
prévue il y a si peu de temps encore, se place en première
ligne la peinture. Récuser le mouvement qui, chaque jour,
avec une force nouvelle, consacrait l’alliance féconde de
l’art avec la vérité, n’était pas seulement contraire à toute
logique, c’était aussi renoncer à l’une des plus essentielles
prérogatives de l’artiste. Le revirement se fit attendre.
Pourtant il s’accomplit et vit alors cette chose singulière :
la sculpture, après avoir tenu sa sœur en tutelle, venir, par
un juste retour des choses, puiser à ses enseignements.
En fait, l’exemple était parti de France. Sans oublier
(') Ce chapitre ne saurait être qu’un aperçu. Pour se renseigner d'une
manière complète sur l’évolution de la sculpture, consulter l’excellent travail
de M. Olivier-Georges Destrée : The renaissance of sculpture in Bclgium.
Londres, 1895. Aussi l’album de M. Egon Hessling : La sculpture belge contem-
poraine. Berlin et New-York, 1903. Aussi les Artistes belges contemporains, de
M. E.-L. de Taeye.
— 320
les leçons données par Rude, Cavelier, Préault, Barge,
que de fois n’a-t-on signalé l’action de Millet sur la sta-
tuaire moderne?
En Meunier, dès l’origine, le sculpteur régit le peintre.
Celui-ci à son tour régira le sculpteur.
Pourtant, si hantée que doive être l’autorité du fameux
statuaire, ce n’est point par lui que débute le mouvement
fait pour mériter un jour à son pays les suffrages de'
l’Europe et cette appréciation flatteuse d’un juge éminent :
« Pour les Belges se réalise aujourd’hui avec le plus de
puissance l’idéal de la sculpture moderne (‘) ».
Dès l’année 1855, nous avons vu le Nègre après la
bastonnade, de Victor Van Hove, valoir à son auteur la
première médaille à l’Exposition universelle. A tout le
moins c’était un symptôme. A Bruxelles, l’Académie des
beaux-arts, dirigée à partir de 1863 par un statuaire
notable, Eugène Simonis, allait devenir une pépinière de
jeunes et vaillants sculpteurs. Sans rompre avec la tradi-
tion, le vigoureux représentant de l’art sculptural voyait
dans celui-ci tout autre chose que l’application des théo-
ries mises en honneur par Winckelmann.
Déjà, sous le ciseau de quelques artistes d’initiation, le
marbre semblait s’animer. On peut signaler des intentions
franchement progressives dans la jolie figure d 'Antoine
Sopers, de Liège; le Faune à la coquille, exposé en 1863;
le Jeune Napolitain jouant à la rang lia, du même auteur
(1872), aujourd’hui au Musée de Bruxelles, obtint à Paris
et à Bruxelles une égale faveur. Entre-temps Guillaume
de Groot, de Bruxelles, exposait les bustes du bourgmestre
Van Volxem (1869) et de l’architecte Victor Jamaer.
Contrastant par la recherche de l’expression avec les
morceaux compassés de ses confrères, alors en vogue, Van
(‘) Georges Treu, Constantin Meunier. Dresde, 1898.
3 21
der Stappen se faisait connaître par la Toilette du faune,
où semble se refléter l’esprit de la Renaissance, tandis que
Félix Bouré remplace, par ses Lions d’nn frappant aspect
de nature, les êtres hybrides « décorant », à Bruxelles, la
terrasse du Palais des Académies. Animées d’une vie
nouvelle, ces œuvres venaient, en quelque sorte, donner
le signal du ralliement aux hommes de l’esprit nouveau.
Moins que les peintres, en effet, les sculpteurs trouvaient
dans le passé de l’école nationale les éléments d’un pro-
grès sérieux.
La Belgique n’avait point de Musée de moulages, même
dans les collections des Académies, les types de la Renais-
sance, sauf peut-être le Moïse, de Michel-Ange, faisaient
défaut. Sans doute il y avait le guide par excellence : la
Nature. Mais l’art orthodoxe n’en recommandait l’étude
qu’avec ménagement, presque avec dédain. Et, en vérité,
quoi de commun entre l’antique et la forme donnée par le
modèle d’académie? La sculpture, en somme, ne pouvait
vivre que de convention. Bien moins encore pour elle
que pour la peinture songeait-on à la possibilité d’un
rapprochement avec la nature. Le rapprochement, parti
de De Groot et Van der Stappen, fut en quelque sorte
instinctif. Ils eurent comme la révélation d’un but nou-
veau assigné aux efforts du sculpteur. Le courant ne
devait toutefois se dessiner dans toute son ampleur que le
jour où, dans les prédilections de l'artiste et avec eux
des hommes de goût, Florence se substituerait à Rome,
où, sans renier les graves enseignements fournis par l’anti-
quité, il serait permis au sculpteur de faire dans ses œuvres
une part aux exigences du vrai. Il fallait, en un mot, que
la sculpture cessât d’être le produit de combinaisons plus
ou moins savantes, plus ou moins abstraites pour parler
une langue intelligible à tous. L’exemple en avait été
donné en France par Rude au prix de bien des opposi-
tions et fut donné à la Belgique par Paul De Vigne.
II
21
Issu d’une famille d’artistes, fils d’un sculpteur gantois
réputé, il se fixa à Florence dès l’année 1870. Bientôt une
remarquable série de productions, où un sens très vif de
la grandeur pittoresque s’alliait à une étude passionnée
des maîtres de la Renaissance, le signalait à son pays.
C’était, pour la statuaire belge, le gage d’une régénération;
on put dire qu’un maître lui était né. Sans vouloir en
aucune iaçon méconnaître la conscience de ceux qui, par
leurs œuvres, avaient contribué à son relief, indiscutable-
ment une démarcation nette, précise, se trace entre eux
et l’art si vivant et si sévère à la fois que leur donnait
De Vigne. Il n’était point, du reste, un maître de pur sen-
timent. Son groupe du Couronnement de l’art, décorant à
Bruxelles la façade du Musée, trahit très expressément le
souvenir de Rude. Ce magistral morceau fut créé d’ail-
leurs à Paris, après son séjour en Italie. Flamand de race,
De Vigne ne le fut que partiellement d’instruction. La
nature ne se révéla point à lui comme elle devait se révéler
à M eunier. Il créa des bustes admirables de sentiment et
de proportion : Volumnia (187 5); Jeune Romain ; Mar nix
v 1 889) ; des statues; Y Immortalité, pour le tombeau de
Liévin de Winne (1884); Poverella, morceau de grand
stvle, d’une correction irréprochable, restant toutefois en
deçà de la limite qui fait de certaines œuvres de Meunier
des créations de suprême grandeur; son groupe de Breydel
et de Coninck, inauguré à Bruges en 1888 et créé à la
suite du concours ouvert en 1883, où De Vigne fut premier.
Léon Mignon, de Liège (1847-1898), trahit plus d’un
rapport de style avec Paul De Vigne. Pensionnaire en
Italie de la ville de Liège, il eut plus tard, à Paris, un
atelier commun avec son confrère gantois, sous les aus-
pices de l’opulent amateur anglais Y. W. Wilson. Bien
qu’ayant abordé avec succès et signé des bustes remar-
quables, notamment celui de Frère-Orban, les genres
divers, Mignon a donné toute sa mesure dans l’interpré-
tation des animaux. Son beau groupe, Combat de taureaux
romains (Musée de Bruxelles), le Dompteur de taureaux
et son pendant décorant à Liège une promenade publique,
enfin les plaques de bronze représentant les Travaux
d’ Hercule, insérés dans la rampe de l’escalier dit d’« Her-
cule », du Musée moderne de Bruxelles (1884), se signalent
par leur puissance et leur fierté de stvle. Mignon a, du
reste, contribué efficacement au relief du nom belge à
l’étranger. En 1888 à Munich, en 1889 à Berlin, les pre-
mières médailles échoient à ce beau représentant de l’art
de son pavs.
Guillaume De Groot, que nous avons vu concourir à
l’évolution naturaliste par des bustes où la précision de la
forme s’unissait à une pénétrante recherche de l’indivi-
dualité du modèle, devait se signaler bientôt aussi par des
œuvres de plus haute portée. Dans une figure colossale du
Travail , créée pour la gare de Tournai (1881), il entreprit
de synthétiser le travail moderne par l’ouvrier de la grande
industrie.
Dans la ligne comme dans le style et l’attitude, le
jeune statuaire bruxellois dotait son pays d’un bronze fait
pour prendre rang parmi les manifestations artistiques les
plus sérieuses de la période que nous passons en revue.
Bien que marquant d’une manière spéciale dans son
œuvre, la figure du Travail ne résume pas tout entière la
personnalité de l’artiste. De Groot a, en effet, pris part à de
nombreux travaux décoratifs à l’Hôtel de ville et la Bourse
de Bruxelles, divers monuments en province. Une de ses
meilleures productions est l’élégant génie des arts servant
de pinacle à une tourelle du Musée de peinture de la capitale.
Ecrire l’histoire de la sculpture belge à la fin du
XIX e siècle, équivaut à enregistrer des succès. Toutes les
villes du pavs n’ont peut-être point une part égale à son
évolution, toutes, en revanche, v concourent par leurs
représentants.
— 3 2 4 —
A Bruxelles, incontestablement, appartient la prépondé-
rance. C’est d’ailleurs dans ses murs que sont aujourd’hui
fixés les principaux sculpteurs du pavs.
Bruxellois, comme De Groot ; contemporain de De Vigne
par la naissance (1843), Charles Van der Stappen, tout
ensemble comme artiste et comme professeur, a largement
contribué au relief de la statuaire belge. Son coup d’essai,
La Toilette du faune, fut, en réalité, un coup de maître.
Elle valut au débutant la médaille d’or au Salon de 1869.
Dans un œuvre considérable déjà et de remarquable
diversité, — la ville de Bruxelles doit à Van der Stappen
son orfèvrerie municipale , — l’artiste s’est donné pour
tâche de faire de la sculpture vivante. Son œuvre capitale,
1 Enseignement de l’art, à la façade du Musée de Bruxelles,
où elle fait pendant au groupe de De Vigne, contraste
avec celui-ci par la vigueur des accents.
Très souple et très raisonné aussi; fécond en ressources,
le talent de Van der Stappen atteste une joie de produire
en soi presque une garantie de succès. Parmi les meilleures
créations de l’artiste, nous comptons le Saint Michel,
figure d’une remarquable fierté, placée à l’Hôtel de ville
de Bruxelles, où elle décore le grand escalier d’honneur.
Van der Stappen est l’auteur de nombreux bustes-portraits.
Celui de son maître Portaels, à Vilvorde, entre autres,
superbe d’expression. Des bustes de fantaisie, également
de bronze, de remarquable allure. Parmi ses plus char-
mantes créations dans le genre gracieux, la Vague mérite
une mention spéciale. Comme figures nues, Y Enfant à
l’épèe, du Musée de Bruxelles, et le Saint Jean-Baptiste,
du Musée d’Anvers; Le Jour et la Nuit, palais du comte
de Flandre, signalent en leur auteur un maître pénétré
des grandes traditions de son art. Van der Stappen est
représenté au Musée de Berlin par un buste de Zélan-
daise, d’un grand charme.
Plus jeune de quelques années, Julien Dillens, comme
De Vigne, fils et neveu d’artistes, a concouru à enrichir la
sculpture belge de remarquables productions. Anversois
de naissance, c’est à Bruxelles pourtant qu’il s’est formé.
Élève de Simonis, prix de Rome en 1877, le jeune Dillens
ne tarda pas à se faire connaître par un vaste ensemble de
la Justice (Palais de Justice à Bruxelles). Le morceau
se caractérise par l’ampleur de la ligne et une certaine
préoccupation du pittoresque, sans doute imputable à la
première éducation du maître, destiné à la peinture. Le
fronton de l’hospice dit des « Trois-Alices », non loin de
Bruxelles (Uccle), assit définitivement la réputation de
son auteur. Dans la ligne comme dans l'expression
s’accuse le souvenir de Luca délia Robbia, récemment
étudié à Florence. Dillens a pris une part importante à la
décoration des monuments de la ville de Bruxelles. Avec
De Groot, il a concouru à l’embellissement de la façade
de la « Maison du Roi » sur la Grand’ Place. Ses figures de
guerriers couronnant les lucarnes ont la ligne ondoyante
des maîtres du XVP siècle. En revanche, c’est dans
l’esprit du XVIII e siècle que sont conçues les belles
figures féminines : La Ville de Bruxelles et La Magistra-
ture communale, servant à décorer la fontaine érigée à la
mémoire du bourgmestre Anspach en 1897. A l’Exposi-
tion universelle de 1900, où figurait aussi la magistrale
figure du Silence de la tombe, le grand prix échut à leur
auteur. Décorant l’entrée du cimetière de Saint-Gilles
près Bruxelles, cette dernière création constitue un des
plus beaux ensembles sortis du ciseau d’un statuaire belge.
L’apparition de Meunier parmi les sculpteurs, en 1885,
lut un événement considérable. Après tant d’autres, après
les beaux ouvrages de Treu et de Camille Lemonnier (’),
nous n’avons plus à rappeler les causes de ce retour du
(’) Georges Trf.u, Constantin Meunier. Dresde. 1898. — C. Lemonnier.
Constantin Meunier, sculpteur et peintre. Paris, 1904.
— 3 26 -
maître, après trente ans, vers l’art de sa jeunesse. Une
chose pourtant nous paraît digne de mention : Meunier,
de tout temps, avait nourri pour l’antique une admiration
profonde. Dessinateur, chose rare parmi les statuaires, et
dessinateur de grand stvle, dès l’académie il faisait éclater
son enthousiasme pour les morceaux de la statuaire
grecque proposés pour modèles aux élèves. Au temps de
ses premiers essais, ni le rôle ni la conception de la
sculpture ne toléraient la forme cl’art dont il serait un
jour en Europe un des représentants les plus appréciés.
Le jour où il lui fut donné de librement exprimer son
idéal, sa personnalité se révéla dans toute son ampleur.
Si, de l’abbaye de la Trappe, le hasard lui eût mis entre
les mains l’ébauchoir, il était de force à créer des figures
pouvant rivaliser d’expression avec celles de Martinez
Montanes ou Alonzo Cono. Le voyage qu’il fit en Espagne,
à l’initiative de son ami jean Rousseau, alors inspecteur
général des Beaux-Arts, en vue de copier à Séville la
Descente de Croix du Flamand Pedro Campana (Kempe-
neer), eut pour effet d’élargir sa vision.
Au Salon de 1884, où parut sa Fabrique de tabac; à
Séville, maintenant au Musée de Bruxelles, il exposait
Y Enlèvement du creuset au T 7 'al- S aint- Lambert ( 1 ), pré-
ludant ainsi aux puissants bas-reliefs du Monument du
Travail.
Nous n’hésitons pas à croire que si l'occasion fut offerte
au peintre d’aborder des compositions d’importance égale
à ses sculptures, il était de force à triompher magistrale-
ment de l’entreprise.
Meunier, d’un récent voyage au « pavs noir », rapportait
l’impression faite pour exercer sur sa carrière ultérieure
une influence suprême. Dans les laminoirs, dans les fon-
(') Une lettre de Constantin Meunier à Georges Treu explique cette ope-'
ration.
deries, il avait vu s’accomplir dans la réalité des mouve-
ments que l'artiste, le plus souvent, ne voit qu’en rêve.
Soudainement l’instinct du sculpteur se réveilla.
Dans les superbes figures du Puddleur , du Marte-
leur se retrouve l’influence de l’antique si grandement
vu, si magistralement compris par le dessinateur d’au-
trefois.
Par éducation ou par tempérament, peu de personnes
en Belgique étaient préparées à se rendre compte de ce
qu’il y avait de grandeur dans un art en quelque sorte
vierge de tradition, si différent de celui des statuaires en
vogue. Et de fait, n’est-ce point de son pays que sont
venus au grand statuaire les premiers et les plus solennels
suffrages ?
A peine l’écho des applaudissements partis d’abord de
France et d’Allemagne, trouvait-il en Belgique sa réper-
cussion. Serait-il un sculpteur d’avenir, se demandait per-
plexe, à la vue du Maiteleur exposé à Gand en 1886, un
critique bruxellois? On sait que le Musée de Berlin pos-
sède aujourd’hui la belle figure en question.
Rien chez Meunier ne sent la recherche. « Aucun art »,
dit supérieurement Camille Lemonnier, « n’est plus sobre,
avec des indications plus fortes. Aucun n’établit avec plus
de netteté la relation des dessous avec la charpente et la
correspondance des mobilités de la forme avec l’action.
11 est puissant, concret et, comme il a la force, il a, quand
il le faut, la grâce. »
Le groupe poignant du Grisou, au Musée de Bruxelles,
impressionne par la puissante expression d’abord; la valeur
des moyens ne se révèle qu’ensuite. De même l 'Enfant
prodigue, au Musée de Berlin, dont la beauté de ligne se
subordonne encore à l’intensité du sentiment.
Moins que Van der Stappen, moins que Dillens, Meu-
nier 11’est arrangeur. Son art svnthétique fait songer à
W atts. Ses bustes, comme les portraits du grand peintre
— 3 2 8 —
anglais, totalisent, en quelque sorte, la personnalité du
modèle. Il ne travaille pas pour le présent; son œil grave
et doux semble considérer l’avenir. Il se fait du person-
nage un idéal ; il le voit comme transfiguré, comme le
verra l'histoire, dans son caractère juste, son froncement
de sourcils; il s’apparie à Rodin.
Le monument du Travail qu’il a conçu, dont diverses
parties : le Feu, le Port, etc., ont été montrées au public,
n’a pas, dans son ensemble, revêtu une forme définitive.
Plus heureux que Michel-Ange avec le tombeau de
[ules II, le statuaire aura-t-il la joie de voir son rêve
réalisé? Souhaitons-le pour lui-même, pour l’art, pour son
pays où, jusqu’à ce jour, le maître n’est pas représenté
d’une manière adéquate à sa valeur. Le beau groupe du
Cheval à V abreuvoir , placé au nouveau quartier Nord-Est
à Bruxelles; le Monument du P'ere Damien à Louvain
(1887); deux bronzes au Jardin botanique de la capitale,
tout cela affirme grandement son auteur, mais ne se voit
pas sans quelque recherche. Au Musée de Bruxelles, avec
une remarquable série de statuettes de bronze où se
distingue surtout le Carrier, figurent le Grisou et le
Puddleur , de si admirable grandeur; au Musée d’Anvers,
c’est le Débardeur , morceau de sculpture habillée de très
grand stvle.
Le Musée de l’Etat belge, dans son local agrandi, aura,
comme l’Albertinum à Dresde, sa « Salle Meunier ». Ce
sera non seulement d’élite, mais le plus éloquent des
appels à ses continuateurs de chercher comme lui sa
source de nouveaux progrès dans l’expression de leur indi-
vidualité.
Plusieurs s’v appliquent, du reste, non sans succès.
De Lai.aing, par l’ébauchoir comme par le pinceau, a
révélé un sens remarquable de la grandeur. Quelques-uns
de ses bustes sont empreints de noblesse, et la série de ses
ensembles comprend des morceaux d’un beau stvle. A citer
dans le nombre une Figure tombale, exposée à Gand
en 1899, et I e monument élevé au grand cimetière de
Bruxelles en 1890, Aux soldats anglais tombés à Waterloo.
De Lalaing est l’auteur d’une Statue équestre du roi
Léopold I er , érigée à Ostende.
A un degré moindre que l'œuvre d’imagination, le por-
trait-buste s’est ressenti du courant novateur. Le caprice
du modèle, joint au scrupule, chez l’artiste, d’une ressem-
blance trop rigoureuse, concourent à amoindrir la portée
d’un ordre de sujets où quantité de maîtres fameux ont
trouvé l'occasion de réels chefs-d’œuvre. L’honneur
d’avoir su imposer les exigences de l’art dans un genre où
priment trop souvent les exigences mondaines, appartient
à M. Thomas Vinçotte.
Elève de Geefs et de Simonis à Bruxelles, de Cavelier
à Paris, Vinçotte donna jeune les gages de son brillant
avenir. Une statue de Giotto, exposée à Bruxelles en 1875,
avait révélé un talent délicat, un souci de la nature tem-
péré par le bon goût. Développées par un séjour en Italie,
surtout à Florence, les facultés de l’artiste trouvèrent à
s’affirmer bientôt dans des œuvres de plus haut vol. L T ne
ligure allégorique perpétuant la mémoire du sculpteur
Godecharle, au Parc de Bruxelles (1881); un bas-relief de
la Musique, à la façade du Palais des Beaux-Arts ; le beau
groupe du Dompteur de chevaux, à l’avenue Louise (1885);
la Statue d’Anneesens (1890), se caractérisent de la forme
à la fois puissante et distinguée. Dans le buste, ces qualités
ont trouvé une application des plus heureuses. En toute
première ligne figurent les Effigies du roi et de la reine
des Belges, représentées à mi-quart de siècle d’intervalle,
au Musée de Bruxelles. L’aisance alliée à la noblesse
rangent ces ouvrages au nombre des meilleurs bustes de
souverains modernes.
Distingué dans le portrait féminin, arrangé avec goût,
Vinçotte, dans ses figures masculines, joint la dignité à
l’expression. Plus d'une fois, directement taillés dans le
marbre, ces bustes rappellent tour à tour Donatello et
Adrien De Vries.
Professeur à l’Institut supérieur des beaux-arts depuis
quelques années, Vinçotte a exercé, comme tel, une heu-
reuse influence sur les jeunes artistes en formation.
L’évolution moderniste s’affirme avec une nouvelle
franchise, j. Lambeaux, médiocrement soucieux de la
délicatesse dans le choix des sujets, à peine davantage de
l’élégance de la ligne, le maître a suscité la comparaison
avec jordaens. D’instinct il va au déploiement de la force
et, dans les données où celle-ci s’accuse, a rencontré
à l’occasion de gros succès. On connaît de lui des groupes
d’élan superbe, Les Lutteurs, appartenant au Musée de
Bruxelles; Le Triomphe de la femme.
La forme gracile lui a d’ailleurs fourni l’occasion
d’un morceau de valeur indiscutée, le bronze au Musée
d’Anvers, Le Baiser, datant de 1882.
La Fontaine allégorique, érigée à Anvers en 1886,
devant l’Hôtel de ville, a provoqué maintes critiques.
La coordination des parties n’est pas, en effet, très bien
amenée. Quand même, c’est un des meilleurs morceaux
du genre créés en Belgique, ou même ailleurs, de notre
temps.
Le légendaire héros anversois Brabo emporte en
triomphe la main de son redoutable ennemi Druon Anti-
gon, auquel la tradition populaire fait remonter l’étymo-
logie du nom flamand d’Anvers : Haut Werpés (main
jetée).
Lambeaux n’est point de ceux que l’on admire à demi.
Il a parfois péché par excès d’audace; n’a pas toujours
esquivé la bouffissure, comme dans le groupe L Ivresse
(1893). Pourtant il s’est fait une place légitime au pre-
mier rang des statuaires de son pays et de son temps.
L’immense bas-relief des Fassions humaines, où, comme
— 33 1
Wiertz, il semble défier et Michel-Ange et Rubens,
accuse dans leur plénitude les qualités et les défauts des
maîtres. Il y fait certainement preuve d’un élan, d’une
puissance des réalisations prodigieux. Il v a là un groupe
de femmes superbement venu. L’amoncellement de tous
ces corps balavés comme par un souffle de tempête con-
stitue l'effort d’un homme puissamment doué.
L’exécution, en marbre de cet ensemble de près de sept
mètres de large s’est fait aux frais de l’Etat. L’œuvre sera
exposée dans une construction, sorte de temple, érigée
exprès dans le Parc du Cinquantenaire. Le plâtre fut
exposé à Paris en iqoo.
Le rôle peu défini de la sculpture en Belgique, les rares
occasions offertes à ses représentants de participer à quel-
que ensemble de destination prévue semblent, au premier
abord, devoir contrarier ses progrès. Pourtant, on vient
de le voir, nombre d’artistes ont trouvé dans des travaux
volontairement entrepris la source d’éclatants succès. Une
règle devient difficile à établir. La sculpture monumentale
a été l’occasion de trop d’œuvres imposantes pour n’être
pas restée malgré tout l’idéal des artistes.
A défaut de la pouvoir réaliser, plusieurs, avec succès,
ont abordé la sculpture décorative. Du nombre, MM. Isi-
dore de Rudder, Ch. Samuel, Paul Du Bois, Victor
Rousseau sont ies plus notables. Tous ont aussi, dans un
genre plus sévère, donné des productions faites pour être
retenues.
Le Nid, par Paul de Rudder (1883), au Musée d’An-
vers, appartient certainement aux meilleurs ouvrages de
l’école moderne. Une trouvaille, cette jeune mère rieuse
distribuant la becquée à son avide marmaille. Le monu-
ment élevé à Charles De Coster, l’auteur de la Légende
d’ Uylenspigel, en 1 894 , a fourni à M. Samuel l’occasion
d’un groupe d’aimable simplicité; M. Paul Du Bois est
représenté au Musée de Bruxelles par une belle statue de
n n r%
OtD —
jeune femme en toilette de soirée; à la place des Martvrs,
par un combattant de 1830 adossé à une stèle de l’inven-
tion de Henri Van de '/eide (1897 ).
IM. Victor Rousseau, dans le marbre comme dans le
bronze, se montre préoccupé du stvle. Un grand marbre,
Demeter (1898), ainsi que divers jolis bronzes, appartenant
au Musée de Bruxelles; des bas-reliefs: Amour virginal
(1893), Cantique d’amour (1896), Devant les étoiles
1897), les Sœurs de l’illusion (1901); enfin le bas-relief
consacré la même année par les artistes de Bruxelles :
A Charles Buis, bourgmestre, ont solidement établi la
réputation de leur auteur. Maître délicat, Rousseau est
proche de Delville par la pensée et par le tempérament.
M. God. De Vreese, de qui la ville natale (Courtrai)
possède le Monument de la Bataille des Eperons d’or , est
du petit nombre des Belges représentés au Luxembourg.
Son bronze, Pécheur de la Panne, justifie cet honneur.
On connaît de lui des médailles et des plaquettes de
sérieux mérite.
La génération nouvelle, en très grande partie, cherche
le succès dans les voies ouvertes par ses aînés. Van der
Stappen, Meunier, Lambeaux assistent à ce que l’on peut
appeler le regain du domaine qu’ils ont fertilisé. Travail-
leurs industriels agissant au repos; laboureurs, pauvres et
souffrants sont aujourd’hui le thème préféré des sculpteurs.
La figure nue fait place de plus en plus au modèle habillé.
La sculpture se fait familière; tendance apparente déjà
à l’Exposition universelle de 1900, encore accentuée
depuis.
Des œuvres importantes de M. Guillaume Charlier :
La Prière ( 1887), an Musée de Bruxelles; la Statue de
Gallait, en veston et la palette au pouce, érigée à Tournai
en 1893; Misère; Sortie d'église; Pécheurs halant une
barque (bas-reliefs dont le sujet et la conception se récla-
ment de la sculpture pittoresque). M. Pierre Braecke,
— 333 —
ancien élève de De Vigne, auteur d’un beau groupe,
Le Pardon, au Musée de Bruxelles, à l’Exposition de
Venise en 1897; du Monument Remy, à Louvain, accuse
la même tendance dans plusieurs ouvrages récents.
Et si nous rappelons de M. Jules Lagae, ancien élève
de Dillens et Lambeaux, lauréat du concours de Rome
en 1888, auteur du groupe impressionnant, L' Expiation ,
envové de Rome même en 1890, des tvpes de Pêcheurs de
la mer du Nord; de M. Jui.es Van Biesbroeck, de Gand,
les bas-reliefs décorant le monument Volders, nous aurons
caractérisé l’évolution.
A l’heure actuelle l’aspect nature est le trait dominant
de l'école belge de sculpture. Dans la catégorie des bustes
surtout, la tendance s’affirme avec un succès ininterrompu.
Les bustes-portraits belges, déjà, trouvent place dans les
Musées. Berlin figure un buste de M. Lagae; au Musée
de Bruxelles, le joli groupe-portrait, Mere et Enfant. Bien
servi par le costume, le même artiste a, dans un autre
groupe, P'ere et Mere , rajeuni avec talent un motif dont
l’origine et la disposition même nous reporte aux Romains,
mais présenté d’une manière heureuse et attravante.
La sculpture belge a aussi ses indépendants, ses « séces-
sionnistes - ». Pas nombreux, ils comptent pour représen-
tants principaux : MM. J.-M. Gaspard, né à Arlon
en 1864, élève de Lambeaux, et Georges Minne, né à
Gand en 1867, un moment élève de Van der Stappen.
Au Salon de Gand, en 1893, M. Gaspard se fit remarquer
par un groupe intitulé : Adolescence, révélant en son
auteur un sentiment délicat de la forme avec une nuance
d’archaïsme surtout accusée chez Minne. Les œuvres de
ce dernier ont paru aux Expositions des XX et de la
Libre Esthétique à Bruxelles, aux sécessions de Vienne et
de Berlin.
On se souvient d’un projet de fontaine exposé en 1899,
où la vasque était entourée de figures prosternées, faisant
— 334 —
songer à l'art gothique. C’est surtout au point de vue de la
conception que M. Minne trouve ici sa place. Ses moyens
d’exécution sont rudimentaires, chose très apparente dans
le Monument Rodenbach, érigé au vieux Béguinage à
Gand.
La sculpture belge, dans l’ensemble de ses manifesta-
tions, n’a pas seulement rehaussé de son prestige, mais en
quelque sorte défini la portée de l’art aux dernières années
du XIX e siècle. A ce point de vue, elle ne s’isole pas de
la peinture. Leur concert procure à l’histoire artistique de
la nation une de ses pages les plus brillantes.
L’ARCHITECTURE.
Le courant de l’architecture conduit par l’habitude. ■ — Choix des matériaux. —
Les premières innovations dans l’architecture privée. — Le style Louis XVI.
— Beyaert et Janssens : la Banque Nationale à Bruxelles. — Poelaert : la
place du Congrès. — Cluysenaar. — La renaissance flamande. — Beyaert :
la Douane de Tournai. — La Banque Nationale à Anvers. — Le style
Louis XIII de Janssens. — Concours de façades ouvert par la ville de
Bruxelles pour le nouveau boulevard. — Beyaert et Emile Janlet. — Léon
Suys : la Bourse. — J. Poelaert : le Palais de Justice de Bruxelles (1866 à
1883). — E. Baekelmans : le Palais de Justiced’ Anvers. — A. Balat : le Palais
des Beaux-Arts; l’Hôtel d’Assche (Palais du prince Albert de Belgique). —
L’architecture rurale. — L’architecture archaïque. — Charles Albert :
le Castel de Boitsfort — Joseph Schadde : la Bourse d’Anvers; la Station
de Bruges. — Jules Van Ysendyck : les documents classés; le square du
Petit-Sablon. — Restauration des maisons de la Grand’ Place de Bruxelles.
— Victor Jarnar : la Nouvelle Maison du Roi (Grand’Place). - J. de la
Censerie : l’Hôtel de ville et la Grunthuyse de Bruges. — Joseph Dens :
l’Hôtel de ville d’Anvers. — Louis De Curte : le Monument de Léopold I er
à Laeken. — Paul Saintenoy : le Pavillon de la ville de Bruxelles à l’Expo-
sition de 1897. — Le nouveau style : Henri Van de Velde. — Paul
Hankar. — Horta.
Il a manqué à la Belgique moderne un tvpe d’architec-
ture qui fût sien. La tante n’en est pas tout entière impu-
table à l'abandon de certaines tonnes en honneur dans un
passé aboli. Il faut tenir compte de l’opération d’influences
venues du dehors le plus souvent. Opération tyrannique,
la mode, si l’on veut, appropriée à des besoins locaux,
adaptée aux exigences de temps et de lien.
Les pays Scandinaves ont pu conserver, presque sans
altération, leur architecture nationale. Rien de plus
naturel. La Belgique, où, depuis un demi-siècle, la prospé-
rité générale se traduit par un prodigieux essor de la
bâtisse, ne pouvait, au même degré, se soustraire aux cou-
rants exotiques. Elle a, dans une mesure peut-être plus
33 6
large que de raison, emprunté à ses voisines. Mais ici
encore, il faut le reconnaître, la volonté seule de l’habitude
n'a pas toujours été en jeu.
Nulle part autant qu’en Belgique, il n’est permis de dire
avec La Fontaine : « Tout bourgeois veut bâtir connue
les grands seigneurs. »
Si ailleurs le rêve du commerçant enrichi est d’avoir un
séjour de campagne, en Belgique le premier signe exté-
rieur et visible de l’aisance est la possession d’une maison
à soi. Le rassemblement, sous le même toit, de plusieurs
familles, étant chose exceptionnelle, l’architecte ne crée
de maison de rapport qu’à la condition de s’inspirer de ce
qui s’est fait ailleurs dans cet esprit.
De même la maison de commerce, la maison à vitrine a
forcément subi un changement radical depuis l’introduc-
tion des panneaux de glace d’une dimension imprévue
naguère. Les architectes belges v ont trouvé l’emploi du
fer aidant l’occasion de types originaux souvent de grande
importance. D’une manière absolue, la conception archi-
tecturale n’est donc pas restée stationnaire. L’architecte
flamand vise au coloris. Cette préoccupation heureusement
servie par l’emploi de petit granit des carrières nationales,
taillé et mouluré, a largement concouru à l’ornementation
des façades : chambranles et couronnements de fenêtres
et de portes, consoles, balcons. On fait même intervenir
la pierre bleue dans la construction de bretèques et de
bow-windows où, à proprement parler, c’est au bois que
la logique commanderait de recourir.
Nous avons, au cours de cet ouvrage, esquissé à grands
traits la part de l’architecture dans les manifestations artis-
tiques des deux premiers tiers du siècle.
Schaves, dans l’importante Histoire de l architecture
en Belgique, parue vers 1850, signale certains hôtels
élevés par Cluvsenaar, dans la rue Rovale à Bruxelles,
comme avant « réinstallé complètement la renaissance du
— 337 —
XVI e siècle ». Le même auteur accorde de chaleureux
éloges à un groupe de façades de J. -J. Dumont (1811-1859),
dont la surcharge ornementale nous paraît aujourd’hui
choquante. Néanmoins la rigueur du style classique faisait
place à plus de liberté dans l’allure générale de la con-
struction.
,En 1859 était inaugurée, à Bruxelles, la Colonne du
Congrès.
La partie architecturale était l’œuvre de Cluysenaar; la
partie sculpturale due au concours des frères Geefs,
d’Eugène Simonis et de Fraikin. Les vastes hôtels érigés
par Poelaert et Cluysenaar, aux côtés latéraux de la place,
offrent, dans l’aspect général, quelque analogie avec les
palais italiens. L’escalier monumental qui relie la rue
Royale à la ville basse, est de Cluysenaar.
Bientôt le style Louis XVI, mis en honneur par l’impé-
ratrice des Français, régna presque sans partage. Les rues
créées à cette époque gardent nettement l’empreinte du
courant. Progrès sérieux, en somme, par les éléments
nouveaux que tolérait le style.
Un édifice important, la Banque Nationale à Bruxelles,
commencé en 1859, permit à Beyaert et Wynand janssens
d’adopter un ensemble d’innovations à l’embellissement
des façades. Ici, comme à la Colonne du Congrès, toute
la partie ornementale dut être confiée à des sculpteurs
parisiens. Pour la Belgique, l’exemple de ces praticiens
conduisit à la formation d’habiles sculpteurs ornemanistes.
Beyaert, originaire de Courtrai, élève de Félix Janlet,
le père de son élève et collaborateur, il ne s’attacha au
style Louis XVI que passagèrement. Chargé de restaurer
l’ancienne Porte de Hal à Bruxelles, il l’a presque entiè-
rement réédifiée dans le style du moyen âge français; il se
rapprocha peu à peu du style des anciennes constructions
flamandes. Sa façade, primée au concours organisé par la
ville de Bruxelles en 1876, est, comme déjà l’a fait observer
II
22
— 33 8
M. Bubeck ('), une transition du style Louis XVI à
l’architecture de si grande richesse décorative de Vredeman
de Vriese. Persévérant dans cette voie nouvelle, il créait,
l’année suivante, en style purement flamand cette fois, la
Douane à Tournai. Le Palais de la Banque Nationale
à Anvers, où les influences du style Henri II se combi-
nent avec la forme plus ressentie des Flamands, constitue
la plus imposante de ses œuvres. Erigé sur un plan trian-
gulaire, flanqué de tours massives, abondamment décoré
de sculptures, le monument compte, à bon droit, parmi les
meilleures constructions modernes belges. Janssens, à son
tour, créait, en Louis XIII, mélangeant la brique à la
pierre blanche, quelques maisons du plus élégant dessin.
A défaut d’œuvres d’une puissante originalité, le con-
cours ouvert par la ville de Bruxelles fit surgir plus d’un
ensemble distingué. Emile janlet, à qui échurent les
deuxième et troisième prix, avait fait preuve d’un goût
délicat et d’une recherche intelligente de la variété dans
les imposantes façades nées de sa conception ( 2 ).
La Bourse de Bruxelles (1875), par Léon Suys fils,
érigée, elle aussi, sur la ligne des boulevards du Centre,
traduit tellement le courant parisien autant que sa desti-
nation par une surprenante richesse décorative. Parmi les
sculpteurs associés à ce travail figure Carrier-Belleuse,
dont les aides étaient Rodin et Julien Dillens, également
obscurs alors, et G. De Groot.
A ce moment déjà s’élevait, à Bruxelles, un monument
destiné à être non seulement le plus vaste, mais un des
plus considérables de l’Europe au point de vue de la
conception architecturale : le Palais de [ustice.
(') Die nette Erscheinung auf den Gebiete der Architectur in Belgicn ( Zeitschrift
für bildende Kunst, 1877, p. 15).
( 2 ) L’ensemble des constructions primées figure dans le recueil : L' Architec-
ture en Belgique, suite de vingt façades des maisons primées, construites aux
nouveaux boulevards de Bruxelles. Paris, Liège et Berlin, 1872-1876; in-folio.
339
Commencé en 1866, inauguré en 1883, ce Léviathan des
constructions modernes est l’œuvre de Jos. Poelaert.
Il mesure 180 mètres de long sur 170 de large, soit une
superficie excédant de plus de 3,000 mètres celle de Saint-
Pierre à Rome. De même sa hauteur dépasse celle de la
cathédrale Saint-Paul à Londres.
Conçu dans le style néo-grec, en vogue alors en France,
rectangulaire en toutes ses parties, le monument comprend
vingt-sept grandes salles d’audience et deux cent qua-
rante-cinq salles affectées aux divers services. Son coût
total a été d’environ 44 millions de francs.
Évidemment le constructeur de ce vaste ensemble avait
rêvé d’en faire l’égal des temples de l’Égypte et de l’Inde.
Certains de ses éléments sont empruntés à l’assyrien et au
dorique. L’entrée monumentale nord, dans l’axe de la rue
de la Régence, se lie à deux pavillons d’angle en saillie de
25 mètres par une double colonnade derrière laquelle
s’élèvent, de part et d’autre, deux escaliers immenses
gagnant le premier étage. Le coup d’œil de cet ensemble
est vraiment majestueux.
Comme, avec cela, l’édifice est assis sur un plateau
dominant la ville au sud et à l’ouest, l’effet général à
distance de cet amoncellement de pierres est de très
grande puissance.
Vu de front, le Palais de Justice n’a qu’un rez-de-
chaussée et un étage. Sur les faces latérales et posté-
rieures, il se compose de deux et même trois étages, plus
un haut soubassement. Des terrasses le relient aux rues
avoisinantes. Telle est la différence de niveau, qu’un esca-
lier intérieur de cent soixante et onze marches relie la salle
des Pas-Perdus à la rue des Minimes. Quatre statues allé-
goriques, en bronze, occupent les angles du dôme.
Sauf quatre grandes statues d’orateurs antiques, placées
au pied des escaliers, l’édifice ne comprend, intérieure-
ment, ni peintures ni sculptures.
— 340
Un monument de telle importance, élevé par une nation
à peine cinquante ans après la conquête de son indépen-
dance, était non seulement un témoignage solennel de sa
vitalité, de sa confiance en l’avenir, c’était en outre une
preuve de sa puissance dans le domaine de l’art. Poelaert
était mort en 1879.
Presque simultanément avec le Palais de Justice de
Bruxelles, un édifice de proportions moindres, mais de
distinction similaire, s’était élevé à Anvers, sur la ligne
des splendides boulevards de ceinture. Il y avait ceci de
curieux, qu’en fait, l’architecte Baekelmans, le construc-
teur du monument, avait, dans le concours ouvert pour le
Palais de Justice de Bruxelles, vu son plan balancer celui
de Poelaert. Ce concours n’ayant pas donné les résultats
attendus, le Gouvernement avait fait appel à ce dernier.
L’œuvre de Baekelmans, nullement dénuée de noblesse, a,
chose bizarre, une physionomie plutôt française résultant
du fait que l’architecte a adopté le style Louis XIII,
époque de la grande splendeur de l’école d’Anvers.
L’année 1880 voyait inaugurer, à Bruxelles, le Palais
des Beaux-Arts, ce local d’exposition attendu depuis tant
d’années par les artistes. Le roi lui-même s’était intéressé
à la chose; il avait préposé à sa réalisation son propre
architecte, Alphonse Balat, né à Namur en 1818, mort
en 1895. Le monument, élevé dans le plus grand quartier
de Bruxelles, à deux pas de la place Royale, fait face au
Palais du comte de Flandre.
La façade* de style romain, se compose d’un simple
rez-de-chaussée, pourvu de deux avant-corps. Au haut
d'un escalier de plusieurs marches, trois portes ouvrant
sur un portique de quatre colonnes de granit rouge. Leurs
chapiteaux de bronze portent les ressauts d’un entablement
sur lequel s’élèvent quatre statues du même métal. Cette
disposition paraît avoir été inspirée à l’architecte par le
désir d’assurer le relief de sa construction vue par le côté.
— 34i —
L’aspect est d’ailleurs fort décoratif. Aux deux avant-corps
sont adossés les groupes de Paul De Vigne et de Van der
Stappen : Le Couronnement de l'art et L’ Enseignement
de l’art.
La distribution intérieure du monument est des plus
heureuses. Toutes les salles reçoivent la lumière d’en haut.
Autour d’un hall immense, servant à l’exposition des
sculptures, règne à hauteur du premier étage une galerie
à colonnes corinthiennes accouplées. Cette galerie, éclairée
aussi du haut, est destinée aux peintures. Les escaliers
d’accès à la galerie, au nombre de trois, occupent les
extrémités de l’édifice.
Alphonse Balat, dans une série d’œuvres élégantes
autant que correctes, a eu l’occasion de faire éclater sa
valeur. L’hôtel élevé au quartier Léopold par le marquis
d’Assche, aujourd’hui la résidence du prince Albert de
Belgique, est d’aspect majestueux dans sa grande simpli-
cité. C’est la reprise d’un palais italien du XVI e siècle.
Dans les travaux d’appropriation du Palais royal à
Bruxelles, Balat s’est signalé avec un succès remarquable.
Ici c’est au Louis XVI qu’il a eu recours.. La salle de bal
et l’escalier d’honneur constituent un ensemble fait pour
compter parmi les plus beaux du genre.
La construction rurale, susceptible de plus de variété
dans le choix des matériaux, surtout de plus de fantaisie,
a largement concouru à faire sortir l’architecture des voies
de la banalité. Tous les architectes belges en vue ont
attaché leur nom à des résidences de campagne où, en
pleine liberté, s’affirme un sentiment du pittoresque jugé
inconciliable avec le bon goût dans la construction
urbaine. Cluysenaar put faire un volume entier de ses
châteaux et maisons de campagne. Il fut le premier à
employer la brique et à donner du pittoresque à ces con-
structions en y adaptant des tours. Les vastes châteaux
d’Allard à Uccle, du comte de Meeus à Argenteuil, etc.,
— 342 —
ainsi que les stations du pays de Waes, trouvèrent des
imitateurs. Balat, Beyaert, Schadde, janlet, Saintenoy
ont attaché leur nom à des châteaux et constructions
champêtres d’importance considérable. L’emploi de la
brique, des tuiles et des carreaux émaillés, du bois ont
concouru surtout à des combinaisons ingénieuses, en
dehors des dispositions plus libres du plan général.
Charles Albert, décorateur bruxellois en vue, s’était
édifié à Boitsfort un « castel » où tout l’ensemble de
l’ameublement et de la décoration, jusqu’aux tapisseries
à personnages rendus en peinture, étaient empruntés au
style flamand. La vaste clientèle de l’artiste aidant, le
succès de la tentative fut extraordinaire. La « maison
vieux style » entra tout à fait en faveur. Nous avons dit
l’influence de Leys à ce mouvement, rappelé l’enthou-
siasme provoqué à Paris par la façade belge de Janlet à
l’Exposition universelle de 1878. La gare de chemin de
fer de Bruges, œuvre de Schadde, conçue en style
gothique; la gare de Tournai, œuvre de Beyaert; le
square du Petit-Sablon, conçu par le même architecte,
suffisent à caractériser la tendance. Le square du Petit-
Sablon est un ensemble particulièrement heureux. Des
colonnes ornées dans le goût de celles de la Bourse
d’Anvers, reliées par une rampe en fer forgé, portent, au
nombre de quarante-deux, les statuettes de bronze carac-
térisant les anciens métiers. L’idée procédait de Rousseau,
alors directeur des Beaux-Arts. Elle fut réalisée d’une
manière charmante par le peintre Mellery, chargé de
fournir les dessins des figures exécutées en bronze par
divers sculpteurs. Le square même du Petit-Sablon, où
domine le groupe d’Egmont et de Horne, par Fraikin,
contient un ensemble de statues d’hommes illustres du
XVI e siècle, hommes d’Etat, guerriers, artistes.
Sur la maison, de moyenne grandeur, l’influence du nou-
veau courant fut particulièrement sensible. La symétrie
— 343 —
cessant d’être la règle essentielle, il fut permis de donner
aux fenêtres un espacement ou une largeur mieux en
rapport avec les exigences du climat, au grand profit du
pittoresque. A Bruxelles, favorisé par le bourgmestre
Buis, le mouvement s’accentua. Inutile de dire qu’il gagna
la province. Anvers suivit. Les façades à pignons, con-
struites en matériaux apparents, se multiplièrent comme
à Nuremberg; les étages furent pourvus d’avant-corps
vitrés en bois et même en pierres sculptées.
Parmi les architectes belges les plus activement asso-
ciés à la propagande du style ancien, figure J. -J. Van
Ysendyck, architecte érudit, élève de Cluysenaar. Il fit
paraître, de 1880 à 188g, un imposant ouvrage intitulé :
Documents classés de l’Art dans les Pays-Bas du X e au
XVIII e siècle. Plus de sept cents planches reproduisant,
par la photographie, les monuments et leurs détails, les
estampes, objets mobiliers, furent pour les artistes une
véritable mine d’informations. Comme constructeur, Van
Ysendyck a attaché son nom à la restauration des Halles
d’Ypres, à l’édification de diverses églises et spécialement
des hôtels communaux de Cureghem et Schaerbeek dont
l’ordonnance s’inspire des constructions municipales des
anciens Pavs-Bas.
J
La restauration des édifices anciens, largement et non
toujours heureusement pratiquée en Belgique, n’a pas à
nous occuper ici. Bruxelles, Anvers et Bruges ont mis
un zèle louable à consolider, à enrichir même leur patri-
moine ancien. A Bruxelles, par exemple, où la Grand’-
Place a été splendidement rétablie sous la direction de
Victor Jamaer, la « Maison du Roi » ou « du Pain »
est, en quelque sorte, un monument nouveau. L’archi-
tecte s’est attaché à faire revivre les constructions du
XVI e siècle, dont l'Hôtel de ville d’Audenarde est le
type le plus achevé. Son édifice a même été pourvu d’un
carillon.
— 344 —
A Bruges, sous' la direction de M. de la Censerie,
l’Hôtel de ville a été de même refait presque intégrale-
ment. L’intérieur comme l’extérieur a été décoré avec
une richesse où revit le souvenir des jours de splendeur
de l’antique cité.
A rappeler, plus encore pour son bel effet d’ensemble
que pour son originalité de conception, le monument en
gothique absolu érigé (1879-1881) dans le parc de Laeken,
au roi Léopold I er . Louis De Curte, l’architecte de cet
ensemble de grande richesse décorative, a pu, il est vrai,
invoquer le précédent du monument de Walter Scott à
Edimbourg. Ce fut en style du XVI e siècle encore que
Paul Saintenoy fils conçut le Palais de la Ville de
Bruxelles à l’Exposition universelle de 1897, et pas n’est
besoin de rappeler sans doute la reproduction intégrale
de l’Hôtel de ville d’Audenarde représentant la Belgique
dans la rue des Nations à l’Exposition universelle de Paris
en 1900.
A peine, faut-il le dire, les exigences modernes se mettent
en travers du retour absolu vers un passé assurément con-
sidérable mais en complet désaccord avec l’esprit de
notre époque. Poussé à ses dernières conséquences, il lui
manquera toujours ce facteur essentiel de toute création
artistique sérieuse : l’inspiration. Des créations, souvent
considérable, en style du moyen âge, ne sauraient pré-
tendre à créer un revirement fait pour déposséder l’art de
bâtir du bénéfice de ses conquêtes modernes. Même chose
en ce qui concerne la Renaissance, bien que celle-ci, inter-
prétée à la flamande, ait procuré à certains artistes des
succès sérieux, succès de talent, succès d’imprévu.
En architecture, comme dans l’ensemble des arts, la
Belgique, en arborant la bannière de la liberté, s’est rapi-
dement fait une place très en évidence, tant par l’origina-
lité de ses conceptions que par l’ingénieuse appropriation
des éléments.
— 345 —
A l’appui de cette assertion, nous pouvons rappeler ce
passage du numéro-programme de la revue française L' Art
décoratif (i er octobre 1898) :
« L’Angleterre, qui donne le signal du départ dans la
voie des transformations, s’est arrêtée en chemin ; les
successeurs de Morris et de Crâne s’immobilisent dans
l’œuvre de ces premiers apôtres de l’art nouveau. Leurs
vrais continuateurs sont les Belges qui, reprenant le
mouvement anglais à l’origine, surent en développer les
conséquences, débarrasser la voie des attaches au passé,
trouver les formes nouvelles, et surtout définir nettement
dans leurs œuvres les principes auxquels Morris n’avait
fait que préluder. »
Un des artistes venus après Morris, dont le nom s’iden-
tifie le mieux avec le mouvement dont il s’agit, fut Henrÿ
Van de Velde. Dans le vaste domaine de l’art appliqué,
aucune branche n’a échappé à son action. Le meuble,
l’appareil d’éclairage, le bijou, le papier de tenture, voire
la céramique et la reliure appartiennent à son domaine.
Tous ont été de sa part l’objet de combinaisons non seule-
ment ingénieuses, mais d’un goût délicat.
Comme architecte, revenant à certains principes d’abord
appliqués par les Anglais, il a donné à ses ensembles
une physionomie qu’on définirait assez bien en disant
qu’elle fait songer au Japon. « Yachting style », d’après
un biographe de Van de Velde, aurait dit de Con-
court; on peut dire qu’en effet, dans les intérieurs créés
par l’artiste, il y a la recherche de l’intimité, une ten-
dance à utiliser les petits espaces au mieux des conve-
nances de l’occupant. C’est donc bien le style « cabine de
bateau ». ;
Le trait caractéristique de l’œuvre de Van de Velde,
c’est une préférence non douteuse pour la ligne ondoyante
par place gravement remplacée. C’est la dominante, le
« leitmotiv » de son système. D’Allemagne, où l’artiste
— 346 —
s’est fixé et semble en train de faire école, quantité de
ses innovations se sont répandues en France comme en
Belgique. Bon nombre d’objets portent son empreinte,
particulièrement dans l’orfèvrerie et l’appareil d’éclai-
rage.
En Belgique, l’art de Van de Velde, fantaisie sur des
thèmes anglais, a ramené l’attention vers des formes plus
purement anglaises. Nul n’est prophète en son pays. On
peut voir en Belgique, particulièrement dans les nouveaux
quartiers des villes, comme à Bruxelles, aux stations bal-
néaires, des constructions de physionomie anglaise très
prononcée.
Disons pourtant qu’aussi bien en province que dans la
capitale, une part notable est faite à la fantaisie dans
l’architecture privée. Dans les promenades, les maisons
précédées de jardins, entourées de verdure, sont parfois
d’une élégance, d’un imprévu tout à fait charmant.
Un mouvement prononcé vers l’abandon des errements
anciens s’est dessiné aussi. L’album Neubauten in Brüssel,
paru à Berlin en 1900 (*), met en relief cette tendance.
Les noms de Hankak, aujourd’hui décédé, et Horta
sont surtout associés à ce mouvement. Les constructions
de ces architectes ont pour particularité de faire abstrac-
tion de tout style antérieur. Les contours généraux, le
libéral emploi du fer, la forme et l’asymétrie des ouver-
tures, — des fenêtres sont presque circulaires, — le choix
de l’appareil, la ligne des balcons, tout concourt à nous
donner des échantillons accomplis de ce qu’on peut
dénommer à bon droit Y Art nouveau.
De quelque nom qu’on le décore, au surplus, et de
quelque façon qu’on l’apprécie, le mouvement qu’il inau-
gure mérite l’attention la plus sérieuse.
p) Bilder, Moderne Stàdte. E. Wachs.
— 347 —
Étroitement lié aux applications de la science, l’art de
bâtir est forcément amené à des transformations impos-
sibles à localiser. En art, autant que dans les autres
domaines, le progrès est la recherche du mieux.
La plus chaleureuse admiration de l’œuvre du passé ne
doit contrarier en rien la préoccupation de l’avenir.
La splendeur de l’art est à ce prix.
COMMUNICATIONS DIVERSES
AYANT TRAIT A
L’ÉVOLUTION DE L’ART
DU PORTRAIT
DISCOURS
prononcé à la séance publique de la Classe des beaux-arts
de l’Académie royale de Belgique, le 25 octobre 1891
un portrait :
Enfant de l’art et de la nature,
Sans prolonger la vie, j’empêche de mourir.
Plus je suis vrai, plus je suis imposteur,
Et je deviens trop jeune à force de vieillir !
I.
Dans le vaste et glorieux ensemble d’œuvres accumu-
lées par les siècles et dont l’étude importe si grandement
à notre connaissance de l’histoire, aucun genre de produc-
tion n’est mieux fait pour intéresser à la fois l’archéologue
et le philosophe, le critique et l’artiste, que le portrait.
Renouvelé sans cesse et sans cesse rajeuni au contact
de la nature, nous ramenant peut-être, selon l’ingénieuse
théorie des Grecs, aux origines mêmes de l’art (*), gran-
(') D’après les Grecs, le dessin devrait son origine à Dibutade, la fille d’un
potier de Sicyone, laquelle voulut, à la lueur d’une lampe, tracer sur le mur la
silhouette de son amant prêt à la quitter pour un long voyage.
35 2 —
dement illustré déjà par les Romains, le portrait n’en
constitue pas moins une expression des plus vivaces du
génie artistique des temps modernes. Ayant les maîtres
les plus fameux pour artisans de sa perfection, il a aussi
pour privilège de réfléchir, avec une constance et une
netteté invariables, l’esprit des époques. De là sa haute et
durable valeur rétrospective.
Au simple titre de manifestation artistique, le portrait
a eu des fortunes diverses. Refuge fréquent de la médio-
crité, aucun autre genre n’a procuré aux statuaires, aux
peintres, aux graveurs, l’occasion de plus de chefs-d’œu-
vre, enrichi leur domaine de travaux plus accomplis.
Notre temps fait au portrait une large part dans ses
prédilections. Il l’a, peut-on dire, élevé au rang de puis-
sance. Servant à mesurer la valeur d’un début, un portrait
exhalte et parfois ruine aussi les réputations acquises.
Au point de vue social, à peine dirai-je son importance.
De tous les héritages de famille, rien de plus précieux
que l’œuvre où se perpétue le souvenir des êtres chers
à notre cœur, et nous savons tous combien sont infinies et
charmantes les formes qu’elle nous procure, sans solliciter
— ni mériter peut-être — les suffrages de la critique.
Créé bien plus pour l’avenir que pour le présent, le
portrait. emprunte sa signification première, et presque sa
raison d’être, à cette condition primordiale de survivre
à la personne dont il retrace l’image. Aussi, durant une
période fort longue, pendant le moyen âge presque entier,
voyons-m us la sculpture et la glyptique chargées seules
du soin t perpétuer le souvenir des grandes individua-
lités des leux sexes. Tâche supérieurement accomplie
d’ailleurs, comme l'attestent entre autres les effigies
tombales, véritables trésors étudiés sans relâche par
l’archéolo te et l’historien, et non moins intéressants pour
l’artiste.
On a pu à des époques déjà éloignées, composer des
— 353 ~
recueils extrêmement précieux de portraits de seigneurs
et de dames exclusivement empruntés aux figures tom-
bales. Le plus souvent le personnage y est représenté les
yeux ouverts, et longtemps il fut même d’usage de revêtir
de couleur les effigies sculptées, ce qui, tout en ajoutant
à leur expression, leur donnait un certain degré d’analogie
avec ces images de cire que l’antiquité et le moyen âge
associaient aux funérailles des défunts illustres.
Ce n’est pourtant qu’avec le XV e siècle que le portrait
entre en possession des ressources qui marquent le point
de départ de sa splendeur. Dès son apparition, la peinture
à l’huile seconde d’une manière surprenante la faculté
d’observation des artistes et, chose peut-être unique dans
l’histoire des inventions, leur met en mains un procédé
dont plusieurs siècles d’emploi n’ont fait que confirmer
l’excellence.
En réalité, l’introduction de la peinture à l’huile crée
le portrait peint, et quelle que soit l’action exercée sur
lui par la statuaire, celle-ci, à son tour, envisagée dans
ses rapports avec le portrait, a grandement profité elle-
même de l’exemple de la peinture. N’en trouvons-nous
pas une preuve dans les bustes incomparables de la renais-
sance italienne, où le discret emploi des teintes vient si
puissamment en aide au sculpteur pour ajouter à l'expres-
sion de son travail ?
Il n’existe, comme vous savez, aucune œuvre certaine
d’Hubert, l’aîné des frères Van Eyck, et, sans doute,
l’initiateur de son cadet. Jean Van Eyck, en revanche, est
l’auteur d’un ensemble d’effigies que je n’hésite pas à
signaler comme de véritables prodiges. On ne saurait
trouver d’autre terme pour qualifier ces interprétations de
la nature où, non seulement une personne déterminée,
mais tout ce qui lui appartient et l’individualise revit
comme par la force d’un mirage après tantôt cinq siècles
révolus. Ainsi conçu, le portrait cesse d’être une glori-
ii
23
— 354 —
fication, un symbole; il entre presque triomphalement
dans la phase des réalités.
Et que de joie il nous procure à dater de ce moment!
Dans les chemins ouverts par le génie des Van Eyck
viennent successivement s’engager quelques-uns des pein-
tres les plus extraordinaires, dont l’histoire garde le sou-
venir, non point, sans doute, portraitistes exclusifs, mais
dont aucune autre forme de conception autant que le
portrait n’atteste l’attentive et pénétrante observation de
l’être humain.
Si étrangement maîtres qu’ils soient du procédé, ils ne
lui demandent encore que d’être le serviteur soumis de
leur rigoureuse vision. Nul de nous ne songe aux habiletés
de la technique en présence des portraits d’un Antonello,
d’un Solario, d’un Metsys, d’un Dürer, d’un Holbein, d’un
Moro, de tant d’autres prodigieux évocateurs. C’est avant
tout le modèle qui nous intéresse et nous subjugue, au
point de donner devant sa muette image l’illusion qu’à
force de crier comme Donatello à sa statue : « Mais parle
donc que je t’entende! » ses lèvres vont se desserrer pour
nous dire le secret de son existence. Illusion à peine, car,
comme dit Charles Blanc, le peintre doué d’un esprit peut
évoquer l’esprit de son modèle.
Les peintres anciens, j’ai hâte de l’ajouter, ne mettent
pas toujours à si rude épreuve notre pénétration. Outre
qu’une ingénieuse combinaison d’accessoires et d’attributs
leur vient en aide pour indiquer la profession, les goûts,
la position sociale des individus, c’est chez eux aussi un
usage fréquent de joindre à leurs portraits des armoiries,
des devises, des sentences, mieux encore, le nom et l’âge
des personnes représentées, choses dont l’abandon, soit
dit en passant, mérite d’être signalé comme un contre-sens
absolu. Un portrait de mince valeur artistique peut être,
au point de vue de l’histoire, une source de première
importance. Nulle effigie ne devrait, dès lors, sortir des
— 355 —
mains d’un statuaire ou d’un peintre sans porter, tout au
moins au revers du marbre ou de la toile, le nom, l’âge et
la qualité de la personne dont elle retrace l’image.
« Pleins d’idées », pour me servir de l’heureuse expres-
sion de Paul Mantz, les portraits du XVI e siècle sont
comme ce miroir magique de la légende, où non seulement
se réfléchissait le visage, mais la pensée à quiconque s’en
approchait.
Parfois le regard nous trouble par sa sévérité, impres-
sion d’ailleurs voulue, et que souvent précise encore une
inscription où se révèle tout à la fois l’esprit du temps et
celui de l’individu représenté.
Au bas d’un portrait de Salario,'à la Galerie Nationale de
Londres, je cueille cette pensée profonde : « Ne sachant
ce que tu fus, ignorant ce que tu seras, que ton étude
constante soit de savoir ce que tu es (‘) ».
Ailleurs on nous dira que les plus secrètes pensées de
l’âme du modèle se lisent sur son visage ( 2 ), pensées bien
définies, car il n’est point rare de voir le souvenir de la
mort gravé dans le sein de l’homme qui a posé devant le
peintre.
Ce souci constant de la fin des choses est le fond de
tout le courant populaire d’idées qui, comme l’observe
Coindet, s’explique par les grandes commotions politiques
dont l’Europe était le théâtre, et par le peu de sûreté que
l’on trouvait vraiment pour ses biens et sa vie, plus encore
quand on était illustre que quand on était obscur.
Quoi d’étrange, dès lors, à ce que des préoccupations
si graves agissent sur le maintien et l’expression des
individus; quoi d’étrange encore à ce que cet œil qui
rencontre le nôtre semble lire dans l’éternité?
(') « Ignorans qualis fu^ris, qualisque futurus, sis qualis, studeas posse
videre diu. »
( 2 ) « Vultus figura, affectiones pecloris secretiores indicat. »
— 356 —
Le portrait est le triomphe de l’art du XVI e siècle,
chose à ce point évidente que toutes les églises et tous les
musées nous montrent des triptyques où interviennent les
effigies de pieux donateurs, chefs-d’œuvre absolus, quand
un panneau principal, consacré à illustrer quelque sujet de
la légende, mérite à peine le regard (').
Les contemporains, toutefois, avaient là-dessus d’autres
idées. Van Mander, à plus d’une reprise, s’apitoie sur le
sort des artistes de son temps, assez disgraciés du sort
pour devoir leur existence à un ordre de travaux qualifiés
par lui de secondaires. Il est piquant de voir le maître de
Frans Hais, appelé à être bientôt le représentant le plus
glorieux du portrait en Hollande, déplorer les rares occa-
sions fournies aux Néerlandais de s’illustrer dans ce que
nous appellerions aujourd’hui la grande peinture, c’est-
à-dire le genre religieux ou allégorique. Il fallut, vous le
savez, le retour de Rubens aux Pays-Bas pour amener
l’efflorescence d’un ordre de conceptions dont rien, dans
l’école flamande, n’avait jusqu’alors prédit la splendeur.
Dans ses rapports avec le portrait, dominé par ses sou-
venirs du Titien, Rubens n’allait pas tarder à donner au
genre une physionomie nouvelle; Dépouillé du caractère
ou, si vous l’aimez mieux, du charme de l’intimité, le
portrait, dans la forme et dans l’expression, acquiert bien-
tôt la portée d’une œuvre publique et presque solennelle.
« Le premier des Flamands », dit M. Rooses, « Rubens a
fait vivre ses modèles d’une vie abondante, montrant la
(') Ceci s’applique surtout aux écoles septentrionales. L’Italie, bien qu’ayant
possédé parmi ses peintres des portraitistes de première valeur, voua longtemps
ses préférences au buste et à la médaille, chose expliquée par la force des tra-
ditions de l’antiquité. M. C- Wuermann, dans une étude récente sur le portrait
en Italie, à l'époque de la Renaissance, publiée par la Deutsche Rundschau, fait
cette remarque ingénieuse que parmi les effigies du temps beaucoup nous
montrent les personnages de profil, traduisant ainsi, à toute évidence, le sou-
venir des médailles.
— 357 —
circulation d’un sang généreux sous leur peau transparente
et ensoleillée. »
Fromentin, dans sa brillante étude des maîtres néerlan-
dais, appréciant à son tour la valeur, comme portraitiste,
de l’illustre chef d’-école, ne conclut pas à l’avantage de
ce dernier. « Ses portraits sont faibles », écrit-il, « peu
observés, superficiellement construits et, partant, de
ressemblance vague. On s’aperçoit que Rubens manquait
de cette naïveté attentive, soumise et forte qu’exige, pour
être parfaite, l’étude du visage humain... Je ne dirai pas
que ce soit banal, et cependant ce n’est pas précis...
Supposez Holbein avec la clientèle de Rubens, et tout de
suite vous voyez apparaître une nouvelle galerie humaine,
très intéressante pour le moraliste, également admirable
pour l’histoire de la vie et l’histoire de l’art, et que
Rubens, convenons-en, n’aurait pas enrichie d’un seul
type. »
Le jugement est d’une rigueur sans doute excessive.
Dans la série des portraits de Rubens, il en est d’incom-
parables, pour ne citer que la radieuse image d’Hélène
Fourment, dont la beauté triomphe des joyaux et des
atours accumulés sur sa petite personne par les fastueuses
prédilections de son illustre époux, une des perles assuré-
ment de la Pinacothèque de Munich, si riche pourtant en
chefs-d’œuvre.
Mais la sagacité d’un critique de la valeur de Fromentin
n’était pas pour être déroutée par de vaines apparences.
Rubens portraitiste n’est ni un distrait ni un indifférent.
Comme tout le monde, il est le fils de son siècle :
« Epoque d’apparat, de politesse, de mœurs officielles
pompeuses et guindées », Fromentin lui-même le pro-
clame.
Il n’en est pas moins vrai que par et avec Rubens, le
portrait entre dans une phase nouvelle, accuse un ensem-
ble de tendances dont la valeur résulte bien plus de la
- 358 -
géniale expression qu’elles trouvent sous le pinceau de
quelques hommes d’élite que du progrès absolu qu’elles
consacrent.
Nul artiste n’a plus puissamment accusé cette forme
nouvelle du portrait qu’ Antoine Van Dvck. jugé dans
l’ensemble de son œuvre, il est, sans conteste possible, le
plus superbe représentant du genre. Personne, avant lui,
pas même le Titien, n’en a plus complètement fait valoir
les ressources, personne non plus n’en a plus royalement
écarté les rigueurs. De là, et à très juste titre, les succès
incomparables du glorieux élève de Rubens.
Donner à tous les hommes la dignité et la noblesse, à
toutes les femmes — et quoi qu’en dise Walpole — la
grâce et la beauté, voilà sans doute plus qu’il n’en fallait
pour faire la fortune d’un portraitiste. Aussi quelle vogue
et quelle habile répartition du temps pour y répondre!
D’heure en heure les modèles se succèdent dans l’ate-
lier; à peine le maître a-t-il fait un dessin, une esquisse
d’ensemble, que les élèves l’ont mis au point, établi sur
la toile, ont fourni l’ébauche. Il ne reste alors à l’artiste,
après avoir peint le visage, qu’à préciser l'effet par quel-
ques touches adroites et sûres. Les mains, ces mains si
belles, si élégantes, si nobles, ne sont pas, vous le savez,
celles de la personne même; elles ont été préparées à
l’avance à l’aide de modèles de l’un et de l’autre sexe,
recherchés tout exprès; elles s’adaptent à tout le monde.
Ensemble charmant, prestigieux, mais trop souvent aussi,
vous le comprenez, manifestement impersonnel.
Tous les portraits de Van Dyck ne sont pas sans doute
le produit de ce système. Il en est où le charme d’une
exécution prestigieuse se rehausse d’une individualité péné-
trante ; en revanche, un trop grand nombre sont des
œuvres hâtives, trahissant le désir d’aller vite, de satis-
faire aux exigences du modèle, la plus funeste, entre
toutes, des préoccupations d’un peintre de portraits.
— 359
On ne peut nier que le modèle ne vienne souvent d’une
manière admirable seconder l’artiste. Oui de nous, à la
vue de certains visages, ne s’est écrié, avec un sentiment
voisin du désespoir : « Le merveilleux portrait à taire! »
Mais songez donc au supplice et à l'humiliation de ce
peintre obligé de compter avec les exigences de la sottise
et de la vanité. De là, très certainement, l’espèce de
discrédit dont fut longtemps frappé le portraitiste de pro-
fession.
Vous connaissez l’opinion de Van Mander; voici celle
d’un peintre qui fut pourtant lui-même, à ses heures, un
portraitiste grandiose, l’illustre Jordaens.
Houbraken rapporte que Nicolas Maes, un artiste hol-
landais, dont les effigies à perruques et à rhingraves sont
à bon droit recherchées des collectionneurs, vint à Anvers,
désireux de connaître ses confrères brabançons, jordaens
ayant fait au peintre les honneurs de sa galerie et de son
atelier, lui demanda enfin la nature de ses travaux.
Maes, Houbraken l’atteste, avoua, non sans réticence,
qu’il était portraitiste. « Portraitiste! Hélas, confrère, je
vous plains! » s’écria jordaens, faisant allusion au sort
malheureux du peintre, esclave des caprices de son
modèle.
Nous en avons fini, je l’espère bien, des gens capables
de confondre l’ombre d’un nez avec la trace d’une prise
indiscrète; les priseurs, du reste, se font rares. Mais nos
journaux annoncent encore les portraits de « ressemblance
garantie », mot précisément sans valeur, attendu que la
ressemblance est chose essentiellement relative et sujette
à des variations sans nombre.
Que de fois le modèle lui-même nuit à sa propre ressem-
blance !
. Je tiens d’un artiste que, chargé de transmettre à la
postérité la plus lointaine l’image d’un homme en évi-
dence, et plus préoccupé encore de l'être, sa perplexité
fut grande en constatant que chaque repos enlevait de la
ressemblance à sa peinture. Pourtant il était certain d’avoir
fidèlement observé son personnage. Ce fut celui-ci même
qui, fortuitement, donna la clef du mystère.
« — A quoi travaillez-vous ? dit un jour le modèle au
peintre.
» — Aux habits, Monsieur.
» — Parfait. Quand vous vous occuperez de la face,
songez à m’avertir; c’est qu’il faut, voyez-vous, que je
compose mon visage. »
Le pauvre homme, soucieux de jouer son rôle devant la
postérité, se faisait une figure de circonstance.
Il s’agit ici d’une exception. Observez pourtant que, de
même que les individus, les époques ont leur manière
d’envisager la ressemblance et que les artistes, beaucoup
moins qu’on ne le croit, échappent à l’influence du courant.
De Piles, dont certainement je serais inexcusable de
prononcer sans respect le nom dans cette enceinte, car
entre beaucoup de choses excellentes qu’il vous a dites
sur la peinture, il nous a procuré sur Rubens des informa-
tions d’un prix inestimable, De Piles a écrit sur le portrait
un chapitre curieux (').
jugez-en par ce passage :
« Il faut que les portraits semblent nous parler d’eux-
mêmes et nous dire par exemple : tiens, regarde-moi, je
suis ce roi invincible, environné de majesté; je suis ce
valeureux capitaine qui porte la terreur partout ; ou bien,
qui ai fait voir par ma bonne conduite tant de glorieux
succès; je suis ce grand ministre qui ai connu tous les
ressorts de la politique; je suis ce magistrat d’une sagesse
et d’une intégrité consommées; je suis cet homme de
lettre tout absorbé dans la science ; je suis cet homme
( 1 ) Roger De Piles, Cours de peinture par principe, p. 163 (1709).
sage et tranquille que l’amour de la philosophie a mis
au-dessus des désirs de l’ambition; je suis ce prélat pieux,
docte, vigilant; je suis ce protecteur des beaux-arts, cet
amateur de la vertu; je suis cet artisan fameux et unique
dans ma profession, etc. Et pour les femmes : je suis cette
sage princesse dont le grand air inspire le respect et la
confiance; je suis cette dame fière dont les manières
grandes attirent l’estime, etc.; je suis cette dame ver-
tueuse, douce, modeste, etc.; je suis cette dame enjouée
qui n’aime que les ris, la joie, etc.; ainsi du reste. Enfin
les attitudes sont le langage du portrait. »
Les artistes eurent-ils égard aux opinions de De Piles?
Peut-être bien, car un singulier rapport se manifeste entre
ses théories et les pompeuses images nées du pinceau des
peintres et du ciseau des statuaires fameux de son temps,
largement inspirés, sans doute, par l’exemple du Bernin.
De naturel, il ne pouvait être question. Songez à ces
modes grotesques du temps de Louis XIV, à ces gigan-
tesques perruques des hommes, aux fontanges des dames,
à l’absurde vêtement connu sous le nom de rhingrave, —
d'origine hollandaise, comme l’indique son nom, et déjà
ridiculisé par Molière, — à ces armures de parade qu’on
ne mettait plus que pour se faire peindre et qui faisaient
des guerriers autant de don Quichotte. On ne sait ce qu’il
faut admirer davantage, du talent ou de la complaisance
des artistes appelés à interpréter la nature dans de telles
conditions.
Rigaud et d’autres avec lui se montrent devant le che-
valet en habits de velours ou de satin, et comme pavoisés
de draperies battues par un vent de tempête. Que pareilles
invraisemblances aient pu naître du pinceau d’artistes de
réelle valeur, cela ne s’explique que par l’influence des
milieux. Au temps où la mode procurait au peintre l’occa-
sion des somptueux étalages de chatoyantes étoffes, d’étin-
celantes armures et de flots de dentelles, attitudes et
— 3 62 —
expressions avaient vite fait de se mettre au ton de ces
fastueux atours, comme les grâces d’emprunt étaient le
complément obligé des houlettes enrubannées et des cha-
peaux fleuris du XVIII e siècle. C’est que, en réalité, il y a
pour les époques un type idéal dont il faut, bon gré mal
gré, qu’un artiste se rapproche et que lui-même ensuite
contribue à mettre en honneur. Ce sera la mode, soit;
mais j’affirme que le portrait n’a jamais échappé à son
influence.
De Piles assure que, de son temps, une femme n’enten-
dait se faire peindre qu’à la condition de paraître belle.
« J’ai vu des dames », dit-il, « qui m’ont dit nettement
qn’elles n’estiment pas les peintres qui font ressembler, et
qu’elles aimeraient mieux qu’on leur donnât beaucoup
moins de ressemblance et plus de beauté. Il est certain
qu’on leur doit là-dessus quelque complaisance. »
Les critiques du temps disputent le plus sérieusement
du monde sur le point de savoir s’il convient mieux de
représenter les personnages dans leur costume réel, ou de
s’en rapporter au peintre du soin d’en imaginer un à sa
guise. C’était tomber de Charybde en Scylla. Les hommes
devenaient ainsi à bon compte des héros; les femmes, des
déesses; héros et déesses coiffés à la mode du jour, cela
va de soi, et vêtus de satin. Un document, retrouvé par
M. Bredius dans les archives hollandaises, signale un
ménage bourgeois s’accordant avec un peintre pour l’exé-
cution de deux portraits : Monsieur sera représenté en
Scipion; Madame, en Pallas.
Pendant une longue période, en somme, le portrait ne
semble possible qu’environné de solennité ; il ne paraît
pouvoir se produire que dans une atmosphère de flatterie.
C’est que, pendant une longue période aussi, il est comme
l’apanage des grands et des favoris de la fortune, l’aspira-
tion suprême des gens en quête de célébrité. J’avoue qu’il
doit à cette circonstance une somme considérable d’inté-
— 3^3 —
rêt et que, la gravure aidant, il deviendra pour l’histoire
une source écrite de réelle importance.
Vulgarisé par le burin, un portrait est susceptible de
s’enrichir de tout un ensemble d’informations sur le per-
sonnage dont il redonne les traits et dont, bien souvent, il
complète la biographie.
Parfois enfin, et non rarement, il devient entre les
mains des thuriféraires un instrument de flatterie.
N’est-ce pas l’un d’eux qui a trouvé, pour le portrait de
d’Harcourt, ces vers presque aussi fameux que l’estampe
qu’ils décorent :
L’honneur qu’il s’est acquis est S3 7 grand et sy juste,
Et l’on aura pour luy tant d’estime et d’amour,
Que, comme les grands Roys prennent le nom d’Auguste,
Les plus fameux héros prendront celui d'Harcour.
Une femme, ai-je dit, n’entendait être peinte qu’à la
condition d’être belle. C’est maintenant au tour du poète
de combler la mesure des flatteries du peintre :
Moins d’esclat avait dans les 3 7 eux
Celle pour qui les Grecs firent dix ans de guerre,
Et vous n’avez, hommes et dieux,
N’} 7 rien de plus beau dans les deux
N} 7 rien de sy beau sur la terre.
Je multiplierais à l’infini ces exemples; ils ne feraient
que donner plus d’évidence à ce fait, que le public et les
artistes se désintéressaient également du « naturel et de
la vérité », que le modèle, pour sa part, tenait bien plus
à ressembler à son portrait qu’il n’avait essentiellement
à cœur que celui-ci fût sa fidèle image.
II.
Un épisode intéressant de l’histoire du portrait marqua
l’année 1632. En cette année-là, Van Dyck et Frans Hais
— 3 6 4 —
se rencontrèrent à Harlem et se firent réciproquement leur
image. Les détails de l’entrevue sont faits pour remettre
en mémoire la fameuse visite d’Apelle à Protogène, car il
suffit à Van Dyck d’un petit nombre de coups de brosse
pour trahir son incognito. On assure qu’il fit de vives
instances pour déterminer son célèbre confrère à le suivre
à Londres. Frans Hais refusa de se laisser convaincre.
Flatter ceux du logis, à son maître complaire.
Rien de moins conforme à ce que nous savons des goûts
et des aptitudes de ce libre enfant de la nature, de cet
adversaire déclaré de la contrainte, non moins dans sa vie
que dans son art.
Frans Hais n’est ni partout ni toujours le fougueux
brosseur que nous admirons dans une partie de son œuvre.
Il est permis de douter cependant que son énergique pin-
ceau eût trouvé, parmi les gracieuses dames et les beaux
cavaliers de la Cour d’Angleterre, des modèles aussi favo-
rables que parmi les opulentes bourgeoises et les joyeux
gardes civiques de Harlem. Avec cela, l’aîné de Van Dyck
d’une quinzaine d’années, il avait dès longtemps des habi-
tudes faites, et l’on peut croire que, en dernière analyse,
l’art avait plus à perdre qu’à gagner à l’expatriation du
superbe portraitiste.
Le portrait, dans l’école hollandaise, constitue vraiment
une des plus splendides manifestations du génie artistique.
Consacrée non plus à la glorification d’un homme et de
sa race, l’œuvre, par nature et par destination, est faite
pour intéresser la foule. Comme le dit Vosmaer, « un
peuple nouveau et qui a su s’affranchir du pape, du roi et
de la tradition, naît à la vie. Un tel milieu est seul capable
de faire éclore un tel art radicalement indépendant, natu-
rel, humain et tiré des entrailles mêmes de la nation (‘) »,
(') Frans Hais. Leyde, 1873, p. 2.
— 365 —
Groupés en armes autour du chef de leur choix, réunis
pour quelque devoir civique ou charitable, pénétrés de la
grandeur, tout au moins de l’utilité de leur rôle, fiers aussi
de l’estime de leurs commettants, les libres citoyens tien-
dront à honneur de se faire peindre à frais communs, pour
aller ensuite, aux parois de la salle de leurs assemblées,
poursuivre cette longue série de tableaux corporatifs dans
lesquels leurs descendants relèveront un jour avec fierté
leur présence et à leur tour puiseront une leçon de
civisme. Le génie de Frans Hais sut rajeunir cette donnée
déjà plus que séculaire de son temps. Bien d’autres artistes
ont brillé dans le même ordre de productions; on peut
dire que, sauf Rembrandt, venu au monde vingt-sept ans
après lui, aucun ne l’éclipse.
Il y a de nos jours, je le sais, un mérite médiocre, si
tant est qu’il y en ait, à faire ressortir la valeur des pro-
ductions de Frans Hais, assez hautement appréciées des
connaisseurs.
Fromentin, que pourtant ses goûts ni son éducation ne
préparaient à louer sans réserve l’esthétique du maître,
n’hésite pas à voir en lui « un des plus habiles peintres et
des plus experts qui aient jamais existé nulle part, même
en Flandre avec Rubens et Van Dyck, même en Espagne,
malgré Vélasquez ». Cela peut suffire à la gloire d un
artiste.
Pourtant, constatez l’influence de la mode : à l’époque
où paraissait le livre fameux du critique français, il y avait
peu d’années encore que Frans Hais commençait à être
jugé à sa valeur. En Angleterre même, où nombre de
maîtres hollandais trouvèrent dès le siècle passé de chauds
admirateurs, je constate qu’en 1855 une somme de quel-
ques livres suffit à payer une œuvre du grand portraitiste.
Dix ans après, à la vente Pourtalès, lord Hertford se
fait adjuger, au prix de 51,000 francs, un portrait d’homme,
aujourd’hui une des perles de la collection Wallace.
— 366
Depuis, la valeur des œuvres de Frans Hais n’a fait que
progresser. Cela n’empêche que, en 1876, — il y a quinze
ans à peine, — Fromentin a pu écrire encore avec un
soupçon d’humeur : « Aujourd’hui le nom de Hais reparaît
dans notre école au moment où l'amour du naturel y rentre
lui-même, avec quelque bruit et non moins d’excès ».
L’amour du naturel! Grands dieux! S’il est un domaine
on l’on ne s’attendît pas à le voir rentrer, par la simple
raison qu’il n’en dût pouvoir sortir, n’est-ce pas celui de
l’art? Pourtant il faut se rendre à l’évidence du con-
traire.
Il est incontestable que le XVIII e siècle nous a laissé
un ensemble d’œuvres exquises. Avouons que le souci
d’être naturel n’a pas dû grandement tourmenter leurs
auteurs. A peine se fait-il jour, et bien timidement encore,
à une époque déjà rapprochée de la nôtre, comme dans les
œuvres de Greuze et de Chardin, si vite délaissées pour les
solennelles conceptions de Le Barbier et de David.
Il ne fallait rien moins qu’une commotion révolution-
naire pour ramener le portrait dans les voies du naturel.
David, sans se dépouiller tout à fait en sa faveur de son
rigorisme académique, n’en a pas moins, surtout à une
époque rapprochée de ses débuts, signé des effigies excel-
lentes et dont il serait impossible de contester le naturel
parfait. Bien entendu, je ne range dans cette catégorie et
malgré leur valeur d’art, ni le Marat, ni Le Pelletier
de Saint-Fargeau, non plus que le Bonaparte. Ce sont là,
à proprement parler, des conceptions historiques. Mais
il y a de David tout un ensemble de portraits dont le
grand caractère se rehausse d’une sincérité d’interprétation
qui les fera rechercher bien au delà de pages plus dévelop-
pées, que leurs allures solennelles nous rendent aujourd’hui
insupportables.
Malgré les incroyables et les merveilleuses, l’esprit
démocratique avait eu raison de beaucoup d’excentricités
de la mode et, par la forme comme par la couleur, l’habit
des deux sexes se signalait par une simplicité plus favorable
à la peinture. On allait pouvoir enfin, sans être ni grand
seigneur ni financier, prétendre avoir son portrait. Aussi
bien la poudre, l’habit de velours et le gilet de satin
délaissés, il devenait difficile au peintre de caractériser le
rang social de son modèle. L’individu alité primait en
importance le rôle; les exemples, en un mot, étaient à
chercher dans la réalité, sans l’interposition de la fantaisie
plus ou moins inventive du portraitiste.
Peu à peu on s’accoutuma à considérer les anciens, les
Hollandais, dont, inconsciemment, on se rapprochait.
L’influence des portraitistes anglais, spécialement de Rey-
nolds, se faisait sentir aussi en quelque mesure sur le con-
tinent, mais, en réalité, l’impulsion partait de David.
Etape remarquable, tout le monde a pu s’en convaincre à
l’Exposition du Centenaire, comme à celle des Portraits
du siècle. Voyez pourtant la signification du portrait,
envisagé comme caractéristique d’une époque : l’Empire
n'était pas fait que, déjà, le portrait d’apparat rentrait en
scène et, ici encore, la personnalité de David se montre à
l’avant-plan.
Ordonnateur des fêtes républicaines, le chef d’école
garda la haute main sur tout l’ensemble du mouvement des
arts tant que dure l’ère napoléonienne.
Le fameux portrait de Bonaparte, peint après Marengo
et que possède aujourd’hui le Louvre, nous ramène en
droite ligne aux conceptions de l’ancien régime.
Quand il fut question de ce portrait, le premier consul
voulut savoir comment il serait représenté.
« — Je vous prendrai », dit David, « l’épée à la main
dans un combat.
» — Ce n’est pas avec l’épée qu’on gagne les batailles.
Je veux être peint calme, sur un cheval fougueux.
» — ; Soit; et quand poserez-vous?
3 68 -
» — Poser! Mais vous n’y pensez pas? Croyez-vous que
les grands hommes de l’antiquité aient jamais posé pour
les images qui sont parvenues jusqu’à nous?
» — Mais, général, je vous peins pour vos contempo-
rains, pour vos soldats qui vous ont vu, vous connaissent
et voudront vous trouver ressemblant.
» — Ressemblant! mais la ressemblance consiste-t-elle
seulement dans l’exactitude des traits, des détails, d’un
pois sur le nez par exemple? C’est la physionomie, le
caractère de l’homme qu’il faut peindre.
» — Mais l’un n’empêche pas l’autre!
» — Alexandre a-t-il jamais posé pour Apelle? Personne
aujourd’hui ne s’informe si les portraits des grands hommes
sont ressemblants; il suffit que leur génie y vive ('). »
Déjà Napoléon perçait sous Bonaparte.
Le premier consul eut son portrait sans avoir posé,
portrait légendaire, comme tous les autres d’ailleurs, car
il n’existe pas, que je sache, une seule image de Napoléon
fidèlement copiée sur le vif.
L’empereur en est-il moins connu? Sa physionomie ne
s’est peut-être popularisée si vite que, précisément, parce
qu’elle n’a été livrée à la foule que dans ses traits caracté-
ristiques, ce qui, pour les souverains, à peine entrevus,
constitue la ressemblance essentielle. Personne ne s’attend
à ce que le profil d’une monnaie soit l’image absolue du
monarque, ni que chaque nouvelle émission nous apporte
de lui un profil nouveau.
C’est qu’il y a, pour les illustrations, une ressemblance
spéciale, destinée à fixer la tradition. Rubens, par exemple,
dont la physionomie n’est pas moins populaire que celle
de Napoléon, a été représenté à différents âges. Bien des
(') L. -J. -Jules David, Le peintre Louis David. Paris, 1880, pp. 382-383.
369 —
personnes en sont encore à ignorer que l’illustre peintre
fut, de bonne heure, affligé d’une calvitie presque com-
plète. Qu’importe à la foule! Elle n’a voulu retenir que
l’image populaire, celle au grand chapeau, que le simple
fait de prononcer le nom de Rubens représente à notre
souvenir. Le maître lui-même l’a sans doute voulu ainsi,
et j’ai eu l’occasion de montrer les modifications qu’il
apporta à son image dans ce but (‘).
Bien plus encore que la peinture, le principe régit la
statuaire. S’agit-il de transmettre à la postérité le souvenir
d’un citoyen illustre, évidemment c’est de l’ensemble des
faits de sa carrière que saura s’inspirer le sculpteur. Il
n’ira pas, au rebours du bon sens et du bon goût, sous
prétexte de ressemblance et pour complaire à quelques
badauds, commettre l’anachronisme d’immortaliser dans
sa décrépitude un homme dont l’œuvre marquante a coïn-
cidé avec la période de sa vie la plus favorable aux mâles
entreprises.
Qu’importerait ici une ressemblance textuelle, alors
qu’en l’espace d’une seule génération cette ressemblance
n’est plus qu'un vain mot, la grandeur du souvenir ayant
transfiguré l’individu? La théorie de Napoléon ne man-
quait pas, en somme, de justesse ( 2 ).
(') Rubens d'après ses portraits. Étude iconographique ( Bulletin Rubens. Anvers,
1883).
( 2 ) Les lettres de Duroc, grand maréchal du Palais, chargé des commandes.
« Recommandez aux peintres », écrit Duroc le 15 septembre 1807, « de faire des
figures plutôt gracieuses »; le I er octobre : « Recommandez aux peintres de
s’attacher moins à la parfaite ressemblance qu’à donner le beau idéal en con-
servant quelques traits et en faisant un portrait plutôt agréable » ; le 22 octobre :
« Je vous renvoie, Monsieur, le portrait de Sa Majesté, la figure n’a pas assez de
noblesse; enfin, dans celui-là comme dans tous les autres, le peintre cherche à
attraper une ressemblance qu’il ne peut attraper et cela le conduit à faire
d’autres fautes » ( Gazette des Beaux-Arts, vol. II, p. 1994, article de Frédéric
Masson).
11
24
— 370
III.
Le XIX e siècle, en ce qui concerne le portrait, débute
par un événement dont l’importance ne saurait être
méconnue : l’invention de la lithographie. Dès l’année 1799,
le procédé était complet. Bien que servant aux usages les
plus divers, il ne tarda pas à devoir son succès principal
au portrait. En 1819 déjà, le procédé s’était à ce point
répandu que partout retentissaient les couplets d’un vau-
deville bien oublié : les Bolivar s et les Morillos :
Vive la lithographie !
C’est une rage partout,
Grands, petits, laide, jolie,
Le crayon retrace tout !
Et c’était bien le cas. Il s’en faut que la lithographie
n’ait prêté ses ressources qu’aux œuvres de premier ordre.
En revanche, les plus célèbres artistes — notez que je
n’en excepte aucun — ont illustré le dessin sur pierre par
des travaux d’importance considérable. Il existe d’Ingres,
par exemple, des portraits lithographiés qui sont des chefs-
d’œuvre. Les deux Vernet, Géricault, Delacroix, Decamps,
tous les hommes marquants de la période romantique, ont,
à l’aide de ce même procédé, mis au jour des planches
restées fameuses. Raffet, Bellangé, Charlet lui doivent
presque tout leur renom. Quelques artistes se vouèrent
surtout au portrait.
La grande vogue de leurs œuvres suffit à dire que ce fut
à l’entière satisfaction du public.
L’école belge a compté parmi les lithographes presque
tous ses artistes notables de la première moitié du siècle.
Madou, par exemple, fut, comme lithographe, un portrai-
tiste fécond et très original. Il y a de Van der Haert des
planches d’incontestable supériorité. Baugniet et Sch'u-
— 37i
bert, à eux seuls, ont constitué une galerie de portraits se
chiffrant à plusieurs milliers de dessins, parmi lesquels on
en peut citer de fort importants.
Tant valait le dessinateur, tant, sans doute, vaut l’image.
Il suffit à mon sujet de la constatation que la lithographie
fut pleinement à la hauteur de son rôle, que ni un fait ni
un homme marquants, à quelque titre que ce soit, ne lui
échappèrent, qu’enfin l’ensemble de ce qu’elle a créé
constitue pour l’histoire de la première moitié du siècle
une source d’informations qui, hélas ! va nous manquer
complètement pour la seconde.
« Elle a », disait Charles Blanc, parlant de la lithogra-
phie, « l’avantage de prêter mieux qu’aucun autre procédé
et, avec plus de souplesse, à mettre en relief le génie, le
caractère ou le tempérament de chaque maître. » Appli-
quée au portrait, son influence fut considérable. Bien que
réduite, comme la gravure, du reste, à l’unique opposition
du blanc et du noir, elle permettait à l’artiste de rendre
d’une manière complète la physionomie du modèle, d’allier
l’expression à la grâce, la correction de la forme à l’har-
monie de l’effet, de faire œuvre d’artiste dans l’acception
la plus sérieuse du mot. Ayant avec cela cette qualité si
désirable de pouvoir se reproduire à un nombre infini
d’exemplaires, l’effigie lithographiée s’adressant à la foule
devait, par cela même, se présenter sous une forme à la
fois simple et expressive, et je constate que, sous ce
rapport, elle exerça sur la peinture une très réelle
influence.
De beaucoup moins fréquent qu’il ne devait l’être par la
suite, le portrait peint n’apparaissait dans les expositions
qu’à la condition d’émaner de quelque artiste soucieux de
son rôle et sachant qu’il travaillait pour la postérité au
double point de vue de l’art et de l’histoire.
Vint la photographie. Ses premières apparitions, vers
1850, furent accueillies, comme elles méritaient de l’être,
— 372 —
avec enthousiasme. Quelle chose prodigieuse, en effet,
sans l’intervention d’aucun travail manuel, de reproduire,
avec une précision de détails faite pour désespérer le
peintre le plus minutieux, tout ce que perçoit le regard
humain et même davantage! Appliqué au portrait, et vous
savez qu’il le fut dès l’origine même, le procédé nouveau
rabaissait au rang de simple curiosité les effigies daguer-
riennes. Bien que privé jusqu’alors des délicatesses plus
récemment acquises, il y eut en sa faveur un courant irré-
sistible. Ce fut à qui aurait son image, et si l’on ne procla-
mait pas encore la déchéance de la peinture, c’est que le
moyen de fixer les couleurs par la photographie restait à
trouver. En attendant, la lithographie eut à soutenir tout
l’assaut de sa redoutable concurrente : elle succomba. Les
dessins, où jusqu’alors l’artiste redisait pour lui-même et
pour nous ses impressions fugitives et qui, dans leur
sobriété de bon goût, puisaient une éloquence si haute,
on les taxa de superflu, de fantaisistes ('). L’artiste par
excellence serait désormais le soleil, ce soleil frappé de
déchéance à son tour, car, vous savez, à la faveur de
l’étincelle magnésique, on se passe déjà de lui.
Explorant les réduits les plus ténébreux, dévoilant les
secrets les plus cachés, rapide autant que l’oiseau en son
vol, que la vague en sa course, luttant de promptitude
avec l’éclair lui-même, la photographie fait le jour dans
les cavernes, brave le temps et l’espace, décompose le
mouvement, et faisant à ses démonstrations le sacrifice du
bon goût, des dessinateurs en arrivent à mettre en scène
des cavaliers lancés au galop sur des montures dont l’appa-
(’) Je ne saurais omettre de signaler, en passant, comme un des plus beaux
échantillons de la lithographie, le livre trop peu connu d’un peintre français :
A. -J. -B. Thomas, Un an à Rome et dans ses environs, publié en 1830. Composé
avec une remarquable entente des sujets, les planches de ce magistral recueil
suffiraient à démontrer ce que peut devenir, dans la main d’un homme de
talent, le crayon lithographique.
— 373 —
rence est tout le contraire de l’effet perçu par notre œil.
Ainsi l’exige l’instantanéité !
Dans ses rapports avec l’être humain, la photographie,
cela va de soi, devait influer très sensiblement sur la
conception du portrait. Obtenir en l’espace de quelques
secondes une image complète, répétée ensuite à un nom-
bre indéterminé d’exemplaires, le tout à un prix infime,
ne pas saluer comme l’œuvre du génie pareil exploit serait
indigne d’un homme de sens.
Il y a quelque vingt ans de cela, M. Legouvé, dans une
lecture faite à l’Académie française, insistait sur l’impor-
tance de la photographie, envisagée au point de vue social.
« Elle a », disait-il, « mis à la portée des plus humbles
cette joie immense, réservée jadis aux classes privilégiées,
la joie de posséder l’image de ceux qu’on aime. Grâce à
elle, le pauvre paysan qui part pour l’armée emportera
dans sa giberne, non pas un bâton de maréchal de France,
mais, ce qui est plus facile et non moins doux, le portrait
de sa mère à qui il laissera le sien. »
Cela est non moins excellemment dit qu’excellemment
pensé pour les choses envisagées au point de vue du senti-
ment. Au point de vue de l’art, il faut en rabattre.
La photographie, si bien accueillie et si accueil-
lante, si intéressante aussi à des titres nombreux, a porté
une grave atteinte à la faculté d’invention, comme à la
diffusion du goût, et j’ai bien peur que son triomphe
n’aboutisse à détourner l’artiste de l’incessante, délicate
et salutaire opération de l’esprit de recherche, dont ses
instantanéités prétendraient en vain nous donner l’équi-
valent.
Tenez, en voyant la foule faire si complaisamment
escorte au char de la photographie, je ne puis me défendre
de penser à l’épisode saisissant de la Danse macabre,
d’Alfred Rethel, créée sous l’influence des événements
qui, en 1848, bouleversèrent l’Europe. Dans cette image,
— 374 ~
la Mort, à la faveur d’un déguisement, opère, sous les
yeux d’une foule en délire, ce prodige de niveler, dans les
plateaux d’une balance, la couronne des rois avec la pipe
du prolétaire. Rien de plus réel en apparence, rien de plus
faux en réalité. La balance, au lieu d’être suspendue par
le fléau, est tenue par l’épine! Cependant la multitude
éclate en transports; seule, une femme, courbée par l’âge
et presque aveugle, a constaté la fraude; elle s’enfuit
terrifiée. Ne vous semble-t-il pas, Messieurs, dans cette
pauvre vieille, trouver la personnification de l’art; dans le
fallacieux opérateur, celle de la photographie?
Suppléant par une apparence de vérité aux nuances
exquises du sentiment, la photographie ne crée pas un
portrait au sens vrai du mot; car, pour emprunter l’expres-
sion si juste de l’auteur de la Grammaire des arts du
dessin, clairvoyante dans le monde de la matière, elle est
aveugle quand elle regarde le monde de l’esprit.
M. Legouvé lui-même l’admettait : « Notre visage n’est
pas tout entier dans la charpente osseuse, il est aussi dans
notre physionomie, dans le jeu des mouvements de notre
esprit, dans ce dedans, enfin, qui est bien pour quelque
chose dans le dehors, quand il fait briller nos yeux, quand
il fait palpiter nos lèvres, quand il enfle nos narines, quand
il relève nos chairs, quand il répand, enfin, sur nos traits le
feu de la colère, l’éclat de la joie, la lumière de l’intelli-
gence. Tout cela, c’est nous aussi; or que devient tout
cela dans la photographie? »
Voilà pour l’individualité du modèle. Et l’individualité
du peintre, d’où naît, croyez-le bien, le charme essentiel
de toute création artistique, croyez-vous qu’on la supprime
impunément ?
L’image produite par l’objectif photographique est
banale, indifférente, inapte à traduire une personnalité,
incapable surtout de créer un type, car le portrait, quoi
qu’on en dise, ne saurait être jamais qu’une interprétation.
375 ~
Quelle différence entre ces portraits « carte de visite »
— un mot passé dans la langue — et les miniatures
d’autrefois! Un échange de portraits, mais c’est à peine
autre chose aujourd’hui qu’un échange de politesse. Que
l’amoureux soit aise toujours d’obtenir le portrait de sa
belle, c’est probable et même certain. Gageons que son
bonheur serait plus parfait si, au revers de la carte, il ne
vovait ces mots terribles : On garde les clichés!
J’ai mentionné tout à l'heure les effigies sépulcrales,
merveilles de l’art du moyen âge et de la Renaissance. Eb
bien! notre temps a trouvé mieux : c’est d’insérer dans le
marbre des tombeaux la photographie des défunts, jet ant
ainsi en pâture à la curiosité du passant cette chose intime
et sainte : l’image d’un être aimé que poétise pour nous le
souvenir !
Le soleil, par bonheur, honteux de l’œuvre dont on le
rend complice, a bientôt fait de dévorer son enfant.
Notre temps ayant pu satisfaire à si bon compte aux
besoins de la foule en ce qui concerne le portrait, la part
toujours plus considérable attribuée à ce genre de produc-
tions dans l’œuvre des artistes contemporains, semble, au
premier aperçu, un fait contradictoire. L’expliquerons-nous
par une paresse d’esprit signalée parfois comme caracté-
ristique de cette fin de siècle; ou le portrait n’est-il, comme
on l’a dit encore, qu’une rupture plus ou moins solennelle
et, souvent en vérité, trop évidente avec la scolastique de
l’art? Ne serait-il pas plus consolant de pouvoir attribuer
la fréquence de ces productions si directement inspirées
aux sources de la nature, à une cause plus élevée, et plus
réellement digne de l’esprit de notre temps : la reven-
dication des droits de l’artiste opposée aux envahissements
de la photographie?
Laissons celle-ci multiplier ses efforts, parfois couronnés
de succès, pour simuler l’effet d’une peinture; elle n’arri-
vera pas, rendons-en grâce au ciel, à imposer silence à
— 376 —
la voix de l’idéal qui parle en nous comme une autre
conscience, et n’est autre chose, en dernière analyse, que
le principe générateur de toute conception artistique digne
du nom. L’artiste seul, on le devine, on le comprend
d’instinct, est à même de traduire, avec la précision voulue,
la physionomie de son semblable; qu’il ait recours pour
cela au crayon, au burin, au pinceau, à l’ébauchoir, peu
nous importe. Lui seul, nous l’avons vu, a qualité pour
redire aux âges futurs l’esprit de son temps si fidèlement
reflété toujours par le geste, par l’attitude, par l’expres-
sion du visage des individus que retrace sa main. Que si
physiquement et moralement, l’homme traverse les siècles
obéissant aux mêmes mobiles, esclave des mêmes pas-
sions : les courants généraux d’idées, les mœurs, les
croyances, l’exercice de certaines professions, la somme,
enfin, de ces conventions qu’institue la mode, font qu’aux
diverses époques sa manière d’être et de penser se tra-
duisent par d’infinies nuances qui, nulle part mieux que
dans le portrait, n’ont trouvé leur répercussion.
Croyez bien qu’il ne suffira jamais d’un costume pour
refaire à nos yeux l’homme du passé. C’est avec raison
qu’on l’a dit (M me de Girardin) : « La pensée sculpte le
visage, cisèle les traits, refait le masque ». Telle est, en
résumé, toute la philosophie du portrait.
Si les restitutions ne sont pas de son domaine, si, dans
sa perfection même il ne lui est pas donné d’aspirer au
sublime, les champs de la fiction lui étant interdits,
applaudissons à son effort, car il lui appartient d’être pour
les siècles le miroir où sont appelées à revivre les sociétés
éteintes, et pour l’art l’incorruptible gardien du respect
de la vérité.
DE LA TRADITION EN ART
AU CONTACT
DE L’ÉVOLUTION SCIENTIFIQUE MODERNE
DISCOURS
prononcé à la séance publique de la Classe des beaux=arts
de l’Académie royale de Belgique, le 28 novembre 1909
A quelque point de vue qu’on se place pour l’envisager,
le XIX 1 siècle, « par excellence le nôtre », a pu dire
récemment un de nos savants confrères, occupera dans
l’histoire une place absolument à part.
Vous n’attendez point de moi l’énumération de ses con-
quêtes dans le domaine de la science. Mais on n’a pas, je
crois, considéré autant qu’elle mérite de l’être l’autorité
de ces conquêtes, non pas seulement sur la production
artistique en général et sur la forme qu’elle revêt, mais
plus spécialement en ce qui concerne l’idéal. J’ai pensé
qu’il pouvait n’être pas sans intérêt, ni sans utilité même,
de m’arrêter un moment à cette question.
Dire que l’art d’aujourd’hui, dans son principe et dans
sa forme, diffère d’une manière essentielle de celui du
passé, équivaut à proférer un truisme. Lentement battues
378 —
en brèche, les anciennes formules ont peu à peu cédé la
place à une conception en quelque sorte nouvelle et plus
large du rôle dévolu à ses adeptes.
S’il est juste de rendre hommage à des convictions
affirmées avec ardeur et traduites non toujours sans intran-
sigeance, comme le furent celles de certains chefs d’école
hautement prisés il y a trois quarts de siècle, le temps, ce
suprême arbitre des choses, a placé très avant aussi, dans
notre estime, des novateurs longtemps incompris, dont le
nom, trop souvent, il faut l’avouer, a grossi le martyro-
loge de l’art.
Que l’art ait eu ses martyrs, nul ne songe sans doute à
le contester. Sans remonter jusqu’aux époques lointaines
où, par exemple, la proscription des images religieuses par
Léon l’Isaurien amena des sculpteurs à chercher un asile
dans les bois et les antres, pour y poursuivre sans
faillir leur pacifique travail, bravant ainsi la persécution,
l’histoire, en des siècles infiniment plus proches du nôtre,
a retenu les noms de ceux qui, victimes de leur foi dans
les principes que glorifie leur art, moururent sans en avoir
connu le triomphe.
On ne se défend pas de tristesse à la lecture des pages
consacrées par les biographes à certains de ces incom-
pris. Parmi eux se range un remarquable artiste dont
le nom, sans doute, dit peu de chose à votre souvenir,
Hercule Seghers, un maître dont l’influence de Rem-
brandt suffit presque à dire la valeur. Sans pénétrer dans
l’analyse de son œuvre que l’on s’apprête, en Allemagne, à
faire paraître en fac-similé, il me suffira de dire qu’il fut,
à proprement parler, l’inventeur du procédé, aujourd’hui
si populaire, de l’eau-forte en couleur.
Laissez-moi vous lire les lignes qu’écrit à son sujet
l’historien Arnold Houbraken :
« C’était », dit-il, « un homme au sens droit, riche
d’idées, excellent dans la traduction de vastes espaces
— 379
semés de villages et de hameaux, expert non moins en l’art
de peindre des montagnes et des masses rocheuses, comme
le montrent ses tableaux et ses estampes.
» Pourtant, on eût dit qu’il était né sous une fâcheuse
étoile, et encore qu’il s’adonnât au travail avec une ardeur
infatigable, il n’arriva jamais à triompher de la malchance
qui le poursuivait.
» Il lui fallait constater avec douleur que d’autres, ses
inférieurs, l’emportaient, car la pauvreté paralysait son
essor. »
Hélas ! illustration nouvelle de la désespérante devise
de Bernard Palissy, encore un martyr celui-là. Pauvreté
empêche les bons esprits de parvenir .
« Hercule Seghers », continue Houbraken,« avait trouvé
par son génie l’art de reproduire sur toile des paysages en
couleur, mais ces œuvres étaient accueillies avec indiffé-
rence, pourtant il les offrait à bas prix.
» Sa femme se lamentait de voir maculer d’impressions
tout le linge du ménage, et, l’argent faisant défaut pour
en acheter d’autre, un dénuement profond régna bientôt au
logis.
» Et, d’autre part, le pauvre artiste vovait, avec morti-
fication, ses estampes utilisées d’une manière courante par
les marchands de beurre et de savon pour envelopper leur
marchandise.
» Enfin il entreprit une planche à laquelle fut prodigué
le meilleur de son talent et s’en fut l’offrir, à un prix
infime, à un brocanteur. Démarche vaine! Et bien qu’il
affirmât que chaque épreuve, après sa mort, vaudrait plus
que la planche elle-même, le marchand n’entendait la
payer qu’à peine la valeur du cuivre.
» Il la reprit donc et, après en avoir fait quelques
tirages, la coupa en morceaux. Son chagrin était sans
bornes.
» Alors il se mit à puiser des consolations dans le verre
- 3 8 °
et rentrant chez lui, un soir, pris de boisson, fit une chute
si. malheureuse qu’il en mourut. (C’était en 1640, l’année
de la mort de Rubens.)
» Ce, qu’il avait prédit s’est réalisé : on a payé, depuis
sa mort, chaque épreuve jusqu’à seize ducats, et encore
s’estime heureux qui en peut conquérir une. »
Aujourd’hui c’est par cent qu’il faut multiplier les seize
ducats pour entrer en possession de l’épreuve d’une
planche d’ Hercule Seghers, représenté dans les plus
riches collections seulement.
Mon auteur cite d’autres exemples d’artistes vaillants
poursuivis par l’insuccès. L’un de ces derniers, voulant
illustrer sa guigne, disait plaisamment que s’il s’était
adonné à la confection des chapeaux, la nature aurait
probablement fait naître les gens privés de tête.
On consacrerait un intéressant volume aux méconnus de
l’art, qu’on voulût, pour appuyer le sujet, prendre ses types
parmi les anciens ou parmi les modernes. Et sans doute
serions-nous surpris d’y voir paraître plus d’un nom fameux.
On se réjouit de penser que plus de justice, d’aucuns
pourront dire moins de conviction, préside aujourd’hui
aux jugements portés sur les artistes.
A se placer au point de vue exclusivement belge, les
tendances les plus opposées sont admises à se produire, si
pas avec une égale faveur, toujours du moins avec une
égale liberté.
Il n’y a pas bien longtemps, pour le jeune artiste, avoir
vu ses œuvres écartées par le jury d’un salon officiel,
bornait souvent des aspirations longuement et chèrement
entretenues. On a eu le temps de s’apercevoir que l’opi-
nion publique ne laisse point toujours sans appel des
jugements qui, pour être très impartiaux sans doute, ne
reflétaient pas moins des influences dont le temps, par
bonheur, ne devait point tarder à faire justice.
Pour les artistes vraiment doués, cette justice imma-
- 3 8i -
nente a fait sentir ses effets à plus courte échéance que la
chose n’eût été jadis envisagée comme possible. N’est-ce
point là une résultante de ce phénomène que, à défaut de
le pouvoir qualifier d’un autre nom, vous voudrez bien me
permettre d’appeler, un peu barbarement, la « rétrospec-
tivité », comme on dit la -rétroactivité? J’entends par là
l’évolution qui, à certains moments, vient mettre en hon-
neur des œuvres et des tendances longtemps inaperçues,
soudainement mises en relief par d’autres d’époques plus
récentes.
\
Personne ne songe probablement à nier que Vélasquez,
Frans Hais et Rembrandt, pour ne parler ici que des plus
notoires, aient influé sur l’art contemporain avec une puis-
sance dont, très certainement, aucun critique n’eût voulu
admettre la possibilité il y a trois quarts de siècle à peine,
quand seuls faisaient foi l’art antique et ses dérivés.
De même l’école anglaise, dans ses représentants les
plus fameux, Reynolds, Gainsborough et même Lawrence,
transportant d’admiration Delacroix — encore un méconnu
— arrivant en Angleterre et s’exclamant presque en triom-
phe, lui qu’en France on envovait volontiers à Charenton,
son lieu natal : « Il y a de vrais peintres ici! » C’était là,
en fait, de la rétrospectivité inconsciente, et je crois bien
que c’est à dater d’alors que les peintres anglais ont fait
sentir leur influence sur le continent.
Vélasquez, le grand Vélasquez fut, pourrait-on dire,
exhumé par Wilkie. Ecrivant de Madrid à un ami, ne lui
disait-il pas sa surprise d’avoir trouvé un peintre à ce point
moderne qu’avec peine se défendait-il de le croire son
contemporain, absolument, soit dit en passant, l’effet pro-
duit en Espagne sur quiconque a eu la joie de visiter la
splendide Galerie de Madrid. Et l’admiration inspirée par
Vélasquez devait engendrer, à son tour, celle de Goya,
actuellement un des maîtres les plus haut cotés parmi les
connaisseurs.
— 382 —
En somme, notre temps, libéré de la tyrannie des
systèmes, a le privilège de pouvoir, d’un œil plus averti,
considérer les périodes révolues, avec plus de clairvoyance
encore juger le présent. En pouvait-il être autrement à une
époque où la facilité des communications permet à tous de
juger dans leur esprit véritable les grandes créations du
passé, si mal connues encore il y a un demi-siècle?
*
* *
« L’art est le grand témoin du monde, le plus sincère, le
plus beau et jusqu’à ce jour le plus véridique, La science
en sera-t-elle le juge définitif? »
Cette question que posait, dans un récent ouvrage, le
pauvre Guillaume Dubufe, si soudainement enlevé à ses
pinceaux, je n’ai garde, veuillez le croire, de la vouloir
résoudre dans un sens affirmatif.
L’art, comme la science, ne progresse que libre de toute
contrainte. C’est là, je pense, une vérité admise par tout
artiste sincère. Mais rien, en revanche, n’est mieux fait
pour nous garantir contre le retour d’un autoritarisme dont
les conséquences ne sont que trop manifestes et n’ont été
que trop pernicieuses, qu’une information plus complète,
une compréhension plus saine de son rôle au temps de sa
plus vive splendeur.
Les artistes, pour la plupart, trouvent oiseuses, j’en ai
peur, ces excursions dans les époques révolues. Se persua-
dant volontiers que l’art, comme la science, est en droit
d’enregistrer des conquêtes définitives, tout le passé leur
apparaît presque normalement comme une ère de prépara-
tion, autant dire de tâtonnements.
A la différence de la période classique ou de la période
romantique, quand le passé, supérieurement mal compris
et mal connu, présidait à la dénaturation presque systéma-
tique de l’esprit des époques, les suivantes n’ont plus voulu
— 3^3 —
faire à la tradition, avec des fortunes diverses d’ailleurs,
qu’une part infiniment réduite. De là cette conséquence
assez imprévue, qu’à aucun moment, sauf peut-être chez
les Romains, les œuvres anciennes n’ont été disputées à
des prix plus fabuleux, ni peut-être n’ont été moins sincè-
rement goûtées.
« Nécropoles de l’Art », selon l’ingénieuse expression
d’un critique en évidence, les Musées où s’amoncellent
des œuvres dont le prix représente parfois une fortune,
semblent devoir bientôt ne plus intéresser que cette classe
de visiteurs dénommés les « curieux ».
On a pu établir la filiation bien lointaine de ces ama-
teurs avec ceux pour qui, dès le moyen âge et dans l’anti-
quité même, le prix d’une œuvre décidait de son mérite.
Nulle époque, cependant, ne peut être comparée à la
nôtre en ce qui concerne les facilités procurées à tous,
artistes et profanes, d’être admis à connaître, au besoin
d’apprendre le moyen de s’approprier les objets d’art
disséminés de par le monde et dont la spéculation a fait
monter le prix à un niveau où nécessairement la fraude
trouve un terrain d’exploitation fertile.
Il y a peu d’années, réunis à un congrès, les conserva-
, teurs des Musées ont poussé un cri d’alarme à la vue des
nombreux trésors d’art du vieux monde passant chaque
jour les mers pour enrichir les collections des multi-
millionnaires américains, d’ailleurs inspirés par un louable
amour de leur pays. Ils ont voulu aussi se concerter sur le
moyen de déjouer les artifices de la fraude, en s’éclairant
sur ses supercheries toujours plus ingénieuses.
Appréciée souvent fort mal et, dans tous les cas, sans
bienveillance, la critique a encouru le reproche d’avoir
démoli plus qu’elle n’a édifié de réputations. Il est pénible,
certes, de voir porter atteinte au prestige de renommées
établies, cruel non moins de voir se dissiper à la lumière
d’un jugement éclairé un renom sanctionné par la plus
— 3§4
respectable, en apparence, des autorités, le suffrage des
foules. Mais, avouons-le, ils se faisaient la part commode,
les critiques d’antan.
Point de livre si médiocre où l’on ne trouve à apprendre,
mais on peut dire sans irrévérence qu’en dehors de l’attrait
fréquent de la forme, de la valeur occasionnelle des
illustrations, rien n’est dangereux comme de se fier aux
appréciations émises sur les productions artistiques et
même aux informations en des matières touchant à l’his-
toire de l’art, puisées dans les ouvrages datant de la
première moitié du XIX e siècle.
Un des maîtres de la critique contemporaine, M. Emile
Michel, de l’Institut, dont nous déplorons la perte récente,
aborde ce sujet avec l’autorité qui s’attache à ses écrits,
dans le dernier ouvrage sorti de sa plume : Etudes sur T his-
toire de l’art. Je n’entreprendrai pas de suivre cet éminent
et regretté confrère sur un terrain surtout français.
Mais, comme Belge, je songe avec un serrement de cœur
à la façon dont furent littéralement bafoués des artistes
dont le nom est aujourd’hui environné de respect par des
critiques peu préparés ou peu enclins à saisir ce qu’il
y avait dans leurs œuvres de sentiment, d’élévation ou de
sincérité. Aussi est-ce du dehors que, trop souvent, durent
leur venir, comme en 1855, à l’Exposition universelle de
Paris, les suffrages d’esprits indépendants à qui leurs créa-
tions apparurent d’autant plus frappantes qu’elles consti-
tuaient en réalité, pour eux, des révélations plus sou-
daines.
Et, chose logique, alors que les enthousiasmes étaient
d’ordinaire sans mesure, on voyait naître et s’imposer des
théories dont l’inévitable effondrement devait causer autant
de douleur aux uns que frapper de confusion les autres.
En art, comme en toute matière, l’erreur est proche de
la vérité, mais rien n’est attristant comme de songer à la
condamnation sans merci des formes ou de conceptions
3§5
envisagées comme allant à l’encontre des règles « du bon
goût », chose instable s’il en fût par essence. On en sait
quelque chose par les jugements portés sur Rubens et
Rembrandt, au temps de la prépotence des maîtres clas-
siques.
Si nous parcourons un musée suffisamment riche pour
permettre le groupement des œuvres par écoles et par
périodes, nous sommes frappés de ce fait, que ï’art d’autre-
fois, autant que celui du présent, a connu des formes
d’expression, pas toutes également dignes d’admiration,
j’en conviens, pas toutes également d’accord avec nos
préférences, soit, mais d’ordinaire caractéristiques du
moment qu’elles évoquent dans l’histoire.
Et si tel est le cas, force est de se persuader que c’en
est fait des théories exclusives qui, à quelque moment, ont
provoqué des luttes de systèmes dont l’histoire a recueilli
l’écho et qui, je le crains, ont eu trop souvent pour effet
de paralyser l’essor de nofhbre de vocations sérieuses.
*
* *
Le XIX e siècle occupera une place très particulière
dans la formation des idées en matière d’art. Au gré
d’esprits moroses, je le sais, le mot « déformation » serait
mieux à sa place. J’estime pourtant que l’on ne peut parler
ainsi qu’à la condition de vouloir, ignorer le prodigieux
accroissement des forces qu’en l’espèce procurent à notre
temps les précieux facteurs de progrès nés de la science
moderne.
M. Emile Michel, dans son livre prérappelé, s’appli-
quait à faire ressortir la valeur des ressources mises à la
portée de quiconque, par profession ou simplement par
fantaisie, entend pénétrer dans le domaine de l’art.
Qu’il n’y ait pas là de quoi produire un grand artiste,
j’en demeure d’accord, mais songe-t-on à nier que l’art
a
25
— 3 86
revendique dans la vie sociale une place beaucoup plus
importante que naguère? Tl est descendu des hauteurs
olympiennes, où il planait si récemment encore, pour
apporter jusque dans les plus humbles sphères à la fois
plus de charme et plus de poésie.
Et voyez : la photographie aidant, la foule est en pos-
session des chefs-d’œuvre de toutes les écoles, des monu-
ments les plus fameux de toutes les époques ; bien mieux,
elle apprend à connaître les sites les plus frappants de
toutes les contrées.
Et tandis que chaque jour la science, par quelque nou-
veau prodige, arrive à multiplier ces éléments d’infor-
mation, la modicité de leur prix n’écarte aucune classe
d’acheteurs.
Mieux encore, les productions marquantes des maîtres
anciens et modernes nous sont traduites avec les couleurs
des originaux, et cela à des prix infimes.
L’évolution se caractérise encore par ce fait que, en
remontant jusqu’aux origines de la gravure, nous voyons
ses premiers et frustes produits rehaussés à coups de
pinceau et, jusque dans les temps actuels, nulle image
populaire ne trouver d’amateur parmi les classes labo-
rieuses que traitée de même. Soudainement, voici la
librairie moderne arrivant à imprégner d’art ce qui, hier
encore, était à peine mieux qu’un travail d’ouvrier, entaché
des conventions qu’on était arrivé à en croire pour jamais
inséparables.
Inutile, bien entendu, de mentionner la cinématogra-
phie, dont les prodigieuses réalisations, trop fréquemment
accommodées à une mise en scène fantaisiste, en désac-
cord avec son but même, concourent néanmoins encore à
la diffusion de l’art et, par leur vérité même, en sont
comme la conscience.
Je sais qu’on reproche à notre temps d’avoir aboli la
notion du Beau comme l’entendaient ceux qui, aux plus
— 3 8 7
grandes époques, se sont appliqués à assurer son triomphe.
Le ciel me garde de vouloir les diminuer, mais j’ose pré-
tendre que, tout au contraire, nous approchons davantage
de sa définition idéale par Platon : « La splendeur du
vrai ».
Et comme l’historien, dans sa recherche, applique le
meilleur de son zèle à faire jaillir la vérité des sources
plus abondantes, plus libéralement offertes à sa soif de
savoir, l’artiste, de son côté, trahit une volonté plus haute
d’assurer par elle son triomphe.
Est-ce à dire qu’ils aient, l’un et l’autre, à rayer de leur
programme le puissant, je dirai l’éternel facteur de l’imagi-
nation? Gardons-nous de le soutenir.
Qu’est-ce, en définitive, que le frémissement de la vie,
la vibration de la lumière que le peintre se préoccupe de
surprendre dans la réalité, sinon l’effort même de l’imagi-
nation sans lequel, dirai-je, il n’y a point d’art?
« L’histoire, l’histoire de l’art elle-même », écrivait Théo-
phile Silvestre, il y a un demi-siècle déjà, « doit en quelque
façon ressembler à l’autopsie, au témoignage judiciaire,
pour ne point tomber dans les ana et les caprices, tandis
que la peinture n’est pas seulement un portrait isolé et
collectif, mais encore un rêve de l’imagination; le peintre
agrandit la vie sans en altérer la forme, l’essence première;
l’historien n’a pas le droit d’inventer un caractère, de créer
un tempérament; mais en méprisant les traditions infidèles,
en choisissant avec lucidité les points incontestables pris
d’après nature par les écrivains antérieurs et en s’armant
de ses propres intuitions, il réveille et ramène sous nos
yeux les générations endormies. »
Tracé par un réaliste, veuillez le noter, ce programme
fait à l’imagination encore une part envisagée comme
insuffisante au temps où il voyait le jour. J’estime qu’il n’a
point cessé de valoir. '
Quoi qu’on fasse, et si loin qu’on pousse la science de
3 88 -
l’observation, elle n’abolira jamais la poésie de l’art. Les
maîtres primitifs l’ont prouvé de manière irréfragable.
Et ce n’est pas pour faire du vrai son plus ferme soutien
que l’artiste ait un moindre effort à accomplir pour mériter
les suffrages du connaisseur.
Je vous parlais, il y a un moment, de l’opinion de
Silvestre : c’était, vous ne l'ignorez pas, un radical en art.
Par là même il jugeait avec quelque passion, et, parmi ses
contemporains, plusieurs furent terriblement meurtris par
sa plume acérée. Que de chaleur pourtant dans les pages
où Courbet lui-même n’est point épargné!
Quoi de plus juste, par exemple, que cette pensée :
« Étudions la tradition pour profiter des découvertes de
nos devanciers et les surpasser. »
Je pense bien que tel doit être le principe dirigeant de
l’art à notre époque.
Et bien au delà de ce qu’on pense, ou que peut-être on
ne l’a voulu voir, c’est à ce respect de la tradition qu’est
due, dans une sérieuse mesure, la grandeur de l’art d’un
Meunier, sans conteste le plus universellement et, je me
plais à le proclamer, le plus justement réputé des artistes
belges de ce temps, à l’origine si imparfaitement compris.
« Y aurait-il en lui l’étoffe d’un sculpteur? », pouvait
demander encore, en 1886, au Salon, devant une de ses plus
belles statues, Le Marteleur , aujourd’hui au Musée de
Berlin, le critique d’un des principaux organes de la presse
belge?
Qu’il soit donc admis que, en art comme dans tous les
domaines, les idées évoluent, et avec elles leur forme
d’expression.
Envisageons dès lors sans crainte l’avenir et persuadons-
nous que pour l’artiste aussi le poète dit vrai :
Malgré toi, tous les morts t’ont fait leur héritier!
APPENDICE
Notes assemblées par M. Henri Hymans
pour
une étude qu'il se proposait de faire
sur les Primitifs.
FRAGMENT DU JUGEMENT DERNIEJ
(Musce de l’ Hôtel-Dieu de Heaume.)
SAINT NICOLAS.
(Musée de Dublin.)
« SAINT NICOLAS », DE BOUTS
tableau de la Galerie de Dublin, vendu aux enchères à Bristol,
par M. Christie, de Londres, en 1862.
Lettre de AI . Walter A/nstrong ,
Conservateur du Musée de Dublin.
La robe du religieux saint Nicolas est bien rouge
cramoisi avec un petit manteau bleu foncé. Quant aux
armoiries dans le vitrail on ne peut pas distinguer les
détails.
Le tableau vient sans doute de l’atelier de Bouts, mais
la plus grande partie est grossièrement repeinte.
Saint Nicolas (faisant des miracles, convertissant, bapti-
sant, ressuscitant? Il porte le même costume que dans le
tableau de sainte Gudule au Louvre. Sur le pied des fonts
baptismaux il y a des lettres assez difficiles à déchiffrer.
Dans le vitrail on voit à droite les doubles aigles, puis,
un ecu à quatre compartiments, dont deux sont occupés par
quatre chevrons d’or et deux par un petit signe répété trois
lois et qui est azur.
Lst-ce saint Nicolas de Bruxelles — de Bruges ? Il v a
tant d églises dédiées à ce saint !
; L’abbaye de Saint-Nicolas , de Fûmes, a été établie en
1120 P robabI ement par le bienheureux Jean de Warneton,
evêque de Thérouanne, les chanoines réguliers de Saint-
Norbert ou de Prémontré. L’abbaye disparut sous la Répu-
blique, en 1796. ' F
39 2
NOTES DÉLAISSÉES PAR M. H. HYMANS
CHARLES LE BON
Le Bourg. — - L’ÉgSÂse Satnt=D@rîat à Bruges.
M. Hymans a fait un croquis de la photographie soumise
au Musée , et il a inscrit derrière :
« Personnages avec pauvres. — Charles le Bon. —
Ecole brugeoise. — Au fond le Palais des Ducs à Bruges.
— Très beau tableau appartenant à M. Lambeau. — Refusé
par la Commission du Musée de Bruxelles, le 10 juillet
1905. » M. Hymans croyait que l’artiste qui a fait ce tableau
était le même que celui qui avait peint celui du Louvre. —
Le Prêche, — Les mains, avec le pouce écarté, sont carac-
téristiques.
Charles le Bon distribuant des vêtements et des aumônes
avant son assassinat dans l’église Saint- Donat à Bruges. —
Au fond la cour est fermée par une balustrade en pierres
sculptées. Aux deux côtés de la porte sont deux lions
tenant des étendards. — L’église Saint-Donat est reliée au
bourg par un conduit suspendu qui passe au-dessus de la
Hoog Straate et conduit du palais à l’église. — Dans la
Hoog Straate, la maison aux Sept Tours. — A droite le
Steen ou prison. Sous une fenêtre, le Christ. « Qui donne
aux pauvres donne à Dieu ».
A l’Exposition de l’Art ancien à la Grunthuse à Bruges,
en 1905, le Guide du Visiteur, n° 18, page 105, nous
lisons :
« Un petit tableau ayant surmonté un tronc d’offrandes.
— Il représente une petite chapelle devant laquelle se
CHARLES LE BON DISTRIBUANT DES AUMÔNES,
AVANT SON ASSASSINAT, DANS L’ÉGLISE SAINT-DONAT.
— 393 —
trouve une civière sur laquelle un cadavre est enveloppé
de paille. L’inscription placée au-dessus porte : Caritate
tôt celebrin van lichaemen in Strooy beigraven zijn Bidt
voor hun. »
(Appartient à M. Wu}dsteke, à Bruges.)
Charles le Bon est resté après son assassinat couvert de
paille dans l’oratoire de Saint-Donat pendant le siège. Les
religieux l’ont enterré.
Sur l’espace planté d’arbres se trouvait l’ancienne Collé-
giale de Saint-Donatien en 1799 ('); elle fut vendue par
les révolutionnaires français, et le 14 octobre, jour même
de la fête du patron de l’église, on commença la démoli-
tion. L’église avait une galerie haute autour du chœur.
Elle communiquait, par un couloir bâti au-dessus de la rue,
avec la Loove, palais du comte, qui occupait l’emplace-
ment du Palais de justice. C’est par ce couloir que le
bienheureux Charles le Bon, comte de Flandre, fils de
saint Canut, roi de Danemark, se rendit à l’église, le
2 mars 1127, jour où il fut martyrisé pendant qu’il fai-
sait ses prières et distribuait des aumônes. La chapelle
où il priait occupait à peu près l’emplacement de la statue
de Jean Van Eyck. sous les arbres.
Voir les vues extérieures de Saint-Donat sur divers
tableaux à l’Hôtel de ville : l’intérieur est représenté
notamment dans le tableau de jean Van Eyck portant le.
n° 1 au Musée de l’Académie et dans plusieurs miniatures
du Bréviaire Grimani, à Venise. Jean Van Eyck fut
enterré dans le cloître attenant à la nef septentrionale de
cette église, mais, le 21 mars 1442, on l’exhuma pour l’en-
terrer près des fonts baptismaux, à peu près à l’angle sud-
ouest de la place plantée d’arbres près de la Prévôté.
(■) Duci.os. Bruges en Trois Jours , pp. 52 et 16. Voir le plan de Marcq
Gheeraeris reproduit par Heins de Gand.
— 394 —
Weale. — Le chanoine Pala de Saint-Donatien, élu en
1400, meurt en 1444.
Le Palais de Justice. — Nous nous trouvons devant une
laide construction (1722-1727), élevée sur l’emplacement
de l'ancien Palais du Franc, construit sur les terrains de
l’ancienne Loove, palais des comtes, bâti par Baudouin et
reconstruit par Charles le Bon après un incendie. Ce palais
communiquait avec la Collégiale de Saint- Donatien par
une galerie au-dessus de la rue.
Le Bourg. — La place sur laquelle est bâti l’Hôtel de
ville était autrefois le Bourg ou ancienne citadelle de la
ville. Cette place se fermait de trois côtés par de fortes
portes ; au sud par l’Hôtel de ville et la Chapelle Saint-Ba-
sile (Saint Sang); à l’est par le Palais des Comtes et le siège
du Magistrat du Franc; à l’ouest par le grand bâtiment
appelé le Steen (prison), et le reste, au nord, était clos par
les bâtiments de la Prévôté et l’Eglise Saint-Donat,
démolie sous le gouvernement français. Le Palais de
justice était autrefois, en grande partie, le Palais des
Comtes de Flandre, qui pouvaient de là se rendre à l’église
Saint-Donat.
Le Burg, le berceau de la ville, forteresse quadrangu-
laire, dont on peut suivre l’ancien fossé sur notre carte
sommaire (Duclos), fut bâti par Baudouin et entouré de
solides murailles qui existaient encore en 1127. Celles du
côté de la Grand’ Place devaient avoir une hauteur de
10 mètres au moins. Les fossés au nord et à l’est sont
comblés depuis longtemps. Le Burg avait quatre portes et
quatre ponts.
Description de Bruges par A Ferrier
Toute cette période si intéressante pour l’histoire de
Bruges est rapportée avec les plus grands détails par
Gualbert , notaire de cette ville du temps de Charles
395 —
le Bon, et dont le précieux récit, inséré dans la collection
des Bollandistes, a été traduit par Delepierre, de Bruges.
Baudouin , dit Bras de Fer, releva le château dit Loove,
bâti par Lyderick I, pour résister aux pirates danois et
saxons. Il entoura de murailles le Bourg et y fit construire
des prisons. Il rebâtit la chapelle fondée par Lyderick et
la consacra à saint Donat. Ce bâtiment forma plus tard le
chœur de cette fameuse cathédrale, aujourd’hui entière;
ment détruite. Baudouin, dit le Chauve, succéda à son père;
il fit réparer les forts détruits par les Normands. Il acheva
les fortifications ainsi que le château. Charles le Bon est
assassiné dans l’église Saint-Donat, où il s’était rendu le
long d’une galerie qui se trouvait au-dessus de la porte du
Bourg pour communiquer avec son palais.
Palais de \ Justice ('). — Cet ignoble bâtiment fut construit
en 1722. Une partie était primitivement occupée par le Pa-
lais des Comtes de Flandre, qui pouvaient de là se rendre
à couvert à la Cathédrale de Saint-Donatien par un couloir
communiquant avec la galerie au-dessus de l’ ambulatoire
du chœur, qui servait d’oratoire au Comte et à sa cour. Le
bienheureux Charles le Bon, fils de saint Canut, fut assas-
siné dans l’église en 1127.
La Légende du Bienheureux Charles le Bon,
comte de Flandre ( 2 ).
L’église Saint-Donatien était construite en forme de
rotonde élevée avec un dôme de tuiles et de briques.
Autrefois le toit avait été bâti en bois, et au-dessus s’élevait
un clocher travaillé avec art, qui, placé au centre du pays,
(') James Weaee, Bruges cl ses environs, p. 32.
( 2 ) Récit du XII e siècle par un témoin, Galbert de Bruges, p. 56.
39 6 —
annonçait le siège de l’empire et semblait commander par-
tout la paix, l’ordre et l’obéissance aux droits et aux lois.
Un incendie le détruisit. Du côté de l’occident, une tour
extrêmement forte dominait les bâtiments de l’église, dont
elle faisait partie et se séparait en haut, en deux tours plus
étroites. Un mur entourait la maison du prévôt, le dortoir
et le cloître des frères et toute cette partie du château. Les
assiégés se flattaient d’en demeurer les maîtres. Ce mur
était garni de tourelles avec une galerie extérieure pour
combattre. Le mardi 12 avril, le roi, accompagné des
plus sages de l’armée et de ses conseillers, monta dans les
dortoirs des frères (leur couvent était contre l’église, der-
rière), afin de choisir l’endroit qu’il fallait marquer pour
l’attaque de l’église. Les assiégés avaient encombré de bois
et de pierres l’escalier qui conduisait à la tribune, en sorte
qu’on n’v pouvait monter; ne pouvant descendre eux-mê-
mes, ils cherchaient seulement à se défendre du haut de la
tribune et de la tour. Ils s’étaient fait un repaire entre les
colonnes de la tribune. Aux fenêtres de la tour ils avaient
suspendu des tapis et des matelas pour n’être pas atteints.
Au haut de deux petites tours étaient placés les plus forts
d’entre eux, pour écraser avec des pierres ceux qui traver-
saient la cour du château. Le dortoir était contre le mur
de la tribune, où gisait le corps du comte. Ils ouvrirent une
brèche dans le mur de l’église et y pénétrèrent.
UN PRECHE.
(Musée du Louvre.)
397 —
LE PRÊCHE
Tableau du Musée du Louvre, 1869, catalogué.
École flamande (XV e siècle), inconnu, n° 589,
H. 0,95, L. 0,68 B, sig. 0,45,
A droite, sous un porche, deux jeunes femmes et des
vieillards, assis et à genoux, écoutent les paroles d’un pré-
dicateur monté sur une petite estrade à jour.
Sur le bord des vêtements d’un vieillard, près du cou,
on lit : VOLENTIER LE Sur celui d’un autre :
ADELII : VETALT . IAM — A gauche, un jeune
homme debout, l’épée au côté, avec des souliers à la pou-
laine, s’adresse à un vieillard. Assis dans un petit bâtiment
attenant au porche (concierge) et près duquel un chien
barbet est couché. Dans le fond, du même côté, une rue
où l’on voit plusieurs figures, et terminée par l’église de
Sainte-Gudule à Bruxelles, dont la tour septentrionale
n’est point encore achevée.
Collection de Louis XVIII. Acquis de M. de Langeac,
en 1822, comme étant de Hans Memling et porté dans la
notice de [841 à ce maître, à qui cependant on ne peut
l’attribuer ( ! ). (*)
(*) Note de M. Hymans. — Acheté, dit le catalogue, en 1822 de la collection de
Louis XVIII. Or, Louis XVIII habitait la Belgique, à Gand, en 1815.
— 39 ^ —
Musée du Louvre, cataiogue Lafenestre.
École flamande, inconnu, n° 2198, « Instruction pastorale ».
A droite, sous un édifice octogonal, soutenu par des
colonnes, un prêtre, en costume rouge et toque de four-
rure, accoudé contre une balustrade en bois, instruit des
fidèles. A gauche, un jeune homme, précédé d’un chien,
s’approche d’une niche dans laquelle est assis un person-
nage à robe verte. Au fond, un homme dans une rue bor-
dée de maisons, conduisant à une cathédrale qui rappelle
Sainte-Gudule de Bruxelles; à droite contre une porte, un
enfant et un mendiant.
H. 95, L. 68 acheté en 1822 à M. de Langeac, comme
étant de Memling.
Au Prado, le n° 1854, Le Mariage de la Vierge , par les
détails d’architecture et l’expression des visages, ressemble
beaucoup à ce tableau.
Même description dans le dernier catalogue du Louvre,
n° 2190, L’ Instruction pastorale.
Quelques notes sur des maîtres inconnus
et primitifs.
M. Hymans avait l’intention de faire une étude sur les
maîtres primitifs et avait rassemblé à cet effet quelques
notes et photographies. Il disait que ces peintres, vivant
dans le même temps, pouvaient avoir des points de ressem-
blance et qu’il est facile de se tromper.
— 399 —
Il avait trouvé que le tableau du Louvre, Le Prêche, et
celui qu’il disait représenter Charles le Bon avant son
assassinat, étaient du même artiste, lequel rendait toute
l’expression par les mains, reconnaissable par l’écartement
du pouce. Dans ces tableaux, le rouge domine comme
dans le Saint Nicolas de Dublin.
Le tableau du Louvre représente la Rue de la Collégiale
avec la Chapelle de Sainte-Gertrude surmontée d’une
croix, au pied des grands escaliers de Sainte-Gudule. Près
de nous les Douze Apôtres ou plus tard les chanoines de
Sainte-Gudule. Il y a une attache avec Sainte-Gudule,
disait M. Hymans, le prédicateur étant le même person-
nage que celui qui vient de Sainte-Gudule. — A gauche,
le Castel aux quatre Tourelles.
Le sujet, M. Hymans ne l’avait pas encore déterminé.
Est-ce Saint Boniface, grand prédicateur et chanoine
de Sainte-Gudule? qui avait sa statue sur la façade.
Est-ce le bienheureux Ruysbroeck ?
Est-ce le Vol des Hosties ? M. Hvmans le croyait.
Le tableau n’a-t-il pas été retouché, ainsi que les lettres
inscrites sur le cou des personnages?
Les juifs ont été torturés et brûlés vifs sur la plaine des
1 Vo/lendries (plaine des Laines). La grosse tour, la Tour
des Laines, fut construite par les tisserands près des forti-
fications. La plaine longeait la rue aux Laines en face de
Y Hôtel de Wollendries , à la famille Bournonville. Voir
M Ue de Villermont; elle joint les propriétés du duc d’Aren-
berg.
Sainte-Gudule et la date des Tours. — En 1155 on
commença à reconstruire l’église Sainte-Gudule. La pierre
fut placée le jour de saint Boniface, le 5 juin 1155.
Des indulgences contribuèrent aux frais des construc-
tions; elles avaient été accordées en 1287 par le pape
Honoré IV. De nouvelles furent accordées en 1303, 1307,
— qoo —
1308; en 1333, 1342; et en 1378 par l’évêque de Cambrai,
jean de T’ Serclaes, gentilhomme de Bruxelles, chanoine
de Liège, de Cambrai et de Sainte-Gudule, archidiacre du
Hainaut et de Bruxelles; il devint cette année évêque de
Cambrai, 1379. Ses vertus le firent surnommer le bon
évêque; il mourut en 1388. 11 était frère d’Evrard, qui avait
délivré Bruxelles en 1356.
Sainte-Gudule était assiqétie à l’église-cathédrale de
Cambrai. A la fin du XV e siècle on y disait trente mille
messes par an.
Jeanne et Wenceslas, protecteurs des arts et des sciences,
ont beaucoup fait pour l’embellissement de la ville. Ils
font la nouvelle enceinte, 1357-1379. Reconstruction du
beffroi de Saint-Nicolas, endommagé par la tempête
de 1367. Agrandissement de Sainte-Gudule, qui s’achevait
lentement.
A. Wauters ('). — La duchesse Jeanne et Wenceslas
font avancer les travaux. Le XIV e siècle vit s’élever la
nef, les tours et une partie des collatéraux. Jeanne et
Wenceslas ont leurs statues, par Feyens, sur la tour du
nord de Sainte-Gudule; ils protègent les arts, fondent des
écoles, etc.
Alphonse Wauters nous dit « qu’après Gilles Vanden
Bossche, dit Joes et Henri de Mol, dit Cooman, ce fut
Euysbroeck, puis Jean Van Eycken qui furent chargés des
travaux. Au XV e siècle on finissait les tours et la nef de
notre collégiale, qu’un tableau du Louvre, n° 589, du
catalogue de la Galerie, École flamande , tableau de
l’an 1440 environ, nous montre avec sa tour de droite, ou
tour méridionale, encore incomplète, n’ayant que trois
étages au lieu de quatre ».
(•) Alphonse Wauters, archiviste; Duclos; Hame (l’abbé Mann-; Pin-
CHART.
— 4 01
Dans un acte de 1372 on fait mention des tours qu’on
nomme den ouden toren , la vieille tour, et l’autre, den
nieuwen toren, la nouvelle tour. Colin de Plancy dit :
« la deuxième tour eut nom de Saint-Michel , celle du côté
droit fut appelée tour Sainte-Gudule ».
En 1436, la baronne de Heeze fut condamnée à payer à
la ville de Bruxelles une somme de 100 rijders d’or pour
faire mettre entre les deux nouvelles tours de Sainte-
Gudule un vitrail qui fut remplacé au XVI e siècle. (L’abbé
Mann.)
L’ Hôpital des Douze- Apôtres, près les grands escaliers
de Sainte-Gudule. Al’Hospicedes Douze-Apôtres, quiavait
pris nom d’ Hôpital de Notre-Dame, était annexé un cou-
vent des deux sexes. L’évêque Nicolas y introduisit une
règle sévère et établit la clôture. Il sépare complètement
les frères des sœurs. (Diplôme de février 1255-1256.)
Guillaume deBont, chanoine de Sainte-Gudule et secré-
taire de la duchesse Jeanne, fonda les « Douze- Apôtres »
en 1394 ainsi que son neveu Jean de Bont, archidiacre de
Famenne, trésorier de l’église de Cambrai et chantre de
Sainte-Gudule. Ces bâtiments furent remplacés au XIX e siè-
cle par les bâtiments pour le Ministère de l’Intérieur,
puis par la Grande Poste, au coin de la rue de la Mon-
tagne et de la rue de la Collégiale, en face des grands
escaliers de l’église.
La chapelle Sainte- Gertrude était au pied des escaliers,
et de l’autre côté de la rue était le castel aux quatre
tourelles.
Avant le repavage de l’église, on lisait sur les dalles,
dans le chœur de Sainte-Gudule, les épitaphes des princes
inhumés dans le caveau des princes et celles de Philippe
de Brabant, seigneur de Grubecque, et d’Anne de Boenst,
son épouse, dont les portraits ornaient la chapelle de
Sainte-Gertrude, située au pied du perron de Sainte-
26
ir
Gudule ('). Ce prince habitait près de Sainte-Gudule.
Il n’eut pas d’enfant. Il était fils de Guy, seigneur de
Cruvbeke, mort au siège de Calais (1436).
Henne. — La maison d’hospitalité de Notre-Dame et
des Douze-Apôtres, fondée au XII e siècle par dame
Richilde et protégée par Godefroid le Barbu, etc., devint
plus tard cet hospice et se transforma en couvent des deux
sexes. Au XV e siècle, les frères furent transférés dans la
maison des Douze-Apôtres et le couvent prit un peu plus
tard le nom d’ Hospice Sainte-Gertrude ; les sœurs suivirent
la règle de saint Augustin.
Au fond du tableau on voit Sainte-Gudule et ses esca-
liers; à droite, en montant, une chapelle où l’on prêche
doit être celle des Douze-Apôtres; puis vient celle de
Sainte-Gertrude. Tout ce côté fut l’hospice des vieillards,
démoli quand on a refait les escaliers de l’église et élargi
la rue de la Collégiale. De l’autre côté se trouve la maison
aux quatre tourelles, occupée alors par les Witthem.
(Voir le plan de Putarnus, reproduit par Louis Hvmans
dans Bruxelles à travers les Ages.) On y voit les deux pon ts
jetés sur la rue des Vents pour passer au-dessus du cime-
tière. Le tableau du Louvre est d’une fidélité étonnante.
La tradition a conservé les traces du passage à Bruxelles
du pape Innocent II, chassé de Rome par son compétiteur
Ancelet. On dit qu’il fut logé dans la maison ornée de
quatre tourelles, située jadis au bas de Sainte-Gudule et
communiquant avec le cimetière par deux ponts en bois
qui traversent la rue et qui furent détruits en 1703. Le
second pont touchait à la partie qui, plus tard, devint
l’école des enfants de chœur et ensuite les Enfants trouvés.
Là se trouvait un hall, dans l’un des coins duquel il y avait
(‘) Voir Ro.MBA.UT, Théâtre sacré du Brabant.
— 403 —
un tour ; on y déposait l’enfant dont on voulait se défaire;
on sonnait, on faisait tourner le tour et l’enfant n’avait plus
de mère ni de famille. Ce bâtiment a fait place à la Banque.
En venant de la rue de Berlaiinont vers Sainte-Gudule
était l’habitation du châtelain Jean de Bouchout, vendue
après sa mort à sire Jean d’Ophem (1391). L’hôtel contigu
de Jean de Witthem fut vendu en 1384 par son fils Jean
de Witthem à Gisbert de Cock, prévôt et archidiacre de
Malines, pour Marie de Brabant, duchesse de Gueldre,
sœur de la duchesse Jeanne, qui le donna à Wencelin
de Hertoghe. Il fut occupé ensuite par Renaud de Fau-
ouemont, seigneur de Born et de Sittard ; sire Henri
Witthem, seigneur de Beersel, etc.
Joseph de Boot, seigneur de Witthem, lègue 100,000 flo-
rins pour faire élever les jeunes filles pauvres de Sainte-
Gudule et les doter. Il v avait une école rue de la
Montagne.
Béatrice de Cusance était la fille de dame Ernestine
de Witthem de Berghes. Elle passa une partie de sa jeu-
nesse à la Cour de Bruxelles et fut peinte par Van Dvck.
Les Witthem descendaient de Jean Van Corselaer, fils
naturel de Jean II, duc de Brabant et de Limbourg.
Devenu chevalier, Jean Van Corselaer se montra fier et
digne de son illustre nom. On le vit constamment embrasser
toutes les querelles de Jean III, son frère, et s’armer pour
la défense des droits de sa nièce Jeanne, mariée à Wen-
ceslas, duc de Luxembourg, fils de Jean l’Aveugle, duc de
Luxembourg et de Beersel.
Note. — Les Saccistes, en flamand Schocke Brocders. On les appelait les frères
aux sacs et les frères aux chaussons. Ils étaient dans la chapelle de la Madeleine,
autrefois des Templiers, assujettis à Sainte-Gudule. (Wauters, archiviste.)
— 404
Les costumes.
Du Clerco. — En ce temps, les hommes se vestaient
si court que leurs chausses allaient près jusques à la fachon
de leurs fesses, et faisaient fendre les manches de leurs
robes et de leurs pourpoincts, que on véait leurs bras,
parmi une déliée chemise qu’ils portaient, dont la manche
de la chemise était large, et si portaient longs cheveux qui
leur venoient par devant jusques aux yeux, et par derrière
jusques au fond du hatrel (cou) et dessus leurs testes
bonnets de draps de ung quartier, ou quartier et demi de
hauteur; et les nobles et les riches, grosses chaisnes d’or
au col, et pourpoincts de velours ou drap de soie, et
longues poullainnées (pointes) à leurs solliers, de ung
quartier ou quartier et demi de long et à leurs robes gros
mahoitres (bourrelets), sur leurs épaul-es pour les faire
apparaître plus fournis et plus croisés, et pareillement à
leurs pourpoincts, lesquels on fournissait fort de bourre,
et ils n’étaient ainsi habillés, si s’habilloient-ils tout long
puis court ; et n’y avait si petit compagnon de mestier qui
n’eust une longue robe de drap jusques aux talions.
La coiffure.
« Olivier de la Marche raconte qu’en 1460 le duc Phi-
lippe eut une maladie, et par conseil de ses médecins se
fait raire la teste et oster ses cheveux; et pour n’être seul
rais et dénué de ses cheveux, il fait un édit que tous les
hommes nobles se feraient raire leurs testes comme lui et
se trouvèrent plus de cinq cents nobles hommes qui, pour
l'amour du duc, se feirent raire comme lui; et aussi fut
ordonné messire Pierre Vacquembré et autres qui preste-
ment qu’ils véoient un noble homme, lui ostoient ses
cheveux. »
JEAN SANS PEUR.
(Collection du comte de Limbourg-Stirum.)
PHILIPPE I.E BON
(Musée de Madrid.)
— 4 ° 5 —
TABLEAU DU LOUVRE
Quel est le sujet? Le vol des hosties?
La fondation des chanoines de Sainte-Gudule était rue
de la Montagne; on ne sait où elle était située.
Le confesseur Pierre Van den Heede, curé de la Cha-
pelle, fut informé du vol des hosties; il consulte Jean
de Woluwe (ne pas confondre avec le peintre), recteur,
curé de Saint-Nicolas, Michel de Backers, vice-joléban
de Sainte-Gudule, et Jean d’Isscha, archidiacre de Cam-
brai , écolâtre de Sainte-Gudule. Ils dressent un rapport,
remis àWenceslas, duc de Brabant, et à Jeanne son épouse.
Ils tiennent un grand conseil assemblé par eux avec les
princes et chanoines; plusieurs chanoines de Sainte-Gu-
dule et les plus graves théologiens y furent admis. Jean
d’Isscha, écolâtre de Sainte-Gudule, instruit l’affaire avec
les chanoines et l’évêque de Cambrai.
Tableau du Louvre.
Le personnage qui parle et celui venant de Sainte-
Gudule sont le même homme, dit M. Hymans. Venant de
Sainte-Gudule, il semble y avoir là une raison. Est-ce
Jean Isscha?... Sont-ce Jeanne et Wenceslas? L’autre
femme est-elle sa sœur, Marie de Brabant, duchesse de
Gueldre, qui a acheté en 1384 l’hôtel aux quatre tours d’en
face, de Jean de Witthem?
Wenceslas et Jeanne avaient leurs statues sur Sainte-
Gudule. Le personnage assis a l’air d’avoir été fait d'après
nne sculpture.
Jeanne et Wenceslas ont été très actifs dans cet événe-
ment, et surtout Isscha, écolâtre de Sainte-Gudule.
— qo6 —
Est-ce Isscha qui parle ou prêche pour convaincre son
auditoire?
Avant l’exil des Juifs, en 1370, ils habitaient les quartiers
de la rue de Salazar. Ceux qui purent se soustraire à l’exil
et aux persécutions de Wenceslas établirent plus tard leur
svnagogue sur le Kantersteen ; leurs biens furent confisqués.
(Colin de Plane v.) Les Juifs furent torturés et brûlés vifs
sur le Wollen Dries, ou Pré-aux-Laines, le 22 mai 1370,
près la Grosse Tour, propriété d’Arenberg.
Toute cette histoire est représentée en partie dans les
vitraux de Sainte-Gudule, et dans ses moindres détails, par
dix-huit tableaux (’).
Une contestation fort vive s’éleva alors au sein du clergé.
Sainte-Gudule réclama les hosties ensanglantées, tandis que
le curé de la Chapelle, chez qui elles avaient été portées,
prétendait les garder, et se vit soutenu par ses paroissiens.
Les chanoines étant venus les sommer de les leur remettre,
les habitants du quartier accoururent en foule pour s’y
opposer, et Pierre Van den Hevden, le curé, déposant les
clefs du tabernacle de son église sur le maître-autel, laissa
le chapitre discuter avec la multitude. Il fut convenu,
quelque temps après, que neuf des hosties seraient solen-
nellement portées à Sainte-Gudule et que les autres reste-
raient à la Chapelle. Mécontents encore de ce partage, les
chanoines s’adressèrent à l’évêque de Cambrai, Robert de
Genève, qui chargea, le 4 juin 1370, le doyen de la chrétienté
à Bruxelles d’enjoindre au curé et aux paroissiens de la
Chapelle de remettre toutes les hosties au chapitre. Cet
ordre ne fut pas exécuté. En 1402, l’église de la Chapelle
n’était pas encore dessaisie de la part qui lui avait été faite.
(') Piot, Tableaux enlevés par les Français. Dix-huit tableaux, dont un a Poi-
gnardement d’hosties » (église Sainte-Gudule).
Vente, par le Chapitre de Sainte-Gudule, de tableaux pour faire d’autres boise-
ries, etc.
— 407
A examiner la barbe et les cheveux, le personnage por-
tant autour du cou la devise Volentier semble fait d’après
une sculpture. L’inscription n’a-t-elle pas été retouchée
et ne serait-ce pas Wollendries ? Wenceslas avait sa sta-
tue à Sainte-Gudule. Il ressemble à Jean l’Aveugle sur son
tombeau à Luxembourg.
Ce prince, qui était l’époux de Jeanne, duchesse de Bra-
bant et de Limbourg, mourut à Luxembourg le 7 décembre
1383 et fut inhumé dans l’église de la riche abbaye d’Orval.
[Voir son tombeau reproduit par Pinchart (').]
En voici la description par M. Jeantin, qui dit l’avoir
prise dans un manuscrit de 1782 : « Ce monument était un
coffre en marbre noir, élevé de trois pieds. Au-dessus, en
marbre blanc, s’élevait la statue du prince, tête nue, petite,
barbe en pointe, moustache, bras croisés sur la poitrine,
mains jointes, costume militaire de l’époque. Il nous sem-
ble assez probable que ce mausolée remonte à l’époque de
Jeanne, qui vécut jusqu’en 1406, ou datait du règne
d’Antoine de Bourgogne. »
Est=ce le mystique Jean de Ruysbroeck?
(Voir dans la Biographie nationale.')
Le vénérable Jean de Ruysbroeck, prieur du monastère
de Groenendael, y mourut en odeur de sainteté le 2 décem-
bre 1381. L’évêque Jean de T’Serclaes, quelque temps
après, leva son corps de terre, etc.
(') Pinchart, Tombeau de Wenceslas de Bohême , duc de Luxembourg, fils de
Jean l’Aveugle, duc de Luxembourg (voir le tombeau de ce prince à Luxem-
bourg, reproduit par Pinchart).
— 4°8
Il était chanoine de Sainte-Gudule et prêcha contre les
hérésies. Il fonda le couvent de Groenendael et y mourut.
Il donnait des conférences, soit aux pères, soit aux étran-
gers qu’attirait sa dévotion.
Pinchart. — Dans le monastère de Groenendael vivait
Jean de Ruysbroeck, l’un des penseurs les plus remar-
quables du moyen âge, homme plein de zèle pour défendre
l’honneur de Dieu, et qui s’occupait de combattre, par de
nombreux écrits mystiques rédigés dans la langue du
peuple, les effets pernicieux de la doctrine d’une béguine
visionnaire de Bruxelles, du nom de Bioemardine.
Ses ouvrages autographes existent encore : ils eurent
une telle vogue qu’ils se répandirent bientôt partout et
furent traduits dans presque toutes les langues de l’Europe.
Jean de Ruysbroeck mourut en 1381, à l’âge de 87 ans.
Jeanne et Wenceslas visitèrent Ruysbroeck à Groe-
nendael.
Le tableau se rapporte=t=il à saint Boniface?
Pourquoi, en 1400, s’en occupe-t-on, lui fait-on un autel
dans Sainte-Gudule? A la Cambre, où il est mort et enterré,
on demande sa canonisation. On écrit sa biographie
au commencement de 1400; son biographe meurt en 1487.
Il fut chanoine de Sainte-Gudule, doyen des chanoines •
pendant cinq ans, prêchait très bien, ayant étudié à Paris,
où il était docteur en théologie et recteur à l’Université.
Sainte-Gudule était dédiée à Saint-Boniface, paroisse de
son père; de là son nom. Il fut évêque de Lausanne e):
mourut à la Cambre, où vivaient à part des religieuses et
des Cisterciens de Villers, séparés par l’église du couvent.
Anniversaire par les grands chanoines. En 1480, service.
— 4°9
En 1600 il est saint. On brûle la Cambre. La chapelle où
il habita existe encore.
Il était parent des Clutine, affiliés aux Huygs, une des
sept familles patriciennes de Bruxelles. Son père était
orfèvre. Ses reliques sont à l’église de la Chapelle.
Il meurt à la Cambre le 19 février 1265.
Dans une maison de la Grand’Place, il y avait, à la Con-
frérie des Tailleurs, un tableau du Martyre de saint
Boniface; à la Madeleine, cinq fois par an, le jour de
Sainte-Barbe, de Saint-Boniface, de Saint-Luc, de Sainte-
Catherine et le jour de l’An, les doyens des tailleurs fai-
saient à cet autel des distributions de pain, de lard et
quelquefois d’argent à de pauvres femmes de leur métier (').
A Sainte-Gudule l’anniversaire de saint Boniface était
célébré chaque année le 19 février.
(') Wauters, archiviste.
— 4 10 —
QUELS SONT LES PEINTRES?
Van den Clite (Liévin) peignit en 1413 un tableau
représentant le / ugement du Christ, pour orner une des
salles du Conseil de Flandre.
Soixante-quatre parisis, prix convenu d’avance, furent
la récompense de ce travail.
Notice de Pinchart sur Lievin Van den Clite.
Quant à ses œuvres, elles ont disparu, comme la plupart
des productions de ces nombreux artistes du XIV e siècle,
tels que Jean Van Hasselt, Jean Coene, Melchior,
Broederlam, Jean Van Woluwe, etc.
H. Hymans, Les Primitifs français , 1900, Paris; 1886, Gazette des
Beaux- .1 rts.
Le catalogue parle de Jacques Cône, peintre ayant
séjourné en Lombardie. « Cône » est l’équivalent français
de Coone, maître originaire de nos provinces, qm fut
associé aux travaux de la cathédrale de Milan.
Archives de Pinchart. vol. III, p. 95.
Enlumineurs et calligraphes employés par jeanne,
duchesse de Brabant. Jean Van Woluwe est le premier
enlumineur que les documents nous font connaître comme
ayant été employé par la duchesse Jeanne.
L’artiste brabançon le plus remarquable de ces temps
comme peintre et qui, sans contredit, mérite ce titre, si
l’on tient compte de la variété et du nombre des œuvres
qu’il a exécutées pour Wenceslas et pour Jeanne, est Jean
Van Woluwe, qui est qualifié de clerc (clericus). Dans
les premiers mois de l’année 1378 la duchesse lui confie
deux livres pour les orner d’enluminures. Ce travail
l’occupe jusqu’en l’année 1380. Jeanne fut tellement
satisfaite de lui pour le grand nombre de miniatures dont
il avait enrichi ces volumes, qu’au lieu de lui faire payer
ioofrancs, prix qu’il avait demandé, elle lui enfit donner 130
et v ajouta une paire de souliers pour gratification. Il
peignit encore en 1380 les enluminures d’un livre des
sept psaumes et en 1381 une image de la Vierge et un
rouleau où se trouvaient écrites les stances de l 'Ave Maria
d’un poète du nom de Jean de Malines, dont nous avons
parlé ailleurs. Jean Van Woluwe entreprit en 1381 ou
1382 de faire des illustrations d’un magnifique manuscrit, à
en juger par la somme dépensée, contenant les vigiles des
morts et autres prières, qu’il ne termina que l’année sui-
vante et qui lui valut 240 patacons. En 1384 il enrichit
d'ornements peints une horloge portative à l’usage de la
duchesse.
D’autres renseignements nous attestent que Van W oluwe
n’était pas seulement un enlumineur de mérite.
Dans cette même année Jeanne lui fit peindre un
diptyque, ou tableau à deux volets, destiné à sa petite
chapelle ou oratoire, et pour lequel il reçut 25 francs
représentant 35 moutons, 5 gros de Flandre.
Au mois de mars 1386 il lui fut encore payé une somme
de 14 francs pour les images ou peintures qu’il avait exécu-
tées dans le corridor conduisant de la Cour à la chapelle
du palais de Bruxelles.
On lit dans un registre de la Confrérie de Saint-Jacques
dont faisait partie la majeure partie des notables de la
ville et un grand nombre d’artistes, qu’un Jean Van Wo-
luwe (scildere), peintre, y fut admis en l’an 1400. (Vov.
S 69.) C’est, à n’en pas douter, le nôtre.
Henne et Wauters ( Histoire de Bruxelles, p. 131) ont
confondu cet artiste avec Jean Van Woluwe, recteur de
Saint-Nicolas en 1370. A la même époque vivait encore
— 4 12 —
Jean Van Woluwe, abbé d’Afliighem, curé de Merchtem,
qui partagea en 1384 avec Siger et Catherine, ses frère
et sœur, l’héritage de Siger, leur père, et de Catherine
Langorois, leur mère.
Jean Van W oluwe exécuta un diptyque pour l’oratoire
de la duchesse Jeanne dans le palais de Bruxelles en 1380.
{Revue trimestrielle, t. XIII, p. 41). Pinchart dit :
« Il illumina pour elle un grand nombre de manuscrits
et vivait encore en l’an 1400. »
Peintre de la duchesse Jeanne (1372), il orne le château
du Coudenberg ; vit encore en 1412.
Confrérie de Saint-Jacques de Compostel et de Sainte-
Croix.
Enlumineur, il peint des tableaux.
Delaborde, Johanni van Woluwe, pp. 288-290.
Cadeau du duc au Pape, de six pièces de tapisseries de
plusieurs Histoires de Notre-Dame (1422-23) (’).
Envoyé devers le Pape à Rome (1425).
Somme prêtée à Rome pour conduire procès pour cause
matrimoniale entre feu M. S. le duc de Brabant et jacq.
de Bavière sa compagne (1426).
Pour réformation de son mariage.
Antoine de Lille, peintre à Jérusalem en 1425, à Van
Evck pour voyage en 1425.
Anthonne, le peintre, demeurant à Lille, devait aller
avec monseigneur de Roubais, conseiller du prince et pre-
mier chambellan, au Saint-Sépulcre de Jérusalem (1427).
Delaborde.
(') Par qui étaient faits les dessins de ces tapisseries?
— 413 —
A [ean Van Eyck et de Roubais, pour voyage en 1426.
A Lambert V an Heck pour voyage et J ean V an Eyck ( ‘) .
A Jean Van Eyck et de Roubais, vovage (1427).
A Jean Van Eyck, voyage (1442).
A Jean Van Heick, jadis valet de chambre du duc
Jean de Bavière, à cause de certain voyage secret.
Antoine de Liège, dans compte du chapitre de Saint-
Pierre, à Liège, en 1458, reçoit 96 liv. 12,8 s. pour pein-
ture sur toile de sainte Apolline;
En 1460 il restaure Saint-Christophe, — 9 liv. 12 s.
Antoine de Liège. En 1476, on lui commande pour la
salle du Conseil de Saint- Aubain, à Namur, un grand
tableau du Jugement de Notre- Seigneur , valant 40 fl. du
Rhin.
PlXCHART, t. III.
Antoine travaille pour le chapitre de Saint-Martm à
Liège en 1478. Il reçoit 84 liv. pour la peinture d’une
Purijication de la Vierge.
A Antoine Gossin, maître charpentier de la ville de
Bruges pour avoir fait et livrer un coffre de bois du Dane-
mark et asseoir en l’église Saint-Donas pour aumônes que
les bonnes gens voudront faire pour l’avancement de son
voyage de Turquie où il a intention aller pour le secours
et défence de notre foy crestienne.
Delaborde.
1470. Antoine, le vieil maître maçon de Hainaut, pour
travaux à Valenciennes.
(') Lambert Van Heck travaillait-il avec son frère?
— 4 £ 4 —
Antoine, le peintre, demeurant à Lille, 18 tables de
blasons, Bâtard de Bourgogne .
1 o o
Delabokde.
1427. Antoine, peintre de Lille, pour aller à Jérusalem
( 1 4 - 5 )-
Antoine, le peintre, demeurant à Lille, pour aller avec
monseigneur de Roubais, son conseiller et premier cham-
bellan, au Saint-Sépulcre de Jérusalem.
C oust ain (Pierre). — M. Hymans croyait que l’amitié
de Thierry Bouts et de Jean Coustain pouvait aussi avoir
existé avec Pierre Coustain, frère ou parent de Jean et
que, par suite, leurs peintures pouvaient avoir quelque
ressemblance ainsi que les costumes de leurs personnages.
Pierre Coustain a été pendant plus de trente ans le
peintre en titre de nos souverains « peintre des princes »,
valet de chambre et huissier d’armes, organisateur des
entremets de la Cour de Bourgogne. Il succéda à Jean de
Bologne, en qualité de gouverneur du château de Hesdin;
puis, le 3 janvier- 1453-1454, il devint valet de chambre et
peintre du duc (des princen Scilder), poste qu’il garda
jusqu’à sa mort.
Jean de Harlem n’est par Thierri Bouts, dit Pinchart.
« En rapprochant les fonctions qu’occupait Jean Coustain
de celles remplies par Jean de Harlem, d’après les docu-
ments cités, on reste convaincu que c’est à ce dernier que
fut faite la restitution du chapelet trouvé en 1462 dans la
succession de Jean Coustain et qu’il ne peut être ici
question de Thierri Bouts. — Philippe le Bon avait à la
même époque à son service Pierre Coustain, lequel fut
retenu peintre et valet de chambre en 1484 Jean et Pierre
Coustain ont-ils ensemble des rapports de famille, c’est
ce que nous ne pouvons assurer. »
— 4 T 5
M. Hymans, dans la Gazette des Beaux- Arts (1886). —
Pierre Cristus existe encore en 1472, puisqu’on le retrouve
en cette année à Bruges comme délégué de la gilde des
peintres dans la sentence arbitrale rendue contre Pierre
Coustain pour infraction aux règlements de la gilde.
Il dirigea avec un autre peintre, Jean Heinekart ou
Hinckaert, les travaux de décoration exécutés en 1468
à Bruges pour les fêtes du mariage de Charles le Témé-
raire et de Marguerite d’York.
Delaborde.
Coustain suivait constamment la Cour, à Bruxelles, à
Bruges. Dans cette dernière ville il eut un procès à sou-
tenir contre le métier des peintres, « la corporation lui
contestant le droit d’exécuter, soit par lui-même, soit par
des valets et serviteurs, des ouvrages de peinture destinés
à d’autres qu’au duc lui-même et aux princes, barons et
autres de son hostel ». Coustain fut maintenu dans ses
franchises, mais son élève Jean de Hervy, de Valen-
ciennes, d’un incontestable mérite, que l’on savait avoir
travaillé pour des personnes étrangères à la ville, fut tenu
de se faire recevoir dans le métier.
Note. — }ean Coustain, valet de chambre du duc.
Soupçonné d’avoir été à la Cour du duc Philippe l’instru-
ment de Louis XI, qui voulait à tout prix perdre le comte
de Charolais. Il avait épousé Isabeau Machefoing, puis-
sante famille du XV e siècle.
Monnot Machefoing fonda l’église de Saint- jean à Dijon.
Jean Coustain reçoit 50 livres par an.
Delaborde.
Thieri Bouts meurt en 1479-1480. En 1467, il déclare
être âgé de 76 ans. Thiery de Harlem, valet de chambre
de Philippe le Bon (1431).
— 416 —
Pinchart a publié un fac-similé de la signature de
Coustain.
Inventaire et chartes de Bruges (1488), p. 483.
Le monument de la cité, le Seepenhuis, reçut quelques
embellissements. A l’intérieur Pierre Coustain repeint
en polychrome les cinq statues de la porte occidentale en
147g. François Van den Pitte, les douze statues de la
rangée supérieure.
Note. — Le 9 octobre 1462, Thierry de Harlem con-
fesse avoir reçu de Pierre Bladelin, conseiller du duc de
Bourgogne, des patenôtres qui étaient sa propriété et
avaient été trouvés parmi les objets appartenant au peintre
Jehan Castain, décédé peu de temps auparavant.
Delaborde, Les ducs de Bourgogne , t. II, p. 221.
Thierry de Harlem confesse avoir reçu de Pierre
Bladelm, conseiller de M. S. le duc de Bourgogne, des
patenostres, lesquelles patenostres ont par euly esté trouvés
entre les biens déclairez par feu Jehan Castain, et sont
icelles patenostres à moi appartenant des pieca, le IX jour
d’octobre l’an mil CCCC soixante deux (1462).
Archives de Lille , publiées par le comte de Laborde.
Thierri devait recevoir 12 écus de la ville de Bruxelles
qui ne lui avaient pas été payés par le receveur Nieuwen-
hove. Sire Henri d’Ophem lui en avait annoncé le paie-
ment.
WaTJTERP, p. 22.
Pierre Coustain ne laissa pas de postérité légitime. Il
n’eut que deux fils naturels. Il eut pour élève Jean Mer-
tens, qui travailla aussi comme sculpteur. La seule œuvre
CHARLES LE TEMERAIRE.
(Musée de Bruxelles.)
— U 7
de lui est un tableau à l’église Saint-Léonard, à Léau, où
on l’a actuellement placé dans la chapelle des fonts bap-
tismaux : Un Ange et des Vierges allant visiter le tom-
beau du Christ , etc. Attribuée à Jean Van Eyck, elle a
été restituée à Mertens par M. Piot.
Mertens travailla beaucoup pour l’église de Léau, de
1479 à 1488. En 1490- 1491, il peignit le tableau d’autel de
la Trinité et deux retables pour les autels de saint Jean
l’Évangéliste et de saint Christophe; il y sculpta deux sta-
tues pour l’autel de sainte Marie et celui de saint Michel.
Il était sculpteur.
Wauters, archiviste.
Jean Mertens était originaire de Bruxelles et vivait
dans le premier quart du XV e siècle. Il habita Anvers et,
dans la Gilde de Saint-Luc, il figura en qualité de doyen
dès 1473 et encore en 1478-1481 et 1487.
Il est inscrit dans la Gilde de Saint-Sébastien, de Linke-
beek, ainsi que Pierre Coustain et le peintre Van der
Meeren. Une miniature du duc Charles se trouve à l’ouver-
ture du volume de la Gilde. Cette miniature a beaucoup
souffert.
Voir Wauters, archiviste.
Un portrait de Charles le. Téméraire et Sa Gilde
de Saint=Séfoastien de Linkebeek
(à deux lieues de Bruxelles, près Saint=Job).
Il y avait dans l’église un buste en or de ce prince. Ce
fut lui qui abattit l’oiseau en 1466 et en 1471 et fut alors
proclamé roi de la Gilde. Dans ces sociétés on faisait le
27
4 1 8 —
portrait du roi du tir. Charles se rendit à Linkebeek ( 1469),
nous apprend un chroniqueur contemporain (addition à
l’histoire du roi Louis XI). Il fit exécuter, pour l'église
Saint-Sébastien de Linkebeek, par son valet de chambre
et orfèvre Gérard Loyet ou Louvet, un buste en or qui
le représentait la tête couverte d’un chaperon orné de
grandes feuilles. Le buste était recouvert d’un collier de
la Toison d’Or. Un autre tout pareil fut offert par lui à
l’église abbatiale de Saint-Adrien de Grammont.
Charles le Téméraire fut, le 12 décembre 1469, en pèle-
rinage à Linkebeek. 11 remporta le prix au tir de Saint-
Sébastien, avant abattu l’oiseau, et fut proclamé, roi de la
Gilde.
Dans le recueil de la Gilde, parmi les affiliés, après les
princes et la noblesse, le monde des sciences et des arts v
est représenté par Pierre Coustain « Valet de chambre
de Monseigneur », en 1476; la veuve de Jacques de
Gérines et son fils; sire Henri de Wïthem, seigneur de
Beersel, et son fils ; Jean de Lannoy et sa femme ; Marie
Cluctinck, le 8 août 1483; l’architecte Keldermans et
sa famille; sire d’Qphem; Van der Meeren ; Jean Mer-
tens, etc.
Portrait de Charles le Téméraire , du Musée de Bru-
xelles. Le personnage est vu de trois quarts et tourné vers
la gauche ; il porte une robe noire sans ornements, qui
laisse le cou entièrement nu. La tête sans barbe, sans
moustache, est recouverte par un bonnet brun, très élevé,
dans le genre de ceux que l’on remarque sur les tableaux
de Bouts, etc. Il porte le collier de la Toison d’Or et tient
une flèche dans la main gauche, avec une certaine affec-
tation (').
( ) La chevelure et le bonnet de notre personnage répondent bien à quelques-
uns des détails du costume que l'on portait en 1465. (Voir page 404. les costumes
du temps.)
— 419 —
Ce portrait a été acquis par l’État belge, en 1 86 1 , à
M. Nieuwenhuys, avec les deux Bouts qui ornaient jadis
l’Hôtel de ville de Louvain. Il fut vendu comme une
œuvre de Roger Van der Weyden et comme représen-
tant Charles le Téméraire. On n’a pas admis l’attribution
à Roger, dont les tableaux connus ne se rapprochent pas
de ce panneau et dont la biographie ne concorde pas, on
le verra plus loin, avec l’origine probable de ce dernier.
On mentionne dans l’inventaire des tableaux de Margue-
rite d’Autriche un portrait de Charles le Téméraire peint
par Roger; mais, comme le dit M. Fétis, aucune indica-
tion ne permet de le retrouver dans celui du Musée. Il y a
sa médaille à la Bibliothèque avec les emblèmes de la
Maison de Bourgogne, un agneau et le fusil et la devise :
je l’ai emprins-bien en aviengne.
Si l’on admet les faits que je viens de rappeler, le nom
le Van der Weyden doit être écarté si l'on rapproche les
dates. J’ajouterai, et je crois que mon opinion ne sera pas
contestée, que le portrait lut probablement exécuté par
un membre de la confrérie, par un des peintres qui y sont
inscrits : jean Van der Meeren, Jean Mertens, Pierre
Coustain, etc.
Mais lequel d’entre eux choisir?
A. Wauters, archiviste, Ecole flamande.
Le précieux portrait du Musée de Bruxelles, dit Le Che-
valier à la Flèche , œuvre de Roger Van der Weyden, un
des ornements de l’Exposition, passe depuis longtemps
pour le portrait de Charles le Téméraire jeune; on a
depuis abandonné cette identification, peut-être à tort.
Le masque large, les pommettes saillantes, les sourcils
droits, la lèvre volontaire et même le teint basané
s’accordent en somme fort bien avec la première accep-
tion, encore que l’on penche aujourd’hui pour le grand
— 4 2 ° —
Baptard de Bourgogne. De celui-ci le beau portrait
envoyé par la galerie de Dresde répète d’une manière
textuelle l’œuvre bien connue du Musée de Condé. Donc
en dehors des miniatures aucun portrait de Charles le
Téméraire formellement déterminé ne figure à l’Expo-
sition, sauf une miniature exposée par le roi d’Angleterre.
Roger Van der Wevden meurt en 1464. — Jean Van Evck
vivait encore lorsque Roger devint le peintre en titre de
la Ville de Bruxelles et orna la Maison communale de
cette ville de quatre grands panneaux.
Hymans, Les Primitifs français ( Gazette des Beaux- Arts, 1886).
Thierri, originaire de Harlem, dont il conserva le nom
dans l’histoire de l’art et dont le nom patronymique est
Bouts, naquit en 1391, peignit en Hollande, dès 1450
environ, et se fixa à Louvain vers 1450. En 1468, il reçoit
de la ville la commande de la Légende d' O thon III.
Al. Wauters,
Roger Van der Weyden est à Bruxelles en 1435.
L’artiste est nommé peintre ou pourtraiteur de la Ville de
Bruxelles avant le 2 mai 1436.
Wauters.
11 reste en fonctions jusqu’à sa mort, 16 juin 1464. Il est
enterré ainsi que sa femme à Sainte-Gudule. Sa femme
meurt en 1477, âgée de 63 ans.
Après la mort de Roger, le Magistrat de Bruxelles
décida que l’emploi de peintre de la ville serait supprimé.
Gi!de de Saint-Luc de Bruges, année 1467
Jan Cloet mestere.
Jehan Cloët vivait à Bruxelles en 1475.
De Laboede.
Et toi Jehan Hay, ta noble main chôme-t-elle?
Viens voir nature avec Jehan de Paris
Pour lui donner umbraige et esperits.
Pinchart, La Couronne Margaritique . — Lemaire (1503-1504).
Les deux derniers peintres cités dans la Plainte du
Désiré sont Jehan Hay et Jehan de Paris.
La biographie de ces artistes commence à être connue.
Nous pensons avec Renouvier que le premier appartient à
cette famille de peintres du nom de Clouet, que l’on
peut classer parmi les fondateurs de l’école française du
XVI e siècle. Les documents anciens le désignent « sous
son prénom et l’appellent Jehannet, Jehannot, Janet,
Jainet et Jennet»; si l’orthographe de Lemaire s’éloigne
quelque peu de ces formes, il est néanmoins aisé de saisir
sa pensée en lisant Jehanhav en un seul mot.
Le père de celui qui nous occupe ainsi que lui-même
étaient Flamands. Dans une quittance du 4 septembre 1475
pour le paiement de travaux peu importants qu’il exécuta
à l’hôtel ou palais de Charles le Téméraire, à Bruxelles,
il est appelé Jean Cloet et qualifié de peintre, demeurant
en cette ville (').
M. De Laborde, qui a publié ce document, en a recueilli
(‘) De Laborde, Les ducs de Bourgogne ( Les Archives de l’ Art français.)
422
beaucoup d’autres sur les descendants de ce maître et
particulièrement sur son fils Jean ou Jehannet, qui fut le
plus célèbre de tous les Cloet ou Clouet. De l’un de ces
documents, l’éminent écrivain tire la conclusion que le
père de ce dernier artiste se rendit en France, avec son
fils, vers 1480. Nous ne saurions nous ranger à son avis,
et nous sommes en cela d’accord avec MM. E. De Fré-
ville et Salmon. Dans l’acte dont M. De Laborde rap-
porte le texte il n’est nullement fait mention de ce fait, et
il en ressort seulement que François Clouet, en faveur
de qui l’acte en question fut délivré, était le fils « de
feu Jehannet » et que ledict deffunct estoit étranger
et non natif « ni originaire du royaume » de France.
M. M.-F. Villot en a également fait la remarque.
Ce qui paraît contrarier encore l’opinion de M. De La-
borde, c’est la présence du nom de Jean Cloet, à Bruxelles,
où il fait des travaux pour l’Hôtel de ville.
LE TABLEAU DE VAN ORLEY?
Fur nés, »']« relique de îa vraie Croix.
Notes trouvées dans les papiers de M. H. Hymans (‘),
rassemblées pour répondre à une brochure de M.A .-J.
Wauters, qui dit que le tableau de Turin est celui que
Van Orlev a peint pour l’autel de la Sainte Croix à Famés.
Van Mander donne les sujets du triptyque et dit : Van
Orley a peint un triptyque : Le Portement de la Croix, I.e
Crucifiement , La Descente de Croix. Cela ne ressemble
pas au tableau de Turin. On remarquera que sur ce der-
nier toute l’attention est concentrée sur le liquide précieux
que l’on verse dans un calice ou pôle au-dessus d’un reli-
quaire vide, et que le même calice se trouve sur l’autel;
c’est là le sujet du tableau de Turin. Il y a aussi sur l’autel
un reliquaire qui peut être un morceau de la vraie Croix.
La relique de F urnes a deux travées comme la croix de
Lorraine. Ce reliquaire d’argent est toujours déposé sur
l’autel à l’adoration des fidèles. Derrière l’autel est une
vieille tapisserie représentant toute l’histoire de cette
relique (voir les blasons de la chambre de rhétorique avec
toujours la double croix ). Charles le Chauve rap-
porte de Souabe à Térouane, les reliques de sainte Wal-
burge et de ses frères. Baudouin rappelle à Charles la
pieuse demande de Judith, qui à leur départ leur avait
demandé de rapporter les corps de ces saints, pour relever
l’esprit de religion dans les Flandres. Baudouin était con-
vaincu que la religion était la base de l’organisation
sociale, qu’il fallait des prêtres, des emblèmes, des souve-
( l ) Annales de la Société d' Émulation de Bruges, t. VII et VIII.
— 424 —
nirs, des sanctuaires, des choses qui parlent aux yeux. Il
bâtit au milieu de ses bourgs fortifiés de nouvelles églises
et releva celles que les Normands avaient détruites. Il
releva le bourg et l’église de Fûmes. Il la dédia à sainte
Walburge et y amena ses reliques. Robert le Frison
mourut en 1093, laissant pour douaire à sa femme Gertrude
de Saxe la ville et le territoire de Fûmes ('). Elle résida
souvent dans cette ville et prit même le nom de comtesse
de Furnes.
Robert le [eune partit pour la croisade en 1096. Après
avoir remporté plusieurs victoires sur les infidèles, les
croisés s’emparèrent de la ville sainte, 15 juillet 1099. Le
jeune comte de Flandre qu’on nomma Robert de Jérusa-
lem s’était distingué si vaillamment que ses frères d’armes
lui donnèrent le surnom & Epée des Chrétiens, de fils de
saint Georges. Il visita les lieux saints et reçut en don de
l’empereur Alexi et du patriarche de Jérusalem le bras
de Saint Georges et une croix sculptée dans un morceau
assez considérable de la vraie Croix et ayant deux tra-
verses. Un annaliste furnois, Paul Heindervx, raconte le
retour du comte Robert en ces termes : En 1 100, quelques
navires venant de pavs lointains traversaient l’océan Bri-
tannique entre la France et l’Angleterre. A l’approche de
la terre natale, ils furent arrêtés par une horrible tempête.
Les vagues de la mer se soulevaient à une hauteur
effrayante et menaçaient d’engloutir les malheureux navi-
gateurs. Privés de tout espoir dans le secours des hommes,
les nobles voyageurs tournèrent . leurs yeux vers le ciel.
Ces voyageurs, on le devine, étaient le comte Robert et
ses frères d’armes qui revenaient de Palestine.
Cependant l’orage ne paraissait pas devoir se dissiper et
les seigneurs de la suite du comte lui donnèrent comme un
(‘) Mathilde de Portugal, veuve de Philippe d’Alsace, obtint aussi la ville de
Furnes pour douaire. Elle y résida et y tint une cour princière.
moyen extrême le conseil de jeter dans les flots les saintes
reliques qu’il portait avec lui, afin disaient-ils, d’appaiser
le courroux de l’océan. Le souverain, plus sage que ses con-
seillers et mieux inspiré, pensa se rendre plus agréable à
Dieu en faisant solennellement vœu de faire don de la
relique de la Sainte Croix à la première église qui se pré-
senterait à sa vue. Aussitôt la mer se calma et permit à la
flotte dispersée de se rejoindre ; un rayon de soleil traversa
en même temps les nuages et fit découvrir le toit de plomb
de Sainte- Walburge de Fûmes. (Voir la miniature.)
L’illustre croisé, comblé de joie à l'aspect d’une église
flamande, se prosterna et renouvela sa promesse. On pré-
tend que son navire, qui avait selon l’usage de l’époque un
fond plat, aborda sans peine à la côte près de Broersbanck
et que Robert fit appeler près de lui Héribert, prévôt de
Sainte- Walburge, pour transporter solennellement le mor-
ceau de la Sainte Croix à l’église de Sainte- Walburge, où
le comte la déposa lui-même sur l’autel. Il la fit placer dans
un riche reliquaire d’argent soutenu par deux anges sur
l’autel de la confrérie, où elle resta exposée à l’adoration
des fidèles.
Il n’y a pas de doute que ce fut Robert de Jérusalem
qui apporta de Ferre Sainte l’insigne relique de la vraie
Croix conservée à Fûmes. Une inscription murale qui se
voyait jadis à Sainte- Walburge, confirme la tradition.
Rencontre du comte et de sa mère (voir miniature).
Les Belges qui avaient suivi leur comte en Palestine
revinrent avec ce prince dans leur patrie portant des
palmes dans leurs mains et faisant retentir sur leur passage
des hymnes de triomphe. Leur retour fut regardé comme
un miracle, une sorte de résurrection, et provoqua 1 enthou-
siasme partout où ils passaient.
En 1515, ons’adresse, à Bruxelles, au peintre Van Orley
pour un tableau; en 1517, Van Orlev reçoit roo livres
parisis. Le tableau n’était pas encore livré en 1518. Après
— 42Ô —
quatre années d’attente le tableau tant désiré arriva à
Fûmes. La confrérie envoie, à Bruxelles, jean Timmer-
man pour aller chercher le tableau. Il faut convoquer les
experts jurés de la confrérie des peintres bruxellois pour
examiner l’œuvre.
Van Orley et son domestique accompagnent le chariot.
Le peintre avait reçu, à Bruxelles, le 22 mai 1520,
1 f 4 livres parisis en acompte de son travail; arrivé à
Fûmes, il touche le restant des 50 livres de gros, comme
somme totale. Les confrères, eu égard au peu d’aisance du
peintre, le gratifient de 12 livres parisis et donnent à son
aide 40 sols.
Les confrères de la chapelle de Sainte-Croix résolurent,
en 1526, de clore leur chapelle au moyen d’une balustrade
en cuivre. Le soubassement existe encore. A sa partie
supérieure on remarque les places occupées par les balus-
tres. Ce soubassement est divisé en deux compartiments,
séparés entre eux par une colonne. Le premier porte à sa
base l’écu gironné de Flandre ancienne et la date de 1 1 12,
qui est peut-être celle de l’érection de la confrérie. Le
second compartiment représente une rampe ornée de la
croix et du briquet de Bourgogne . Au bas, les armoiries et
le double aigle de Charles-Quint et la devise Plus oultre.
Au bas de la rampe se trouve la date de 1528, celle de
l’exécution de cet ouvrage. La croix à doubles traverses ,
qui est la tonne de la relique de la vraie Croix ( .Zjà), est
répétée quatre fois en relief dans la partie inférieure de
tout le soubassement.
La confrérie ht exécuter, en 1555, une croix en vermeil,
plaquée sur bois, qui servit aux processions. Cet objet d’art
était une croix à doubles traverses , ressemblant à la relique
de forme orientale rapportée par le comte Robert (la croix
de Lorraine).
La relique proprement dite a une longueur de 11 centi-
mètres ; sa traverse inférieure a 6 centimètres de longueur ,
la supérieure en a q. La largeur et F épaisseur de la relique
sont d’environ 11 millimétrés . La croix formant le reli-
quaire mesure une hauteur de 6 ç centimètres ; la traverse
en a g 8 et la largeur 7. Il est probable que cette pièce,
entièrement dorée, fut un don fait par un particulier. Il en
est fait mention dans un inventaire de 1547.
Le pied, nous l’avons déjà dit, fut perdu quand on la
sauva en Hollande. Deux anges prosternés tenaient la
croix; ils étaient placés dans une espèce de tribune hexa-
gonale, à galeries ogivales trilobées, et surmontées d’un
crétage à petites pleurs de lys. Les six anges de ce pied
étaient flanqués de tours dont les bases formaient les pieds
du reliquaire. Il y avait dans les façades des tours les
statuettes de sainte Hélène et d’Héraclius.
Une ancienne bannière appartenant à la confrérie de la
Sainte-Croix représente assez grossièrement ce pied qui fut
exécuté en 1699 et coûta environ 4,000 francs; il pesait
14 livres.
La croix plaquée en argent qui est mentionnée dans
l’inventaire de 1555 était de forme orientale (allemande).
Dans le compte de la confrérie de cette année il est dit :
Une croix en vermeil ainsi confectionnée plaquée sur
bois avec quinze morceaux d’argent provenant d’une cou-
ronne en vermeil. Cette forme de croix se retrouve à Ypres
et dans les Flandres.
La Chapelle de la Saiote=Croix.
Dans des notes écrites par feu M. Breynaert, avant
l’invasion française, en 1792, il est prouvé que la chapelle
de la Sainte-Croix était encore entourée, à cette époque,
de balustrades en cuivre fondu. Voici comment cet écri-
428 —
vain s’exprima; il écrit en flamand : « Cette chapelle est
entourée de colonnettes en cuivre, sous forme de balustres,
placées sur un soubassement de pierre de taille. La porte
d’entrée est sculptée en bois et garnie de balustres en
cuivre qui sont chacun d’une seule pièce et joints à leur
sommet par des ornements entrelacés. Une corniche en
bois de chêne couronne ces balustres et, par-dessus, sont
placés des chandeliers en cuivre fondu.
» Au mur, au côté sud de la chapelle, sont appendus
deux tapis, qui sont si vieux qu’on peut à peine déchiffrer
ce qu’ils représentent. Celui qui est le plus rapproché de
l’autel représente le comte Robert avec sa mère Gertrude
et des personnages de sa cour ; il présente, agenouillé, la
relique de la vraie Croix à sainte Walburge, qui est
représejitée debout tenant, d’une main, la crosse et , de
l'autre, un monastère. Derrière elle, deux religieuses .
Dans le fond, en perspective, un couvent et trois autres
religieuses , des arbres et une ville.
» Sur le second tapis est représenté 1 ’ autel de la Sainte
Croix , que le comte agenouillé vénère avec sa suite. A
gauche, le prévôt et ses chanoines en habit de chœur,
également agenouillés ; les pèlerins adorant la vraie Croix
déposée dans un reliquaire se trouvant sur l’autel.
» De 'temps immémorial, les personnes de distinction
qui assistent à la procession de la Sainte Croix portent de
petits drapeaux triangulaires , de la forme de ceux qu’on
rencontre dans les différents pèlerinages en Belgique. »
Les petits drapeaux de procession.
»
L’église Sainte-Walburge possède deux cuivres gravés,
d’une manière grossière, il est vrai, mais rappelant les
petits drapeaux et les anciens tapis dont M. Breynaert
nous a conservé le souvenir. Ils ne sont qu’une mauvaise
reproduction de meilleures gravures dues au burin du gra-
veur Yprois, Guillaume du Tielt , mort en 1669. Ces dra-
peaux figurent encore à la procession annuelle.
Avant 1792, le tableau de Van Orley existait encore
dans l’église Sainte-Walburge. Il était placé hors de la
chapelle. M. Breynaert en parle en ces termes : « A côté
du portail de l’église est une place carrée. Au mur, du côté
ouest, se trouve un tableau qui a servi autrefois de retable
à l’autel de la Sainte-Croix et qui se fermait au moyen de
volets, ce qui est prouvé par la représentation historique
de l’arrivée de la relique de la Sainte Croix en cette ville,
et de l’autel où elle fut déposée. Ce tableau est peint sur
bois et représente la Sortie de Jésus des portes de Jéru-
salem où sainte Véronique rencontre Jésus. Il repré-
sente aussi Le Crucifiement et la Descente de la Croix. »
Ces données serviront peut-être à faire découvrir ces
tableaux.
Les deux inscriptions qui ont jadis orné le chœur de
/' église : l’une fait connaître l’origine des reliques de sainte
Walburge, de saint Willibald et de saint Winnibald;
l’autre servait à perpétuer la mémoire de l’arrivée du mor-
ceau de la Sainte Croix donné par Robert de Jérusalem.
Balduinus ferrus Flandrie primas cornes
Hujus insignis ecclesie restaurator. et fundator
Condidit in es anno 870 e Germania allatas
Venerandas reliquias beate virginis Walburgis
Hujus civitatis et territorii patrone
Necnon SS. fratrum ejus Willibaldi et Winibaldi
Et ut easa barbarorum incursu
Et sevitia tueretur
Hanc vallo et rnuro circumdedit urbem
Moritur anno 879 et sepultus est Audomari
Orate pro eo.
- 43 °
Robertus junior Flandrie cornes
Dictus Jerosolymitanus
Oppugnata contra Saracenos
Et féliciter expugnata Jerosolima
Redus et terra Sancta anno i too Fumas
Attulit pretiosura et vivifîcum
Sancte Crucis lignum
Clarus bello occubuit 4 a X bris anno I III
Requiescat in pace.
La sainte relique est déposée dans une châsse antique,
morceau précieux d’orfèvrerie en forme de croix gothique,
ornée de pierreries.
En 1580, l’église Sainte -Walburge, à Fûmes, fut
dévastée par les Gueux et devint magasin à fourrage pour
l’armée, etc.
En 1793, les Français enlevèrent le plomb des toitures,
valant environ 80,000 francs. Ils s’emparèrent aussi des
meilleurs tableaux et notamment de celui du maître-autel,
peint par J. Jordaens et représentant fésus au temple au
milieu des docteurs. Ce tableau fut transporté à Mayence.
Les autres tableaux qui disparurent sont : Y Invention de
la Croix, par Quellin; le Retour de I Enfant prodigue, par
Van Heede; une Cène, par Bocquet; la Sainte Famille,
qui se trouve à Saint-Eloi, à Dunkerque. Deux tableaux
représentant des Scènes de la vie de sainte Walburge se
voient à l’église Saint-Jean, à Dunkerque.
Le 18 juin 1794, Chapitre fit vendre à Anvers une
partie de son argenterie. Le 10 novembre 1799, l’église
fut vendue aux enchères, à Bruges, à Augustin-François
Hennisart, secrétaire général de l’Administration centrale
du département de la Lys, pour la somme de 200,000 livres
en bons, soit de 10 livres par mille de la valeur.
Le 14 mai 1800, on commence la démolition de l’église.
Les habitants de Fûmes, pris de douleur, ouvrent une
— 43 1 —
souscription. Les actions étaient de ioo livres. En quelques
heures la souscription était close et l’église rachetée.
Dans Cari Van Mander, par H. Hymans, nous lisons :
« Bernard van Orlev habitait Bruxelles en 1515. 11 v
reçoit la commande de la Confrérie de la Sainte-Croix, de
Fûmes, d’un triptyque représentant : x° le Portement de
la Croix; 2° le Crucifiement ; 3 0 la Descente de Croix. Le
tableau fut achevé en 1520. »
Alexandre Pinchard a fait connaître un épisode drama-
tique de la vie de Bernard Van Orley. Au mois de
mai 1527, il fut compris dans une poursuite intentée à
son pere, sa m'ere, sa femme, son frere Evrard, bourgeois
de Bruxelles, pour cause d’hérésie. Les accusés avaient
assisté au prêche d’un ministre réformé et furent con-
damnés à faire amende honorable sur une estrade érigée à
cette fin dans l’église Sainte-Gudule.
Breynaert. — Avant 1792, le tableau de Van Orley
existait encore dans l’église. Il était placé hors de la cha-
pelle. M. Breynaert en parle en ces termes :
« A côté du portail de l’église est une place carrée. Au
mur, au côté ouest, se trouve un tableau qui a servi de
retable à l’autel de la Sainte-Croix et qui se fermait au
moven de volets, ce qui est prouvé par la représentation
historique de l’arrivée de la relique de la Sainte Croix en
cette ville et de l’autel où elle fut déposée. »
C’est ce que nous voyons sur les petits drapeaux et la
vieille tapisserie tendue derrière l’autel. Le reliquaire
était déposé sur l’autel.
« Ce tableau, dit Breynaert, est peint sur bois et repré-
sente la Sortie de fésus des portes de J èrusalem où sainte
Véronique rencontre Jésus. Il représente aussi le (Cruci-
fiement et la Descente de la Croix . »
Breynaert ne dit pas ce qu’il y a sur les revers. Il semble
que le tableau du milieu doive être la rencontre du Christ
et de sainte Véronique.
Dans les notes de Breynaert il est parlé du tableau
placé au fond du retable de l’autel de la Sainte-Croix.
Il dit « que ce tableau, attribué à Quellin, représentait la
guérison d’une femme malade par l’imposition de la vraie
Croix. Ce tableau aura, dit-il, remplacé le triptyque de Van
Orley, lequel, probablement, était trop petit pour figurer
au milieu de l’autel en style rococo qu’il faudrait faire
disparaître ».
L’église s’enrichit successivement des peintures sui-
vantes : Le Christ dans le temple ait milieu des docteurs ,
par J. Jordaens, une belle composition qui ornait le maître-
autel ; Le Fils Prodigue , par Vigor van Heede, très grand
tableau qui pendait hors de l’entrée du chœur du côté de
la sacristie: L.a Découverte de la Sainte Croix dans la
chapelle de la Sainte-Croix, tableau par Quellin, compre-
nant quatre compartiments représentant : le Retour de
Jérusalem du comte Robert; Y Orage sur mer et la Pro-
messe faite par le prince Rolent de faire présent à l’église
de Sainte- Walburge de la relique rapportée par lui de la
Terre Sainte; La Cène , par Bouquet; le Reniement de
saint Pierre , par Quellin; La Sainte Famille, maintenant
dans l’église de Saint-Eloi, à Dunkerque, et deux épisodes
de la vie de sainte Walburge , aujourd’hui dans l’église
Saint- f eau en la dite ville.
Actuellement l’église Sainte- Walburge possède encore
les peintures suivantes : Le corps dit Christ sur les genoux
de sa mère, attribuée à Fourbus et ornant l’autel de la
Sainte-Croix; L 'adoration des Mages, un vieux tableau
d’un maître inconnu; La décollation des apôtres Jean et
— 433 —
Jacques; La Gène , attribuée à Goltzius. Le panneau cen-
tral d’un triptyque du XVI e siècle représentant le Martyre
de sainte Barbé; d’aucuns attribuent cette œuvre à
L. De Dvster. Un triptyque représentant le Couronnement
de Marie; sur les volets sont figurées les effigies des dona-
teurs et leurs enfants. Un triptyque représentant La nais-
sance du Christ, avec les portraits de deux chanoines, et les
volets représentent la Visitation et l’ Annonciation ; les
revers, Y Annonciation de l’ange Gabriel. Un triptvque
dont le panneau central montre Marie et l’enfant Jésus , et
sur les volets Nicolas de Villenfaigne, doyen du chapitre,
décédé en 1636, son patron saint Nicolas, sainte Wal-
burge et sainte Catherine sur les revers; Saint Guillaume
administrant la sainte Hostie à un soldat mourant, par
Vigor Bouquet; Marie et l’Enfant plaçant la main sur le
globe terrestre, par Van Oost ; La Sainte Famille, par le
même maître.
Van O rle y : « En l’an 1534, Van Orley peignit un
triptyque pour l’église Sainte- Walburge,* lequel fait encore
aujourd’hui l'admiration des amateurs d’art. Il représente
sur les trois panneaux : Le Calvaire , la Découverte de la
Sainte Croix, Sainte Hélène et son fils Constantin .
Lorsqu'en 1734 l’autel de la Sainte-Croix fut renouvelé
des mesures furent prescrites par la fabrique d’église poul-
ie bon entretien de l’œuvre, preuve qu’on sut l’apprécier.
Le Gouvernement belge proposa il y a quelques années, à
l’église, d’échanger cette belle œuvre contre un tableau de
Louis Bourlard, lauréat de l’Académie, qui à cette époque
résidait à Rome (’). L’administration fabricienne fit très
bien, à notre avis, de ne pas accepter cette proposition. »
Histoire de la ville de Fumes, par Frans de Potter, Edmond Ronse
et Pieïer Borre, 1875, p. 270.
I 1 ) Bourlard fut directeur à l'Académie de Mons.
n
A BRUGES, LA CHAPELLE DU SA1NT=SANG
était primitivement la chapelle de la Vraie Croix.
Dans le tableau de Turin , il y a sur l’autel un morceau
de la vraie Croix déposé dans une gaine, et devant se
trouve une fiole ou calice contenant le précieux liquide
que de hauts personnages sont en train de verser dans
ce calice, 'boute l’attention est concentrée sur ce précieux
liquide que versent avec précaution des princes et hauts
dignitaires du clergé et ce dans le calice fermé, pareil à
celui qui est sur l’autel, pour montrer que c’est là le sujet
du tableau.
L’empereur Constantin eut une vision. Lé signe de la
Croix lui apparut dans les nues. Sa vertueuse mère Hélène
eut un ardent désir de retrouver cette relique. Elle fit le
voyage de Jérusalem, et ses efforts furent couronnés de
succès. Or, en 1380, un nommé Nicolas Schouthete, natif
de Dordrecht, en rapporta un morceau très considérable à
Bruges.
Maximilien, prisonnier des Brugeois. Le jour de sa déli-
vrance une procession solennelle parcourut les rues de
Bruges ; on v portait la châsse de saint Donat et la relique
du bois de la vraie Croix de Notre-Dame. Maximilien
sortit de Bruges par la porte Sainte-Croix.
En 1672, on rebâtit à Bruges la Chapelle de la Croix,
celle même où tous les vendredis on expose le saint Sang.
TABLEAU DE TURIN.
— 435
En 1579, nouvelle châsse et indulgence pour ceux qui
visitent le Saint-Sang 1 e j mai , jour de la fête de l’ Inven-
tion de la Croix. Le saint Sang était conservé dans un
coffre en fer enchâssé dans la muraille de l’ancienne
sacristie, dans un pilier qui formait le coin de séparation
entre le chœur et la chapelle de la Croix.
En 1 4 1 1 , à l’occasion de la bulle d'indulgence et d’un
renouvellement de pompe donné à la dévotion de la
relique du saint Sang, on fit d’importants travaux de répa-
ration et d’embellissement. La chapelle supérieure fut
reconstruite au cours du XV e siècle. Elle n’était pas encore
achevée en 1482, mais l’année suivante fut placée la
deuxième verrière représentant Philippe le Beau et sa
femme. La chapelle latérale dite de la Sainte-Croix fut
couronnée d’un clocheton. Cette chapelle fut encore
reconstruite en 1672. Elle était bien délabrée après la
Révolution. En 1636, fut construit l'escalier à l’est de la
chapelle de la Sainte-Croix, à l’usage des magistrats au
XV e siècle. La chapelle du Saint-Sang était devenue une
véritable ruine au temps de la Révolution française.
Restauration en 1819. Objets d’art. Voile en dentelle
représentant la relique du saint Sang, 1684. Tableau du
XV e siècle acheté à Gand en 1859 représentant le Cruci-
fiement, etc.
La chapelle Sainte-Croix, six sculptures représentant les
scènes de la passion, XVIII e siècle. Triptyque : Portement
de la Croix, Crucifiement, Résurrection, du commence-
ment du XVI e siècle. Triptyque : La Déposition du Christ
par Gérard David. Deux volets représentant la confrérie
du Saint-Sang par Pourbus.
Duclos, voir p. 454.
— 43 6 —
A Notre-Dame. — Le collatéral extérieur septentrio-
nal, dit nef de la Sainte-Croix , date de vers 1344-1360.
La chapelle de la Sainte-Croix érigée en 1473 aux frais
de Wautier-Utenhove. La fenêtre orientale, quoique
murée, retient encore son réseau. Contre le mur du côté
sud se trouvent dix tableaux 1632 à 1634, représentant
l’histoire d’une relique de la vraie Croix apportée de
Terre Sainte à la fin du XIV e siècle par Nicolas Schou-
ti-ieeten, en 1380, etc.
Relique du saint Sang. — Les disciples qui enseve-
lirent le Christ recueillirent le sang qui couvrait son corps
et le conservèrent à Jérusalem. Le comte de Flandre
Thierry d'Alsace reçut du patriarche et du roi de Jérusalem
quelques parcelles du sang coagulé comme prix de la bra-
voure dont il avait fait preuve au cours de la seconde
croisade entreprise en 1147. Thierrv d’Alsace revint à
Bruges, en 1149, accompagné de Léonins, abbé mitré de
Saint-Bertin et le constitua le gardien de son précieux
trésor; il en fit don à sa chère ville de Bruges. La relique
est encore conservée dans la fiole dans laquelle le patriarche
de Jérusalem la déposa. Tous les vendredis le saint Sang
devenait liquide et bouillonnait comme de nos jours encore
le sang de saint Janvier à Naples. Le cylindre primitif qui
renfermait la fiole fut remplacé par un tube en cristal, en
1332, et l’on substitua un autre tube à ce dernier en 1388.
Deux couronnes d’or étaient aux extrémités. C’est en 1380
que Nicolas Schoutheeten rapporte la relique de la Croix.
Del aborde. — Martin l’Ymagier (Martin den Beelde-
maker) est chargé de faire le reliquaire ou l’on déposera
le saint Sang jadis rapporté de Palestine par Thierry
d’Alsace.
La grande châsse, dans laquelle on dépose le cylindre,
est de Jean Crabhe, qui v travailla quatre ans (1614-1617).
A
— 437 —
Sa hauteur est de i mètre 29 centimètres et sa largeur de
61 centimètres.
A Saint-Sauveur : chapelle de la Sainte-Croix.
A Notre-Dame : la chapelle de la Sainte-Croix ( 1473).
Série de dix tableaux représentant l'histoire de la relique
de la vraie Croix, par Wautier-Utenhove, peints par
Pierre de Brune (1632-1634). Série de dix tableaux de
la Passion , par Jean-Antoine Garemyn (1775-1777).
D uct .os.
Dans le tableau de Turin, il v a un morceau de la vraie
Croix sur l’autel et aussi une fiole dans laquelle se trouve
un liquide. La même fiole est l’objet principal du tableau
de Turin; toute l’attention est concentrée sur ce point
où le principal personnage verse un liquide.
Est-ce le saint Sang?
"Fout le monde connaît la procession du Saint-Sang , où
l'on voit représentée l’arrivée de cette précieuse relique.
Duci.os, Bruges {Reliques dti saint Sang et de la vraie Croix).
La porte Sainte-Croix, magnifique spécimen d’architec-
ture militaire, construite en 1366. 11 reste à peine la moi-
tié de la construction primitive. Toute la partie au delà de
l’eau a disparu ainsi que les ponts-levis, la herse et les cou-
ronnements et flèches des tours. Voir la carte de Marc
Gheraets, reproduite par Armand Heins de Gand.) Les
tours longeaient le remparts à droite de la porte.
En 1578, le magistrat de la ville fit raser tous les bâti-
ments dans le rayon de 2,000 pieds autour de l’enceinte
extérieure de la ville. Alors tombèrent les églises parois-
43 §
siales de Saint-Bavon, Sainte-Catherine et Sainte-Croix
(hors la porte Sainte-Croix) et de superbes châteaux.
A la Poterie : On voit dans ce couvent deux panneaux.
La Légende de la vraie Croix, vers 1450, provenant des
Boggards.
Eglise Saint- Basile ('). — Sur le burg attenant à l’hôtel
de ville, du côté ouest, se trouvent deux églises superpo-
sées. L’église intérieure fut fondée par Thierry d’Alsace
et Svbille d’Anjou et consacrée par l’évêque de Tournai
en 1150. Ils v installèrent quatre chapelains pour desservir
l’église.
La date de l’église supérieure n’est pas connue.
Les sept vitraux peints, anciens, furent vendus il v a
environ cinquante ans par le bourgmestre de la ville, à
raison de 14 francs pièce. Le brocanteur les revendit
à 12 livres sterling pièce (300 francs . Ils représentaient
Philippe le Hardi et Marguerite de Maele, 1483; jean
sans Peur et Marguerite de Bavière, 149b; Philippe
l’Asseuré et Élisabeth de Portugal, vers 1500; Charles le
Téméraire et Isabelle de Bourbon ; Maximilien et Marie
de Bourgogne ; Philippe le Beau et Jeanne d’Aragon ;
Charles-Quint et Isabelle de Portugal, 1544, par Pierre
Doppere. La Déposition de la ('roix avec les armoiries
des membres de la confrérie du Saint-Sang , en 154 / , par
Pierre Doppere.
(V) James Weale, Bruges, 1875.
— 439 —
Duci, os. — Dès son origine, la chapelle de Saint-Basile
ou Saint-Sang doit avoir été construite à deux étages. Le
grand escalier en colimaçon, aujourd’hui hors d’usage, à
l’angle sud-ouest, le prouve à suffisance. Les arcades entre
la nef et la chapelle de la Sainte-Croix, à l’étage supérieur,
appartiennent au XI L siècle. Plus tard, la relique de la
sainte Croix fut déposée à Notre-Dame.
M. A.- J. Wauters a écrit une brochure pour dire que le
tableau de Turin était celui de Fûmes. Or, dans l’ouvrage
cité par M. Hvmans et repris par M. Wauters, il se trouve
la preuve que ce tableau ne peut être celui de Furnes.
D’après les notes trouvées dans les papiers de M.Hymans,
il a plutôt l’air de représenter l’arrivée du saint Sang
à Bruges.
TABLE DES MATIERES
Pages.
Chapitre sur l’Art flamand et hollandais au XVII® siecle 3
L'Art belge moderne au XIX e siècle 103
Table des chapitres 1H
Du Portrait (Discours prononce a la séance academique, 1891) .... 351
La Tradition en Art au contact de l’Evolution scientifique moderne
(Discours prononcé à la séance académique, 1909) 376
Hercule Seghers 379
APPENDICE
Quelques noies de M. Hymans sur les primitifs.
Saint Nicolas du Musée de Dublin . 391
Charles le Bon. — Le Bourg. — L’église de Saini-Donat a Bruges . . . 392
Le Palais de Justice. — Description de Bruges 394
Légende du Bienheureux Charles le Bon. . 395
Le Precke, tableau du Musée du Louvre (école flamande). ...... 397
Jeanne et Wenceslas. 400
L’Hôpital des Douze- Apôtres 401
La date des tours de Sainte-Gudule; l’escalier 399
Les Costumes. — La Coiffure du temps ... . 404
Tableau du Louvre. - Quel est le sujet? — Le vol des hosties ?... 405
Est-ce le Mystique Jean de Ruysbroeck? . ... 407
Est-ce Saint Bonifacci 408
Quels sont les peintres ? 410
Jean Van Hasselt, Jean Coene, Melchior Broederlam, Jean Van
Woluwe . . 410
Antoine 412
Jean Van Eyck, Lambert Van Heck 413
Jean Coustain 414
11 iS*
— 442 —
Pages.
Portrait de Charles le Téméraire et la Gilde de Saint-Sébastien de Linke-
beek 417
Gilde de Saint-Luc de Bruges, année 1467 . 421
Jean Cloët, peintre 421
La relique de la Sainte Croix à Fûmes .IjZ, . 423
Le tableau de Van Orley? 423
Chapelle de la Sainte-Croix 427
Vieilles tapisseries. — Les petits drapeaux de procession 428
Vente de l’église en 1794 430
Description du tableau de la Sainte Croix, par Van Mander, et du
tableau par Reynaert en 1792 431
Van Orley peint un triptyque pour Sainte-Walburge en 1531 . . . 433
A Bruges, la chapelle du Saint-Sang qui était primitivement la chapelle
de la Vraie Croix 434
Relique du Saint-Sang 436
L’église Saint-Basile . 438
Brochure de M. A -J. Wauters, pour dire que le tableau du Musée
de Turin était celui de Fûmes
430
TABLE DES NOMS D’ARTISTES
CONTENUS DANS
« L’ART BELGE MODERNE AU XIX e SIÈCLE »
Achenbach (A.), peint., 191.
Adriaenssens (Alexander), 100.
Agneesens (Ed.), peint., 244, 280.
Aguilar (Pierre), 7.
Albert (Charles), 342.
Antigna (A.), peint., 472.
Antony ((.), peint., 290
Artan, 211, 254, 341.
Assche (B. Van), 191.
Asselberg (A.), 302.
Baeckelmans (L.), 340.
Baertsoen (Alb.), 317.
Bakhuysen (Ludolf), 99.
Balat (Alph ), 200. 337, 340, 342.
Balen (Henri Van), 27.
Barge, 320.
Baron (Théod.), 268.
Bastien (Alfr.), 317, 318.
Bastien-Le Page, 169.
Baugniet (Ch.), 269, 293, 368. 370.
Bay (J. -B.), 135.
Becker (K.), 275.
Beer (Joost de), 49.
Beers (j. Van), 295-296, 275.
Begas, 196-201.
Bellange, 368-370.
Bendemann (G.), 184, 187 196,202,230.
Berchem (Claes-Pieters), 93, 100.
Berchem (Nicolas), 77.
Bethune (Jean), 232.
Beuckelaer (Joachim), 99.
Beyaert (H.-B.), 223, 288.
Beyeren (Abraham Van), 100
Biefve (Ed. de), 156, 158-159.
Bièvre (M ile ), 314.
Biset (Emmanuel), 44.
Blanc-Garin, 311.
Block (Eug. de), 125, 172.
Bloemaert (Abraham), 49.
Bois (Paul Du), 331.
Bol (Ferdinand), 74.
Bolswert (Van), 20.
Bonheur (Rosa), 203
Bonington (J. -P.) 267.
Borch (Ter), 81.
Bosse (Abraham), 216-
Bossuet, 202, 206, 219, 243.
Both (Jean), 50.
Boulenger (Hippo.), 256, 265-268.
Boure (Félix), 254, 321, 333.
Bourè (Paul), 176, 178.
Bourla (J. -B.), 180.
Bouvier, 258.
Braecke (Pierre), 319, 332.
Braeckeleer (Ferd. de). 149-150, 172,
187.
Braeckeleer (Henri de), 214, 257-260,
262, 280.
Bray (Jean^de), 101 .
Brée (M. Van), 123, 129-132, 134, 149,
156, 221, 286.
Brestner (G.-H.), 311.
Breton (J.), 203,273-274.
-- 444
Breughel (Jean), 38, 99.
Breughel (P.), 248, 309
Brion, 203.
Brouwer (Adrien), 40, 00, 02.
Brown, 202
Burne-Jones, 305.
Buysse, 317
Calame (A.), 191
Calloigne (J. -R.), 141, 128, 134.
Camp (C. Van), 251.
Campana (P.) (Kempeneer), 320.
Camphuysen (Raphaël) 89.
Camuccmi, 152.
Canneel (J. -T.), 290.
Capellen (Jean Van de), 97, 98.
Carrier- Belleuse (A.), 338.
Carstens (J.), 197.
Cassiers (H.), 310.
Cavalier (P.-J.), 320.
Cels (C.), 128.
Censerie (de la), 344.
Cermak (J.), 223, 327.
Charles (Albert), 342.
Charlet (A.-C.), 308, 370
Charlier (G.), 332.
Chaudet (A.-D.), 134.
Claus (Ém.), 299.
Clays (P-J.), 200, 223.
Cleynhem (C.), 290
Cluysenaar (André), 227.
Cluysenaar (Alfred), 230. 275, 277-279,
304, 337, 341.
Cluysenaar (J. -P.), 181-182, 270, 289.
Cock (César de), 269.
Cock (Xav. de), 269.
Coeberger (Wenceslas), 6.
Coene (F. de), 220.
Cogniet (Léon), 137, 109, 201, 270.
Cogghe (Renée), 113.
Collart (Marie), 263.
Compte (Calix).
Constable (J ), 270.
Coosemans (J.), 268.
Coques (Gonzales), 46.
Cormon (F.), 244.
Cornélius (Corneille), 49, 53, 56.
Cornélius (P.), 197, 202, 230.
Corot, 275, 302.
Coster (Charles de), 213, 227, 296.
Courbet, 187, 194, 211, 224, 220, 209,
388.
Courtens (Fr.), 208, 269, 299, 301, 302,
315.
Couture, 217.
Cracco, 307.
Craesbeck (Joost Van), 40.
Cranach (L.), 207, 248.
Crâne, 345.
Curte, 222, 335, 344.
Cuyp (Albert), 50, 90, 94.
Damesme, 111, 134.
Dansa'ert (L.), 269.
Dargonne, 122.
Danse, 169.
David, 123, 128 131, 134-136, 142. 147,
364, 365.
Decaisne (H.), 125, 133, 140, 141, 148.
154, 204.
Decamps, 2l9, 308.
Defrance (Leonard), 120, 121.
Defreger (F.), 302.
Degreef, 281 .
Degroot, 378.
De la Censerie, 344.
Delacroix, 194, 202, 217, 308.
Delaroche (P.), 145, 148
Delaunois, 316.
Delville, 300, 3u7, 308.
Denduyts, 317.
Dens, 335.
Deveria, 157.
Devigne, 203, 273.
Dewez, 118.
Diaz, 275.
Diday, 191.
Dillens (Ad.), 213, 223.
D. liens (Julien), 206, 324, 327, 333. 338.
Dipenbeck (Abraham), 33.
Donatello, 330.
Donny, 133.
Dou (Gerrit), 74, 79.
Dübbels (Henricki, 97.
— 445
Dubois (Louis), 211, 224, 254 255, 268.
Dubois (Paul), 331 .
Dubufe (Guill.), 382.
Ducarron (J.), 191.
Duchastel (François). 44.
Dujardin (Charles), 93.
Dumont (J. -J.), 337.
Dumont, 337.
Dürer (Alb.), 207, 208.
Ourlet, 178.
Dvck (Ant. Van), 129, 137, 356, 361, 362.
Dyck (Philippe Van). 102.
Dvckmans (.los.), 172, 173, 191, 226.
Eeckhout (Gerbrand Vanden), 74.
Elsheimer (Adam), 89.
Ensor (J.), 311 .
Evenepoel (H.), 311, 312.
Everdingen (Allart Van). 91.
Eycken (J. -B. Van), 168, 169, 199, 200,
211 .
Evck (Les frères Van), 351 .
Fabricius, 74, 82.
Faid’herbe (Lucas), 4, 5. 7.
Fassin, 121.
Fildes Luke,248-
Flandrin (H.), 242.
FUnk (Govaert) 74.
Fions (Frans), 49.
Fleury (Robert), 167.
Fontaine (P.-L.), 133.
Fourmois (Théo), 173,191,206,223,264.
Fraikin, 179, 181,337
Franck, 169.
Francken (Jérôme), 50.
Francquart (Jacques), 4.
François, 125.
Frédéric (Léon), 244, 293, 294, 307.
Frèminet (Sophie, femme de Rude),
132.
Führich (J.), 187.
Fyt (Jean), 100.269.
Gainsbourourgh, 270.
Gallait, 128, 140, 146. 148, 150, 156, 158,
159, 167, 180, 187, 189, 200-206, 220,
237, 286, 288, 332.
Gaspard (Jules), 333.
Gaume (Henri), 246.
Gautier, 207.
Gebhard (Jos), 275.
Geefs (G.), 141, 142, 143. 150, 176, 181,
286. 329.
Geel (J.-L Van), 128, 134.
Geerts, 112, 178.
Gelder (Aert de), 74.
Geets ( W ybrand de) 50, 290
Geinaert (J.-L.), 133.
Gérard (Jos.), 199.
Géricault (J.-L.), 160, 215, 368.
Gérome, 284.
Gillemans (J. -P.), 100.
Gilsoul (Mad.), 314.
Gilsoul (Victor), 314, 315.
Glauber (Jean), 88.
Gleyre, 283.
Godecharle, 118, 125, 306. 329.
Goes (Hugo Van der), 279.
Gogh (Vincent Van). 311.
Goldzius (Henri), 49, 52.
Goya (F.), 200, 381.
Goyen (Van), 89.
Granet (F.), 282.
Gregorius, 128.
Grevedon, 157.
Groot (Guil. de), 320, 323, 324, 338.
Gros (Le), 294.
Groux (Charles de), 169. 171. 172, 195,
"J06, 209, 211, 218, 222 à 227, 238 à
240, 248, 249, 251, 254. 292.
Guérin, 123.
Guffens, 229. 234, 238, 277. 290.
Guimard, 118.
Guttenberg, 121.
Haert (H. Van der), 185, 274, 370.
Hais (Dirck), 58.
Hais (F.), 35, 52, 53, 354, 361 , 363, 38 1 .
Hamesse, 268.
Hamman, 168, 204, 217, 269.
Hankar (Paul), 346.
Hanselaere (P -J. Van), 111, 128. 130.
Hart, grav de médailles, 182.
Hasenclever (J. P.), 201.
Hecht (H. Van der), 268, 281.
— 44 ^ -
Heda (Willem Claez), 100.
Helst (Vander), 95.
Rendrickx (H.), 223, 290.
Hennebicq, 244, 281, 283.
Hennequin (P. -A.), 140.
Hens (Fr.), 314.
Hermans (C.), 283, 284.
Herreyns, 103. 127,129, 132.
Heymans, 302.
Hobbema (Meindert), 92.
Hogarth, 102.
Holbein, 207, 227, 248.
Hondecoeter (Melchior), 101.
Honthorst (Gérard), 30.
Hooch (Pieter de), 81, 190.
Horenbaut, 317.
Horta, 335. 346
Houbraken, 379.
Houdon, 128.
Hove (E. Van), 269, 290,
Hove (Victor Van), 219, 269, 320.
Huberti, 254, 255, 302.
Hubner, 196. 201, 202.
Huyssens (Pierre), 7.
Hytnans (Le portrait), 351.
Iasabey (Eug.), 190.
Ingres, 137, 368.
Israëls (Jos.), 192, 203.
Jacob (Jacob), 173.
Jacquand, 158.
Jarnaer, archit., 320, 343.
Janlet, 337, 338.
Jans, 1 13, 283.
Janssens, 335.
Jardin (Charles du), 77.
Jonghe (Gust. de), 211, 217, 243, 269.
Jonghe (J. -B. de), 191.
Jordaens, 129, 269, 357.
Kalckreuth (S. von), 191.
Kaulbach (W. von), 197, 230.
Kessels (M.), 134.
Ketel (Corneille), 53.
Keyser (Nicaise de), 149, 150, 154, 156,
168, 187, 204. 206 220, 221, 228, 235,
286.
I Keyzer (Thomas de), 63.
j KhnopfF (Fernand), 305, 306.
J Kindermans (J.), 173.
| King (Thomas Harper),
Kleuze (G. von), 180.
Knaus (L.), 203, 275.
Knupfer (Nicolas), 85.
i Knyff (Alf. de), 217, 269.
Kochler (C ), 196.
Kœller, 196.
Kuytenbrouwer (Martin), 191.
La Censerie (L. de), 342.
Laer (Pierre de), 93.
Laermans, 309
Lagae (Jules), 333.
Lagaye (Vict.), 199, 223, 277, 290.
Lairesse (Gérard), 88.
Lalaing (Jacques de), 244, 277. 304,
328, 329.
Lambeaux (Jef), 332, 333.
Lambrichs (Edm.), 254.
I Lamorinière (Fr.), 203, 263, 264.
Laan (D.-J. Van der), 83.
| Larock. 298.
j Lastman (Pierre), 63.
i Lauters (Paul), 222.
Lawrence (Sir), 270.
Leempoels (Jef). 309.
Leemputten (Fr. van), 301.
Legros (Alph.), 294.
Leighton (Fred), 304.
Lemayeur. 314.
; Lembach (J.), 303.
Lens (André), 117, 119, 123, 136. 142.
Lens (Cornelis), 103.
Le Page (Bastien), 295.
Lérius (J. Van), 191, 231.
Lessing (K. -F.), 230.
Lethière (G.', 129.
Lévêque, 307, 308, 309.
Leys, 149, 150, 164, 190, 206, 212, 214,
219, 224, 232, 234, 236. 239, 242, 247,
251, 263, 288, 290, 292.
Leyster (Judith), 9.
Licot, 244.
Lies (Joseph), 173, 192, 206, 214.
! Lion (P.-J.), 117.
— 447 —
Lippi (Filippo), 135.
Lorrain (Claude), 94.
Luyten (Henri), 596, 598.
Lybaert (T.), 290.
Madou (J. -B.), 125, 150, 451, 182, 190,
206, 242, 223, 238, 368.
Madox (Ferd.), 202.
Maes (Nicolas). 74, 82, 88.
Magnus, 202.
Manet, 284, 31 1 .
Marinus (Fréd.), 44, 173.
Maris (W.), 275.
Martin (John), 202.
Meissonier, 44, 201.
Mellery, 307.
Mengs, 123.
Menzel, 246.
Mertens (Ch.), 293, 298.
Mesdag (W.), 275.
Metzu (Gabriel), 79.
Meulen (Adam-François Van der), 43.
Meunier (Const.), 180, 211, 223, 227,
241, 254, 255.
Meunier (J .-B.), 254, 316, 320. 322,
325, 326, 328, 332.
Meyerheim (J. -G.), 275.
Meyers (J.), 302.
Michel-Ange, 321.
Miense (Jean), 58.
Mieris (Frans), 79.
Mieris (W.), 172.
Mignon (Léon), 322, 323.
Milais, 202, 260.
Millet (J.-F.), 469, 240, 249.
Minne (Georges), 333.
Mittis, 285.
Moer (J .-B. Van), 203, 206, 219.
Moeyaert (Nicolas), 63.
Molenaer (Jean), 58.
Mois (R.), 269.
Molyn (Pierre), 89.
Montald, 307.
Montanez (Martines), 326.
Montigny (Jules:, 268.
Montoyer (P. J.), 448.
Moor (Carel). 80
Moreau iGust.), 306.
Moro (Antonio), 248.
Morris (W.), 345.
Motte, 307.
Mytens (Daniel), 27.
Navez (F. -J.), 425, 130, 136. 138, 140,
155, 164, 467, 174, 172, 484, 187. 494,
204, 206, 220, 221, 250, 272.
Neer (Aert Van der), 93.
Netscher (Gasp.), 20H.
Noël (Paul). 133.
Nollekens (Jos.), 118.
Noort (Adam Van), 34.
Noort iVan), 12.
Noterman (Emm.). 264.
Noyen (Jacques Van), 6.
Odevaere (J.-D.), 103, 128, 130, 134,
133, 136, 156
Oiï'el (G. Van), 307.
Ommeganck (B. -P.), 119, 422, 127.
Oonts, 290.
Oosterwyck (Marie Van), 100.
Ostade, 40, 59, 60.
Ouderaa (P. Vander), 290.
Overbeek (J.)., 197, 221, 242
Overstraeten (L. Van), 181.
üverstraeten (Lucas Van), 181.
Oyens (David), 244, 281.
Oyens (Pierre), 244, 281.
Paeltnck (Jos.), 128, 430, 132, 137, 156.
Palembrugh (Corneille), 50.
Palissy, 265.
Pauwels (Ferd.', 227, 228, 238, 240.
274.
Pecher (Jules), 269, 270.
Peeters (Clara), 100.
Percier, 133, 217.
Pickenoy (Nicolas), 76.
Piéron (Gustave), 269.
Pieron, 203, 269.
Planckfeldt, 208.
Poelaert, 223, 339, 340.
Portaels (J ), 169, 494, 199, 223, 243,
278, 281, 304, 308.
Post (Pierre), 8.
Poucke (L. Van), 119.
448 —
Potter (Paul), 95.
Pratere (E. de\ 174.
Préant, 320.
Pugin i Welby), 232, 233.
Quetelet, 182.
Quertenmont (A. -B. de), 120.
Quinaux (Jos.), 173, 223.
Raffaëli, 312, 313.
Raffet, 368, 370.
Redon, 311.
Rembrandt, 190, 378.
Rethel (Alf.), 373.
Reynolds (Josne), 270, 381.
Riegel, 235.
Rigaud (Hyacinte), 102.
Robbe (Louis), 174, 206, 218, 223, 261.
Robbia (Luca délia), 325.
Robert (Alexandre), 169, 215, 223.
Robert (Fleury), 167, 201.
Robert (Léopold), 164.
Robie, 206.
Rochussen, 202.
Rodin (Aug.), 240. 328.
Roelandt (Louis), 133.
Roelofs (W.), 174, 191, 218. 261 .
Roffiaen (F.), 112, 173,
Roget, 134.
Ronner (Alice), 314.
Ronner (Henriette), 224.
Rops, 211, 222, 223, 253, 254.
Roqueplan (Cam.), 201.
Rosen (C te Georges Van), 236.
Rosseels (Jac), 302.
Rousseau (T.), 275.
Rousseau (Victor), 307, 332.
Rubens, 129, 137, 142, 143, 150, 152,
195, 223, 354, 358, 366
Rudder (Isidore de), 319, 331.
Rude (J. -B.), 133, 134, 219, 321.
Rude (Femme Fréminet Sophie), 133.
Rurhtiel (Jos.), 128.
Ruysdael (Jacob), 90.
Ruysdael (Salomon Van), 90.
Ryckaert (David), 44.
Rysselberghe (Théo Van), 313.
Saintenoy (P.), 344.
Samuel (Charles), 33, 319.
Samyn (Adolphe), 278.
Scayes, 336.
Schadde (Jos.), 227 , 289, 342.
Schadone (J.-W.), 195, 202, 273.
Scheemackers (P.), 118.
Scheffer (Ary), 142, 147.
Schnetz(L), 137, 202.
Schnorr (Ii, 197.
Schorel (Jeanj, 49.
Schreyer, 275.
Schubert (I.), 368, 370.
Schwindt (M. von), 230.
Sébastien, 6.
Seghers (Hercules), 378.
Simonau (Gust.), 223.
Simonis (Eug.j, 178, 243, 286, 320, 337.
Slingeneyer, 160, 196, 206, 238.
Smits (Eug.), 283.
Smits (Jakob), 303.
Snajrers (Pierre), 45.
Snyderhof, 41 .
Snyders (Franz), 20, 99.
Sooers (Ant.), 320.
Soutman (Pierre), 33.
Specakaert (Léop.), 224.
Stapleaux (M.), 133.
Stappen (G. Van der), 244, 321, 323,
324, 332.
Steen (J.), 85, 149.
Steffeck (K.), 196.
Steinle (G.), 187, 196, 230.
Stevens (Alf.), 190, 195, 203, 206, 211,
2(6,217, 223, 245 à 247, 269, 288. 313.
Stevens Art.), 175, 190, 216.
Stevens (Gust. -Max). 307.
Stevens (Joseph). 175, 191 , 201,262. 300
Stobbaerts (J.), 204. 264.
Straeten (Ch. Van der), 133.
Stroobant (Franç.), 223.
Struys (Alex.), 292. 293, 294.
Suttermans (Justus), 37.
Suvée (J.-B.), 119.
Suys (Léon), 128, 133, 180, 222, 338.
Suys (T. -J.), 138.
Swanenburg (Jacob Van), 63.
— 449 —
Swerts et Guftens, 229, 234, 238, 277,
290.
Tadema (Alma), 224. 246.
Taeye (Louis de), 277.
Tassaert (J. -P.), 275.
Tassaert (Oct.), 118.
d eniers (David), ï 03.
Terborch (G.), 206.
Thomas (Alex.;, 215.
Thorwaldsen (B.), 135.
Thulden (Van), 23.
Titien, 28, 29.
'J'oefaert (Alb.), 317.
Toulmonche, 246.
Trémerie (Carlos;, 317.
Troost (Cornélis), 102.
Trutat, 280.
Uden (Lucas), 20.
Uhde(Van), 291.
Utrecht (Adrien Van), 100.
Valke (Van de 1 , 53.
Vanaise (G.), 294, 295
Van de Velde (Esaias), 89, 98.
Van De Velde (Willem), 97.
Vander Velde (Adrien), 77. 96.
Vander Straeten (Ch.), 133.
Vanvitelli (L.), 118.
Vautier (Benj.), 246, 275.
Veen (Van), 11.
Velasquez, 381.
Velde (Vande), 345, 346, 368.
Ventus(Otto), 10, 12, 49, 50.
Verboeckhoven (G ), 140, 142, 154, 174,
176. 180, 182, 218. 220, 261, 262. 286.
Verbrugghe, 283.
Verhaeren (Alph.), 314.
Verhaert (P.), 296.
Verhas (Jean et François), 285.
Verheyden (Isidore), 244.
Verlat (Ch.), 206, 217, 269, 270, 291,
292.
Vermeer (J.), 82, 203.
Vernet (Horace), 174, 202, 220.
Veronèse (Paul), 28.
Verschaffelt (P ), 118.
Verstraeten (Théo), 299 302
Verwée, 174, 224, 254. 260, 262, 264.
Verwée (P. -Louis), 174.
Vésale, 168, 176.
Vict, 196.
Victor (Jacomo), 102.
Vieillevoye (B.). 161.
Vigne (Félix de , 333,
Vigne (Paul de), 321, 322, 324.
Vinck (Frans), 290.
Vinçotte (Th.), 319, 329
Visscher, 41.
Vlieger (Simon de), 97.
Volterre (Daniel de), 17.
Voort (Van der), 53.
Vos (Corneille de), 272.
Vos (Paul de), 269.
Vosterman (Lucas), 20. 27.
Voysarie (de), 80.
Vreese (God. de), 332.
Vriend (Alb. de), 290,291.
Vriend (Julien de), 290.
Vries (Adrien de), 330.
I Wagemans, 317, 318.
j Walker (Fred). 258.
j Wanter, 174.
; Wappers (Gust.;, 138, 139, 140, 142.
! 143, 144, 150, 154, 156, 167. 204,
206.
Watts, 304. 327.
Wauters (Émile), 244, 277, 278, 279.
300, 313.
Wautier, 246.
Weenix (Giov.-Battista), 101.
Welby (Pugin), 231.
Whistler, 313.
Wiertz, 132, 141, 152, 154, 159. 160,
165, 194, 198, 200, 206, 217, 220, 227,
272.
Wildens (Jan), 20.
Willems (F.), 173,190.
Wilkie, 381.
Willaert (J.), 313, 317.
Willems (Fl.), 173, 190, 203, 206. 216.
245, 246, 269.
— 450 —
Winne (Liévin de), 272, 273, 274, 287
Winterhalter (F.-X.), 169, 216.
Wouverman (Philippe), 96.
Woverius, 25.
Wynant (Janssens), 337.
Xanten (Jean Van), 8.
Ysendvck (Jules Van), 289, 343.
Zassaert, 172.
Zeghers (Hercules) 378, 379, 380.
Zinner, 118.
Zuccaro (Frédéric), 11.
Zurbaran (F.), 273.
TABLE DES PLANCHES
Rubens : La Princesse de Condé 11
Van Dyck : Le Comte de Croy (Musée de Munich) 26
Rembrandt (Musée de Brunswick) 6“2
Fragment du Jugement dernier (Musée de l'Hôtel-Dieu de Beaurne) . . 391
Saint Nicolas (Musée de Dublin) . 391
Charles le Bon distribuant des aumônes, avant son assassinat, dans l'église
Saint-Donat 392
Un Prêche (Musée du Louvre). 396
Jean sans Peur (collection du comte Limbourg-Stirum) 404
Philippe le Bon (Musee de Madrid) 404
Charles le Téméraire (Musée de Bruxelles) ....... 417
Tableau de Turin . 433